HÉSIODE
LE
BOUCLIER D'HERCULE.
Ou
telle (01),
abandonnant sa maison et la terre de la patrie, la fille d'Électryon, de ce
chef belliqueux des peuples, Alcmène (02)
arriva dans Thèbes avec l’intrépide Amphitryon, Alcmène qui surpassait
toutes les femmes au sein fécond par la beauté de son visage et par la
grandeur de sa taille. Aucune de ces femmes que les mortelles enfantèrent en
s'unissant à des époux mortels ne pouvait lui disputer le prix de la sagesse.
Dans sa haute chevelure, dans ses noires paupières respirait une grâce (03)
semblable à celle de Vénus à la parure d'or, et, dans le fond de son cœur,
elle aimait son époux comme jamais aucune femme n'avait aimé le sien.
Cependant ce guerrier furieux en disputant des bœufs au noble père d'Alcmène,
vainqueur l'avait fait périr par la force (04).
Contraint de fuir sa patrie (05),
il était venu dans Thèbes demander un asile aux enfants de Cadmus, porteurs de
boucliers. C'est là qu'il demeurait avec sa pudique épouse, mais privé des
aimables plaisirs de l'hyménée, car il lui était défendu de monter sur la
couche de la fille d'Électryon, d'Alcmène aux pieds charmants, avant d'avoir
vengé le meurtre des généreux frères de son épouse et livré à la flamme dévorante
les villages des belliqueux Taphiens (06)
et des Téléboëns. Telle était la loi de son hymen et les dieux en avaient été
les garants. Dans la crainte de leur colère, il s'empressait d'accomplir sans
retard le grand ouvrage que lui avait imposé la volonté céleste. Sur ses pas
s'avançaient des soldats avides de guerre et de carnage, les Béotiens, ces
dompteurs de chevaux, respirant par-dessus leurs boucliers, les Locriens habiles
à combattre de près (07),
et les magnanimes Phocéens. Le noble enfant d'Alcée (08)
marchait fier de ces peuples.
Mais le père des dieux et des hommes, concevant dans son âme un autre projet,
voulait engendrer pour ces dieux et pour ces hommes industrieux un héros qui
les défendît contre le malheur. Il s'élança de l’Olympe, méditant la ruse
au fond de sa pensée et désirant coucher, une nuit, auprès d'une femme à la
belle ceinture. Le prudent Jupiter se rendit sur le Typhaon (09),
d’où il monta jusqu'à la plus haute cime du Phicius. Là il s'assit et roula
encore dans son esprit ses merveilleux desseins. Durant la nuit il s'unit
d'amour (10)
avec la fille d'Électryon, Alcmène aux pieds charmants, et satisfit son désir.
Cette même nuit, le chef belliqueux des peuples, Amphitryon, cet illustre héros,
content d'avoir terminé son grand ouvrage, revint dans sa maison. Avant de
visiter ses esclaves et les rustiques gardiens de ses troupeaux (11),
il monta sur la couche de son épouse, tant une violente passion agitait le cœur
de ce pasteur des peuples ! Tel un homme (12)
échappe plein de joie aux tourments d'une douloureuse maladie ou d'un cruel
esclavage, ainsi Amphitryon, délivré d'une entreprise difficile, rentra dans
sa maison avec empressement et avec plaisir. Toute la nuit il coucha près de sa
pudique épouse, jouissant des présents de Vénus à la parure d'or.
Amoureusement domptée par un dieu et par le plus illustre des mortels, Alcmène
enfanta dans Thèbes aux sept portes des jumeaux doués d'un esprit différent,
quoique frères, l'un inférieur au reste des hommes, l'autre courageux et
terrible parmi tous les héros, le puissant Hercule. Tous deux avaient été
engendrés, Hercule par Jupiter, qui rassemble les sombres nuages, Iphiclès par
Amphitryon, chef belliqueux des peuples. Leur origine n'était pas la même :
leur mère avait conçu l'un d'un mortel et l'autre du fils de Saturne, de
Jupiter, maître de tous les dieux (13).
Hercule tua le fils de Mars, le magnanime Cycnus (14).
Dans un bois consacré à Apollon qui lance au loin ses traits, il trouva Cycnus
et Mars, son père, ce dieu insatiable de combats, couverts d'armes étincelantes
comme les éclairs de la flamme, et debout sur un char. Leurs agiles coursiers
frappaient du pied la terre, et sous les pas de ces coursiers la poussière
tourbillonnait autour du char magnifique dont leur rapide vol faisait retentir
les roues. Le brave Cycnus se réjouissait, espérant immoler le belliqueux
enfant de Jupiter avec son écuyer et les dépouiller de leur glorieuse armure.
Mais Phébus Apollon n'exauça point ses vœux : car il excita contre lui le
puissant Hercule. Partout le bois sacré et l'autel d'Apollon Pagaséen (15)
brillaient du vif éclat que répandaient les armes de Mars et la présence d'un
si terrible dieu. De ses yeux semblait jaillir une ardente flamme. Quels
mortels, excepté Hercule et l'illustre Iolaüs, auraient osé s'élancer à sa
rencontre ? Ces deux héros en effet étaient doués d'une grande force, et des
bras invincibles, attachés à leurs épaules, s'allongeaient sur leurs membres
robustes. Alors Hercule adressa la parole à son écuyer, au courageux Iolaüs :
"Iolaüs ! héros, le plus cher de tous les humains, sans doute Amphitryon
s'était rendu coupable envers les bienheureux Immortels habitants de l'Olympe
lorsque, laissant Tirynthe aux balais magnifiques, il vint dans Thèbes couronnée
de beaux remparts, après avoir tué Électryon à qui il disputa des bœufs au
front large. C'est là qu'il se réfugia auprès de Créon et d'Hénioché (16)
au long voile, qui l'accueillirent avec bienveillance, lui prodiguèrent tous
les secours dus aux suppliants et le chérirent chaque jour davantage. Il vivait
heureux et fier de son épouse, d'Alcmène aux pieds charmants, lorsque les années
étant révolues, nous naquîmes ton père et moi, différents tous deux de
stature et de caractère. Jupiter égara l'esprit de ton père (17)
qui abandonna sa maison et les auteurs de ses jours, pour servir le coupable
Eurysthée. Le malheureux ! plus tard il en gémit profondément et déplora sa
faute ; mais cette faute est irréparable. Pour moi, le destin m'imposa de pénibles
travaux. Ami ! hâte-toi de saisir les brillantes rênes de mes coursiers aux
pieds rapides, et, l'âme remplie d'une noble confiance, pousse en avant le char
léger et les chevaux vigoureux, sans redouter le bruit de l'homicide Mars.
Maintenant il fait retentir de ses cris de rage le bois sacré d'Apollon, qui
lance au loin ses traits ; mais quelle que soit sa force, il sera bientôt
rassasié des fureurs de la guerre.
"Respectable ami ! répondit l'irréprochable Iolaüs, combien la tête est
honorée par le père des dieux et des hommes, et par Neptune Tauréen (18)
qui protège les remparts et défend la ville de Thèbes, puisqu'ils font tomber
entre tes mains un héros si grand et si fort, pour te procurer une gloire
immortelle ! Revêts donc tes belliqueuses armes et combattons soudain en
mettant aux prises le char de Mars et le nôtre. Mars ne saurait effrayer ni
l'inébranlable enfant de Jupiter, ni celui d’Iphiclès ; je crois plutôt
qu'il fuira les deux rejetons de l'irréprochable fils d'Alcée, les deux héros
qui sont là, brûlant d'une noble ardeur et tout prêts à combattre, car ils
aiment bien mieux la guerre que les festins."
Il dit et le puissant Hercule sourit en se réjouissant dans son cœur, parce
qu'il venait d'entendre un langage généreux. Soudain volèrent de sa bouche
ces paroles ailées :
"Iolaüs ! héros nourrisson de Jupiter, voici l'instant du terrible
combat. Si tu te montras toujours habile, aujourd'hui encore dirige avec adresse
cet Arion (19),
ce grand coursier aux crins noirs et seconde-moi de toutes tes forces. "
A ces mots il enlaça à ses jambes les brodequins d'un orichalque (20)
splendide, glorieux présent de Vulcain ; puis il ceignit sa poitrine de cette
belle cuirasse d'or, magnifique chef-d'œuvre que lui donna Minerve, fille de
Jupiter, lorsque pour la première fois il s'élança vers les combats
meurtriers. Ce redoutable guerrier fier suspendit encore à ses épaules le fer
qui repoussait le trépas et il jeta derrière lui le carquois profond rempli de
flèches horribles (21),
messagères de la mort, qui étouffe la voix de ses victimes ; cette mort
semblait attachée à leurs pointes trempées de larmes ; polies et longues par
le milieu, elles étaient revêtues à leur extrémité des ailes d'un aigle
noir. Le héros prit la forte lance armée d'airain et sur sa tête guerrière
posa le superbe casque d'acier qui, travaillé avec art, s'ajustait à ses
tempes et protégeait le front du divin Hercule.
Enfin il saisit dans ses mains ce bouclier (22)
aux diverses figures, que les flèches d'aucun mortel ne purent jamais ni rompre
ni traverser, ce bouclier merveilleux, tout entier entouré de gypse (23),
orné d'un blanc ivoire, étincelant d'un ambre jaune et d'un or éclatant,
garni de lames bleues qui s'y croisaient de toutes parts.
Au milieu se dressait un dragon (24)
qui inspirait une terreur indicible et lançait en arrière des regards brûlants
comme le feu. Sa gueule était remplie de dents blanches, cruelles,
insaisissables. Sur son front menaçant voltigeait l'odieuse Éris (25),
cette inhumaine déesse qui, excitant le trouble et le carnage, égarait
l'esprit des guerriers assez hardis pour attaquer le fils de Jupiter ; leurs âmes
descendaient dans la demeure souterraine de Pluton, et sur la terre leurs
ossements pourrissaient, dépouillés de leurs chairs et dévorés par le brûlant
Sirius. Là se heurtaient la Poursuite et le Retour (26)
; là s'agitaient le Tumulte et la Fuite ; là s'échauffait le Carnage ; là
couraient en fureur Éris et le Désordre. La cruelle Parque saisissait tantôt
un guerrier vivant, mais qui venait d'être blessé ou un autre qui ne l'était
pas encore, tantôt un cadavre qu'elle traînait par les pieds à travers la
bataille. Sur ses épaules flottait sa robe souillée de sang humain ; elle
roulait des yeux effrayants et poussait des clameurs aiguës. Là paraissaient
encore les têtes de douze serpents hideux, funestes à nommer, et terribles sur
la terre pour tous les hommes qui osaient attaquer l'enfant de Jupiter ; leurs
dents s'entre-choquaient avec de longs sifflements, tandis que le fils
d'Amphitryon combattait. Un art merveilleux avait nuancé les corps de ces épouvantables
dragons ; l'œil distinguait et les taches bleues de leurs dos et la noirceur de
leurs mâchoires profondes.
On voyait aussi des sangliers sauvages et des lions qui s'entre-regardaient avec
fureur, et, rangés par troupes, se précipitaient en foule les uns sur les
autres : ils ne s'inspiraient mutuellement aucun effroi ; mais leurs cous se hérissaient
de poils, car déjà un grand lion avait été abattu, et près de lui deux
sangliers étaient tombés privés de la vie ; de leurs plaies un sang noir s'épanchait
sur la terre, et la tête renversée, ils gisaient morts sous leurs terribles
vainqueurs. Cependant les deux troupes brûlaient encore de combattre ; une
nouvelle ardeur enflammait les sangliers sauvages et les farouches lions.
Ailleurs s'offrait le combat des belliqueux Lapithes (27)
qui entouraient le roi Cénée, Dryas, Pirithoüs, Hoplée, Exadius, Phalère,
Prolochus, le Titarésien Mopsus, fils d'Ampyx, rejeton de Mars, et Thésée,
fils d'Égée, semblable aux Immortels; tous, formés d'argent, portaient des
armures d'or. De l'autre côté, les Centaures ennemis se rassemblaient autour
du grand Pétréus, du devin Asbole, d'Arctus, d'Hurius, de Mimas aux noirs
cheveux , et des deux enfants de Peucis, Périmède et Dryale: formés aussi
d'argent, tous avaient des massues d'or entre leurs mains. Les deux partis
s'attaquaient, comme s'ils eussent été vivants et ils combattaient de prés,
armés de lances et de massues. Les coursiers aux pieds rapides du cruel Mars étaient
figurés en or ; au milieu de la mêlée ce dieu, ravisseur de butin, ce dieu
funeste frémissait, une pique à la main, excitant les soldats, couvert de
sang, dépouillant les vaincus qui paraissaient respirer encore et triomphant du
haut de son char. Près de lui se tenaient la Terreur et la Fuite, impatientes
de se mêler au combat des héros. La belliqueuse fille de Jupiter, Pallas
Tritogénie semblait vouloir allumer le feu des batailles ; une lance brillait
dans ses mains, un casque d'or sur sa tête, et l’égide sur ses épaules.
Ainsi armée, elles se précipitait vers la guerre terrible.
Ici on contemplait le chœur sacré des Immortels ; au milieu de ce chœur le
fils de Jupiter et de Latone tirait de sa lyre d'or des sons ravissants qui perçaient
la voûte de l'Olympe, séjour des dieux. Autour de la céleste assemblée s'élevait
en cercle un monceau d'innombrables trésors ; et dans cette lutte divine, les
Muses de la Piérie (28)
chantaient les premières, comme si elles faisaient entendre une voix
harmonieuse.
Là sur la mer immense s'arrondissait un port à l’entrée facile, composé de
l'étain le plus pur et rempli de flots écumants. Au milieu, de nombreux
dauphins paraissaient nager çà et là, en épiant les poissons ; deux dauphins
d'argent, soufflant l'eau par leurs narines (29),
dévoraient les muets habitants de l’onde, et sous leurs dents se débattaient
les poissons d'airain. Un pêcheur les contemplait, assis sur le rivage (30),
et balançait dans ses mains un filet qu'il semblait prêt à lancer.
Plus loin, le fils de Danaé à la belle chevelure, Persée (31),
ce dompteur de chevaux, ne touchait pas le bouclier de ses pieds rapides et n'en
était pas très loin ; par un incroyable prodige, il n'y tenait d'aucun côté.
Ciselé en or par les mains de l'illustre Vulcain, il portait des brodequins ailés,
et le glaive d'airain à la noire poignée, suspendu au baudrier, brillait sur
ses épaules ; il volait comme la pensée (32).
Tout son dos était couvert par la tête de la cruelle Gorgone (33)
: autour de cette tête voltigeait, ô merveille ! un sac d'argent d'où
tombaient des franges d'or au loin étincelantes. Sur le front du héros
s'agitait le formidable casque de Pluton (34),
enveloppé des épaisses ténèbres de la nuit. Le fils de Danaé lui-même
s'allongeait en courant, semblable à un homme qui précipite sa fuite tout
frissonnant de terreur ; sur ses pas s'élançaient les monstres insaisissables
et funestes à nommer, les Gorgones, impatientes de l'atteindre. Dans leur élan
impétueux, l'acier pâle du bouclier retentissait d'un bruit aigu et perçant.
Á leurs ceintures pendaient deux dragons qui courbaient leurs têtes, dardaient
leurs langues, entre-choquaient leurs dents avec fureur et lançaient de
farouches regards. Sur les épouvantables têtes de ces Gorgones planait une
grande terreur. Le combattaient deux peuples couverts de leurs belliqueuses
armes, les uns cherchant à repousser la mort loin de leur cité et de leur
famille, les autres avides de meurtre et de ravage. Plusieurs guerriers étaient
déjà tombés, sans vie ; un plus grand nombre soutenait le choc des combats.
Du haut des tours magnifiques, les femmes poussaient des clameurs aiguës, se
meurtrissaient les joues et semblaient vivantes, grâce au talent de l'illustre
Vulcain. Les hommes qui avaient atteint la vieillesse, rassemblés hors des
portes, élevaient leurs mains vers les bienheureux Immortels et tremblaient
pour leurs fils. Ceux-ci combattaient sans relâche et derrière eux les noires
Destinées (35),
entre-choquant leurs dents éclatantes de blancheur, ces déesses à l'œil
farouche, hideuses, ensanglantées, invincibles, se disputaient les guerriers
couchés sur l'arène. Toutes, altérées d'un sang noir, étendaient leurs
larges ongles sur le premier soldat qui tombait mort ou récemment blessé, et
les âmes des victimes étaient précipitées dans la demeure de Pluton, dans le
froid Tartare. Á peine rassasiées de sang humain, elles rejetaient derrière
elles les cadavres et retournaient à grands pas au milieu du tumulte et du
carnage. Là paraissaient Clotho (36),
Lachésis, et plus bas Atropos qui sans être une grande déesse, était plus
puissante et plus âgée que ses sœurs. Toutes les trois, acharnées sur le même
guerrier, se lançaient mutuellement d'horribles regards, et, dans leur fureur,
entrelaçaient leurs ongles et leurs mains audacieuses. A leurs côtés se
tenait la Tristesse (37)
désolée, horrible, pâle, desséchée, consumée par la faim, chancelant sur
ses épais genoux. De ses mains s'allongeaient des ongles démesurés ; une
impure émanation s'échappait de ses narines et le sang coulait de ses joues
sur la terre. Debout, elle grinçait des dents avec un bruit terrible et ses épaules
étaient couvertes des tourbillons d'une poussière humide de larmes.
Auprès s'élevait une cité munie de superbes tours et de sept portes d'or
attachées à leurs linteaux. Les habitants s'y livraient aux plaisirs et à la
danse (38).
Sur un char aux belles roues ils conduisaient une jeune vierge à son époux et
de toutes parts retentissaient les chants d'hyménée (39).
On voyait au loin se répandre la clarté des flambeaux étincelants dans la
main des esclaves. Florissantes de beauté, des femmes précédaient le cortège
et des groupes joyeux les accompagnaient en dansant. Des chanteurs mariaient aux
chalumeaux sonores leur voix légère et flexible, qui perçait les échos
d'alentour, et un chœur gracieux voltigeait, guidé par les sons de la lyre.
D'un autre côté les jeunes garçons se divertissaient aux accords de la flûte
; les uns goûtaient les plaisirs du chant et de la danse ; les autres riaient
en contemplant ces jeux et chacun s'avançait précédé d'un musicien habile.
Enfin, la joie, la danse et les amusements animaient la ville tout entière.
Devant les remparts des écuyers couraient montés sur leurs chevaux. Des
laboureurs fendaient le sein d'une ferre fertile, en relevant leurs tuniques.
Dans un champ couvert de blés, des ouvriers moissonnaient les tiges hérissées
de pointes aiguës et chargées de ces épis, don précieux de Cérès, tandis
que leurs compagnons les liaient en javelles et remplissaient l'aire de leurs
monceaux. Ailleurs, ceux-ci, armés de la serpe, récoltaient les fruits de la
vigne ; ceux-là, recevant de la main des vendangeurs les grappes blanches ou
noires cueillies sur les grands ceps aux feuilles épaisses et aux rameaux
d'argent, les entassaient au fond des corbeilles que d'autres emportaient. Non
loin de là, rangés avec ordre et figurés en or, des plants nombreux, chefs-d'œuvre
de l'industrieux Vulcain, s'élevaient couverts de pampres mobiles, soutenus par
des échalas d'argent et chargés de grappes qui semblaient noircir. Les uns
foulaient le raisin, les autres goûtaient le vin nouveau. On voyait encore des
athlètes s'exercer à la lutte et au pugilat. Quelques chasseurs poursuivaient
des lièvres agiles, et deux chiens à la dent acérée couraient en avant,
impatients de saisir ces animaux qui cherchaient à leur échapper. Près de
cette chasse, des écuyers se disputaient le prix avec une ardente rivalité ;
debout sur leurs chars magnifiques, ils lançaient leurs légers coursiers et
leur lâchaient les rênes : ces solides chars volaient en bondissant et les
moyeux des roues retentissaient au loin. Cependant les rivaux redoublaient
d'efforts ; la victoire ne se déclarait pas et le combat restait indécis. Dans
la lice brillait à tous les yeux un grand trépied d'or, glorieux ouvrage de
l'habile Vulcain.
Enfin l'Océan (40),
qui semblait rempli de flots, coulait de toutes parts autour du superbe
bouclier. Des cygnes au vol rapide jouaient à grand bruit au milieu de ces
flots ; plusieurs nageaient sur la surface des vagues et les poissons
s'agitaient autour d'eux, spectacle surprenant même pour le dieu du tonnerre
qui avait commandé à l'adroit Vulcain cette vaste et solide armure ! Le généreux
fils de Jupiter la saisit avec ardeur et d'un saut léger s'élança sur le
char, pareil à la foudre de son père qui porte l'égide. Son valeureux écuyer,
Iolaüs, assis sur le siège, conduisait le char recourbé. Alors la déesse aux
yeux bleus, Minerve (41)
s'approcha des deux héros et pour les animer encore, fit voler de sa bouche ces
paroles ailées : "Salut, ô descendants du fameux Lyncée (42)
! Puisse le roi des bienheureux Immortels, Jupiter, vous donner aujourd'hui la
force d'immoler Cycnus et de le dépouiller de sa glorieuse armure ! Mais, écoute
mes conseils, Hercule, ô toi, le plus courageux des hommes ! Quand tu auras
privé Cycnus de la douce existence, laisse-le avec ses armes étendu sur l'arène.
Observe l'approche de Mars, ce fléau des mortels, et frappe-le (43)
de ta lance acérée à l'endroit que tu verras nu sous le magnifique bouclier.
Après, éloigne-toi, car le sort ne te permet point de t'emparer de ses
chevaux, ni de sa glorieuse armure (44)."
Á ces mots, la puissante déesse monta (45)
promptement sur le char, portant la victoire et la gloire dans ses mains
immortelles. Alors, d'une voix terrible, Iolaüs, issu de Jupiter, excita les
chevaux qui, effrayés de ses menaces, emportèrent le rapide char en couvrant
la plaine de poussière. Minerve aux yeux bleus, secouant son égide, leur avait
inspiré une nouvelle ardeur et la terre gémissait sous leurs pas.
Cependant Cycnus, ce dompteur de coursiers, et Mars, insatiable de combats,
s'avançaient de front, semblables à la flamme ou à la tempête (46).
Les chevaux des deux chars, arrivés les uns devant les autres, poussèrent des
hennissements aigus qui perçaient les échos d'alentour. Le puissant Hercule
parla ainsi le premier :
"Lâche Cycnus ! pourquoi diriger ces rapides coursiers contre des hommes
endurcis comme nous par le travail et par la souffrance ? Détourne ton char éclatant
et cède-moi le chemin. Je vais à Trachine (47),
auprès du roi Céyx (48),
qui, puissant et respecté, règne dans cette ville : tu le sais par toi-même,
puisque tu as épousé sa fille, Thémisthonoë aux yeux noirs. Lâche ! Mars ne
repoussera pas la mort loin de toi, si nous nous mesurons tous les deux. Jadis,
il éprouva le pouvoir de ma lance lorsque, me disputant la sablonneuse Pylos,
il osa me résister, dans son insatiable ardeur de guerre et de carnage. Blessé
trois fois, il se vit forcé de s'appuyer contre la terre ; j'avais déjà frappé
son bouclier, lorsque du quatrième coup je lui perçai la cuisse, en
l'accablant de toute ma force je déchirai sa chair de part en part, et, le
front dans la poussière, il tomba sous le choc de ma lance. Alors, couvert de
honte, il retourna parmi les Immortels, laissant entre mes mains ses dépouilles
sanglantes."
Il dit, mais le belliqueux Cycnus ne voulut pas, docile à la demande d'Hercule,
détourner ses vigoureux coursiers. Aussitôt le fils du grand Jupiter et le
fils du terrible Mars (49)
s'élancèrent du haut de leurs solides chars. Les écuyers rapprochèrent les
chevaux à la belle crinière et sous le choc de leurs pas la vaste terre gémit
profondément. Comme du faîte élevé d'une grande montagne, de lourds rochers
se précipitent en roulant les uns sur les autres, et dans leur rapide chute
entraînent un grand nombre de chênes à la haute chevelure, de pins et de
peupliers aux profondes racines, jusqu'à ce que ces confus débris arrivent
tous dans la plaine, ainsi les deux héros s'attaquèrent avec des cris
effrayants. Toute la ville des Myrmidons, la célèbre Iaolchos, Acné, Hélice,
Anthée aux gras pâturages retentirent des longs éclats de leur voix (50)
; car ils s'entre-choquèrent en poussant d'incroyables clameurs. Le prudent
Jupiter fit gronder au loin son tonnerre et laissa tomber du ciel des gouttes de
sang (51),
pour donner à son fils intrépide le signal du combat. Lorsque, dans les
gorges d'une montagne, un sanglier à l'aspect farouche, aux dents menaçantes,
brûle de combattre une troupe de chasseurs, la tête laissée, il aiguise
contre eux ses blanches défenses ; l'écume ruisselle de sa gueule prête à
les déchirer ; ses yeux ressemblent à la flamme étincelante, et sur son dos,
sur son cou se dressent ses poils frémissants : tel le fils de Jupiter s'élança
de son char. C'était la saison où la bruyante cigale aux noires ailes (52),
assise sur un verdoyant rameau, commence à prédire aux hommes par ses chants
le retour de l'été, la cigale, qui choisit pour boisson et pour nourriture la
féconde rosée, et depuis l'aurore jusqu'au déclin du jour ne cesse de faire
entendre sa voix, au milieu de la plus ardente chaleur, lorsque le Sirius dessèche
tous les corps. C'était la saison où le millet, semé dans l'été, se
couronne d'épis, où l'on voit se colorer ces verts raisins que Bacchus donne
aux humains pour leur joie et pour leur malheur : c'était alors que ces héros
combattaient, et leurs tumultueuses clameurs retentissaient de toutes parts.
Tels deux lions, se disputant une biche qui vient de périr, s'élancent furieux
l'un contre l'autre, ils poussent d'affreux rugissements et leurs dents
s'entre-choquent ; tels encore, sur une roche élevée, deux vautours aux serres
aiguës, aux becs recourbés, combattent à grands cris pour une chèvre des
montagnes ou pour la grasse dépouille d'une biche sauvage, que tua la flèche
lancée par l'arc d'un jeune chasseur,
tandis que ce chasseur s'égare, incertain de sa route, ils s'en aperçoivent
aussitôt et commencent une lutte opiniâtre, ainsi les deux rivaux se jetèrent,
en criant, l'un sur l'autre. Cycnus, impatient d'immoler le fils du puissant
Jupiter, frappa son bouclier d'un javelot d'airain, mais sans pouvoir le briser
; car les présents de Vulcain défendaient Hercule. Le fils d'Amphitryon, le
puissant Hercule, lançant rapidement sa longue javeline, atteignit Cycnus
au-dessous du menton, entre le casque et le bouclier, à l'endroit où le cou
restait découvert ; la pointe homicide lui trancha les deux muscles, car son
vainqueur l'avait accablé d'un coup violent. Il tomba comme un chêne ou un roc
élevé frappé par la brûlante foudre de Jupiter. Dans sa chute, retentirent
autour de lui ses armes étincelantes d'airain. Le fils patient de Jupiter
abandonna sa victime, et voyant s'avancer Mars, ce fléau des humains, lui lança
de farouches regards. Lorsqu'un lion a trouvé un animal vivant, soudain de
ses ongles vigoureux il le déchire et lui arrache la douce existence,
son cœur avide se rassasie de sa fureur, il roule des yeux effrayants,
bat de la queue ses flancs et ses épaules, creuse du pied la terre, et nul à
cet aspect n'ose s'approcher de lui, ni le combattre, ainsi le fils
d'Amphitryon, insatiable de batailles, se présenta en face de Mars et son
audace s'enflamma plus encore au fond de son cœur. Mars s'avança, la douleur
dans l'âme et tous les deux, en criant, fondirent l'un sur l'autre. Comme une
pierre (53)
détachée du faîte d'une montagne, roule et bondit au loin avec un grand
fracas, lorsque enfin elle rencontre dans une colline élevée un obstacle qui
arrête sa chute, tel le funeste Mars, qui fait plier les chars (54)
sous son poids, s'élança, poussant d'effroyables clameurs. Hercule soutint son
choc avec fermeté. Alors Minerve, fille de Jupiter, maître de l'égide, alla
au-devant de mars en agitant sa ténébreuse égide, et, le regardant d'un œil
irrité, elle fit voler de sa bouche ces paroles ailées : "O mars ! Apaise
ta bouillante audace et retiens tes mains invincibles. Le sort ne te permet pas
de tuer Hercule, ce fils intrépide de Jupiter, ni de le dépouiller de sa
glorieuse armure. Cesse donc le combat et ne lutte pas contre moi."
Elle dit, mais ne persuada point le cœur magnanime du dieu Mars. Mars,
brandissant à grands cris ses armes semblables à la flamme, se précipita
aussitôt sur le puissant Hercule ; impatient de l'immoler et furieux du trépas
de son fils, il atteignit de sa lance d'airain le vaste bouclier. Mais Minerve
aux yeux bleus, se penchant hors du char, détourna le choc impétueux de la
lance. Mars, en proie a une vive douleur, tira son glaive acéré et se jeta sur
le généreux Hercule. Tandis qu'il accourait, le fils d'Amphitryon, insatiable
de combats et de carnage, frappa d'un coup violent sa cuisse restée à découvert
sous le magnifique bouclier. Armé de la lance, il déchira sa chair de part en
part, et le renversa au milieu de l'arène. Soudain la Fuite et la Terreur
firent avancer son char agile et ses coursiers ; puis l'enlevant de la terre aux
larges flancs, elles le portèrent sur ce char magnifique, frappèrent du fouet
les chevaux et remontèrent dans le vaste Olympe.
Le fils d'Alcmène et le glorieux Iolaüs partirent après avoir dépouillé les
épaules de Cycnus de sa belle armure, et bientôt, traînés par leurs
coursiers aux pieds rapides, ils parvinrent dans la ville de Trachine (55).
Minerve aux yeux bleus regagna le grand Olympe et les demeures de son père.
Cycnus fut enseveli par Céyx et par le peuple innombrable, qui, auprès de la
cité de cet illustre monarque, habitait Anthée, la ville des Myrmidons, la célèbre
Iaolchos, Arné et Hélice. Une foule immense se rassembla pour honorer Céyx,
cet homme cher aux bienheureux Immortels. Mais l'Araunus (56),
grossi par les pluies de l'hiver, fit disparaître sous ses ondes le tombeau et
le monument de Cycnus. Ainsi l'avait ordonné Apollon, fils de Latone, parce que
Cycnus, se plaçant en embuscade, dépouillait de vive force tous les mortels
qui conduisaient à Pytho (57)
de superbes hécatombes.
FIN
DU BOUCLIER D’HERCULE.
(01)
Hermésianax de Colophon voyait clans le mot êoië
le nom d'une amante d'Hésiode que le poète avait voulu immortaliser. Cette
hypothèse n'est guère vraisemblable. Nous n'avons pas besoin non plus de réfuter
l'opinion de ces critiques qui veulent, comme Guiet et Robinson, que ce mot
signifie matinale ou elle
seule. Peut-être, comme le suppose Heinrich, le poète s'adressait-il
à sa Muse en ces termes :
"Muse ! dis-moi quelle fut cette héroïne ou quelle fut cette autre (ê
oié aut qualis). " Leclerc pense qu'Alcmène pouvait être comparée
ici à quelque déesse, comme dans l'Odyssée
(ch. 6, v. 102). Nausicaa est comparée à Diane. On peut se livrer à de
nombreuses conjectures toutes les fois qu'on manque, comme dans cette
circonstance, de preuves solides et d'arguments authentiques. L'opinion qui nous
semble le moins s'éloigner de la vérité est celle qui rattache ce début au
poème des Megalai éoiai. Nous
pensons donc que cette formule é oié établissait un terme de comparaison entre les diverses héroïnes
chantées par le poète et servait de transition pour passer de l'éloge de
l'une à celui de l'autre.
Hésiode dit qu'Alcmène quitta sa patrie, c'est-à-dire Mycènes, que son père
Électryon possédait avec Tirynthe et Midée. Alcmène est appelée Mideatis
Héroina dans Théocrite (13, 20 et 24, v. 1).
(02)
Le nom d'Alcmène était célèbre dans l'antiquité grecque. Il est parlé
d'Alcmène dans l'Iliade (ch. 14, 323,
et ch. 19, v. 99) et dans l'Odyssée
(ch. 2, v. 120, et ch. 11, v. 266). Ce dernier poème contient (ch. 11,v. 224)
une récapitulation des femmes dont la gloire s'était le plus répandue. Les
femmes des âges héroïques n'étaient pas, comme elles le furent dans la
suite, séparées du commerce des hommes. Elles avaient des occasions de
signaler leurs vertus. Leurs mariages avec les héros et leurs amours avec les
dieux servaient encore à augmenter leur renommée. Il y eut donc avant Hésiode
des chantres et des rhapsodes qui célébrèrent les héroïnes de l'antiquité,
comme après lui on vit paraître l'auteur du poème intitulé ta
Naupactica et Pisandre de Camire, qui composa le poème appelé Héroicai
Théogamiai.
Alcmène était fille d'Électryon et d'Anaxo, suivant Apollodore (liv. 2, c. 4,
§ 5) ; sa mère était, d'après Plutarque (Vie
de Thésée, c. 7), Lysidice, fille de Pélops. Pausanias rapporte (Élide,
c. 17) que le poète Asius disait qu'Alcmène était née d'Amphiaraüs et d'Ériphyle.
Ce même auteur raconte que Jupiter emprunta la figure d'Amphitryon pour avoir
commerce avec elle, qu'après sa mort elle fut changée en pierre, qu'on voyait
son lit à Thèbes parmi les ruines d'une maison, que son tombeau existait à Mégare
près de l'Olympiéum, et qu'elle avait un autel dans le temple d'Hercule à Athènes.
Toutes ces traditions ont pu être consignées dans le poème d'Hésiode, dont
le temps n'a respecté que le morceau relatif à l'union d'Alcmène avec
Jupiter. Homère et Hésiode sont les deux sources primitives de la mythologie
hellénique.
(03)
L'image de cette grâce qui respire dans les cheveux et dans les yeux d'Alcmène
comme dans ceux de Vénus a pu être empruntée d'un passage de l'Hymne à Vénus (v. 174).
Le verbe grec aênai répond au verbe
latin spirare ; Horace a dit (Odes,
4, 13, 19) :
Facies quae spirabat aurores.
Virgile a voulu sans doute imiter Hésiode dans cette élégante et
gracieuse description de Vénus (En.,
liv. 1, V. 406) :
Dixit et avertens roseâ cervice refulsit,
Ambrosiaeque comae divinum vertice odorem
Spiravêre.
(04)
Hésiode dit qu'Amphitryon tua volontairement Électryon dans une dispute élevée
au sujet d'un troupeau de bœufs ; d'autres auteurs ont supposé que ce fut par
hasard qu'il commit ce meurtre. Voici comment Apollodore raconte cette histoire
(liv. 2, c. 4, § 6) :
"Électryon régnant à Mycènes, les fils de Ptérélaüs vinrent avec
Taphius réclamer le trône de Mestor, le père de sa mère, et comme Électryon
le leur refusa, ils enlevèrent ses bœufs. Les fils d'Électryon voulant s'y
opposer, il s'engagea une bataille où ils se tuèrent les uns les autres. Il ne
se sauva des fils d'Électryon que Licymnius encore très jeune, et des fils de
Ptérélaüs que Évérès, qui gardait les vaisseaux. Ceux des Taphiens qui
s'enfuirent sur la flotte emmenèrent les bœufs qu'ils avaient pris et les
confièrent à Polyxène, roi des Éléens. Amphitryon les racheta de Polyxène
et les reconduisit à Mycènes, mais Électryon, jaloux de venger la mort de ses
enfants, donna à Amphitryon son royaume et sa fille Alcmène, et lui fit jurer
de respecter sa virginité jusqu'au retour de la guerre qu'il projetait contre
les Téléboëns. Il alla recevoir les bœufs, mais l'un d'eux s'étant échappé,
Amphitryon lui lança une massue qu'il tenait entre ses mains et qui, ayant
frappé les cornes de l'animal, rebondit sur la tête d'Électryon et le
tua."
Nous lisons la note suivante dans le scholiaste d'Apollonius de Rhodes (liv. i,
v. 747) :
"L'île de Taphos est une des Échinades où s'établirent les Téléboëns,
ces premiers habitants de l'Acarnanie, ces peuples adonnés à la piraterie. Étant
allés à Argos, ils enlevèrent les bœufs d'Électryon, père d'Alcmène ; un
combat eut lieu, et Électryon y périt avec ses fils. Aussi Alcmène
promit-elle sa main à celui qui vengerait le meurtre paternel. Amphitryon
l'ayant vengé épousa Alcmène. Cette histoire est clairement expliquée dans Hésiode."
Jean Diaconus dit qu'Amphitryon tua Électryon en le frappant d'un bâton qu'il
avait lancé sur un bœuf. Ainsi on ne voit, ni dans Apollodore, ni dans le
scholiaste d'Apollodore, ni dans Jean Diaconus, que le meurtre du père d'Alcmène
ait été l'ouvrage volontaire d'Amphitryon. Hésiode dit cependant que ce héros
tua Électryon d'une manière violente (iphi damassas) et avec colère (chosaménos).
Faut-il croire que les trois écrivains cités plus haut ont puisé les détails
de cette mort dans un autre ouvrage d'Hésiode ou dans les poèmes d'un autre
auteur ? Ces histoires des siècles héroïques avaient été chantées par un
grand nombre de poètes ; elles servirent d'aliment fécond aux Muses tragique
et lyrique. Eschyle avait fait une Alcmène,
Sophocle un Amphitryon, Euripide une Alcmène
et un Licymnius, Pindare (Néméenne,
10, 26) a chanté la victoire d'Amphitryon sur les Téléboëns.
(05)
On voit dans Hésiode comme dans Homère que si les meurtriers étaient
contraints de fuir leur patrie, ils trouvaient un asile dans les pays voisins. Hésiode
ne dit pas qu'Amphitryon, réfugié à Thèbes, se soit fait purifier par Créon,
comme le rapporte Apollodore (liv. 2, c. 4, § 6) et comme le voulait le mode
d'expiation établi pour les suppliants, témoin dans Hérodote (liv. 1, c. 35)
l'histoire du phrygien Adraste qui, ayant tué son frère involontairement,
trouva un refuge à la cour de Crésus.
(06)
L'auteur de l'Odyssée parle des
Taphiens comme de peuples navigateurs et pirates (ch. 1, v. 105, 181, 419 ; ch.
14, v. 452 ; ch. 15, v. 427 et ch. 16, v. 426), mais il ne fait pas mention des
Téléboëns. Ces deux peuples habitaient la même contrée. Comme Hésiode ne
dit pas qu'Amphitryon dans son expédition contre eux se soit servi de
vaisseaux, on peut conjecturer qu'à cette époque les Téléboëns habitaient
encore le continent de l'Acarnanie, d'où ils passèrent dans l'une des îles Échinades,
situées vis-à-vis ce continent. Les Téléboëns, qui faisaient partie des Lélèges,
étaient plus anciens que les Taphiens. Suivant Apollodore (liv. 2, c. 4, § 5),
Taphius, fils de Neptune et d'Hippothoé, fonda Taphos et donna à ses peuples
le nom de Téléboëns, parce qu'il était allé loin de sa patrie (oti télon tés patridos êbê). On lit dans le scholiaste
d'Apollonius de Rhodes (liv.1 v. 747) que, d'après Hérodote, Hippothoé et
Neptune eurent un fils nommé Ptérélas qui fut père de Téléboas et de
Taphus, et que ce dernier donna son nom à l'île de Taphos, dont les habitants
prirent de tous deux la dénomination de Taphiens et de Téléboëns. Quel que
soit le plus ou moins de vraisemblance de ces diverses étymologies, on voit que
du temps d'Hésiode ces deux peuples n'en formaient qu'un seul ou que du moins
ils habitaient l'un près de l'autre, car il est possible qu'alors les Taphiens
fussent déjà établis dans l’île de Taphos et que les Téléboëns
demeurassent encore sur le confinent de l'Acarnanie. Ces peuples, dans la suite,
occupèrent un grand nombre d'îles et entre autres celle de Caprée, comme nous
l'apprennent Virgile (En., 7, 733 ) et
Silius Italicus (7, 418). Dès l'origine, ils s'étaient adonnés au brigandage,
et ils étaient venus enlever les bœufs d'Électryon, dont ils avaient tué les
enfants. Alcmène, fille de ce roi, avait promis de n'accorder ses faveurs à
Amphitryon qu'après qu'il aurait vengé la mort de ses frères. Amphitryon fit
donc dans leur pays une expédition qui passa pour un des plus beaux exploits de
l'Antiquité. Pindare parle de cette guerre (Néméenne,
10, v. 251) et Hérodote rapporte (liv. 5, c. 59) qu'il vit dans le temple
d'Apollon Isménien un trépied dédié aux Thébains avec cette inscription en
lettres cadméennes :
AMPHITRYON M'A CONSACRÉ A SON RETOUR DE LA GUERRE CONTRE LES TÉLÉBOËNS.
(07)
Hésiode appelle les Locriens Anchémachoi
(combattant de près), ce qui est contraire à ce qu'Homère dit de ces peuples
(Iliade, ch. 13, v. 713).
Aussi quelques commentateurs pensent-ils qu'il faut lire Enchémachoi, (combattant avec la lance). Nous n'avons cru devoir
rien changer au texte ordinaire. Hésiode n'a peut-être point parlé des mêmes
Locriens qu'Homère, car, suivant Pausanias, il y avait les Locriens Hypocnémidiens,
les Locriens Ozoles, et ceux d'Opunte, de l’île d'Atalante, de Thronium en
d'Italie. Ces divers peuples devaient différer de mœurs et d'usages. Les
Locriens Ozoles étant voisins non seulement de la Phocide, mais encore des
Taphiens et des Téléboëns, à qui Amphitryon fit la guerre, furent
probablement ceux qui accompagnèrent ce héros avec les Béotiens et les Phocéens,
tandis que ce furent les Locriens d'Opunte qui allèrent au siège de Troie sous
les ordres d'Ajax, fils d'Oïlée.
(08)
Amphitryon, suivant Apollodore (liv. 2, c. 4, § 5), était fils d'Alcée et
d'Hipponome, fille de Ménécée. D'après Pausanias (Arcadie,
c. 14), les Phénéates disaient qu'Alcée avait eu Amphitryon de Laonomé,
fille de Gunéus, et non de Lysidice, fille de Pélops.
(09)
Le mont Typhaon, qui devait être placé entre l'Olympe et Thèbes, peut-être
dans la Phocide, n'étant mentionné par aucun auteur, Leclerc a proposé de
lire Tilphosion, parce que le mont
Tilphosius existait en Béotie à cinquante stades d'Haliarte, suivant Pausanias
(Béotie, c. 33 ). Bochart conjecture
que Tilphosius était un surnom de l'Hélicon.
Quant au mont Phicius, il ne laisse pas de doute sur son existence. Les poètes
et les mythologues en parlent fréquemment. Situé en Béotie, près de Thèbes,
il tirait son nom du mot éolique Phix,
qui est le même que celui de Sphix.
C'était là que la Sphinx avait séjourné.
Hésiode semble avoir voulu présenter l'image grandiose de Jupiter arrivant en
deux pas de l'Olympe au Typhaon et du Typhaon au Phicius. Le prodige d'une telle
marche, admissible quand il s'agit d'un dieu, fait ressouvenir de Neptune qui,
dans l'Iliade (ch. 13, v. 20) franchit
en trois pas une vaste distance. Ainsi, dans Pindare (Pythiques,
3, 75), Apollon d'un seul pas accourt arracher son fils Esculape des flancs de
sa mère inanimée.
Ces miracles de vigueur et d'agilité, que la poésie grecque attribuait souvent
aux divinités, étaient un débris de la croyance primitive, qui en avait fait
des êtres pourvus de formes gigantesques et de forces prodigieuses. Ce ne fut
que par degrés que les dieux se rapprochèrent, davantage de la nature humaine.
(10)
Le fond de ce mythe est dans Homère (Iliade,
ch. 19, v. 98, etc.). Hésiode ne dit point que Jupiter, pour mieux tromper Alcmène,
emprunta la figure d'Amphitryon, ces sortes de métamorphoses n'étant point
conformes au génie de la mythologie grecque primitive. Ce fait aura été
imaginé par des poètes postérieurs, qui l'ont fourni à Apollodore (liv. 2,
c. 4, § 8) et à Diodore de Sicile (liv. 4, c. 9). Ces deux écrivains
rapportent que Jupiter demeura trois nuits avec Alcmène, et de là vint le
surnom de Triesperos appliqué à
Hercule. II passa neuf nuits et neuf jours auprès d'elle, suivant Clément
d'Alexandrie (Protrept., p. 28) et
Arnobe (Contra gent., p. 155), et deux
nuits seulement d'après Ovide (Amores,
liv. 1, él. 13, v. 415) et Properce (liv. 2, él. 18, v. 25). Hésiode dit
qu'il ne resta qu'une seule nuit dans sa couche. Ainsi les traditions
s'amplifient et se dénaturent à mesure qu'elles s'éloignent de leur première
source.
(11)
Les rois et les princes des siècles héroïques faisaient consister dans leurs
troupeaux leur principale richesse. Ils ne dédaignaient pas de les visiter et
de les soigner eux-mêmes. Amphitryon, après une longue absence et une guerre pénible,
devait donc n'avoir rien tant à cœur que de revoir ses troupeaux et ses
bergers. Mais Hésiode nous le représente tellement amoureux de sa femme qu'il
néglige pour elle un si vif plaisir. Ce passage, tout en nous offrant dans
l'amour d'Amphitryon pour Alcmène l'idée d'une époque où le sentiment
conjugal se perfectionne, nous montre, jusque dans la preuve de cet amour, un
reste de la simplicité et de la rudesse des premiers âges, puisqu'il n'y a
qu'une épouse qui puisse l'emporter sur des troupeaux dans le cœur de ce
guerrier. Il y a là, comme dans presque tout Hésiode, le mélange de deux sociétés,
la fusion de deux époques.
(12)
Hésiode compare la joie d'Amphitryon rentrant dans sa maison à celle d'un
homme échappé à un dur esclavage ou à une dangereuse maladie. Ainsi, dans l'Odyssée (ch. 5, v. 394), Ulysse, errant sur la mer, quand il aperçoit
le rivage, éprouve autant de plaisir que des fils dont le père revient à la
vie :
"Lorsque des enfants voient renaître un père chéri qui, abattu par la
maladie, en proie à des maux cruels, a langui longtemps consumé de souffrances
et vaincu par une terrible divinité, ils se réjouissent de ce qu'enfin les
dieux l'ont affranchi de ses douleurs : ainsi Ulysse aperçoit avec joie la
terre et les forêts."
(13)
Ces deux vers (55 et 56) ne présentent qu'une froide répétition de ce qui a
été déjà dit ; comme ils sont cependant nécessaires pour servir de lien à
ce qui va suivre, il est probable qu'ils ont été interposés par le rhapsode
ou par le diaskévaste qui a réuni les deux parties du poème.
Malgré l'addition de ces deux vers, on sent qu'il y a une lacune immense entre
le début du poème et sa continuation. Est-il croyable que le même poète ait
passé brusquement de la naissance d'Hercule à son combat avec Cycnus ?
n'aurait-il pas donné quelques détails sur son enfance et sur ses autres
exploits ? Hésiode avait parlé plus longuement de ce héros dans son poème
des Mégalai éoiai, comme l'atteste
le fragment conservé par Aspasius (Ad
Arist. Eth. Nicom., 3, p. 43) et dans lequel Alcmène dit à Hercule :
"O mon fils ! le puissant Jupiter t'a rendu le plus infortuné et le plus généreux
des hommes."
C'est donc ici que suit le morceau des Mégalai
éoiai qui a survécu à la perte des autres, et c'est également ici que
commence le poème d'un antique rhapsode qui a célébré le combat d'Hercule
contre Cycnus, combat peut-être oublié par d'autres chantres, et qui a
intercalé dans son récit la description du bouclier.
(14)
II y a dans les fables grecques trois Cycnus : l'un, fils de Neptune et de Céyx,
qui fut tué par Achille, l'autre fils de Mars et de Pyrène, et le troisième
fils de ce même dieu et de Pélopie. Apollodore (liv. 2, c. 6, § 11) dit
qu'Hercule, près du fleuve Échédore, rencontra le second qui le défia au
combat, et que Mars ayant voulu prendre la défense de son fils, la foudre tomba
au milieu d'eux et les sépara. Il raconte aussi (liv. 2, c. 7, § 7) qu'à son
passage à Itone, Hercule fut provoqué par le troisième et le tua dans un
combat singulier, mais il est vraisemblable, comme le remarque Clavier,
qu'Apollodore d'un seul combat en a fait deux, et qu'il a été trompé par la
différence du nom que les auteurs ont donné à la mère de Cycnus. C'est du
fils de Mars et de Pélopie qu'il s'agit dans le Bouclier
d'Hercule. Telle est l'opinion de Heyne (Observationes
ad Apollodorum, p. 170), car Apollodore prétend qu'il fut tué près
d'ltone, et Hésiode dit qu'il se trouvait dans le bois consacré à Apollon
Pagaséen, lequel bois n'était pas éloigné de cette ville ni de celle de
Trachine, et que son tombeau fut détruit par l'Anaurus, fleuve de Thessalie,
dont Euripide (Hercule furieux, v.
386) parle également. Le combat d'Hercule et de Cycnus, qui cependant n'est pas
classé parmi les douze travaux d'Hercule, a été célébré par les
sculpteurs, les historiens et les poètes. Suivant Pausanias (Laconie,
c. 18), il était figuré sur le trône d'Apollon Amycléen. Pausanias avait vu
(Attique, c. 27) dans la citadelle
d'Athènes une autre sculpture dont le même combat était le sujet. Diodore de
Sicile en fait mention (liv. 4, c. 37). Pindare en parle (Olympiques, 10, v. 10) et il dit que la force d'Hercule fléchit un
moment sous celle de Cycnus ; en effet, d'après le scholiaste de Pindare (loc.
cit.), Stésichore avait composé un poème lyricoépique, intitulé Cycnus,
dans lequel le résultat du combat était la retraite d'Hercule. Hésiode ne dit
rien de cette fuite, que probablement Stésichore aura imaginée pour rehausser
la gloire de son héros. Stésichore racontait dans son poème que Cycnus
tranchait les têtes des voyageurs et en construisait un temple à Apollon. Hésiode
se contente de dire qu'il se plaçait en embuscade pour dépouiller les étrangers
qui venaient consacrer à ce dieu des offrandes et des hécatombes. Pausanias
rapporte (Attique, c. 27) qu'il avait tué beaucoup de personnes, entre autres
Lycus de Thrace, et qu'il promettait un prix à celui qui pourrait le vaincre.
La conduite de Cycnus rappelle la férocité de ces premiers siècles, où les
hommes, confiants dans leur force et libres du frein des lois, infestaient les
routes et dressaient des embûches aux voyageurs. Cycnus est le brigand qui
ravage la terre, Hercule est le héros qui la délivre ; ils sont la
personnification l'un d'un reste de barbarie, l'autre d'un commencement de
civilisation.
(15)
L'Apollon Pagaséen était l'Apollon adoré à Pagase, ville de Thessalie, appelée
dans la suite Démétrie, située au nord du golfe Pélasgique et d'où les
Argonautes partirent pour la Colchide. Hygin dit, d'après Callimaque, qu'ils y
avaient érigé un temple à ce dieu. Le scholiaste d'Apollonius de Rhodes
rapporte (ch. 1, v. 238) que cette ville s'appelait ainsi, parce que le navire
Argo y avait été fabriqué (apo tou ecai
pepechtai tên Argo), et que Scepsius prétendait que son nom provenait des
sources dont ses environs étaient arrosés (apo
tou pégais périrréesthai tous topous). Ce nom a pu aussi lui être donné
par l'Hyperboréen Pagasus, qui, suivant une tradition consignée dans Pausanias
(Phocide, ch. 5), avait fondé avec
Agyéus l'oracle de Delphes.
Rien n'est plus poétique que l'image du bois et de l’autel d'Apollon que
l'aspect de Mars et de ses armes remplissent d'une clarté soudaine. C'est
ordinairement par leur éclat que les dieux chez les poètes trahissent leur présence,
témoin ce passage de l'Odyssée (ch.
19, 33) :
Pallas, portant un flambeau d'or, répandait une lumière magnifique. Alors Télémaque
se hâte de s'adresser à son père :
"O mon père ! certes un grand prodige frappe mes regards. Les murs de ce
palais, ces superbes lambris, ces poutres de sapins, ces hautes colonnes
brillent à mes yeux comme une flamme étincelante. Sans doute une des divinités
qui habitent le vaste Olympe est descendue parmi nous."
Le prudent Ulysse lui répond ainsi :
"Tais-toi ! modère ton impatience et ne m'interroge pas. C'est ainsi que
les habitants de l'Olympe ont coutume de nous apparaître."
Dans l'hymne à Cérès, cette déesse manifeste sa présence de la même manière
(275) :
"Á ces mots, la déesse change sa figure et sa taille et se dépouille de
la vieillesse ; la beauté se répand autour d'elle, une suave odeur s'exhale de
ses voiles parfumés, un vif éclat s'échappe de son corps immortel et ses
blonds cheveux voltigent sur ses épaules. Tout le palais se remplit alors d'une
splendeur semblable aux éclairs."
Virgile environne aussi Vénus d'une lumière divine (Aen., liv. I, v. 406) :
Dixit et avertens rosea cervice refulsit.
(16)
Dans l'Antigone de Sophocle (1180), l'épouse
de Créon est Eurydice. Ici, elle s'appelle Hénioché. Ce n'est pas la première
fois que nous avons remarqué des différences de noms dans les mythes grecs. Créon
d'ailleurs a pu avoir plusieurs épouses, comme l'observe Heinrich.
Hénioché est appelée tanupéplos
(au long voile), comme Hélène dans l’Iliade
(ch. 3, v. 230).
(17)
Cet hémistiche "tou men phrenas éxéléto"
est pris de l'Iliade (ch. 4, v. 234,
et ch. 19, v. 137).
Si l'on voit souvent dans les poètes les dieux ôter aux hommes l’esprit de
sagesse, leur inspirer de fatales passions et même les entraîner au crime, de
pareilles fictions ne sont point des traits d'impiété. Elles attestent
seulement que les Grecs s'étaient fabriqué des dieux à leur image et qu'ils
leur prêtaient quelquefois tous les défauts de l'humanité. La pensée d'Homère
a été copiée ou imitée par plusieurs poètes. D'abord par l'auteur du Bouclier
d'Hercule, ensuite par Eschyle, dont Platon rapporte ce passage :
"La divinité fournit un motif de perte aux mortels lorsqu'elle veut ruiner
de fond en comble leur maison." Et par un auteur tragique inconnu dont
Grotius cite les paroles dans ses Excerpta,
p. 461 :
"Lorsque la divinité prépare des malheurs à un homme, elle commence par
égarer l'esprit à l'aide duquel il délibère."
Les saintes Écritures, comme les poésies grecques, nous montrent la Divinité
aveuglant les hommes, leur fermant les oreilles et leur endurcissant le cœur.
Le Jéhovah de la Bible est jaloux, sanguinaire, violent comme les dieux du
paganisme.
(18)
On sait que les anciens poètes ont donné aux fleuves la forme de taureaux et
qu'ils les ont appelés taurocranous
ou tauropodas. Horace a dit (liv. 4,
ode 14, 25) :
Tauriformis volvitur Aufidus.
Et Virgile, (Géorg. 4, v. 371) :
Et gemma auratus taurino cornus vultu
Eridanus ...
On a cherché la cause de cette image symbolique tantôt dans le bruit des ondes
comparé au mugissement des taureaux, tantôt dans les détours et les sinuosités
des fleuves, semblables aux cornes de ces animaux, tantôt dans la fertilité
des champs dont le bœuf fut l'emblème chez les anciens. Des fleuves, cette
image a passé à Neptune, qu'on a nommé Tauréos,
comme s'il était représenté sous la forme d'un taureau.
C'est dans ce sens que Groevius a pris cette épithète à laquelle se rapporte
celle de Taurocranos que, dans Oreste,
Euripide applique à l'Océan. Selon Voss, l'épithète de Tauréos
indique que Neptune fournit leur nourriture aux taureaux dans les pâturages
situés sur des rivages peu élevés, de même que ce dieu est appelé Hippios ou Hippoposêidôn
parce qu'il abreuve les chevaux de ses ondes. Mais une pareille explication
n'est confirmée ni par les témoignages des écrivains ni par les monuments de
l'art. On doit plutôt, comme le veut Heinrich, ajouter foi aux paroles de Tzetzès,
qui prétend que dans les villes de la Béotie, et surtout à Oncheste, on
immolait des taureaux à Neptune, qui reçut de là le surnom de Tauréos.
II y avait, suivant Hésychus, des fêtes consacrées à Neptune et appelées Tauréa.
Athénée parle d'une fête de ce nom célébrée à Éphèse, dans laquelle des
jeunes gens tout nus, qui présentaient les coupes, s'appelaient Tauroi.
C'est la qualité des victimes immolées dans cette fête qui lui a valu son
nom, et à Neptune l'épithète de Tauréos.
D'où les Grecs ont-ils emprunté cet usage de sacrifier des taureaux ? Il est
probable que c'est de la religion persane. Dans le Zend-Avesta, Mithras immole le taureau, qui est le symbole de la génération
et de la vie et dont les cornes produisent tous les fruits. Il lui ouvre le sein
pour donner un passage aux eaux fécondées. II y a donc analogie entre ce
taureau primitif qui porte en lui-même les germes de toutes choses et l'élément
de l'eau qui répand la fertilité. De là est venue chez les Grecs la coutume
d'immoler des taureaux en l’honneur des fleuves et de la mer. Ce rite était
un hommage rendu au principe humide de la création.
Diane et Bacchus dans les premiers temps avaient porté une tête de taureau,
sans doute comme un symbole d'origine orientale.
(19)
Le cheval Aréion ou Arion est très célèbre dans les fables d'Adraste. Homère
est le premier qui en parle (Iliade,
ch. 23, v. 347). Stace en fait aussi mention (ch. 6, v. 301).
Voici ce qu'en dit Pausanias (Arcadie,
c. 25) :
"On rapporte que Cérès eut de Neptune une fille, dont il n'est pas permis
de dire le nom à ceux qui ne sont point initiés, et le cheval Arion. Voilà
pourquoi, dit-on, les Arcadiens ont donné les premiers le surnom d'Hippius à
Neptune."
Il cite à l'appui de ce qu'il avance des vers de l'Iliade et de la Thébaïde.
Homère dit dans l'Iliade, au sujet
d'Arion :
" Non, quand même un héros, derrière toi, exciterait le divin Anion, ce
rapide coursier d'Adraste dont la race est immortelle."
On sait, d'après la Thébaïde,
qu'Adraste s'enfuit de Thèbes :
"Portant des vêtements de deuil et conduit par Arion aux crins
verts."
Ils prétendent que ces vers indiquent que Neptune était père d'Arion.
Cependant Antimaque dit qu'Arion était fils de la Terre.
"Adraste, fils de Talaüs, descendant de Créthée, le premier des Danaëns,
poussa en avant ses fameux chevaux, l'agile Cérus et Arion le Thelpusien, que
la Terre elle-même enfanta près du bois d'Apollon Oncéen pour qu'il devînt
l'objet de l'admiration des mortels."
On peut dire également d'un cheval né de la Terre, qu'il est de race divine,
et il peut aussi avoir la crinière verte. On dit encore qu'Hercule, faisant la
guerre aux Éléens, demanda ce cheval à Oncus, et qu'il était traîné par
Arion lorsqu'il s'empara d'Élis. On ajoute qu'Hercule le donna ensuite à
Adraste ; c'est pour cela qu'Antimaque dit en parlant d'Arion :
"Qu'il était alors conduit par Adraste, son troisième maître."
Apollodore raconte (liv. 3, c. 6, v. 8) qu'Adraste, dans la défaite des
Argiens, fut seul sauvé par son cheval Arion, que Cérès, transformée en
Furie, avait conçu de Neptune. Les scholiastes de l'Iliade (ch. 23, 347) et de Lycophron. (153) lui attribuent la même
origine.
Nous remarquerons que, dès les siècles héroïques, on avait l'habitude de
donner des noms propres aux chevaux les plus célèbres, et qu'ici le char qui
porte Hercule et Iolaüs est traîné par un seul cheval, tandis que les héros
de l'Antiquité en conduisaient ordinairement deux et quelquefois un troisième
attaché aux autres par une corde et appelé hippos
seraios, séiraphoros ou paréoros,
comme dans l'Iliade (ch. 8, v. 81).
(20)
Suivant Tzetzès, orichalque était un mélange formé de l'airain qui,
naturellement rougeâtre, devenait blanc par suite d'une certaine préparation.
Virgile (Aen., 12, v. 87) dit : album
orichalcum, de même que nous trouvons ici oreichalcoio
phaéinou. Cet hémistiche a été copié par Apollonius de Rhodes (liv. 4,
v. 973). Le scholiaste de ce poète dit que l'orichalque est une espèce
d'airain ainsi nommée d'un certain Oréius qui la découvrit. Il ajoute que
plusieurs auteurs, entre autres Aristote, nient l'existence de ce métal
factice, mais que d'autres, comme Stésichore, Bacchylide et Aristophane le
grammairien, en font mention, et que d'autres, comme Socrate et Théopompe, dans
son vingt-cinquième livre, prétendent que c'était le nom d'un statuaire.
Voici ce que dit Strabon (liv. 13, c. 1, v. 56) :
"Aux environs d'Andira on trouve une espèce de pierre qui se change en fer
par l'action du feu ; ensuite ce fer, mis en fusion avec une certaine terre,
produit le faux argent, qui, mêlé avec de l'airain, devient ce métal que
quelques-uns appellent l'orichalque."
Des brodequins d'airain, une cuirasse d'or, une épée, un carquois, une lance,
un casque, un bouclier, telle est l'armure d'Hercule. Cette description est imitée
des passages de l'Iliade qui
concernent l'armure de Minerve (ch. 5, v, 736), et d'Agamemnon (ch. 11, v. 16).
Hercule est donc armé ici comme les guerriers d'Homère et comme tous ceux des
âges héroïques. Il n'a point la peau de lion, la massue et l'arc que lui donnèrent
la poésie et la sculpture dans les siècles suivants. Alors, on voulut le représenter
avec le costume de ces premiers temps de barbarie où les hommes n'étaient revêtus
que de la dépouille des animaux sauvages, ne combattaient qu'avec des bâtons
et n'avaient pour boucliers que des peaux de chèvre. Mais une pareille armure,
quoique historiquement elle ait dû précéder l'autre, n'a été qu'une
invention postérieure aux siècles d'Homère et d'Hésiode. La véritable
armure antique d'Hercule consistait dans le bouclier, la cuirasse, l'épée et
la lance ; telle était également celle des dieux et des déesses. Ce n'est que
plus tard que s'opéra un changement dans l'appareil guerrier de ce héros.
Suivant Athénée (12, p. 512, F.), Stésichore fut le premier qui lui donna la
massue et la peau de lion. Strabon prétend (15, p. 1009, B.) que ce fut
Pisandre ou un autre chantre des Héraclées.
Remarquons que Thésée, regardé presque comme un autre Hercule, a été
d'abord armé de l'épée, et que l'idée de la massue n'est venue que dans les
âges postérieurs.
Malgré son changement d'armure, Hercule conserva encore chez plusieurs poètes
quelques-unes des anciennes armes que lui avaient attribuées les chantres des
siècles héroïques. Dans les temps mêmes où les jeux de la scène et les
monuments de la sculpture le représentaient armé de la massue et chargé de la
peau de lion, Sophocle l'appela (Philoctète,
727) chalcaspis aner (le héros au
bouclier d'airain). Moschus raconte (Megara,
v. 98) qu'Alcmène a vu en songe Hercule tout
nu, sans son manteau et sa tunique, et ensuite reprenant les vêtements dont
il était couvert. Apollodore dit (liv. 2, c. 4, § 11) qu'ayant appris
d'Eurytus à tirer de l'arc, Hercule reçut de Mercure une épée, d'Apollon des
flèches, de Vulcain une cuirasse d'or, de Minerve un manteau, et qu'il coupa
lui-même une massue dans la forêt de Némée. On voit que les poètes et les
mythologues ont confondu les dates et les détails de son armure et de son
costume. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'auteur du Bouclier
le montre vêtu et armé comme il l’a été primitivement, comme l'étaient
les guerriers des siècles héroïques. Cette circonstance suffirait donc pour
attester la haute antiquité de ce poème, qui présente partout les traditions
et la couleur homériques.
(21)
Le poète s'est étendu sur la description des flèches d'Hercule, que dans la
suite, on supposa empoisonnées, et que Sophocle (Philoctète,
106) représente comme inévitables et
messagères de carnage. Ici leurs pointes présentent la mort et sont trempées
de larmes, des larmes arrachées aux parents de leurs victimes. L'épithète de lathiphthongoio
(qui arrache la voix), appliquée à la mort, ne se rencontre dans aucun autre
poète grec. La description de toute l'armure d'Hercule annonce le travail d'un
auteur qui a cherché les images hardies et les effets grandioses.
(22)
Voici ce fameux bouclier dans la description duquel le poète, à l'exemple
d'Homère, a donné une ample carrière à son imagination. Ce bouclier est un
chef-d'œuvre remarquable par la variété et la profusion des figures, non
telles que le poète les a vues réellement, mais telles que son esprit les a
conçues et que son talent les a embellies. Ce n'est donc point d'après les règles
sévères de la ciselure qu'il faut examiner et juger ce morceau. Ces
personnages qui se meuvent, ces héros qui se poursuivent, cette discorde qui
crie, ces serpents qui sifflent, ces Muses qui chantent, tous ces prodiges sont
le produit d'un enthousiasme et d'une licence de poète. Quoique le bouclier
d'Achille, dans Homère, soit sans doute supérieur à celui d'Hercule pour le mérite
de l'invention et pour la noble simplicité de la poésie, il y a cependant de
l'injustice à leur avoir appliqué ce vers de Sannazar :
Illum hominem dicas, hunc posuisse deum.
(23)
L'éclat des armes chez les anciens en faisait, comme on sait, un des principaux
mérites. Toute la surface du bouclier d'Hercule, qui était de forme ronde,
paraissait donc étincelante de divers métaux qui remplissaient les intervalles
d'une ciselure à l'autre.
Titano.
Comme l'observe Bergier, il paraît que la peinture en émail n'était pas
inventée du temps d'Hésiode, qu'ainsi ce mot ne signifie que de la soudure.
Bergier pense qu'il faut entendre par là l'étain, et alors le terme latin stannum en serait dérivé. Les scholiastes expliquent titanos
par gupsos ou scirros. Suidas
prétend que c'était du gypse ou de la poussière du marbre, et il ajoute que
c'était une pierre calcinée appelée d'abord titanos
et par suite asbestos. Pline dit (Hist.
Nat., 36, c. 59 ) : "Cognata
calei res gypsum est." L'usage d'employer le gypse avait fait naître
l'art appelé gupsemplasticé techné (V.
Saumaise, exerc. Plin.). Ici donc le
gypse ne sert pas à composer les figures tracées sur le bouclier, mais à séparer
et à distinguer les divers morceaux de ciselure.
Leuco
t'élephanti.
L'ivoire, dès les temps les plus anciens, a servi, comme l'atteste Homère,
d'ornement aux ouvrages de l'art. Grâce à son emploi dans le bouclier, sa
blancheur devait ressortir davantage, mise à côté du fer, de l'or ou de
l'acier.
Électro.
Ce métal était un mélange d'or et d'argent. Pline en parle ainsi (H.
N., 33, c. 23) : "Ubicumque
quinta argenti portio est, electrum vocatur. Fit et curâ electrum argento
addito, et electro auctoritas, Homero teste, qui Menelai regiam auro electro ,
argento , ebore fulgere tradit." Le mot electro
a pour nous la signification d'ambre jaune.
Ptuchés.
C'étaient des lames de fer, d'airain ou d'acier plaquées les unes sur les
autres pour défendre les boucliers contre les coups de lance et de flèche,
ainsi qu'on le voit dans l'Iliade (ch.
7, 247 ; ch. 18, 481 ; ch. 20, 269) ; ces lames, qui étaient bleues,
s'allongeaient (diélélanto) sur tout le bouclier, quelquefois aussi elles
servaient de rempart aux cuirasses. La cuirasse d'Agamemnon (Iliade, ch. 11, 24) était garnie de dix lames d'azur foncé, de
douze d'or et de vingt d'étain.
(24)
Au milieu du bouclier se dressait un dragon. Pausanias parle aussi (Phocide, c. 26) du bouclier de Ménélas, sur lequel on remarquait
le dragon qui parut à Aulis lors du sacrifice et qui fut regardé comme un présage.
Pindare dit (Pythique, 8, v. 65)
qu'Alcméon portait devant Thèbes un bouclier que distinguait un dragon tacheté.
Dans l'Iliade (ch. 11, v.38), un
dragon à trois têtes est figuré sur la courroie à laquelle est suspendu le
bouclier d'Agamemnon. Les poètes voyaient dans ce reptile une image propre à
inspirer l'effroi dans les combats.
(25)
Sur la tête de ce dragon voltigeait Éris ou la Discorde, fille de la Nuit.
Rien n'est plus poétique que la description de cette déesse : elle punit les
ennemis téméraires qui osent attaquer Hercule, eux-mêmes descendent dans les
enfers, et leurs ossements pourrissent sur la terre, desséchés par le soleil.
Remarquons que le germe de cette pensée peut avoir existé dans les premiers
vers du premier chant de l'Iliade, où
Homère dit que la colère d'Achille envoya chez Pluton les âmes illustres
d'innombrables guerriers et livra leurs corps en pâture aux chiens et aux
oiseaux.
Leclerc reproche à l'auteur du Bouclier
d'y avoir entassé plus d'images qu'il ne pouvait en contenir et de l'avoir
rempli d'objets qui se meuvent d'eux-mêmes. On peut lui répondre : 1° que la
toreutique pouvait aisément ciseler une grande quantité d'objets sur un
bouclier proportionné sans doute à la taille et à la force des hommes des âges
héroïques ; 2° que l'artiste n'avait eu besoin que de représenter la
Discorde avec des ailes déployées pour lui donner l'apparence d'un être qui
volait dans les airs. Ainsi pour figurer des guerriers qui se poursuivaient ou
qui poussaient des cris, il lui suffisait de les montrer avec le corps penché
ou la bouche entrouverte D'ailleurs toutes ces images doivent être prises dans
un sens figuré. Ajoutons que comme il s'agit d'une armure fabriquée par
Vulcain l'ouvrage d'un dieu autorise la supposition de toutes les merveilles de
l'art.
(26)
Les diverses personnifications de toutes les circonstances du combat peuvent
avoir été l'ouvrage plutôt de l'imagination du poète que du talent de
l'ouvrier. Proioxis est l'action de
poursuivre, palioxis est celle de se
retourner.
(27)
Le combat des Lapithes et des Centaures aux noces de Pirithoüs et d'Hippodamie
a été célébré par le chantre de l'Odyssée
(ch. 21-295) et par une foule d'autres poètes. Il a servi de sujet à un grand
nombre de bas-reliefs et de peintures. En effet, Thésée, héros indigène des
Athéniens, s'étant distingué par sa victoire remportée sur les Centaures,
les artistes d'Athènes mettaient une sorte d'amour-propre national à représenter
ce combat.
Les Lapithes et les Centaures étaient deux peuples de Thessalie ou plutôt,
comme le pense Clavier (Histoire des
premiers temps de la Grèce, t. 1, p. 279, seconde édition), les Centaures
avaient la même origine que les Lapithes, car, d'après Diodore de Sicile (liv.
4, c. 69), ils étaient fils de Centaurus, frère de Lapithès ; il paraît
qu'on appelait ainsi ceux des Lapithes qui avaient les moyens d'entretenir un
cheval. L'équitation devait être connue alors dans la Thessalie, où l'on
pratiquait la chasse aux taureaux décrite par Héliodore (Éthiopiques,
I. 10, p. 428) et qui a donné naissance au nom de Centaures, composé des deux
mots centein taurous (piquer les taureaux). Les Centaures n'avaient pas de rois,
tandis que les Lapithes en avaient, comme étant le peuple principal. Dans le dénombrement
du deuxième chant de l'Iliade (740),
les Lapithes marchent sous les ordres de Polypétès et de Léontée. Cette
nation, qui était une colonie des Pélasges de la Thessalie, occupait un vaste
pays entre la Phtiotide, le Pinde, l'Olympe et la Perrhébie. On trouve dans l'Iliade
la liste des Lapithes (ch.1, v. 262) ; celle du Bouclier
d'Hercule en contient quatre nouveaux : Hoplée, Phalère, Prolochus et
Mopsus, mais elle ne parle point de Polyphème. Le vers relatif à Thésée est
le même dans les deux poèmes.
Quelques commentateurs ont pris titarêsion
pour un nom propre de Lapithe, mais ce mot n'est qu'un adjectif qui se rapporte
à Mopsus, fils d'Ampyx, et dérive du nom de la patrie de ce héros, comme le
dit Jean Diaconus : "apo titarésiou
topou" soit du Titarèse, fleuve de Thessalie, dont l'Iliade
parle (ch. 2-751), soit du mont Titarus d'où ce fleuve descend. Ainsi
Apollonius de Rhodes a dit de Mopsus (ch. 1, v. 65) :
"Là vint aussi Mopsus le Titarésien, que le fils de Latone avait rendu
savant parmi tous les augures dans l'art d'interpréter le vol des
oiseaux."
Orphée (Argon., v. 126) le place au
nombre des Argonautes :
"Et Mopsus, venu de Titarius ; Mopsus, que Arégonis, mariée à Ampyx, mit
au jour sous un hêtre de Chaonie."
Lycophron (Alexandr. 881) a dit avec
une légère différence :
"Mopsus Titéronien."
Les noms des Centaures sont Pétréus, Asbole, Arctus, Urius, Mimas, Périmède
et Dryale. Ils ont pour armes des massues. La massue en effet convenait à ces
guerriers encore farouches et sauvages qu'Homère appelle des monstres habitants
des montagnes (Il. ch. 1, 268) et tout
hérissés de poils (Il. ch. 2, 743).
Ces dénominations ont pu faire naître longtemps après Homère et Hésiode
l'idée de les représenter comme étant moitié hommes et moitié chevaux.
(28)
"L'expression de "Muses de la Piérie,"
dit
Heinrich, n'a pu venir d'Hésiode ni dans cet endroit ni au commencement du poème
des Travaux et des Jours. Un poète
d'Ascra aurait dit : "Les Muses de
l'Hélicon", comme au début de la Théogonie : " Les muses, dont le culte fleurit d'abord dans la
Thrace et la Piérie, étant venues en Grèce, établirent leur séjour sur l'Hélicon,
montagne de Béotie." Or, croira-t-on qu'un poète voisin de cette montagne
ait mieux aimé tirer la dénomination des divinités de son pays du nom de leur
demeure, qui était la plus éloignée et dont le souvenir avait presque péri
de son temps ? » Voilà un nouveau motif de supposer que la description du Bouclier
d'Hercule n'est pas l'ouvrage d'Hésiode.
(29)
Cette action de rejeter l'eau par les narines est conforme aux habitudes des
dauphins, dont Pline a dit (liv. 9, 7) : "
Cum fame conciti, fugientem in vada ima persecuti piscem, diutius spiritum
continuere, ut arcu emissi, ad respirandum emicant , tantaque vi exsiliunt, ut
plerumque velu navium transvolent."
(30)
Théocrite (Idylle 1, v. 30) nous
montre également un pêcheur ciselé sur une coupe : "Á côté d'eux sont
un vieux pêcheur et un roc escarpé sur lequel un vieillard s'empresse de traîner
un vaste filet pour le lancer dans les eaux et ressemble à un homme qui se
livre avec vigueur à de pénibles efforts."
La description qui se trouve dans le Bouclier
d'Hercule a quelque chose de plus gracieux et de plus doux que celle de Théocrite
: ce n'est pas ici un vieillard qui, sur une roche escarpée, se fatigue à traîner
de lourds filets, c'est un pêcheur assis sur le rivage, guettant paisiblement
les poissons et prêt à jeter le filet qui doit les saisir ; une telle
occupation est plutôt un plaisir qu'un travail.
(31)
Le tableau de Persée poursuivi par les Gorgones est l'objet le plus important
du Bouclier, d'abord parce que le poète
semble y avoir apporté un soin particulier, ensuite parce que Persée, fils de
Jupiter et de Danaé, étant l'aïeul d'Hercule, c'est à dessein que son image
a été mêlée aux autres peintures. La fable du combat de Persée avec les
Gorgones est d'origine argienne ; elle a dû être chantée par les anciens poètes
les plus illustres, quoiqu'il n'y en ait que de rares vestiges. Homère ne cite
le nom de Persée qu'une fois (Iliade,
ch. 14, 319), et il ne parle que d'une seule Gorgone (Iliade, ch. 5, 741 ; ch. 8, v. 340, et ch. 11, 36) ; ce qui a fait
dire à Hésychius, in Gorgô, qu'il
avait ignoré la fable de Danaé, de Persée et des Gorgones. Pausanias rapporte
(Élide, ch. 18) que sur le coffre de
Cypsélus les Gorgones étaient représentées poursuivant Persée qui volait
comme elles. L'image de Persée est ciselée sur le bouclier d'Achille dans l'Électre
d'Euripide (v. 458, 463), et Stace (Achilleid.,
3, 7) a fait une élégante description d'un tableau dont il est le sujet.
L'histoire de Persée est racontée en détail par Apollodore, qui a suivi le récit
de Phérécyde, conservé en partie par le scholiaste d'Apollonius (I. 4. 1091
et 1515).
(32)
Cette expression : "Il volait comme
la pensée", est imitée du passage suivant de l'Iliade
(ch. 15, v. 80) : "Comme s'élance la pensée d'un homme qui, après avoir
parcouru beaucoup de pays, se dit dans son esprit prudent : "J'étais ici,
j'étais là," et se rappelle une foule de souvenirs." Ainsi l'auteur
de l'Odyssée dit (ch. 7, 36) :
"Leurs vaisseaux sont rapides comme l'aile ou la pensée."
On lit dans l'hymne à Apollon (v.
186) : "De là il s'élance de la terre vers l'Olympe comme la pensée et
monte dans le palais de Jupiter."
Et dans l'hymne à Mercure (v. 43) :
"Comme une rapide pensée traverse l'esprit de l'homme tourmenté de
nombreux soucis."
Malgré ces exemples, de pareilles comparaisons entre un objet physique et un
objet moral ne se présentent que rarement chez les poètes primitifs ; elles
sont au contraire très fréquentes dans les poètes de seconde main.
(33)
La tête de Méduse avait été d'abord un objet effrayant, comme le prouvent
plusieurs passages de l'Iliade et de
l'Odyssée (Iliade, ch. 5, 741, et ch. 11, 36 ; Odyssée, ch. 11, 633) ; c'est lorsque le culte se dépouilla de ses
premières formes laides et horribles qu'on lui attribua les traits de la beauté.
Pindare a dit (Pyth., 12, 29) "euparaou
crata Medoisas." L'auteur du Bouclier
a suivi la tradition primitive.
(34)
Aidès (Pluton) veut dire l'invisible. Son
casque empêchait donc celui qui le portait d'être vu. Comme Minerve le prend
dans l'Iliade (ch. 5, 845) pour échapper
aux yeux de Mars, de même Persée s'en couvre pour tromper la poursuite des
Gorgones, de Sténo et d'Euryale, qui cherchent à venger la mort de leur sœur
Méduse. Ces Gorgones étaient si bien ciselées que leur marche semblait faire
retentir le bouclier. La hardiesse de cette image prouve la différence qui règne
entre les beautés naïves et simples d'Homère et la poésie souvent ambitieuse
et recherchée des âges suivants.
(35)
Kères signifie les destinées ; il ne
faut pas les confondre avec les Parques (Moïrai). Homère, qui les appelle kêres
thanatoio, n'en a mis qu'une seule (kêra)
dans le bouclier d'Achille (Il., ch.
V. 18, 535). Virgile a dit (Aen., 1.
8, 692) : "Tristesque ex aethere
Dirae." Ces déesses sont la personnification des désastres sanglants
qui ont lieu dans les combats : la blancheur de leurs dents, les ongles qui
arment leurs mains, leur avidité à boire le sang, comme Mars dans l'Iliade
(ch. 5, 289 et ch. 22, 267), tout en elles conspire à répandre la terreur ; on
trouve dans cette peinture un débris de la férocité de ces premiers siècles,
où une barbarie presque sauvage régnait dans les batailles.
L'expression "ball' onuchas mégalous" du vers 254 a pu faire naître
celle deVirgile : "Injecere manum Parcae."(En., 10 v. 419)
(36)
Les trois Parques sont ici distinguées par leurs noms, comme dans la Théogonie (v. 217 et 903). Homère ne connaissait pas encore leurs
différents noms. Elles sont appelées Kalaklôthes
dans l'Odyssée (ch. 7, 197), attendu
que le nom de Clotho, que dans la suite on n'attribua qu'à une seule, était,
dans l'origine, commun à toutes les trois. Atropos est représentée comme la
plus vieille. Elles n'étaient pas toutes du même âge : il en est d'elles,
sous ce rapport, comme des Harpies, des Grâces et des Nymphes.
(37)
La description du combat est poétiquement couronnée par l'image de la
Tristesse qui plane sur tout le champ de bataille et rassemble en elle seule
toutes les horreurs que la guerre engendre. La Tristesse est pâle, parce que
ses forces sont épuisées et consumées par la faim, parce que le combat a duré
longtemps ; elle chancelle sur ses genoux, se roule dans le sable et s'agite en
proie aux convulsions du trépas. Cette personnification de la tristesse est
tout entière pleine de beautés hardies et fortes ; la poésie est comme son
sujet, sombre, énergique et grave.
(38)
Homère a décrit pareillement dans le Bouclier
d'Achille les jeux et les fêtes d'une ville en temps de paix (Iliade, ch. 18, 430) ; et Quintus de Smyrne a imité cette
description (liv. 5, 60). Le tableau tracé par le chantre du Bouclier
d'Hercule est rempli d'éclat et de richesse.
La ville dont il s'agit ici a sept portes, quoiqu'il soif difficile de concevoir
comment le sculpteur avait pu rendre à la fois visibles les sept portes dont
cette ville devait être entourée. Comme le pense Diaconus, il est
vraisemblable qu'il est question de Thèbes, puisque le Bouclier est fabriqué pour un héros thébain. D'ailleurs Thèbes
est ordinairement désignée de cette manière, comme dans Ovide (Métam., 13, 685) qui dit au sujet d'une coupe ornée de figures
ciselées :
Urbs erat, et septem posses ostendere
portas,
Hae pro nomine erant et quae foret illa, docebant.
Remarquons que l’idée du nombre sept a pu être communiquée à la Grèce
par la Perse, qui en avait fait un symbole religieux. Dans la doctrine persane
il y avait parmi les symboles une échelle ayant sept sortes de divers métaux
et au-dessus une huitième, lesquelles avaient rapport au soleil, à la lune,
aux astres et au passage des âmes dans ces planètes. On se rappelle les sept
enceintes d'Ecbatane distinguées chacune par une couleur différente, les sept
portes de l’antre de Mithras, les sept pyrées ou autels des monuments de ce
dieu, les sept Amchaspands ou Génies
invoqués par les Perses et les sept notes de la musique sacrée. Le nombre sept
était un nombre mystique dans beaucoup d'autres religions orientales.
(39)
Toute l’idée de cette pompe nuptiale est imitée de l'Iliade
; les expressions en sont même quelquefois empruntées textuellement, comme cet
hémistiche : "Polus de humenaios
ororei." L'épithète polus
signifie que l'hymne d'hyménée était chanté par beaucoup de voix. Dans la
suite cet hymne s'appela Harmateion mêlos,
parce qu'on avait l'habitude de traîner les jeunes vierges sur des chars pour
les mener à leurs nouveaux époux, comme nous le voyons ici.
L'emploi de la cavalerie, dans les âges héroïques, n'était point encore
appliqué aux batailles, mais, comme on a dû monter sur les chevaux avant de
les atteler à des chars, l'équitation était déjà connue. Seulement il paraît
que les exercices équestres formaient un art qui se pratiquait en temps de paix
et comme objet de divertissement. Ainsi Ajax, dans l'Iliade (ch. 15, v. 679), est comparé à un cavalier qui dirige
quatre chevaux en sautant tour à tour sur chacun. Le chantre du Bouclier
nous montre également l'équitation exercée non par des guerriers qui
combattent, mais par des hommes qui s'occupent à lutter entre eux. La
description de cet art a été embellie par la muse de Virgile (En.,
7, 162) et d'Ovide (Mét. 6, 218).
(40)
Après avoir décrit la course des chars, le poète nous montre, à l'exemple
d'Homère (Iliade, ch. 18, v. 606),
l'Océan coulant autour du bouclier, parce qu'alors on le considérait comme un
fleuve. Rien n'est plus gracieux que l'image des cygnes qui folâtrent sur ses
ondes. Le verbe êpuon, que Virgile
semble avoir voulu paraphraser ainsi (En.,
11, 458) : Dant sonitum rauci per stagna
loquacia cycni, doit s'entendre moins du chant des cygnes que du bruit
qu'ils produisent en agitant leurs têtes et leurs ailes. Heinrich doute que le
verbe êpuein, qui signifie en général
faire du bruit, puisse signifier chanter en particulier. Ce verbe entraîne la même
idée que l'adverbe klaggêdon qu'Homère
applique aux cygnes qui jouent sur les bords du Caystre (Il.,
ch. 2, v. 463). C'est à tort que quelques poètes ont vanté l'harmonie du
chant de ces oiseaux ; il est donc vraisemblable que l'auteur du Bouclier
n'a voulu parler que du bruit qu'ils faisaient en nageant.
(41)
Minerve vient au secours d'Hercule ; la protection qu'elle accordait à ce héros
est une chose connue dans l'ancienne mythologie. Nous n'en citerons d'autre
preuve que le passage de l'Iliade (ch.
8, v. 362) où Minerve rappelle qu'elle a secouru Hercule dans l'exécution des
travaux que lui avait imposés Eurysthée.
(42)
Voici une note de Tzetzès : "Lyngée était roi d'Argos ; il fut père
d'Abas, Abas d'Acrisius, Acrisius de Danaé, de Danaé vint Persée, de Persée
Alcée, d'Alcée Électryon et Amphitryon,
d'Amphitryon Hercule, d'Iphiclus Iolaüs."
Hercule et Iolaüs ayant les mêmes ancêtres, Minerve les appelle tous les deux
Lunkeos geneê (race de Lyncée).
L’orthographe primitive exige qu'on lise Lunkêos,
comme dans le scholiaste de Lycophron qui rapporte ce vers (1124). Cette leçon
est confirmée par l'assentiment de Heyne, de Heinrich, de Gaisford et de M.
Boissonade.
(43)
Robinson dit à propos du conseil que Minerve donne à Hercule de blesser Mars :
"Les poètes célèbrent partout l'inimitié de Minerve et de Mars. Au
cinquième chant de l'Iliade, Minerve
excite Diomède à blesser ce dieu ; au vingtième, elle lui est opposée dans
le combat des dieux et elle le renverse. Les poètes en effet désignaient ainsi
la lutte de la sagesse et de la fureur guerrière. Mais on peut s'étonner ici
que, lorsque au cinquième chant de l'Iliade
Dioné énumère les maux que les hommes ont fait éprouver aux dieux et surtout
le châtiment que Mars lui-même avait subi de la part des Alcides, Homère ait
passé sous silence cette histoire si fameuse (la blessure de Mars par Hercule),
de même que l’autre histoire qu'Hésiode raconte plus bas (v. 358) (la
rencontre de Mars et d'Hercule devant Pylos)."
(44)
Minerve dit à Hercule qu'il ne lui est pas permis d'enlever l'armure de Mars ;
cependant Hercule raconte ailleurs (366) qu'il la lui a déjà ravie. Pour
concilier ces deux passages, Heinrich prétend que le poète n'a suivi ici que
sa propre imagination, tandis qu'il s'est conformé plus bas à la tradition la
plus ancienne et par conséquent la plus barbare, qui rapportait qu'Hercule
avait dépouillé Mars de ses armes toutes sanglantes (enara brotoenta).
(45)
Heinrich s'étonne que le poète fasse remonter Minerve sur son char lorsqu'il
n'a pas raconté qu'elle en était descendue, et il pense qu'il y a une lacune
dans l’endroit (v.* 329) où elle s'approche d'Hercule et d'Iolaüs pour leur
parler. Heinrich n'a pas réfléchi que Minerve n'a point de char et qu'elle ne
fait que monter sur celui des deux guerriers, auprès de qui elle reste afin de
les encourager, et qu'elle les quitte à la fin du poème, quand ils sont
vainqueurs, et se retire dans l'Olympe.
Minerve tient dans ses mains la Victoire et la Gloire. Si on s'attache au sens
littéral de ces expressions, on doit entendre qu'elle porte une petite statue
de la Victoire, comme Phidias l'avait représentée à Athènes, comme le
Jupiter Olympien tenait dans sa main droite une statue de la Victoire en ivoire
et en or. Mais un pareil sens n'est point conforme à la simplicité de la poésie
aulique, qui ne personnifie pas ainsi la Victoire. Le poète a voulu dire
seulement qu'elle amenait avec elle le succès et la gloire. Ainsi nous voyons
dans Homère (Iliade, ch, 5, 593)
Bellone parcourant l'armée troyenne en portant le Désordre, et dans Mimnerme (Fragm.
2, v. 6) les Destinées portant l'une la Vieillesse funeste et l'autre la Mort.
On ne doit voir dans ces diverses expressions que des images et des allégories
poétiques dont la sculpture chercha plus tard à matérialiser la pensée.
C'est sans doute ce passage relatif à Minerve qui donna l'idée de la faire
adorer à Athènes sous le nom de Niképhoros
et de la représenter avec une statue de la Victoire à la main. Elle s'appelait
aussi Nikè (la Victoire), comme
l'attestent Sophocle (Philoctète,
134), Euripide (Ion., 457, 1529),
Aristophane (Lysistrata, 317) et
Pausanias (Attique, ch. 42).
(46)
Celte comparaison de Cycnus et de Mars avec la flamme ou la tempête est imitée
d'un vers de l'Iliade (ch. 13, v. 39).
Tout ce passage, comme la description du reste du combat, porte l'empreinte homérique
; il y a identité dans le fond de la pensée et les formes du style. Signalons
toutefois une différence : dans l'Iliade,
c'est toujours pour répandre l'effroi et pour présager des désastres que
Jupiter secoue l'égide ; ici Minerve agite cette armure pour inspirer de
l'audace et de la confiance aux chevaux d'Hercule. On trouve une belle imitation
de ce morceau dans l'Énéide (lib.
12, v. 332) où il s'agit de Mars au lieu de Minerve :
Sanguineus Mavors super increpat atque
furentes,
Bella movens, immittit equos ; illi aequore aperto
Ante Notos Zephyrumque volant. Gemit ultima pulsu
Thraca pedum
Ces derniers mots sont la paraphrase de l'hémistiche : «Peristonachize de
gaîa.»
(47)
Trachine était une ville de la Phtiotide, située sous le mont Oeta. Voici ce
qu'en dit Hérodote (Polymnie, c. 1)9)
: "La ville de Trachine est éloignée de ce fleuve Mêlas de trois stades
; elle est bâtie sur l'espace le plus large qui dans tout le pays se trouve
entre la montagne et la mer ; cet espace forme une plaine de vingt-deux mille plèthres.
Dans la chaîne de monts dont le territoire de Trachis est entouré, on
remarque, au midi de la ville, une ouverture à travers laquelle le fleuve
Asopus coule au pied de la montagne." retour
(48)
Céyx, qu'il ne faut pas confondre avec l'autre Céyx, fils de Lucifer et mari
d'Alcyone, était roi de Trachine et l'un des descendants de Dorus, fils
d'Hellen. Hésiode, d'après le scholiaste d'Apollonius de Rhodes (liv. 1, v.
1290), avait fait un poème intitulé les
Noces de Céyx. Le poète ne dit pas pour quel motif Hercule se rend auprès
de ce roi. Selon Apollodore (liv. 2, c. 7, § 6), ce fut pour avoir tué, dans
un festin chez Oenée, Eunome, fils d'Architelès.
D'après Pausanias (Attique, c. 32),
il quittait Tirynthe et fuyait Eurysthée. Peut-être, comme le conjecture
Diaconus, allait-il se plaindre à Céyx de la conduite de son gendre Cycnus
envers les étrangers qui apportaient des offrandes à Apollon ou lui déclarer
la guerre, d'après les conseils de ce dieu. On ne sait donc si la rencontre
d'Hercule et de Cycnus est préméditée ou involontaire. Il paraît cependant
que c'est Cycnus qui pousse son char contre Hercule pour l'attaquer, comme il
agissait envers tous les voyageurs.
(49)
Hercule et Cycnus descendent de leurs chars pour combattre, selon l'usage
aulique ; les écuyers rapprochent les deux attelages afin de contempler la
lutte et de secourir le vaincu. Sans doute toute la description du combat est
pleine de beautés larges et d'images brillantes ; mais l'accumulation de ces
images et les comparaisons semblent révéler le travail d'un rhapsode qui se
tourmente pour produire de grands effets. La poésie d'Homère, malgré son
abondance et sa richesse, a quelque chose de plus naïf, de plus inspiré. Dans
l'Iliade, Homère n'a devant les yeux
que la nature ; dans le Bouclier d'Hercule, le poète ne fait trop souvent que la copie des
tableaux homériques ; la plupart de ses comparaisons sont empruntées de l'Iliade
: témoin d'abord celle du vers 373, qu'Homère a inventée le premier (Iliade,
ch. 13, 137). Voici les plus célèbres imitations que plusieurs poètes ont
faites de cette comparaison : "Comme
du faîte élevé d'une grande montagne, de lourds rochers se précipitent en
roulant les uns sur les autres et dans leur rapide chute entraînent un grand
nombre de chênes à la haute chevelure, de pins et de peupliers aux profondes
racines, jusqu'à ce que ces confus débris arrivent tous dans la plaine,
etc." (Le Bouclier d'Hercule, v. 373.)
Ac
veluti, montis saxum de vertice praeceps
Cùm ruit avulsum vento, seu turbidus auster
Proluit, aut annis solvit sublapsa vetustas ;
Fertur in abruptum magno mors improbus actu,
Exultatque solo; sylvas, armenta, virosque
Involvens secum.
(Virgil., Aen., 12, 684.)
Sic
ubi nubiferum montis talus aut nova ventis
Solvit hyems, aut victa situ non pertulit aetas ;
Desilit horrendus campo timor, arma, virosque
Limite non uno, longaevaque robora secum
Praecipitans, tandemque exhaustus turbine fesso,
Aut vallern cavat aut medios intercipit amnes.
(Stat,
Thëbaïd., 7, v. 744.)
"Lorsque
d'une montagne élevée tombe un rocher immense que l'infatigable Jupiter, en
lançant sa foudre terrible, a précipité d'en haut,
tandis qu'il se brise dans les épaisses forêts et dans les longues vallées
dont les profondeurs retentissent au loin, la frayeur égare dans les bois les
taureaux ou les autres troupeaux qui paissaient exposés à sa chute, et tous
cherchent à fuir le choc violent et funeste du rocher qui roule : ainsi,
etc."(Quintus de Smyrne. ch. 2,
379.),
Quai
fasso talor ch' o la vecchiezza
Solve dà un monte, o svelle ira de venti;
Ruinos dirupa, e porta e spezza
Le selve e colle case anco gli armenti.(Le
Tasse.)
Si
nous avons cité ces diverses imitations, c'est pour montrer combien elles s'éloignent
de l'esprit de leur modèle : elles ont en général pour but de signaler les
ravages que la chute du rocher produit parmi les forêts, les troupeaux, les
cabanes et les habitants de la campagne, tandis qu'Homère ne s'attache qu'à
représenter les accidents de cette chute qui du haut de la montagne descend
jusque dans la plaine. Le poète primitif en effet ne retrace que les objets qui
sont devant ses regards ; sa pensée ne s'étend pas au-delà de leur
observation matérielle. C'est quand la poésie compte déjà plusieurs siècles
d'existence qu'elle devient métaphysique et qu'elle tente d'approfondir les
causes et de peindre les effets.
(50)
Les cris des deux combattants font retentir tous les pays voisins. Les cités,
dont il est ici question appartiennent à la Thessalie. La ville des Myrmidons
est Phtie, le séjour de Pélée et la patrie d'Achille, appelée également Murmidonôn astu dans l'Odyssée
(ch. 4, v. 9), et qui du temps de Diaconus n'était autre que Pharsale. S'il
faut en croire Velléius Paterculus (liv. 3), toute la contrée qui dans la
suite reçut le nom de Thessalie s'appelait d'abord
Myrmidonum civitas, le mot polis
s'employant dans le sens de chôra.
Eschyle (les Perses, 487) a dit Thessalôn
polisma pour désigner la Thessalie elle-même. La ville d'Iaolcos ou
d'lolcos avait été fondée par Iolcos, fils d'Amyrus. Selon Étienne de
Byzance (V. Iôlkos), Crethée, fils d'Éole, s'en empara et s'y établit ;
Homère et Hérodote en parlent (Iliade,
ch. 2, 712, et ch. 5, 94). Acné, ville de Béotie dans Homère (Il.
, ch. 2, 507), existait aussi en Thessalie, suivant Strabon (liv. 9, p. 6.30, c.
633, R.) et Pausanias, qui rapporte (Béotie,
c. 40) qu'elle tenait son nom d'Acné, fille d'Éole. Hélice ville d'Achaïe (Hérodote,
liv. t, 145, et Pausanias, Achaïe, c.
39), fut submergée deux ans avant la bataille de Leuctres. Strabon (liv. 8, p.
590) dit qu'il est question dans Hésiode de la ville d'Hélice située en
Thessalie, et il fait évidemment allusion an poème du Bouclier
d'Hercule. Quant à Anthée, c'est un nom appliqué à des villes, soit de
l'Achaïe, soit de la Messénie ; le poète appelle celle-ci poiêessa (fertile en herbes), Homère (Iliade, ch. 9. 151-293) lui donne l'épithète de bathuleimos
(aux gras pâturages), mais ce ne peut être la même ville, malgré la
ressemblance des épithètes. Celle dont parle Homère n'était pas située en
Thessalie : elle faisait partie du royaume d'Agamemnon, puisqu'elle est une des
cités que ce roi promet à Achille pour désarmer sa colère.
(51)
C'est pour célébrer un grand événement que Jupiter fait pleuvoir des gouttes
de sang, comme dans l'Iliade (ch. 8,
171 ; ch. 11, 53, et ch. 16, 459) ; ces pluies de sang étaient rangées au
nombre des prodiges et des présages : tantôt elles semblaient une marque
d'honneur et de protection que Jupiter accordait aux hommes : ainsi il fait
pleuvoir du sang dans l’Iliade pour
honorer son fils Sarpédon tué par Patrocle, et dans le poème du Bouclier pour annoncer la victoire que son fils Hercule remportera
sur Cycnus ; tantôt elles servaient de prélude à quelque événement funeste
: ainsi dans le vingt-septième chant des Dionysiaques
de Nonnus, une pluie de sang présage aux Indiens leur défaite dans la bataille
que Dériade va livrer à Bacchus.
(52)
La saison de l'été est ici désignée par le chant des cigales, par la maturité
du millet, qui se couronne d'épis et du raisin qui se colore sous les feux du
soleil : on voit qu'il s'agit de l’époque de la plus grande chaleur. Homère
est le premier qui ait parlé du chant harmonieux des cigales (Il.,
ch. 3, 152), qu'il représente assises sur des arbres. L'auteur du Bouclier
dit également en parlant de cet animal : "ozo
éphézoménos", et il ajoute que la féconde rosée lui sert de
nourriture. Anacréon nous montre de même la cigale, qu'il appelle le doux
messager de l'été, buvant la rosée sur le sommet des arbres et chantant comme
un roi.
Saint
Grégoire de Naziance
parle aussi du chant de la cigale.
Le poète dit que l'été est la saison où l’on sème le millet, tandis que
nous voyons dans Columelle (2, p. 18 ; 11, 2, 33) et dans Virgile (Géorgiques,
1, 216) que les anciens le semaient au printemps, à la fin du mois de mars.
Le verbe aiollontai indique le
changement de couleur du raisin qui mûrit. Cette expression a peut-être donné
à Horace l’idée des vers (2, 5, 9, 12) par lesquels il cherche à détourner
un ami de soupirer pour une vierge non encore nubile :
Tolle
cupidinem
Immitis uvae; jam tibi lividos
Distinguet, autumnus racemos
Purpureo varius colore.
Le vers 300 se trouve dans un fragment du poème des Megalai eoiai conservé par Athénée (10, p. 423). C'est à tort,
comme le pense M. Koeppen, qu'il a été intercalé dans le poème du Bouclier.
Celte conjecture est encore confirmée par l’existence du mot oia
qui, étant neutre, ne peut se rapporter au substantif féminin omphakès.
(53)
Voici encore une comparaison dans le genre de celle du v. 373. Mais ici le poète
semple avoir voulu plutôt décrire les obstacles opposés au rocher qui roule
que les désastres causés par sa chute. II y a beaucoup de rapport entre ce
passage et le morceau suivant de Quintus de Smyrne (liv.
1, v. 696) : "Comme, lorsque la pluie rapide ou la foudre de Jupiter détache
d'un lieu escarpé une pierre d'une grosseur immense, sa chute précipitée fait
retentir les vallons ; emportée par un bruit continuel, elle roule et rebondit
mille fois, jusqu'au moment où, arrivée dans la plaine, elle s'arrête tout à
coup malgré son désir."
Quoique le fond de ces deux comparaisons soit le même, on voit dans celle de
Quintus de Smyrne une versification qui cherche à prêter du sentiment aux
objets inanimés. Ainsi la pierre ne s'arrête que malgré elle.
(54)
Cette épithète Brisarmatos (qui fait
plier les chars) est également appliquée à Mars dans l'hymne homérique à
cette divinité (v. 1). La poésie supposait que les dieux et les déesses
faisaient plier les chars sous le poids de leurs corps, qu'on croyait plus
grands et plus robustes que ceux des simples mortels. Ainsi Minerve, dans l'Iliade
(ch. 5, 838), fait crier l'essieu d'un char. Ovide dit la même chose d'Apollon
(Met. 2, 161). Les vaisseaux semblent
fléchir également lorsqu'ils portent un dieu ou même un héros, comme Bacchus
(Hymne homérique à Bacchus, 17, 18)
ou comme Énée (En., 6, 413).
(55)
Leclerc observe qu'il est étonnant qu'Hercule, après avoir tué Cycnus, gendre
de Céyx, ose aller chez ce roi, qui se montra très sensible à la perte de
Cycnus, puisqu'il lui rendit, avec son peuple, de magnifiques honneurs funèbres.
On peut répondre à cette remarque qu'Hercule avait une double excuse du
meurtre de Cycnus : d'abord la nécessité où il s'était vu réduit de
repousser la force par la force, ensuite la vengeance qu'il avait tirée des
outrages de Cycnus envers Apollon. Cette visite d'Hercule à Céyx avait été
le sujet d'un poème lyrique de Bacchylide, dont Athénée (4, p. 178, B.) nous
a conservé un fragment, le discours du héros à son arrivée.
(56)
L'Anaurus était un fleuve de Thessalie dont Euripide fait mention en rappelant
le meurtre de Cycnus (Hercule furieux,
390). On voit par là que les anciens regardaient comme un grand malheur pour
les morts d'être privés de leurs tombeaux par suite de l'inondation des
fleuves ou de tout autre accident. Si l'Anaurus engloutit la tombe de Céyx, ce
fut par l'ordre d'Apollon, jaloux de se venger des outrages de Céyx envers les
voyageurs qui lui apportaient des offrandes. Apollon semble ainsi avoir voulu détruire
le souvenir du brigandage et du crime. Il y a peut-être dans ce mythe un sens
physique que la tradition et la poésie ont converti en une allégorie
religieuse.
(57)
Quelques traducteurs ont eu tort de rendre le mot Puthoi
par celui de Delphes, dont le nom ne se trouve ni dans l'Iliade ni dans l'Odyssée,
et qui n'existait pas encore, à ce qu'il paraît, du temps où le Bouclier
d'Hercule a été composé. Clavier, dans un mémoire sur les oracles des
anciens, imprimé dans le troisième volume de
son Histoire des premiers temps de la Grèce, pense que la fondation du
temple de Delphes n'a eu lieu qu'après la guerre de Troie, à l'époque de l'établissement
des Doriens dans la Dryopide, qui prit alors le nom de Doride. "Le
Parnasse, dit-il, et ses environs étaient déjà habités par quelques nations
doriennes, comme les Méliens de Trichine et les Doriens, sujets d'Autolycus.
Ces peuples se réuniront pour ériger en commun un temple à Apollon, leur
divinité tutélaire, ce qui fut le principe de l'amphictyonie de Delphes. Il
est bien possible que les prêtres de ce temple se mêlassent dès lors de prédire
l'avenir, à l'exemple de ceux de Dodone ; mais l'oracle ne prit une forme régulière
que longtemps après, et j'ai de fortes raisons pour croire qu'elle lui fut donnée
par Lycurgue."
Le temple et l'oracle de Delphes n'existaient donc pas du temps de la guerre de
Troie. Quant au nom de Pytho, il ne se trouve que deux fois dans l'Iliade
et deux fois dans l'Odyssée, et parmi
ces quatre passages, ceux où il s'agit de ce temple et de cet oracle (Iliade, ch. 9, v. 401 ; Odyssée,
ch. 8, v. 81) ont été reconnus pour avoir été interpolés. Or, il est
vraisemblable que du temps d'Hésiode il n'y avait pas encore d'oracle établi
à Pytho, qui s'appela Delphes dans la suite, quoique plusieurs traditions poétiques
assignent à cet oracle l'antiquité la plus reculée.
Leclerc
pense que le poème du Bouclier ne se
terminait point ici et qu'il lui manque beaucoup de choses à la fin ainsi qu'au
commencement. Certes, nous sommes loin de croire à l’unité de conception de
ce poème, puisque nous pensons que le début appartient à Hésiode et que le
reste est l'ouvrage d'un autre chantre ; mais le fragment qui concerne le combat
d'Hercule et de Cycnus nous semble former un tout ; en effet, la célébration
des funérailles de la victime en est le complément naturel. L'Iliade
n'a-t-elle pas également pour conclusion les honneurs funèbres rendus à
Hector ? L'auteur du Bouclier ajoute même
qu'Apollon se vengea des impiétés de Céyx en faisant disparaître sa tombe
sous les eaux de l'Anaurus. On dirait qu'il ait voulu terminer son poème par
une pensée morale et religieuse.