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Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.
CHAPITRES I à IV CHAPITRES V à XI CHAPITRES XII à XVII CHAPITRES XVIII à XXIII CHAPITRES XXIV à XXIX
CHAPITRES XXX à XXXVII CHAPITRES XXXVII à XLIV
CHAPITRE XLV.
LUCIEN.
Vie de Lucien. - Scepticisme de Lucien. - Lucien moraliste et écrivain. - Romans de Lucien. - Lucius ou l'Ane. - Histoire véritable. - Poésies de Lucien.
Vie de Lucien.
Lucien naquit à Samosate, capitale de la Comagène, province de Syrie. On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. On sait seulement qu'il fut contemporain de Trajan, d'Adrien et des Antonins, et qu'il parvint à une grande vieillesse. Ses parents le destinaient à la profession de sculpteur ; mais il n'avait aucun goût pour cet art. Il abandonna, dès la première leçon, le maître à qui on l'avait confié, et qui était le frère de sa mère. Il s'adonna tout entier à l'étude des belles-lettres, et il fut bientôt en état de tirer parti de ses talents Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se borna à plaider ou à donner des leçons de rhétorique, d'abord à Antioche, puis à Athènes. C'est alors qu'il commença à écrire pour le public et à voyager. Il vint en Italie et il y fit un assez long séjour. Il passa de là dans les Gaules, ensuite dans l'Asie Mineure. Enfin il se fixa en Égypte, où l'empereur Marc-Aurèle lui avait assigné d'importantes fonctions administratives et judiciaires. C'est à Alexandrie probablement qu'il mourut, dans les premières années du règne de Commode. Avant d'arriver aux honneurs, il avait déjà acquis fortune et renom. Ses écrits étaient avidement dévorés, et on lui payait des prix considérables pour ces leçons et ces déclamations qu'il faisait sur son passage, à la manière des sophistes et des rhéteurs du temps. Après avoir raconté le songe qui avait déterminé, disait-il, sa vocation littéraire, il ajoute : « Tel qui aura entendu le récit de mon songe sentira, j'en suis sûr, le courage renaître dans son âme. Il tue prendra pour exemple ; il réfléchira à ce que j'étais, lorsque j'entrai dans la carrière et me livrai à l'étude sans rien redouter de la pauvreté qui me pressait alors ; et il voudra m'imiter, en voyant en quel état je suis revenu vers vous, non moins illustre qu'aucun sculpteur, pour ne rien dire de plus. (01) »
Scepticisme de Lucien.
Quelques-uns ont
avancé, mais sans preuves, que Lucien avait embrassé la foi chrétienne, et
qu'il avait ensuite apostasié. On voit au contraire, par les écrits mêmes de
Lucien, que le christianisme était à peu près pour lui lettres closes. Il
n'en a qu'une connaissance très imparfaite, très vague, et qui ne se sent
guère des instructions que recevaient alors les catéchumènes. Il va jusqu'à
prétendre que les chrétiens avaient fait de Pérégrinus leur pontife, leur
législateur et leur dieu. Il représente les chrétiens comme une tourbe
imbécile, qui se laisse duper par le premier charlatan venu : « Ces
malheureux, dit-il, croient qu'ils sont immortels, et qu'ils vivront
éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices, et ils se livrent
volontairement à la mort. Leur premier législateur leur a persuadé qu'ils
sont tous frères. Dès qu'une fois ils ont déserté notre culte, ils renient
les dieux grecs et adorent ce sophiste crucifié dont ils suivent les lois.
Comme ils reçoivent ses préceptes avec une confiance aveugle, ils méprisent
tous les biens et les croient communs. Si donc il s'élevait parmi eux un
imposteur adroit, il pourrait s'enrichir très-promptement, en se moquant de ces
hommes simples et crédules (02). »
Lucien est un sceptique, sceptique en fait de philosophie comme en fait de
religion. Les dieux de l'Olympe et les philosophes sont perpétuellement en
butte à ses irrévérencieuses attaques. Mais comme son scepticisme n'a rien de
spéculatif, et n'est au fond que l'humeur satirique de son esprit, les
sceptiques eux-mêmes ont leur part à ses boutades. Ainsi, dans les Sectes
à l'Encan, où tous les chefs d'écoles philosophiques sont ridiculisés
avec tant d'esprit, Pyrrhon n'est pas plus épargné que les autres. Le maître
qui l'achète comme esclave lui prouve, par des arguments un peu rudes, qu'il y
a quelqu'un là ; et, quoique le philosophe répète encore, sous les coups,
Abstiens-toi de rien décider, ce n'est pas lui qui a gain de cause : le bâton
fait merveilles, et Pyrrhon, bon gré mal gré, suit son maître au moulin. Je
définirais volontiers le scepticisme de Lucien une méthode satirique ; car ce
scepticisme n'exclut pas la croyance aux vérités de l'ordre naturel, et repose
même essentiellement sur les données du sens commun. Seulement Lucien
s'arrête aux principes les plus grossiers : il ne voit ou ne veut voir que ce
qui se voit, se sent et se touche. Le monde de la pensée n'est pour lui que le
pays des chimères. Tout ce qui dépasse l'étroit horizon de nos sens et de
notre vie n'a jamais existé, selon lui, que dans l'imagination des philosophes
ou dans les croyances déraisonnables de la multitude ignorante.
Nul écrivain ne saurait donner une plus vive idée de l'état des âmes dans ce
siècle, où le paganisme ne faisait plus illusion à personne, et où le
christianisme n'avait point encore complètement triomphé. La réputation et
l'estime dont jouit toute sa vie un pareil mécréant et un pareil
blasphémateur montrent, mieux que ne feraient tous les discours, combien
s'était relâché le lien religieux, et combien peu les gouvernants eux-mêmes
se souciaient non-seulement de l'orthodoxie païenne, mais même du respect dû
à des choses si longtemps sacrées. Voici comment Timon le misanthrope
s'adresse à Jupiter, au dieu très bon et très grand, au maître des dieux et
des hommes, dans un des dialogues de Lucien : « O Jupiter ! protecteur de
l'amitié et de l'hospitalité, toi qui présides aux sociétés et aux festins,
qui lances des éclairs et reçois nos serments, assembleur des nuages,
agitateur du bruyant tonnerre ; toi enfin que les poètes, dans leur
enthousiasme, appellent de tant d'autres noms, surtout quand ils sont
embarrassés par le mètre, car alors tu prends à leur gré des noms de toute
sorte, tu soutiens la chute du vers, et tu remplis les lacunes du rythme : où
sont maintenant et tes retentissants éclairs, et ton tonnerre aux terribles
hurlements, et ta foudre enflammée, étincelante, épouvantable ? Ah ! ce ne
sont depuis longtemps que sottises écloses du cerveau des poètes, et dont il
ne reste qu'un cliquetis de mots. Cette foudre tant célébrée, qui atteignait
de si loin, et dont tes mains étaient toujours armées, elle s'est, je ne sais
comment, éteinte tout à fait, et refroidie au point de ne conserver plus même
une étincelle de colère pour punir les méchants. Oui, un homme méditant le
parjure craindrait plutôt le lumignon d'une lampe mal éteinte la veille, que
la flamme de cette foudre qui dompte l'univers. Il leur semble que tu ne lances
qu'un vieux tison, dont ils n'ont à redouter ni le feu ni la fumée, et qui ne
saurait leur faire d'autre mal que de les couvrir de suie (03).
» Aristophane, que Lucien imite si souvent, et les autres comiques anciens,
avaient plus d'une fois livré aux risées populaires certaines légendes,
ridicules en effet, ou certains dieux que le peuple lui-même ne respectait
guère ; mais ce que Lucien prend ici pour l'objet de ses sarcasmes, sous le nom
de Jupiter, c'est l'idée même de la Divinité, c'est la notion même de la
Providence. Durant ce siècle étrange, à côté des chrétiens, qui portaient
en eux les destinées du monde; à côté des stoïciens, qui étaient par leurs
sentiments et leurs doctrines morales des chrétiens sans le savoir, la foule,
qui avait perdu la foi à ses dieux antiques, vivait dans une absolue
indifférence, ou se plongeait dans de stupides et dégradantes superstitions.
Il y avait des devins, des sorciers, des thaumaturges; plus d'un charlatan se
proclama dieu : Apollonius de Thyane avait des croyants et des adorateurs après
sa mort, et il en avait eu pendant sa vie même.
Lucien moraliste et écrivain.
Quand Lucien se
borne à la critique des travers et des ridicules de ses contemporains, il est
admirable de bon sens, autant que de verve et d'esprit. Avec quelle franchise
impitoyable il démasque les fourberies des sophistes, et met à mal l'indigence
philosophique ou littéraire des hommes qui se paraient, aux yeux du peuple, des
beaux noms d'orateur et de philosophe ! Ce n'est pas Socrate avec son urbanité
charmante ; mais c'est une raison imperturbable, une inépuisable érudition ;
ce sont des plaisanteries de bon aloi, et aussi vivement dites que justement
appliquées ; c'est un art où se sent tout à la fois quelque chose du génie
de Platon et quelque chose aussi de la pétulance des anciens comiques.
Lucien n'est pas très-original par le fond des idées ; mais il excelle à
peindre les idées mêmes, à les mettre en saillie, à en faire saisir
jusqu'aux plus fugitives nuances. Il emploie d'ordinaire la forme du dialogue ;
et il ne le cède à personne, pas même à Platon, pour l'imitation des tours
de la conversation familière, pour la grâce et le piquant de la diction. Mais
ses dialogues sont en général fort courts, et tout fantastiques ; je veux dire
que Lucien met en scène des personnages de pure invention pour la plupart, et
qui ne conversent ensemble qu'en vertu de son caprice d'artiste et de sa
volonté souveraine : ainsi Timon et Mercure ; ainsi la Vertu, le Syllogisme et
les philosophes ; ainsi le savetier Micyllus et son coq ; ainsi des morts de
tous les temps et de tous les pays. Ce ne sont pas, à proprement dire, des
compositions dramatiques : ce sont de simples conversations philosophiques plus
ou moins sérieuses, des esquisses de morale, d'art ou de littérature. Il y a
des dialogues qui n'ont pas grande importance, et qui ne valent que par
l'exquise perfection d'un style digne de l'époque des grands prosateurs
attiques ; mais quelques-uns sont des oeuvres parfaites en leur genre, et dignes
de figurer au premier rang, après les oeuvres incomparables du grand Platon. Il
n'est personne qui ne connaisse les Dialogues des Morts, le Songe, Toxaris, le
Navire, et tant d'autres morceaux admirables à bien des égards.
Les opuscules où Lucien parle en son propre nom ne sont pas si célèbres que
ses dialogues. Ce n'est pas pourtant que l'auteur y soit inférieur à
lui-même. La Mort de Péréginus, par exemple, et la Vie d'Alexandre le faux
Prophète, sont des récits fort agréables. Le traité sur la Manière
d'écrire l'Histoire est un livre instructif, et en même temps un chef-d'oeuvre
de plaisanterie élégante et de bon goût.
Romans de Lucien.
Il y a surtout
deux écrits de Lucien qui méritent une attention particulière. Ce sont deux
romans. L'un est intitulé Histoire véritable, l'autre Lucius ou l'Ane. Mais
ces deux romans sont aussi des satires ; et, ce que Cervantès a fait pour
tourner en ridicule les récits extravagants des auteurs à la mode dans
l'Espagne de Philippe III, Lucien l'avait fait pour dégoûter ses contemporains
de livres bien plus extravagants encore que ne furent jamais les romans de
chevalerie. Ceci soit dit sans aucune comparaison de ses deux opuscules avec la
grande épopée des faits et gestes de l'ingénieux hidalgo de la Manche. Je
note seulement la similitude de l'intention, et l'emploi du même moyen dans un
but tout semblable.
Les romans à la mode, au temps de Lucien, rentraient tous à peu près dans
deux catégories distinctes, les voyages imaginaires et les métamorphoses.
L'Odyssée passait pour avoir fourni le typa primitif de tous ces récits.
Homère avait montré Circé changeant les hommes en bêtes. Le cadre général
de la fiction, dans les métamorphoses, c'était l'histoire des transformations
d'un homme en un autre homme, d'un homme en bête, d'une bête en homme. Homère
avait conduit son héros dans des contrées où jamais depuis n'aborda personne,
et qui n'avaient jamais existé que dans sa riche et féconde imagination.
D'autres voulurent à leur tour s'illustrer par des découvertes qu'on pouvait
faire sans sortir du cabinet ; et ils racontèrent ce qu'ils avaient rêvé de
quelque nouvelle Schérie, de quelque nouveau pays des Cimmériens, ou même de
quelque région plus fantastique encore : « Iambule, dit Lucien dans la
préface de l'Histoire véritable, a composé, sur les productions de l'Océan,
une foule de contes incroyables ; et, quoique personne ne se fasse illusion sur
ses invention fabuleuses, il a su, par la manière dont il a traité son sujet,
y répandre quelque intérêt. Beaucoup d'autres ont, dans le même dessein,
mêlé au récit de leurs voyages supposés, de leurs excursions lointaines, la
description d'animaux monstrueux, d'hommes sauvages, de moeurs étranges. »
Nous ne savons ni le titre de l'ouvrage d'Iambule, ni les noms de ces nombreux
auteurs qui avaient été ou les devanciers ou les émules de ce conteur, dont
l'époque même est inconnue. Mais nous savons que le plus ancien des romans
dont Photius a fait l'analyse n'était lui-même qu'un voyage imaginaire, au
fond duquel se trouvait comme plaquée une histoire d'amour. Le titre même
était : des Choses incroyables qui se voient au delà de Thulé. Photius fait
vivre l'auteur de ce roman au siècle qui suivit la mort d'Alexandre. Mais le
nom même du conteur, Antonius Diogène, indique manifestement un Grec
romanisé, par conséquent un homme qui n'a pu vivre que dans les derniers temps
de la république ou dans les premières années de I'empire. Quoi qu'il en
soit, on ne peut guère douter que la plupart des récits que rappelle Lucien
n'appartinssent à des temps déjà reculés. Les métamorphoses du moins
dataient de plusieurs siècles. Apulée, qui a écrit la métamorphose par
excellence, appelle son Ane d'or une Milésienne. Ainsi ces fables de Milet,
dont Ovide signale la licence, étaient des métamorphoses. Je ne prétends pas
qu'Aristide de Milet n'eût raconté que des histoires de transformations ; mais
il en avait assurément raconté, et comme lui son imitateur latin Sisenna, dont
les livres scandalisèrent la pudeur du général des Parthes, à l'époque du
désastre de Crassus. Il serait parfaitement vain d'entreprendre de dire pour
quelle part le merveilleux entrait dans les contes de Sisenna ou d'Aristide. Il
nous suffit de ce que fait entendre le mot d'Apulée.
Quelques-uns ont même été jusqu'à prétendre que le conte intitulé Lucius
ou l'Ane, n'était autre chose qu'une de ces fables de Milet, et rédigée par
Aristide ou par quelqu'un des émules d'Aristide. Mais rien n'est plus
éloigné, comme le remarque un critique, de la molle langueur des oeuvres
ioniennes que le style sobre, précis, et même un peu sec, de l'auteur de
Lucius. Mille traits d'ailleurs décèlent une littérature vieillie, qui abuse
de l'esprit, une civilisation raffinée ou corrompue, qui se fait un jeu des
choses les plus saintes. La date du livre est écrite, si je puis dire, à
chaque page, presque à chaque ligne ; et il faut vraiment fermer les yeux pour
ne pas reconnaître partout le génie et la main du grand railleur de Samosate.
Lucius ou l'Ane.
Voici, du reste,
ce qu'on lit dans la Bibliothèque de Photius : « J'ai lu les Métamorphoses,
de Lucius de Patras, en plusieurs livres. La diction en est claire et
élégante, le style plein de douceur. Il évite avec soin les agencements
insolites de mots ; mais, pour le fond des choses, il recherche le merveilleux
outre mesure : c'est en quelque sorte un second Lucien. Les deux premiers livres
reproduisent presque littéralement l'ouvrage de Lucien, intitulé Lucius ou
l'Ane, à moins que ce soit Lucien qui ait copié Lucius. J'inclinerais même
volontiers à croire que Lucien est l'imitateur, car je n'ai pu découvrir
lequel des deux est antérieur à l'autre. Il aurait alors tiré son ouvrage,
comme d'un bloc, de celui de Lucius, abrégeant, élaguant tout ce qui ne lui
semblait pas aller à son but, conservant même les mots et les tournures ; de
sorte que le livre intitulé Lucius ou l'Ane ne serait que la réunion en un
même ensemble de tous ces plagiats. On trouve d'ailleurs chez tous deux mêmes
inventions merveilleuses, mêmes turpitudes, avec cette seule différence que
Lucien, dans cet ouvrage comme dans tous les autres qu'il a composés, n'a
d'autre but que de jouer ou de bafouer les superstitions de la Grèce. Lucius,
au contraire, parle sérieusement : il croit aux transformations d'homme en
bête et réciproquement, et à tout ce radotage de vieilles fables qu'il a
racontées et cousues dans son livre. »
Il est évident que Lucien a écrit son roman après Lucius, et pour se moquer
de Lucius et de ses pareils. Supposez Lucien antérieur à Lucius, et vous ne
comprendrez pas comment il a pu faire de Lucius le héros de son roman,
l'affubler de la peau d'âne, le mettre dans des situations analogues à celles
où Lucius lui-même devait mettre plus tard ses propres héros. La parodie n'a
pu venir qu'à la suite des histoires sérieusement absurdes dont parle Photius.
Aussi bien Lucien a-t-il su faire un admirable mélange des deux éléments qui
composent le livre. La satire ne nuit jamais au récit, ni le récit à la
satire. Son roman est un piquant tableau des joies et des misères de la vie,
telle qu'elle était en ce temps-là ; et, sauf quelques traits licencieux,
qu'il eût pu retrancher sans aucun dommage, même pour sa réputation d'homme
d'esprit, c'est un conte très bien fait, vivement et gaiement conté, et où la
vérité s'accouple sans effort au fantastique et à l'invraisemblable. Cet âne
qui a été un homme, et qui redevient un homme, nous intéresse autant, par ses
aventures, qu'eût pu faire le plus brillant des héros. C'est que, sous cette
forme grossière, sous ce poil rude et négligé, on sent encore un homme ;
c'est qu'il y a, dans ces entrailles d'animal, un coeur d'homme, que glace la
crainte ou que ranime l'espérance, et qui passe tour à tour, comme le nôtre,
par les sentiments les plus divers.
Histoire véritable.
Lucien a
expliqué lui-même, dans la préface de l'Histoire véritable, ce qu'il
s'était proposé en écrivant cet ouvrage : « Les athlètes, dit-il, et ceux
qui s'adonnent aux exercices physiques, ne se préoccupent pas seulement du bon
état du corps et de la fréquentation des gymnases ; ils ont soin aussi de se
ménager les moments de repos, et ce repos même est â leurs yeux la partie la
plus essentielle de leurs exercices. Il en doit être de même, ce me semble, de
ceux qui se livrent à l'étude : après une longue application à des ouvrages
sérieux, ils ont besoin de donner à leur esprit quelque relâche, pour le
disposer à reprendre le travail avec une nouvelle vigueur. Rien n'est plus
propre à leur procurer cette distraction que la lecture d'ouvrages qui
n'offrent point seulement à la pensée un simple délassement par la grâce et
le charme de la diction, mais qui se recommandent encore sous le rapport de la
conception et comme oeuvres d'art. J'espère que cet opuscule sera goûté à ce
titre. Il plaira non seulement par la singularité du sujet et le choix piquant
des détails, par la vérité des fictions, l'attrait et la vraisemblance du
récit, mais aussi parce que, dans cette conception, chacun des traits contient
une allusion plaisante à quelqu'un des poètes, des historiens et des
philosophes anciens, qui ont rempli leurs écrits d'une foule de prodiges et
d'événements fabuleux. J'aurais pu citer leurs noms, si tu ne devais, lecteur,
les reconnaître aisément toi-même. » Lucien cite pourtant des noms, Ctésias
l'historien, et cet Iambule dont nous avons parlé. On se rappelle aussi la
phrase que j'ai transcrite plus haut, sur les autres auteurs de voyages
imaginaires. Il aurait pu nommer, et en première ligne, Antonius Diogène. M.
Zevort, qui vient de traduire les Romans grecs (1856), le remarque avec raison :
« On pourrait croire, dit-il, à la lecture de l'Histoire véritable, que
Lucien a tiré de sa riche imagination toutes les balivernes qu'il raconte, les
hommes-plantes, les sirènes à pied d'âne, l'île-fromage, le voyage dans la
lune, le séjour dans le corps de la baleine, la bataille des îles, afin de
faire mieux ressortir l'absurdité de ces misérables inventions ; mais, quand
on retrouve dans Diogène quelques-unes des conceptions les plus incroyables de
Lucien, et une foule d'autres qui ne leur cèdent guère en extravagance,
l'excursion à la lune, le voyage aux enfers, avec l'historique des lieux, les
hommes qui ne voient que la nuit, les charmes qui font mourir chaque jour et
ressusciter au soleil couchant, on est forcé de reconnaître que la moisson de
rêves fantastiques était assez riche pour qu'il n'eût qu'à élaguer et à
choisir. »
Au reste, Lucien a choisi avec un tact parfait ; et sa burlesque odyssée est
une lecture on ne peut plus agréable et piquante. L'ouvrage n'a guère qu'un
défaut, c'est d'être incomplet : il s'arrête à la fin du deuxième livre,
là même où l'auteur en annonce plusieurs autres, qui devaient contenir le
récit de ses aventures après son naufrage sur le continent des antipodes. Mais
la principale gloire de Lucien romancier c'est d'avoir fourni à Rabelais et à
Swift quelques-unes des idées, et non pas les moins originales, qu'on admire
dans Gargantua et dans les Voyages de Gulliver.
Poésies de Lucien.
Lucien, sans
être un grand poète, faisait des vers agréables. Parmi ses épigrammes,
disséminées à travers l'Anthologie, il y en a une où il parle lui-même du
recueil de ses oeuvres : « C'est Lucien qui a écrit ceci, savant dans les
choses antiques et censeur des sottises. Car c'est sottise, même ce qui semble
sage aux hommes. Les hommes n'ont aucune pensée fixe et certaine : ce que tu
admires, d'autres en font risée. » On voit que Lucien ne songeait nullement à
déguiser son scepticisme. Il s'en fait gloire comme de son premier titre à
l'estime des amis de la vérité, ou, si l'on veut, des ennemis du mensonge et
de l'universelle hypocrisie. Je n'ai pas cité cette épigramme comme la
meilleure pièce du petit bagage poétique de Lucien. Plus d'une autre l'emporte
infiniment sur celle-là, et par la pensée, et par le tour, et par
l'expression. Elles sont, pour la plupart, assez mordantes et malicieuses, et
elles mériteraient fort bien le non d'épigrammes, au sens même où on le
prend toujours en français. J'en citerai une qui a quelque étendue, et dont le
sel est assez piquant pour ne pas perdre toute sa saveur dans le passage d'une
langue à une autre : « Un médecin m'envoya son fils, pour qu'il apprît chez
moi les belles-lettres. Dès que l'enfant sut Chante la colère et fit
d'innombrables maux (04), et le vers qui suit ces
deux-là, précipita aux enfers beaucoup d'âmes valeureuses (05),
le père ne l'envoya plus à mes leçons. Et, dès qu'il me vit : Mon ami,
dit-il, je te remercie; mais mon fils peut apprendre tout cela chez moi ; car je
précipite aux enfers beaucoup d'âmes, et je n'ai nul besoin, pour cette
besogne, d'un professeur de belles-lettres. »
J'ai mentionné, à propos du poète Rhinton, les deux parodies tragiques
attribuées à Lucien. La première, où le poète met en scène un goutteux
avec la Goutte elle-même et ses suppôts, et où la déesse donne
d'incontestables preuves de sa souveraine et terrible puissance, est l'oeuvre
d'un talent fort distingué, et peut compter entre les plus spirituelles
productions de Lucien. Il est impossible d'imaginer une application plus
heureuse du style majestueux de la tragédie et des splendeurs lyriques du
choeur, à l'expression d'in-fortunes risibles, d'idées et de sentiments
grotesques. Je doute que Rhinton lui-même eût jamais rien écrit, dans son
temps, qui l'emportât sur le Goutteux-Tragique. Je ne dis rien du Pied-Léger,
qui est la plus faible de ces deux hilare-tragédies, et dont on conteste avec
raison l'authenticité. Voici l'imprécation par où débute le personnage dont
la Goutte a fait son esclave à jamais : « O nom détestable, ô nom détesté
des dieux ! Goutte, qui fais gémir sans cesse, fille du Cocyte ; toi que, dans
les ténébreux cachots du Tartare, la Furie Mégère a enfantée de ses
entrailles ; toi qui as sucé, nourrisson funeste, le lait d'Alecto : qui donc
t'a fait monter à la lumière, divinité maudite ? Tu es venue pour être le
fléau des hommes. Oui, s'il y a, après la vie, un supplice pour punir les
mortels des crimes qu'ils ont commis sur la terre, ce n'est pas la soif qui eût
dû châtier Tantale, ni la roue tournante Ixion, ni le rocher Sisyphe, dans les
demeures de Pluton : il fallait simplement que tous les scélérats fussent
enchaînés de tes douleurs qui torturent les membres. Comme mon triste et
pauvre corps, du bout des doigts à la plante des pieds, est pénétré d'un suc
vicié, d'une bile amère ! Comme il est là exhalant avec effort, de sa
poitrine oppressée, ce faible souffle, et brûlé intérieurement de
continuelles souffrances ! Le mal enflammé s'élance du fond de mes entrailles,
ravageant ma chair de ses ardents tourbillons. On dirait le cratère de l'Etna
vomissant ses feux. » Tout le petit drame est sur ce ton tragi-comique ; et,
quand le Goutteux s'adresse au bâton dont il ne peut pas même se servir ;
surtout quand il est réduit à confesser, devant la Goutte, l'inanité des
remèdes, et à implorer la pitié de celle qu'il a d'abord maudite, ses accents
sont plus pathétiques encore, c'est-à-dire plus plaisants.
AUTRES ÉCRIVAINS DU SIÈCLE DES ANTONINS.
Hérode Atticus. - Elius Aristide. - Hermogène. - Iamblique le romancier. - Maxime de Tyr. - Sextus Empiricus. - Appien, etc.
Hérode Atticus.
Un grand nombre de sophistes eurent, en ce siècle, le renom d'orateurs excellents ou d'écrivains de génie. Tel fut, par exemple, Tibérius Claudius Atticus Hérodès, autrement dit Hérode Atticus. Il était né à Marathon en Attique, dans les premières années du deuxième siècle. Son père lui avait laissé une immense fortune, dont il fit un noble usage. Antonin le Pieux le choisit pour précepteur de ses deux fils adoptifs, Lucius Vérus et Marc-Aurèle. Il fut élevé, en 143, à la dignité de consul, et il fut chargé du gouvernement d'une partie de l'Asie et de la Grèce. Il embellit Athènes de magnifiques monuments, dont quelques restes subsistent encore de nos jours. Hérode Atticus était un improvisateur plutôt qu'un écrivain ; et c'est par des déclamations qu'il s'était fait sa grande renommée. On peut croire qu'en sa qualité d'Athénien, il se piquait d'une pureté de diction irréprochable. Du moins le peu qu'il avait écrit, ses Dissertations et ses Éphémérides, se recommandait par cette qualité, sinon par l'originalité des idées. Ces deux ouvrages ont péri. La déclamation sur le Gouvernement, qui porte son nom, est trop vide de bon sens et écrite avec trop peu de goût, pour qu'on puisse l'attribuer à un homme qui fut doué de talents politiques, qui avait pratiqué les affaires, et qui passait pour un continuateur des bonnes traditions oratoires.
Elius Aristide.
Nous possédons un grand nombre de discours d'Élius Aristide, disciple d'Hérode Atticus ; et ces ouvrages sont d'un grand intérêt pour l'histoire de la décadence du paganisme. Aristide était un païen fervent, et même une sorte d'illuminé. Il était Bithynien de nation. Après de longs voyages, il se fixa à Smyrne, et il y remplit jusqu'à sa mort les fonctions de prêtre d'Esculape. Smyrne ayant été renversée en 178 par un tremblement de terre , il détermina Marc-Aurèle à la rebâtir. Aristide ne fut guère moins célèbre que son maître : les contemporains n'hésitaient pas à le mettre au premier rang des orateurs. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'a rien de commun avec Démosthène. C'est un déclamateur habile et un écrivain châtié ; il imite assez heureusement les antiques modèles ; il traite les lieux communs de morale avec une véritable supériorité. Mais ce style élégant et clair, ces idées empruntées à tout le monde, tout cet art et tout cet esprit ne constituent, en somme, que des oeuvres d'un genre faux, fade et ennuyeux, sinon, comme je l'ai déjà dit, aux yeux de ceux qui étudient l'état moral des âmes durant cette période extraordinaire. On sent, dans les écrits d'Aristide, l'influence des prédications chrétiennes. Ainsi il adresse aux Smyrnéens un discours contre l'usage des représentations comiques, qui semble avoir été inspiré par les sermons des premiers Pères de l'Église sur cet inépuisable sujet. Au reste, Aristide s'occupe, en général, beaucoup plus du choix et de l'arrangement des mots que des choses mêmes. Pourvu qu'il charme l'oreille, il s'inquiète assez peu de parler au coeur où à l'esprit. Cette éloquence n'est pas celle que Socrate définit dans le Gorgias. Je ne m'étonne donc point qu'Aristide ait écrit deux discours consacrés à la défense de la rhétorique contre les attaques de Platon.
Hermogène.
Le sophiste Hermogène, né à Tarse en Cilicie, passa dans son temps pour un prodige. Il est inconnu aujourd'hui, et il mérite de l'être. Sa Rhétorique, que nous possédons presque entière, est l'ouvrage d'un esprit très délié, très subtil, d'un anatomiste consommé en fait de mots et de figures. Mais ces catégories savantes et ces règles géométriquement déduites n'apprennent rien d'essentiel ; et l'imitation de Démosthène, qu'il prêche sans cesse, n'est pas cette contemplation du beau qui élève notre âme, et qui la sollicite à produire à son tour de nobles pensées : c'est quelque chose de quasi mécanique ; c'est l'éloquence prise à la main et transportée hors de chez elle, c'est-à-dire anéantie. On s'étonne, dit un critique, d'une telle indifférence pour ce qui fait l'âme de la véritable éloquence ; et l'on est humilié à la pensée que la Rhétorique d'Hermogène ait pu si longtemps éclipser, dans les écoles, Platon, Aristote et Cicéron. Je dois remarquer que la précocité extraordinaire des talents de ce sophiste fut sans doute pour beaucoup dans l'engouement dont furent l'objet sa personne et ses écrits. A quinze ans, Hermogène professait la rhétorique avec éclat , et Marc-Aurèle lui-même fut alors curieux de l'entendre, Il n'avait que dix-huit ans quand il composa le traité tant admiré jadis. A vingt-cinq ans, il avait cessé d'être un homme : il perdit la mémoire et la parole ; et il végéta, dans un état presque complet d'idiotisme, jusqu'à un âge trèsavancé.
Iamblique le romancier.
Un livre qui serait plus curieux pour nous que la Rhétorique d'Hermogène, c'est le roman intitulé Babyloniques; mais ce roman ne nous est connu que par l'analyse de Photius. L'auteur se nommait Iamblique ; mais il ne faut pas le con-fondre avec Iamblique le philosophe, qui lui est bien postérieur. Il était né en Syrie, et il avait été élevé par un savant babylonien. Il se donnait lui-même comme un adepte des sciences occultes et comme un digne disciple des mages. Non seulement il avait étudié la langue et la littérature chaldéennes, non seulement il s'entendait à la magie, mais il avait fourni des preuves signalées de ses talents prophétiques : ainsi il avait prédit l'expédition de Vérius contre les Parthes, et le succès de cette expédition. C'est du moins ce qu'il voulait que l'on crût, ce qu'il avait écrit en toutes lettres dans son livre. Ce qui nous intéresserait dans ses récits, ce n'est pas peut-être le tableau du bonheur conjugal de Rhodanès et de Sinonis, ni celui de la passion de Garmos roi de Babylone, qui veut ravir Sinonis à son époux, ni celui des atroces vengeances du tyran, de la fuite des deux victimes, de la poursuite sans fin dont les accidents et les péripéties remplissaient l'ouvrage. On aurait là sans doute de précieuses révélations sur cette étrange société où Iamblique avait passé sa vie, et sur les contrées qu'avait parcourues ce mage à la fois grec et barbare, ce rhéteur nourri aux lettres babyloniennes, et qui avait assisté aux grandes révolutions de la haute Asie. Photius nous apprend d'ailleurs qu'Iamblique était un écrivain de talent. Quelques-uns des épisodes cités par le patriarche semblent même indiquer une certaine grâce d'imagination, je ne sais quoi de riant et d'aimable. Il n'y a pas trois siècles, les Babyloniques subsistaient encore en manuscrit dans la bibliothèque de l'Escurial et dans une bibliothèque de Florence ; mais ce livre a disparu on ne sait comment , et l'on renonce presque à le retrouver désormais, à moins de quelque heureux hasard.
Maxime de Tyr.
Maxime de Tyr est plutôt un philosophe qu'un sophiste. Il a eu le bon esprit de n'écrire que sur des sujets sérieux, et de viser à être utile. L'ouvrage que nous possédons sous son nom se compose d'une suite de petits traités sur des questions de philosophie morale. C'est la doctrine platonicienne mise à la portée de tout le monde. Maxime de Tyr n'a rien d'original : il se borne à commenter les pensées de Platon ; mais il s'exprime en bons termes, et il ne manque ni d'imagination ni de goût. C'est un des auteurs de ce temps-là qui méritent le mieux d'être lus. Quoiqu'il n'ait jamais passé pour un phénix d'éloquence, il est plus éloquent en réalité que tous les déclamateurs qui pullulaient alors ; ou, si l'on veut, il est moins étranger qu'eux aux choses du sentiment et de l'âme. Cet homme estimable vivait à Rome sous le règne de Commode. Il ne faut pas le confondre avec le stoïcien Maximus, qui fut un des maîtres de Marc-Aurèle.
Sextus Empiricus. Appien, etc.
Sextus Empiricus,
qui écrivait aussi sous le règne de Commode, est le plus savant de tous les
sceptiques anciens. Son érudition est immense, sa logique imperturbable, son
esprit net et délié. Nous avons de lui deux ouvrages écrits dans un très bon
style, très simple et très clair, les Hypotyposes pyrrhoniennes et le traité
contre les Dogmatiques, vulgairement cité comme un ouvrage contre les
mathématiciens. Sextus était un médecin, comme l'indique son surnom.
Appien d'Alexandrie, avocat et jurisconsulte à Rome, puis intendant des
affaires domestiques des empereurs, fut contemporain de Trajan, d'Adrien et
d'Antonin le Pieux. Il avait écrit en vingt-quatre livres une histoire romaine
par peuples et par provinces, depuis les temps les plus reculés jusqu'à
Auguste. Il reste environ la moitié de cet ouvrage. Appien est de l'école de
Polybe ; mais il n'a pas le discernement et l'exactitude de ce grand historien,
à plus forte raison sa profondeur et son génie. C'est un narrateur sec et
froid, mais non pas pourtant ennuyeux, surtout quand il conte de grands
événements, comme la guerre de Pont et la guerre civile. D'ailleurs l'ouvrage
a une importance considérable par ce qu'il nous apprend. Appien n'est pas
toujours une médiocre doublure de Polybe et de Plutarque. Sans lui, nous
ignorerions une foule de choses. Montesquieu a tiré beaucoup de profit de la
lecture d'Appien. Les chapitres d'Appien sur les proscriptions de Sylla, sur
celles des triumvirs, ont fourni maint trait énergique au peintre de la
grandeur et de la décadence des Romains. Appien n'est pourtant qu'un écrivain
assez faible. Les rhéteurs font cas des harangues dont il a parsemé sa
narration. Mais on peut dire, en général, que son style a peu de défauts
graves et encore moins de remarquables qualités.
Je pourrais allonger beaucoup ce chapitre, car le siècle des Antonins fut d'une
extrême fécondité en écrivains de toute sorte. Il n'y a guère de période,
dans la littérature grecque, qui nous ait laissé un si grand nombre
d'ouvrages. Mais bien peu de ces écrivains méritent de figurer dans notre
galerie. Quelques-uns , illustres à d'autres titres, ainsi, les médecins
Arétée et Galien, ne sauraient être appréciés par les profanes, et ne
souffriraient pas même ce que nous avons pu nous permettre avec le vieillard de
Cos. Je passerai sous silence et ces hommes justement fameux et le menu peuple
des sophistes, des grammairiens, des écrivailleurs. Je nommerai pourtant
Pausanias, non pas à cause de son talent, mais parce que son livre est un des
plus utiles, et, en dépit même de son imperfection littéraire, un des plus
intéressants que nous aient légués les anciens. C'est une description
complète de la Grèce européenne. L'auteur, qui avait parcouru les contrées
qu'il décrit, rédigea sa relation dans sa vieillesse, et compléta son travail
en puisant aux meilleures sources d'informations. Pausanias manque d'ordre dans
la disposition des parties ; il n'a pas cette imagination qui met les objets en
relief, et qui peint pour faire comprendre ; enfin, son style est souvent
négligé, affecté, diffus, obscur. Mais il rachète amplement tous ces
défauts par l'innombrable quantité de renseignements précieux qu'il a réunis
sous la main des historiens, des mythologues, des amateurs de beaux-arts et
d'antiquités. L'homme qui a compilé et rédigé les descriptions de l'Attique,
de la Corinthie, dé la Laconie, de l'Élide, de l'Achaïe, de l'Arcadie, de la
Béotie et de la Phocide, vivait à Rome vers la fin du deuxième siècle. Il
était né en Cappadoce ou en Lydie, et il avait été disciple d'Hérode
Atticus.
OPPIEN. BABRIUS.
Longue stérilité de la poésie. - Oppien.- Poèmes didactiques d'Oppien. - Babrius. - Recueil des fables de Babrius. - Qualités et défauts des fables de Babrius. - Originalité de Babrius.
Longue stérilité de la poésie.
Il n'y a pas un seul nom de poète grec qui ait la moindre notoriété littéraire, depuis Méléagre jusqu'à Oppien et à Babrius, c'est-à-dire pendant plus de trois siècles. Si Lucien ne s'était pas amusé à versifier quelques bagatelles agréables, le siècle même des Antonins serait aussi vide de poésie que les deux cents ans qui l'ont précédé. Quelques morceaux didactiques, ou plutôt techniques, débris de poèmes aujourd'hui perdus, quelques épigrammes souvent spirituelles, voilà tout ce qui nous reste de ces trois siècles; avec les noms obscurs d'Héliodore, d'Andromachus, de Marcellus, de Straton. Nicandre lui-même est un soleil, si on le compare aux médecins qui ont écrit en vers la recette de la thériaque, ou telle autre prescription du codex de ces temps-là. Mais Oppien et Babrius furent deux poètes de talent, et qui méritent quelque attention, sinon une admiration bien vive.
Oppien.
Oppien était d'Anazarbe en Cilicie, et il vivait du temps de Septime Sévère. Son père, qui était un riche citoyen de la ville, ayant encouru la disgrâce de l'empereur, fut dépouillé de ses biens et exilé. Oppien l'accompagna dans l'île de Mélite, c'est-à- dire de Malte, où on l'avait relégué ; et c'est dans cette retraite qu'il composa ses poèmes didactiques. Il alla ensuite à Rome pour les offrir à Antonin Caracalla, fils de Sévère. L'empereur lui-même fut charmé des vers d'Oppien. Il fit au poète un présent magnifique, et lui accorda la grâce de son père. Mais Oppien était à peine de retour à Anazarbe qu'il y mourut de la peste, à l'âge d'environ trente ans. Ses concitoyens lui élevèrent un tombeau surmonté d'une statue, et ils firent graver sur le marbre du monument cette inscription un peu emphatique : « Je suis Oppien ; j'ai acquis une gloire immortelle. La Parque jalouse et le cruel Pluton ont ravi à la fleur de son âge l'interprète des Muses. Si j'avais vécu plus longtemps, et si le sort jaloux m'eût laissé sur la terre, aucun mortel n'aurait atteint ma renommée. »
Poèmes didactiques d'Oppien.
Oppien laissait
d'assez nombreux ouvrages, et notamment trois poèmes didactiques, un sur la
chasse, ou les Cynégétiques, un sur la pêche, ou les Halieutiques,
et un sur la manière de prendre les oiseaux, ou les Ixeutiques. Ce
dernier poème n'existe plus ; mais nous possédons les Halieutiques au complet,
et il ne manque guère que le cinquième chant des Cynégétiques, qui en avait
cinq comme le poème sur la pèche. Les deux ouvrages d'Oppien ont assez de
qualités et assez de défauts pour justifier tous les éloges et toutes les
critiques. Un scholiaste, dans son enthousiasme, appelle Oppien un océan de
grâces. C'est le plus fleuri des poètes grecs, comme le remarque avec raison
un savant du dix-septième siècle. Mais il faut bien le dire, ces fleurs ne
sont pas toujours de très bon goût, et Oppien semble avoir plus à coeur de
les entasser en gerbes que de les disposer en guirlandes. Il y a, dans ses vers,
cette exubérance de la jeunesse qui charme et fatigue tout à la fois. La
disposition générale des parties de chaque poème est assez plausible ; mais
le poète revient trop souvent aux mêmes idées, et il reproduit trop souvent,
dans ses descriptions, les traits qu'il a dessinés ailleurs. Il a abusé, par
exemple, en jeune homme qu'il était, de la peinture des effets de l'amour. Il
ne se tient pas de revenir sans cesse à cet inépuisable sujet, et ce n'est pas
toujours pour en tirer des richesses nouvelles. Son abondance est un peu
stérile ; et, quoi qu'en dise Jules César Scaliger, il est resté à mille
lieues de l'incomparable perfection des Géorgiques. Toutefois il y a
quelques-uns de ses tableaux qui sont tracés de main de maître, et qui
soutiennent assez bien la comparaison avec les immortelles peintures de Virgile.
Par exemple, le combat des deux taureaux, dans le second chant des
Cynégétiques. Le style d'Oppien n'est pas seulement orné et nombreux ; il est
animé, fort, énergique : il ne lui manque qu'un peu plus de sobriété.
Les naturalistes estiment l'exactitude scientifique d'Oppien, malgré les fables
qu'il mêle quelquefois à la vérité, par erreur, ou plutôt par ignorance.
Quand il se borne à décrire ce qu'il a vu ou ce qu'il a observé, on peut l'en
croire sur parole ; et, comme dit Buffon, une probabilité devient une certitude
par son témoignage. Buffon n'a pas dédaigné de puiser plus d'une fois à
cette source. Il suffit, pour s'en convaincre, de rapprocher quelques-uns des
morceaux du poète cilicien avec les passages analogues qui se trouvent dans
l'Histoire naturelle. Voyez comment Oppien parle de l'éléphant, vers la fin du
chant second des Cynégétiques : « De tous les animaux terrestres, il n'en est
aucun dont la taille égale celle de l'éléphant. On le prendrait, en le
voyant, pour le vaste sommet d'une montagne, ou pour un nuage épais qui recèle
dans ses flancs la tempête redoutée des mortels, et qui s'avance en menaçant
les campagnes. L'énorme tête du quadrupède est coiffée de deux oreilles
creuses et découpées ; entre ses yeux sort un nez long, mince et flexible : on
l'appelle trompe ; c'est la main de l'éléphant : avec elle il exécute
aisément tous ses desseins. Ses pieds ne sont point d'égale longueur : ceux de
devant sont plus élevés que ceux de derrière. La peau dont son corps est
revêtu est rude au toucher, désagréable à la vue, et si dure, que le
tranchant du fer, à quoi tout cède, ne la saurait entamer. L'éléphant est
doué d'un courage extrême. Féroce tant qu'il habite les forêts, il
s'apprivoise aisément avec les humains, et il devient leur ami fidèle. On le
voit dans les prairies, dans le fond des vallées, déraciner les hêtres, les
oliviers sauvages, les palmiers dont la tête s'élevait majestueuse dans les
airs, et les renverser en les frappant de ces armes aiguës qui lui sortent des
mâchoires. Mais, entre les puissantes mains des mortels, il oublie bientôt ce
fier courage, et il dépouille toute la férocité de son caractère : il
supporte le joug, reçoit un frein dans sa bouche, et se laisse monter par des
enfants, qui le dirigent dans ses travaux. On dit que les éléphants parlent
entre eux, et qu'il sort de leur bouche une voix articulée ; mais cette voix
animale ne se fait pas entendre à tout le monde : il n'y a que leurs
conducteurs qui soient en état de la comprendre. »
Je n'ai pas cité ce passage comme un de ceux qui peuvent le mieux donner une
idée des mérites et des défauts poétiques d'Oppien. Il y en a, dans l'un et
dans l'autre poème, qui rempliraient plus complètement cet objet : ainsi, dans
les Halieutiques, la description de l'échénéis ou rémore et celle de la
torpille ; ainsi celle de la chasse au lion, dans les Cynégétiques. C'est là
qu'Oppien est tout à la fois et exact naturaliste et peintre brillant ; c'est
là aussi qu'il se laisse aller un peu trop à cette prodigalité dont j'ai
parlé : il épuise, peu s'en faut, tout l'arsenal des images et des
comparaisons poétiques, et il verse ses trésors à plein sac, comme disait
Corinne à propos de Pindare. Je me contenterai d'y renvoyer le lecteur curieux
de vérifier par lui-même les assertions des critiques. Mais je veux transcrire
un court morceau du premier chant des Halieutiques, où Oppien est plus poète
que dans la description de l'éléphant, et où il s'est préservé, un peu
mieux qu'ailleurs, de ses défauts accoutumés : « Tous les poissons, durant
l'hiver, ont une extrême appréhension de ces tourmentes, de ces tempêtes, qui
bouleversent et font mugir les flots : il n'est même aucun être vivant au sein
des ondes qui ne redoute la mer, lorsqu'elle est irritée. Les uns restent alors
tremblants et sans force dans le sable qu'ils ont creusé de leurs nageoires ;
d'autres se roulent tout en masse dans les trous des rochers ; d'autres fuient,
et vont chercher un asile dans les profondeurs les plus basses et les plus
reculées. Le bouleversement des ondes ni la furie des vents ne se font point
sentir dans les extrêmes profondeurs, et aucune tempête n'atteint jusqu'aux
dernières couches, jusqu'aux derniers retranchements des eaux. Ils échappent
ainsi aux maux et aux funestes effets de. l'hiver terrible. Mais lorsque le
printemps rend à la terre sa parure de fleurs, et fait sourire les ondes, qui
respirent délivrées des noirs frimas ; lorsqu'un air plus doux caresse
mollement la surface des flots, alors les poissons, tout joyeux, s'élancent de
toutes parts dans le voisinage de la terre. Telle une ville chérie des dieux,
heureuse de survivre au fléau destructeur de la guerre, après y avoir été
longtemps en proie : libre enfin et respirant des maux qu'elle a soufferts, elle
donne volontiers l'essor à sa joie ; elle se plaît à reprendre les utiles
travaux de la paix, et elle voit ses habitants se livrer sans crainte aux
plaisirs de la table et de la danse. Tels les poissons, débarrassés de leurs
longues douleurs et de la crainte des tempêtes, s'agitent et bondissent, ivres
de joie et de bonheur, et pareils à des danseurs agiles. »
Oppien, comme on le voit même ici, ne peut guère, s'empêcher de dépasser de
temps en temps la juste mesure. C'est le Lucain des Grecs ; je veux dire un
poète plein de talent et d'imagination, mais trop jeune pour être
complètement maître de lui-même et dompter sa fougue. D'ailleurs il n'y a pas
de comparaison possible entre les humbles sujets traites par Oppien et l'immense
tableau ébauché par le neveu de Sénèque. Mais Oppien est, on définitive, un
poète distingué, un des moins indignes parmi ceux qui avaient entrepris,
depuis les philosophes poètes, de marcher sur les traces du chantre des Oeuvres
et Jours.
Babrius.
C'est par conjecture qu'on fait vivre Babrius au commencement du troisième siècle de notre ère. On suppose que le roi Alexandre, père de ce jeune Branchus à qui le poète a dédié son recueil, est l'empereur Alexandre Sévère, assassiné en l'an 235, à l'âge de vingt-six ans. On suppose aussi que Babrius était un Romain et non pas un Grec, à cause de la forme latine de son nom, Valerius Babrius. Quelques latinismes, qu'il a laissé échapper çà et là, semblent appuyer cette dernière conjecture. Mais on ignore véritablement l'époque où vivait Babrius. Julien est le premier auteur qui ait cité son nom. Peut-être le roi Alexandre et son fils Branchus n'ont-ils rien de commun avec la maison des princes syriens ; peut-être Babrius a-t-il écrit dans le deuxième ou dans le premier siècle de notre ère ; et il n'est pas même prouvé que certains critiques aient absolument eu tort d'en faire un contemporain d'Auguste.
Recueil des Fables de Babrius.
Il y a quelques
années, Babrius était à peu près inconnu. On possédait à peine le texte
d'une douzaine de ses fables, tant bien que mal restitué par de savants
philologues. On disputait sur son nom quelques-uns voulaient que ce fût Babrias
, ou même Gabrias. Aujourd'hui nous sommes plus avancés. Minoïde Mynas a
trouvé, dans un couvent du mont Athos, un manuscrit qui contient cent
vingt-trois fables. C'est plus de la moitié de ce que devait contenir le
recueil total de Babrius, comme il est facile de s'en assurer au simple coup
d'oeil. Les fables sont disposées par ordre alphabétique, d'après la
première lettre du premier vers de chacune. Or, nous les lisons toutes sans
interruption, depuis l'alpha jusqu'à l'omicron inclusivement ; et il y en a
quatre qui commencent par l'omicron.
Les Fables de Babrius sont intitulées Mythiambes, c'est-à-dire Fables
ïambiques. Elles sont écrites en vers scazons. Babrius n'est pas le premier
fabuliste qui ait appliqué à l'apologue la forme métrique inventée par
Hipponax. Callimaque l'avait fait bien avant lui, comme on le voit par les
fragments de ses poésies perdues ; et d'autres sans doute l'avaient fait avant
Callimaque. Mais il est douteux que pas un des conteurs ésopiques ait manié le
choliambe avec plus de dextérité et de bonheur que Babrius.
Qualités et défauts des Fables de Babrius.
Babrius est un
très-bon versificateur, souvent même un bon poète. Car, il faut bien le dire,
tout n'est pas or dans la trouvaille de Mynas. Il y a des fables dont le style
est obscur et recherché, ou dont la conclusion morale est loin d'être
satisfaisante. Tel apologue est puéril ; tel autre n'est pas assaisonné d'un
sel bien attique ; tel autre n'est qu'un conte licencieux, qui n'a rien de
commun avec l'apologue. Enfin Babrius se répète assez souvent d'une fable à
l'autre, et il traite jusqu'à trois fois le même sujet, en se bornant à
changer les personnages : ainsi il nous peint et la grenouille qui veut se faire
aussi grosse que le boeuf, et le lézard qui veut avoir la longueur du serpent,
et le milan qui veut imiter le hennissement du cheval. Mais le bon l'emporte sur
le mauvais dans le recueil, et l'excellent n'y est pas rare. Plu sieurs pièces
sont de petits chefs-d'oeuvre. La plus longue de tontes est aussi une des plus
belles : c'est celle où Babrius conte les stratagèmes du renard pour amener la
biche dans l'antre du lion malade (06). Les
discours de maître renard sont admirables. La Fontaine lui-même ne l'eût pas
fait beaucoup mieux parler. On conçoit que la biche s'y soit laissé prendre,
même après qu'elle avait senti la griffe du lion sur son oreille, et qu'elle
n'avait dû la première fois son salut qu'à une fuite rapide. Elle suivit une
seconde fois le beau diseur, et elle s'en trouva mal. Le lion eut le festin
qu'il avait manqué d'abord. Voici les derniers traits de l'apologue : Le
pourvoyeur était là, brûlant d'avoir part à la curée. Le coeur de la biche
vient à tomber, il s'en saisit furtivement : ce fut le salaire de ses peines.
Cependant le lion, ayant compté chacun des viscères, cherchait le coeur, qu'il
préférait entre tous ; et il fouillait tous les coins de sa couche et de son
antre. Mais le renard, lui donnant adroitement le change : « Elle n'en avait
point, dit-il ; ne cherche pas en vain. Quel coeur (07)
pouvait -elle avoir, elle qui est entrée deux fois dans, la caverne du lion ?
»
Cette fable du Lion malade a plus de cent vers, et il serait difficile d'y
relever un seul mot qui sente l'affectation et le mauvais goût. On n'eût pas
plus purement écrit, ni avec plus d'esprit et de finesse, au temps
d'Aristophane ou de Ménandre.
Il n'y a, dans Babrius, qu'un très petit nombre de fables dont le sujet nous
fût inconnu avant la découverte du manuscrit. Quelques Byzantins, comme
Tzetzès, Ignatius Magister, Planude, qui nous ont laissé des collections de
fables ésopiques arrangées ou défigurées par eux en prose ou en vers,
avaient mis largement à contribution le recueil de Babrius : ils n'ont fait
souvent que briser son mètre, et effacer les ionismes qui ornaient sa diction
attique ; on bien, quand ils ne le traduisaient pas en prose, ils ont réduit à
quelques vers, bien ou mal tournés, la matière de chacun de ses apologues.
Plusieurs des fables inconnues sont fort médiocres ; mais il y en a une au
moins qu'on peut ranger parmi les meilleures du poète. C'est la deuxième du
recueil, le Laboureur qui ce perdu son Hoyau: « Un laboureur, faisant des
fosses dans sa vigne, perdit son hoyau. Il s'enquérait si quelqu'un des paysans
qui étaient par là ne le lui aurait point dérobé. Tous disaient que non. Ne
sachant que faire, notre homme les conduisit tous à la ville, pour leur
déférer le sarment. Car on croit qu'il n'habite aux champs que des dieux un
peu bonasses, et que ceux qui sont dans l'intérieur des murs sont des dieux
véritables, et qui ont l'oeil à tout. Quand ils eurent passé la porte, et
comme ils se lavaient les, pieds à la fontaine après avoir déposé leurs
besaces, ils entendirent le héraut criant qu'il compterait mille drachmes à
qui donnerait des renseignements sur des objets volés dans le temple du dieu :
« Oh ! oh ! dit notre homme en entendant ceci, j'ai fait un sot voyage !
Comment le dieu connaîtrait-il les voleurs des autres, lui qui ne sait pas ceux
qui l'ont dépouillé, et qui cherche à prix d'argent si personne lui en peut
fournir nouvelles ? »
Originalité de Babius.
Ce serait un
travail impossible que de chercher jusqu'à quel point Babrius fut un fabuliste
original, puisque rien ne reste, ou presque rien, des oeuvres de ces poètes,
sans doute fort nombreux, qui s'étaient exercés dans l'apologue depuis le
temps d'Ésope jusqu'au siècle d'Auguste. Nul doute que Babrius ne se soit
borné d'ordinaire, comme avait fait le fabuliste latin avant lui, à puiser
dans la riche matière jadis importée d'Orient, grossie et enrichie par Ésope
et pas maint autre, et dont les débris forment encore aujourd'hui un total de
quatre ou cinq cents sujets d'apologues. Cependant il y a telle fable dont
Babrius semble avoir été l'inventeur même, et non pas seulement l'élégant
et spirituel rédacteur. En voici une très jolie, la cinquante-septième du
recueil (08), qui lui a été inspirée sans nul
doute par quelque mésaventure qu'il avait éprouvée en voyageant dans les
contrées infestées par les Arabes pillards : « Mercure, ayant rempli un
chariot de mensonges et de ruses de mille sortes, et de toutes les coquineries
qu'il y ait, parcourait le monde, passant de peuple en peuple successivement, et
distribuant à chaque homme une petite portion de sa marchandise. Il arrive dans
le pays des Arabes. Là, son chariot, dit-on, se brise en chemin, et s'arrête
court. Les Arabes pillent le bagage du marchand, comme si c’était un riche
trésor. Le chariot est vidé ; Mercure ne peut plus continuer son trafic, non
qu'il eût faute d'hommes à visiter encore. Depuis ce temps, les Arabes, et
j'en ai fait l'expérience, sont fourbes et imposteurs ; et il n'y a pas sur
leur langue un seul mot de vérité. »
Quelques-uns mettent Babrius au-dessus de Phèdre, c'est-à-dire au-dessus de
tous les poètes fabulistes connus, un seul excepté. Je crois qu'il est plus
juste de le placer sur le même rang que Phèdre, ou même un peu au-dessous. Si
Babrius l'emporte en général par la sévérité de la versification, la
vigueur et la concision du style, Phèdre a plus de tenue dans les idées, et sa
diction n'a aucun des défauts qu'on est droit trop souvent de reprocher à
Babrius.
PHILOSOPHES ALEXANDRINS.
Naissance de l'éclectisme. - Ammonius Saccas. - Plotin. - Longin. - Porphyre. - lamblique le philosophe.
Naissance de l'éclectisme.
J'ai remarqué ailleurs qu'Alexandrie, au temps des Ptolémées, n'avait pas un esprit qui lui fût propre, et que les éléments divers qui fermentaient dans cette grande cité avaient mis des siècles à se fondre en un tout véritable, et à produire quelque chose d'original et de nouveau. C'est sous la domination romaine qu'on commença à voir poindre en Égypte les premières lueurs de ce génie, tout à la fois grec et oriental, qui jeta plus tard un si magnifique et si puissant éclat. L'enseignement du Musée, sous les Lagides, n'était que l'écho sonore de l'Académie, du Lycée, du Portique, de toutes les écoles grecques, depuis celles de Thalès et de Pythagore jusqu'à celles d'Epicure et de Pyrrhon. Les savants et les lettrés qui composaient cette espèce de confédération ou d'institut n'avaient de commun entre eux que l'amour des traditions helléniques. Ils restèrent essentiellement Grecs, dans une ville orientale, malgré le perpétuel contact des idées venues de la Syrie, de la Judée ou du haut Orient, et malgré l'influence qu'eût dû exercer sur eux l'esprit non éteint encore de la vieille Égypte des Pharaons. Mais, dès le premier siècle de notre ère, quelques hommes sortis d'Alexandrie essayaient déjà de rapprocher et de mêler les doctrines de l'Orient et celles de la Grèce. Philon, par exemple, et Josèphe lui-même, participent à la fois des deux mondes, et sont Grecs sans cesser de se rattacher aux traditions bibliques. Cet éclectisme n'aboutit, pendant de longues années, qu'à des résultats imparfaits; et l'Alexandrin Potamon, qui vivait à la fin du deuxième siècle, n'avait encore fait entrer dans son système qu'une partie des doctrines de la philosophie grecque, et non pas les plus hautes ni les plus propres à enserrer, dans une vaste unité, tous les trésors de la pensée antique.
Ammonius Saccas.
Un portefaix d'Alexandrie fut le créateur de la grande école éclectique, dont Potamon et quelques autres n'avaient été que les précurseurs. Il se nommait Ammonius. Le surnom de Saccas, porteur de sacs, lui venait du métier qu'il avait fait longtemps. Il était né de parents chrétiens ; mais il ne paraît pas qu'homme fait il ait pratiqué, le christianisme, ni enseigné à ses disciples autre chose qu'un système de philosophie. Origène et plusieurs autres chrétiens célèbres suivirent ses leçons, qui attiraient d'innombrables auditeurs ; mais ses disciples véritables et ses héritiers directs furent des philosophes. Ammonius Saccas n'avait rien écrit ; mais des témoignages certains nous font connaître, sinon ses enseignements, au moins leur esprit et leurs tendances. Ce fut cet homme inspiré de Dieu, comme s'exprime Hiéroclès, qui purifia les opinions des anciens philosophes, et qui établit l'harmonie entre les doctrines de Platon et d'Aristote, dans ce qu'elles ont d'essentiel et de fondamental. Plotin et les autres philosophes de l'École d'Alexandrie ne firent que développer, que pousser à leurs conséquences, les principes posés par le maître ; et quelques-uns de leurs écrits ne sont probablement que les rédactions ou les commentaires des leçons mêmes d'Ammonius.
Plotin.
Plotin, le plus
fameux des philosophes alexandrins, était né à Lycopolis dans la haute
Égypte, vers l'an 205 de notre re. Il avait vingt-huit ans quand il vint à
Alexandrie. Il entendit Ammonius, et il s'écria : « Voilà ce que je cherchais
! Il fut pendant plusieurs années le plus assidu de ses auditeurs. A l'âge de
trente-neuf ans, il suivit en Perse l'armée de l'empereur Gordien, afin
d'étudier sur les lieux mêmes les mystères de la sagesse orientale. Il
échappa à grand'peine au désastre de l'expédition. Après l'avènement de
Philippe, il vint se fixer à Rome, où il enseigna longtemps avec un grand
éclat. Il mourut dans la Campanie, vers l'an 270, aussi estimé pour ses vertus
qu'admiré pour la puissance et la fécondité de son génie. Plotin laissait un
nombre d'écrits considérable. Porphyre son disciple les recueillit, les mit en
ordre, et les disposa en six parties, divisées chacune en neuf livres, comme
l'indique le nom d'Ennéades, c'est-à-dire de neuvaines, qu'il donna aux
grandes divisions du recueil.
Les traités de Plotin ne sont point des chefs-d'oeuvre littéraires. Le
philosophe, tout entier à la pensée, s'est médiocrement préoccupé de la
forme. Il manque d'ordre dans la composition ; il n'a pas cette marche ferme et
soutenue sans laquelle on n'est écrivain qu'à demi. Rien de plus inégal et de
plus mêlé que les produits de cet esprit extraordinaire. Tantôt ce sont des
abstractions sèches et subtiles, tantôt une sorte de poésie enthousiaste :
ici, un style obscur, pénible, tout hérissé de formules ; là, des pages
brillantes, animées, pleines de mouvement et de vie. C'est un torrent d'eau
trouble, qui roule des sables d'or. Plotin n'est pas même un écrivain bien
correct ; et Porphyre, qui passe pour avoir retouché ses ouvrages, sembla
s'être attaché à conserver à la diction son caractère d'âpre et rude
originalité.
Jusqu'à quel point Plotin a-t-il reproduit l'enseignement d'Ammonius ? n'a-t-il
été que l'interprète fidèle de la pensée du maître, ou bien faut-il voir
en lui le Platon d'une doctrine dont Ammonius n'aurait été que le Socrate? Ces
questions, que quelques-uns se sont posées, le savant auteur de l'Histoire
critique de l'École d'Alexandrie les déclare insolubles : « Mais quand les
livres de Plotin n'auraient fait, dit M. Vacherot, que commenter l'enseignement
d'Ammonius, ce commentaire plein de génie n'en serait pas moins le premier, le
plus brillant et le plus profond monument du néo-platonisrne. Non seulement la
pensée alexandrine n'a jamais dépassé le point où l'a élevée Plotin dans
ses Ennéades, mais encore elle s'est maintenue rarement à cette hauteur, sous
les philosophes qui lui ont succédé. »
Les Ennéades forment une sorte d'encyclopédie philosophique, qui débute par
la psychologie, la morale, la physique, et qui finit par la théologie. C'est le
platonisme élargi, et embrassant dans ses vastes proportions tontes les idées
qui appartiennent à la doctrine universelle du genre humain, tout ce que Plotin
reconnaissait comme vrai dans toutes les sectes, dans tous les systèmes, dans
toutes les religions. Cet éclectisme est un peu confus, et s'égare
quelquefois, abusé par de faux semblants d'analogies : d'ailleurs, la
concordance des doctrines n'est souvent qu'une pure illusion. Mais la source
principale des erreurs de Plotin et de ses successeurs, c'est ce mysticisme qui
leur faisait admettre une faculté instinctive supérieure à la raison, et
capable de nous élever, par l'enthousiasme et l'extase, à l'intuition directe
de l'unité suprême. Plotin lui-même n'a pas su s'arrêter sur cette pente
dangereuse. Mais ce n'est point à nous de signaler les écarts où l'ont
entraîné ses élans mystiques. Je remarquerai seulement l'altération
fâcheuse que le philosophe alexandrin a fait subir à la doctrine de Platon sur
le beau. Plotin nous condamne à une contemplation stérile de la beauté en
soi, et il nous arrête, comme un critique le dit avec raison, dans une sorte de
quiétude extatique. Ce n'est plus cette fécondation de l'âme, cette
provocation à l'épanchement des belles pensées et des belles œuvres, cet
enthousiasme créateur qu'allume en nous, suivant Platon, le beau envisagé face
à face.
Longin.
Un seul
philosophe, dans l'école d'Alexandrie, resta fidèle aux pures traditions
platoniciennes : c'est l'auteur du traité du Sublime. Peut-être est-ce
à cette répugnance pour les tendances mystiques de ses contemporains, que
Longin dut d'être relégué dédaigneusement parmi les sophistes et les
rhéteurs.
Plotin lui refusait le titre de philosophe. C'était pourtant un philosophe
très distingué, en même temps qu'un habile écrivain. Il avait rédigé des
commentaires estimés sur le Phédon et sur le Timée, et composé plusieurs
autres ouvrages, non moins remarquables par la justesse et l'élévation des
idées que par les brillantes qualités du style. C'était un esprit sain et
vigoureux, et capable de grandes choses. On sait qu'il fut te ministre de la
reine Zénobie, et qu'Aurélien le fit mettre à mort, après la prise de
Palmyre. Il était de quelques années plus jeune que Plotin, et il avait suivi
avec lui les leçons d'Ammonius Saccas.
Le traité du Sublime est le seul écrit de Longin dont nous ayons autre chose
que des fragments. C'est l'oeuvre d'un vrai philosophe. Les sophistes et les
rhéteurs n'ont jamais rien laissé qui vaille la moindre page de cet excellent
petit livre. Ce n'est pas Longin qui se fût avisé de réduire l'éloquence à
des formules matérielles, et la poésie à la versification. Les sophistes les
plus habiles à construire des périodes ne sont point des Démosthènes à ses
yeux, ni les plus savants mesureurs de dactyles et de spondées des Hésiodes et
des Homères. Il montre que le sublime ne naît point du choc et de la
combinaison des mots, et que sa source est au plus profond de l'âme, dans les
vives émotions, dans les idées nobles et généreuses. Il ne sépare jamais
l'art de la nature, l'expression de la pensée, le beau du vrai. Il s'est
rarement trompé dans ses jugements littéraires; et son tact est presque
infaillible quand il signale, chez les grands écrivains, et les grandes
qualités qui justifient leur renommée, et les défauts dont la nature humaine
ne peut guère se préserver, et dont les traces apparaissent jusque dans les
plus immortels chefs-d'oeuvre.
Longin a au plus haut degré ce don de l'admiration, sans lequel il n'est pas de
critique féconde. Il voit le beau partout où il est, sans acception de temps
et de pays. Grec, il loue dignement Cicéron ; païen, il emprunte à Moïse un
exemple de ce sublime dont il essayait de déterminer les caractères : « Il
convie ses lecteurs, dit M. Egger, à l'étude des anciens modèles, comme à
une école de vertu et d'éloquence ; et, par son exemple, il leur montre le
salutaire effet d'un commerce journalier avec les maîtres de l'art. Que
d'éloquence, en effet, dans sa manière de commenter les mouvements sublimes
d'Homère et de Démosthène ! Que d'élévation dans cette image où il
représente les écrivains de génie comme un tribunal à la fois encourageant
et sévère, auquel nous devons, par la pensée, soumettre nos oeuvres, pour
savoir si elles seront dignes de la postérité ! Voilà ce que Fénelon louait
tant chez Longin, le talent d'échauffer l'imagination en formant le goût :
c'est le talent de Cicéron dans ses admirables dialogues sur l'art oratoire ;
c'est ce goût inspiré, qui vient du coeur autant que de l'esprit, et qui fait
aimer autant qu'admirer le critique. Une chose y manque peut-être ; je veux
dire cette haute correction et cette simplicité de style, privilège heureux
des siècles classiques. » Le passage de Longin que j'ai cité à propos du
discours pour Ctésiphon peut donner une idée de la manière vive et
passionnée du philosophe, et des qualités brillantes, trop brillantes même
parfois, de son esprit et de son style.
Nous attachons au mot sublime une signification fort différente de celle du mot
beau. Les philosophes modernes ont insisté avec raison sur la différence des
jugements en vertu des-quels nous prononçons que telle chose est belle, que
telle autre est sublime ; et la pénétrante analyse de Kant a marqué
scientifiquement la borne qui les sépare. Le sentiment du beau est un plaisir
doux, calme, sans mélange ; celui du sublime est une émotion d'une nature
sévère, mêlée de plaisir et de peine, de satisfaction et de trouble, quelque
chose enfin de sérieux et de triste. Voici comment s'exprime à ce sujet M.
Jules Basai, le savant interprète de la Critique du Jugement : « Rapprochons
les jugements que nous portons sur le beau et ceux que nous portons sur le
sublime. Les premiers supposent une certaine harmonie de nos facultés : la
contemplation d'une chose belle satisfait également les facultés qu'elle met
en jeu, les sens et l'esprit, ou, comme dit Kant, l'imagination et
l'entendement. Les seconds, au contraire, supposent une sorte de disconvenance
entre nos facultés : dans la contemplation du sublime, l'imagination est
abattue, mais au profit de la raison. Considérons enfin le beau et le sublime
dans les choses mêmes. Le beau réside toujours dans des formes arrêtées,
déterminées, harmonieuses : le monde du beau est celui des formes et de
l'harmonie. Le sublime, au contraire, implique l'absence de toute forme, ou des
formes gigantesques qui échappent aux prises de l'imagination ; le monde du
sublime est le champ de l'infini. » Nous ne pouvons pas reprocher à Longin
d'avoir négligé ces distinctions métaphysiques, et d'avoir mêlé, dans son
traité, le sublime proprement dit avec le beau, ou même simplement avec ce
qu'on nomme le style sublime. Il nous a plu de traduire le titre de traité,perÜ
ìcouw, par une expression restreinte ; mais ce n'est pas seulement le
sublime que Longin a voulu désigner par ce titre, c'est tout ce qui se
distingue par un caractère de grandeur et de majesté ; c'est la hauteur,
suivant la signification propre du terme, c'est-à-dire l'excellence littéraire
: hauteur dans la pensée, hauteur dans l'expression de la pensée, sublime et
style sublime ; tout ce qui est noble, frappant, magnifique; tout ce qui montre
le vrai dans une vive splendeur; tout ce qui fait dire, au premier aspect :
Voilà le génie ! Longin a donc eu le droit d'admirer tout à la fois et les
vers par lesquels l'éclaireur thébain raconte le serment des sept chefs, qui
ne sont que du style sublime, et le mot sublime qui peint d'un trait la
puissance absolue du Créateur « Dieu dit : Que la lumiére soit ; et la
lumière fut. »
Porphyre.
Porphyre, le plus
célèbre des disciples de Plotin, était né en 233, à Batanée en Syrie, Son
nom syrien était Malk, qui signifie roi, et dont le nom grec de Porphyre,
c'est-à-dire revêtu de la pourpre, n'est que l'équivalent. Porphyre fut, à
Rome, le successeur de Plotin, et il y enseigna avec succès la philosophie et
l'éloquence, jusque dans les premières années du quatrième siècle. C'est à
Rome qu'il mourut, en l'an 304. Il avait laissé une foule de traités sur toute
sorte de matières. Sa science embrassait presque tout le domaine de l'esprit
humain, Il nous reste quelques-uns de ses ouvrages. Les plus connus sont la Vie
de Plotin et le traité de l'Abstinence des Viandes. Tous sont remarquables par
les agréments d'un style élégant et limpide. Il ne paraît pas que Porphyre
ait été un philosophe bien original ; mais il développa les doctrines de
Plotin sous une forme plus attrayante et plus littéraire. Il fut, selon
l'expression de son biographe, comme la chaîne de Mercure jetée entre les
dieux et les mortels. Je ne puis mieux faire connaître cet homme éloquent, ce
savant universel, qu'en transcrivant ici une des belles pages que lui a
consacrées. l'auteur de l'Histoire critique de l'École d'Alexandrie.
« Porphyre, dit M. Vacherot, portait dans les matières philosophiques un
esprit excellent, et dans les questions de littérature et d'érudition un goût
exquis et une critique aussi solide qu'élevée. Si l'on ajoute à cela une
activité prodigieuse de travail, une ardeur infatigable pour la polémique, un
rare génie d'organisation et de direction, on comprendra comment il devint le
grand athlète de son parti, dans la lutte de la philosophie et du
christianisme.. », Le signe unique auquel on pourrait reconnaître l'origine
syrienne de Porphyre, c'est la science profonde des traditions religieuses de
toute cette partie de l'Orient, et particulièrement des livres hébreux. Du
reste, il n'a ni goût ni estime pour cette sagesse de l'Orient ; il lui oppose
sans cesse la science grecque, et ne la cite guère que pour la réfuter. On
sent partout, dans le Syrien Porphyre, un élève des Muses grecques ; et jamais
enfant de la Grèce n'a voué un culte aussi tendre à sa noble patrie. Porphyre
ne s'attacha point à la philosophie grecque, comme beaucoup d'Orientaux,
uniquement par goût pour le platonisme : il l'aime pour elle-même, et
l'embrasse avec ferveur dans toutes ses parties. Platon est sans doute de tous
les philosophes celui qui lui convient le mieux; mais il cultive avec ardeur la
science d'Aristote, et commente sa logique. Enfin, sauf l'enthousiasme mystique,
qu'il tient de l'Orient comme tous les philosophes de cette école, tous les
caractères de l'esprit grec, la rigueur, la méthode et la subtilité de la
pensée, la clarté et l'élégance de la forme, se révèlent dans les oeuvres
philosophiques de Porphyre. »
Iamblique le philosophe.
Iamblique, disciple de Porphyre, balança la réputation de son maître, et celle de Plotin même. C'était un Syrien, comme son homonyme Iamblique le romancier, comme son maître Porphyre. Il enseigna dans Alexandrie, et non point à Rome. Il mourut en l'an 33. Ce fut un mystique dans tonte l'acception du terme. Il mêla à la philosophie la magie et les pratiques théurgiques, c'est-à-dire certains actes par lesquels il prétendait établir une communication directe entre Dieu et l'homme, ou entre l'homme et les êtres divins nommés démons. Ce qui reste de ses écrits n'est pas de nature à donner une haute idée de ses talents littéraires ; ou du moins Iamblique semble avoir pris à tâche de se distinguer de Porphyre, non seulement en se séparant de lui sur divers points de doctrine, mais en affectant une sorte de mépris pour tout ce qui tient à l'art de la composition et au travail de la forme. Il est vrai que nous ne possédons aucun de ses grands ouvrages. Le livre des Mystères égyptiens n'est, selon les critiques, qu'une compilation d'école, rédigée par les disciples d'Iamblique, et non par Iamblique lui-même. La Vie de Pythagore est un écrit sans méthode, où les idées les plus disparates hurlent de se voir accouplées, et dont le style n'est guère plus satisfaisant que l'ordonnance. Mais les fragments de quelques autres écrits montrent une érudition plus sûre, plus de bon sens, et même quelque chose de ce génie que les contemporains admiraient dans celui qu'ils qualifiaient d'homme merveilleux et d'homme très divin. Il n'est pas jusqu'à cet étrange chaos des Mystères égyptiens, où l'on ne puisse trouver, à côté des rêves les plus extravagants, plus d'une idée profonde et lumineuse, qui fait honneur au maître dont les enseignements l'ont fournie. Après avoir exposé ce qu'il est permis de connaître et de deviner des doctrines particulières à Iamblique, l'auteur de l'Histoire critique remarque que l'activité spéculative de l'école d'Alexandrie s'arrête à ce philosophe : L'oeuvre de création, dit M. Vacherot, est consommée ; la polémique et le commentaire vont lui succéder.
HISTORIEN ET SOPHISTES DU TROISIÈME SIÈCLE.
Dion Cassius. -Hérodien. - Elien. - Les deux Philostrate. - Diogène de Laërte. - Athénée. - Alciphron.
Dion Cassius.
La littérature
grecque du troisième siècle est presque tout entière dans les noms de Plotin,
de Longin, de Porphyre, d'Iamblique. Ce n'est pas que nous ne possédions des
ouvrages considérables, composés par d'autres auteurs appartenant à cette
période ; mais ces ouvrages, précieux à certains égards, n'ont rien, ou
presque rien, qui les recommande à nos yeux. Dion Cassius est un historien du
troisième ou du quatrième ordre. Son Histoire romaine, que nous avons en
partie, sert à remplir plusieurs lacunes dans les annales du peuple romain ;
mais le style en est inégal et déclamatoire, et Dion n'a ni un jugement
parfaitement sain, ni une critique suffisamment éclairée.
Quelques-uns exaltent cet historien, et surfont singulièrement sa valeur.
D'autres le considèrent comme une autorité absolument nulle. Il faut
distinguer. Il y a en Dion deux hommes. Son témoignage est considérable, là
où il a vu ; les inscriptions et les médailles ont souvent confirmé ses
dires. Mais Dion se trompe sans cesse quand il s'agit de faits un peu anciens,
et n'est qu'un garant des plus suspects. Avant de se fier à lui, c'est un
devoir d'examiner avec soin ses assertions et de vérifier ses sources : « Par
exemple, dit M. Egger, en ce qui concerne l'histoire de J. César et des guerres
faites en Gaule, où Dion n'était pas allé, je ne vois pas qu'un narrateur
éloigné de deux siècles des événements qu'il raconte, et qui n'en a pas vu
le théâtre, puisse être par lui-même un garant digne de confiance.»
Hérodien.
Hérodien, qui nous a laissé une Histoire des Empereurs depuis la mort de Marc-Aurèle jusqu'à l'avènement du jeune Gordien, est un écrivain disert et agréable, mais plus curieux de se faire lire que d'instruire véritablement le lecteur. On dirait même qu'il ignore les deux sciences qui sont comme les yeux de l'histoire, la chronologie et la géographie. Cependant Hérodien avait été contemporain des événements qu'il raconte. Il avait même rempli des fonctions publiques. Hérodien était rhéteur ou sophiste de profession ; et l'on s'en aperçoit, aux qualités mêmes de son livre. Photius fait un magnifique éloge d'Hérodien, et Rollin semble adopter le jugement de Photius ; mais si on loue, comme ils font, le talent d'écrivain déployé dans l'Histoire des Empereurs, il faudrait ne point passer sous silence les graves imperfections qui déparent cette oeuvre et en diminuent la valeur.
Élien.
La compilation d'Élien, intitulée Histoires diverses, n'est qu'un fatras de matériaux empruntés à d'autres livres, et entassés sans goût, sans jugement, sans critique. Élien vivait à Rome sous les règnes d'Héliogabale et d'Alexandre Sévère. Il était professeur d'éloquence, autrement dit sophiste ou rhéteur. Son livre, quoique mal fait, contient des choses intéressantes. Si l'auteur avait cité ses sources, cette compilation aurait une vraie importance. Ce n'est qu'une sorte d'ana dont il faut se méfier.
Les deux Philostrate.
La Vie
d'Apollonius de Tyane, par Philostrate l'Ancien, est pleine de fables absurdes,
d'erreurs géographiques et d'anachronismes. Philostrate est un sophiste et un
sectaire plutôt qu'un historien. Il écrit agréablement ; et, s'il n'avait
prétendu composer qu'un récit imaginaire, on pourrait le placer, parmi les
romanciers anciens, à un rang assez distingué. Mais Philostrate voulait qu'on
prit son livre au sérieux ; et son pythagoricien thaumaturge cet une sorte de
Christ païen, qu'il essaye de mettre à la place du triomphant crucifié. Sous
ces contes à dormir debout, sous ces récits de miracles, sous ces prédictions
après coup, sous cet étalage de toutes les folies mystiques et théurgiques,
il y a une intention religieuse manifeste. C'est tout la fois et une polémique
en règle contre l'Évangile, et une sorte d'évangile posthume du paganisme
périssant.
D'autres ouvrages de Philostrate, et même l'ouvrage qu'on attribue à son neveu
Philostrate le Jeune, ne sont que des exercices de rhéteur, où à propos d'une
galerie de tableaux, ou à propos des aventures de quelques héros antiques. Les
esquisses biographiques intitulées Vies des Sophistes présentent un
certain intérêt, mais non pas bien vif ; car les noms célébrés par
Philostrate sont tombés pour la plupart dans un profond et éternel oubli.
Diogène de Laërte.
Le Cilicien Diogène de Laërte a eu le talent de faire un ouvrage indispensable à tous ceux qui veulent connaître la vie et les doctrines des philosophes anciens, en compilant sans ordre, sans suite, sans jugement, souvent même sans y rien comprendre, les livres de sa bibliothèque. Cet ouvrage ridicule, informe, mal composé ; encore plus mal écrit, et où ce que l'auteur a mis de sa personne est presque toujours ou niais ou inutile, ces Vies des Philosophes sont pleines de documents de toute sorte qui ne se trouvent que là ; et les débris d'une foule de livres aujourd'hui perdus donnent à celui d'un sophiste dénué de goût et de bon sens une importance que, n'ont pas des productions à beaucoup d'égards plus estimables.
Athénée.
La compilation d'Athénée, intitulée Souper des Sophistes, est du moins l'oeuvre d'un homme qui se donnait la peine de coordonner ses idées et de les exprimer dans un langage humain. Ses sophistes devisent à table, et font ensemble assaut d'érudition. Grâce à leurs causeries, et, si l'on veut, à leur pédanterie, il y a d'admirables morceaux de l'ancienne littérature dont nous jouissons aujourd'hui, et qui nous seraient inconnus sans Athénée. Athénée n'est pas, tant s'en faut, un dialogiste parfait ni un écrivain classique ; mais il ne manque pas de talent. Son livre prouve qu'il avait prodigieusement lu, et qu'il avait bien compris ce qu'il lisait et bien digéré ses connaissances archéologiques et littéraires. Athénée était de Naucratis, en Égypte ; il avait étudié dans ces savantes écoles où s'était formée la science des Plotin et des Longin, et il avait enseigné lui-même avec éclat la rhétorique et la grammaire.
Alciphron.
Parlerons-nous d'Alciphron, et de ces lettres qu'il suppose écrites par des pêcheurs, des parasites, des courtisanes, etc. ? Il est impossible d'imaginer rien de plus faux que ce prétendu genre épistolaire. Ce ne sont que des déclamations sophistiques, ou des tableaux de moeurs tracés d'après d'anciens poètes, et non point d'après ce que l'auteur avait lui-même sous les yeux. Mais Alciphron prodigue les ornements de style ; il est fleuri, sinon raisonnable; l'élégance des termes, l'éclat des métaphores, la beauté des tours, lui tiennent lieu de bon goût : aussi passait-il en son temps pour un phénix littéraire, pour un écrivain supérieur à Longin et à Porphyre, qui avaient le tort d'être de grands et sérieux esprits, et de n'écrire que pour les gens capables de quelque effort d'attention et d'intelligence.
ÉCOLE D'ATHÈNES
Athènes au quatrième siècle. - Libanius. - Thémistius. - Julien. - Julien et la Gaule. - Ouvrages de Julien. - Proclus. - Traités philosophiques de Proclus. - Proclus poète. -- Successeurs de Proclus.
Athènes au quatrième siècle.
Les écoles
d'Athènes n'avaient jamais perdu leur vieille réputation ; et la cité de
Minerve passait encore, du temps de l'Empire, pour le séjour favori des Muses.
Mais les maîtres qui perpétraient, dans la patrie de Socrate et de Sophocle,
le culte de la philosophie et des lettres, semblent s'être bornés à un
enseignement oral : c'est à peine si les noms de quelques-uns d'entre eux sont
arrivés jusqu'à nous. C'étaient des hommes instruits, et fort capables de
transmettre aux autres les principes des sciences et des arts. Seulement ils ne
s'inquiétaient pas beaucoup d'ajouter eux-mêmes quelque chose à l'antique
héritage. Ce n'est pas que la liberté leur fît défaut : ils formaient entre
eux comme une petite république, où l'on n'entrait que par l'élection, et
dont les empereurs respectaient les coutumes et les franchises. Ils se
contentaient de jouir des trésors jadis amassés par le génie, et ils vivaient
dans cette quiétude un peu molle que donnent et le contentement de soi-même et
les succès obtenus sans beaucoup d'efforts, et le bien-être présent et la
sécurité du lendemain. Les progrès du christianisme, la suppression des
écoles païennes dans les villes où dominait l'esprit nouveau, les tendances
de la politique impériale, qui menaçait d'adorer bientôt ce qu'elle avait
brûlé et de brûler ce qu'elle avait adoré, enfin le souffle puissant des
doctrines néo-platoniciennes : il n'en fallait pas tant, j'imagine, pour
réveiller ce monde de philosophes et de beaux esprits, pour les tirer de leurs
agréables rêves, pour les rappeler au sentiment de la réalité. Leur vie, au
quatrième siècle, devint un combat ; et la lutte ne cessa plus, jusqu'au jour
où un empereur abolit l'enseignement des sciences et des lettres profanes, et
rendit muets les échos qui avaient redit les accents harmonieux du divin
Platon.
C'est à Athènes que le polythéisme fit le plus d'efforts pour se rajeunir, et
qu'il s'arrêta le plus longtemps sur le penchant de sa décadence. Là
brillèrent les dernières lueurs du génie païen ; là se formèrent les
hommes qu'on peut nommer les derniers des Grecs. C'est à Athènes que Julien
apprit le détail des opérations théurgiques, et qu'il se pénétra de ce
mysticisme alexandrin qui fit de lui, sous la pourpre impériale, un personnage
si original et si étrange ; c'est à Athènes qu'avaient étudié et enseigné
les Libanius, les Thémistius, avant de devenir des hommes considérables dans
l'empire ; c'est à Athènes enfin que vécurent et enseignèrent les derniers
païens dignes du beau nom de philosophes.
Libanius.
Libanius était né en 314 ou 315, à Antioche sur l'Oronte ; et c'est à Antioche qu'il mourut, vers la fin du quatrième siècle, après avoir brillé sur différents théâtres, surtout dans la nouvelle capitale où Constantin avait transporté le siège de l'empire. Libanius était un païen fervent, mais non point fanatique. Il avait pour amis quelques-uns des plus illustres représentants des doctrines chrétiennes, les Basile, les Chrytsostome, les Grégoire de Nazianze. Malgré son amour et son admiration pour Julien, il blâme le restaurateur des vieilles croyances d'avoir porté trop loin le zèle, et d'avoir exercé contre les chrétiens de fâcheuses rigueurs. Il nous reste de lui un grand nombre d'ouvrages, mais qui appartiennent tous plus ou moins au genre sophistique. Ce sont des discours sur divers sujets d'histoire, de mythologie, de morale ; ce sont des harangues officielles ; ce sont des modèles à l'usage des adeptes de l'art oratoire, etc. La seule partie vraiment intéressante des oeuvres de Libanius, c'est le recueil de ses lettres. Il y en a plus de deux mille ; et c'est là qu'on peut étudier avec le plus de fruit l'état de la littérature et de la société grecques au quatrième siècle. Libanius n'est pas moins sophiste ni moins affecté dans un billet de quelques lignes que dans un discours destiné à être déclamé en public. Mais quand ce billet s'adresse à saint Basile, et que saint Basile ne dédaigne pas de répondre aux compliments du rhéteur païen par des éloges presque fabuleux, le lecteur moderne ne peut s'empêcher d'éprouver un plaisir piquant et singulier en parcourant ces monuments de la courtoisie antique. Je n'ai pas besoin de remarquer qu'il n'y a rien de commun entre Libanius et l'éloquence, et que l'orateur de Constantinople, comme l'appellent quelques-uns, n'est qu'un habile artisan de phrases, un écrivain beaucoup plus soucieux des tours du beau langage que du naturel des sentiments et de la vérité des pensées.
Thémistius.
Thémistius est
un esprit plus sérieux et plus élevé. C'est tin philosophe, un homme d'État
; et, quoiqu'il ne soit pas toujours exempt des défauts qu'on peut reprocher à
Libanius, et qu'il se souvienne un peu trop de son métier de maître de
rhétorique, la chaleur de ses convictions, la noblesse de ses sentiments, la
hauteur de ses idées, impriment son style cette gravité éloquente, cette
onction, ce je ne sais quoi qui fait estimer l'écrivain, parce que sous cet
écrivain il y a un homme. Thémistius était né vers l'an 325, dans la
Paphlagonie. Il prolongea sa vie jusqu'à la fin du quatrième siècle, car on
sait qu'il vivait encore sous Arcadius. Il remplit à Constantinople des charges
importantes, et ses vertus lui concilièrent l'estime des chrétiens mêmes
comme celle des païens. Théodose n'hésita pas à le donner pour maître à
son fils Arcadius. Cependant Thémistius resta toute sa vie un païen, ou
plutôt un libre penseur. Sa réputation d'éloquence lui avait fait donner le
surnom d'Euphradès où parleur distingué.
Nous possédons plusieurs ouvrages de Thémistius. Ses commentaires sur
quelques-uns des traités d'Aristote sont estimés et méritent de l'être. Mais
ce ne sont pas ces utiles travaux qui lui avaient valu son surnom. Ses discours
ne sont quelquefois que des harangues d'apparat, des panégyriques d'empereurs,
des pièces de chancellerie, et non pas des monuments littéraires. Mais la
plupart roulent sur des objets d'une importance éternelle, et n'ont rien perdu,
même aujourd'hui, de leur intérêt et de leur à-propos. Voyez, par exemple,
avec quelle vigueur de bon sens et de raison il s'adresse à l'empereur Valens,
pour lui recommander la tolérance religieuse (09)
: « Il est des bornes où expire le pouvoir de la force. Les décrets et les
colères des rois sont forcés d'avouer la liberté des vertus, et, par-dessus
tout, du sentiment religieux. On commande, on impose les opérations du corps ;
mais aux sentiments du coeur, aux actes et aux dispositions de la pensée
appartiennent l'indépendance et la souveraineté.... Un despotisme insensé a
déjà osé cette violence sur les hommes, et, méprisant leurs résistances, a
prétendu imposer à tous les opinions d'un seul ; mais il aboutit à ceci, que
tous, en face des supplices, dissimulaient leurs sentiments véritables sans se
convertir à sa doctrine.... Ce qui est hypocrite ne saurait durer : or, une
religion née de la crainte, et non de la volonté, qu'est-ce autre chose qu'une
hypocrisie ? Dieu a déposé l'idée de sa divinité au fond de toute âme,
même de celle du sauvage et du barbare ; et cette idée est si souveraine en
nous, que la violence et la persuasion ne peut rien contre elle. Quant à la
manière de l'exprimer, il l'a laissée à la volonté de l'homme. En appeler à
la force contre la conscience, c'est donc entrer en guerre avec Dieu, puisqu'on
essaye d'arracher aux hommes un pouvoir qu'ils tiennent de Dieu même.... C'est
la variété des opinions religieuses qui a nourri et développé la piété ;
c'est elle qui l'entretiendra éternellement. Les coureurs, dans le stade, se
dirigent tous vers le même juge, mais ceux-ci d'un côté, ceux-là d'un autre
: de même, au terme de notre vie, il est un juge unique, souverain et juste ;
mais différentes routes mènent à lui, routes tortueuses, droites, rudes,
planes, qui toutes se réunissent au même lieu de repos. L'ardeur et
l'émulation des athlètes s'éteindraient sans cette multiplicité des chemins
: intercepter ces mille sentiers, n'en laisser qu'un seul pour tous, ce serait
étouffer le combat dans un étroit défilé. Enfin, s'il faut dire la vérité,
l'accord de toutes les opinions, ce rêve des hommes ignorants, ne peut que
déplaire à Dieu. Ne semble-t-il pas, en effet, interdire et condamner
lui-même cette uniformité de culte ? La nature, dit Héraclite, aime le
mystère. Le père de la nature l'aime davantage encore. Ainsi, en se tenant
loin de nos regards et hors de la portée de la science humaine, ne nous
déclare-t-il point assez qu'il ne demande pas à tous le même culte, mais
qu'il veut que nous le méditions chacun par notre intelligence, et non par
celle d'un autre? » Thémistius a dirigé quelques-uns de ses discours contre
ceux qui s'enorgueillissaient du nom de sophistes ; et il repousse
énergiquement ce titre pour lui-même, comme une qualification infamante. On
voit qu'il était en droit de se compter parmi les membres d'une famille plus
noble que celle de Gorgias, et qu'il n'était pas complètement indigne de ce
grand Platon dont il étudiait assidûment les oeuvres.
Julien.
Julien n'était point, comme Thémistius, un homme sage et réfléchi. Il ne connut bien ni son temps ni les hommes de ce temps. La passion, dans son âme, l'emportait sur la prudence, et son mysticisme l'entraîna aux plus fâcheux écarts. Il ne gagna que de l'odieux dans l'entreprise de restaurer le polythéisme, et de ramener la foule aux anciens temples. Ses vertus personnelles, ses talents militaires, son courage, son esprit, tout ce qui aurait suffi en un autre siècle pour le placer au rang des héros de l'humanité, n'a abouti qu'à faire de lui un sophiste d'une espèce bizarre, ou, si l'on veut, un artiste dont les fantaisies archéologiques ont un instant compromis le sort du monde. Mais nous n'avons point à juger ici le politique malhabile. Il s'agit de l'écrivain ; et les ouvrages de Julien méritent de figurer parmi les plus remarquables et les plus originales productions du génie antique. On n'a pas souvent écrit, dans les siècles de décadence, avec cette verve, avec cette spirituelle vivacité, ni surtout avec ce bon goût classique et cette pureté de diction, peu s'en faut irréprochables.
Julien et la Gaule.
Il n'y a pas,
dans toute la littérature grecque, un auteur dont la lecture soit plus
intéressante pour nous ; je dis pour des Français, pour des Parisiens. C'est
en défendant la Gaule contre les barbares que Julien conquit sa gloire
militaire. C'est près de Lutèce, au palais des Thermes, que Julien fut
proclamé empereur. C'est dans un écrit de Julien qu'on trouve le premier
tableau de ce qui fut plus tard Paris. Qui de nous pourrait être indifférent
devant une page comme celle que je vais transcrire ?
« J'étais alors en quartiers d'hiver près de ma chère Lutèce. Les Celtes
appellent ainsi la petite ville des Parisii. C'est un îlot jeté sur le fleuve,
qui l'enveloppe de toutes parts. Des ponts de bois y conduisent de deux côtés.
Le fleuve diminue ou grossit rarement ; il est presque toujours au même niveau,
été comme hiver ; l'eau qu'il fournit est très agréable et très limpide à
voir et à qui veut boire. Comme c'est une île, les habitants sont forcés de
puiser leur eau dans le fleuve. L'hiver y est très doux, à cause de la
chaleur, dit-on, de l'Océan, dont on n'est pas à plus de neuf cents stades, et
qui peut-être répand jusque-là quelque douce vapeur : or, il paraît que
l'eau de mer est plus chaude que l'eau douce. Que ce soit cette cause, ou
quelque autre qui m'est inconnue, le fait n'en est pas moins réel : les
habitants de ce pays ont de plus tièdes hivers. Il y pousse de bonnes vignes,
et quelques-uns se sont ingéniés d'avoir des figuiers, en les entourant,
pendant l'hiver, comme d'un manteau de paille ou de tout autre objet, qui sert
à préserver les arbres des injures de l'air. »
C'est aux habitants d'Antioche que Julien parle de Lutèce, à propos de la rude
vie qu'il menait en Gaule, et dont il oppose le tableau, dans le Misopogon, aux
moeurs sensuelles et efféminées de la cité orientale.
Le récit de la révolte des légions contre Constance est trop long pour être
transcrit. On le lira dans l'Épître au Sénat et au Peuple d'Athènes. J'en
citerai quelques traits seulement : « Tout à coup les soldats entourent le
palais. Ils crient tous ensemble, pendant que je me demande ce que je dois faire
et que je ne m'arrête à aucun parti. Je prenais quelque repos dans une chambre
voisine de celle de ma femme, alors vivante ; de là, par une embrasure
entr'ouverte, je me prosterne devant Jupiter. Au moment où les cris redoublent,
et où tout est en désordre dans le palais, je demande au dieu un signe de sa
volonté. Il me l'accorde sur-le-champ, et m'ordonne d'y obéir et de ne point
m'opposer au voeu des soldats..., Vers la troisième heure environ, je ne sais
quel soldat m'offre un collier ; je le passe autour de mon cou, et je fais mon
entrée dans le palais, soupirant, les dieux le savent, du plus profond de mon
coeur.... Les amis de Constance, jugeant à propos de saisir l'occasion,
ourdissent contre moi de nouvelles trames, et distribuent de l'argent aux
soldats.,.. Un des officiers do la suite de me femme surprend cette intrigue,..,
Il se. sent pris d'enthousiasme comme les gens qu'inspirent les dieux, et se met
à crier en public, au milieu de la place : Soldats, étrangers et citoyens, ne
trahissez point l'empereur ! A ces mots, le coeur revient aux soldats. Tous
accourent en armes vers le palais ; et là, m'ayant trouvé vivant, ils se
livrent à la joie comme des hommes à la vue inespérée d'un ami. Ils
m'entourent de tous côtés, m'embrassent, me portent sur leurs épaules,...
Cependant la foule qui m'environne me demande les amis de Constance pour les
livrer au supplice. Les dieux savent quels combats j'ai rendus pour leur sauver
la vie. »
Quand Julien arriva en Gaule, les Germains étaient maîtres de toute la rive
gauche du Rhin ; ils occupaient toutes les contrées entre le fleuve et les
Vosges, tout le massif de ce qu'on nomme aujourd'hui le Hundsrück, l'Eifel et
l'Ardenne. Les riches plaines de la haute Moselle, de la haute Meuse, la
Belgique même, avaient été dévastées et n'étaient plus qu'un immense
désert. En quatre campagnes, Julien reporta l'empire à ses frontières,
rétablit le prestige des armes romaines, et eut raison des Germains jusque dans
la Germanie même. Ammien Marcellin raconte admirablement ces grandes guerres.
Mais combien plus admirable encore est le simple et modeste récit qu'en fait
Julien lui-même à ces Athéniens qui s'étaient dévoués dès le premier jour
à sa cause ! Julien, dans cette page, est digne des plus illustres narrateurs
de l'antiquité ; et sa façon de dire a je ne sais quelle ingénuité charmante
à quoi je ne saurais rien comparer. Il n'y a que le héros qui puisse parler
ainsi de ce qu'il a fait, et peindre sans y penser son génie, son courage, la
noblesse et la beauté de son âme. Ce n'est pas sans émotion que je transcris
cet admirable passage : « Ayant trouvé la Gaule dans cette situation, je
reprends Agrippina (Cologne), ville située sur le Rhin, prise depuis dix mois
environ, et ensuite Argentoratum (Strasbourg), forteresse voisine du pied même
des monts Varsègues (Vosges). Ce fut un glorieux combat, et la renommée en est
peut-être arrivée jusqu'à vous. Les dieux firent tomber en mon pouvoir le roi
des ennemis ; mais je n'enviai point ce succès à Constance. Quoique privé des
honneurs du triomphe, j'étais le maître de faire égorger mon prisonnier, ou
bien de le mener à travers toute la Celtique, de le donner en spectacle aux
villes, et de me faire une sorte de plaisir des malheurs de Chnodomaire :
personne ne m'en empêchait. Je ne jugeai point à propos cependant de rien
faire de semblable ; mais je le renvoyai droit à Constance, qui revenait alors
de chez les Quades et les Sauromates. Ainsi, tandis que je combattais, Constance
avait fait un voyage d'agrément, bien accueilli par les nations qui habitent
les rives de l'Ister (du Danube) ; et ce n'est pas moi, c'est lui qui
triomphait. Dans la seconde et la troisième année qui suivent, la Gaule
entière est purgée de barbares ; la plupart des villes sont relevées ; un
grand nombre de vaisseaux tirés de la Bretagne viennent y mouiller.
J'appareille avec une flotte de six cents navires, dont trois cents construits
par mes soins en moins de dix mois, et j'entre dans les eaux du Rhin :
opération difficile, vu les incursions des barbares qui habitent les rives.
Florentius (préfet du prétoire) croyait la chose tellement impossible, qu'il
avait promis deux mille livres d'argent pour obtenir d'eux le passage ; et
Constance, instruit du marché, y avait donné les mains. Il m'écrit d'y
consentir, à moins que je ne trouve la condition par trop déshonorante. Or,
comment ne l'eût-elle pas été ; puisqu'elle paraissait l'être à Constance,
trop habitué à céder aux caprices des barbares ? Je ne leur donne rien, je
marche contre eux ; et, les dieux protecteurs s'étant déclarés pour moi, je
soumets les territoires de la nation des Saliens, j'expulse les Chamaves, je
m'empare d'une grande quantité de boeufs, de femmes et d'enfants ; enfin
j'inspire à tous une si grande terreur, et l'appareil de mon invasion est si
redoutable, qu'ils m'envoient sur-le-champ des otages, et qu'ils assurent des
vivres à mes soldats. Il serait trop long d'énumérer et de vous raconter en
détail tout ce que j'ai fait durant ces quatre années. En voici le résumé.
Quand j'eus le titre de César, je traversai trois fois le Rhin, et je ramenai
d'au delà de ce fleuve vingt mille prisonniers, repris sur les barbares. Deux
batailles et un siège me mirent en possession de mille hommes capables de
servir et à la fleur de l'âge. J'envoyai à Constance quatre cohortes
d'excellents fantassins, trois autres de bons cavaliers et deux légions
superbes. Je suis maître en ce moment, grâce aux dieux, de toutes les villes,
et j'en pris alors près de quarante. »
Ouvrages de Julien.
La lecture de
Julien est sans danger. Ce qui reste de ses écrits contre le christianisme est
fort peu de chose, et d'une telle faiblesse, ou plutôt d'une telle puérilité,
qu'on a peine à comprendre que des Pères de l'Église aient daigné relever de
pareilles attaques. Il n'est pas à craindre qu'aucun Français d'aujourd'hui
répudie l'Évangile pour les fictions des poètes païens, et se mette à
offrir des sacrifices aux dieux de l'Olympe. Il n'est guère plus vraisemblable
que les deux opuscules sur le Roi Soleil et sur la Mère des Dieux fassent
beaucoup d'adeptes au mysticisme alexandrin et à la théurgie d'Iamblique.
D'ailleurs ces écrits sont obscurs et peu intéressants. S'il n'y en avait,
dans Julien, que de ce fond et de ce style, nous ne parlerions pas de leur
auteur. Mais quelles oeuvres que le Misopogon et les Césars ! disons mieux:
quelles merveilles de verve et de grâce, de bon goût classique, de diction
pure et élégante ! c'est Lucien même. L'Épître au Sénat et ou Peuple
d'Athènes est d'une beauté qui ne pâlit pas à côté des plus nobles
monuments de l'éloquence antique ; et les traités où Julien se borne au rôle
de philosophe et de moraliste ne sont pas trop indignes de ce Marc-Aurèle dont
il méditait sans cesse la vie et les Pensées. L'épistolographe et le poète
même, dans Julien, méritent aussi plus qu'un regard distrait. Il n'y a que les
Panégyriques qui aient aujourd'hui médiocre chance de plaire. Ils m'ont
déplu. Cela est par trop factice et déclamatoire. Ce qui gâte encore ces
exercices de rhétorique, ce sont les sujets, évidemment imposés par des
convenances politiques, ou même par des nécessités fâcheuses. Je conçois
encore que Julien ait loué Eusébie, à qui il devait beaucoup ; mais
Constance, le meurtrier de tous les siens ! On n'est pas obligé de lire ces
éloges. Il y a pourtant, dans ces discours d'un genre si faux, des passages
fort remarquables. Ainsi ce portrait idéal d'un bon prince que l'Essai sur les
Éloges nous a rendu familier, et dont Thomas signale à bon droit la vérité,
la justesse, la parfaite raison. Mais des morceaux brillants, des traits
heureux, des vérités de détail, des qualités de style éminentes, ce n'est
point assez. L'éloquence continue, même avec Trajan pour objet, est à peine
tolérable. Qu'est-ce donc que l'éloquence intermittente, appliquée aux
mérites imaginaires de l'abominable Constance ? Nous ne connaissons que par
fragments le livre de Julien pour la défense de l'hellénisme, c'est-à-dire
des traditions religieuses de la Grèce, contre les attaques du christianisme.
Nous n'avons rien de ses Mémoires sur ses campagnes en Germanie. S'il était
permis, dit un critique, de juger de cet écrit par le caractère général de
ses oeuvres littéraires, il semble qu'en devait y retrouver la simplicité et
la précision de César, avec plus de grâce, mais avec moins de nerf et de
concision. Le chef-d'oeuvre de Julien, c'est la satire intitulée les Césars ou
le Banquet. C'est le tableau des vertus, des vices et des travers des empereurs.
Les figures y sont tracées de main de maître, avec une finesse de touche et
une vérité de couleurs admirables. Constantin n'y est pas flatté ; mais cet
homme sanguinaire, hypocrite, efféminé, couvert de crimes, méritait
peut-être moins de ménagements encore. La satire contre les habitants
d'Antioche, intitulée Misopogon, c'est-à-dire l'ennemi de la barbe, n'est
guère moins pleine de sel et d'agrément. Toutefois on éprouve une sorte de
sentiment pénible en voyant le maître de l'univers commettre la majesté
impériale dans l'ironie et l'invective, parce que les Galiléens d'Antioche se
sont moqués de ses prétentions philosophiques, et de son costume négligé, et
de sa barbe mal peignée, et de ses manières brusques et sans dignité. Mais
c'est là surtout, c'est dans les aveux qu'il ne peut s'empêcher de faire
lui-même, qu'on aperçoit le plus visiblement quel était alors l'état
général des âmes, et combien le paganisme décrété par ordonnance
répondait peu aux instincts et aux besoins des peuples : « Vers le dixième
mois, arrive l'ancienne solennité d'Apollon ; et la ville devait se rendre à
Daphné, pour célébrer cette fête. Je quitte le temple de Jupiter Casius, et
j'accours, me figurant que j'allais voir toute la pompe dont Antioche est
capable. J'avais l'imagination remplie de parfums, de victimes, de libations, de
jeunes gens revêtus de magnifiques robes blanches, symboles de la pureté de
leur coeur ; mais tout cela n'était qu'un beau songe. J'arrive dans le temple,
et je n'y trouve pas une victime, pas un gâteau, pas un grain d'encens. J'en
suis étonné ; je crois pourtant que les préparatifs sont au dehors, et que,
par respect pour ma qualité de souverain pontife, on attend mes ordres pour
entrer. Je demande donc au prêtre ce que la ville offrira dans ce jour si
solennel : « Rien, me répondit-il ; voilà seulement une oie que j'apporte de
chez moi, car la ville n'a rien offert aujourd'hui : »
Les discours et les lettres de Julien prouvent, non moins éloquemment, que la
réaction païenne s'était arrêté à la société officielle ; et qu'elle
n'avait point gagné la grande société de l'empire. Pour donner au
polythéisme une apparence de vie, Julien est réduit à prêcher, pour ainsi
dire, la contrefaçon du christianisme. Ainsi, dans ses instructions à un
gouverneur de la Galatie; il reconnaît que les chrétiens l'emportent en vertus
extérieures .sur les païens ; et c'est à cette contagion du bien, apparent ou
réel, qu'il attribue tous les progrès de la secte abhorrée. Puis, après
avoir recommandé à ceux qui la détestent comme lui de ne plus se laisser
vaincre ainsi aux yeux des peuples, et après avoir dit à Arsace de ne pas
souffrir que les prêtres des dieux mènent une vie inconvenante ou dissipée,
Julien ajoute ces paroles : « Établis dans chaque cité des hospices, pour que
les gens sans asile ou sans moyens de vivre y jouissent de nos bienfaits, quelle
que soit d'ailleurs la religion qu'ils professent. II serait trop honteux que
nos sujets fussent dépourvus de tout secours de notre part, tandis qu'on ne
voit aucun mendiant ni chez les Juifs, ni même parmi la secte impie des
Galiléens , qui nourrit non seulement ses pauvres mais souvent les nôtres. »
L'historien de l'Ecole d'Alexandrie, qui a consacré à Julien des pages
excellentes, caractérise comme il suit le talent littéraire de l'auteur des
Césars : « Écrivain plein de grâce et de naturel, il laisse rarement
échapper des traits de mauvais goût ou des mouvements déclamatoires. Il a
plus d'esprit que d'imagination, plus de vivacité que d'éloquence, plus de
finesse que d'élévation et de grandeur. Aucun auteur du temps ne peut lui
être comparé pour la simplicité de la composition, pour la clarté et
l'élégance du style. »
Proclus.
Entre Julien et
Proclus, il y a un laps de temps assez considérable ; mais la littérature
païenne n'offre de l'un à l'autre que des noms obscurs. Les moins indignes
d'être cités sont ceux des hommes modestes qui enseignaient la philosophie à
Athènes, vers la fin du quatrième siècle et dans la première moitié du
cinquième : ainsi Plutarque fils de Nestorius et Syrianus, les deux maîtres
qui transmirent à Proclus le riche héritage de la science alexandrine. Mais
ces deux philosophes eux-mêmes nous sont peu connus. Leurs ouvrages ont péri,
à l'exception du savant commentaire de Syrianus sur la Métaphysique
d'Aristote. Peut-être quelques-uns des écrits de Proclus ne sont-ils que les
rédactions des leçons de ses maîtres. Nous savons du moins que Plutarque,
dans son extrême vieillesse, avait voulu lire et étudier, avec un jeune homme
de si grande espérance, certains, dialogues de Platon, et qu'il lui avait fait
rédiger des commentaires, en lui disant : « C'est sous ton nom que les
connaîtra la postérité. »
Proclus était né en 412 à Xanthe en Lycie , ou, selon d'autres, à
Constantinople, mais d'une famille lyciénne. Il alla fort jeune faire ses
premières études à Alexandrie ; puis il vint, à l'âge de vingt ans, se
mettre à Athènes. sous la direction de Plutarque et de Syrianus. Après avoir
complété son éducation par les voyages, il se fixa à Athènes, et il
succéda, vers l'an 450, à Syrianus dans la direction de l'école. De là le
surnom de Diadochus, c'est-à-dire successeur, qu'on joint quelquefois à son
nom. Il enseigna pendant plus de trente années avec un succès extraordinaire,
et il mourut en l'an 485. C'est le dernier des grands philosophes grecs ; c'est
aussi le dernier des grands prosateurs et le dernier des grands poètes. La
littérature grecque eut l'insigne honneur de finir avec un homme en qui
revivait tout à la fois quelque chose de l'âme d'Homère et quelque chose de
l'âme de Platon.
Traités philosophiques de Proclus.
Proclus avait beaucoup écrit. Quoique nous ne possédions qu'une portion de ses oeuvres, ce reste est très considérable, et contient des traités d'une importance capitale, entre autres les immenses commentaires sur le Timée, sur le Parménide, sur l'Alcibiade, et les Éléments de Théologie. Il y a aussi certains opuscules fort remarquables, dont les originaux grecs ont péri, et qui n'existent plus que dans une grossière et défectueuse traduction latine du treizième siècle. La manière de Proclus n'a rien de la brusquerie impétueuse, du désordre, de la confusion que nous avons signalés dans les écrits de Plotin : elle se rapproche plutôt de l'élégance facile et agréable de Longin et de Porphyre. Le penseur profond et le savant universel ne font jamais tort à l'écrivain. Proclus s'avance méthodiquement, lentement, avec détail, mais avec clarté, disant tout ce qu'il a à dire, ne laissant rien à deviner au lecteur. C'est un excellent auteur didactique. Si Plotin fait sentir plus vivement et plus fortement la vérité, Proclus, comme dit M. Vacherot, la fait mieux comprendre. Le même critique caractérise excellemment l'entreprise du philosophe d'Athènes : Proclus fut, plus qu'aucun autre philosophe de cette époque, pénétré de l'esprit alexandrin, de cet esprit qui aspire à tout comprendre, tout expliquer, tout concilier. Il n'est pas une tradition du sens commun, quelles qu'en soient la nature et l'importance, dont il n'ait tenu compte. Toute la philosophie alexandrine d'abord, et en outre toute la science du passé, viennent se résumer dans ce système, qu'on pourrait définir avec raison la synthèse universelle des nombreux éléments de la sagesse antique, élaborée sous l'influence du platonisme. Proclus exprimait énergiquement le caractère de sa mission, quand il s'appelait le pontife de toutes les religions ; il aurait pu ajouter : « et le philosophe de toutes les écoles. »
Proclus poète.
Les poésies de
Proclus prouvent que le philosophe n'était pas moins propre à exprimer
lui-même la vérité sous des formes éclatantes et populaires, qu'à la
retrouver au. fond des symboles antiques, dans les vers d'Orphée, d'Homère ou
de Pythagore. Ces poésies sont des hymnes religieux. C'était le temps où de
prétendus poètes mettaient sous le nom d'Orphée des prières hiératiques et
mystiques, où la poésie fait complètement défaut, et qu'ils appelaient des
hymnes (il y en a quatre-vingt-huit, qui n'ont rien de commun, je ne dis pas
avec le génie d'Orphée, mais même avec le talent des sectaires orphiques qui,
vivaient au temps de Pisistrate et des Pisistratides). Les hymnes de Proclus, au
contraire, sont tout étincelants de verve et d'inspiration ; et trois au moins
de ces six morceaux peuvent passer pour des chefs-d'oeuvre. Les deux hymnes à
Vénus n'ont pas une grande importance peut-être ; celui d'Hécate et Janus est
très court et un peu insignifiant ; mais l'hymne au Soleil est magnifique de
pensées et d'images, et l'hymne à Minerve Polymétis, c'est-à-dire à la
Science et à la Sagesse, est plus élevé et plus brillant encore, L'hymne aux
Muses, que je vais transcrire en entier, donnera une idée des transformations
que Proclus faisait subir aux vieilles traditions. On verra que tout est nouveau
dans ses prières, excepté les noms des divinités qu'il invoque, et que ce
sont les dogmes de sa philosophie qu'il traduit poétiquement, alors même qu'il
a l'air de marcher dans les chemins battus de la mythologie. C'est là ce qui
fait le profond intérêt de ces vers ; c'est par là que cette poésie est
vivante et immortelle, et comparable aux oeuvres les plus admirées que nous ait
léguées le génie littéraire de la Grèce. Proclus est un vrai poète et un
grand poète ; non pas un des héros de la poésie, comme Homère ou Eschyle,
mais un des plus grands après les premiers. C'est l'égal au moins de Cléanthe
: « Chantons, oui, chantons la lumière qui élève en haut les mortels : ce
sont les neuf filles du grand Jupiter, les Muses à la voix harmonieuse. Quand
nos âmes erraient au travers des abîmes de la vie, leurs livres salutaires les
ont sanctifiées, et les ont préservées de l'atteinte funeste des terrestres
douleurs. C'est par elles que nos âmes ont appris à s'élancer au-dessus des
flots profonds de l'oubli, afin d'arriver pures vers l'astre associé à leurs
destins, vers cet astre qu'elles ont abandonné jadis, lorsqu'elles tombèrent
sur la plage de l'existence, follement éprises d'amour pour la matière. Quant
à moi, déesses, calmez mes agitations tumultueuses, et enivrez-moi des paroles
sensées des sages ; faites que la race des hommes impies ne puisse me dévoyer
du sentier sacré, lumineux et fécond. Du sein de la foule sans règle et sans
frein attirez continuellement vers la lumière sainte mon âme errante ;
chargez-la des fruits de vos livres précieux, et accordez-lui de posséder
toujours le don d'éloquence et de persuasion. Écoutez-moi, dieux qui tenez le
gouvernail de la sagesse sacrée ; vous qui allumez dans les âmes des mortels
la flamme qui les enlève en haut ; vous qui les ravissez au séjour des
immortels, loin du gouffre ténébreux de ce monde, en les sanctifiant par les
purifications des chants mystiques. Écoutez-moi, sauveurs puissants ; dans les
saints livres montrez-moi la pure lumière ; dissipez le brouillard qui est sur
mes yeux, afin que je distingue sans peine le dieu immortel et l'homme. Qu'un
pernicieux démon ne me retienne pas éternellement loin des bienheureux, sous
les courants profonds de l'oubli. Qu'un châtiment funeste n'enchaîne pas dans
les liens de la vie mon âme tremblante au sein des flots de l'humanité
glacée, mon âme qui ne veut plus errer ainsi désormais. Mais exaucez-moi,
dieux guides de la sagesse resplendissante. Je fais effort pour gagner la voie
qui conduit vers vous : révélez-moi les mystères, et les initiations des
paroles sacrées. »
Le seul défaut qu'on puisse reprocher aux vers de Proclus, c'est un peu de
redondance dans les épithètes, et la répétition trop fréquente des mêmes
idées et des mêmes mots.
Successeurs de Proclus.
Proclus laissa après lui l'école d'Athènes assez florissante. Marinus, qui lui succéda comme lui-même avait succédé à Syrianus, était un homme de quelque talent et un philosophe distingué. Nous n'avons de lui qu'une Vie de Proclus, ouvrage intéressant quoique fort médiocre ; mais nous savons qu'il avait composé des traités estimés sur plusieurs points importants de la science. Damascius, qui était un écrivain élégant, et dont l'imagination enthousiaste s'était éprise d'une vive passion pour les doctrines particulières à Iamblique, se sépara plus d'une fois de Proclus son maître. C'est ce que nous apprend Simplicius, l'excellent commentateur d'Aristote et d'Épictète. Simplicius et Damascius étaient dans tout l'éclat de leur renommée quand Justinien, en l'an 529, ordonna de fermer les écoles de philosophie. Ils se réfugièrent, avec quelques-uns de leurs disciples, auprès du roi de Perse Chosroès. Ils rentrèrent plus tard dans l'empire ; mais ils furent impuissants à y ranimer le foyer éteint de la civilisation païenne.
APPENDICE.
Héliodore. - Longus. - Achille Tatius. - Xénophon d'Ephèse. - Aristénète. - Stobée. - Eunape. - Nonnus. - Coluthus. - Tryphiodore. - Quintus de Smyrne. - Musée le Grammairien. - Agathias.
Nous pourrions nous dispenser de pousser plus loin l'énumération des auteurs qui ont écrit en grec et se sont fait un certain nom dans le quatrième et le cinquième siècle, ou même plus tard encore. Ceux qui n'appartiennent point à la littérature chrétienne font partie de cette littérature byzantine qui ne produisit jamais une oeuvre originale, et dont les pastiches plus ou moins ingénieux sont aussi peu classiques que le sont, dans un autre genre, les écrits latins des plus habiles cicéroniens de la Renaissance. Il y a cependant quelques prosateurs et quelques poètes qu'on est accoutumé à compter parmi les Grecs proprement dits, et dont deux au moins, Héliodore et Longus, ont en France une réputation égale à celle des plus grands génies de l'antiquité. Il est donc nécessaire de dire un mot de chacun de ces auteurs, et de caractériser leurs ouvrages.
Héliodore.
Héliodore était un chrétien. Il fut même, dans sa vieillesse, évêque de Tricca en Thessalie. Il vivait à la fin du quatrième siècle et dans la première moitié du siècle suivant. Son fameux roman intitulé Éthiopiques, cette histoire des amours du Thessalien Théagène et de l'Éthiopienne Chariclée, serait parfaitement inconnu chez nous si Jacques Amyot ne s'était donné la peine de le traduire, et si Racine, dans sa jeunesse, ne s'était passionné pour les amoureux tableaux de l'évêque de Tricca. Ce roman, tout fantastique, n'est qu'un tissu d'aventures sans vérité, sans vraisemblance, sans rien qui se rapporte à aucun temps ou à aucun lieu particulier. Les moeurs que peint Héliodore ne sont pas moins fausses et imaginaires. Quant aux combinaisons dramatiques, en quoi consiste tout l'intérêt de la fable, elles n'ont pas dû coûter à l'auteur de grands efforts d'esprit. Il s'est borné à entasser dans son livre les inventions éparses à travers les oeuvres des poètes anciens, et surtout des poètes de la Comédie nouvelle : pirates, brigands, combats, enlèvements, captivités, reconnaissances, etc. Malgré le mouvement qu'il se donne, Héliodore n'aboutit guère qu'à être ennuyeux. Mais notre vieux Amyot l'a gratifié de ce style naïf et charmant qui ferait lira des écrits plus mauvais encore que les Ethiopiques.
Longus.
Longus a eu le même bonheur qu'Héliodore ; il a été traduit par Jacques Amyot. Longus, dont l'époque est inconnue, est un des écrivains les plus sophistiques et les plus affectés qu'il y ait. Il n'a d'autre souci que le jeu des mots et des syllabes ; son récit pastoral ne lui est qu'une matière à sentences et à descriptions ; la vérité des tableaux l'occupa infime aiment moins que leur vivacité et leur éclat. Le roman de Daphnis et Chloé est un livre mal composé, où tout est faux, aventures, moeurs, caractères, style surtout ; je dis le livre de Longus ; mais tous ces défauts ou s'atténuent ou disparais sent, dans la prose exquise du vieux traducteur français. Un original plus que médiocre, un ouvrage spirituel sans doute, mais dénué de naturel et de grâce, indécent et obscène plutôt que voluptueux, est devenu, sous la main d'Amyot, non pas un livre bien chaste, mais un tableau plein de charme et d'agrément. Paul-Louis Courier, qui a complété et corrigé la version d'Amyot, a eu le bon esprit de n'en point altérer la physionomie, et de comprendre que Longus serait presque illisible s'il était reproduit autrement que sous ce costume gaulois qui dissimule ou transforme ses imperfections.
Achille Tatius.
Achille Tatius
l'emporte sur Longus et sur Héliodore par la pureté du style et par
l'intérêt des récits. Mais il n'a point eu d'Amyot pour illustrer son nom, et
pour naturaliser chez nous son œuvre. Le roman de Leucippe et Clitophon
n'est pas composé avec beaucoup d'art. Tatius ne sait pas mieux qu'Héliodore
et Longus observer les lois de la vraisem blance; mais il est amusant parce
qu'il rit quelquefois, et parce que les poètes comiques lui ont prêté quelque
chose de leur gaieté, et non pas seulement des inventions bizarres, des
aventures, des péripéties, en un mot le bagage dramatique.
On ignore si Achille Tatius est antérieur à Héliodore ou Héliodore à
Achille Tatius. Au reste, son ouvrage ressemble si fort à celui de l'évêque
de Tricca, qu'il n'est guère impossible ou qu'Héliodore ait imité Leucippe et
Clitophon, ou qu'Achille Tatius ait imité les Éthiopiques. Seulement
Héliodore est chaste, et ne peint jamais le vice que pour en inspirer
l'horreur, tandis qu'Achille Tatius se complaît dans certains sentiments et
dans certaines idées qui prouvent que les lecteurs de ce temps-là n'étaient
pas très difficiles en fait de morale et de pudeur. Leucippe conserve comme
Chariclée sa pureté virginale, à travers toute sorte d'aventures ; mais le
résultat final n'excuse nullement les moyens, et les tableaux d'Achille Tatius
méritent trop souvent les plus graves reproches. Pour rendre complète justice
à cet auteur, il est indispensable, comme le remarque M. Zevort, de s'arrêter
surtout aux détails, à la forme, au style, dans lequel brille encore, à
travers les grâces fardées et l'afféterie, un visible reflet de l'élégance
antique, quelque chose de la manière de Platon.
Xénophon d'Éphèse.
Le roman d'Anthia et Habrocome, autrement dit les Éphésiaques, ressemble aux livres de Tatius et d'Héliodore, et pour la marche des événements, et pour le choix des épisodes, et pour le mépris de la réalité. C'est surtout, comme chez Tatius, une parfaite indifférence morale, et un cynisme étrange dans l'emploi des matériaux les plus immondes. Mais Xénophon d'Ephèse, l'auteur de ce roman, est bien loin d'avoir le talent de ses devanciers : « L'élégance travaillée de Tatius, dit M. Zevort, a fait place à la sécheresse ; à la manière épique d'Héliodore a succédé une froide exposition historique ; les inventions, de plus en plus communes, s'enflent et s'exagèrent jusqu'à l'absurde ; l'unité même est sacrifiée : Habrocome et Anthia, séparés dès le début, ont chacun un roman à part ; l'auteur court sans cesse de l'un à l'autre, et est obligé de renouer vingt fois le fil de leur histoire. On sent, en lisant les Ephésiaques, que Xénophon s'efforce de renchérir sur ses prédécesseurs, pour ne point leur ressembler ; mais, comme les couleurs lui manquent, il va d'une hyperbole à une autre, et finit par perdre entièrement le sens du vrai et du possible. S'il veut donner une idée de la beauté des deux amants, il montre tous les peuples prosternés devant eux, et les adorant comme les dieux. Pour mieux éprouver leur vertu et intéresser à leurs maux, il invente de bizarres supplices. » En somme, le livre de Xénophon d'Éphèse ne mérite guère d'être lu, même dans le français excellent de son dernier traducteur. Cela est sec, comme l'avoue le traducteur lui-même, et pauvre d'idées, et d'un intérêt plus que médiocre, et digne enfin de ces arrangeurs de mots qui pullulaient dans les derniers siècles de la Grèce.
Aristénète.
Aristénète, qui est du cinquième ou du sixième siècle, est un sophiste, ou, si l'on veut, un romancier, dans le genre d'Alciphron. Ses Lettres sont des contes amoureux, ou plutôt des exercices de style sur des sujets érotiques. Il ne faut chercher, dans ces compositions sophistiques, que ce qu'y a voulu mettre l'auteur, c'est-à-dire des phrases assez habilement construites, pleines d'ornements d'un goût suspect et de locutions empruntées aux poètes. Aristénète est un déclamateur sans talent. Ses amoureux sont des fous de sens rassis, dissertant à perte de vue sur des sentiments qui leur sont étrangers, et impuissants à produire en nous aucune émotion véritable.
A tous ces écrivains soi-disant originaux, qui n'ont d'original que leurs défauts de toute espèce, je n'hésite guère à préférer ce Stobée qui s'est borné à recueillir et à mettre en ordre les extraits de ses lectures, ou même cet Eunape qui a rédigé en mauvais style et avec peu de critique les Vies des philosophes et des sophistes de son temps. Leurs livres sont très précieux pour nous, surtout celui de Stobée, où l'on trouve d'admirables morceaux de prose et de poésie qui, sans la compilation de ce Philosophe amateur, seraient perdus à tout jamais.
Nonnus.
Les poètes du cinquième et du sixième siècle, ou du moins les versificateurs qu'on s'accorde à faire vivre dans cette période, sont en général au-dessous du médiocre, et bien dignes de l'oubli où les a laissés la postérité. Il n'y a pas, dans les quarante-huit chants des Dionysiaques de Nonnus, la moindre étincelle de ce génie poétique qui brille encore dans Proclus d'un si vif éclat. Nonnus est très savant dans la mythologie ; il n'ignore, aucune des traditions qui concernent Bacchus son héros ; il fait le vers avec facilité : peut-être de son temps l'a-t-on pris pour un Homère. Mais cette érudition et cette versification habile n'ont produit qu'un poème insipide. Nonnus était un Égyptien de Panopolis. Il se fit chrétien, et il écrivit, après sa conversion , une paraphrase en vers de l'Evangile de saint Jean.
Coluthus. Tryphiodore.
Coluthus, qu'on
croit Égyptien aussi, nous a laissé un petit poème, intitulé l'Enlèvement
d'Hélène, qui n'a d'autre mérite que d'être extrêmement court, et de ne
pas ennuyer trop longtemps le lecteur curieux de connaître ce pastiche
homérique. Harles, un des éditeurs de Coluthus, dit en propres termes que
l'auteur de l'Enlèvement d'Hélène n'est qu'un inepte imitateur d'Homère. Ses
vers sont bien faits ; mais il na guère plus de mérite à les avoir faits que
notre P. Giraudeau à avoir fabriqué ceux de son utile rhapsodie. Il y a
pourtant une belle chose dans le poème : c'est le tableau du désespoir
d'Hermione, au moment où la fille d'Hélène s'aperçoit du départ de sa
mère. Mais il est trop manifeste que Coluthus, là comme partout, n'a fait que
copier, et que ce n'est pas à lui qu'il faut rapporter l'honneur d'avoir
trouvé ces pathétiques accents, Cela vient de quelque poème ou de quelque
tragédie antique. Le rédacteur nouveau n'y est que pour les fausses notes qui
y détonent de temps en temps, et surtout sans doute pour les derniers traits,
qu'il m'est difficile d'attribuer à d'autres qu'à Coluthus : « Ce ne sont pas
les bois que j'accuse de mon malheur, et je ne crains pas davantage les eaux
sacrées de l'Eurotas. Serait-il possible qu'elles fussent assez calmes pour te
retenir submergée, sans te porter de temps en temps à la surfaces Les fleuves
ainsi que les mers sont peuplés de naïades ; et ces naïades ne font point de
mal aux femmes qui vont les visiter. »
La Prise d'Ilion par Tryphiodore, compatriote, dit-on, et contemporain de
Coluthus et de Nonnus, est un peu plus longue que l'Enlèvement d'Hélène, et
n'en est pas beaucoup meilleure.
Quintus de Smyrne.
Le Poème de Quintus de Smyrne intitulé Reliefs d'Homère, ou les Posthomériques, est une sorte d'abrégé des épopées cycliques, divisé en quatorze chants. Il y a fort peu d'originalité de composition et de style dans ces récits, par lesquels Quintus a prétendu continuer l'Iliade. Mais si le poète ignore l'art de former un tout de diverses parties et de soutenir l'intérêt par des gradations habilement ménagées, il a de temps en temps des veines assez heureuses, et l'on sent que ses vers ont été inspirés quelquefois par de bons modèles. Sans doute Arctinus, Leschès et d'autres pourraient revendiquer pour leur part presque tout ce qu'on est tenté d'admirer chez Quintus ; mais il y a quelque mérite littéraire à avoir su choisir avec assez de goût parmi les inventions dont les poètes cycliques avait rempli leurs épopées.
Musée le grammairien.
Le chef-d'oeuvre épique de cette période, c'est le petit poème intitulé Héro et Léandre, de Musée le grammairien. Le récit de la catastrophe est simple et touchant ; le poème est assez bien conduit, et écrit en général avec une pureté de style et une naïveté de sentiment qui rappelle les siècles de la belle poésie. Mais on y trouve aussi des traces d'affectation sophistique, et comme une marque manifeste des temps de la décadence. Ce n'est d'ailleurs qu'une bluette, puisque l'ouvrage entier n'a pas quatre cents vers ; mais c'est une bluette jolie et gracieuse.
Agathias.
L'Anthologie contient un certain nombre d'épigrammes assez piquantes, dont les auteurs appartiennent à la période que nous sommes en droit de regarder comme la fin de la littérature grecque proprement dite. Le genre épigrammatique est le seul où les Grecs n'aient pas cessé d'exceller, et même assez longtemps après Julien et Proclus. Ainsi Agathias, à la fin du sixième siècle, composait encore de très spirituelles épigrammes, dont plusieurs comptent parmi les meilleures de l'Anthologie. Il n'était pourtant versificateur que par occasion, et c'est comme historien qu'il est plus ordinairement connu. Il avait formé un recueil d'épigrammes anciennes, qui a servi de base à ceux de Céphalas et de Planude ; et c'est en compilant ce recueil qu'il s'était avisé d'y introduire des morceaux de sa façon. En voici un que Lucien n'aurait pas désavoué peut-être, et qui terminera agréablement, je l'espère, cette interminable revue des dernières productions du génie grec expirant : « Le paysan Calligène, après avoir ensemencé sa terre, vint dans la maison de l'astrologue Aristophane, et lui demanda : « Ferai-je une bonne moisson ? recueillerai-je des épis en grande abondance? » Celui-ci, ayant pris des jetons, les disposa sur sa tablette, puis supputa sur ses doigts, puis dit à Calligène : « Si ton champ est suffisamment arrosé par la pluie ; s'il ne produit pas des touffes de mauvaises herbes ; si la gelée ne brise pas les sillons ; si la grêle ne déchire pas la pointe des gerbes naissantes ; si le gibier ne dévaste pas tes guérets ; enfin si la récolte n'éprouve aucun autre désagrément, soit de l'air, soit de la terre, je te prédis une bonne moisson, et tu couperas des épis magnifiques. Seulement, crains les sauterelles. »
FIN.
(01)
Lucien, Songe ou Vie, à la fin.
(02) Lucien, Mort de
Pérégrinus, chapitre XIII.
(03) Lucien, Timon, chapitre 1.
(04) Homère, Iliade vers I du
chant Ier.
(05) Id., ibid., vers 2.
(06) C'est la fable XCV, le
Lion malade.
(07) Le mot kardÛa
signifie tout à la fois le coeur et l'intelligence, l'esprit. le bon sens.
(08) Le Chariot de Mercure et les
Arabes.
(09) C'est dans le douzième
Discours.