HÉSIODE
LA THÉOGONIE
Commençons (1)
par invoquer les Muses de l'Hélicon (2), les Muses qui,
habitant cette grande et céleste montagne, dansent d'un pas léger autour de la
noire fontaine et de l'autel du puissant fils de Saturne, et baignant leurs
membres délicats dans les ondes du Permesse, de l'Hippocrène et du divin Olmius, forment sur la plus haute cime de
l'Hélicon des choeurs admirables et
gracieux. Lorsque le sol a frémi sous leurs pieds bondissants, dans leur pieuse
ardeur, enveloppées d'un épais nuage, elles se promènent durant la nuit (3)
et font entendre leur belle voix en célébrant Jupiter armé de l'égide,
l'auguste Junon d'Argos, qui marche avec des brodequins d'or, la fille de Jupiter, Minerve aux yeux bleus, Phébus-Apollon (4), Diane
chasseresse, Neptune, qui entoure et ébranle la terre, la vénérable Thémis (5),
Vénus à la paupière noire, Hébé à la couronne d'or, la belle Dioné, l'Aurore (6), le grand
Soleil, la Lune splendide, Latone,
Japet, l’astucieux Saturne, la Terre, le vaste Océan et la Nuit ténébreuse
(7), enfin la race sacrée de tous les autres dieux immortels.
Jadis elles enseignèrent à Hésiode (8) d'harmonieux accords,
tandis qu'il faisait paître ses agneaux au pied du céleste Hélicon. Ces
Muses de l'Olympe, ces filles de Jupiter, maître de l'égide, m'adressèrent ce
langage pour la première fois :
"Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez
que pour l'intempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables
à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est
notre désir."
Ainsi parlèrent les éloquentes filles du grand Jupiter, et elles me remirent
pour sceptre un rameau de vert laurier superbe à cueillir ; puis, m'inspirant
un divin langage pour me faire chanter le passé et l'avenir, elles
m'ordonnèrent de célébrer l'origine des bienheureux Immortels et de les
choisir toujours elles-mêmes pour objet de mes premiers et de mes derniers
chants (9). Mais pourquoi m'arrêter ainsi autour du chêne ou
du rocher (10) ?
Célébrons d'abord les Muses qui, dans l’Olympe, charment la grande âme de
Jupiter et marient leurs accords en chantant les choses passées, présentes et
futures (11). Leur voix infatigable coule de leur bouche en doux
accents
(12), et
cette harmonie enchanteresse, au loin répandue, fait sourire (13) le palais de
leur père qui lance la foudre. On entend résonner la cime de l’Olympe
neigeux (14), demeure des Immortels. D'abord, épanchant leur voix divine, elles
rappellent l'auguste origine des dieux engendrés par la Terre et par le vaste
Uranus (15), et chantent leurs célestes enfans, auteurs de tous les biens.
Ensuite, célébrant Jupiter, ce père des dieux et des hommes, elles commencent
et finissent par lui tous leurs hymnes et redisent combien il l'emporte sur les
autres divinités par sa force et par sa puissance. Enfin, quand elles louent la
race des mortels et des Géants vigoureux (16), elles réjouissent dans le ciel
l'âme de Jupiter, ces Muses de
l'Olympe, filles du dieu qui porte l’égide.
Dans la Piérie, Mnémosyne, qui régnait sur les collines d'Éleuthère, unie au
fils de Saturne, mit au jour ces vierges qui procurent l’oubli des maux et la
fin des douleurs. Durant neuf nuits, le prudent Jupiter, montant sur son lit
sacré, coucha près de Mnémosyne, loin de tous les Immortels. Après une
année, les saisons et les mois ayant accompli leur cours et des jours nombreux
étant révolus, Mnémosyne enfanta neuf filles animées du même esprit,
sensibles au charme de la musique et portant dans leur poitrine un coeur exempt
d'inquiétude ; elle les enfanta près du sommet élevé de ce neigeux Olympe
où elles forment des choeurs brillants et possèdent des demeures magnifiques.
Àleurs côtés se tiennent les Grâces et le Désir dans les festins, où leur
bouche, épanchant une aimable harmonie, chante les lois de l’univers et les
fonctions respectables des dieux. Fières de leurs belles voix et de leurs
divins concerts, elles montèrent dans l'Olympe : la terre noire retentissait de
leurs accords, et sous leurs pieds s'élevait un bruit ravissant tandis qu'elles
marchaient vers l'auteur de leurs jours, ce roi du ciel (17), ce maître du
tonnerre et de la brûlante foudre, qui, puissant vainqueur de son père Saturne, distribua équitablement à tous les dieux les emplois et les honneurs.
Voilà ce que chantaient les Muses, habitantes de
l'Olympe (18),
les neuf filles du grand Jupiter, Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore,
Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, la plus puissante de toutes,
car elle sert de compagne aux rois vénérables. Lorsque les filles du grand
Jupiter veulent honorer un de ces rois, nourrissons des cieux, dès qu'elles
l'ont vu naître, elles versent sur sa langue une molle rosée, et les paroles
découlent de sa bouche douces comme le miel. Tous les peuples le voient
dispenser la justice avec droiture lorsqu'il apaise tout à coup un violent
débat par la sagesse et l'habileté de son langage, car les rois sont doués de
prudence afin que, sur la place publique, en proférant de pacifiques discours,
ils fassent aisément restituer à leurs peuples tous les biens dont ils ont
été insolemment dépouillés. Tandis que ce prince marche dans la ville, les
citoyens, remplis d'un tendre respect, l'invoquent comme un dieu et il brille au
milieu de la foule assemblée. Tel est le divin privilège que les Muses
accordent aux mortels.
Les Muses et Apollon, qui lance au loin ses traits, font naître sur la terre
les chantres et les musiciens ; mais les rois viennent de Jupiter. Heureux celui
que les Muses chérissent ! un doux langage découle de ses lèvres. Si un
mortel, l'âme déchirée par un récent malheur, s'afflige et se lamente, qu'un
chantre, disciple des Muses, célèbre la gloire des premiers hommes et des
bienheureux Immortels habitants de l'Olympe, aussitôt l'infortuné oublie ses
chagrins ; il ne se souvient plus du sujet de ses maux et les présens des
vierges divines l'ont bientôt distrait de sa douleur.
Salut, filles de Jupiter, donnez-moi votre voix ravissante. Chantez la race
sacrée des Immortels nés de la Terre et d'Uranus couronné d'étoiles, conçus
par la Nuit ténébreuse ou nourris par l’amer Pontus. Dites comment naquirent
les dieux, et la terre, et les fleuves, et l'immense Pontus aux flots
bouillonnants, et les astres étincelants, et le vaste ciel qui les domine ;
apprenez-moi quelles divinités, auteurs de tous les biens, leur durent
l'existence ; comment cette céleste race, se partageant les richesses, se
distribuant les honneurs, s'établit pour la première fois dans l’Olympe aux
nombreux sommets. Muses habitantes de l'Olympe, révélez-moi l'origine du monde
et remontez jusqu'au premier de tous les êtres.
Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large
poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de
l'Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l'Amour, le plus beau des dieux,
l'Amour, qui amollit les
âmes, et, s'emparant du coeur de toutes les divinités et de tous les hommes,
triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit
obscure (19). L'Éther et le Jour (20)
naquirent de la Nuit, qui les conçut en s'unissant d'amour avec l'Érèbe.
La Terre enfanta d'abord Uranus couronné d'étoiles et le rendit son égal en
grandeur afin qu'il la couvrît tout entière et qu'elle offrît aux bienheureux
Immortels une demeure toujours tranquille ; elle créa les hautes montagnes, les
gracieuses retraites des Nymphes divines qui habitent les monts aux gorges
profondes. Bientôt, sans goûter les charmes du plaisir, elle engendra Pontus,
la stérile mer aux flots bouillonnants ; puis, s'unissant avec Uranus, elle fit
naître l'Océan aux gouffres immenses, Céus (21), Créus, Hypérion,
Japet, Théa, Thémis, Rhéa, Mnémosyne, Phébè à la couronne d'or et l’aimable
Téthys. Le dernier et le plus terrible de ses enfants, l'astucieux Saturne,
devint l'ennemi du florissant auteur de ses jours. La Terre enfanta aussi les
Cyclopes (22) au coeur superbe, Brontès, Stéropés et l'intrépide
Argès, qui
remirent son tonnerre à Jupiter et lui forgèrent sa foudre : tous les trois
ressemblaient aux autres dieux, seulement ils n'avaient qu'un oeil au milieu du
front et reçurent le surnom de Cyclopes, parce que cet oeil présentait une
forme circulaire. Dans tous les travaux éclataient leur force et leur
puissance.
La Terre et Uranus eurent encore trois fils grands et vigoureux (23), funestes
à nommer, Cottus, Briarée et Gygès, race orgueilleuse et terrible ! Cent bras
invincibles s'élançaient de leurs épaules et cinquante têtes attachées à
leurs dos s'allongeaient au-dessus de leurs membres robustes. Leur force était
immense, infatigable, proportionnée à leur haute stature. Ces enfants, les plus
redoutables de tous ceux qu'engendrèrent la Terre et Uranus, devinrent dès le
commencement odieux à leur père. À mesure qu'ils naissaient, loin de leur
laisser la lumière du jour, Uranus les cachait dans les
flancs
de la Terre et se réjouissait de cette action dénaturée. La Terre immense
gémissait, profondément attristée, lorsque enfin elle médita une cruelle et
perfide vengeance. Dès qu'elle eut tiré de son sein l'acier éclatant de
blancheur, elle fabriqua une grande faux, révéla son projet à ses enfants et,
pour les encourager, leur dit, consumée de douleur :
"Mes fils ! si vous voulez m'obéir, nous vengerons l'outrage que vous fait
subir votre coupable père : car il est le premier auteur d'une action
indigne."
Elle dit. La crainte s'empara de tous ses enfants ; aucun n'osa répliquer. Enfin
le grand et astucieux Saturne, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable
mère :
"Ô ma mère! je promets d'accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte
plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d'une action
indigne."
A ces mots, la Terre immense ressentit une grande joie au fond
de son coeur. Après avoir caché Saturne dans une embuscade, elle remit en ses
mains la faux à la dent tranchante et lui expliqua sa ruse tout entière. Le
grand Uranus arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il
s'étendit sur la Terre de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de
l'embuscade, le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faulx
énorme, longue, acérée, il s'empressa de couper l'organe viril de son père (24)
et le rejeta derrière lui. Ce ne fut pas vainement que cet organe tomba de sa
main : toutes les gouttes de sang qui en découlèrent, la Terre les recueillit,
et les années étant révolues, elle produisit les redoutables Furies, les
Géants monstrueux, chargés d'armes étincelantes et portant dans leurs mains
d'énormes lances, enfin ces Nymphes qu'on appelle Mélies sur la terre immense.
Saturne mutila de nouveau avec l'acier le membre qu'il avait coupé déjà et le
lança du rivage dans les vagues agitées de Pontus : la mer le soutint
longtemps, et de ce débris d'un corps immortel jaillit une blanche écume d'où
naquit une jeune fille qui fut d'abord portée vers la divine Cythère et de là
parvint jusqu'à Chypre entourée de flots. Bientôt, déesse ravissante de
beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds
délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle
couronne Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de l'écume des mers ; Cythérée,
parce qu'elle aborda Cythère, Cyprigénie, parce qu'elle naquit dans Chypre
entourée de flots et Philomédée, parce que c'est d'un organe générateur
qu'elle reçut la vie. Accompagnée de l'Amour et du beau Désir, le même jour
de sa naissance, elle se rendit à la céleste assemblée. Dès l'origine,
jouissant des honneurs divins, elle obtint du sort l'emploi de présider, parmi
les hommes et les dieux immortels, aux entretiens des jeunes vierges, aux
tendres sourires, aux innocents artifices, aux doux plaisirs, aux caresses de
l'amour et de la volupté.
Le grand Uranus, irrité contre les enfants qu'il avait
engendrés lui-même, les surnomma les Titans, disant qu'ils avaient étendu la
main pour commettre un énorme attentat dont un jour ils devaient recevoir le
châtiment. La Nuit (25) enfanta l'odieux Destin, la noire
Parque et la Mort ; elle fit naître le Sommeil avec la troupe des Songes, et
cependant cette ténébreuse déesse ne s'était unie à aucun autre dieu.
Ensuite elle engendra Momus, le Chagrin douloureux, les Hespérides, qui par
delà l'illustre Océan, gardent les pommes d'or et les arbres chargés de ces
beaux fruits, les Destinées, les Parques impitoyables, Clotho, Lachésis et
Atropos qui dispensent le bien et le mal aux mortels naissans, poursuivent les
crimes des hommes et des deux et ne déposent leur terrible colère qu'après
avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance. La Nuit funeste conçut
encore Némésis, ce fléau des mortels, puis la Fraude,
l'Amour criminel, la
triste Vieillesse, Éris au coeur opiniâtre.
L'odieuse Éris fit naître à son
tour le Travail importun, l'Oubli, la Faim, les Douleurs qui font pleurer, les Disputes, les
Meurtres, les Guerres, le Carnage, les Querelles, les Discours
mensongers, les Contestations, le Mépris des lois et Até, ce couple
inséparable, enfin Horcus, si fatal aux habitans de la terre quand l'un d'eux
se parjure volontairement.
Pontus engendra Nérée qui fuit le mensonge et chérit la vérité, Nérée, le
plus âgé de tous ses fils : on l'appelle le vieillard à cause de sa
sincérité et de sa douceur, et parce que, loin d'oublier les lois de la
justice, il porte des arrêts équitables et modérés. Ce même dieu, uni avec
la Terre, eut pour enfants le grand Thaumas, l'intrépide Phorcys, Céto aux
belles joues et Eurybie qui renferme un coeur d'acier dans sa forte poitrine.
Nérée (26) et Doris aux beaux cheveux, cette
fille
du superbe fleuve Océan, engendrèrent dans la mer stérile les aimables
nymphes Proto, Eucrate, Sao, Amphitrite, Eudore, Thétis, Galèné, Glaucé, Cymothoë,
Spéio, Thoë, l'agréable Thalie, la gracieuse Mélite, Eulimène, Agavé, Pasythée,
Érato, Eunice aux bras de rose, Dolo, Ploto, Phéruse, Dynamène, Nésée, Actée,
Protomèdie, Doris, Panope, la belle Galatée,
l'aimable Hippothoë, Hipponoë aux bras de rose, Cymodocé qui sur la sombre
mer, avec Cymatolège et Amphitrite aux pieds charmans, calme sans efforts la
fureur des vagues et le souffle des vents impétueux, Cymo, Eïoné, Halimède
à la belle couronne, Glauconome au doux sourire, Pontoporie, Liagore, Évagore, Laomédie,
Polynome, Autonoë, Lysianasse, Évarnè douée d'un aimable
caractère et d'une beauté accomplie, Psamathe au corps gracieux, la divine Ménippe,
Néso, Eupompe, Thémisto, Pronoë et Némertès en qui respire l'âme
de son père immortel. Ainsi
l'irréprochable Nérée eut cinquante filles savantes dans tous les travaux.
Thaumas (27) épousa Électre, née du
profond Océan ; Électre enfanta la rapide Iris, les Harpies à la belle
chevelure, Aéllo et Ocypétès qui de leurs ailes légères égalent la vitesse
des vents et des oiseaux en volant sous la céleste voûte.
Célo aux belles joues donna à Phorcys (28) des filles
blanches dès le berceau et appelées les Grées par les dieux immortels et par
les hommes qui marchent sur la terre, Péphrédo au beau voile, Ényo au voile de
pourpre, et les Gorgones (29) qui habitent par delà
l'illustre Océan, vers l'empire de la Nuit, dans ces lointaines contrées, où
demeurent les Hespérides à la voix sonore, les Gorgones Sthéno, Euryale et
Méduse éprouvée par de cruelles souffrances. Méduse était mortelle, tandis
que ses autres soeurs vivaient exemptes de vieillesse et de mort ; Neptune aux
noirs cheveux s'unit avec elle dans une molle prairie, sur une couche de fleurs
printanières. Lorsque Persée lui eut tranché la tête, on vit naître d'elle
le grand Chrysaor et le cheval Pégase. Pégase mérita son nom parce qu'il
était né près des sources de l'Océan, Chrysaor parce qu'il tenait un glaive
d’or dans ses mains. Persée, quittant une terre fertile en beaux fruits,
s'envola vers le séjour des Immortels, et il habite le palais de Jupiter, de ce
dieu prudent dont il porte le tonnerre et la foudre.
Chrysaor, uni à Callirhoë, fille de l'illustre Océan,
engendra Géryon aux trois têtes ; le puissant Hercule, désarmant Géryon, lui
enleva ses boeufs aux pieds flexibles dans Érythie entourée de flots, le jour
on il conduisit ces animaux au large front jusque dans la divine Tirynthe,
après avoir traversé la mer et immolé Orthos avec le pasteur Eurytion, dans
une étable obscure, par delà l'illustre Océan.
Callirhoë, au fond d'une caverne, produisit un autre enfant monstrueux,
invincible et nullement semblable aux hommes ou aux dieux, la divine Échidna au
coeur intrépide, moitié Nymphe aux yeux noirs et aux belles joues, moitié
serpent énorme et terrible, marqué de taches diverses et nourri de chairs
sanglantes dans les entrailles de la Terre sacrée. Ce monstre habite un antre
profond dans le creux d'un rocher, loin des hommes et des Immortels : c'est là
que les dieux lui assignèrent une glorieuse demeure. Renfermée dans Arime, la
fatale Echidna vivait sous la terre, toujours affranchie de la vieillesse et du
trépas. Typhon, ce vent fougueux et redoutable, s'unit, dit-on, avec cette Nymphe aux yeux noirs, qui, devenue enceinte, enfanta une race courageuse,
d'abord Orthos, ce chien de Géryon, ensuite l'indomptable Cerbère, qu'on ne
nomme qu'avec effroi, ce gardien de Pluton, ce dévorant Cerbère à la voix
d'airain, aux cinquante têtes, ce monstre impudent et terrible, enfin la fatale
hydre de Lerne, que nourrit Junon aux bras d'albâtre, pour assouvir son
implacable haine contre Hercule ; mais ce fils de Jupiter, armé du glaive
destructeur et secondé du vaillant Iolaüs, immola cette hydre, d'après les
conseils de la belliqueuse Minerve. Échidna fit naître aussi la Chimère qui,
exhalant des feux inextinguibles, monstre terrible, énorme, rapide,
infatigable, portait trois têtes, la première d'un lion farouche, la seconde
d'une chèvre, la troisième d'un dragon vigoureux ; lion par le haut de son
corps, dragon par derrière, chèvre par le milieu, elle vomissait avec un bruit
affreux les tourbillons d'une dévorante flamme. La Chimère succomba sous
Pégase et sous le brave Bellérophon. Échidna, s'accouplant avec Orthos,
engendra la Sphinx, si fatale aux enfants de Cadmus, et le lion de Némée, que Junon, auguste épouse de
Jupiter, nourrit et plaça sur les hauteurs de Némée
pour la perte des humains. Ce lion, qui régnait sur le Trétos, sur Némée et
sur l'Apésas, ravageait des tribus des hommes ;
mais
il périt, dompté par le puissant Hercule.
Céto, unie d'amour avec Phorcys, eut pour dernier enfant un
serpent terrible qui, dans les flancs ténébreux de la terre, garde les pommes
d'or aux extrémités du monde. Telle est la race de Céto et de Phorcys.
Téthys donna à l’Océan (30) des Fleuves au cours sinueux,
le Nil, l'Alphée, l'Éridan aux gouffres profonds, le Strymon, le Méandre,
l'Ister aux belles eaux, le Phase, le Rhésus, l'Achéloüs aux flots
argentés, le Nessus, le Rhodius,
l'Haliacmon, l'Heptapore, le Granique, l'Ésépus, le divin Simoïs, le Pénée,
l'Hermus, le Caïque aux ondes
gracieuses, le large Sangarius, le Ladon, le Parthénius, l'Évènus, l'Ardesque
et le divin Scamandre. Téthys enfanta aussi la troupe sacrée de ces Nymphes (31)
qui, avec le roi Apollon et les Fleuves, élèvent sur la terre l’enfance des
Héros ; c'est Jupiter lui-même qui les chargea de cet emploi : Pitho, Admète,
Ianthé, Électre, Doris, Prymno, Uranie semblable aux dieux, Hippo, Clymène, Rhodie,
Callirhoë, Zeuxo, Clytie, Idye, Pasithoë, Plexaure, Galaxaure, l’aimable Dioné,
Mélobosis, Thoë, la belle Polydore, Cercéis au
doux caractère, Pluto aux grands yeux, Perséis, Ianire, Acaste, Zanthé, la
gracieuse Pétréa, Ménestho, Europe, Métis, Eurynome, Télestho au voile de
pourpre, Crisia, Asia, l’agréable Calypso, Eudore, Tyché, Amphiro, Ocyroë
et Styx qui les surpasse toutes, telles sont les filles les plus antiques de
l'Océan et de Téthys; il en existe beaucoup d'autres encore, car trois mille
Océanides aux pieds charmants, dispersées de toutes parts, habitent la terre et
la profondeur des lacs, race illustre et divine ! Autant de Fleuves, nés de l’Océan
et de la vénérable Téthys, roulent au loin leurs bruyantes ondes : il serait
difficile à un mortel de rappeler tous leurs noms ; les peuples qui habitent
leurs rivages peuvent seuls les connaître.
Thia, domptée par les caresses d'Hypérion, fit naître le grand Soleil, la
Lune splendide et l'Aurore qui brille pour tous les hommes et pour tous les
dieux habitants du vaste ciel. Eurybie, déité puissante, unie avec Créius, mit
au jour le grand Astrée, Pallas et Persès qui l'emporta sur tous par son
habileté. L'Aurore, déesse fécondée par un dieu, conçut Astrée, les Vents
impétueux, l’agile Zéphyre, le rapide Borée et Notus. Après, cette
divinité matinale enfanta Lucifer et les astres étincelants dont le ciel se
couronne.
Après, cette divinité matinale enfanta Lucifer et Styx (32)
fille de l'Océan, unie à Pallas, fit naître dans ses palais l’Emulation, la
Victoire aux pieds charmants, la Force et la Violence, ces glorieux enfants, qui
n'ont pas établi loin de Jupiter leur demeure et leur séjour, qui ne marchent
pas dans une seule route où ce dieu ne les conduise et qui restent incessamment
auprès du terrible maître du tonnerre. Telle est la faveur que leur obtint
cette incorruptible fille de l’Océan le jour où Jupiter Olympien, dieu de la
foudre, appela tous les Immortels dans le vaste Olympe ; il leur annonça que,
reconnaissant envers tous ceux qui l’aideraient à combattre les Titans, loin
de les dépouiller de leurs privilèges, il leur laisserait le rang que
jusqu'alors ils avaient gardé parmi les dieux ; et même il ajouta que si l'un
d'eux n'avait été ni honoré ni récompensé par Saturne, il obtiendrait les
honneurs et les récompenses que son zèle lui mériterait. L'irréprochable Styx, docile aux conseils de son père, arriva la première avec ses
enfants.
Jupiter l'honora et la combla de dons précieux ; il voulut qu'elle présidât
au grand serment des dieux et que ses enfants vécussent toujours dans son
palais. Quant aux promesses faites à toutes les autres divinités, il les
remplit fidèlement ; car il est tout puissant et règne sur l'univers. Phébé
monta sur la couche désirée de Céus ; déesse fécondée par les embrassements
d'un dieu, elle enfanta la douce Latone au voile bleu, Latone qui, toujours
agréable aux Immortels et aux humains, apporta dès sa naissance l’allégresse
dans l’Olympe. Elle engendra encore la célèbre Astérie que Persès
autrefois amena dans son vaste palais pour la nommer son épouse. Devenue
enceinte, Astérie donna l'existence à Hécate (33),
que Jupiter, fils de Saturne, honora entre toutes les déesses : il lui accorda de
glorieux privilèges et lui permit de commander sur la terre et sur la mer
stérile. Déjà, sous Uranus couronné d'étoiles, elle avait obtenu cet emploi
et jouissait des plus grands honneurs parmi les dieux immortels. Aujourd'hui,
lorsqu'un des hommes, enfants de la terre, célèbre, selon l’usage, des
sacrifices expiatoires, c'est Hécate qu'il invoque, et soudain la céleste
faveur environne le suppliant dont la bienveillante déesse accueille les
prières ; elle lui prodigue la richesse, car elle en a le pouvoir. Tous les
privilèges partagés entre les nombreux enfants de la Terre et
d'Uranus, elle
seule les réunit. Le fils de Saturne ne lui a ni dérobé ni arraché aucune
des prérogatives qui lui échurent sous les Titans, ces premiers dieux ; elle
conserve tout entière la part d'autorité qu'elle obtint dans l'origine. Fille
unique, elle n'est ni moins respectée ni moins puissante sur la terre, dans le
ciel et sur la mer ; son pouvoir est encore plus vaste, parce que Jupiter
l'honore. Quand elle veut favoriser un mortel, elle l'assiste avec empressement,
et, selon sa volonté, elle le fait briller dans l’assemblée des peuples,
lorsque les hommes s'arment pour le combat meurtrier, c'est elle qui, à son
gré, se hâte de lui accorder la victoire et de prodiguer la gloire au
vainqueur. Aux jours où l'on rend la justice, elle s'assied auprès des rois
vénérables. Si elle voit des rivaux lutter dans l'arène, toujours propice,
elle vient les encourager et les secourir ; l'athlète vainqueur par sa force et
par sa constance mérite promptement un prix magnifique, et transporté
d'allégresse, couvre de gloire sa famille. Quand elle le veut, elle protège
les écuyers qui montent sur les chars ; également favorable aux navigateurs
qui affrontent le trajet difficile de la mer azurée, elle exauce les voeux
qu'ils adressent à Hécate et au bruyant Neptune : cette illustre déesse leur
procure aisément une abondante proie ou ne la leur montre que pour les en
dépouiller si tel est son désir. Occupée avec Mercure à multiplier dans les
étables les boeufs, les agneaux, les nombreux essaims de chèvres et de brebis
à la toison épaisse, elle peut, comme il lui plaît, accroître ou diminuer
les troupeaux. Rejeton unique de sa mère, elle vit comblée d'honneurs parmi
tous les Immortels. Le fils de Saturne la chargea encore d'élever et de nourrir
les humains qui, après elle, devaient voir la lumière de l'aurore au loin
étincelante. Ainsi dés le principe, elle devint la nourrice des enfants : tels
sont ses nobles emplois.
Rhéa (34), amoureusement domptée par Saturne, mit au jour d'illustres
enfants,
Vesta, Cérès, Junon aux brodequins
d'or, le redoutable Pluton qui habite sous la terre et porte un coeur
inflexible, le bruyant Neptune et le prudent Jupiter, ce père des dieux et des
hommes, dont le tonnerre ébranle la terre immense. Le grand Saturne dévorait
ses enfants à mesure que des flancs sacrés de leur mère ils tombaient sur ses
genoux ; il agissait ainsi dans la crainte qu'un autre des glorieux enfants du
ciel ne possédât parmi les dieux l'autorité souveraine : car il avait appris
de la Terre et d'Uranus couronné d’étoiles que, d'après l'ordre du Destin,
un jour, malgré sa force, il serait vaincu par son propre fils et détrôné
par les conseils du grand Jupiter. Loin de surveiller vainement son épouse,
toujours habile à la tromper, il dévorait sa propre race, et Rhéa gémissait,
accablée d'une douleur sans bornes. Enfin, prête à enfanter Jupiter, ce père
des dieux et des hommes, elle supplia les deux auteurs de ses jours, la Terre et
Uranus couronné d'étoiles, de lui suggérer le moyen de cacher la naissance de
son nouveau fils et de venger la mort de tous ses enfans dévorés par
l'astucieux Saturne. Prompts à exaucer les désirs de leur fille, ils lui
apprirent le destin réservé au roi Saturne et à son fils magnanime ; ils
l'envoyèrent à Lyctos, ville opulente de la Crète, au moment où elle allait
mettre au jour le plus jeune de ses enfans, le grand Jupiter. C'est dans la
vaste Crète que la Terre immense le reçut et se chargea du soin de le nourrir
et de l'élever. Marchant à travers les ombres de la nuit rapide, elle le porta
d'abord à Lyctos, puis, le prenant dans ses mains, elle le cacha sous une haute
caverne, dans les entrailles de la Terre divine, sur le mont Egée, au fond
d'une épaisse forêt. Après avoir enveloppé de langes une pierre énorme,
Rhéa la donna au fils d'Uranus, au puissant Saturne, ce premier roi des dieux.
Saturne la saisit et l'engloutit dans ses flancs. L'insensé ! il ne prévoyait
pas qu'en dévorant cette pierre, il sauvait son invincible fils qui, désormais
à l'abri du péril, devait bientôt le dompter parla force de ses mains, le
dépouiller de sa puissance et commander aux Immortels. Cependant la vigueur et
les membres superbes du jeune roi croissaient avec promptitude ; les années
étant révolues, trompé par les perfides conseils de la Terre, l'astucieux
Saturne rendit au jour toute sa race et succomba vaincu par la force et par
l'adresse de son fils. D'abord il vomit la pierre qu'il avait dévorée la
dernière et que Jupiter attacha dans la terre spacieuse, sur la divine Pytho,
au milieu des gorges profondes du Parnasse, afin qu'elle devînt dans l'avenir un
monument et une merveille pour les hommes. Jupiter affranchit de leurs liens
douloureux tous ses oncles, enfants d'Uranus, que son père avait enchaînés
dans sa démence. Ces dieux, reconnaissants d'un pareil bienfait, lui remirent ce
tonnerre, ces éclairs, cette brûlante foudre que la Terre aux larges flancs
avait jusqu'alors recélés. Fier de ces armes divines, Jupiter règne sur les
hommes et sur les Immortels.
Japet (35)
épousa Clymène, cette jeune Océanide aux pieds charmants ; tous deux
montèrent sur la même couche, et Clymène enfanta le magnanime Atlas (36),
l'orgueilleux Ménétius, l'adroit et astucieux Prométhée et l'imprudent Epiméthée, qui dès le principe causa tant de mal aux industrieux
habitants de la terre, car c'est lui qui le premier accepta pour épouse une vierge formée
par l'ordre de Jupiter. Jupiter à la large vue, furieux contre l'insolent Ménétius, le plongea dans l'Érèbe, après l'avoir frappé de son brillant
tonnerre, pour châtier sa méchanceté et son audace sans mesure. Vaincu par la
dure nécessité, Atlas, aux bornes de la terre, debout devant les Hespérides
à la voix sonore, soutient le vaste ciel de sa tête et de ses mains
infatigables. Tel est l'emploi que lui imposa le prudent Jupiter. Quant au rusé
Prométhée (37), il l'attacha par des noeuds indissolubles
autour d'une colonne ; puis il envoya contre lui un aigle aux ailes étendues
qui rongeait son foie immortel ; il en renaissait autant durant la nuit que
l'oiseau aux larges ailes en avait dévoré pendant le jour. Mais le courageux
rejeton d'Alcmène aux pieds charmants, Hercule tua cet aigle, repoussa un si
cruel fléau loin du fils de Japet et le délivra de ses tourments : le puissant
monarque du haut Olympe, Jupiter, y avait consenti, afin que la gloire de
l'Hercule thébain se répandît plus que jamais sur la terre fertile. Dans
cette idée, il honora son illustre enfant et abjura son ancienne colère contre
Prométhée, qui avait lutté de ruse avec le puissant fils de
Saturne. En
effet, lorsque les dieux et les hommes (38) se disputaient dans
Mécone, Prométhée, pour tromper la sagesse de Jupiter, exposa à tous les yeux un
boeuf énorme qu'il avait divisé à dessein. D'un côté, il renferma dans la
peau les chairs, les intestins et les morceaux les plus gras, en les enveloppant
du ventre de la victime ; de l'autre, il disposa avec une perfide adresse les os
blancs qu'il recouvrit de graisse luisante. Le père des dieux et des hommes lui
dit alors : "Fils de Japet, ô le plus illustre de tous les rois
(39), ami
! avec quelle inégalité tu as divisé les parts !"
Quand Jupiter, doué d'une sagesse
impérissable, lui eut adressé ce reproche, l'astucieux Prométhée répondit
en souriant au fond de lui-même (car il n'avait pas oublié sa ruse
ingénieuse) : "Glorieux Jupiter ! ô le plus grand des dieux immortels,
choisis entre ces deux portions celle que ton coeur préfère."
A ce discours trompeur, Jupiter, doué d'une
sagesse impérissable, ne méconnut point l'artifice ; il le devina (40) et dans
son esprit forma contre les humains de sinistres projets qui devaient
s'accomplir. Bientôt de ses deux mains il écarta la graisse éclatante de
blancheur ; il devint furieux, et la colère s'empara de son âme tout entière
quand, trompé par un art perfide, il aperçut les os blancs de l'animal. Depuis
ce temps, la terre voit les tribus des hommes brûler en l'honneur des dieux les
blancs ossements des victimes sur les autels parfumés. Jupiter qui rassemble les
nuages, s'écria enflammé d'une violente colère ; "Fils de Japet, ô toi
que nul n'égale en adresse, ami ! tu n'as pas oublié tes habiles
artifices." Ainsi, dans son courroux, parla Jupiter, doué d'une sagesse
impérissable. Dès ce moment, se rappelant sans cesse la ruse de Prométhée,
il n'accorda plus le feu inextinguible aux hommes infortunés qui vivent sur la
terre. Mais le noble fils de Japet, habile à le tromper, déroba un étincelant
rayon de ce feu et le cacha dans la tige d'une férule. Jupiter qui tonne dans
les cieux, blessé jusqu'au fond de l'âme, conçut une nouvelle colère
lorsqu'il vit parmi les hommes la lueur prolongée de la flamme, et voilà
pourquoi il leur suscita soudain une grande infortune. D'après la volonté du
fils de Saturne, le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, forma avec de la terre
une image semblable à une chaste vierge. Minerve aux yeux bleus s'empressa de
la parer et de la vêtir d'une blanche tunique. Elle posa sur le sommet de sa
tête un voile ingénieusement façonné et admirable à voir ; puis elle orna
son front de gracieuses guirlandes tressées de fleurs nouvellement écloses et
d'une couronne d'or que le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, avait fabriquée
de ses propres mains par complaisance pour le puissant Jupiter. Sur cette
couronne, ô prodige ! Vulcain avait ciselé les nombreux animaux que le
continent et la mer nourrissent dans leur sein ; partout brillait une grâce
merveilleuse, et ces diverses figures paraissaient vivantes. Quand il eut
formé, au lieu d'un utile ouvrage, ce chef-d'oeuvre funeste, il amena dans
l'assemblée des dieux et des hommes cette vierge orgueilleuse des ornements que
lui avait donnés la déesse aux yeux bleus, fille d'un père puissant. Une
égale admiration transporta les dieux et les hommes dès
qu'ils aperçurent cette fatale merveille si terrible aux humains ; car de cette
vierge est venue la race des femmes au sein fécond, de ces femmes dangereuses,
fléau cruel vivant parmi les hommes et s'attachant non pas à la triste
pauvreté, mais au luxe éblouissant. Lorsque, dans leurs ruches couronnées de
toits, les abeilles nourrissent les frelons, qui ne participent qu'au mal,
depuis le lever du jour jusqu'au soleil couchant, ces actives ouvrières
composent leurs blanches cellules, tandis que renfermés au fond de leur
demeure, les lâches frelons dévorent le fruit d'un travail étranger : ainsi Jupiter,
ce maître de la foudre accorda aux hommes un fatal présent en leur donnant ces
femmes complices de toutes les mauvaises actions.
Voici encore un autre mal qu'il leur envoya au lieu d'un
bienfait. Celui qui, fuyant l'hymen et l'importune société des femmes, ne veut
pas se marier et parvient jusqu'à la triste vieillesse, reste privé de soins ;
et s'il ne vit pas dans l'indigence, à sa mort, des parents éloignés se
divisent son héritage (41). Si un homme subit la destinée du
mariage, quoiqu'il possède une femme pleine de chasteté et de sagesse, pour
lui le mal lutte toujours avec le bien. Mais s'il a épousé une femme vicieuse,
tant qu'il respire, il porte dans son coeur un chagrin sans bornes, une douleur
incurable. On ne peut donc ni tromper la prudence de Jupiter
ni échapper à ses arrêts. Le fils de Japet
lui-même, l'innocent Prométhée n'évita point sa
terrible colère ; mais, vaincu par la nécessité, malgré sa vaste science, il
languit enchaîné par un lien cruel.
Saturne, irrité dans son âme
contre Briarée, Cottus
et Gygès, s'empressa de les attacher par une forte
chaîne, bien qu'il admirât leur audace extraordinaire, leur beauté et leur
haute stature ; il les renferma dans la terre aux larges flancs. Là, en des
lieux reculés, aux extrémités de cette terre immense, ils souffraient un sort
rigoureux et gémissaient, le coeur en proie à une grande tristesse ; mais Jupiter
et les autres dieux immortels que Rhéa aux beaux
cheveux avait conçus de Saturne, les rendirent à la clarté du jour, d'après
les conseils de la Terre. En effet, la Terre,
par de longs discours, leur fit comprendre qu'avec ces guerriers ils
obtiendraient la victoire et une gloire éclatante. Longtemps éprouvés par de
pénibles travaux, les dieux Titans et les enfants de Saturne (42) se livrèrent entre
eux de terribles batailles.
Du haut de l'Othrys les glorieux Titans,
du faîte de l'Olympe, les dieux auteurs de tous
les biens, les dieux que Rhéa aux beaux cheveux
avait engendrés en s'unissant à Saturne,
continuèrent leur sanglante lutte durant dix années entières. Cette funeste
guerre n'avait ni terme ni relâche, et l'avantage flottait égal entre les deux
partis. Enfin, Jupiter, dans un riche festin,
prodigua à ses défenseurs le nectar et l'ambroisie dont se nourrissent les
dieux même ; leur généreux courage se réchauffa dans toutes leurs âmes ;
quand le nectar et la douce ambroisie les eurent rassasiés, le père des dieux
et des hommes leur adressa ces paroles :
"Écoutez-moi, nobles enfants de la Terre et
d'Uranus, je vous dirai ce que mon coeur m'inspire.
Déjà, depuis trop longtemps, animés les uns contre les autres, nous
combattons chaque jour pour la victoire et pour l'empire, les dieux Titans et
nous tous qui sommes nés de Saturne. Dans ces
combats meurtriers, opposés aux Titans,
montrez-leur votre force redoutable et vos mains invincibles. Fidèles au
souvenir d'une douce amitié, songez qu'après de longues souffrances,
affranchis par notre sagesse d'une chaîne cruelle, vous êtes remontés d'un
abîme de ténèbres à la lumière du jour."
Il dit. L'irréprochable Cottus répliqua en ces
termes : "Dieu respectable ! tu ne nous apprends rien de nouveau. Nous
aussi, nous savons combien tu l'emportes en sagesse et en intelligence. Tu as
repoussé loin des Immortels une horrible calamité. C'est grâce à ta prudence
que nous avons été arrachés de notre obscure prison et délivrés de nos fers
douloureux, ô roi, fils de Saturne ! après avoir enduré des tourmens inouïs.
Maintenant donc, remplis d'une sage et ferme volonté, nous t'assurerons
l'empire dans cette guerre terrible, en bravant les Titans
au milieu des ardentes batailles."
Il dit. Les dieux, auteurs de tous les biens, approuvèrent ce discours, et leur
coeur brûla pour la guerre d'un désir plus violent que jamais. Dans ce jour,
un grand combat s'engagea entre tous les dieux et toutes les déesses, entre les
Titans et les enfants de Saturne
que Jupiter tira des abîmes souterrains de l'Érèbe,
pour les rappeler à la lumière, armée formidable, puissante, douée d'une
force prodigieuse. Ces guerriers avaient chacun cent bras qui s'élançaient de
leurs épaules, et cinquante têtes,
attachées à leur dos, planaient sur leurs membres robustes. Opposés aux Titans
dans cette guerre désastreuse, tous portaient dans leurs fortes mains
d'énormes rochers. De l'autre côté, les Titans,
pleins d'ardeur, affermissaient leurs phalanges. Les deux partis déployaient
leur audace et la vigueur de leurs bras. Un horrible fracas retentit sur la mer
immense. La terre poussa de longs mugissements ; le vaste ciel gémit au loin
ébranlé, et tout le grand Olympe trembla, secoué
jusqu'en ses fondements par le choc des célestes armées. Le ténébreux Tartare
entendit parvenir dans ses abîmes l'épouvantable bruit de la marche des dieux,
de leurs tumultueux efforts et de leurs coups violents. Ainsi les deux troupes
ennemies lançaient l'une sur l'autre mille traits douloureux ; tandis que
chacune s'encourageait à l'envi, leurs clameurs montaient jusqu'au ciel
étoilé et de grands cris retentissaient dans cette mêlée terrible.
Alors Jupiter, n'enchaîna plus son courage ; son
âme se remplit soudain d'une bouillante ardeur, et il déploya sa force tout
entière. S'élançant des hauteurs du ciel et de l'Olympe,
il s'avançait armé de feux étincelants ; les foudres, rapidement jetées par
sa main vigoureuse, volaient au milieu du tonnerre et des éclairs redoublés et
roulaient au loin une divine flamme. La terre féconde mugissait partout
consumée et les vastes forêts pétillaient dans ce grand incendie. Le monde
s'embrasait ; on voyait bouillonner les flots de l'océan et la mer stérile.
Une brûlante vapeur enveloppait les Titans
terrestres ; la flamme immense s'élevait dans l'air céleste, et les yeux des
plus braves guerriers étaient aveuglés par l'éblouissant éclat de la foudre
et du tonnerre. Le vaste incendie envahit le chaos. Les regards semblaient voir,
les oreilles semblaient entendre encore ce désordre qui agita le monde dans ces
temps où la terre et le ciel élevé s'entrechoquaient avec un épouvantable
fracas, lorsque la terre allait périr et que le ciel cherchait à la détruire
en l'écrasant, tant ces dieux rivaux faisaient partout retentir un belliqueux
tumulte !
Tous les vents, déchaînant leur rage, soulevaient des tourbillons de
poussière mêlés au tonnerre, aux éclairs et à l'ardente foudre, traits
enflammés du grand Jupiter ; ils répandaient au milieu des deux armées le
bruit et les clameurs. Cette effroyable lutte continuait avec
un fracas immense. Partout se déployait une égale vigueur. La victoire se
déclara enfin. Jusqu'alors l'un et l'autre partis, en s'attaquant, avaient
montré le même courage dans cette violente bataille ; mais, habiles à
soutenir aux premiers rangs un combat acharné, Cottus,
Briarée et Gygès, insatiables de carnage, de
leurs mains vigoureuses lancèrent coup sur coup trois cents rochers,
ombragèrent les Titans d'une nuée de flèches,
et, vainqueurs de ces superbes ennemis, les précipitèrent tout chargés de
douloureuses chaînes sous les abîmes de la terre aux larges flancs, aussi loin
que le ciel s'élève au-dessus de la terre : car un même espace s'étend
depuis la terre jusqu'au sombre Tartare. Une
enclume d'airain, en tombant du ciel, roulerait neuf jours et neuf nuits, et ne
parviendrait que le dixième jour à la terre ; une enclume d'airain, en tombant
de la terre, roulerait également neuf jours et neuf nuits et ne parviendrait
au Tartare que le dixième jour. Cet affreux abîme
est environné d'une barrière d'airain ; autour de l'ouverture la nuit répand
trois fois ses ombres épaisses ; au-dessus reposent les racines de la terre et
les fondements de la mer stérile (43). Là, par l'ordre de Jupiter
qui rassemble les nuages, les dieux Titans
languissent cachés dans les ténèbres, au fond d'un gouffre impur, aux
extrémités de la terre lointaine. Cette prison n'offre point d'issue ; Neptune
y posa des portes d'airain ; des deux côtés un mur l'environne. Là demeurent Gygès,
Cottus et le magnanime Briarée,
fidèles gardiens placés par Jupiter, ce maître
de l'égide. Là sont tracées avec ordre les premières limites de la sombre
terre, du ténébreux Tartare, de la stérile mer
et du ciel étoilé (44), limites fatales, impures, abhorrées
même par les dieux ! gouffre immense ! Le mortel qui oserait en franchir les
portes, ne pourrait au bout d'une année en toucher le fond ; il serait
entraîné çà et là par une tempête que remplacerait une tempête plus
affreuse encore. Ce prodigieux abîme fait horreur aux dieux immortels. C'est
là que le terrible palais de la Nuit obscure
s'élève couvert de noirs et épais nuages. Debout à l'entrée, le fils de Japet
soutient vigoureusement le vaste ciel de sa tête et de ses mains infatigables.
Le Jour et la Nuit,
s'appelant mutuellement, franchissent tour à tour le large seuil d'airain ;
l'un entre, l'autre sort, et jamais ce séjour ne les rassemble tous les deux.
Sans cesse l’un plane au dehors sur
l'immensité de la terre, et l'autre, dans l'intérieur du palais, attend que
l'heure de son départ soit arrivée. Le Jour
dispense aux mortels la lumière au loin étincelante, et la Nuit
funeste, revêtue d'un sombre nuage, porte dans ses mains le Sommeil,
frère de la Mort. Là demeurent les enfants de la Nuit
obscure, le Sommeil et la Mort
(45), divinités terribles que le soleil resplendissant
n'éclaire jamais de ses régions, soit qu'il monte vers le ciel, soit qu'il en
redescende. Le Sommeil parcourt la terre et le
vaste dos de la mer en se montrant toujours paisible et doux pour les humains.
Mais la Mort a un coeur de fer ; une âme
impitoyable respire dans sa poitrine d'airain ; le premier homme qu'elle a
saisi, elle ne le lâche pas, et elle est odieuse même aux Immortels.
Près de là se dressent les demeures retentissantes du puissant Pluton,
dieu des enfers, et de la terrible Proserpine ; la
porte en est confiée à la garde d'un chien hideux et cruel ; cet animal, par
une méchante ruse, caresse tous ceux qui entrent en agitant sa queue et ses
deux oreilles, mais il ne les laisse plus sortir, et les épiant avec soin, il
dévore quiconque veut repasser le seuil du puissant Pluton
et de la terrible Proserpine.
Là demeure encore la fille aînée de l'Océan
au rapide reflux, la formidable Styx (46),
reine abhorrée des Immortels ; le beau palais qu'elle habite loin des autres
dieux, s'élève couronné de rocs énormes et soutenu par des colonnes d'argent
qui montent vers le ciel. Quelquefois la fille de Thaumas, Iris aux pieds légers, vole, messagère docile,
sur le vaste dos de la mer lorsqu'une rivalité ou une dispute règne parmi les
dieux. Si l'un des habitants de l'Olympe s'est rendu
coupable d'un mensonge, Iris, envoyée par Jupiter
pour consacrer le grand serment des dieux, va chercher au loin dans une
aiguière d'or cette onde fameuse qui descend, toujours froide, du sommet d'une
roche élevée. La plupart des flots du Styx,
jaillissant de leur source sacrée, coulent sous les profondeurs de la terre
immense, dans l'ombre de la nuit et deviennent un bras de l'Océan.
La dixième partie en est réservée au serment : les neuf autres, serpentant
autour de la terre et du vaste dos de la plaine liquide, vont se jeter dans la
mer en formant mille tourbillons argentés, tandis que l'eau qui tombe du rocher
sert au châtiment des dieux. Si l'un des Immortels qui habitent
le faîte du neigeux Olympe se parjure en
répandant les libations, il languit pendant toute une année, privé du souffle
de la vie, ne savoure plus ni l'ambroisie ni le nectar, et reste étendu sur sa
couche sans respiration, sans parole, plongé dans un fatal engourdissement.
Lorsque, après une grande année, sa maladie a terminé son cours, il est
condamné à des tourments nouveaux : durant neuf années entières, il vit
séparé des dieux immortels, sans jamais se mêler à leurs conseils ou à
leurs banquets ; à la dixième année seulement il rentre dans l'assemblée de
ces dieux habitants de l'Olympe. Ainsi les dieux
consacrèrent au serment l'onde incorruptible du Styx,
cette onde antique qui traverse des lieux hérissés de rochers.
Là sont tracées avec ordre les premières limites de la sombre terre, du
ténébreux Tartare, de la stérile mer et du ciel
étoilé, limites fatales, impures, abhorrées même par les dieux ! Là, on
voit des portes de marbre et un seuil d'airain, inébranlable, appuyé sur des
bases profondes et construit de lui-même. A l'entrée, loin de tous les dieux,
demeurent les Titans, par delà le sombre chaos ;
mais les illustres défenseurs de Jupiter, maître
de la foudre, Cottus et Gygès
habitent un palais aux sources de l'Océan. Quant
au valeureux Briarée, le bruyant Neptune en a fait
son gendre ; il lui a donné pour épouse sa fille Cymopolie.
Lorsque Jupiter eut chassé du ciel les Titans,
la vaste Terre, s'unissant au Tartare,
grâce à Vénus à la parure d'or, engendra Typhoë,
le dernier de ses enfants : les vigoureuses mains de ce dieu puissant
travaillaient sans relâche et ses pieds étaient infatigables ; sur ses
épaules se dressaient les cent têtes d'un horrible dragon, et chacune dardait
une langue noire ; des yeux qui armaient ces monstrueuses têtes, jaillissait
une flamme étincelante à travers leurs sourcils ; toutes, hideuses à voir,
proféraient mille sons inexplicables et quelquefois si aigus que les dieux
même pouvaient les entendre, tantôt la mugissante voix d'un taureau sauvage et
indompté, tantôt le rugissement d'un lion au coeur farouche, souvent, ô
prodige ! les aboiements d'un chien ou des clameurs perçantes dont
retentissaient les hautes montagnes. Sans doute le jour de la naissance de Typhoë
aurait été témoin d'un malheur inévitable ; il aurait usurpé l'empire sur
les hommes et sur les dieux si leur père souverain n'eût tout à coup deviné
ses projets. Jupiter lança avec force son rapide
tonnerre qui fit retentir horriblement toute la terre, le ciel élevé, la mer,
les flots de l'océan et les abîmes les plus profonds. Quand
le roi des dieux se leva, le grand Olympe chancela
sous ses pieds immortels (47) ; et la terre gémit. La sombre
mer fut envahie à la fois par le tonnerre et par la foudre, par le feu que
vomissait le monstre, par les tourbillons des vents enflammés et par les
éclairs au loin resplendissants. Partout bouillonnaient la terre, le ciel et la
mer ; sous le choc des célestes rivaux, les vastes flots se brisaient contre
leurs rivages ; un irrésistible ébranlement secouait l'univers. Le dieu qui
règne sur les morts des enfers, Pluton
s'épouvanta (48), et les Titans,
renfermés dans le Tartare autour de Saturne,
frissonnèrent en écoutant ce bruit interminable et ce terrible combat. Enfin Jupiter,
rassemblant toutes ses forces, s'arma de sa foudre, de ses éclairs et de son
tonnerre étincelant, s'élança du haut de l'Olympe
sur Typhoë, le frappa et réduisit en poudre les
énormes têtes de ce monstre effrayant qui, vaincu par ses coups redoublés,
tomba mutilé, et dans sa chute fit retentir la terre immense. La flamme
s'échappait du corps de ce géant foudroyé dans les gorges d'un mont escarpé
et couvert d'épaisses forêts. La vaste terre brûlait partout enveloppée
d'une immense vapeur ; elle se consumait, comme l'étain échauffé par les
soins des jeunes forgerons dans une fournaise à la large ouverture, ou comme le
fer, le plus solide des métaux, dompté par le feu dévorant dans les
profondeurs d'une montagne, lorsque Vulcain, sur la
terre sacrée, le travaille de ses habiles mains : ainsi la terre fondait,
embrasée par la flamme étincelante. Jupiter
plongea avec douleur Typhoë dans le vaste Tartare.
De Typhoë (49)
naquirent les humides Vents, excepté Notus, Borée et l'agile Zéphyre
: Ces trois vents, issus d'une divine race, prêtent un grand secours aux
humains ; les autres, entièrement inutiles, agitent la mer, se précipitent sur
ses sombres vagues et causent des maux nombreux aux mortels en excitant de
violents orages. Tantôt, souffllant de tous les côtés, ils dispersent les
navires et font périr les matelots : alors il ne reste plus d'espoir de salut
aux infortunés qui les rencontrent sur la mer ; tantôt, déchaînés sur
l'immensité de la terre fleurie, ils
détruisent les brillants travaux des hommes nés de son sein en les couvrant
d'une poussière épaisse et d'une paille aride.
(50) Quand les bienheureux Immortels, après
avoir courageusement combattu pour l'empire contre les Titans,
eurent terminé cette guerre pénible ; ils engagèrent, d'après les conseils
de la Terre, Jupiter
Olympien à la large vue, à saisir le pouvoir et à commander aux dieux. Jupiter
leur distribua les honneurs avec équité. Ce roi des Immortels choisit pour
première épouse Métis (51), la
plus sage de toutes les filles des dieux et des hommes. Mais lorsque Métis
fut sur le point d'accoucher de Minerve déesse aux
yeux bleus, Jupiter, l'abusant par de flatteuses
paroles, la renferma dans ses propres flancs, selon les conseils de la Terre
et d'Uranus couronné d'étoiles, qui voulaient
empêcher qu'au lieu de Jupiter, un autre des dieux
immortels s'emparât de l'autorité souveraine ; car, suivant l'arrêt du Destin, Métis devait lui donner des
enfants fameux
par leur sagesse : d'abord la vierge aux yeux bleus, Minerve
Tritogénie, égale à son père en force et en prudence, puis un fils
qui, rempli d'un superbe courage, deviendrait le roi des dieux et des mortels. Jupiter
prévint un tel malheur en cachant Métis dans ses
flancs, afin que cette déesse lui procurât la connaissance du bien et du mal.
Ensuite il épousa la brillante Thémis ; Thémis
enfanta les Heures, Énomie, Dicé,
la florissante Irène, qui veillent sur les
ouvrages des humains, et les Parques, comblées par Jupiter des plus rares honneurs,
Clotho, Lachésis et Atropos,
qui dispensent aux hommes et les biens et les maux. La fille de l'Océan, Eurynome, douée d'une beauté ravissante, conçut
de Jupiter trois Grâces
aux belles joues, Aglaia, Euphrosyne et l'aimable Thalie.
L'amour, qui amollit les âmes, semble émaner de leurs paupières, et leurs
yeux ont des regards pleins de charmes.
Cérès, cette nourrice du monde, laissa Jupiter
entrer dans sa couche et engendra Proserpine aux
bras d'albâtre, Proserpine que Pluton
ravit à sa mère et que le prudent Jupiter lui
permit de posséder.
Jupiter aima encore Mnémosyne
à la belle chevelure, qui enfanta les neuf Muses
aux bandelettes d'or, les Muses sensibles aux
plaisirs des festins et aux douceurs du chant.
Latone (52), unie d'amour avec le
maître de l'égide, fit naître Apollon et Diane
chasseresse, ces deux enfants les plus aimables de tous les habitants du ciel.
Enfin Jupiter eut pour dernière épouse
l'éclatante Junon, qui mit au jour Hébé, Mars et Ilithye après
avoir partagé la couche du roi des dieux et des hommes. Mais il fit sortir de
sa propre tête Tritogénie aux yeux bleus, cette
terrible Pallas, ardente à exciter le tumulte,
habile à guider les armées, toujours infatigable, toujours digne de respect,
toujours avide de clameurs, de guerres et de combats.
Junon, sans s'unir à son époux, mais luttant de
pouvoir avec lui, après de laborieux efforts, enfanta l'illustre Vulcain,
le plus industrieux de tous les habitants de l'Olympe.
D'Amphitrite et du bruyant Neptune
naquit le grand et vigoureux Triton, dieu redoutable
qui, dans les profondeurs de la mer, habite un palais d'or auprès de sa mère
chérie et du roi son père.
Épouse du dieu Mars qui brise
les boucliers, Cythérée engendra la Fuite
et la Terreur, divinités funestes qui dispersent
les épaisses phalanges des héros et parmi les horreurs de la guerre secondent
la fureur de Mars, ce destructeur des villes ; elle
enfanta aussi Harmonie (53), que
le magnanime Cadmus choisit pour épouse.
La fille d'Atlas, Maïa
(54), montant sur la couche sacrée de Jupiter,
lui donna le glorieux Mercure, héraut des Immortels.
Sémélé, fille de Cadmus,
fécondée par les embrassemens de Jupiter, quoique
mortelle, engendra un dieu, le célébré Bacchus (55)
qui répand au loin l'allégresse ; tous les deux maintenant jouissent des
célestes honneurs.
Alcmène, unie d'amour avec Jupiter
qui rassemble les nuages, donna l'existence au puissant Hercule.
Le boiteux Vulcain, ce dieu illustre, eut pour
brillante épouse Aglaia (56), la
plus jeune des Grâces.
Bacchus aux cheveux d'or épousa la fille de Minos,
la blonde Ariane, que le fils de Saturne
affranchit de la vieillesse et de la mort.
L'intrépide enfant d'Alcmène aux pieds charmants,
le puissant Hercule, délivré de ses pénibles
travaux, choisit pour chaste épouse dans l'Olympe neigeux Hébé, cette fille du grand
Jupiter
et de Junon aux brodequins d'or. Heureux
enfin, après avoir accompli d'éclatants exploits, il est admis au rang des
dieux, et tous ses jours s'écoulent exempts de malheurs et de vieillesse.
La glorieuse fille de l'Océan, Perseïs
donna au Soleil infatigable Circé
et le monarque Éétés.
Eétés, fils du Soleil
qui éclaire les mortels, épousa, d'après le conseil des dieux, Idye
aux belles joues, cette fille du superbe fleuve Océan, Idye, qui, domptée par ses amoureuses caresses,
grâce à Vénus à la parure d'or, enfanta Médée
aux pieds charmants.
Recevez maintenant mes adieux, habitants des demeures de l'Olympe,
dieux des îles, de la terre et de la mer aux flots salés. Et vous, Muses
harmonieuses, vierges de l'Olympe, filles de Jupiter
maître de l'égide, chantez (57) ces déesses qui, reposant
dans les bras des mortels, donnèrent le jour à des enfants semblables aux
dieux.
Cérès (58), divinité
puissante, goûta les charmes de l'amour avec le héros Iasius
au sein d'un champ labouré trois fois, dans la fertile Crète
; là elle engendra le bienfaisant Plutus qui,
parcourant l'immensité de la terre et le vaste dos de la mer, prodigue au
mortel que le hasard amène sous sa main, l'abondance, la richesse et la
prospérité.
Harmonie, la fille de Vénus
à la parure d'or, conçut de Cadmus Ino, Sémélé, Agavé aux belles joues, Autonoë
qu'épousa Aristée à l'épaisse chevelure ; elle
enfanta aussi Polydore dans Thèbes couronnée de
beaux remparts.
Callirhoë, fille de l'Océan,
goûtant avec le magnanime Chrysaor les plaisirs de Vénus à la parure d'or, engendra le plus robuste
de tous les mortels, Géryon qu'immola le puissant Hercule
pour ravir ses boeufs aux pieds flexibles dans Érythie
entourée de flots.
L'Aurore donna à Tithon Memnon au casque d'airain, roi de l'Éthiopie et le
monarque Hémathion. Elle conçut de Céphale
un illustre enfant, l'intrépide Phaéton, homme
semblable aux dieux. Phaéton, encore paré des
tendres fleurs de la brillante jeunesse, ne pensait qu'aux jeux de son âge,
lorsque Vénus, amante des plaisirs, l'enleva,
l'établit nocturne gardien de ses temples sacrés et lui accorda les honneurs
divins.
Docile aux conseils des dieux immortels, le fils d'Éson
(59) enleva la fille d'Eétés, de ce monarque
nourrisson de Jupiter, lorsqu'il eut accompli les
nombreux et pénibles travaux que lui
avait imposés le grand roi Pélias, ce roi
orgueilleux, insolent, impie et criminel. Vainqueur enfin, après de longues
souffrances, il revint dans Iolchos, amenant sur
son léger navire cette vierge aux yeux noirs, dont il fit sa charmante épouse.
Bientôt, amoureusement domptée par Jason, ce
pasteur des peuples, elle mit au jour Médus que Chiron,
ce rejeton de Phillyre, éleva sur les montagnes.
Ainsi s'accomplissait la volonté du grand Jupiter.
La fille de Nérée, ce vieillard marin, Psamathe,
déesse puissante, enfanta Phocus après s'être
unie d'amour avec Éacus, grâce à Vénus
à la parure d'or.
Fécondée par Pélée, la divine Thétis
aux pieds d'argent fit naître un guerrier formidable, Achille
au coeur de lion.
Cythérée à la belle couronne donna l'existence
à Énée lorsqu'elle eut goûté les plaisirs de
l'amour avec le héros Anchise sur le faîte
ombragé de l'Ida aux nombreux sommets.
Circé, fille du Soleil,
né d'Hypérion, unie au patient Ulysse,
engendra Agrius et l'irréprochable, le vigoureux Latinus
; elle enfanta encore Télégonus, grâce à Vénus
à la parure d'or ; et ces héros, dans la retraite lointaine des îles
sacrées, régnèrent sur tous les illustres Tyrrhéniens.
Calypso, déité puissante, unie d'amour avec Ulysse,
eut pour fils Nausithoüs et Nausinoüs.
Telles sont les déesses qui, dormant dans les bras des mortels, donnèrent le
jour à des enfants semblables aux dieux. Maintenant chantez la
race des femmes illustres (60), ô Muses
harmonieuses, vierges de l'Olympe, filles de Jupiter
maître de l'égide !
FIN DE LA THÉOGONIE
(1)
Guiet a regardé comme supposés les cent quinze premiers vers de la Théogonie.
Heyne pense que le début n'est qu'un assemblage de plusieurs exordes distincts
composés par divers chantres. Il remarque une poésie différente depuis le
cinquième vers jusqu'au onzième, du onzième au vingt-quatrième, et de
celui-ci au trente-cinquième. Un autre rhapsode, suivant lui, a intercalé
l'exorde, placé entre ce dernier vers et le cinquantième. Wolf croit
reconnaître dans le commencement du poème la manière des anciens rhapsodes,
qui, avant de chanter les poésies des autres, avaient coutume de réciter
quelques fragments de leurs propres vers. Ces sortes de préfaces poétiques
renfermaient ordinairement les louanges des dieux, des déesses et des Muses,
célébrées dans le style de l'épopée ; comme elles étaient souvent
répétées et mises par d'autres chantres à la tête des poèmes antiques, on
ne doit pas s'étonner qu'elles y soient demeurées tellement attachées qu'on
les a confondues avec les poèmes eux-mêmes et conservées sous le nom d'un
seul auteur. Wolf signale dans ce début, qu'il compare à un hymne, beaucoup de
pensées incomplètes ou incohérentes et plusieurs hémistiches empruntés d'Homère.
Toutes ces remarques sont justes : on ne trouve pas d'unité de conception dans
l’exorde de la Théogonie ; mais il nous est impossible de spécifier ce qui
appartient à Hésiode ou aux rhapsodes ; nous nous bornerons à observer que
tout ce morceau est fortement empreint du caractère de la poésie ancienne,
qui, toujours liée à la religion, commençait par invoquer les dieux pour
mettre en quelque sorte ses inspirations sous leur protection et leur
sauvegarde. Toutefois la poésie d'Hésiode ne remonte pas si haut que celle
d'Homère : Homère ne parle ni du nombre et du nom des Muses, ni de leur
séjour sur l'Hélicon, ni du Permesse, ni de l'Hippocrène.
Le nom de Muses vient, suivant Jean
Diaconus, de deux mots : omou ousai
(étant ensemble), et suivant Leclerc du mot phénicien motsa
(inventrice), que les anciennes colonies de la Phénicie apportèrent en
Grèce.
D'après le système de Leclerc, qui donne à tout un sens historique, un choeur
de neuf vierges, d'abord célèbre par ses talens en Béotie et en Thessalie,
fut institué par Jupiter, roi de cette dernière contrée. Les âges suivants
feignirent qu'elles avaient inventé la poésie, la musique et l'éloquence ;
ils les divinisèrent et leur donnèrent pour mère Mnémosyne, parce que c'est
la mémoire qui fournit les sujets de poèmes et de discours. Diaconus, dans ses
allégories sur la Théogonie, voit en elles une image des âmes, qui,
débarrassées des liens du corps, s'épurent en montant plus haut, et, devenant
plus légères, connaissent la nature des choses, soulèvent le voile de toutes
les vérités, comprennent l'harmonie des astres et pénètrent les mystères de
la création. Les Muses sont la personnification des sciences humaines. retour
(2) Jupiter était honoré sur l'Hélicon. Les anciens élevaient des temples et des autels sur les montagnes. C'est sur les hauts lieux que les Persans et les Hébreux sacrifiaient. Le Mérou de l'Inde rappelle l'Olympe de la Grèce. retour
(3) Leclerc pense
qu'Hésiode a
fait chanter et danser les Muses pendant la nuit afin de ne pas laisser
découvrir l'artifice de sa poésie et parce qu'on pouvait lui objecter que les
Muses n'avaient jamais été vues de personne. Cette interprétation nous semble
trop subtile. Leclerc est tombé dans le défaut de ces critiques qui veulent
donner de l'esprit à leurs auteurs et qui jugent les siècles anciens d'après
les idées modernes. L'épithète de ennuchiai s'accorde avec l'image de
ce voile ténébreux dont le poète environne les Muses. Les divinités antiques
aimaient à s'entourer d'obscurité lorsqu'elles descendaient sur la terre. Dans
Homère, les dieux marchent presque toujours enveloppés d'un nuage pour
échapper aux regards des mortels. Dans Virgile, Vénus environne d'un manteau
de nuage (nebulae amictu).,Énée et les héros troyens
(Aen. lib. i, v.
411 ). Les dieux alors n'avaient pas la faculté de se rendre invisibles par
l'effet de leur seule volonté, ils ne le pouvaient qu'en employant un moyen
matériel.
La poétique image de ces Muses qui, dans l'ombre du mystère, forment des
choeurs de danse et font résonner l'Hélicon de leurs chants harmonieux a
peut-être inspiré au génie d'Horace l’idée de représenter Vénus
présidant la nuit aux jeux des Nymphes et des Grâces (Od., lib. 1, c. 4 ).
Apollonius de Rhodes a imité Hésiode en parlant des Nymphes qui célèbrent
Diane dans leurs chants nocturnes. (Lib. 1, v. 1225.) retour
(4) Junon était appelée Argéiê
parce que, suivant Strabon, on la croyait née à Argos. Quand Hésiode la
montre appuyée sur des brodequins d'or, il n'a pas eu l'intention de nous
donner une idée de la noblesse de sa démarche, ni encore moins de désigner l’air
éclairé par le soleil, comme le prétend Barlaeus ; il a rappelé par là,
involontairement sans doute, cette époque de première civilisation où la
sculpture métallique fabriquait les statues des divinités.
Junon était appelée Chrusopedilos probablement parce que ses antiques
statues la représentaient avec des brodequins d'or, de même que Minerve était
appelée Glaucopis parce que le métal qui figurait ses yeux avait une
teinte bleuâtre. L'épithète de Chruséê appliquée à Vénus,
épithète que l'on a tort, selon nous, de traduire par blonde, comme si
l'éclat de l'or voulait désigner la couleur de ses cheveux, indique également
que les statues de cette déesse étaient d'or ou la représentaient couverte
d'une parure de ce métal. Neptune aux noirs cheveux (Cuanochtaités),
Thétis aux pieds d'argent (Arguropèza), Hébé à la couronne d'or (Chrusostephanos),
attestent encore que la sculpture primitive employait l'assemblage des métaux
pour figurer les images des dieux. Les épithètes, chez les anciens Grecs, ne
peignaient en général que les objets matériels ; même en retraçant un
souvenir mythologique, c'était encore d'une source physique qu'elles
provenaient. Ainsi on appelait Junon Boopis sans doute parce qu'elle avait
été d'abord adorée sous l'image d'une vache. L'origine de ce culte remontait
jusqu'aux Hindous, chez qui le boeuf représentait Civa comme père et
générateur, et la vache était consacrée à Bhavani et à Lakchmi. On doit
donc traduire exactement toutes les épithètes et ne pas les détourner de leur
signification primitive, soit en leur donnant un sens moral, soit en les
remplaçant par une image équivalente : leur reproduction fidèle peut servir
beaucoup à l'intelligence du polythéisme grec. Nous devons remarquer qu'elles
sont semblables chez Hésiode et chez Homère, tant elles se trouvaient
intimement liées au fond même de la religion !
Barlaeus signale des traits de ressemblance entre l'Apollon grec, à qui on
attribue l'invention de la musique, et Jubal, que Moïse (Genèse, 4)
appelle le père de ceux qui chantent sur la lyre. Platon, dans
le Cratyle, lui
attribue quatre talents : la musique, la divination, la médecine et l'art de
lancer des flèches. Cicéron (De natura deorum, lib. 3) compte quatre Apollons, dont le plus ancien est, selon lui, l'Apollon né de Vulcain et
gardien d'Athènes. Le plus célèbre de tous est le fils de Jupiter et de Latone. C'est à tort que beaucoup de mythologues l'ont confondu avec le soleil
(hélios), comme ils ont pris Diane pour la lune (Séléné) ;
l'épithète de brillant (Phoibos), qui est devenu ensuite un
second nom propre d'Apollon, a pu faire naître cette erreur. M. Kreuzer pense
que les rayons mâle et femelle de la lumière étaient personnifiés, l'un dans
Apollon, l'autre dans Artémis, et que cette lumière avait pour symbole, aux
yeux des prêtres lyciens, les flèches qu'on représente comme l'attribut de
ces deux divinités, attendu qu'Olen apporta leur culte de la Lycie, pays
d'archers et de chasseurs. Quelque ingénieuse que soit une telle conjecture, le
soleil et la lune, du temps d'Homère et d'Hésiode, étaient entièrement
distincts d'Apollon et de Diane, dont l'image ne présente aucune trace d'une
corrélation apparente ou secrète avec ces deux astres. retour
(5) Thémis représente la Justice ou la Vengeance céleste, qui récompense les bons ou punit les méchans; l'épithète de Aidoia convient à la dignité de son emploi. Aulu-Gelle la décrit ainsi (lib. 14): "Imaginem Justitiae fieri solitam formâ atque filo virginali, adspectu vehementi et formidabili, luminibus oculorum acribus, neque humilem, neque atrocem, sed reverendae cujusdam tristitiae dignitate." Pline dit (H-N. Lib. 4. c. 3) qu'elle eut près du Céphise en Béotie un temple où elle rendait ses oracles, et que Deucalion et Pyrrha après le déluge vinrent la consulter sur la manière de repeupler le monde. Cicéron compte quatre divinités de ce nom. (De natura deorum, lib.8) retour
(6) Les anciens, témoins des
bienfaits de la lumière et des mouvements éternels des astres, représentèrent
l'aurore, le soleil et la lune sous l’image des trois divinités qui
présidaient au jour et à la nuit. L'astrolâtrie, comme on le sait, remonte
presque jusqu'au berceau du monde ; les Grecs, à cause de leurs relations avec
l'Orient, durent s'y livrer dans l'origine; mais son règne s'affaiblit d'âge
en âge au point de disparaître entièrement du temps d'Hésiode. Celte
personnification des astres subsista seulement comme un témoignage, comme un
débris des croyances primitives.
Nous remarquerons qu'Hésiode dit Hélion mégan, de même que Moïse (Genèse,
10) appelle le soleil luminare major. retour
(7) Hésiode, au sujet de Latone, de Japet, de Saturne, de la Terre, de l'Océan et de la Nuit, confond les divinités, qui de son temps n'étaient plus l'objet d'aucun culte avec celles qu'on adorait encore. Saturne, symbole du Temps, qui a commencé avec la marche des astres et avec la sphère céleste ; Japet, dont le nom, semblable à celui de Japhet, fils de Noé et père des Européens, rappelle peut-être le souvenir de l'établissement des peuples dans une des parties du monde ; la Nuit, qui avant la naissance des dieux occupait l'espace vide et ténébreux appelé le Chaos ; l'Océan, représenté comme un des principes de la création, à laquelle l'humidité est nécessaire ; la Terre, qui dans l'acte de la génération est l'élément femelle comme le ciel est l'élément mâle ; toutes ces divinités, liées soit à des idées cosmogoniques, soit à un ancien système religieux, se trouvent invoquées pêle-mêle avec les dieux qui, comme Jupiter, Neptune et Apollon, sont en possession de tous les honneurs divins et ont survécu à la ruine du culte primitif. Cette confusion mythologique peut servir à confirmer nos doutes sur l'authenticité du début de la Théogonie. Avouons toutefois que le poème entier n'offre guère qu'une oeuvre à double face, où des idées contradictoires viennent trop souvent s'entre-choquer et s'entasser sans ordre. retour
(8) Les
poètes
anciens ou les héros de leurs poèmes n'étaient guère dans l'usage de
prononcer leur propre nom lorsqu'ils parlaient d'eux-mêmes. Achille dit
cependant (Iliade, ch. i, v. 240) : " Les enfans des Grecs
regretteront Achille."
Mais Homère ne parle jamais de lui et ne se nomme nulle part. Si Hésiode
prononce ici son nom, nous ne croyons pas, comme Wolf, que cette tournure
respire une certaine simplicité antique ; nous pensons qu'elle indique plutôt
une époque où, la poésie étant devenue moins générale et par conséquent
moins naïve, les chantres, éprouvant le besoin de l’individualisme, aimaient
à fixer sur eux l'attention et suivaient les conseils de leur vanité au lieu
de ne songer qu'aux intérêts et aux plaisirs du grand nombre.
Hésiode se représente gardant des troupeaux, non comme un pasteur mercenaire,
mais conformément à l'usage d'un siècle où les emplois champêtres étaient
le partage des héros et même des rois : peut-être a-t-il voulu montrer
comment les Muses peuvent de la condition la plus simple élever un homme
jusqu'au rang de poète. Lucien et Perse semblent s'être moqués de cette
apparition des Muses à Hésiode ; Ovide y fait allusion deux fois d'abord dans
les Fastes, 6, v. 13 :
Ecce deas vidi, non quas
praeceptor grandi
Viderat, ascraeas cùm sequeretur oves.
Ensuite dans le poème de l'Art d'aimer,1i, vers 27
Nec mihi sont visae Clio Cliusque
sonores,
Pascenti pecudes vallibus, Ascra, tuis. retour
(9) L'habitude qu'avaient les
poètes de commencer et de finir leurs chants en invoquant les dieux remonte à
la plus haute antiquité, puisque la religion était le centre d'où partait et
où revenait sans cesse la poésie. Les expressions employées ici par Hésiode
se retrouvent dans ses vers sur Linus, dans le fragment d'un hymne homérique à
Apollon, dans le début des Pensées de Théognis et dans beaucoup
d'autres poésies consacrées à l'éloge des dieux. Une telle formule de
louange s'appliquait même aux monarques ; ainsi dans l'Iliade (ch. 9, v. 97),
Nestor dit à Agamemnon : "C'est par loi que je commencerai, c'est par toi
que je finirai ce discours."
Les poètes latins ont emprunté des Grecs cette pensée qui marque toujours la
déférence et le respect. Horace (Épitre I, lib. i, v. 1) s'adresse
ainsi à Mécène : prima dicte mihi summa
dicende Camoena.
Virgile a dit également (Églogue 8, v. 11) : A
te principium tibi desinet. retour
(10) Cette expression proverbiale : "Pourquoi
m'arrêter ainsi autour du chêne ou du rocher ?" voulait probablement dire
: "Pourquoi parler de choses étrangères à ce qui m'occupe ? " Le
Clerc pense qu'elle était venue de ce que les poètes qui avaient commencé la
description d'une montagne ou d'une forêt se jetaient quelquefois dans de
longues digressions qui les éloignaient de leur but. La conjecture de Le Clerc
nous semblerait plus fondée s'il eût dit que c'était le chêne ou le rocher
qui servait de digression au lieu d'être le sujet du récit principal. Ce
proverbe se trouve originairement dans l'Iliade et dans l’Odyssée.
Hésiode a préféré le sens qu'il a dans ce premier poème à celui qu'il
présente dans le second.
Dans l'Iliade (ch. 22, v, 126), Homère fart dire à Hector prêt à
combattre Achille : "ce n'est plus le temps
de s'entretenir ici sur le chêne ou sur le rocher, comme les vierges et les
jeunes hommes qui discourent ensemble." Heyne et Wolf prétendent que celle
tournure indique la sécurité avec laquelle on s'entretient, comme lorsque deux
personnes assises dans un lieu élevé, sur un arbre ou sur une roche, se
plaisent à causer tranquillement. L'expression d'Hésiode péri drun
ou péri pétrés est à peu près conforme à celle d'Homère apo
druos, apo pétrés, que les traducteurs ont eu tort, selon
nous, d'expliquer comme si le poète disait : "Ce n'est plus le temps de
parler du chêne ou du rocher." Nous croyons qu'Homère laisse à entendre
que ce n'est plus le temps de s'asseoir sur le haut d'un rocher ou à l'ombre
d'un chêne pour discourir longuement, comme font les bergers oisifs. C'est dans
le même sens qu'Hésiode emploie ce proverbe qui rappelle la grande simplicité
des moeurs antiques et l'époque où les hommes vivaient encore plutôt
dispersés dans les forêts que réunis dans les cités.
Dans l'Odyssée (ch. 19, v. 463), Pénélope dit à Ulysse, qu'elle ne
reconnaît pas : "Dis-moi quelle est ta puissance ; car tu n'es pas né de
l'ancien chêne ou du rocher." Les scholiastes prétendent que cette
croyance populaire est due à la tradition fabuleuse d'après laquelle, les
femmes déposant leurs enfants dans le creux des arbres, ceux qui trouvaient ces
enfants les disaient nés du chêne ou du rocher, ou qu'elle s'est répandue
parce que les premiers hommes, encore nomades, s'accouplaient avec les femmes
dans les lieux arides et dans les forêts sauvages. D'autres commentateurs y
voient une allusion à la métamorphose des pierres en hommes par Deucalion,
métamorphose qui fournissait aux enfants des sujets d'entretiens futiles. Quoi
qu'il en soit, elle retrace ici d'anciens et obscurs souvenirs ; elle rappelle
confusément ce mystère des origines qui se perd dans la nuit des âges. Un
pareil sens ne peut s'appliquer ni à l'autre passage de l'Iliade ni au
vers de la Théogonie. Voici comment ce vers est paraphrasé par Wolf :
"Sed quid in his quae ad eam rem quam tracto minus faciunt, tam diu
velut otiosus moror?" Une telle explication est conforme à celle du
scholiaste. Wolf trouve que cette réflexion d'Hésiode a quelque chose de
brusque et de forcé. En effet elle ne se rattache ni à ce qui la précède ni
à ce qui la suit. Peut-être a-t-elle été ajoutée par un de ces rhapsodes
dont souvent la mémoire, confondant les anciens poèmes, intercalait dans l'un
les vers qui appartenaient à un autre. retour
(11) Ce vers ressemble au trente-deuxième et par conséquent est tiré de l'Iliade. Nous retrouvons dans Hésiode beaucoup de vers qui existent déjà dans Homère ; on a voulu en conclure que l’auteur de la Théogonie était postérieur au chantre de la guerre de Troie. Mais qui peut décider quel est celui de ces deux poètes qui a copié ou imité l'autre ? La véritable preuve de la postériorité d'Hésiode, ce ne sont pas quelques formes de langage qui étaient entrées pour ainsi dire dans le domaine public, c'est le sujet particulier de ses chants, c'est le fond même de la poésie. retour
(12) Cette image de la parole, comparée à un flot qui coule, a son origine dans l'Iliade (ch. I, v. 249). Homère dit que les paroles coulaient plus douces que le miel de la bouche de Nestor. retour
(13) La poésie grecque, malgré
sa simplicité ordinaire, prêtait aux choses inanimées le sentiment de la
douleur ou de la joie, mais elle n'avait recours que rarement à cette espèce
de personnification poétique. L'idée de faire sourire le palais de Jupiter
quand les Muses chantent a été probablement inspirée à Hésiode par ce
passage de l'Iliade (ch. 19, v. 362) "L'éclat de ces armes monte
jusqu'au ciel, et la terre tout entière sourit aux éclairs de l'airain."
L'image employée par Hésiode semble aussi belle, quoique moins hardie, que les
expressions d'Homère ; le merveilleux et l'extraordinaire s'appliquaient
naturellement au chant des Muses et au séjour des dieux. Dans Homère, il
s'agit de l'appareil des batailles, de l'éclat menaçant des lances et des
boucliers, tandis qu'Hésiode nous représente les Muses charmant l'Olympe de
leurs accords pacifiques et harmonieux : l'image du sourire qui fait naître
l'idée du calme et de l'allégresse parut donc ici plus convenablement placée.
Ces deux passages de l’Iliade et de la Théogonie ont eu de
nombreux imitateurs. retour
(14) L'épithète de neigeux, appliquée à l'Olympe, est d'origine homérique et indique que la demeure des dieux n'était autre chose qu'une montagne de Thessalie couverte de neige à cause de son élévation. L'humanité avait servi de type à l'image de la divinité : les dieux se livraient à tous les plaisirs et à toutes les passions des hommes; ils aimaient comme eux les festins et la musique. Ce qui établissait leur supériorité, c'était leur force physique, c'était le lieu où ils demeuraient ; si dans l'origine ils avaient habité la terre, leur séjour ne s'était reculé que sur une montagne, et l'anthropomorphisme avait construit et peuplé leur Olympe. retour
(15) Les Muses chantent d'abord
la Terre et Uranus et
tous les dieux enfantés par ces deux divinités, les dieux appelés Uranides ou
Titans, les dieux du premier ordre ; puis Jupiter
et ses descendants, qui appartiennent à la seconde race; enfin les héros,
c'est à-dire les fondateurs de villes, les bienfaiteurs de l'humanité, les
inventeurs des arts, les guerriers fameux qui ont joui des honneurs divins
après leur mort. Il n'est bas étonnant que les Muses célèbrent les héros,
puisque les dieux étant venus dans les premiers siècles se mêler
familièrement avec les hommes, il y avait eu entre eux communauté d'actions et
de sentiments. Ces trois classes de dieux étaient les seules que reconnussent
les contemporains d'Hésiode, dont la pensée ne remontait pas plus haut que
jusqu'à la Terre et à Uranus.
D'après les physiciens et les allégoristes, la Terre, mère et nourrice de
tous les corps, n'a pu rien enfanter sans être fécondée par les rayons de la
chaleur : de là le mythe qui l'a supposée l'épouse du Ciel. Les anciens les
considérèrent tous deux comme les principes mâle et femelle qui avaient
produit toute chose. Dans la Genèse, le ciel et la terre naissent dès le
premier jour ; il en est de même dans la Théogonie ; seulement Hésiode fait
jouer à la matière informe et aveugle, au chaos qui existe avant tout, le
rôle d'être créateur que Moïse attribue à Dieu. La notion de ce Dieu
suprême, auteur de l'univers, était inconnue aux anciens Grecs ou se
confondait dans leur esprit avec l'idée de Jupiter,
qu'Hésiode cependant range
parmi les dieux du second âge, mais qui alors était l'objet du culte dominant
et regardé comme le centre de la sphère mythologique. retour
(16) Les Muses devaient plaire
à l'assemblée céleste en chantant les Géants que Jupiter avait vaincus.
D'après Hésiode, ces Géants naquirent de la Terre et du sang
d'Uranus, privé
par Saturne de ses parties génitales. Apollodore (lib. i, c. 6, § i) prétend
qu'ils étaient d'une force et d'une taille extraordinaires ; qu'ils avaient de
longues barbes et de longs cheveux, des jambes couvertes d'écailles de serpent,
et qu'ils lancèrent contre le ciel des rochers et des chênes enflammés. Josèphe, dans ses Antiquités judaïques, raconte qu'ils provinrent de
l'accouplement des démons avec les femmes. Macrobe (Saturnales, liv. 10,
c. 20) croit que c'était une race d'hommes impies qui avaient voulu chasser les
dieux du ciel. Les uns les disaient fils de Titan et de la Terre, les autres
nés du sang des Titans tués par Jupiter. Peut-être les nombreux poèmes
anciennement composés sous le titre de Gigantomachies n'étaient-ils
inconnus ni d'Ovide ni de Claudien. Dans cette fable il y a beaucoup de traits
qui se rapportent à la Thessalie, bouleversée, comme l'indique encore
aujourd'hui l'aspect du sol, par d'anciens trernblements de terre et par de
grands incendies. La cause physique, comme il est arrivé souvent, a pu se
transformer en un mythe, et le théâtre de ce mythe a été transporté dans
d'autres contrées où de semblables catastrophes avaient eu lieu, comme dans
les champs Phlégréens, près de Cumes, en Italie. D'après Pausanias (lib. 8,
c. 29), la gigantomachie avait eu lieu en Arcadie, sur les bords de l'Alphée,
et à Tartesse, en Espagne, suivant le scholiaste d'Homère (Iliad, c. 8,
v. 479). Les poètes feignirent que les Géants furent plongés dans le Tartare
ou que, foudroyés par Jupiter, ils furent ensevelis sous l'Etna ou sous les
îles de Mucone et de Lipare. On les a confondus souvent avec les Titans, et
leur combat offre des traits de similitude avec la défaite de Typhon. Les
orientalistes leur ont trouvé des rapports avec les hommes audacieux qui
bâtirent la tour de Babel (Genèse, 6) et avec Josué faisant la guerre
aux Cananéens (Nombres, 13). La fable de leur combat n'a été inventée
qu'après Homère et Hésiode, qui n'en parlent point. Les Géants dont il est
question dans l'Odyssée (c. 7, v. 59 et 205), voisins des Phéaciens et
sujets d'Eurymédon, père de Péribée, sont représentés comme un peuple
sauvage et impie ; mais le poète ne dit pas de quelle manière ils périrent
avec leur roi. Apollodore, dans ce qu'il raconte de la défaite des Géants, a
probablement suivi la tradition de Phérécide, d'Acusilaüs et de quelques
anciens poètes. Quant à leurs noms, ils en ont en plusieurs. Apollodore (liv.
I, c. 6, §. 1 et 2) cite Porphyrion, Alcyonée, Éphialte, Euryle, Clytius, Encelade,
Pallas, Polybotès, Hippolyte, Gration, Thoon
et Agrius. Mimas a
été célébré par Euripide (Ion. 215) et par Horace (O. 3. 4,
v. 53), qui parle aussi de Rhétus. C'est Alcyonée
qui a fait naître la fable de la lutte d'Antée avec Hercule. Pindare (Néméennes I, V. 100) parle de la victoire remportée
par ce dieu sur les Géants.
Les physiciens ont vu dans la Gigantomachie la lutte des vents, qui, renfermés
dans le sein de la terre et ne trouvant pas d'issue, brisaient les plus hautes
montagnes et en lançaient les débris contre le ciel. Des mythologues ont
supposé que le bruit souterrain des volcans n'était que le gémissement des
Géants écrasés sous leur poids. Nous pensons que dans ce mythe comme dans
beaucoup d'autres, les inventions de la fable reposent sur un fonds de vérité
historique. Presque toutes les traditions primitives parlent d'une race d'hommes
supérieure en stature et en force : Homère représente souvent les anciens
héros comme plus vigoureux que ceux de son temps, et s'il donne à quelques-uns
de ses dieux une taille surnaturelle, cette fiction atteste peut-être sa
croyance à des êtres humains doués de dimensions gigantesques, puisque
c'était l'homme qui, dans le polythéisme grec, avait servi de type à la
divinité. Hésiode, en nous parlant de l'existence des Géants, confirme donc
cette opinion des savants qui prétendent que l'univers a été peuplé dans
l'origine d'une race plus grande et plus vigoureuse. retour
(17) Hésiode, au milieu du polythéisme, semble quelquefois reconnaître l'unité de la puissance divine en montrant Jupiter comme le maître des dieux, le dispensateur de tous les emplois, le souverain du ciel et de la terre ; le foudre est l'emblème et l'instrument de son pouvoir. Sa victoire sur son père Saturne est une preuve de sa force ; elle atteste un nouvel ordre de choses et la substitution d'une monarchie à une autre. Jupiter ayant été d'abord un roi de Thessalie, les Grecs mêlaient en lui la notion de l'homme avec celle du dieu, ils confondaient le mont Olympe avec le ciel. retour
(18) Suivant les pythagoriciens,
les Muses étaient les âmes des sphères célestes, qui en s'éloignant du
centre du monde rendaient des sons différent et marchaient les unes plus
lentes, les autres plus rapides, mais par leur mouvement universel produisaient
cette harmonie divine que Pythagore disait avoir entendue souvent.
Calliope était la plus importante des neuf Muses, parce qu'elle présidait à
l'épopée : l'épopée, consacrée aux héros, aux rois et aux dieux, devait
obtenir la préférence sur tous les autres poèmes dans un siècle où la
religion et l'histoire étaient les deux sources fécondes de la poésie
populaire. retour
(19) Le Chaos enfante l'Érèbe et la Nuit : l'Érèbe représente la masse lourde et confuse de ces ténèbres qui s'étendaient partout avant la naissance du monde, comme nous le dit Moïse. Les poètes l'ont pris pour l'enfer. La Nuit, qu'Orphée appelle la mère des dieux et des hommes, la Nuit, l'épouse naturelle de l'Érèbe, est née du Chaos, parce qu'avant la création du soleil et des astres, l'air était ténébreux. retour
(20) De l'Érèbe et de la Nuit naquirent l'Éther et le Jour : l'Éther est la partie supérieure de l'air ; il forme cette région de feu dont parle Anaxagore. Sa chaleur remplit, féconde et nourrit tout. On a dû l'adorer comme un esprit divin qui anime le vaste corps de l'univers : "Mens agitat molem." Le Jour est regardé comme le fils de la Nuit, parce qu'il ne peut briller qu'après le départ de la nuit qu'il remplace. retour
(21) De l'hymen de la Terre et
d'Uranus naquirent d'autres enfans
Céus, un des Titans, dont parle Virgile ;
Créus, qui fut peut-être un roi puissant, comme
l'indique son nom, dérivé de créin (commander) ;
Hypérion, père du Soleil et qui, suivant Diodore
de Sicile, connut et enseigna aux hommes la marche de tous les astres ;
Japet, père de Prométhée et considéré comme
l'auteur du genre humain ;
Théia, mère du Soleil, parce que les bienfaits
que cet astre répand semblent venir d'une nature divine : théia ;
Rhéa, mère et nourrice de tous les hommes et dont
le nom vient de rhéin (couler), parce que, selon Chrysippe, les eaux
coulent de son sein, ou parce que, suivant Platon, elle représente le temps,
qui coule et ne reste pas;
Thémis, qui enseigne ce qui est permis ou défendu et instruit les hommes à la
sagesse et à l'équité ;
Mnémosyne, mère des Muses et déesse de la Mémoire, à l'aide de laquelle on peut acquérir et conserver tous les trésors
des sciences ;
Phébé, qui, d'après les physiologues, exprime
par son éclat la pureté de l'air et porte une couronne d'or comme symbole de
cet éclat ;
Téthys, épouse de l'Océan, mère des Néréides
et différente de cette Thétis qui épousa Pélée et enfanta Achille ;
Enfin Saturne, vieillard impénétrable, vivant
emblème du temps, qui produit et dévore tous les êtres.
Ces différents noms, comme on le voit, rappellent des traditions historiques ou
des allégories physiques ou morales. Voici ce que dit à ce sujet le savant M.
Guigniaut (Religions de l'antiquité, ouvrage traduit de Frédéric
Creuzer, tome 2, 1ère partie, p. 802)
"Les uns sont les personnifications des éléments confusément entassés
dans le chaos et qui peu à peu s'en dégagent, se limitent réciproquement et
entrent en accord ; les autres représentent symboliquement les relations du
soleil, de la lune et des étoiles, dont l'observation donne la mesure du temps
; d'autres sont les lois religieuses, les moeurs et les institutions
personnifiées ; quant à Cronos ou Saturne, c'est le dieu caché, retiré en
lui-même, l'abîme ténébreux et incommensurable du temps." retour
(22) Les mythologues comptent
trois races de Cyclopes : d'abord ceux qui, nés de la Terre et d'Uranus,
passaient pour les plus anciens, puis ceux qui bâtirent les murs de Mycènes et
de Tyrinthe et parcoururent diverses contrées où ils laissèrent tant de vieux
monuments ; enfin les compagnons de Polyphème, que l'auteur de l'Odyssée et les
poètes de l'âge suivant ont placés en Sicile. Malgré cette distinction de
races, l'Antiquité dut les confondre en une seule et attribuer aux uns ce qui
n'appartenait qu'aux autres. Les poètes dans leurs récits consultèrent moins
la véritable date de l'origine des Cyclopes que les diverses traditions de leur
propre siècle qui s'étaient modifiées avec le temps. Ainsi quoique les
Cyclopes de l'Odyssée soient nés après ceux de la
Théogonie, leurs moeurs
annoncent une époque plus antique ; ils sont représentés comme des hommes
encore sauvages, inhospitaliers, étrangers à l'agriculture et à la
navigation, tandis que les autres ont en partage l'industrie et les arts. Celte
différence vient de ce que le chantre de la Théogonie, étant postérieur à
celui de l'Odyssée, s'est conformé aux changements que, grâce aux progrès de
la civilisation, la tradition avait subis dans l'intervalle des deux poèmes.
La fable relative à l'oeil des Cyclopes est peut-être née de leur nom même,
quoique, selon la remarque de Heyne, ce nom, dans le principe, puisse avoir
signifié des yeux ronds, énormes et menaçants. Le scholiaste nous apprend que
Hellanicus disait qu'ils étaient ainsi nommés de Cyclops, fils
d'Uranus. Les
physiciens ont vu dans leur oeil unique tantôt le mouvement des astres autour
de la terre ou les tourbillons circulaires des vapeurs et du feu, tantôt les
éclairs qui jaillissent des sombres nuages ou la bouche enflammée des volcans.
On peut raisonnablement supposer que les Cyclopes offrent la personnification de
quelque phénomène physique; leurs dénominations de Brontès, Stéropès,
Argès indiquent des rapports avec les explosions électriques de l'atmosphèren
:
Brontès signifie le tonnerre; Stéropés, l'éclair;
Argès, la blancheur ou l'activité de la flamme. L'emploi
que leur attribue Hésiode confirme une pareille opinion ; il les représente
comme des forgerons habiles qui ont fabriqué la foudre de Jupiter. retour
(23) Après les
Cyclopes, la
Terre enfanta les trois Centimanes, Cottus, Briarée, qui, suivant Homère (Iliade, ch.
I, V. 404), est le même qu'Vgéon, et Gygès,
qu'Apollodore appelle Gyés (lib.
i, ch. 1, § 1) : tous les trois secoururent Jupiter dans sa guerre contre les Titans. Sous le rapport fabuleux, leur origine peut remonter jusqu'à la
mythologie indienne, qui représente ses dieux armés de têtes et de bras
innombrables et qui leur donne des figures bizarres et des formes monstrueuses.
Le fragment suivant de Sanchoniathon nous montre quelques similitudes entre les
croyances phéniciennes et les traditions du polythéisme grec :
"Ceux qui étaient nés d'Oeon et de Prologonos s'appelèrent Génos et
Guénéa et habitèrent la Phénicie.
De Génos naquirent des enfants mortels nommés la Lumière, le Feu, la Flamme.
Ils procréèrent des fils d'une grandeur et d'une fierté
extraordinaires, dont les noms furent donnés à certaines montagnes qu'ils
envahirent."
Sous le rapport historique, c'étaient peut-être, comme le suppose Leclerc,
trois anciens brigands redoutables par la force de leurs corps et par le grand
nombre de leurs complices : aussi Hésiode les appelle-t-il
ouc onoînastoi,
épithète applicable aux hommes impies dont on tremble de prononcer le nom
sinistre et à laquelle répond exactement le mot latin nefandi.
Sous le rapport physique, Bergier veut qu'ils aient été des montagnes ; Heyne
pense qu'ils pouvaient signifier la force impétueuse de la nature manifestée
par quelque effet cosmogonique ; M. Guigniaut (Religions de l'antiquité,
tome 2, 1ère partie, p. 362) voit dans la double triade des Cyclopes et des
Centimanes une opposition symétrique de l'été et de l'hiver : les uns, selon
lui, sont les explosions électriques de l'air, propres à la saison brûlante ;
les autres désignent l'hiver avec le vent et l'inondation qui accompagnent
toujours la saison froide et pluvieuse. Quoi qu'il en soit de ces diverses
suppositions, les Centimanes semblent nous rappeler ces premiers âges du monde
où les hommes étaient à la fois plus vigoureux, plus grands et plus
féroces. Morse nous parle également d'une race de géants qui existait avant le
déluge. retour
(24) Ce récit de
Saturne, qui
coupe les parties génitales de son père Uranus, considéré sous le point de
vue historique, peut représenter un changement de dynastie, la chute d'Uranus
et l'avènement de Saturne ; mais il est vraisemblable qu'il renferme une
pensée plus haute et plus profonde et qu'il indique le temps qui détruit la
force génératrice. Lorsque, après plusieurs expériences successives de la
nature, l'ordre de choses une fois créé subsista pour toujours, le pouvoir
d'engendrer des formes nouvelles sembla entièrement anéanti. Uranus peut donc
signifier les premiers essais de la création, dont Saturne a été le
complément.
Ce symbole de la nature privée de sa puissance génératrice existe dans
beaucoup de religions sacerdotales ; la mythologie grecque le leur a emprunté,
mais sans en faire une des bases du culte. Nous le retrouvons dans les fragments
de Sanchoniathon, qui ont été probablement le type de la fable d'Hésiode.
"D'Élium, appelé Hypsistus
(le très-haut), et d'une femme appelée Béruth
naquit Épigeios ou l'autocthone, que dans la
suite ou appela Uranus.
Uranus eut une soeur descendue des mêmes
parens et que l'on nomma Gué.
Uranus prit l'empire de son père et épousa sa soeur Gué; il en eut
quatre enfants : Ilus ou Cronos, Bétyle et Dagon, qui
est Siton (le donneur de blé), et Atlas.
Uranus eut encore de plusieurs autres femmes une race nombreuse. Gué,
devenue jalouse, donna du chagrin à Uranus, et ils se séparèrent. Uranus,
privé de son épouse, s'approchait d'elle de force et l'abandonnait de nouveau
: il essayait de faire périr les enfans qu'elle mettait au jour.
Gué rassembla plusieurs personnes qui la secoururent contre Uranus.
Cronos, devenu homme, usant des conseils et de l'appui d'Hermè le trismégiste, son scribe, pour honorer sa mère, s'opposa à son
père Uranus.
Cronos combattit et chassa son père de sa royauté. Cronos, dans la
trente-deuxième année de son règne, s'étant mis en embuscade contre son
père Uranus, dans un vallon, d'un coup de sabre lui coupa les parties
génitales : cette action se passa entre des fontaines et des rivières.
C'est là qu'Uranus reçut l'apothéose ; il y avait rendu l’esprit, et
son sang, sorti par la blessure, avait coulé, en se mêlant avec les eaux des
fontaines et des rivières.
On montre aujourd'hui encore l'endroit où cet événement a eu
lieu."
Le mythe célébré par Hésiode a dû l'être par les chantres antérieurs,
comme on le voit par un fragment d'Orphée que nous a conservé Proclus (In
Timoeum p. 296) et où il est dit que les Titans entrèrent tous dans la
conjuration contre leur père, mais que l’Océan, après avoir délibéré
longtemps s'il mutilerait Uranus ou s'il refuserait de partager le crime de
Saturne et de ses autres frères, se décida pour ce dernier parti. Hésiode ne
parle pas du refus de l’Océan ; il dit qu'aucun des frères de Saturne n'osa
se charger du soin de venger la Terre et que Saturne seul eut ce courage. Les
détails de cette fable s'étaient modifiés avec le temps, mais le fonds en
était resté le même. Apollodore semble avoir suivi la tradition orphique
plutôt que celle d'Hésiode. retour
(25) La Nuit enfante toute seule
une foule d'êtres nuisibles et redoutables ; comme elle n'a pas eu d'époux, ce
qui a été engendré sans volupté devait inspirer la crainte et l'horreur. Ici
les allégories ont un sens tour à tour moral et cosmique. La création se
divise et se multiplie ; mais la nature nous montre toujours les éléments du
mal et du désordre au milieu même de sa régularité.
Tout ce morceau compris entre les vers 210 et 233 a été regardé comme
interpolé par Ruhnkenius, Hermann et d'autres savants. Heyne rejette les vers
212, 213, 220, 221 et 222. Wolf conteste le vers 224. En effet, beaucoup
d'idées sont contraires aux diverses traditions qu'Hésiode a suivies dans le
reste de la Théogonie. Conformons-nous cependant à l'ordre de création
adopté par le poète, tout en signalant ses contradictions.
D'abord la Nuit engendre le Destin
et la Parque, qu'Hésiode distingue l'un de
l'autre, mais qui l'ont eue pour mère commune, parce que le sort des mortels
reste enveloppé d'épaisses ténèbres. Le Destin, dans Homère, est un
enchaînement successif de causes et d'effets qui domine les hommes et qui finit
toujours par l'emporter sur les dieux, quels que soient les obstacles que leur
volonté ou leur puissance lui oppose. D'après l'opinion des stoïciens, il
représentait l'esprit divin qui a tout créé avec ordre et prescrit ses bornes
à la vie humaine.
La Parque dont il s'agit ici est probablement une des trois
qu'Hésiode nomme v.
218. On ne voit pas pourquoi il la sépare de ses soeurs.
La Mort est fille de la Nuit parce qu'elle amène
une nuit éternelle ; les anciens l'adoraient comme une déesse. Le Sommeil
est son frère dans Hésiode ainsi que dans Homère. (Iliade, ch. 14, v.
231, et ch. 16, v. 672 et 682.) L'idée de cette fraternité se reproduit en
Grèce dans les arts comme dans la religion. Pausanias (Élide, c. 18)
dit que sur le côté gauche du fameux coffre de Cypsèéus on voyait une femme
tenant sur son bras droit un enfant blanc endormi, et sur l'autre un enfant noir
qui semblait aussi dormir, et que les inscriptions apprenaient que ces enfants
étaient la Mort et le Sommeil, et que la Nuit leur servait de nourrice. On se
rappelle le vers de Virgile conforme à celte tradition grecque :
Et consanguineus lethi sopor. (Aen 6, v. 278.)
La troupe des songes, compagne naturelle du
sommeil, devait aussi être enfantée par la Nuit, qui nous fait dormir et
rêver. Ici l'allégorie est trop frappante pour avoir besoin d'être
démontrée. II n'en est pas de même de celle qui concerne la naissance de Momus.
Ce dieu est peut-être regardé comme enfant de la Nuit parce qu'il est plus
facile de se moquer en secret qu'à découvert. Momus, en effet, est le dieu qui
découvre et ridiculise les défauts et les vices. Voici comment il trace
lui-même son portrait dans Lucien (l'Assemblée des dieux, t. 2, p.
709, Ed. Amstelod) : "Tout le monde sait que j'ai le langage libre et que
je ne tais rien de tout ce qui se fait de mal. Je blâme tout et je dis
ouvertement ce que je veux sans craindre personne, sans jamais dissimuler ma
pensée par une fausse honte. Aussi je parais insupportable à beaucoup de
personnes, enclin à la calomnie, et je suis appelé par elles un accusateur
public." Leclerc observe qu'Hésiode a mieux saisi que Lucien le caractère
de la médisance, qui est de naître dans le mystère et de s'exercer dans
l'ombre. Le Momus d'Hésiode est donc la personnification du blâme, de la
moquerie, de la méchanceté. Sa qualification de dieu du silence est une
invention des poètes postérieurs. retour
(26) Nérée épouse Doris dont le nom indique l'abondance des richesses que
procure la mer. Leclerc veut que leurs cinquante filles soient les âmes de
ceux qui avaient péri sur la mer ou qui avaient habité les premiers les îles
de la Méditerranée. On sait combien le système de Leclerc sur la manière
d'entendre le nom de nymphes est susceptible de controverse. Nous croyons
plutôt que cette famille de Nérée et de Doris a pu désignér le grand
nombre de fleuves qui se jettent dans le Pont-Euxin ou les sources qui en
général répandent la fertilité : "Les cinquante filles nées de cet
hymen, dit M. Guigniaut (Religions de l'antiquité, t. 2. 1ère part. p.
364), rappellent les cinquante filles de Danaüs ; où l’on a reconnu avec
raison sous un point de vue les cinquante fontaines du pays d'Argos. Ce sont les
sources et les Nymphes qui y président ; mais les noms de quelques-unes ont
trait à d’autres idées. En effet, dans l'Antiquité, les prophètes, les
législateurs, les sybilles, les devineresses sortent des abîmes souterrains ;
les Muses primitives qui toutes sont des Nymphes, s'élèvent du sein des eaux,
chantent près des sources et des rivières. Est-ce une allégorie du sentiment
profond donné en partie à la femme ou bien un symbole de sa volonté variable
et changeante comme le cours des eaux ?"
Les noms de ces Néréides se trouvent pour la plupart dans
l'Iliade (ch. 18, v.
39). Le nombre de cinquante que leur donne Hésiode a été conservé par
Pindare (Isthm. 6, 8), par Euripide (Ion, 1081, et Iphigénie en
Tauride, v. 274), par l'auteur des Hymnes orphiques (23, v. 3), et
par Élien (De Nat. Anim., 14, 28). II a été porté jusqu'à cent par
d'autres auteurs, comme par Platon dans le Critias et par Properce (3, 7,
67). Ces divers noms sont accompagnés dans Hésiode des mêmes épithètes que
dans Homère ; ils offrent quelquefois de légères différences avec ceux que
cite Apollodore. Nous avons suivi le texte donné par M. Boissonnade, excepté
seulement au vers 215, où il change le nom propre de Thoê en une
épithète appliquée à Spio ; car alors il n'y aurait que quarante-neuf Néréides, attendu que
Cymatolège doit, non pas être rangée parmi ces
Nymphes, mais être regardée connue une déesse de la mer, ainsi
qu'Amphitrite, avec laquelle elle se trouve jointe par la même préposition sun.
La construction de la phrase ne laisse pas le sens douteux. retour
(27) Le
fils de Pontus, Thaumas, qui préside aux
vapeurs naissant de la mer, aux météores produits par le ciel, aux effets
merveilleux de la lumière et de l'onde, s'unit avec la fille de l'Océan,
Électre, qui représente le reflet de la vague colorée par le soleil.
De leur hymen naît Iris, dont Cicéron a dit (De Natura deorum, lib.3) : "Cur non,
arcus species in deorurn numero
reponatur? Est enim pulcher ob eam causam, quia speciem habet admirabilem,
Thaumante dicitur esse nata." Iris a été vénérée comme déesse par
les Égyptiens, par les Phéniciens et par les Grecs ; il paraît, d'après ce
passage de Cicéron, qu'elle n'était pas adorée chez les Romains. Les anciens,
remarquant que l'arc-en-ciel apparaissait dans les temps pluvieux, comprirent
aisément que c'était la pluie qui le produisait; de là les poètes le firent
naître de la Mer. Éblouis de l’éclat et de la beauté de ses couleurs, ils
l’assimilèrent à une échelle par laquelle les messagers des dieux
descendaient parmi les hommes ; aussi donnèrent-ils à la messagère du ciel le
nom d'Iris, qui, selon le scholiaste, vient de eiro (je dis), attendu
qu'elle répétait les ordres des habitants de l'Olympe. Ce nom dérive de la
même source que celui d'Irus, ainsi appelé dans l'Odyssée (ch. 18, v.
6), parce qu'il servait de messager aux Ithaciens.
Les Harpies, dont le nom vient du verbe harpazein
(enlever), désignent les vents qui emportent tout sur leur passage et qui
accompagnent souvent Iris dans les jours de pluie et d'orage. Homère est le
premier qui en parle lorsqu'il dit (Iliade, ch. 16, v. 150) que la harpie
Podarge conçut du souffle du Zéphyre les deux
coursiers Xanthe et Salie. Quand Télémaque (Odyssée, ch. 1, v. 241) se
plaint que les Harpies ont enlevé honteusement son père, il faut entendre par
ce mot les tourbillons et les tempêtes. Hésiode dit positivement qu'elles
volent avec les vents et les oiseaux, et qu'elles portent des ailes : il les
représente ornées d'une belle chevelure.
Ce sont les poètes des âges suivants qui ont imaginé les premiers de leur
supposer des traits difformes, des mains crochues, un visage pâle de famine.
Apollonius de Rhodes dit (ch. 2, v. 187 ), au sujet de Phinée : "Tout à
coup élancées du sein des nuages, les Harpies avec leurs becs ne cessaient
d'enlever les aliments de sa bouche et de ses mains; elles ne lui laissaient que
le peu de nourriture qui était nécessaire pour vivre et pour souffrir. Elles
exhalèrent ensuite une odeur fétide, et aucun convive n'osait approcher les
mets de ses lèvres ni même se tenir devant la table, tant les restes du repas
infectaient les airs!" Le récit d'Apollodore (Lib.1, c. 9, § 21 )
s'accorde avec celui d'Apollonius. Valerius Flaccus a suivi également la
tradition du chantre des Argonautiques. Quant aux vers de Virgile (Aen.
3, 216), ils sont trop connus pour avoir besoin d'être rappelés. Les Harpies
présentent donc la personnification des vents et ne sont pas, comme le veut
Leclerc, des sauterelles dont le vol peut faire croire qu'elles sont apportées
par les nuages. Leurs noms, Aello et Ocypète,
expriment l'impétuosité de la tempête. Virgile leur donne une troisième
soeur appelée Céléno, de Célainos
(noir), parce que l’orage noircit la mer et les cieux. retour
(28) Tout le mythe relatif à la race de Phorcys et de Céto se refuse à une interprétation précise ; il semble se détacher entièrement du reste de la mythologie grecque et appartenir à une époque primitive où la fable s'était chargée d'aucun ornement. Peut-être doit-il naissance aux récits des navigateurs phéniciens qui portèrent leurs courses jusqu'aux extrémités occidentales de l'Afrique et de l'Espagne ou à l'imagination des poètes qui chantèrent les exploits de Persée, d'Hercule et des Argonautes. retour
(29) Homère ne dit, rien de la fable des Gorgones et de Persée ; cette fable ne porte pas l’empreinte d'une origine grecque. Eschyle donne la description des Gorgones dans son Prométhée (voy. 797). II les représente ailées et la tête hérissée de serpents. D'après Apollodore (liv. 2, chap. 4, § 3), elles avaient des dents comme des défenses de sanglier, des mains d'airain, des ailes d'or, et elles changeaient en pierres tous ceux qui les regardaient. Probablement ces monstres n'étaient dans le principe que l'image de la Terreur personnifiée. La tête de la Gorgone figurait sur la cuirasse de Pallas, sur l’égide de Jupiter et sur le bouclier d'Agamemnon. Bergier, qui applique à tout son système aquatique, voit des fontaines dans les Gorgones. Fourmont (t. 7 des Mémoires de l'Académie des belles-lettres, p. 220), prétend que ce sont les trois premiers vaisseaux à voiles que virent les Grecs. M. Creuzer veut qu'elles aient trait à la lune, considérée comme corps ténébreux, et qu'elles désignent avec Méduse l'impureté naturelle de cet astre qui doit être purifié par le soleil, par Mithras Persée, armé du glaive d'or. On ne pourra jamais donner une explication satisfaisante de ce mythe dont le théâtre indique l'antiquité et la bizarrerie ; en effet les premiers poètes de la Grèce plaçaient toujours leurs fables les plus singulières dans les régions éloignées et inconnues comme l'étaient l'Afrique et la mer occidentale. retour
(30) Hésiode énumère
maintenant toute la race de l'Océan, principe des
eaux et père des dieux, suivant Homère (Iliade, ch. 14, v. 302) et de Téthys,
qu'il ne faut pas confondre avec l'autre Thétis, mère
d'Achille. Cette
énumération est faite sans ordre ; Hésiode n'avait, comme ses contemporains,
que des notions incomplètes en géographie : à l'exception du Nil, du Pô, du
Danube et de l'Ardesque, que le scholiaste place en Scythie, tous les fleuves
dont parle Hésiode appartiennent à la Grèce et à l'Asie mineure. Homère en
avait déjà désigné un grand nombre qui descendaient du mont Ida dans la
Troade (Iliade, ch. 12, v. 20).
Homère appelait Égyptus le fleuve auquel Hésiode donne le nom de Nil. Le
scholiaste en conclut ainsi qu'Eustathe (ad. Odyss., ch. 4, p. 1510)
qu'Hésiode doit-être regardé comme moins ancien. Suivant Diodore de Sicile, (lib.
1) le Nil, dans les premiers temps, était appelé Égyptus, c'est-à-dire le
fleuve par excellence de l'Égypte. Ce n'est que plus tard qu'il échangea ce
nom primitif contre celui de Nil (Neilos), qui, suivant l'observation de Leclerc, formé du mot hébreu nahhal, n'est pas le nom distinctif d'un
seul fleuve, mais le nom de tous les fleuves en général.
Les noms des autres fleuves mentionnés par Hésiode expriment l'idée
générique de la mer, dont les eaux réduites en vapeurs se résolvent en pluie
et alimentent les rivières et les fontaines. La reconnaissance due à leurs
bienfaits et la crainte qu'inspiraient leurs ravages leur méritèrent les
honneurs du culte et le titre de dieux. retour
(31) Téthys conçoit encore de l'Océan trois mille Nymphes chargées d'élever l'enfance des héros. Rien n'est plus faux, selon nous, que le sens prêté par plusieurs commentateurs au mot kourizousi. On sait que les anciens Grecs étaient dans l'usage de consacrer leurs cheveux aux fleuves et de les couper en leur honneur ; témoin Achille qui, dans l'Iliade (chant 23, v. 141), coupe sa chevelure, qu'il laissait croître pour le Sperchius, et en offre l'hommage aux mânes de Patrocle. Dans les grandes douleurs ils en faisaient le sacrifice, comme nous l'atteste Hérodote (liv. 2. c. 36 ; liv. 4, c.. 34 ; liv. 6, c. 21 ). retour
(32) Styx, fille de l'Océan et de Téthys, s'unit à Pallas et enfanta l'Émulation, la Victoire, la Force et la Violence : "Sous cette généalogie apparente, dit M. Guigniaut (Religions de l'Antiquité, t. 2, 1ère partie, p. 367), se cache un sens profond et fort antique. Sitôt que Pallas s'unit avec Styx, c'est-à-dire sitôt que la source ténébreuse de la nature physique et de l'homme naturel est agitée et mise en mouvement, à l'instant se soulèvent les passions, les penchants tumultueux, la jalousie et la violence, qui triomphent de tout et foulent tout aux pieds." Nous doutons qu'Hésiode ait pénétré toute la profondeur d'une pareille signification. Sans doute il donnait à sa poésie une tendance plus allégorique que ne le faisait Homère ; mais ces allégories, pour être comprises, demandaient à être en quelque sorte transparentes, comme celle dont il est ici question. Cette personnification des passions et de leurs effets, introduite par Hésiode dans la poésie grecque, inspira plus tard aux auteurs tragiques l'idée de manifester les sentiments cachés de l'homme sous l'image vivante de l'homme même. On sait qu'Eschyle a fait figurer la Force et la Violence au nombre des personnages de son Prométhée. La Victoire, adorée comme une déesse, était gravée sur l'airain ou ciselée sur le marbre, avec des ailes aux épaules, des couronnes sur la tête et des palmes à la main ; on lui dressait des statues et des autels. Ainsi les quatre enfants de Pallas et de Styx présentent une allégorie qui s'explique d'elle-même, et en suivant partout les pas de Jupiter, ils ajoutent à l'idée de sa toute-puissance et de sa grandeur. Si toutefois, quand les fictions de la poésie antique se laissent aisément deviner à travers le voile léger qui les couvre, il n'est pas besoin d'en chercher l'explication dans l'histoire, on peut ici admettre les conjectures de Leclerc, qui entend par Styx les habitants des bords de cette fontaine, les héros arcadiens venus les premiers au secours de Jupiter dans sa guerre contre les Titans ; ces héros contribuèrent à lui assurer la victoire et restèrent auprès de lui pour le garder. Jupiter, jaloux de les attirer dans son parti, leur avait promis non seulement de les maintenir dans la possession de leurs anciens honneurs, mais de récompenser leurs services par de nouveaux privilèges. Cette époque est donc celle d'un changement de dynastie ou du moins d'un changement de religion, lorsque Uranus et Saturne furent remplacés par Jupiter et par une foule d'autres dieux ; alors le cercle de la mythologie s'élargit avec celui de la création. retour
(33) Apollodore et Apollonius de Rhodes s'accordent avec Hésiode, qui fait d'Hécate la fille de Persès. Le scholiaste d'Apollonius (liv. 3, v. 467) dit cependant qu'elle était fille de Cérès dans les poèmes orphiques, de la Nuit selon Bacchylide, d'Astérie et de Jupiter d'après Musée, et d'Aristée, fils de Péon, suivant Phérécyde. Ces diverses traditions prouvent, combien son nom et son culte étaient anciens et répandus. Hésiode semble avoir puisé dans plusieurs sources ce qu'il rapporte sur cette déesse. C'est surtout la doctrine orphique qu'il imite lorsqu'il réunit en elle ces nombreuses fonctions relatives à la nature, à la nuit ou à la lune, à laquelle l'Antiquité attribuait une si grande influence sur le cours des saisons, sur la destinée des hommes. C'est Hécate qui procure les honneurs et la victoire, préside aux arrêts de la justice, favorise les athlètes, les navigateurs, les bergers. Jupiter lui a aussi confié l’emploi de nourrice des enfants. On invoque sa puissance dans tous les sacrifices ; elle règne sur la terre, dans le ciel et sur la mer ; en un mot elle est comme un résumé de toutes les autres divinités. Quoiqu'elle ait été adorée avant Jupiter, Jupiter lui conserve tous les privilèges dont elle jouissait déjà sous les dieux précédents, sous Uranus et sous Saturne, tant son pouvoir la place à l’abri des révolutions du culte ! Tout manifeste dans Hécate une origine étrangère. Ses nombreuses attributions offrent un mélange des notions relatives à la magie, à la philosophie ou à la génération du monde. Jablonsky (Panthéon égyptien) la considère comme étant la Titrambo égyppatrietienne. M. Creuzer, qui la compare à Brimo, voit en elle cette idée orientale de la nuit primitive, à laquelle se rattachent d'autres idées empruntées des trois phases de la lune, de ce triple pouvoir d'où viennent les épithètes de trimorphos (triformis). On ne peut nier qu'il n'y ait des rapports remarquables entre Hécate et la lune : cet astre ayant été en grand honneur dans la Béotie, le scholiaste a peut-être raison de supposer que c'est pour ce motif qu'Hésiode, en qualité de Béotien, fait un éloge si étendu de cette déesse de sa patrie. Benjamin Constant regarde Hécate comme une divinité malfaisante et reléguée dans une sphère qui la sépare entièrement de toutes les divinités agissantes et populaires. Cependant Hésiode nous la montre invoquée dans tous les sacrifices, protégeant les hommes dans toutes les carrières qu'ils embrassent et rassemblant en elle seule tout le pouvoir partagé entre les autres dieux ; quoique son souvenir se rattache à la génération passée, elle fait encore partie de la génération présente : en cela elle diffère de ces divinités que détrôna l'avènement de Jupiter au trône de l'Olympe. retour
(34) Voici maintenant, comme
l'observe Heyne, un nouveau système de cosmogonie plus conforme aux croyances
vulgaires des Grecs. Voici la postérité de Rhéa
et de Saturne. Saturne est détrôné et remplacé
par Jupiter ; avec Jupiter commence une autre mythologie et naissent des fables
plus douces et plus agréables : de nouvelles divinités apparaissent et chacune
reçoit ses attributs distinctifs. Jupiter a le foudre pour emblème de sa
puissance. L'Olympe de Thessalie est assigné aux dieux pour demeure. Tout
s'éclaircit, tout se coordonne, tout se détermine dans cette troisième et
dernière période de la religion grecque.
Saturne et Rhéa engendrent trois filles, Vesta, Cérès, Junon, et trois fils, Pluton,
Neptune, Jupiter. Ces divinités présentent un sens physique. retour
(35) Hésiode va célébrer un
nouvel ordre de fables, un nouvel arbre généalogique qui tient plus encore à
la souche hellénique. La race de Japet est une
source de mythes qui renferment un fond symbolique et allégorique caché sous
les ornements de la poésie, comme les mythes de Prométhée et de Pandore. Heyne
pense que tout le passage compris depuis le vers 506 jusqu'au vers 616 est en
grande partie interpolé et mutilé. Les fragmetns que le temps a épargnés ne
doivent nous en paraître que plus précieux. Japet est dans Hésiode l'époux
de Clymène, et dans Apollodore (lib.1, c. 2, v.3.)
d'Asie, fille de l’Océan.
Il eut encore pour femme Thémis, suivant Eschyle (Prométhée, v. 200).
Quant à ses enfants, Proclus (Commentaires sur les Travaux et les jours,
p. 24) porte leur nombre jusqu'à vingt-neuf.
Les seuls qui nous soient connus sont les quatre dont il est question dans
Hésiode et dans Apollodore et une fille appelée Anchiale, qui, suivant
Étienne de Byzance, fut la fondatrice d'une ville à qui elle donna son nom.
Japet, en qui plusieurs savants voient le fils de Noé, Japhet dont la postérité
peupla l'Europe, est dans le système de M. Creuzer un dieu du feu habitant dans
les profondeurs de la terre, avec l'Océanide Clymène, également puissance
souterraine. De leur hymen naissent Atlas, Ménétius, Prométhée et
Épiméthée. retour
(36) L'auteur de l'Odyssée est
le premier qui ait parlé d'Atlas (chant 1, v. 52)
en disant qu'il connaissait les profonds abîmes de l'Océan et soutenait les
hautes colonnes placées entre la terre et les cieux. Suivant Pausanias (Élide,
c. 11 et 1 8) deux bas-reliefs du coffre de Cypsélus et du trône de Jupiter à
Olympie le représentaient également soutenant le ciel et la terre. Dans Hésiode, il ne soutient que le ciel. Laquelle des deux traditions
d'Hésiode ou
du chantre de l’Odyssée doit-elle être considérée comme plus ancienne ?
Nous présumons que c'est celle d'Hésiode, parce qu'elle est la plus simple.
Quoique venu plus tard, Hésiode offre dans ses poésies plus de rapports avec
cette vieille civilisation grecque qui précéda l'époque homérique. Or il est
vraisemblable que dans le principe les Grecs regardaient la terre comme un
disque sur les extrémités duquel s'appuyait le ciel, c'est-à-dire une voûte
solide, pesante et semblable au fer ou à l'airain, comme l'indiquent les
épithètes de polucalcos, calcéos, sidéréios. Cette voûte ne pouvant rester suspendue
dans les airs sans avoir quelque
soutien, on imagina de lui donner pour support un principe animé, un être
divin, un Titan, issu de cette famille japétique qui habitait les derniers
confins de l’Afrique. De là naquit Atlas, personnification de l'idée
cosmographique. L'Atlas montagne, ne fut connu que dans les temps postérieurs,
où les premiers physiciens changeaient en agents physiques les êtres créés
par la mythologie. Comme le pense M. Letronne, on ne peut trouver de traces de
l'Atlas géographique avant l'époque du voyage de Colaéus de Samos à Tartesse
en 639 avant J.-C. C'est depuis cette époque que les relations des Samiens et
des Phocéens avec les peuples de l'Afrique firent appliquer le nom d'Atlas aux
montagnes de cette région. Ce nom s'étendit à toute la chaîne, jusqu'au-delà des Colonnes et jusqu'à l'Océan même. Les descriptions d'Hérodote, de
Pomponius Méla et de Virgile prouvent cette transformation d'un être divin en
montagne. Dans la suite, les poètes et les historiens lui firent subir une
nouvelle transformation et le représentèrent tantôt comme un roi inventeur de
l’astronomie, tantôt comme un père ou un frère d'Hespérus.
L'Atlas mythologique a donc tour à tour donné lieu à de nombreuses fictions :
il a figuré dans les poèmes théogoniques, dans les titanomachies, dans les
mythes de Persée, des Gorgones et des Hespérides, dans les Héraclées et dans
les fables arcadiennes, qui lui ont supposé du rapport avec l'astronomie à
cause de la famille des Pléiades dont il était le père.
Ménétius, dont très peu de mythologues ont fait
mention, était, à ce qu'il paraît, célèbre par son orgueil et par sa
conduite insolente envers Jupiter, qui, suivant Hésiode (Théogonie,
515) le précipita d'un coup de tonnerre au fond de l'Érèbe ; Apollodore (lib.
1, c. 2. v. 3.) dit que ce fut dans le combat avec les Titans.
Prométhée et Epiméthée,
dont les noms composés de pro et de manthanein (savoir d'avance),
et de epi et de manthanein (savoir après), semblent offrir un
double emblème de la prévoyance et de l'imprudence humaine. Ces deux noms,
tout grecs, ne sont probablement pas les mêmes que les premières colonies de la
Grèce donnèrent à ces Titans ; ce sont plutôt des surnoms, qui auront
remplacé les noms primitifs que le cours des siècles avait fait tomber dans
l'oubli. Ces mythes, suivant M. Creuzer, expriment la noble étincelle de la
vie, qui brille et s'éteint tour à tour, et tout ce qu'offre
d'incompréhensible ce dualisme de biens et de maux dont cette vie se compose.
Prométhée représentant l'invention des arts obtenus par le secours du feu,
c'est-à-dire par la céleste flamme du génie, Prométhée est tout ensemble la
sagesse qui prévoit et l'imagination qui découvre. Épiméthée nous montre les
fautes et les malheurs où nous entraîne l'excès de la civilisation même. E:n
épousant la belle, mais insidieuse Pandore, il introduit dans la société le
germe de cette mollesse, de ces désordres, suites trop fréquentes du commerce
des femmes : Épiméthée est à la fois la passion qui s'égare et l’esprit
qui ne s'instruit qu'à l'école de l’infortune.
Homère ne parle d'aucun de ces deux personnages, dont la création ne pouvait
appartenir qu'à un siècle qui donnait à la poésie une tendance morale et
allégorique. Leclerc, fidèle à sa pensée évhémériste, n'a vu que de
l'histoire dans cette fable, dont la pensée est plus haute et plus profonde. retour
(37) Comme toute cette faute a
pour théâtre l’Afrique occidentale, il est vraisemblable que c'est sur le
mont Atlas qu'Hésiode suppose que Prométhée a
été enchaîné par l'ordre de Jupiter. Tous les poètes postérieurs ont fait
passer sur le Caucase cette scène de douleur et de vengeance. Apollonius de
Rhodes a dit dans le passage où il parle de la navigation des Argonautes (liv.
2, 1251) : "Alors apparaissaient les sommets élevés des monts du Caucase,
où Prométhée, attaché à des rocs escarpés par d'indissolubles noeuds
d'airain, nourrissait de son foie un aigle qui volait en arrière."
La fable de Prométhée enchaîné a donné lieu à beaucoup d'explications. Le
scholiaste d'Apollonius nous a laissé une note curieuse que nous traduisons en
entier.
"Prométhée était attaché sur le Caucase et un aigle rongeait son foie.
Agroitas, dans le treizième livre des Scyttiques, dit que le foie de
Prométhée passait pour être mangé par un aigle parce qu'un fleuve appelé
Aétus ravageait la puissante contrée de Prométhée, et que beaucoup de
personnes entendaient par le mot de foie, comme par celui de mamelle, une terre
fertile en fruits ; il ajoute qu'Hercule ayant détourné le cours du fleuve
dans des fossés, on avait cru que l'aigle avait été percé des flèches
d'Hercule et Prométhée délivré de sa chaîne.
Théophraste dit que Prométhée, devenu sage, communiqua d'abord aux hommes la
philosophie, d'où vint la fable qu'il leur avait donné le feu. Hérodote
raconte différemment l'aventure de Prométhée : il rapporte qu'il était roi
des Scythes et que ne pouvant procurer à ses sujets des moyens de subsistance,
parce qu'un fleuve nommé Aétus inondait ses états, il fut enchaîné par les
Scythes, mais qu'Hercule parut, détourna le fleuve et le dirigea vers la mer
(cette action fait supposer qu'Hercule avait tué l'aigle), et délivra enfin
Prométhée de ses chaînes. Phérécyde, dans son deuxième livre, dit que l’aigle
envoyé contre Prométhée était né de Typhon et d'Échidna, fille de Phorcys,
et qu'il mangeait son foie pendant le jour, mais que ce qui restait croissait
pendant la nuit et redevenait d'une égale grosseur." retour
(38) La croyance de la commune origine des dieux et des hommes se trouve confirmée par ce passage où le poète nous les montre réunis et se disputant dans la même ville. Quel était le sujet de leur querelle ? Était-ce l'invention des arts, la manière d'offrir des sacrifices ou, suivant l'opinion du scholiaste, la question de savoir quels dieux obtiendraient après la guerre le privilège de gouverner les hommes ? Aucun ancien mythologue ne nous l'apprend. Très peu d'auteurs en effet parlent de celte lutte entre Jupiter et Prométhée. Hésiode lui-même n'en dit rien dans le poème des Travaux et des Jours. Heyne ne voit dans cette fable qu'une invention poétique destinée à prouver la supériorité que Prométhée semble avoir sur Jupiter en fait de sagesse ou, ce qui était alors la même chose, en fait d'adresse et de ruse. Le poète a choisi le moment d'un sacrifice, parce que, dans ces siècles encore à demi-barbares, on attachait une grande importance à obtenir la meilleure part des victimes. Il a supposé que Prométhée trompa Jupiter en lui faisant choisir les os du boeuf qu'il avait divisé en deux portions au lieu de lui en donner les chairs et les intestins. Un mythe si antique renferme probablement sous ce voile grossier une allusion à ces temps où la découverte des arts et la naissance de l’industrie attestent les premiers développements de l'intelligence humaine. retour
(39) Si Hésiode appelle Prométhée le plus illustre de tous les rois, cette opinion n'entraîne pas l'idée que nous nous formons de nos monarchies modernes. La désignation de roi,ou plutôt de maître, de chef, de protecteur, s'appliquait à tous les personnages qui veillaient sur le sort des autres, aux héros comme aux dieux ; l'image de la puissance divine se confondait alors avec celle de la puissance royale. Ici Prométhée est roi comme Jupiter : avec l'un commence une nouvelle société terrestre, avec l'autre s'établit une nouvelle royauté céleste. retour
(40) Cette manière de dire une chose par l'affirmation et par une double négation est fréquente dans Homère et dans la Bible. Les littératures primitives aiment les répétitions de pensées et de mots. Leclerc prétend qu'Hésiode n'a pas osé dire que Jupiter a été trompé, mais que la suite du récit prouve qu'il l’a été réellement ; nous croyons que Leclerc est dans l’erreur. En effet le passage dont il est ici question, ne doit pas laisser le plus léger doute. Si plus tard Jupiter entre en fureur lorsqu'il découvre les os de la victime au lieu de ses intestins, il s'indigne non-seulement d'être privé de la meilleure part du sacrifice, mais de ce que Prométhée a conçu l'audacieuse pensée qu'il pouvait l'abuser impunément. Le poète d'ailleurs représente Jupiter comme doué d'une sagesse éternelle, ce qui confirme l’idée qu'il n'a pas voulu le faire croire le jouet des ruses de Prométhée ; mais quoiqu'il ait pénétré le perfide dessein du fils de Japet, Jupiter n'en est pas moins résolu à faire retomber sur le genre humain le châtiment mérité par un seul coupable. Ainsi dans les Travaux et les Jours (20), Hésiode dit que souvent une ville tout entière est punie du crime d'un seul homme. Cette vengeance injuste et barbare, dont la pensée se reproduit également dans les saintes Écritures, est conforme à l’esprit des siècles antiques, qui n'avaient pas encore de saines notions sur la morale et qui attribuaient aux dieux toutes les passions de l’humanité. retour
(41) Hésiode représente comme un des plus grands maux du célibat l'idée de ne pas laisser après soi d'héritiers légitimes. Homère dit également que c'est un surcroît de douleur lorsque, après la mort des enfants, l'héritage passe en des mains étrangères ; il emploie ces expressions qu'Hésiode a copiées textuellement : "... cherostai de dia ctésin datéonto" (Iliade, ch. v. 158). Le mot cherostai signifie les alliés qui héritaient à défaut de parents en ligue directe. Eustathe entend par là des magistrats qui prenaient soin des successions vacantes, non qu'ils s'en emparassent pour eux-mêmes, mais parce qu'ils administraient les biens au nom de l'état ou des parents éloignés, entre lesquels la fortune était partagée par indivis. Nous ne croyons pas que du temps d'Homère ni même d'Hésiode, ce mot eût déjà une telle signification. D'un côté le prix qu'on attachait à laisser ses richesses à de légitimes héritiers, de l'autre la censure amère des défauts des femmes et des inconvénients d'un mauvais mariage contribuent à prouver encore que le siècle du chantre de la Théogonie était un composé de vertus et de vices comme tous les siècles où la civilisation commence à introduire plus de fausseté et de corruption dans les moeurs. Les femmes ici jouent un rôle bien plus important que dans l'Iliade ou l’Odyssée, puisqu'elles influent si puissamment sur le bonheur ou sur le malheur domestique. Tout annonce une époque de transition placée entre la rudesse des moeurs antiques et les molles et coupables habitudes que fait contracter l'amour du luxe et des plaisirs. retour
(42) Cette bataille entre les Titans et les fils de Saturne porte un caractère grandiose qui tient presque du prodige. Le culte des Titans une fois détruit, les poètes postérieurs décrivirent un autre combat des Géants et des dieux, et ils en placèrent la scène dans les champs de Phégra et de Pellène : les noms des combattants varièrent, mais le fonds du sujet resta le même. On a souvent confondu la titanomachie et la gigantomachie ; Hésiode ne fait le tableau que de la première quoiqu'il ait parlé plus haut (v, 185) de la race des Géants nés du sang d'Uranus. II y a sans doute dans cette titanomachie une personnification des forces secrètes de la nature et de la lutte des éléments, une allusion aux ravages produits par les tempêtes et par les volcans. Si l'on n'examine celte description que sous le rapport poétique, on avouera qu'Hésiode n'a pas seulement brillé dans le genre tempéré, comme le dit Quintilien : "In mediocri illo dicendi genere", mais que sa Muse s'est élevée jusqu'aux plus sublimes hauteurs. Cet ébranlement de la terre, du ciel, de la mer et du Tartare, ce déchaînement des vents, ces éclairs qui se croisent, cette foudre qui éclate, ce désordre convulsif qui agite le monde et semble le replonger dans le chaos, toutes ces images élevées, fortes, terribles, rendent ici Hésiode l'égal d'Homère lui-même. La fameuse théomachie du vingtième chant de l'Iliade, n'offre rien de plus poétique. retour
(43) On voit qu'Hésiode plaçait le Tartare non dans l'intérieur mais au-dessous de la terre, en des espaces vides et obscurs dont les anciens ne pouvaient se former une idée précise à cause de leur ignorance de la véritable forme de la terre, qu'ils croyaient non pas sphérique et partout environnée d'air, mais appuyée à sa base sur le Tartare et sur le Chaos et inaccessible aux rayons du soleil. retour
(44) Ici semble commencer un
nouveau poème, qui contient la description des Enfers. Le poète nous parle
encore de cet espace vide sur lequel reposent les fondements du Tartare,
de la terre, de la mer et du ciel ; gouffre immense assiégé d'horribles
tempêtes, chaos infect et ténébreux dont on ne pourrait toucher le fond,
même après y avoir roulé pendant une année entière : c'est là qu'est le
séjour de la Nuit ; c'est là que demeure Atlas,
soutenant le ciel sur sa tête et avec ses mains. On comprend pourquoi l’Atlas,
montagne de l’Afrique occidentale, passa à titre de personnification dans la
mythologie grecque : celle montagne semblait porter le ciel, parce qu'elle
était située à l’extrémité de l'Occident, où les anciens plaçaient
l'empire de la Nuit et le chemin qui conduisait aux
enfers ; l'Atlas était comme une borne posée aux dernières limites du monde
antique.
Wolf doute comme Heine
que cette inscription soit tout entière l’ouvrage d'Hésiode : elle offre plusieurs répétitions inutiles ; le vers 739, copié
textuellement d'Homère (Iliade, ch. 20, v.
65), est le même pour le sens que le vers 741 ; en général la confusion des
idées paraît s'être communiquée à la manière de les rendre. retour
(45) La
Mort
et le Sommeil, qu'Hésiode
représente comme frères, selon la tradition homérique, sont tous deux fils
de la Nuit ; leur séjour est celui des ténèbres.
Hésiode fait, contraster le charme que répandent
les doux bienfaits du Sommeil avec la cruauté de
la Mort, qui renferme dans sa poitrine un coeur
d'airain et inspire de l'horreur à ceux mêmes sur qui elle n'exerce point
d'empire, c'est-à-dire aux dieux immortels. Tout le passage de la Théogonie
relatif à la description de la Nuit et du Jour,
du Sommeil et de la Mort,
nous semble non seulement porter une date postérieure au siècle d'Homère,
mais encore présenter des idées et des expressions plus ingénieuses qu'on en trouve dans la manière ordinaire d'Hésiode :
peut-être est-il l'ouvrage des rhapsodes. retour
(46) On ne peut douter, ce nous
semble, que Styx, fille de l'Océan,
ne soit ici la personnification de la fontaine dont parlent Hérodote
et Pausanias.
Le premier dit (liv. 6, c. 74) que "Cléomène,
étant arrivé dans l'Arcadie, trama de nouvelles entreprises, souleva les
Arcadiens contre Sparte, et, entre autres serments qu'il exigea d'eux, obtint
celui de le suivre partout où il les conduirait. Il désirait en outre mener
dans la ville de Nonacris les Arcadiens les plus puissants pour leur faire
prêter serment par l'eau du Styx : c'est dans cette ville que, suivant les
Arcadiens, le peu qui paraît de l'eau du Styx coule d'un rocher dans un
bas-fond entouré d'un cercle de murailles. Nonacris, dans laquelle se trouve
cette source, est une ville d'Arcadie voisine de Phénée."
Le second, après avoir placé la fontaine du Styx
près des ruines de Nonacris, ajoute (Arcadie, c. 18) : "L'eau
qui distille du rocher près de Nonacris tombe d'abord sur un autre rocher très
élevé, le traverse et se jette clans le fleuve Crathis ; celle eau donne
la mort aux hommes et à tous les animaux."
Strabon nous a laissé de cette fontaine une
description semblable (liv. 8, p. 389). Son eau était regardée comme mortelle
et comme sacrée : c'est peut-être pour ce motif que les poètes en ont placé
la source dans les enfers. Lorsque Homère (ch. 2, v. 755) dit que le Tartare
s'échappe du Styx, on doit entendre, comme le
remarque Dugas-Montbel (Observations sur
l'Iliade, tome 1, p. 128), que le Styx était
renfermé dans les entrailles de la terre, puisqu'il n'y avait pas de fleuve de
ce nom dans la Thessalie, où coule le Titarèse. Homère
le place positivement dans les enfers (ch. 8, v. 366). Hésiode
et les autres mythologues grecs et latins ont suivi cette tradition. La
description que fait Hésiode de la source du Styx
tombant d'un rocher est conforme au sens des paroles d'Homère lorsqu'il
l'appelle to
catéiboménon stugos hudôr (ch. 15, v. 37). Les colonnes d'argent
qui soutiennent sa grotte représentent, d'après Bergier,
ces colonnes de pierre stalactite qui se forment dans les endroits où l'eau se
cristallise en coulant du haut des rochers. Quant au serment prêté sur l’eau
du Styx, on voit déjà dans Homère
qu'il était le plus redoutable et le plus solennel de tous : les dieux mêmes
tremblaient de le prononcer. Hésiode nous trace un
tableau menaçant des souffrances réservées aux parjures pour effrayer les
mortels par l'exemple des dieux : ces menaces semblent annoncer une époque où
la foi du serment n'est plus aussi respectée qu'auparavant et où les hommes
ont besoin d'y être ramenés par la crainte des punitions les plus terribles. retour
(47) Cette description de combat, animée de tant de verve et de chaleur, semble avoir été inspirée à Hésiode par Homère lui-même. La marche de Jupiter qui fait trembler le vaste Olympe rappelle ici Neptune agitant sous ses pieds immortels les montagnes et les forêts. Hésiode avait probablement sous les yeux ce beau passage de l'Iliade (ch. 13, v. 17) : "Soudain il descend du mont escarpé en s'élançant d'un pas rapide ; les vastes montagnes et les forêts tremblent sous les pieds immortels de Neptune qui s'avance." retour
(48) Ce passage est encore une imitation du morceau sublime de l'Iliade (ch. 20, v. 61) qui représente Pluton épouvanté s'élançant de son trône. Ce morceau, qui arrachait à Longin des transports d'admiration, est trop connu pour qu'il soit nécessaire de le rappeler. retour
(49) Typhoé, principe et agent du mal, est le père de tous les vents, excepté du Notus, de Borée et de Zéphyre. Remarquons ici avec Wolf : 1° qu'outre les vents cardinaux, les seuls dont Homère fasse mention, Hésiode en a connu d'autres ; 2° qu'il représente comme bienfaisants et utiles le Notus, Borée et Zéphire, et décrit les autres comme nuisibles et orageux. On pourrait en conclure qu'il en savait plus qu'Homère à cet égard ; cependant il passe sous silence l'Eurus, dont Homère parle souvent : il paraît tronc tantôt plus instruit, tantôt plus ignorant qu'Homère. Ainsi ce passage n'est pas un de ceux qui peuvent servir à fixer l'époque où vécut chacun de ces deux poètes. retour
(50) Ici commence une nouvelle époque : les dieux, vainqueurs des Titans, défèrent la royauté à Jupiter, et Jupiter, fidèle à ses promesses (v. 302), leur distribue les emplois et les honneurs. La race de Jupiter représente le troisième et dernier âge de la religion grecque ; le voile des allégories commence à devenir plus diaphane, et le polythéisme se revêt de la véritable forme hellénique. retour
(51)
Métis
est la première femme de Jupiter, parce qu'un roi
ne doit pas avoir de compagne plus intime que la Prudence
: le poète indique par cette allégorie que la Sagesse
est unie à la puissance divine. Le livre intitulé la Sagesse de Salomon
nous présente une image semblable (c. 8, § 2) :
"J'ai aimé la Sagesse et je l'ai recherchée dès mon adolescence : j'ai
désiré l'avoir pour épouse."
Lorsque Jupiter dévore Métis
et la cache dans ses entrailles, c'est pour s'attacher la Sagesse
par des noeuds encore plus indissolubles ; il agit ainsi d'après les conseils
d'Uranus et de la Terre,
parce que les Destins avaient prédit qu'il lui naîtrait un fils qui le
détrônerait. Ce mythe bizarre remonte sans doute à une haute antiquité ; nul
passage n'a été plus interpolé que celui qui le concerne. Chrysippe,
cité par Galien (De Hippocratis et Platonis
dogmatum differentiâ, 3, p. 273), lisait dans son exemplaire de la Théogonie
une narration bien plus détaillée, que nous avons traduite dans les Fragments.
Celte fable a été mentionnée par le scholiaste de l'Iliade (ch. 1, 195, et ch. 8, 39), par celui de Platon (p. 204) et
par les pères de l'Église, saint Théophile (in Autotest, p. 276) et saint Clément de Rome (Homélie
5, 12).
Voici ce que rapporte Apollodore (liv. 1, c. 3, § 6) : "Jupiter
s'unit à Métis, qui emprunta toutes sortes de formes pour ne point partager sa
couche ; lorsqu'elle fut enceinte, il s'empressa de la dévorer : elle lui avait
prédit qu'après la fille qu'elle allait mettre au jour, elle enfanterait un
fils qui deviendrait le maître du ciel ; dans cette crainte, il la dévora. Le
terme de l'accouchement étant arrivé, Prométhée, ou, suivant d'autres,
Vulcain, lui fendit la tête, et Minerve en sortit tout armée sur les bords du
fleuve Triton."
II y a à la fois quelque chose de cruel et de monstrueux dans cette
action de Jupiter, qui engloutit Métis
dans ses entrailles. Ce mythe a sans doute une origine orientale, car il
ressemble au mythe de Saturne dévorant ses enfants.
La naissance de Minerve a des rapports avec celle
des brames, issus de la tête de Brama. L'Onga phénicienne apportée par Cadmus à Thèbes
(Pausanias, Béotie c. 13) n'est pas
assujettie non plus aux lois ordinaires de la génération ; elle n'a point de
mère et émane du sein de l'abîme commun, d'où tout sort et où tout rentre :
l'Inde, la Phénicie, l'Égypte, la Libye, ont concouru à la formation de la Minerve
grecque. retour
(52) Latone conçoit de Jupiter Apollon et Diane. Hésiode distingue Apollon et Diane du Soleil et de la Lune, qui sont nés (v. 372) d'Hypérion et de Thia. Homère avait déjà établi cette distinction. La confusion n'arriva que plus tard, vraisemblablement lorsque le culte d'Hélios et de Séléné s'affaiblit et disparut. En effet la filiation de ces deux divinités cosmogoniques indique que les Grecs les faisaient remonter jusqu'à l'époque de cet ancien culte sacerdotal dont l'astronomie composait un des éléments et dont les Titans avaient été les fondateurs.retour
(53) Hésiode fait naître Harmonie de Mars et de Vénus. Apollodore (liv. 3, c. 4) a suivi la même tradition. Mais d'après Diodore de Sicile (liv. 5, c. 48), elle était née de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas. Le scholiaste d'Euripide (Phéniciennes, v. 7) rapporte que, suivant Dercyllus, elle avait eu pour père Dracon, fils de Mars et souverain de la contrée où Thébes fut fondée par Cadmus. Si les traditions varient sur les parents d'Harmonie, toutes s'accordent sur le nom de son époux. Le mariage de Cadmus et d'Harmonie est célèbre dans les fables antiques ; il a été chanté ou mentionné par Pindare (Pyth. 3, v. 163), par Euripide (Phénic. 829 ), par Théognis (v. 15), par Nonnus (Dionysiaques, liv. 5, 88, 125), par Pausanias (1. 9, c. 5), par Diodore de Sicile, (liv. 5, c. 49), et par Apollodore. Hésiode parle plus bas (v. 975) des enfants issus de ce mariage. retour
(54)
Jupiter
et Maïa, fille d'Atlas,
engendrent Mercure, qu'Hésiode nomme le héraut des Immortels. Les nombreuses découvertes, les nombreux
talents que la fable attribua à Mercure doivent
faire supposer qu'il a existé plusieurs dieux de ce nom qu'on a adorés et pour
ainsi dire résumés dans un seul, comme on a mis sur le compte d'un seul Hercule
les travaux que plusieurs avaient accomplis. Nous devons remarquer que du temps
d'Homère et même d'Hésiode, Mercure n'est guère représenté que comme le
messager des dieux ou le conducteur des ombres dans les enfers ; ce n'est que
plus lard qu'on lui assigna d'autres fonctions. Comme Hésiode
n'en parle pas, il y a lieu de croire que l'hymne homérique à Mercure
n'a été composé qu'après ce poète ; voici le début de cet hymne :
"Muse, célèbre Mercure, le fils de Jupiter et de
Maïa, le protecteur de Cyllène et de l'Arcadie aux nombreux troupeaux, l'utile
messager des dieux, Mercure qu'enfanta l'auguste Maïa aux beaux cheveux après
s'être unie d'amour avec Jupiter. Se déroulant à la foule des bienheureux Immortels, elle habitait au fond d'un antre ténébreux : c'est là que le fils
de Saturne s'unit à cette Nymphe aux beaux cheveux, pendant la nuit, tandis
qu'un doux sommeil s'était emparé de Junon aux bras d'albâtre, et il trompait
ainsi les Immortels et les faibles humains. Quand la volonté du grand Jupiter
fut accomplie, le dixième mois brilla dans le ciel, et la lumière du jour
éclaira d'illustres merveilles. Alors Maïa enfanta un fils à l'esprit rusé,
aux paroles séduisantes, voleur adroit, habile à enlever des boeufs,
conducteur des songes, qui veille durant la nuit et garde les portes ; ce dieu
devait faire éclater bientôt des prodiges parmi les Immortels. Né dès
l'aurore, déjà il jouait de la lyre vers le milieu du jour, et le soir il
déroba les boeufs d'Apollon qui lance au loin ses traits." retour
(55)
Bacchus,
fils de Jupiter et de Sémélé,
fille de Cadmus, est la première divinité qu'Hésiode fasse naître d'un Dieu et d'une mortelle. Cette filiation annonce une
nouvelle époque religieuse, celle des hommes qu'un genre de talens inconnu aux
siècles antérieurs fit placer au rang des dieux. Peut-être faut-il croire que
si des Héros tels que Bacchus ou Hercule
étaient censés descendre de Jupiter, c'est qu'ils
avaient été les bienfaiteurs de l'humanité, enrichie par eux de découvertes
utiles ou délivrée de ses fléaux ; c'est qu'ils semblaient jouer sur la
terre, par leur puissance, le rôle suprême que Jupiter
remplissait dans les cieux. Des rois n'étaient-ils pas surnommés les
nourrissons, les rejetons de Jupiter (diotréphéis,
diogénéis) ? Hésiode ne raconte la
naissance de ces demi-dieux qu'après celle de tous les dieux issus d'une
origine doublement céleste, parce que leur culte ne s'établit en Grèce qu'à
l'époque où le polythéisme éprouva le besoin de renouveler ses antiques
idoles et d'élargir le cercle de ses croyances.
On sait qu'il y eut plusieurs Bacchus dans
l'antiquité ; les deux plus célèbres furent l'un le fils de Jupiter
et de Proserpine ou de Cérès,
qui sous le nom de Iacchus figurait dans les
mystères d'Éleusis, et l'autre le fils de Jupiter
et de Sémélé dont Homère
parle (Iliade, ch. 14, v. 325). Homère et Hésiode
ne disent rien de la fable bizarre de Bacchus né
de la cuisse de Jupiter ni de tous les exploits
qu'on lui attribue ; ils se bornent à le représenter comme faisant la joie et
le bonheur des mortels. Homère l'appelle charma
brotoisin ; Hésiode lui donne l'épithète
de polugêthéa. Virgile a copié ces deux poètes lorsqu'il dit (Aeneid. 10) : "Adsis
laetitiae Bacchus dator." L'histoire de Bacchus,
ainsi que l'a démontré Bochart ("Chanaan,
liv.1, c. 18), remonte plus haut que celle de Cadmus,
et si Hésiode lui assigne une origine thébaine,
c'est pour flatter l'orgueil de sa patrie ou parce que les fondateurs de Thèbes
avaient apporté son culte de l'Orient. Bacchus
était connu ailleurs avant de l'être en Grèce ; il a eu tour à tour pour
berceau l'Inde, l'Égypte et la Phénicie. La première notion de Bacchus
est orientale et par conséquent symbolique. On a divinisé en lui d’abord la
force de la génération, puis l'idée de la civilisation, surtout celle de la
découverte du vin, qui amena dans beaucoup d'endroits, comme ailleurs, la
culture du blé, le commencement de l'industrie et des arts. Les fêtes de Bacchus,
qui devinrent des mystères, offraient donc le symbole du passage de la vie
sauvage et grossière à une vie plus douce et meilleure ; bientôt ces rites
religieux se changèrent en cérémonies où régnèrent l'hilarité et la
licence, le délire et la fureur. Les mythes venus de la Phénicie, de l'Égypte
et de la Thrace, ces mythes si différerents les uns des autres ; furent
appliqués au seul Bacchus thébain. Les
attributions et le culte de ce Dieu durent leur accroissement successif aux
dithyrambes, aux drames satiriques, aux tragédies et aux Dionysies célébrées
dans Athènes. retour
(56) Hésiode s'écarte ici de la tradition homérique en donnant Aglaïa, la plus jeune des Grâces, pour femme à Vulcain. Dans l'Iliade, c'est Charis, nom commun aux Grâces ; dans l'Odyssée, c'est Vénus qui est son épouse. Cornutus (De naturâ deorum, c. 15) dit qu'Homère a marié une des Grâces à Vulcain parce que les ouvrages de l'art sont gracieux. Une telle pensée nous semble trop subtile pour avoir été dans l'esprit d'Homère et même dans celui d'Hésiode. Aglaïa, dont le nom signifié l'éclat, offre plutôt ici quelque rapport cosmogonique avec le feu personnifié dans Vulcain. retour
(57) Voici le début d'un nouveau poème. Ici commence l'héroogonie ou la naissance des héros conçus par des déesses qui ont, épousé des mortels : à la race des dieux succède la race des déesses. Le récit de leurs hymens n'est pas aussi détaillé ni aussi orné que les narrations précédentes, d'où il est permis de supposer avec Heyne qu'Hésiode a manqué de matériaux et que de son temps ces fables n'avaient pas encore été célébrées par beaucoup de poèmes antérieurs. retour
(58) Cérès s'unit à Iasius et engendre Plutus. Ce mythe remonte jusqu'à l'Odyssée, où il est dit (ch, 5, v. 125) : "Ainsi lorsque Cérès aux beaux cheveux, cédant aux désirs de son coeur, s'unit d'amour avec Gassion dans un guéret trois fois labourés, Jupiter ne l'ignora point et, il tua Gassion en le frappant de sa foudre brûlante." Apollodore (lib. 3, c. 12, § 1) raconte que Jasion, né de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas, étant devenu amoureux de Cérès et voulant la violer, fut tué par la foudre. Hésiode se tait sur ce genre de mort. Diodore de Sicile (liv. 5, c. 77) rapporte que Plutus naquit dans une ville de Crète appelée Tripolum mais, comme il est facile de le voir, il a forgé ce nom avec l'hémistiche neio éni tripolo, qui se trouve également dans l'Odyssée et dans la Théogonie. Il ajoute que, suivant les uns, la terre ensemencée par Jasion produisit des fruits en si grande abondance que l'on appela cette abondance Plouton ; et que selon d'autres, de Cérès et de Jasion naquit un fils nommé Plutus, parce qu'il fut le premier qui apprit aux hommes à ramasser et à garder les richesses. Wolf, en reconnaissant dans ce mythe des signes frappants du langage allégorique, cite un passage des Allégories homériques (c. 68) où Héraclide dit : "C'est avec raison que Jasion, homme adonné à l'agriculture et habitué à recueillir en abondance les fruits de ses champs, passa pour avoir été aimé de Cérès." Heyne prétend que les fables de Jasion et de Cérès avaient rapport à celles de la Samothrace. Plutus, qui est représenté ici comme dispensateur des richesses et du bonheur sur la terre et sur la mer, plus tard fut dépeint sous d'autres couleurs, suivant le génie de chaque siècle, témoin la comédie d'Aristophane qui porte le nom de ce dieu. retour
(59)
Hésiode
célèbre l’hymen de Jason, fils d'Éson
et de Polymède, suivant Apollodore,
avec Médée, fille d'Éétés
et d'Idye. L'unique fruit de ce mariage est Médéus,
d'après Hésiode. Cependant Pausanias
(Corynthie 3 ) nous apprend que les enfans de Médée
et de Jason étaient Mermérus
et Phérès, et que, suivant Cynéthon
de Lacédémone, qui avait écrit des généalogies en vers, ils avaient
encore eu une fille nommée Ériopis. Apollodore
(liv., 1 c. 9, v. 28) dit que Médéus ou Médus
eut pour père Égée, que Médée
épousa dans Athènes. On voit que ces généalogies s'éloignent des traditions
d'Hésiode. On peut supposer que le récit de
l'expédition des Argonautes est un mythe
postérieur aux premiers siècles de la Grèce : Homère
en effet et même Hésiode ne parlent pas de la
conquête de la Toison d'or. Hésiode ne
représente pas ici Médée comme une magicienne ;
quant à Jason, il se borne à dire que le roi Pélias
lui imposa de nombreux travaux, comme Eurysthée à Hercule. Un voyage guerrier ou plutôt la piraterie
exercée sur le Pont-Euxin, un riche butin rapporté dans la Thessalie, la
conquête d'un vaste trésor ou peut-être de cet or que le Phase roule dans le
sable de ses flots, la capture d'une princesse ou d'une femme du pays, que le
vainqueur emmena à son retour d'Iolchos, voilà
sans doute le fond historique que dans la suite l'imagination des poètes
embellit de tant d'ornements fabuleux. A quelle époque fut composé le premier
poème des Argonautiques ? c'est ce qu'il est difficile de préciser. On peut
seulement croire qu'il n'a été l'ouvrage ni d'Épimènide
ni d'Orphée. L’expédition des Argonautes,
à cause de son antiquité et de l'éloignement du pays qui lui servit de
théâtre, est un des énements de l'Antiquité que la fable et la poésie ont le
plus chargé de fictions empruntées à divers peuples et à diverses époques.
Un sujet si obscur ne saurait donc fournir aucun document positif pour établir
quelque système de géographie, d'histoire ou de chronologie.
Hésiode dit que Chiron
éleva Médéus sur les montagnes. Ce centaure,
habitant de la Thessalie, passait dans l'Antiquité pour avoir veillé à l’éducation
de presque tous les héros. Les hommes les plus célèbres par leur courage ou
par leur science, Jason, Achille, Esculape avaient été ses élèves. Chiron,
dont il est souvent parlé dans Homère, était le
fils de Philyre et de Saturne,
suivant Apollodore (liv. 1, c. 2, v. 2). Suidas
cité par le scholiaste d'Apollonius (liv. I, 554),
disait dans ses Thessaliques qu'il était né d'Ixion,
comme les autres centaures. retour
(60) Wolf ajoute peu de foi à l'authenticité des deux derniers vers. En effet la généalogie des héros issus des hommes et des femmes célèbres de l’ancienne Grèce ne se rattache pas à celle des dieux, qui fait le sujet principal de la Théogonie. Il dit cependant : "Si les deux derniers vers sont authentiques, le poète continuait par l'énumération des héroïnes gunaikôn phulon (comme plus haut, 965, theaôn phulon), c'est-à-dire des femmes mortelles qui avaient eu des héros pour époux et pour fils. Dans ce nombre devait être Alcmène, qui eut d'Amphitryon lphiclus et de Jupiter Hercule. Ainsi ce poème, que les grammairiens ont intitulé le Bouclier d'Hercule, devrait être rattaché à la Théogonie, les passages qui se trouvaient entre ces deux ouvrages en ayant été séparés par l’injure des ans. "II est, selon nous, plus naturel de croire que la Théogonie finissait au vers 1.020, ou que du moins à la place des deux vers suivants il en existait d'autres qui se liaient davantage au sujet du poème et qui lui servaient de complément. Le poème consacré aux femmes célèbres devait former un ouvrage à part. Plusieurs auteurs le désignent par le titre de Megalai Eoïai ou de Katalogos gunaikôn. C'est à ce poème que se rattachait probablement le Bouclier d'Hercule. retour