Apollonius de Rhodes

APOLLONIUS DE RHODES

ARGONAUTIQUES.

CHANT QUATRE.

Traduction française : J.-J.-A. CAUSSIN

 introduction   chant 1   chant 2    chant 3     chant 4

Autre traduction avec texte grec

 

 

 

 

APOLLONIUS

TRADUIT PAR J.-J.-A. CAUSSIN

L'EXPÉDITION DES ARGONAUTES

ou

LA CONQUÊTE DE LA TOISON D'OR

POÈME EN QUATRE CHANTS 

CHANT QUATRIÈME

 

Médée quitte le palais de son père, endort par ses enchantements le dragon qui gardait la Toison d'or et s'embarque avec les Argonautes, qui traversent le Pont, entrent dans le Danube et arrivent dans le golfe Adriatique. - Rencontre d'Absyrte, frère de Médée, à la tête d'une nombreuse armée de Colchidiens. - Complot de Médée ; meurtre d 'Absyrte. - Les Argonautes sont repoussés vers l'embouchure du Pô. - Le navire Argo leur annonce la route qu'ils doivent suivre. - Histoire de Phaéton et de ses soeurs ; origine fabuleuse de l'ambre jaune. - Les Argonautes, ayant remonté le Pô, descendent par le Rhône dans la mer de Sardaigne. - Ils abordent à l'île d'Aethalie et ensuite chez Circé, qui purifie Jason et Médée du meurtre d'Absyrte. - Discours de Junon à Iris et à Thétis. - Histoire du jeune Achille. - Passage près de l'île des Sirènes.- Butès se laisse charmer par la douceur de leur voix. - Chants d'Orphée. - Thétis et ses Nymphes conduisent le vaisseau à travers le détroit de Charybde et de Scylla. - Il aborde à l'île des Phéaciens - Rencontre d'une nouvelle armée de Colchidiens. - Le roi Alcinoüs se rend arbitre du différend. - Hymen de Jason et de Médée. - Le vaisseau est jeté sur les côtes d'Afrique, au fond de la Grande Syrte ; les Argonautes le portent sur leurs épaules jusqu'au lac Triton. - Histoire du dragon qui gardait les pommes d'or, tué par Hercule ; douleur des Hespérides ; leur métamorphose. - Mort de Canthus et de Mopsus. - Apparition de Triton. - On fait voile vers l'île de Crète. - Histoire du géant Talus, qui périt par les enchantements de Médée - Naissance de l'île d'Anaphé. - Origine de l'île Callisté, appelée ensuite Théra. Les Argonautes relâchent dans l'île d'Egine et arrivent enfin au port de Pagases, d'où ils étaient partis.

Médée quitte le palais de son père, endort par ses enchantements le dragon qui gardait la Toison d'or et s'embarque avec les Argonautes, qui traversent le Pont, entrent dans le Danube et arrivent dans le golfe Adriatique. 

Maintenant, fille de Jupiter, viens raconter toi-même tout ce qui se passa dans le coeur de Médée et les desseins qu'elle conçut. Pour moi, mon esprit en suspens cherche en vain si sa fuite hardie fut l'effet d'une passion funeste ou de la crainte de son père.

Eétès, ayant fait pendant la nuit assembler dans son palais les plus distingués de ses sujets, cherchait avec eux les moyens de perdre les Argonautes et ne pouvait s'empêcher de soupçonner ses filles d'avoir eu quelque part au succès qui faisait son désespoir. Dans le même temps, la reine des dieux répandit la terreur dans le coeur de la princesse. Semblable à une jeune biche qui du fond de sa retraite entend les aboiements des chiens et les cris des chasseurs, elle est saisie de crainte et se persuade que ses esclaves l'ont trahie, que son père est instruit de tout et qu'il va faire éclater sur-le-champ son courroux. A l'instant ses yeux s'enflamment, mille bruits effrayants retentissent à ses oreilles, elle se frappe le sein et s'arrache en pleurant les cheveux. Dans son désespoir, elle allait mettre fin à ses jours par un poison subtil et rendre ainsi inutiles les projets de Junon, lorsque tout à coup la déesse lui inspira le dessein de s'enfuir avec les enfants de Phrixus. Cette pensée ranima son courage. Elle referma la boîte qui contenait ses nombreux poisons, et ayant embrassé son lit (1), la porte et les murs de sa chambre, elle arracha les plus longs de ses cheveux pour laisser à sa mère un monument de sa virginité (2), et s'écria en gémissant: « Que ces cheveux, ô ma mère ! vous rappellent le souvenir de votre fille, et que l'intervalle qui va nous séparer ne vous empêche pas de recevoir ses tendres adieux. Adieu, Chalciope... Adieu, tous ceux qui demeurent dans ce palais... Plût au ciel que cet étranger eût été englouti par les flots avant d'aborder en Colchide !  »En parlant ainsi, des torrents de larmes inondaient son visage. Telle qu'une jeune fille qui n'a jamais connu la peine et le travail, emmenée captive hors de sa patrie, ne peut supporter les rigueurs de l'esclavage et se dérobe en fuyant aux mauvais traitements de sa maîtresse, telle l'aimable princesse s'échappe hors du palais de son père. Les portes s'ouvrent d'elles-mêmes devant elle et les verroux sont repoussés par ses enchantements. Le visage recouvert d'un voile qu'elle tient de la main gauche, elle relève de la droite les bords de sa robe et court les pieds nus à travers les rues les plus étroites. Bientôt elle sort de la ville par un sentier détourné sans être aperçue des gardes ; et reconnaissant les chemins où elle avait tant de fois erré pour chercher, suivant la coutume des magiciennes, des cadavres ou des plantes, elle dirige d'abord ses pas tremblants vers le rivage où était attaché le vaisseau des Argonautes.

Phébé, qui commençait à s'élever sur l'horizon, apercevant le trouble qui l'agitait, fut ravie de joie et dit en elle-même : «  Je ne suis donc pas la seule qui se laisse entraîner par l'amour, lorsque je vais visiter l'antre du mont Latinus (3) et que je brûle pour le bel Endymion. Toi-même, ô impudente ! qui m'as si souvent rappelé ma tendresse dans des chants insidieux, afin de pouvoir en mon absence préparer à loisir tes enchantements à la faveur des ténèbres (4), tu éprouves à prèsent une semblable passion... Va donc, obéis aux lois d'un funeste amour et connais à ton tour les rigueurs d'un mal dont ton art n'a pu te garantir. »

Cependant Médée s'avança jusqu'aux bords du fleuve, ayant aperçu de l'autre côté des feux que les Argonautes avaient allumés pour se réjouir de la victoire de Jason, et cria de toutes ses forces en appelant d'une voix aiguë Phrontis, le plus jeune des enfants de Phrixus. Ceux-ci reconnurent aussi bien que Jason la voix de la princesse et en informèrent les Argonautes qui, malgré leur étonnement, comprirent aussitôt ce qui se passait et firent avancer promptement le vaisseau. Trois fois Médée fit entendre sa voix, trois fois Phrontis lui répondit en criant. Lorsqu'on fut près du rivage Jason s'élança hors du vaisseau, suivi d'Argus et de Phrontis. Médée, se jetant à leurs genoux, leur dit : « Mes amis, sauvez-moi, sauvez-vous vous-mêmes de la colère d'Eétès. Tout est découvert. Hâtons-nous de prendre la fuite avant qu'il ne monte sur son char rapide. Je vous donnerai moi-même la Toison, après avoir endormi le dragon qui veille à sa garde. Mais auparavant, ô étranger ! prends les dieux à témoin, devant les compagnons, des promesses que tu m'as faites, de peur qu'en quittant mon pays sans avoir des garants assurés de ta foi, je ne devienne un objet de mépris aux yeux de toutes les nations. »  Jason, transporté de joie en entendant ce discours, la releva doucement et la rassura en ces termes : « J'en jure par Jupiter Olympien et par Junon qui prèside à l'hymen, aussitôt que nous serons de retour en Grèce, les noeuds les plus sacrés nous uniront pour jamais l'un à l'autre. » Il dit et lui donna la main pour gage de sa foi.
Médée conseilla aussitôt aux Argonautes de faire avancer le vaisseau contre la forêt sacrée afin d'enlever pendant la nuit la Toison d'or à l'insu d'Eétès. On se rembarqua donc et chacun se mit à ramer avec ardeur. Médée, détournant la tête, étendait en pleurant ses mains vers le rivage, tandis que Jason l'encourageait par ses discours et tâchait d'apaiser le trouble qui l'agitait.

Dans le temps où les chasseurs, renonçant au sommeil, se hâtent de prévenir l'aurore dans la crainte que les traces et l'odeur de la bête ne se dissipent aux premiers rayons du jour, Jason et Médée descendirent par le conseil d'Argus dans une campagne couverte de verdure, où le bélier qui avait porté le fils d'Athamas se reposa, dit-on, pour la première fois. On voyait encore dans le voisinage les restes enfumés de l'autel sur lequel, d'après le conseil de Mercure, il fut immolé par Phrixus, au dieu protecteur de sa fuite. Ils s'avancèrent ensuite vers la forêt sacrée, cherchant des yeux le chêne antique auquel était suspendue la Toison, semblable à un nuage que les rayons du soleil levant font paraître tout en feu (5). Le dragon, dont les yeux perçants n'étaient jamais fermés par le sommeil, les vit s'approcher, et, allongeant une tête effroyable, remplit l'air d'horribles sifftements. La forêt et les rivages du fleuve en retentirent, et ils furent entendus de ceux qui habitaient loin d'Aea (6), vers les extrémités de la Colchide et les bords du fleuve Lycus qui, se séparant de l'Araxe (7), se mêle ensuite au Phase et se jette avec lui dans le Pont-Euxin. A ce bruit affreux, les mères épouvantées s'éveillent et pressent contre leur sein leurs nourrissons tremblants (8).

Tels qu'on voit du milieu d'une forêt embrasée s'élever des tourbillons de fumée qui se succèdent sans cesse et forment mille contours dans les airs, tels paraissent les replis innombrables du dragon, qui s'agite avec fureur et dont le corps est couvert d'écailles éclatantes. Médée s'avance hardiment vers lui en invoquant la redoutable Hécate et priant doucement le Sommeil, le plus secourable de tous les dieux, d'assoupir le monstre. Jason la suit, non sans effroi, mais bientôt le dragon, dompté par la force du charme, abaisse ses replis menaçants et s'étend en une infinité de cercles (9), semblable à un flot qui se répand sans bruit sur le rivage. Cependant il lève encore la tête et cherche de tous côtés sa proie en ouvrant une gueule effroyable. Médée, secouant un rameau de genièvre nouvellement coupé, lui répand sur les yeux une liqueur enchantée qui l'endort (10). Sa tête retombe sur la terre et son corps tortueux couvre au loin la forêt. Jason alors, par l'ordre de Médée qui se tenait toujours auprès du monstre et ne cessait de faire agir le charme, enleva la Toison de dessus l'arbre. Ils sortirent ensuite de la forêt et retournèrent vers le vaisseau.

Semblable à une jeune fille qui, retirée dans son appartement, reçoit sur sa robe les rayons de la lune et s'amuse à considérer leur aimable clarté, Jason contemple avec plaisir la Toison qu'il tient dans ses mains dont l'éclat se réfléchit et répand un rouge de feu sur son. visage. Sa grandeur est égale à celle de la peau d'un cerf ou d'un jeune boeuf, et les précieux flocons dont elle est chargée éclairent les pas du héros, qui tantôt la tient entre ses mains, tantôt la laisse pendre de dessus son épaule, et craint sans cesse qu'un dieu ou quelque mortel ne vienne la lui ravir.

L'aurore répandait déjà ses rayons sur la terre lorsqu'ils arrivèrent au vaisseau. Chacun, étonné de l'éclat et de la grandeur de la Toison, voulait la toucher et la prendre dans ses mains. Mais Jason, l'ayant recouverte d'un beau manteau, la mit du côté de la poupe, fit asseoir Médée par-dessus et adressa ce discours à ses compagnons . « Mes amis, ne songez plus maintenant qu'à retourner dans votre patrie, puisque la conquête pour laquelle nous avons essuyé tant de fatigues vient d'être achevée par l'adresse de cette jeune princesse, qui veut bien encore devenir mon épouse. Elle vient de vous rendre, elle vient de rendre à toute la Grèce un service signalé. Hâtez-vous donc de la soustraire à la colère de son père. Hâtez-vous de sortir du fleuve avant qu'Eétès, suivi de ses nombreux sujets, ne vous ferme l'entrée de la mer. Tandis que les uns rameront, que les autres opposent leurs boucliers aux traits de l'ennemi. Notre patrie, nos enfants, tout ce que nous avons de plus cher, est actuellement entre nos mains. C'est de nous que la Grèce entière attend sa gloire ou son déshonneur. »  

A ce discours, les Argonautes poussèrent des cris de joie. Jason se revêtit de ses armes et, ayant tiré son épée, coupa lui-même les câbles qui retenaient le vaisseau (11), et s'assit à côté de la princesse et du pilote Ancée. Ses compagnons, impatients de sortir du fleuve, ramaient avec ardeur.

Cependant le bruit de la fuite et de l'amour de Médée s'étant bientôt répandu, les Colchidiens prirent les armes et s'assemblèrent en aussi grand nombre que les flots soulevés durant l'hiver par les aquilons, ou que les feuilles que l'automne fait tomber dans les forêts (12). Tout à coup les rivages du fleuve retentirent de leurs cris menaçants. Eétès, monté sur un char magnifique, conduit par son fils Absyrte, et traîné par les coursiers rapides qu'il avait reçus du Soleil, paraissait à leur tête, tenant d'une main son bouclier et de l'autre agitant une torche ardente. Près de lui brillait sa redoutable lance.

Déjà le vaisseau, poussé par les rames et entraîné par le courant, était sorti du fleuve. Eétès le voyant fendre les flots de la mer, leva les mains au ciel et, prenant le Soleil et Jupiter à témoin, menaça ses sujets que s'ils ne lui ramenaient bientôt sa fille, il ferait retomber sur eux toute sa colère et que la vengeance égalerait l'injure qu'il avait reçue. Aussitôt les Colchidiens se préparèrent, et le même jour la mer fut couverte d'une multitude de vaisseaux, qui ressemblaient moins à une flotte qu'à une nuée d'oiseaux qui traversent les flots.

L'épouse de Jupiter, impatiente de se voir vengée par Médée des mépris de Pélias, fit souffler un vent favorable qui porta le troisième jour les Argonautes sur le rivage de Paphlagonie, près de l'embouchure du fleuve Halys. Là par le conseil de Médée, ils offrirent un sacrifice à Hécate. La princesse l'accompagna de cérémonies dont aucun mortel ne doit être instruit et que je me garderai bien de révéler dans mes vers. On éleva en même temps en l'honneur de la déesse un monument qui se voit encore sur le bord de la mer.

Jason et ses compagnons se souvinrent alors que, suivant la prédiction de Phinée, ils devaient suivre en revenant d'Aea un chemin différent de celui qui les y avait conduits. Aucun d'eux ne pouvait deviner quel était ce chemin, lorsque Argus prit ainsi la parole : « Nous pouvons en retournant dans la Grèce obéir à l'oracle du devin infaillible que vous avez eu le bonheur de rencontrer. Il est une autre route connue par des prêtres issus de la ville de Thèbes qu'arrosent les eaux du Nil.

« Tous les astres qui font leurs révolutions dans le ciel n'existaient point encore, les descendants sacrés de Danaüs (13) étaient inconnus, l'illustre postérité de Deucalion ne régnait point dans la terre des Pélasges (14), et les Arcadiens étaient encore les seuls d'entre les Grecs, les Arcadiens qui se vantent d'avoir précédé la lune et qui se nourrissaient de glands au milieu des montagnes. Une contrée fertile, l'Égypte, mère des premiers humains, était déjà célèbre ainsi que le fleuve majestueux qui l'arrose, dont les eaux répandent la fécondité sur des campagnes qui ne sont jamais humectées par la pluie. De cette contrée sortit un guerrier fameux (15) qui, plein de confiance dans le nombre et le courage de ses troupes, parcourut l'Europe et l'Asie, et fonda en tous lieux un nombre infini de villes dont plusieurs n'existent plus, d'autres sont encore florissantes après tant de siècles. De ce nombre est la ville d'Aea. Ses habitants, issus des guerriers qui y furent établis par le héros égyptien, conservent encore des monuments de leurs ancêtres, où sont tracés tous les chemins qu'ils ont autrefois parcourus sur l'un et l'autre élément.

Il est un fleuve large et profond, source féconde pour la mer qu'il enrichit du tribut de ses eaux. Les Egyptiens, ayant reconnu une grande partie de son cours, lui ont donné le nom d'Ister (16). Les rochers d'où il sort, situés au-delà du souffle des aquilons, font partie des monts Riphées (17). Après avoir traversé des plaines immenses, il arrive aux confins de la Scythie et de la Thrace, où il se divise en deux branches. L'une se jette dans le Pont-Euxin et l'autre dans un golfe profond (18) qui, s'étendant au-dessus de la mer de Sicile baigne les côtes de la Grèce et reçoit dans son sein le fleuve Achéloüs. »

Ce discours était à peine achevé qu'une flamme céleste parut tout à coup du côté vers lequel il fallait se diriger (19) pour arriver à l'embouchure du Danube. Chacun fut frappé du prodige. On poussa des cris de joie et on résolut de suivre le chemin qu'Argus venait d'indiquer.

Les Argonautes, ayant donc laissé sur ce rivage le fils de Lycée, que son père leur avait confié, déployèrent aussitôt les voiles et, au lieu de doubler le promontoire Carambis, prirent au large et voguèrent jusqu'aux rivages du Danube, poussés par le vent et guidés par cette clarté qui brillait toujours devant eux.

Rencontre d'Absyrte, frère de Médée, à la tête d'une nombreuse armée de Colchidiens

Cependant les Colchidiens, qui les poursuivaient, avaient pris à dessein différents chemins pour les atteindre. Les uns, acharnés à une poursuite inutile, sortirent du Pont-Euxin en traversant les rochers Cyanées. Les autres, à la tête desquels était Absyrte, ayant fait voile vers l'Ister, y entrèrent avant les Argonautes et arrivèrent ainsi les premiers au fond de la mer Ionienne. (20).

Au devant de l'Ister est une île de figure triangulaire appelée Peucé (21). Le fleuve en l'embrassant se jette dans le Pont-Euxin par deux embouchures, dont l'inférieure porte le nom de Calon et l'autre celui de Narécos. Absyrte était déjà entré dans la première avec les vaisseaux qui le suivaient lorsque les Argonautes entrèrent dans la seconde en voguant de l'autre côté de l'île. Les habitants de ces contrées, effrayés à la vue des vaisseaux qu'ils prenaient pour des monstres sortis du sein de la mer, abandonnaient leurs troupeaux et fuyaient de toutes parts. Alors, pour la première fois ces masses énormes qui voguent sur la mer s'offrirent aux yeux des Scythes, des Sigynnes (22), des Graucéniens et des Sindes, qui habitent les vastes campagnes de Laurium.

Les Colchidiens, ayant passé le mont Angure, le rocher Cauliacus, près duquel ce fleuve se partage en deux branches, enfin les plaines de Laurium, entrèrent dans la mer Ionienne (23) et s'emparèrent de tous les passages afin que les Argonautes ne pussent leur échapper. Ceux-ci qui les suivaient, arrivèrent bientôt près de deux îles consacrées à Diane (24), dont Absyrte ne s'était pas saisi par respect pour la déesse. L'une renfermait le temple de Diane et l'autre leur servit d'asile dès qu'ils aperçurent que les Colchidiens occupaient toutes les îles d'alentour et celles qui étaient au-delà jusqu'au fleuve Salancon et au pays des Nestiens.

Les Argonautes, craignant de succomber au nombre, résolurent de tenter un accommodement dont les conditions devaient être qu'ils garderaient la Toison d'or, qui leur appartenait à juste titre après la victoire de Jason, et que Médée, qui seule devait faire le sujet de la contestation, resterait sous la sauvegarde de Diane, en attendant qu'un monarque, interprète de la volonté des dieux, eût décidé si elle devait retourner auprès de son père ou continuer sa route vers la Grèce.

Médée, ayant appris cette résolution, fut saisie de la plus vive inquiétude. Elle tira Jason à l'écart et lui dit d'une voix entrecoupée de sanglots : « Fils d'Éson, quel est donc le dessein que vous méditez contre moi ? Les charmes de la victoire vous ont-ils donc fait oublier quels étaient avant ce combat si redouté vos discours ? Où sont ces serments dans lesquels vous attestiez Jupiter, protecteur des malheureux ? Où sont ces flatteuses promesses qui m'ont fait abandonner honteusement ma patrie, mon palais, les auteurs de mes jours, tout ce que j'avais de plus cher au monde ? C'est pour vous avoir sauvé la vie, pour vous avoir fait triompher des taureaux et des géants, pour avoir mis entre vos mains la Toison qui faisait l'objet de vos désirs que j'erre avec les tristes alcyons sur les mers. Pour vous, le dirai-je ? Je me suis rendue l'opprobre de mon sexe en quittant tout pour vous suivre, comme si j'eusse voulu être tout à la fois votre fille, votre épouse et votre soeur. Prenez donc un peu mieux ma défense et ne m'abandonnez pas en attendant un vain jugement. Vos promesses, la foi que vous m'avez jurée, voilà les lois qu'il faut suivre.  S'il en est d'autres pour vous, percez-moi tout à l'heure le sein de votre épée, que je reçoive ainsi de vous-même le prix de mon imprudence.  Et comment, cruel, retourner auprès de mon père, si le roi que vous prendrez pour arbitre me livre entre les mains d'Absyrte ? Ne suis-je pas bien couverte de gloire pour paraître à ses yeux ? A quelle punition, à quels tourmens ne dois-je pas m'attendre ? Mais toi-même, perfide ! crois-tu retourner heureusement à Iolcos ? Non, non, l'épouse de Jupiter, Junon même, dont le secours te rend si fier, ne pourrait t'y conduire.  Tu te souviendras de Médée au milieu des malheurs qui vont t'accabler. La Toison disparaîtra de tes mains comme un léger songe. Les Furies vengeresses te repousseront sans cesse de ta patrie et tous les maux où tu m'exposes retomberont sur toi. Ainsi tu seras puni de ton parjure, et vous ne m'insulterez pas longtemps à la faveur de cet horrible traité. »

En parlant ainsi, Médée avait déjà formé le dessein de mettre le feu au vaisseau, d'immoler tout à sa vengeance et de se jeter elle-même au milieu des flammes (25). Jason, qui redoutait en secret les effets de sa colère, lui répondit avec douceur : « Calmez vos alarmes, aimable princesse, ce traité me serait aussi odieux qu'à vous, mais sachez que ce n'est qu'une ruse pour éviter le combat contre un ennemi devenu innombrable depuis que les habitants de ces contrées conjurés contre nous brûlent de secourir Absyrte et de vous voir emmenée captive en Colchide. Les attaquer tous ensemble, ce serait courir à une mort certaine et d'autant plus malheureuse que vous seriez la proie des vainqueurs. Si nous pouvons au contraire, sous l'apparence de ce traité, dresser un piège à votre frère, les Colchidiens, privés de leur chef ne trouveront plus ici de secours et je ne balancerai plus moi-même à les attaquer. En vain s'opposeraient-ils seuls à notre passage.

Complot de Médée ; meurtre d 'Absyrte

- Je le vois trop, reprit alors Médée, égarée par le désespoir, je le vois trop, une première faute en entraîne nécessairement d'autres, et les dieux, qui m'ont rendue si coupable, attendent encore de moi ce crime. Evitez de combattre à prèsent et envoyez à Absyrte les riches prèsents que vous lui destinez. Je tâcherai de le livrer entre vos mains en engageant les hérauts de la déesse qui doivent lui porter vos dons à lui proposer de venir en secret s'entretenir avec moi. Vous pourrez alors lui ôter la vie si vous le jugez à propos et fondre aussitôt sur les Colchidiens. »

Le complot étant ainsi formé, Jason fit porter à Absyrte un grand nombre de prèsents parmi lesquels était la robe de pourpre qu'il avait reçue d'Hypsipyle. Les Grâces l'avaient elles-mêmes tissée dans l'île de Naxos pour le dieu Bacchus, qui l'avait donnée à son fils Thoas, père de la reine de Lemnos. Diverses broderies en relevaient l'éclat et l'on ne pouvait se lasser de la regarder et de la toucher. Elle exhalait une odeur d'ambroisie, depuis le jour où le dieu de Nysa, demi-ivre de vin et de nectar, s'endormit sur le sein de la belle Ariane, abandonnée par Thésée.

Médée avait en même temps chargé les hérauts d'inviter Absyrte à venir la trouver pendant la nuit, aussitôt que, suivant le traité, elle serait déposée près du temple de la déesse, afin qu'elle pût concerter avec lui le dessein qu'elle avait, disait-elle, de ravir la Toison aux Argonautes et de s'en retourner dans la Colchide, d'où elle avait été enlevée par les enfants de Phrixus. Non contente de cet artifice, elle répandit dans l'air des odeurs dont la vertu était capable d'attirer de loin l'animal le plus féroce et de le faire descendre de dessus les montagnes les plus élevées.

Cruel Amour ! dieu funeste et terrible ! Toi qui produis la discorde, les plaintes, le désespoir et mille autres maux, détourne contre nos ennemis ta colère ; inspire-leur des forfaits semblables à celui que je vais raconter (26).

Les Argonautes avaient remis Médée dans l'île qui renfermait le temple de Diane, ainsi qu'on en était convenu. Les Colchidiens, avec tous leurs vaisseaux, s'étaient éloignés d'eux et Jason s'était mis en embuscade. Au milieu de la nuit, Absyrte, trompé par les perfides promesses de Médée, fit avancer son vaisseau, descendit dans l'île sacrée, et sans être accompagné d'aucun de ses gens, alla trouver sa soeur et commença à s'entretenir avec elle. Faible enfant ! qui s'expose à un torrent auquel les hommes les plus forts ne peuvent résister. Déjà tout lui semble arrangé pour tromper les Argonautes lorsque Jason, sortant tout à coup de l'endroit où il était caché, fondit l'épée à la main sur le malheureux prince et, le frappant à son aise, comme un homme qui assomme un taureau, le fit tomber sur les genoux à l'entrée du temple bâti par les Brygiens (27) en l'honneur de Diane. Médée, se couvrant de son voile, détournait la tête pour n'être pas témoin du meurtre de son frère, mais lui, prêt à rendre le dernier soupir, reçut dans ses mains le sang de sa blessure et en teignit le voile et les vêtements de sa soeur, tandis que la déesse des forfaits, l'impitoyable Erinys, regardait avec avidité cet horrible spectacle. Jason, suivant la coutume de ceux qui veulent se purifier d'un meurtre, coupa quelques parcelles des extrémités du cadavre (28), prit trois fois du sang dans sa bouche et le rejeta trois fois. Ensuite il enterra 1e corps dans l'endroit où l'on voit encore aujourd'hui le tombeau d'Absyrte, chez les peuples qui portent son nom (29).  Dans le même temps, les Argonautes, ayant aperçu devant eux une flamme, signal dont ils étaient convenus avec Médée, poussèrent leur vaisseau contre celui des Colchidiens, et, fondant sur eux comme des milans sur des colombes ou des lions affamés qui portent le ravage au milieu d'un troupeau, ils les massacrèrent sans qu'aucun échappât à leur fureur. Sur ces entrefaites, Jason vint rejoindre ses compagnons, qui le reçurent avec joie, non qu'ils eussent besoin de secours, mais parce qu'ils étaient déjà inquiets de sa personne. Bientôt après on tint conseil sur la route qu'on devait prendre. Médée était prèsente et Pélée prit ainsi la parole : 

« Compagnons, profitons de l'obscurité pour nous éloigner des ennemis en suivant une route opposée. Lorsque le jour leur aura découvert la perte qu'ils ont faite, ils ne songeront guère, je crois, à nous poursuivre. La mort de leur chef, mettant parmi eux la division, les obligera de se disperser, et lorsque nous reviendrons ensuite, rien ne s'opposera plus à notre passage. »

Il dit, et chacun applaudit à son discours. Aussitôt on se mit à ramer avec vigueur jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'île Électris, la plus considérable de celles qui sont situées près du fleuve Éridan (30).

Cependant les Colchidiens, s'étant bientôt aperçus de la perte de leur prince, étaient prêts à parcourir toutes ces mers pour chercher les Argonautes; mais Junon les obligea d'abandonner ce dessein en les épouvantant par des éclairs dont le ciel parut embrasé tout à coup. D'un autre côté, la crainte qu'ils avaient du courroux d'Eétès fut cause qu'ils n'osèrent retourner en Colchide. Il s'établirent donc, les uns dans les îles qui avaient servi de retraite aux Argonautes et dont les habitants portent encore le nom d'Absyrte, les autres sur les bords du grand fleuve d'Illyrie, près de la nation des Enchéliens et du tombeau de Cadmus et d'Harmonie (31) ; d'autres enfin près de ces monts (32) dont le nom rappelle encore le souvenir des foudres qui les empêchèrent d'aborder dans une île voisine.

Aussitôt que les Argonautes crurent le danger dissipé, ils revinrent sur leurs pas et relâchèrent dans le pays des Hylléens (33),  qui, ne songeant plus comme auparavant à s'opposer à leur passage, les conduisirent à travers les îles qui rendent en cet endroit la navigation difficile. Ils reçurent pour prix de ce service un grand trépied. Apollon en avait donné deux semblables à Jason lorsqu'il alla consulter l'oracle de Delphes sur son voyage. L'arrêt du Destin était, que les lieux où ils seraient déposés n'auraient rien à craindre des ravages de l'ennemi. Les Hylléens conservent encore aujourd'hui ce précieux don, et, pour le dérober aux regards des mortels, ils l'ont caché bien avant dans la terre, près de l'illustre ville qu'ils habitent.

Hyllus, leur fondateur, fruit des amours d'Hercule et de la belle Mélite, n'existait plus alors. Hercule, voulant expier le meurtre de ses enfants (34), se rendit près de Nausithoüs qui régnait sur l'île appelée Macris, du nom de la Nymphe qui allaita le dieu Bacchus. Là, s'étant laissé toucher par les charmes de Mélite, nayade, fille du fleuve Égée, il en eut le brave Hyllus qui, devenu grand, quitta bientôt l'île où il avait pris naissance. Nausithoüs, à l'empire duquel il voulait se soustraire, favorisa lui-même son dessein en lui donnant une colonie de Phéaciens. Aidé de ce secours, il traversa la mer de Saturne et s'établit dans le pays où abordèrent alors les Argonautes, peu de temps après qu'il eut été tué par les Mentoriens (35), en défendant des troupeaux qu'ils voulaient enlever.

Mais comment, ô déesses ! le navire Argo, sorti de ces mers, parut-il au-delà de l'Ausonie, près des îles Stoechades (36), habitées par les Liguriens ? Quel destin força les Argonautes de parcourir des lieux si éloignés? Quels vents purent les y conduire ?

Les Argonautes sont repoussés vers l'embouchure du Pô.

 Jupiter, irrité du meurtre d'Absyrte, voulut qu'ils ne retournassent dans leur patrie qu'après avoir souffert des maux infinis et s'être purifiés de leur crime par les conseils de Circé. Ignorant leur destinée, ils voguaient loin du pays des Hylléens et avaient déjà laissé derrière eux les îles de la Liburnie, occupées peu auparavant par les Colchidiens, Issa, Dyscelade, l'aimable Pityie et Corcyre, où la Nymphe du même nom, fille du fleuve Asopus, fut transportée par Neptune qui, touché de sa beauté, l'enleva loin des campagnes de Phliunte (37). Les matelots aperçoivent de loin les sombres forêts dont cette île est couronnée et l'appellent, à cause de cela, Corcyre la Noire (38).

Les Argonautes avaient ensuite passé près de Mélite (39), de Cérossus et de Nymphée, demeure de la reine Calypso, et commençaient à apercevoir les monts Cérauniens lorsque Junon, instruite de la colère de Jupiter et voulant leur faire parcourir rapidement la route qu'il avait marquée, fit souffler un vent furieux qui, les repoussant en arrière, les porta de nouveau près de l'île Électris. 

Le navire Argo leur annonce la route qu'ils doivent suivre.

Dans le même temps, cette poutre merveilleuse, sortie de la forêt de Dodone et que Minerve avait placée au milieu du vaisseau, faisant entendre une voix humaine, leur annonça qu'ils ne pourraient se soustraire à la fureur des flots et des tempêtes avant que Circé, fille du Soleil et de Persé, ne les eût purifiés du meurtre d'Absyrte, que pour cela, Castor et Pollux devaient prier les Immortels de leur ouvrir les chemin de la mer d'Ausonie, où Circé faisait sa demeure.

Les Argonautes, effrayés de la voix qui venait de frapper leurs oreilles et redoutant la colère de Jupiter, étaient plongés dans une affreuse consternation, et les fils de Tyndare levaient leurs mains vers le ciel. 

Histoire de Phaéton et de ses soeurs ; origine fabuleuse de l'ambre jaune.

Le vaisseau, toujours emporté par le vent, se trouva bientôt au milieu du fleuve Éridan, près de l'endroit où Phaéton, frappé de la foudre, fut précipité du char du Soleil au fond d'un marais d'où s'exhale encore une fumée épaisse et au-dessus duquel les oiseaux ne peuvent voler impunément (40). Tout autour les filles du Soleil, changées en peupliers, pleurent la mort de leur frère, et les larmes qu'elles répandent sont des gouttes d'ambre qui, séchées d'abord sur le sable par les rayons du soleil, sont ensuite reportées dans le cours du fleuve par les flots que les vents poussent vers le rivage. Les Celtes au contraire racontent que les larmes dont l'ambre est formé, sont celles que répandit Apollon, lorsque irrité de la mort de son fils Esculape, que la Nymphe Coronis mit au monde dans la ville de Lacérie (41), sur les bords de l'Amyrus, et forcé par les menaces de son père de quitter l'Olympe, il se relira dans le pays des Hyperboréens (42).

Les Argonautes, ayant remonté le Pô, descendent par le Rhône dans la mer de Sardaigne

Cependant les héros minyens, plongés dans la tristesse, ne songeaient pas même à prendre de nourriture; l'odeur infecte qui s'exhalait de l'Eridan les suffoquait pendant le jour, et la nuit ils entendaient les cris aigus et les plaintes des filles du Soleil, dont les larmes, semblables à des gouttes d'huile, paraissaient au-dessus des flots.
De ce fleuve, le vaisseau fut conduit dans un autre, dont les eaux se mêlent en murmurant à celles de l'Éridan. Il porte le nom de Rhône et prend sa source aux extrémités de la terre, près des portes du couchant et du séjour de la nuit. Une de ses branches se jette dans l'Océan, l'autre dans la mer Ionienne, en se confondant avec l'Éridan, la troisième enfin se rend par sept embouchures au fond d'un golfe de la mer de. Sardaigne (
43).

Les Argonautes, ayant pris la première branche, se trouvèrent au milieu des lacs, dont le pays des Celtes est couvert, et risquaient, sans le savoir, d'être jetés dans l'Océan, d'où ils ne seraient jamais revenus, mais Junon descendit tout à coup du ciel, et du haut des monts Hercyniens (44) fit retentir l'air d'un cri qui les remplit d'épouvante. En même temps elle les repoussa en arrière, leur fit prendre le chemin par lequel ils devaient revenir dans leur patrie et les enveloppa d'un nuage, à la faveur duquel ils traversèrent, sans être aperçus, le pays des Celtes et des Liguriens. Étant enfin parvenus à la mer après être sortis du fleuve par l'embouchure du milieu, ils abordèrent heureusement aux îles Stoechades, redevables en partie de leur salut aux Dioscures, à qui Jupiter confia bientôt le soin de veiller pareillement sur tous les vaisseaux. Depuis ce temps on élève des autels et on offre des sacrifices en leur honneur.  

Ils abordent à l'île d'Aethalie et ensuite chez Circé, qui purifie Jason et Médée du meurtre d'Absyrte.

Les Argonautes abordèrent. ensuite à l'île Aethalie (45), où ils s'arrêtèrent pour enlever de leurs corps la sueur dont ils étaient couverts. Les cailloux qu'ils employèrent à cet usage, répandus sur le bord de la mer, se font remarquer à leur couleur (46). On voit aussi dans l'île les disques (47) d'une grosseur prodigieuse, avec lesquels ils s'exerçaient, et l'un des ports porte le nom du navire Argo (48).

De là, voguant à la vue du pays des Tyrrhéniens, ils traversèrent la mer d'Ausonie, et arrivèrent au port fameux d'Aea (49)  Ils aperçurent sur le rivage Circé, occupée d'une cérémonie religieuse, qui se purifiait dans les eaux de la mer. Un songe affreux venait de la remplir d'épouvante. Elle avait cru voir, pendant la nuit, son palais inondé de sang et les poisons avec lesquels elle enchantait les étrangers en proie à un incendie qu'elle s'efforçait d'éteindre avec le sang qu'elle puisait à pleines mains autour d'elle. Alarmée de ce présage, elle s'était levée dès l'aurore et était sortie de son palais pour baigner dans l'onde amère ses cheveux et ses vêtements. Mille monstres différents marchaient sur ses pas comme un troupeau qui suit son pasteur. Leurs corps, bizarre assemblage de l'homme et de la bête, ressemblaient à ceux qui sortirent autrefois du limon de la terre lorsqu'elle n'avait pas encore été comprimée par l'air ni desséchée par les rayons du soleil, et que les espèces, distinguées depuis par le temps, étaient encore confondues.

Les Argonautes, étonnés de ce spectacle, ne laissèrent pas, en regardant Circé, de reconnaître aisément dans ses traits et dans ses yeux la soeur d'Eétès. Aussitôt qu'elle eut achevé de se purifier et qu'elle eut chassé de son esprit les frayeurs de la nuit, elle reprit le chemin de son palais en faisant signe aux héros de la suivre. Jason leur ordonna de rester et s'avança sur ses pas, accompagné seulement de Médée. Lorsqu'ils furent arrivés au palais, au lieu de se placer sur des sièges, ainsi que Circé les y invitait, ils allèrent, selon la coutume des suppliants, s'asseoir en silence au pied de l'autel des dieux pénates. Médée couvrait son visage de ses mains ; Jason avait enfoncé dans la terre l'épée dont il avait frappé le fils d'Eétès. Tous deux avaient les yeux fixés vers la terre.

A cette vue, Circé comprenant le sujet de leur arrivée, adora la justice de Jupiter qui déteste le meurtre, mais se laisse fléchir aux prières des suppliants. Aussitôt elle commença les cérémonies usitées dans ces occasions, pour purifier les criminels. Elle étendit d'abord sur l'autel un jeune pourceau qui têtait encore sa mère, et l'ayant égorgé, elle teignit de son sang les mains des deux coupables. Elle répandit ensuite des libations en implorant la clémence de Jupiter, et lorsque les Naïades qui la servaient eurent emporté hors du palais toutes les choses dont elle venait de se servir, elle fit brûler devant le foyer des gâteaux et d'autres offrandes mêlées de miel, en versant dessus des libations exemptes de vin, afin d'apaiser la colère des redoutables Euménides et d'adoucir même la malheureuse victime du forfait, soit que le sang répandu par les coupables fût celui d'un étranger ou d'un de leurs concitoyens.

Les cérémonies de l'expiation étant achevées, Circé fit asseoir ses hôtes sur des sièges, s'assit elle-même devant eux, et se rappelant le songe qu'elle avait eu, voulut savoir ce qui les concernait, et désira même d'entendre parler la princesse, dont elle soupçonna l'origine aussitôt qu'elle lui vit lever les yeux (50), car les descendants du Soleil étaient remarquables par l'éclat et la vivacité de leurs regards.

Médée, ne pouvant rester plus longtemps cachée, lui raconta en langue colchidienne le voyage des Argonautes, les dangers qu'ils avaient courus, la faute qu'elle avait commise par les conseils de sa soeur, et la manière dont elle s'était soustraite à la colère de son père avec les enfants de Phrixus. Elle ne lui parla point du meurtre d'Absyrte, mais Circé pénétra facilement ce mystère et ne put néanmoins s'empêcher d'avoir pitié des pleurs de sa nièce : « Malheureuse, lui dit-elle, votre indigne fuite et vos horribles forfaits ne sauraient demeurer impunis. Puisse Eétès aller bientôt lui-même en Grèce pour vous faire sentir sa colère et venger la mort de son fils ! Votre qualité de suppliante et le sang qui nous lie m'empêchent de penser moi-même à vous punir. Sortez de mon palais et suivez l'inconnu pour lequel vous avez abandonné votre père, mais n'embrassez pas mes genoux et n'implorez plus mon secours. Aux dieux ne plaise que je veuille favoriser vos honteux desseins ! »

Médée, saisie de douleur en entendant ce discours, se couvrait le visage de son voile et versait des torrents de larmes, lorsque Jason, la prenant par la main, la conduisit hors du palais. 

Discours de Junon à Iris et à Thétis

Cependant Iris qui, par l'ordre de Junon observait le moment où ils sortiraient pour se rendre au vaisseau, porta aussitôt à la déesse la nouvelle de leur départ : « Chère Iris, lui dit Junon, puisque tu remplis si fidèlement mes ordres, va maintenant, d'un vol rapide, annoncer à Thétis que j'ai besoin d'elle, et qu'elle sorte aussitôt du sein de la mer pour se rendre ici. Tu dirigeras ensuite ta course vers ces rivages, où les enclumes de Vulcain retentissent sous les coups affreux de ses marteaux et tu diras au dieu du feu de laisser reposer ses fourneaux jusqu'à ce que le navire Argo soit passé. Enfin tu commanderas de ma part à Éole, qui règne sur les vents, de leur imposer silence et de laisser seulement souffler le zéphyr, afin que les Argonautes arrivent bientôt à l'île des Phéaciens. »

Elle dit, aussitôt Iris, déployant ses ailes, s'élance hors de l'Olympe traverse les airs, et s'étant plongée sous les flots de la mer Égée, où le vieux Nérée fait sa demeure, instruisit Thétis des ordres de Junon. Ensuite elle alla trouver Vulcain et l'engagea sur-le-champ à suspendre ses travaux. Éole, fils d'Hippotas, reçut pareillement sa visite. Elle venait de lui exposer le sujet de son message et était déjà de retour dans l'Olympe, lorsque Thétis, ayant quitté ses soeurs et le palais de Nérée, se rendit près de Junon, qui la fit asseoir près d'elle et lui tint ce discours : « Écoutez, divine Thétis ce que je veux vous dire. Vous savez combien Jason et ses compagnons me sont chers, comment je leur ai fait traverser heureusement les rochers Cyanées, autour desquels mugissent sans cesse les vents et les flots. Maintenant ils doivent passer près du rocher de Scylla et du gouffre de Charybde. Souvenez-vous que j'ai pris soin de vous depuis votre enfance et que je vous ai aimée plus que toutes les autres habitantes de la mer parce que vous n'avez pas voulu vous rendre aux désirs de Jupiter, toujours prêt à séduire les déesses et les mortelles. Irrité d'un refus dont votre respect pour moi et la crainte de ma vengeance vous faisaient une loi, il jura que vous ne seriez jamais l'épouse d'un dieu. Cependant il ne cessa de tourner vers vous ses regards jusqu'à ce que, l'auguste Thémis lui ayant annoncé que le fils qui naîtrait de vous surpasserait en tout son père, la crainte de perdre l'empire du ciel lui fit oublier son amour. Attentive alors à remplir vos voeux, je voulus vous faire goûter les douceurs de l'hymen et je vous choisis pour époux le plus distingué des mortels (51) : j'invitai tous les dieux au festin de vos noces ; et pour répondre à cet honneur insigne, je portai moi-même la torche nuptiale (52). Aujourd'hui, je vais vous découvrir un secret qui doit vous toucher. Votre fils, qui, privé du lait de sa mère, est actuellement élevé par les Naïades dans l'antre du centaure Chiron, doit être un jour l'époux de Médée lorsqu'il sera parvenu dans les Champs Elyséens. Ne refusez donc pas en ce moment votre secours à cette princesse ainsi qu'à Pélée votre époux. Pourquoi ce ressentiment éternel que vous conservez contre lui ? Il a failli, mais les dieux eux-mêmes n'ont-ils pas failli ? Vulcain doit par mon ordre ralentir le feu de ses fourneaux, Eole enchaîner tous les vents, excepté le zéphyr, qui les conduira sur les rivages des Phéaciens. Prenez donc aussi soin de leur retour et unissez-vous à vos soeurs pour les garantir des flots et des rochers. Craignez surtout que Charybde ne les engloutisse, ou que Scylla, ce monstre d'Ausonie, fille de Phorcus et d'Hécate, et qu'on appelle aussi Crataïs (53), étendant hors de son antre une gueule effroyable, ne dévore l'élite de ces héros. Pour éviter ce malheur, dirigez vous-même le vaisseau dans ce passage étroit, qui seul peut les mettre à l'abri de la mort.  »
Thétis lui répondit : « Si nous n'avons à craindre ni la violence des flammes ni la fureur des tempêtes, je vous promets à l'aide du zéphyr, de sauver le vaisseau, même en dépit des flots. Mais il est temps que je vous quitte, et j'ai bien du chemin à parcourir pour retourner vers mes soeurs et aller ensuite presser le départ des Argonautes. » Elle dit, et ayant traversé les airs, elle se plonge dans les abîmes de la mer et appelle aussitôt ses soeurs. Les Néréïdes se rassemblent à sa voix, entendent les ordres de Junon et prennent le chemin de la mer d'Ausonie.

Thétis, plus rapide que l'éclair ou que les rayon qui marque le lever du soleil, traversa les flots, et, étant arrivée au port d'Aea, trouva les Argonautes qui s'amusaient aux exercices du disque et du javelot. Aussitôt, invisible à tous les autres, elle se découvrit aux yeux du seul Pélée son époux, et lui prenant la main : « Ne restez pas plus longtemps, lui dit-elle, sur les côtes de la Tyrrhénie ; obéissez à Junon qui vous protège et partez aussitôt le retour de l'aurore. Les filles de Nérée, assemblées par l'ordre de la déesse, défendront le vaisseau contre les rochers entre lesquels il doit passer. Mais gardez-vous, lorsque vous me verrez au milieu de mes soeurs, de me faire connaître à personne si vous ne voulez m'irriter de plus en plus contre vous. » En achevant ces mots, Thétis disparut et se plongea dans la mer, laissant Pélée vivement ému de la présence d'une épouse qui depuis longtemps avait abandonné sa couche et son palais. 

Histoire du jeune Achille

C'était au sujet du jeune Achille que son courroux s'était allumé. La déesse, poussée du désir de le rendre immortel et de soustraire son corps aux injures de la vieillesse, détruisait la nuit les chairs sujettes à la mort en les consumant peu à peu par le feu, et frottait pendant le jour son corps d'ambroisie. Pélée, s'étant par hasard éveillé tout à coup, aperçut au milieu des flammes son fils palpitant, et ne put s'empêcher de pousser des cris affreux. La déesse indignée jeta brusquement l'enfant par terre, et, semblable à un songe ou au souffle d'un vent léger (54), sortit pour toujours du palais. 

Cependant Pélée ayant annoncé à ses compagnons les ordres de Thétis, ils quittèrent aussitôt leurs jeux pour préparer le repas et les lits de feuillage sur lesquels ils devaient passer la nuit. 

Passage près de l'île des Sirènes

Le lendemain, aussitôt que l'aurore eut frappé de ses rayons le sommet des cieux, on se rembarque à la faveur du zéphyr, on lève avec joie les ancres et on déploie les voiles. Le vent qui les enfle porte bientôt le vaisseau à la vue d'une île couverte de fleurs, et d'un aspect riant (55). Elle était habitée par les Sirènes, si funestes à ceux qui se laissent séduire par la douceur de leurs chants. Filles d'Achéloüs et de la Muse Terpsichore, elles accompagnaient autrefois Proserpine et l'amusaient par leurs concerts avant qu'elle eût subi le joug de l'hymen. Depuis, transformées en des monstres moitié femmes et moitié oiseaux, elles étaient retirées sur un lieu élevé, près duquel on pouvait facilement aborder. De là, portant de tous côtés leurs regards, elles tâchaient d'arrêter les étrangers qu'elles faisaient périr en les laissant consumer par un amour insensé. 

Butès se laisse charmer par la douceur de leur voix. Chants d'Orphée

Les Argonautes, entendant leurs voix, étaient près de s'approcher du rivage, mais Orphée prenant en main sa lyre, charma tout a coup leurs oreilles par un chant vif et rapide qui effaçait celui des Sirènes, et la vitesse de leur course les mit tout à fait hors de danger. Le seul Butés, fils de Téléon, emporté tout d'abord par sa passion, se jeta dans la mer, et nageait en allant chercher une perte certaine, mais la déesse qui règne sur le mont Éryx (56), l'aimable Vénus, le retira des flots et le transporta près du promontoire Lilybée.

 Thétis et ses Nymphes conduisent le vaisseau à travers le détroit de Charybde et de Scylla.

Échappés aux enchantements des Sirènes, les Argonautes approchaient en tremblant du détroit où des dangers plus affreux encore les attendaient. D'un côté s'élevait le rocher de Scylla, de l'autre Charybde poussait du fond de ses gouffres d'affreux mugissements. Plus loin, on entendait frémir sous les flots les rochers errants qui de leur sein embrasé lançaient peu auparavant des tourbillons de flammes. Une épaisse fumée dérobait aux yeux la lumière du soleil, et l'air était encore rempli d'une vapeur étouffante, excitée par les travaux que Vulcain venait de suspendre.

Les Néréides paraissent aussitôt de tous côtés et Thétis saisit elle-même le gouvernail. Telle qu'une troupe de dauphins dont la vue remplit de joie les matelots, sortant du sein d'une mer tranquille, se jouent alentour d'un vaisseau, telles les filles de Nérée environnent en foule le navire Argo, dont la course est dirigée par Thétis. Lorsqu'il fut près des rochers errants, les Nymphes, relevant leurs robes jusqu'aux genoux, se répandirent ça et la sur le bord des écueils. Le vaisseau entraîné par le courant est battu par les flots qui se soulèvent avec furie et mugissent en se brisant contre les rochers dont les uns s'élèvent comme des précipices au milieu des airs et les autres sont cachés sous les eaux. Ainsi qu'on voit sur un rivage sablonneux de jeunes filles, la robe retroussée dans la ceinture, s'amuser à recevoir et à se renvoyer mutuellement une balle qui ne touche jamais la terre, ainsi les Nymphes de la mer font voler tour à tour le vaisseau sur les flots et lui font franchir tous les écueils. Vulcain, debout sur la cime d'un rocher et l'épaule appuyée sur le manche d'un marteau, regarde avec étonnement ce spectacle. Junon le voit aussi du haut des cieux et dans sa frayeur elle presse Minerve entre ses bras.

La durée d'un jour de printemps fut celle du travail des Néréides. Elles disparurent après avoir rempli les ordres de Junon et s'enfoncèrent comme des plongeons dans les flots. Le vaisseau, poussé par le vent, était alors près des campagnes de la Sicile où paissent les troupeaux du Soleil, et les Argonautes entendaient le bêlement des moutons et les mugissements des boeufs. Phaétuse, la plus jeune des filles du Soleil, conduisait les moutons en tenant dans sa main une houlette d'argent. Lampétie portait une baguette d'airain et suivait les boeufs qui paissaient au milieu de gras pâturages, entrecoupés de ruisseaux. Ils étaient tous d'une blancheur égale à celle du lait et portaient fièrement leurs têtes ornées de cornes d'or. Les Argonautes ayant parcouru ce rivage pendant le jour, firent route la nuit suivante à travers une mer d'une vaste étendue, où les premiers rayons de la lumière les retrouvèrent encore.

Il aborde à l'île des Phéaciens

Non loin des monts Cérauniens, au-devant du détroit de la mer Ionienne, il est une île vaste et opulente, dans laquelle est cachée, dit-on, la faulx avec laquelle (pardonnez Muses, je rapporte malgré moi une ancienne tradition) Saturne mutila si cruellement son père. D'autres racontent que cette faulx est celle de Cérès qui habita jadis dans cette île et apprit aux Titans, en faveur de la Nymphe Macris qu'elle aimait, à moissonner les épis nourriciers. De là cette terre sacrée, patrie des Phéaciens, issus d'un sang divin, prit le nom d'une faulx (57).
Ce fut sur ces rives que le vaisseau, sorti de la mer de Sicile après tant de fatigues, fut porté par le souffle des vents. Le roi Alcinoüs et ses sujets célébrèrent l'arrivée des Argonautes par des sacrifices et des festins. Toute la ville se réjouit comme s'ils eussent été des enfants chéris, et eux-mêmes, transportés de plaisir, se crurent presque au sein de leur patrie, mais un nouveau danger devait bientôt leur faire prendre les armes. 

Rencontre d'une nouvelle armée de Colchidiens

Une armée innombrable de Colchidiens, sortie du Pont-Euxin à travers les rochers Cyanées pour courir à leur poursuite, vint tout à coup leur redemander Médée en les menaçant de toutes les horreurs d'une guerre sanglante et de l'arrivée du roi Eétès. Alcinoüs, qui désirait terminer le différend sans combat, arrêta d'abord leur furie. Cependant Médée, saisie de frayeur, implorait tantôt les compagnons de Jason et tantôt embrassait en pleurant les genoux de la sage Areté, épouse d'Alcinoüs : « Grande reine, lui disait-elle, ayez pitié de moi, je vous en supplie. Ne me livrez point aux Colchidiens, ne me laissez pas emmener à mon père. Tous tant que nous sommes, de légères erreurs nous entraînent rapidement dans de plus grandes. Telle est la cause de mon malheur; une folle passion n'y eut jamais de part. J'en atteste la lumière sacrée du soleil et les mystères de la redoutable Hécate, c'est malgré moi que j'ai quitté ma patrie pour suivre des étrangers. La crainte et le désespoir, effets d'une première faute, m'ont contrainte de prendre le seul parti qui me restait ; mais l'honneur et la vertu n'ont jamais cessé pour cela de m'être chers. Ayez donc pitié de moi, intéressez votre époux en ma faveur et que les dieux vous accordent des jours fortunés, qu'ils multiplient les fruits de votre hymen et qu'ils rendent votre empire toujours florissant. »

Médée s'adressant ensuite à chacun des Argonautes en particulier, leur disait : « C'est vous, illustres héros, c'est votre funeste entreprise qui me plonge dans les alarmes où je suis; moi qui vous ai fait dompter la fureur des taureaux, triompher des géants et conquérir la Toison que votre retour va bientôt porter dans la Grèce. Ingrats ! j'ai quitté ma patrie pour vous faire retrouver la vôtre, j'ai perdu mes parents pour vous assurer le plaisir d'embrasser tendrement les vôtres ; j'ai renoncé pour vous à toutes les douceurs de la vie; un dieu jaloux, après me les avoir ravies, me rend encore un objet d'horreur en me faisant errer çà et là avec des étrangers. Ah ! du moins, respectez la foi des traités, respectez vos serments, redoutez les Furies qui vengent les malheureux, redoutez le courroux des dieux qu'allumerait sans doute le sort affreux qui m'attend entre les mains d'Eétès. Ce n'est ni des temples ni des remparts, c'est de vous seuls que j'attends ma défense. Ne rougissez-vous pas, cruels, de me voir prosternée aux pieds d'une reine étrangère, lui tendre indignement les bras ? Vous auriez affronté pour enlever la Toison la nation entière des Colchidiens et le redoutable Eétès lui-même. Oublierez-vous aujourd'hui votre courage quand vous n'avez qu'un corps séparé d'ennemis à combattre ? »

Tous les Argonautes, sensibles aux prières de Médée, tâchaient de calmer son chagrin et la rassuraient en faisant briller à ses yeux leurs lances et leurs épées et en lui promettant de la défendre vaillamment s'il arrivait qu'Alcinoüs prononçât contre elle un arrêt injuste.

La nuit, qui suspend les travaux des mortels, survint au milieu de ces alarmes et répandit la tranquillité sur toute la terre. Médée seule ne pouvait goûter les douceurs du sommeil, son coeur était agité dans son sein comme le fuseau que fait tourner entre ses doigts une femme diligente qui travaille pendant la nuit au milieu de ses enfants désolés de la mort de leur père. L'horreur de sa situation est toujours présente à l'esprit de cette mère et les larmes coulent sans cesse de ses yeux. Ainsi pleurait la jeune princesse, pénétrée de la plus vive douleur.

Le roi Alcinoüs se rend arbitre du différend.

Cependant Alcinoüs et la reine Areté, reposant tranquillement au fond de leur palais, s'entretenaient ensemble de Médée. « Cher époux, dit tendrement la reine, montre-toi favorable aux Minyens et délivre de la poursuite des Colchidiens cette malheureuse princesse. Argus et les habitants de l'Hémonie (58) sont voisins de notre île : Eétès, au contraire, en est très éloigné et nous ne le connaissons que de nom. Je te l'avoue, les malheurs et les larmes de cette jeune infortunée ont touché mon coeur de la plus vive compassion. Ne la laisse pas conduire entre les mains de son père. Sa première faute a été de secourir Jason. Bientôt (comme il nous est ordinaire à tous), voulant remédier à un mal par un autre mal, elle s'est soustraite en fuyant à la colère d'un père implacable. Jason (ainsi que je l'ai appris) s'est engagé par les plus grands serments à la prendre pour épouse. Épargne à ce héros un parjure et sauve une fille de la fureur de son père. Combien de malheureuses en ont été les tristes victimes ! Antiope (59) fut cruellement persécutée par l'ordre de Nyctée. Danaé fut exposée par son père à la fureur des flots (60). Tout récemment et près d'ici, l'infâme Échetus (61) ayant enfoncé des pointes de fer dans les yeux de sa fille, l'enferma dans une obscure prison où elle s'efforce en vain de broyer des grains de cuivre sous une meule pesante. »

Alcinoüs touché du discours de son épouse lui répondit : « L' intérêt que Médée m'inspire me ferait volontiers prendre les armes pour repousser les Colchidiens, mais je crains de blesser les décrets éternels de Jupiter et d'ailleurs il serait plus dangereux que vous ne pensez d'offenser Eétès dont la puissance surpasse celle de tous les autres rois et qui peut, du fond de son pays, porter bientôt la guerre au milieu de la Grèce. Il vaut mieux prononcer un jugement qui paraîtra juste à tous les hommes et que je vais vous communiquer. Si la princesse conserve encore sa virginité, je veux qu'elle soit renvoyée à son père, mais si déjà elle est épouse, je ne la séparerai point de son époux et je ne livrerai point entre des mains ennemies l'enfant qu'elle peut avoir conçu. »  Alcinoüs, après cette réponse, se laissa bientôt aller au sommeil. Son épouse, frappée de ce qu'elle venait d'entendre, se leva sans perdre de temps, sortit de l'appartement, accompagnée de ses esclaves et ayant fait venir sans bruit son hérault, le chargea d'annoncer à Jason le jugement et de l'exhorter de sa part à terminer sur-le-champ son mariage avec Médée.

Le hérault étant parti pour se rendre au port d'Hylius, peu éloigné de la ville, y trouva les Argonautes qui passaient la nuit sous les armes. La nouvelle qu'il apportait ne pouvait être plus agréable. Elle répandit parmi eux la plus vive allégresse.

Hymen de Jason et de Médée

Aussitôt on fit en l'honneur des dieux les libations accoutumées, on traîna les victimes à l'autel et on prépara le lit nuptial dans un antre sacré qui servit autrefois de retraite à la Nymphe Macris, fille du tendre Aristée, qui fit le premier connaître aux hommes le suc que compose l'abeille et le jus onctueux de l'olive.

Macris, habitant auparavant l'île d'Eubée, reçut entre ses bras le jeune Bacchus et abreuva de miel ses lèvres desséchées par le feu dont Mercure venait de le retirer (62), mais bientôt la Nymphe, chassée de l'Eubée par la colère de
Junon, se retira dans une grotte de l'île des Phéaciens, qui par ses bienfaits se virent en peu de temps comblés de richesses.

Les Argonautes ayant donc préparé dans ce lieu un grand lit, étendirent par-dessus la Toison d'or, afin d'orner davantage le trône de l'hymen et de rendre cette union à jamais mémorable. Une troupe de Nymphes, dont les unes étaient filles du fleuve égée (63) et les autres habitaient le sommet du mont Mélite et les bois d'alentour, envoyées par Junon pour faire honneur à son héros, apportèrent des fleurs de toute espèce qu'elles venaient de cueillir elles-mêmes. L'éclat de la Toison, qui brillait comme une flamme autour d'elles, les remplit d'admiration. Leurs yeux pétillaient du désir de la prendre entre leurs mains, mais la pudeur les retint. Bientôt après elles étendirent autour des deux époux leurs voiles odorants, tandis que les Argonautes se tenaient à l'entrée de la grotte sacrée qui porte encore le nom de Médée. La lance à la main de peur d'être surpris par les ennemis et le front ceint de branches d'arbres, ils célébraient l'hymen en chantant au son de la lyre d'Orphée.

C'était à son retour à Iolcos et dans le palais de son père que Jason se proposait d'épouser Médée. La princesse attendait elle-même ce moment, mais la nécessité les força de le prévenir. Ainsi, misérables mortels que nous sommes, nous ne goûtons jamais de félicité parfaite et l'amertume se mêle toujours à nos plaisirs (64). Ces deux époux, au sein du bonheur, appréhendent sans cesse que le jugement d'Alcinoüs ne trompe leur attente.

Déjà l'aurore avait dissipé les ténèbres. Les rivages de l'île et les campagnes voisines souriaient aux premiers rayons du jour. Tout était en mouvement dans la ville, lorsque Alcinoüs, tenant dans sa main le sceptre d'or avec lequel il rendait la justice à ses sujets et environné des plus distingués des Phéaciens tous revêtus d'armes éclatantes, prononça le jugement qui, suivant la convention des deux partis, devait décider du sort de Médée. Aussitôt, sur le bruit que Junon avait elle-même répandu de ce qui s'était passé pendant la nuit, les femmes sortirent en foule de la ville pour voir les Argonautes et les habitants de la campagne accoururent de toutes parts avec empressement. L'un conduisait un agneau choisi, l'autre une génisse qui ne connaissait pas encore le joug, d'autres apportaient des urnes pleines de vin pour les libations et déjà la fumée des sacrifices s'élevait dans les airs. Les femmes de leur côté portaient des voiles richement. travaillés, des bijoux d'or et tous les ornements qui servent à parer les nouvelles épouses. Dès qu'elles se furent approchées, elles admirèrent la bonne mine des Argonautes ; Orphée qui frappait la terre d'un pied léger, en chantant et en s'accompagnant de sa lyre; enfin les Nymphes qui célébraient avec lui l'hyménée et dansaient en décrivant des cercles et en chantant  les louanges de Junon qui avait inspiré à la reine de donner aux Argonautes un avis si salutaire.

Alcinoüs, instruit que l'hymen était conclu, ne laissa pas de persister dans le jugement qu'il avait porté, sans que la crainte du ressentiment d'Eétès pût le faire manquer à ses serments.

Les Colchidiens voyant donc leur voyage inutile, et pressés par le roi de s'éloigner promptement de ses ports s'ils ne voulaient de bonne foi s'en tenir à sa décision, aimèrent mieux, plutôt que de retourner vers Eétès dont ils redoutaient la colère, supplier Alcinoüs de les recevoir au nombre de ses sujets, ils habitèrent ainsi parmi les Phéaciens, jusqu'à ce que plusieurs siècles après, les Bacchiades (65), ayant quitté la ville de Corinthe, les obligeassent de passer dans une île plus éloignée, d'où ils gagnèrent ensuite les monts Cérauniens, et se retirèrent parmi les Nestéens (66) et dans la ville d'Oricum. On offre encore tous les ans à Corcyre, dans le temple d'Apollon Nomius (67), des sacrifices en l'honneur des Parques et des Nymphes sur des autels que fit élever Médée. Alcinoüs ne laissa point partir ses hôtes sans leur faire beaucoup de présents. Son épouse voulut y joindre les siens et donna en outre à Médée douze esclaves phéaciennes qui avaient été élevées dans son palais.

Le vaisseau est jeté sur les côtes d'Afrique, au fond de la Grande-Syrte

Ce fut le septième jour après leur arrivée que les Argonautes quittèrent l'île des Phéaciens, accompagnés d'un vent frais qui les faisait avancer avec rapidité, mais leur destin était de n'arriver en Grèce qu'après avoir souffert encore bien des maux sur un rivage éloigné. Déjà voguant à pleines voiles, ils avaient laissé derrière eux le golfe d'Ambracie, le pays des Curètes (68), les îles Échinadèses (69) et commençaient à découvrir la terre de Pélops lorsqu'une tempête excitée par le vent du nord les poussa tout à coup dans la mer de Libye. Là, après avoir été le jouet des flots pendant neuf jours et neuf nuits, ils furent jetés bien avant dans la Syrte, golfe d'où ne sortent jamais les vaisseaux qui ont été forcés d'y entrer (70).

De tous cotés s'étend un vaste marais dont les eaux, remplies de mousse et couvertes d'écume, sont entourées de sables immenses, d'où n'approchent jamais ni les animaux terrestres ni les oiseaux. Le flux qui s'y fait sentir avec violence emporta fout à coup le navire au fond du golfe, en lui faisant perdre seulement une légère portion de sa carène. On descendit à terre et chacun fut saisi de frayeur en voyant devant soi un ciel immense et au-dessous des plaines d'une égale étendue, où régnait un morne silence et où l'on n'apercevait ni source d'eau, ni sentier, ni cabane de pasteur : « Quelle est donc, se disaient-ils les uns aux autres, quelle est cette terre où nous ont jetés les tempêtes ? Plût aux dieux que, sans écouter une crainte funeste, nous eussions, au retour de la Colchide, suivi le chemin qui nous y a conduits ! En bravant les décrets du Destin, nous serions au moins morts glorieusement, mais maintenant que ferons-nous, si les vents nous forcent de rester ici quelque temps, puisque toute la côte n'est qu'un vaste désert ? »

Le pilote Ancée lui-même, plongé dans le désespoir, leur dit : « C'en est fait mes amis, notre perte est certaine et nous ne pourrions éviter le malheur qui nous menace quand même le vent viendrait à souffler de terre. Je ne vois du côté de la mer qu'un immense marais. L'eau qui baigne le rivage a très peu de profondeur, et notre navire aurait été misérablement fracassé avant d'aborder s'il n'eût été soulevé par le flux. Maintenant que la mer est retirée, le fond est à peine couvert d'eau. Renoncez donc à l'espoir de vous mettre en mer. Qu'un autre cependant essaie de montrer s'il veut son adresse et qu'il prenne en main le gouvernail. Pour moi, je vois trop que Jupiter ne veut pas mettre fin à nos travaux par un heureux retour. »

Ainsi parlait le pilote en pleurant. Chacun de ceux qui savaient l'art de conduire un vaisseau tenait le même langage. Tous les coeurs furent alors glacés d'effroi et la pâleur se répandit sur tous les visages. Au milieu des horreurs d'une guerre sanglante ou d'une peste affreuse, aux approches d'un orage qui doit détruire tous les travaux des laboureurs, ou lorsque les statues des dieux paraissent couvertes d'une sueur de sang et qu'on croit entendre des mugissements dans les temples (71) ou quand le soleil, au milieu de sa course, se couvrant tout à coup de ténèbres, le jour est à l'instant changé en nuit et les étoiles brillent au firmament, dans ces moments de trouble et de désastre, les habitants d'une ville errent çà et là, semblables à des fantômes inanimés. Ainsi les Argonautes, abîmés dans leur douleur, se traînent languissamment le long du rivage. Sur le soir ils s'embrassent en pleurant, se séparent et s'étendent tristement sur le sable, chacun dans l'endroit qu'il a choisi. Ils passèrent ainsi la nuit et une partie du jour la tête envelopée de leurs manteaux, souffrant les rigueurs de la faim et n'attendant que la mort. D'un autre côté, Médée et les femmes qui l'accompagnaient, retirées à l'écart, laissaient traîner leurs blonds cheveux dans la poussière et faisaient retentir l'air de leurs gémissements. Ainsi de petits oiseaux, trop faibles encore pour voler, poussent des cris aigus lorsqu'ils sont tombés hors de leur nid, ainsi sur les bords du Pactole, les cygnes font entendre leurs chants, la prairie d'alentour y répond par un doux frémissement et les eaux du fleuve en sont émues.

les Argonautes le portent sur leurs épaules jusqu'au lac Triton

Les plus vaillants des héros, dans cet état affreux, allaient périr ignorés des mortels avant d'avoir achevé leur entreprise, lorsque les déesses furent touchées de leur sort. C'était les divinités tutélaires de la contrée, qui avaient autrefois reçu Pallas, lorsqu'elle sortit tout armée du cerveau de son père, et avaient lavé son corps dans les eaux du lac Triton (72). Vers le milieu du jour, dans le temps que le soleil dardait sur la Libye ses plus ardents rayons, elles s'approchèrent de Jason et levèrent doucement son manteau de dessus sa tête. Le héros détourna par respect les yeux : « Infortuné, lui dirent-elles avec bonté, pourquoi vous laisser ainsi aller au désespoir ? Nous sommes les divinités de ces déserts, déesses tutélaires et filles de la Libye. Nous savons que vous êtes partis de Grèce pour conquérir la Toison d'or. Nous connaissons les fatigues que vous avez essuyées et les exploits par lesquels vous vous êtes signalés dans le Pont-Euxin. Cessez maintenant de vous affliger. Levez-vous et faites lever vos compagnons. Aussitôt qu'Amphitrite aura dételé le char de Neptune, montrez-vous reconnaissans envers votre mère des souffrances qu'elle a endurées pour vous, et rendez-lui un service pareil à celui qu'elle vous a rendu, en vous portant si longtemps dans son sein. C'est ainsi que vous retournerez dans votre patrie. »  En finissant ces mots, elles disparurent. Jason s'assit aussitôt et regardant autour de lui : « Augustes déesses, dit-il, qui habitez ces déserts, pardonnez si la manière dont vous m'annoncez notre retour paraît obscure à mon esprit. Je vais assembler mes compagnons pour tâcher de la mieux comprendre. Que ne peuvent pas plusieurs avis réunis !  » Aussitôt il se lève et, tout couvert de poussière, appelle à haute voix ses compagnons. Tel un lion, traversant une forêt où paissent plusieurs troupeaux, remplit l'air de ses rugissements. Les vallons en retentissent, les arbres tremblent au loin sur les montagnes et les pasteurs sont saisis d'effroi. Les compagnons de Jason au contraire entendent avec plaisir sa voix, s'assemblent en silence autour de lui. Le héros les ayant fait asseoir aussi bien que les femmes près de l'endroit où ils avaient abordé, leur adressa ce discours : « Écoutez, mes amis. Trois déesses semblables à de jeunes filles, le corps couvert de peaux de chèvre, se sont approchées de ma tête tandis que j'étais comme vous enseveli dans le chagrin et, tirant mon manteau de leurs mains délicates, m'ont ordonné de me lever et de vous faire lever, afin que, lorsque Amphitrite aura dételé le char de Neptune, nous soyons prêts à reconnaître les souffrances que notre mère a endurées pour nous et à lui rendre un service pareil à celui qu'elle nous a rendu, en nous portant si longtemps dans son sein. A cet oracle que j'ai peine à comprendre, elles ont ajouté qu'elles étaient les déesses tutélaires et les filles de la Libye, et qu'elles savaient tout ce que nous avons souffert tant sur mer que sur terre. Tout à coup elles ont disparu d'auprès de moi, et je ne sais quel nuage épais les a dérobées à mes yeux. »  

Les Argonautes ne pouvaient revenir de la surprise où les avait plongés ce qu'ils venaient d'entendre, lorsqu'un prodige plus inouï s'offrit à leurs regards. Du sein de la mer s'éleva tout à coup sur le rivage un cheval d'une taille et d'une grosseur extraordinaires, une crinière dorée flottait sur son cou. A peine eut-il secoué l'onde amère dont son corps était couvert, qu'il se mit à courir avec la rapidité du vent. « Mes amis, s'écria aussitôt Pélée, croyez-en mon augure, Amphitrite vient de dételer le char de son époux, et notre mère...  c'est le navire Argo lui-même, qui nous a portés si longtemps dans son sein et a soutenu pour nous tant de fatigues. Réunissons donc tous nos efforts et portons-le sur nos épaules à travers les sables, en suivant la route que nous a montrée l'un des chevaux de Neptune. Sans doute il ne va point chercher une retraite au sein de la terre et ses traces nous conduiront à l'extrémité de quelque golfe profond. »  Il dit, et chacun approuvant son avis, se prépare à l'exécuter.

Déesses du mont Piérus, Muses c'est vous que j'atteste en racontant ce prodige (73). Docile à votre voix, je chante ce que vous m'avez vous-mêmes enseigné. Illustres descendants de tant de rois ! il est donc vrai que par la force de vos bras et la grandeur de votre courage vous pûtes bien élever sur vos épaules le vaisseau avec tout ce qu'il renfermait et le porter ainsi douze jours et douze nuits à travers les déserts sablonneux de la Libye ! Qui pourrait raconter les maux que vous eûtes à souffrir sous ce pesant fardeau ? Et que vous fîtes bien voir alors que vous étiez vraiment du sang des Immortels.

Histoire du dragon qui gardait les pommes d'or, tué par Hercule ; douleur des Hespérides ; leur métamorphose

Les Argonautes étant enfin parvenus sur les bords du lac Triton, déposèrent dans ses eaux le navire et coururent aussitôt, comme des chiens furieux, chercher une fontaine pour apaiser la soif qui les pressait. Un heureux hasard les conduisit au milieu d'une campagne sacrée du royaume d'Atlas, où le serpent Ladon (74), né du sein de la terre, veillait peu auparavant à la garde des pommes d'or, tandis que les Nymphes Hespérides qui le servaient faisaient retentir l'air des doux accents de leurs voix. L'animal redoutable venait d'être tué par Hercule au pied de l'arbre, qu'il gardait. L'extrémité de sa queue palpitait encore, le reste de son corps était étendu sans mouvement, et des essaims de mouches trouvaient la mort dans ses plaies infectées du venin qu'y avaient laissé les flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Près de lui les Hespérides gémissaient tendrement et se couvraient le visage de leurs mains. 

Douleur des Hespérides ; leur métamorphose

Les Argonautes s'approchèrent assez près d'elles sans être aperçus, mais au premier bruit de leur marche elles disparurent tout à coup.

« Aimables divinités, s'écria Orphée en voyant ce prodige, soit que vous habitiez le ciel ou les Enfers ou que vous soyez les Nymphes de ces déserts, Nymphes sacrées, filles de l'Océan, puisque nous avons été assez heureux pour vous contempler, montrez-nous une eau qui puisse étancher la soif qui nous dévore. Pour prix de ce service, si nous retournons un jour dans la Grèce, vous partagerez nos présents avec les premières d'entre les déesses. Nous vous offrirons des libations et nous célébrerons en votre honneur des repas sacrés. »  Telle fut la prière d'Orphée. Les Nymphes ne furent point insensibles au malheur des Argonautes. On vit d'abord sortir de la terre quelques brins d'herbe, de tendres rameaux parurent ensuite et bientôt des branches infinies s'élevèrent de toutes parts. Hespéra devint un peuplier, Erythie un orme, Églé fut changée en saule. Toutes, par un merveilleux prestige, paraissaient encore sous la forme de ces arbres, telles qu'elles étaient auparavant. Églé prenant la parole adressa ce discours aux Argonautes : « Cet audacieux qui nous a enlevé les pommes d'or après avoir tué le dragon qui les gardait, en nous laissant en proie à la douleur semble être venu pour soulager vos maux. Hier arriva ce mortel aussi redoutable par sa force que par sa méchanceté. Ses yeux étincelaient sous son front farouche. Il était couvert de la dépouille d'un énorme lion et portait, avec un tronc d'olivier qui lui servait de massue, l'arc qui fut si fatal au dragon. Parcourant à pied la terre, il était, comme vous, dévoré par la soif et ses yeux cherchaient vainement de tous côtés une eau pour se désaltérer. Un rocher voisin du lac Triton s'offrit à ses regards : inspiré par un dieu, il le frappe du pied, le brise et voit jaillir une source abondante. Aussitôt, étendant par terre ses mains et sa poitrine, il avale à longs traits la liqueur limpide qui remplit ses vastes entrailles.  »

Les Argonautes, transportés de joie à ce discours, coururent aussitôt à la source et se pressèrent à l'entourer comme des fourmis à l'entrée de leur étroite retraite ou comme des mouches autour d'une grotte de miel. « Grands dieux ! dit alors l'un d'eux content de sentir ses lèvres rafraîchies, Hercule séparé de ses compagnons est néanmoins la cause de leur salut. Quel bonheur pour nous si nous pouvions le rencontrer et nous réunir à lui. »

Cependant les vents qui avaient soufflé pendant toute la nuit avaient agité le sable et fait disparaître les traces du héros. Les plus agiles de la troupe furent choisis pour le chercher par divers chemins. Les deux fils de Borée se confiaient dans leurs ailes, Euphémus dans la légèreté de ses pieds et Lyncée dans sa vue perçante. Canthus qui faisait le cinquième fut entraîné par son courage et par sa destinée. Inquiet du sort de son ami Polyphème, il voulait absolument savoir d'Hercule en quels lieux il l'avait laissé. Mais hélas ! Polyphème, après avoir bâti une ville célèbre en Misye (75), touché du désir de revoir sa patrie et cherchant à découvrir le vaisseau des Argonautes, s'était avancé jusqu'au pays des Chalybes (76) où il avait terminé ses jours. Son monument élevé près de la mer fut surmonté d'un peuplier.
Lyncée portant au loin ses regards crut apercevoir Hercule à une distance infinie. Ainsi lorsque la lune est nouvelle, on la voit ou on croit la voir au milieu des nuages (
77). Aussitôt il retourna vers ses compagnons et leur annonça qu'il était impossible d'atteindre le héros. Euphémus et les deux fils de Borée revinrent aussi au bout de quelque temps après s'être inutilement fatigués. 

Mort de Canthus et de Mopsus

Toi seul, malheureux Canthus, tu trouvas la mort au milieu de la Libye, car tandis que tu songeais à pourvoir aux besoins de tes compagnons en leur conduisant un troupeau qui se rencontra sur ton chemin, le pasteur accourant au secours te lança une pierre qui t'ôta la vie. Le coup partait d'une main illustre, et Caphaurus ne le cédait point à Cauthus puisqu'il était fils d'Apollon et d'Acacallis. Minos, père de cette princesse, la fit transporter en Libye dans le temps qu'elle était encore enceinte. L'enfant qu'elle mit au monde, Amphithemis, appelé aussi Garamante, eut de la Nymphe Tritonis, Nasamon et le vaillant Caphaurus qui, après avoir tué Canthus, ne put échapper lui-même à la vengeance des Argonautes. Ils ensevelirent leur compagnon et emmenèrent avec eux le troupeau.

Le même jour vit périr le devin Mopsus, que son art ne put garantir d'un sort toujours inévitable. Un horrible serpent était caché dans le sable et se tenait à l'abri de la chaleur du jour : il ne cherchait point à nuire ni à se jeter sur sa proie; mais aussitôt qu'il avait lancé son noir venin, rien de tout ce qui respire sur la terre ne pouvait échapper à la mort la plus prompte et Paeon lui-même n'aurait pu guérir l'impression seule de ses dents. Lorsque Persée, surnommé par sa mère Eurymédon, volait au-dessus de la Libye, portant à Polydecte (78) la tête de Méduse qu'il venait de couper, les gouttes de sang dont la terre fut arrosée formèrent cette espèce de serpent (79). L'infortuné Mopsus appuya en marchant le pied sur le dos de l'animal qui, pressé par la douleur, se dresse aussitôt, lui entoure la jambe de ses replis et lui fait une profonde morsure. Médée et les femmes qui l'entouraient furent saisies de frayeur. Cependant Mopsus presse avec intrépidité sa blessure et ne ressent aucune douleur violente. Mais hélas ! une langueur mortelle a déjà passé dans son corps, ses yeux se couvrent de ténèbres, ses membres s'appesantissent, il tombe en expirant au milieu de Jason et de ses compagnons, aussi surpris qu'effrayés d'une mort si déplorable. Bientôt toute sa chair, corrompue par le venin, tombe en pourriture, et le corps ne peut plus rester exposer aux rayons du soleil. On creuse promptement une fosse profonde. Les hommes et les femmes y jettent une partie de leurs cheveux en faisant éclater leur douleur. Chacun prend ensuite ses armes, on fait trois fois le tour de la fosse, et après avoir rendu au mort tous les honneurs accoutumés on le recouvre de terre.

Apparition de Triton

Les Argonautes, s'étant ensuite rembarqués à la faveur d'un vent du midi, voguaient au hasard et ne savaient quelle route tenir pour sortir du lac Triton. Tel qu'au milieu des ardeurs du jour un serpent, brûlé par les rayons du soleil, se traîne obliquement et l'oeil en feu tourne de tous côtés sa tête en poussant d'horribles sifflements, jusqu'à ce qu'il ait gagné l'entrée de sa retraite, ainsi le navire Argo erre longtemps çà et là pour parvenir à l'embouchure du lac. Dans ce cruel embarras, Orphée commande à ses compagnons de descendre à terre et de se rendre les divinités du pays favorables en leur consacrant un grand trépied, présent d'Apollon. La cérémonie fut à peine achevée que le dieu Triton lui-même leur apparut sous la forme d'un jeune homme tenant dans la main une poignée de terre qu'il leur présenta en disant : « Recevez, mes amis, ce gage de l'hospitalité : je n'en ai pas dans ce moment de plus précieux à vous offrir, mais si, comme étrangers, vous ignorez les chemins de ces mers, je suis prêt à vous les enseigner. Neptune mon père m'a placé près de son empire et je règne sur ces rivages. Peut-être, quoique vous soyez d'un pays éloigné, le nom d'Eurypyle (80) qui reçut le jour en Libye est-il parvenu jusqu'à vous. »

Euphémus, qui était aussi fils de Neptune, s'avançant aussitôt, reçut dans ses mains la poignée de terre et répondit : « Illustre héros , si la Grèce et la mer de Crète ne vous sont point inconnues, daignez nous tirer de l'incertitude où nous sommes plongés. Ce n'est point notre volonté qui nous à conduits ici. D'horribles tempêtes nous ont fait échouer sur la côte. Nous avons avec mille fatigues porté notre vaisseau dans ce lac à travers les déserts, et nous ignorons quelle route peut nous en faire sortir et nous conduire à la terre de Pélops. » Aussitôt Triton, étendant la main et montrant de loin la mer et l'embouchure du lac : « Voilà, dit-il, cette issue que vous cherchez. L'onde y est immobile et d'une couleur plus noire. Des deux côtés s'élèvent des rivages d'une blancheur éclatante, séparés par un intervalle étroit. La mer qui est au-delà baigne les rivages de l'île de Crète et ceux du Péloponnèse. Lorsque vous y serez entrés, naviguez à droite et suivez la côte jusqu'à l'extrémité du promontoire qui s'avance vers le nord (81). Éloignez-vous alors en prenant à gauche : voguez avec confiance en pleine mer, et montrez que vos corps à la fleur de l'âge sont supérieurs aux fatigues et aux ennuis. »

A peine eut-il achevé que les Argonautes, impatients de sortir du marais, se rembarquèrent et firent force de rames. Au même instant Triton, emportant le trépied sacré, s'approche du rivage, entre dans le marais et disparaît tout à coup, laissant les Argonautes transportés de joie de ce qu'un dieu s'était offert à eux avec tant de bonté. Jason prit aussitôt par leur conseil une brebis choisie qu'il immola sur la poupe : « Dieu puissant, dit-il, qui avez daigné vous montrer à nos yeux, soit que vous soyez Triton, ce monstre marin, ou Phorcys ou Nérée, père des Nymphes de la mer, regardez-nous toujours d'un oeil favorable et mettez le comble à nos voeux en nous accordant un heureux retour. »

Jason en récitant cette prière précipita la victime du haut de la poupe. Triton parut alors au-dessus des flots sous sa forme naturelle. Depuis la tête jusqu'à la ceinture, son corps est semblable à celui des Immortels, il est terminé par une double queue de baleine dont les extrémités échancrées en croissants fendaient avec vitesse la surface des eaux. S'étant approché du navire, il le prit par le gouvernail et le conduisit ainsi vers la mer. Tel un habile écuyer, saisissant par les crins un cheval docile, le fait voler autour de la carrière, l'animal fend l'air en élevant une tête superbe et fait résonner sous ses dents son frein écumeux.

Triton ayant fait entrer le vaisseau dans la mer, se plongea de nouveau sous les flots à la vue des Argonautes étonnés d'un tel prodige. Le vent qui soufflait les obligea de rester ce jour-là dans un port qui a retenu le nom d'Argoüs, près duquel sont encore des autels en l'honneur de Neptune et de Triton. 

On fait voile vers l'île de Crète

Le lever de l'aurore fut le signal du départ. Un vent du couchant remplissant les voiles les fit voguer le long des déserts qui régnaient sur la droite. Le lendemain, ils arrivèrent à l'endroit où la côte s'incline vers le midi, en formant un large golfe. Le vent du couchant, cessant alors de souffler, fut remplacé par celui du midi. Chacun en poussa des cris de joie, mais à peine le soleil descendu sous l'horizon laissait briller l'étoile qui met fin aux travaux des laboureurs, que ce même vent tomba tout à coup. Alors on plia les voiles, on abaissa le mât et on commença à ramer. On continua d'avancer ainsi le lendemain et la nuit suivante, et l'on parvint à l'île Carpathus, hérissée de rochers. 

Histoire du géant Talus, qui périt par les enchantements de Médée 

On se préparait à gagner la Crète, qui surpasse par sa grandeur toutes les autres îles, lorsqu'un géant redoutable, lançant. du haut d'un rocher des pierres énormes, les empêcha d'y aborder : c'était l'invincible Talus, un de ces hommes que le siècle d'airain vit naître du sein des arbres les plus durs (82) et qui, seul de cette race féroce, vécut dans l'âge suivant parmi les demi-dieux. Jupiter l'avait donné à Europe pour veiller à la garde de l'île (83), et chaque jour il en faisait trois fois le tour. Son corps, fabriqué de l'airain le plus dur, était invulnérable, à l'exception d'une veine cachée près du talon à laquelle était attachée sa vie.

Les Argonautes, effrayés, abandonnèrent promptement le rivage et se préparaient, malgré la soif qui les pressait et la fatigue dont ils étaient accablés, à fuir loin de l'île de Crète : « Écoutez, leur dit alors Médée, quel que soit ce fier ennemi, quand tout son corps serait d'airain, je prétends, pourvu qu'il ne soit pas immortel, le dompter seule aujourd'hui si vous voulez tenir quelque temps le vaisseau immobile hors de la portée de ses coups. »

On s'arrêta donc, et chacun attendait l'événement avec impatience. Médée, le visage couvert de sa robe, fut conduite à travers les bancs par Jason qui lui tenait la main et monta sur le bord du vaisseau. Là par des enchantements elle invoqua les Furies, ces chiens agiles de Pluton, qui tournant sans cesse dans les airs sont toujours prêts à se jeter sur les mortels. Elle se mit ensuite à genoux et les conjura trois fois par de nouveaux charmes et trois fois par de simples prières. Dès qu'elle fut remplie de leur esprit malin, elle fascina par des regards pleins de haine les yeux de Talus, et toute hors d'elle-même, elle souffla sur lui sa rage et lui envoya d'horribles fantômes. Grand Jupiter ! quelle surprise est la mienne ! Les maladies et le fer ne sont donc pas les seules causes de notre mort, un ennemi peut nous la donner de loin par ses prestiges. Ainsi Talus, malgré l'airain dont son corps était formé, succomba sous le pouvoir de Médée. Tandis qu'il faisait  rouler des pierres pour empêcher qu'on ne pût aborder, son talon rencontra la pointe d'un rocher. Aussitôt une liqueur semblable à du plomb fondu coula de la veine fatale. Avec elle ses forces l'abandonnent, et bientôt il ne peut plus soutenir ses membres. Tel qu'un pin élevé que des bûcherons ont laissé demi-abattu sur une montagne, agité durant la nuit par les vents, se brise entièrement et est renversé, tel le géant, après avoir chancelé quelque temps, tombe enfin sans force avec un bruit effroyable.
Les Argonautes ayant passé la nuit dans l'île de Crète, élevèrent aux premiers rayons du jour un monument en l'honneur de Minerve Minoïs, et s'étant munis d'eau, se rembarquèrent pour doubler aussitôt le promontoire Salmon (
84). Ils parcoururent ensuite la mer de Crète, et l'avaient même déjà franchie lorsqu'ils furent surpris par une nuit épouvantable, nuit redoutée des matelots, qui l'appellent Catoulas (85) et dont les astres ne peuvent percer l'obscurité. On eût dit que le noir chaos était répandu sur le ciel ou que les plus profonds abîmes avaient vomi dans les airs toutes leurs ténèbres. Chacun, interdit, ne savait s'il était porté sur les eaux ou plongé dans le sombre empire de Pluton. Au milieu de cette horrible situation, ne pouvant plus tenir de route certaine, ils abandonnèrent à la mer le soin de les conduire. Jason, élevant les mains au ciel et fondant en larmes implorait à grands cris le secours d'Appollon et promettait d'envoyer à Delphes, à Amycles et à Délos des présents aussi nombreux que magnifiques. Sensible à la prière du héros, tu descendis aussitôt du ciel, illustre fils de Latone, et du haut des rochers Mélantes, qui semblent sortir des flots, tu fis briller ton arc d'or au milieu des airs. 

Naissance de l'île d'Anaphé

Une lumière éclatante se répandit alors de tous côtés et les Argonautes aperçurent une petite île (86) du nombre des Sporades, située vis-à-vis celle d'Hippouris. Ils y jetèrent l'ancre et le lendemain, ayant préparé dans le milieu d'un bois épais un endroit riant et découvert, ils y élevèrent un autel et consacrèrent le tout à Apollon, qu'ils surnommèrent Éclatant (87), à cause de l'heureux éclat qu'il avait fait briller à leurs yeux. Ils donnèrent aussi à l'île un nom qui marquait la manière dont ils l'avaient découverte (88).

On pratiqua ensuite en l'honneur d'Apollon toutes les cérémonies qu'on peut faire sur un rivage désert. Les esclaves phéaciennes qui accompagnaient Médée, accoutumées à la cour d'Alcinoüs, à des sacrifices où l'on immolait toujours des taureaux, ne purent retenir leurs ris en voyant répandre des libations sur des tisons ardents. Les Argonautes voulant repousser la raillerie, leur répondirent par des propos piquants qui donnèrent lieu à une dispute vive et enjouée, modèle. de celle qui s'observe encore aujourd'hui entre les hommes et les femmes de l'île d'Anaphé, lorsqu'ils offrent des sacrifices à leur dieu tutélaire, Apollon, surnommé Éclatant.

Origine de l'île Callisté, appelée ensuite Théra

Les Argonautes étant partis d'Anaphé, Euphémus se rappela un songe qu'il avait eu la nuit précédente. Il croyait tenir entre ses mains cette glèbe divine qu'il avait reçue de Triton. Elle était arrosée du lait qui découlait de son sein, quand tout à coup il en sortit une jeune fille pour laquelle il conçut une violente passion. A peine y eut-il succombé, qu'il gémit de sa faiblesse, en pensant qu'il l'avait lui-même nourrie de son lait. « Ami, lui dit-elle alors, en le consolant doucement, je ne suis pas une simple mortelle. Fille de Triton et de la Nymphe Libye, c'est moi qui dois nourrir ta postérité. Dépose-moi dans le sein de la mer que j'habite près d'Anaphé avec les filles de Nérée. Un jour je paraîtrai pour recevoir tes descendants. »
Euphémus s'étant rappelé ce songe en fit part à Jason qui, repassant dans son esprit les oracles d'Apollon, lui répondit : « Euphémus, quelle sera votre gloire ! Quel bonheur est le vôtre ! Cette glèbe, si vous la jetez dans la mer deviendra une île où habiteront les enfants de vos enfants, car c'est Triton et non pas un autre dieu qui vous a donné ce gage d'hospitalité tiré de la terre de Libye. » Euphémus, charmé de la prédiction, suivit le conseil de Jason et jeta dans les flots la glèbe d'où sortit l'île Callisté (
89), terre sacrée, nourricière des descendants d'Euphémus, lorsqu'après avoir été chassés par les Tyrrhéniens, de Lemnos où ils habitaient d'abord, et s'être ensuite retirés quelque temps à Sparte, ils vinrent s'établir dans son sein sous la conduite de Théras, fils d'Autésion, qui changea le nom de Callisté en celui de Théra (90).

Les Argonautes relâchent dans l'île d'Egine et arrivent enfin au port de Pagases, d'où ils étaient partis

Cependant les Argonautes, qui voguaient avec rapidité abordèrent à l'île d'Égine (91),où ils s'arrêtèrent pour puiser de l'eau. Le besoin qu'ils en avaient et le vent qui soufflait, les obligeant de se hâter, firent naître parmi eux une dispute innocente à qui regagnerait plus tôt le vaisseau. C'est de là que les descendants des Myrmidons qui habitent cette île ont pris la coutume de se disputer le prix de la course, en portant sur leurs épaules des outres remplies d'eau.

Soyez-moi propices, illustres héros, issus du sang des dieux, et que mes chants deviennent de jour en jour plus agréables aux mortels. Me voici parvenu au terme de vos travaux. Partis d'Égine, vous n'eûtes plus d'obstacles à surmonter, plus de tempêtes à essuyer, mais après avoir côtoyé paisiblement la terre de Cécrops (92), passé le long de l'île d'Eubée (93), près de la ville d'Aulis et du pays des Locriens, vous abordâtes avec joie aux rivages de Pagases (94), d'où vous étiez partis.

1. Amplexaeque tenant postes, atque oscula figunt.
Virgil., Aen., II, 490.   

2. Les jeunes filles en se mariant, coupaient une partie de leurs cheveux, et les consacraient à une divinité. Hérodote, IV, 34. Callimaque, in Del. v. 296. 

3. Montagne de Carie, près d'un golfe qui portait son nom, peu éloigné de Milet.  

4.  Les anciens croyaient que les magiciennes avaient le pouvoir de faire descendre la lune du ciel :
    Carmina vel caelo possunt deducere lunam.
Virgil., Ecl., VI, 69.

5. . . Qualis cum caerula nubes
   Solis inardescit radiis, longeque refulget.

Virgil., Aen., VIII, 622.

6 Clamorem immensum tollit : quo protus et omnes
     Intremuere undae . . . . . . . . . . . . . . .  

Id. ib. III, 172.  
Tartaream intendit vocem, qua protinus omne
    Contremuit nemus, et silvae intonuere profundae.
    Audiit et Triviae longe lacus : audiit amnis.
id. ib. VII, 516.

7. Fleuve d'Arménie qui se jette dans la mer Caspienne.

8Et trepidae matres pressere ad pectora natos.
Id. ib. VII, 518. 

9 . . . . . . . Immania terga resolvit
    Fusus numi, totoque ingens extenditur antro.
Id. ib. VI, 422. 

10. . . . . . . Ramum Lethaeo rore madentem 
     Vique soporatum Stygia super utraque quassat 
     Tempora, cunctantique natantia lumina solvit.

Virg., Aen., V, 854.

11.  . . . . . . Dixit: vaginâque eripit ensem
     Fulmineum, strictoque ferit retinacula ferro.
Virgil., Aen, IV, 579. 

12.  Quam mulla in silvis autumni frigore primo
        Lapsa cadunt folia . . . . . . . . . .
Id. ib. VI, 309. 

13. Danaüs, originaire d'Égypte, s'empara du royaume d'Argos 1511 ans avant l'ère vulgaire. (Chronique de Paros.)

14. Hellen, fils de Deucalion et père d'Éolus, Dorus et Xuthus, d'où sortirent la plupart des peuples de la Grèce, régnait dans la Phtiotide, contrée de la Thessalie, 1521 avant l'ère vulgaire. (Chronique de Paros.

15. Sésostris. Il régnait, selon un passage précieux de Dicaearque, conservé par le scholiaste, 3712 ans avant l'ère vulgaire. 

16. Le Danube. 

17. Appelés aussi Hyperboréens. 

18. Le golfe Adriatique. Les Grecs croyaient que l'Ister, ou Danube, se déchargeait dans le golfe Adriatique et dans le Pont-Euxin. Celle opinion était fondée sur le nom d'Istrie, que porte encore aujourd'hui une presqu'île située au fond du golfe Adriatique, nom qu'ils croyaient dérivé d'un fleuve Ister qui traversait ce pays et communiquait à l'Ister qui se jette dans le Pont. Strabon, I, 57, VII, 317. - Pline, III, 19. - Pomponius Mela, 2, 3.- Aristote, Histoire des animaux , VIII, 13, etc. 

19. . . . De caelo lapsa per umbras  
       Stella facem ducens multa cum luce cucurrit.
Virg. Aen., II, 693. 

20.  Le golfe adriatique. 

21.  Aujourd'hui Piczina. 

22. Nation qui habitait sur les bords du Danube et confinait aux Venètes, qui demeuraient au fond du golfe Adriatique. Hérodote, V, 9. 

23. Le golfe Adriatique. 

24. Ces îles étaient situées dans le golfe Flanatique, aujourd'hui Quarenro ou de Fiume. Elles furent ensuite appelées Absyrtides. Strabon, VII, 315. 

25. . . . . . . . . Faces in castra tulissem,
      Implessemque foros flammis, natumque patremque
      Cum genere exstinxem, memet super ipssa dedissem.
Virgil., Aen. IV, 640. 

26Improbe amor, quid non mortalia pectora cogis !
Virgil., Aen., IV, 112.
Di meliora piis, erroremque hostibus illum. 
id. Georg., III, 512.

27.  Peuple qui habitait l'Illyrie et la Thrace, dont une partie passa en Asie, où ils prirent le nom de Phrygiens. Strabon , VII, 295. 

28.  Cette ancienne coutume est aussi rappelée par Sophocle, qui s'en sert dans sa tragédie d'Électre pour augmenter l'horreur du meurtre commis par Clytemnestre. Le passage de Sophocle a été horriblement défiguré par le P. Brumoy. Je crains d'avoir rendu trop fidèlement celui d'Apollonius. 

29. Les habitants des îles Absyrtides. Strabon. VII, 315. 

30. Le Pô. Les Grecs croyaient qu'il y avait près de son embouchure plusieurs îles, d'où venait l'ambre jaune, Electrum, auxquelles ils donnaient pour cette raison le nom d'îles Électrides. 

31. Cadmus et Harmonie sa femme, obligés de quitter Thèbes dans un âge avancé, se retirèrent chez les Enchéliens, peuple d'lllyrie. Leurs descendants régnèrent après eux dans cette contrée, et l'on y montrait leur tombeau. C'était deux rochers voisins l'un de l'autre qui se réunissaient, disait-on, quand le pays était menacé de quelque danger. Apollodore, III, 5. - Strabon, VII, 326.- Dionys. perieg. 391. - Callimaque, fragmens CIV.  

32. Les monts Cérauniens ou Acrocérauniens, ainsi appelés du mot grec keraunos, la foudre. 

33.  Sur la côte d'Illyrie. La péninsule appelée autrefois Hyllis est aujourd'hui Sabioncello. Danv., Géographie ancienne, I 164. 

34.  Hercule dans un accès de fureur qui lui fut inspiré par Junon, tua les enfants qu'il avait eus de sa femme Mégare. Il fut purifié de ce meurtre par Thestius, roi des Thespiens, selon Apollodore (II, 12). Suivant notre poète, il eut recours à Nausithoüs, père d'Alcinoüs, roi de l'île Macris, appelée communément Corcyre ou l'île des Phéaciens, aujourd'hui Corfou. 

35. Peuple d'Illyrie. 

36. Aujourd'hui les îles d'Hyères 

37. Ville de la Sicyonie, dans le Péloponnèse, peu éloignée de l'Asopus.

38. Aujourd'hui Curzola. 

39. Méléda.

40. Quae super haud ullae poterant impune volantes 
      Tendere iter pennis, . . . . .
. . . . . . .
Virgil., Aen., VI, 239. 

41. Ville de Thessalie, dans la Magnésie, (Steph. de urb.) 

42. Jupiter ayant foudroyé Esculape, qui avait trouvé le secret de rendre la vie aux morts, Apollon irrité tua les cyclopes qui avaient fabriqué la foudre. Jupiter pour le punir l'exila de l'Olympe pendant quelque temps. 

43. Le golfe de Lyon. Apollonius considère ici le Rhin, le Rhône et le Pô, comme trois branches d'un même fleuve. 

44.  La Forêt Noire. 

45. L'île d'Elbe, près des côtes de Toscane, célèbre par ses mines de fer. 

46.  Strabon, liv. V, 224, et l'auteur du traité de Mirab. auscul. attribué à Aristote, parlent de ces pierres de diverses couleurs et de leur origine fabuleuse. 

47. Ces disques étaient des masses de fer arrondies que les anciens s'exerçaient à lancer. 

48. Argoüs Portus, aujourd'hui Porto-Ferraro

49.  Appelée aussi Circéi, près d'un promontoire, dont le nom actuel est Monte-Circello

50.  Circé avait été transportée en Italie longtemps avant la naissance de Médée et ne pouvait par conséquent la connaître. Voyez le discours d'Eétès aux enfants de Phrixus, au commencement du troisième chant.

51. Pélée fils d'Éacus, et petit-fils de Jupiter. 

52 Prima et tellus et pronuba Juno
        Dant signum . . . . . . . .
. . . . .
Virgil., Aen. IV, 166.
La mère du mari portait ordinairement un flambeau devant la nouvelle épouse. Le schol. Eurip. Phoen. 346. 

53.  Homère, Odys., XII, 124. 

54. Par levibus ventis, volucrique simillima somno.
Virgil., Aen., II, 791. 

55. Une des trois îles ou rochers appelés Sirenusae, aujourd'hui Galina et Galli ( Danville, t. III, Nom. alpn.) près de l'île Capreés ou Capri

56. Éryx, montagne de Sicile, près du promontoire Lilybée, sur laquelle Vénus avait un temple célèbre.
   Tum vicina astris Erycino in vertice sedes 
   Fundatur Vencri Idaliae . . . . . . . . .
Virgil., Aen. V, 759. 

57.  En grec Drépané. L'île des Phéaciens, appelée Schérie par Homère, est aussi nommée par d'autres auteurs Macris, Drépane et plus communément Corcyre. C'est aujourd'hui Corfou. 

58. La Thessalie. 

59.  Antiope fille de Nyctée, que Jupiter rendit mère d'Amphion et de Zéthus, obligée de se soustraire par la fuite à la colère de son père, fut poursuivie et emmenée captive par Lycus, frère de Nyctée. 

60.  Acrisius, père de Danaé l'enferma avec son fils Persée dans un coffre qu'il jeta dans la mer, et qui fut heureusement porté sur les bords de l'île Seriphe, une des Cyclades, où ils se sauvèrent. 

61.  Roi d'Épire, qu'Homère reprèsente comme le plus cruel de tous les hommes. ( Odyss., XVIII, 84 ) Aechmodicus, l'amant de sa fille, ressentit aussi les effets de sa rage, et fut mutilé dans un festin. 

62. Sémélé étant enceinte de Bacchus voulut voir Jupiter dans toute sa gloire, et fut foudroyée. Mercure retira de son sein l'enfant et le sauva des flammes. 

63. Fleuve de l'île de Corfou, Mélite, montagne de la même île. 

64. Usque adeo nulla est sincera voluptas 
      Sollicitique aliquid laetis intervenit.
Ovide, Metam., VII, 455. 

65. Famille illustre qui exerça longtemps la principale autorité à Corinthe. Ils en furent chassés à cause de l'attentat qu'ils commirent contre Actéon, fils de Mélissus, 600 ans après la guerre de Troie. Le scholiaste

66. Peuple d'Illyrie. Oricum, ville située au fond d'un golfe de la mer Adriatique, au pied des monts Acrocérauniens. 

67.  Qui préside au maintien des lois. Le scholiaste

68. L'Acarnanie, aujourd'hui Carnia. 

69.  Situées à l'embouchure du fleuve Achéloüs, actuellement Aspro-Potamo. 

70. La grande Syrte, aujourd'hui Sidra, sur !a côte d'Afrique, dans le royaume de Tripoli. 

71Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes. . .
       Et maestum illacrimat templis ebur, aeraque sudant.
Virgil., Georg., I, 476. 

72.  Situé près de la ville de Bérénice, aujourd'hui Bernie, à l'entrée de la Grande-Syrte. 

73. Quis Deus, ô Musae .. . . . . . . . . . . . . .
      Dicite. Prisca fides facto, sed fama perennis.
Virgil., Aen., IX, 77. 

74.  Strabon fait mention d'un fleuve de ce nom, appelé par d'autres auteurs Lathon, qui se jette dans le lac des Hespérides, près de la ville de Bérénice. 

75. La ville de Cius, aujourd'hui Chio, ou Kemlik, au fond d'un golfe de la mer de Marmara 

76.  Aujourd'hui Keldir, au midi de Trébisonde, sur la mer Noire. 

77 Agnovitque per umbram
       Obscuram, qualem primo qui surgere mense
       Aut videt, aut vidisse putat per nubila lunam.

Virgil., Aen., VI, 452. 

78.   Roi de l'île Seriphe, une des Cyclades où Persée fut élevé. 

79 Viperei referens spolium memorabile monstri,
       Aera carpebat tenerum stridentibus alis
       Cumque super libycas victor penderet armas, 
       Gorgonei capitis guttae cecidere cruentae
       Quas humus exceptas varies animavit in angues; 
       Unde frequens illa est, infestaque terra colubris.
Ovid. Metam., IV, 614. 

80.  Prince de Libye, qui céda son empire à la Nymphe Cyrène, lorsqu'elle eut tué le lion qui ravageait ses troupeaux. Callimac. in Apol., v. 92. Les scholiastes d'Apollonius, liv. II, v. 500. 

81.  Le promontoire Phycus, aujourd'hui cap Rasat. 

82. Gensque virum truncis, et duro robore nata.
Virgil., Aen., VII, 315. 

83.  Jupiter ayant enlevé Europe, la transporta dans l'île de Crète, pour la dérober aux poursuites de son père Agénor.  

84. Appelé aussi Samonium, aujourd'hui Salamone. 

85.  D'un mot grec qui signifie funeste. Suidas

86. Anaphé, aujourd'hui Namphio. Les anciens croyaient que celle île était sortie tout à coup du sein de la mer. Pline, 11, 87. 

87.  En grec Aeglète. Strabon parle de ce temple d'Apollon Aeglète, qui était dans l'île d'Anaphé. Strabon, liv. X , p. 484. 

88. Le nom d'Anaphé vient d'un mot grec qui signifie montrer, faire paraître. 

89.  Pline rapporte aussi que cette île, qui fut ensuite appelée Théra, sortit tout à coup du sein de la mer. Mais il se trompe, en plaçant sa naissance à la quatrième année de la 135e olympiade, qui répond à l'an 287 de l'ère vulgaire. Pline, 11, 87. 

90. Aujourd'hui Santorin. Cette histoire est racontée fort au long par Hérodote et par Plutarque. Voyez les savantes notes du citoyen Larcher sur Hérodote, t. III, p. 458. 

91. Aujourd'hui Engia, dans le golfe du même nom, à l'orient de la Morée. 

92. L'Attique, qui fait aujourd'hui partie de la Livadie.

93. Nègrepont. 

94. Port du golfe Pélasgique, aujourd'hui golfe de Volo.