retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature grecque de Alexis Pierron

 

 

Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.

CHAPITRES I à IV       CHAPITRES V à IX          CHAPITRES XVIII  à XXII

CHAPITRE XII.

LYRIQUES IONIENS. SCOLIES.

 Recueil des poésies anacréontiques - Vie d'Anacréon. - Odes authentiques d'Anacréon. - Simonide de Céos. - Génie lyrique de Simonide. - Elégies de Simonide. - Épigrammes de Simonide - Bacchylide. - Scolies. - Callistrate. - Hybrias.

Recueil des poésies anacréontiques.

« Le poète, dit Platon, est chose légère, ailée et sacrée. » Ces paroles, qui s'appliquaient, dans la pensée du philosophe, à tous ceux que pénètre et échauffe l'inspiration de la Muse, semblent avoir été écrites après quelque lecture nouvelle des poésies d'Anacréon, bien plus encore qu'au souvenir de l'Iliade et de l'Odyssée, ou du Péan de Tynnichus, tant vanté dans le dialogue de Platon. Rien de plus léger, de plus aérien, de plus sacré, c'est-à-dire de plus inspiré et de plus divin, que ces chants qui ont résonné jadis sur la lyre du poète de Téos. Il en reste peu d'entiers ; mais ceux qui ont échappé sains et saufs à la destruction, et même les membres mutilés des autres, sont un trésor inappréciable, et expliquent l'enthousiasme des contemporains d'Anacréon et de toute l'antiquité lettrée.
C'est un travail de retrouver, dans le recueil si souvent imprimé sous le nom d'Anacréon, ce qui appartient en propre à l'ami de Polycrate, et ce qui est l'œuvre de ses imitateurs, l'œuvre de l'école anacréontique. Tous les petits poèmes qui le composent se recommandent par des mérites divers ; à aucun la grâce ne fait défaut, et c'est par là qu'ils ne sont pas indignes de la place qu'ils ont usurpée. Mais plusieurs ont trop d'esprit, et sentent déjà l'affectation et la manière ; plusieurs ont une tournure quelque peu épigrammatique et visant à la pointe : tous signes auxquels se reconnaît une époque plus sophistique et plus raffinée que le siècle où vivait Anacréon. La vraie poésie d'Anacréon est simple, naïve, savante dans la forme mais sans pédanterie, forte et vigoureuse quelquefois, doucement pathétique, gracieuse, et, comme l'héroïne d'Homère, mêlant une larme à son sourire.
Il y a d'autres raisons encore qui infirment l'authenticité de la plus grande partie des odes du recueil. Les auteurs anciens ont maintes fois cité Anacréon ; et, sur cent cinquante passages et plus qu'ils ont transcrits, c'est à peine si un seul appartient à un des poèmes que nous connaissons. Les personnages sont bien, par le nom, de ceux qu'Anacréon avait célébrés dans ses vers ; mais ces personnages semblent avoir perdu leur réalité individuelle, et n'être plus que des types sur lesquels se sont exercés à leur tour, et par un passe-temps purement littéraire, les poètes anacréontiques. Tout a le même vague, le même air de lieu commun. C'est toujours l'éloge de l'amour ou du vin, la puissance du fils de Cypris, et d'autres sujets généraux, sans rien qui rappelle aucun événement particulier, et qui soit la marque propre du temps où vivait Anacréon. Or, le géographe Strabon dit positivement, à propos de Samos, que les poèmes d'Anacréon sont pleins d'allusions au tyran Polycrate. Il n'est pas jusqu'à l'Amour lui-même, dont les anacréontiques n'aient tracé des images assez peu conformes aux traits que lui donne le véritable Anacréon : « L'Amour, disait quelque part le poète, m'a frappé, comme eût fait un forgeron, de sa grande cognée, et il m'a fait prendre un bain dans le torrent glacé. » On voit que le maître devant lequel tremblait Anacréon était un peu plus redoutable que le petit dieu malin des anacréontiques. Enfin, des critiques habiles ont remarqué, dans la plupart des odes du recueil, des imperfections de toute sorte : ici, la diction est prosaïque et presque barbare ; là, les lois de la versification n'ont pas été respectées ; plus loin, il y a autre chose. Mais ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est, dans les fragments qui suivent les pièces entières, c'est-à-dire dans ce qui est incontestablement d'Anacréon, une infinie variété de mètres, et dans les odes, au contraire, la monotone répétition du petit vers ïambique dimètre catalectique, le plus simple, le plus facile, et on peut dire le plus vulgaire de tous les mètres connus : presque toutes les odes en sont uniquement composées. Je n'entreprends pas de déterminer, comme le font quelques-uns, l'époque respective de telle ou telle des odes anacréontiques. Il me suffit d'avoir montré qu'en général elles ne sont point ou ne sauraient être d'Anacréon, et qu'elles appartiennent aux siècles de décadence. Je répète aussi que ces bluettes ne sont presque jamais sans charme, et que les plus insignifiantes ont encore leur valeur. Voyez, par exemple, la petite pièce qui ouvre le recueil. La pensée n'est rien ; pourtant il y a dans ce chant, si simple et si peu rempli, je ne sais quelle gracieuse naïveté qui plaît à l'âme : « Je veux dire les Atrides, je veux chanter Cadmus ; mais mon luth, sur ses cordes, ne fait retentir que l'amour. J'avais changé les cordes naguère, et remonté complètement ma lyre ; et je chantais, moi aussi, les combats d'Hercule. Mais ma lyre m'accompagnait de chants d'amour. Adieu donc désormais, héros ; car ma lyre ne chante que les amours.» Quelques-uns de ces morceaux sont même des tableaux achevés, et que ne désavoueraient pas les plus grands maîtres : ainsi la Colombe, la Rose, l'Amour mouillé, d'autres encore trop connus pour qu'il soit besoin de les nommer.

Vie d'Anacréon.

Je reviens à Anacréon lui-même. Anacréon était né à Téos, on ne sait en quelle année, mais assez longtemps avant la prise de la ville par Harpagus et la fuite des habitants, qui allèrent fonder en Thrace ou plutôt repeupler Abdère. Ceci se passait environ l'an 540 avant Jésus-Christ. Anacréon, homme fait déjà et poète célèbre, se trouvait parmi les exilés téiens. Quelques années après, il était à la cour de Polycrate. Il resta à Samos jusqu'à la chute de son protecteur, traîtreusement renversé et mis à mort, en 522, par Oroetès satrape de Cambyse. Les Pisistratides lui offrirent alors un asile à Athènes, où ils avaient réuni la plupart des poètes fameux du temps. Anacréon passa là plusieurs années, puis il alla visiter la Thessalie, attiré par la munificence des Alévades; enfin, il revint fixer son séjour dans sa ville natale, qui avait pu se relever de ses ruines. Il vivait encore à Téos quand les Ioniens se soulevèrent contre Darius, à l'instigation d'Histiée. C'est là probablement qu'il mourut, dans un très grand âge. Le nom de vieillard de Téos, sous lequel il est si souvent désigné par les auteurs anciens, semble prouver qu'il avait conservé, jusque dans ses dernières années, sa verve poétique et son génie.

Odes authentiques d'Anacréon.

Nous nous dispenserons de chercher fastidieusement, parmi les fragments d'Anacréon, des citations qui ne donneraient, en définitive, qu'une très imparfaite idée de la manière du poêle et de sa tournure d'esprit. Il y a une ode au moins dont l'authenticité est incontestable. Elle a été conservée, non pas dans le manuscrit dont les autres sont tirées, mais dans l'ouvrage d'un des commentateurs d'Homère. C'est une allégorie qui a fourni à Horace plus d'un trait heureux. Elle est en petites strophes de quatre vers chacune, et analogues dans leurs éléments à la strophe d'Alcée ou à celle de Sappho : « Cavale de Thrace, pourquoi me jeter ce regard de travers, et me fuir impitoyablement, comme si je ne savais rien d'habile ? Eh bien ! apprends que je te mettrais le frein selon les règles, et que, les rênes en main, je te ferais tourner autour du but de la lice. Mais tu pais maintenant dans les prairies, et tu te joues en bonds légers ; car tu n'as pas un cavalier adroit, et qui s'y connaisse à dompter ta fougue. » Aulu-Gelle cite une des pièces qui se trouvent dans le recueil, comme l'ouvrage authentique d'Anacréon. C'est celle où le poète s'adresse au ciseleur qui lui fait une coupe d'argent. Elle est dans le simple mètre si cher aux anacréontiques ; mais ce n'est pas une raison suffisante pour la leur attribuer. Elle n'est pas trop indigne d'ailleurs de celle qu'on vient de lire : « En ciselant cet argent, Héphestus, fais -moi, non point une armure (qu'y a-t-il entre les combats et moi ?), mais une coupe profonde : autant que tu peux, creuse-la. Représente-moi, sur cette coupe, non point les astres, ni le Chariot, ni le triste Orion (qu'ai-je affaire des Pléiades, qu'ai-je affaire de l'astre du Bouvier ?), mais des vignes verdoyantes, et des raisins qui rient, et des ménades qui vendangent. Fais-y aussi un pressoir à vin, et des figures d'or foulant la grappe, le beau Lyéus et avec lui l'Amour et Bathylle. »
Le génie d'Anacréon, essentiellement tempéré, n'était pas né pour les grands sujets. Aussi ne les a-t-il jamais abordés. Même dans ceux où il s'est prudemment restreint, il a laissé à d'autres les élans de la passion et les troubles orageux de l'âme, bien plus curieux de ravir aux poètes éoliens les secrets de leur art, que de rivaliser avec eux d'enthousiasme et de véhémence. La poésie d'Anacréon fut celle d'un homme heureux, ou du moins qui n'avait trouvé dans les misères de la vie qu'un assaisonnement à son bonheur.

Simonide de Céos.

Simonide de Céos forme avec Anacréon un frappant contraste. Ce qui le distingue surtout entre les poètes antiques, c'est ce caractère de tristesse et de mélancolie dont la trace est si vive encore dans ce qui nous reste de lui. Simonide était un penseur, un moraliste profond, et, pour le temps où il vivait, un savant véritable. Il perfectionna l'alphabet grec, par l'invention des lettres doubles et des voyelles longues h, v. On lui attribuait également un système mnémonique fort en vogue dans l'antiquité. Quelques-uns des mots les plus fameux qui couraient sous le nom des sept sages étaient, selon certains auteurs, sortis de la bouche de Simonide. Plusieurs le comptaient parmi les philosophes ; les sophistes le considéraient comme un de leurs précurseurs ; et l'on disait en proverbe, chez les Grecs, modération de Simonide.
Simonide naquit à Iulis, dans l'île ionienne de Céos, entre les années 560 et 555 avant notre ère. il vécut quatre-vingt-neuf ans, et mourut par conséquent entre les années 471 et 466. Il était, comme Stésichore, d'une famille où les talents littéraires se transmettaient de génération en génération. Son aïeul paternel avait été un poète; Bacchylide son neveu se distingua à ses côtés dans la poésie lyrique ; et Simonide le jeune, son petit-fils, est cité comme auteur d'un ouvrage en prose. Simonide, après s'être fait une grande réputation dans sa patrie, vint se fixer à Athènes, auprès d'Hipparque fils de Pisistrate, qui eut pour lui les plus grands égards Les Alévades et les Scopades de Thessalie l'attirèrent à leur tour à Larisse et à Cranon, probablement après la mort d'Hipparque, ou après l'expulsion de son frère Hippias. Enfin les deux tyrans siciliens Théron d'Agrigente et Hiéron de Syracuse honorèrent la vieillesse de Simonide et s'honorèrent eux-mêmes en prodiguant au poète de Céos des marques signalées de respect, d'estime et d'affection. Il passa plusieurs années en Sicile. Il eut même le bonheur, dit-on, de réconcilier les deux tyrans, au moment oit leurs armées, des deux côtés du fleuve Gélas, n'attendaient que le signal pour engager le combat. Pendant les guerres Médiques, Simonide eut des relations assez intimes avec Thémistocle et avec Pausanias. Ce fut l'apogée de sa gloire littéraire. On le choisit, d'un consentement unanime, pour être le héraut des exploits des Grecs dans ces luttes immortelles ; et il célébra, sous toutes les formes, les journées de Marathon, de Salamine, d'Artémisium, et le triomphant désastre des Thermopyles.
Simonide fut probablement un des poètes lyriques les plus féconds qu'il y ait eu au monde ; et la poésie lyrique n'était qu'une part, la principale il est vrai, des occupations de son génie. D'après un tableau votif dont lui-même avait rédigé l'inscription, il avait gagné, dans les concours poétiques, cinquante-six bœufs et autant de trépieds : or, c'était là des prix qu'on ne donnait que dans certaines solennités assez rares. Que serait-ce donc si le poète eût énuméré toutes ses victoires dans tous les genres ? Et ces morceaux d'apparat n'étaient eux-mêmes, relativement au total de ses oeuvres lyriques, qu'une portion assez peu considérable. Simonide passa plus de soixante ans de sa vie à chanter toutes les gloires de son pays, ou même, comme le lui ont reproché quelques anciens, tout ce qui brillait d'un éclat emprunté ou légitime. Il paraît que Simonide fut, suivant d'assurés témoignages, le premier poète qui consentit à mettre, pour un salaire, sa muse au service du premier venu : « Simonide lui-même, à ce que j'imagine, dit aussi Platon dans le Protagoras, a souvent cru qu'il était de son devoir de louer et de combler d'éloges tel tyran ou tel grand personnage ; non qu'il s'y portât de plein gré, mais forcé par une nécessité de bienséance. » Ce n'est pourtant pas un reproche que Platon adresse à Simonide ; ce n'est que le commentaire d'un mot de Simonide lui-même : Je ne suis pas enclin à la censure.

Génie lyrique de Simonide.

Quintilien apprécie assez légèrement le mérite littéraire d'un homme qui balançait, dans l'estime des Grecs, même le grand Pindare ; d'un homme qui passait chez ses contemporains pour le favori des dieux, et dont un jour les Dioscures préservèrent miraculeusement la vie, selon cette légende fameuse que la Fontaine a rendue familière à notre enfance : « Simonide, dit le rhéteur latin, maigre d'ailleurs, peut se recommander par la propriété de la diction et un certain charme dans le style. Toutefois c'est à exciter la pitié qu'il excella principalement ; en sorte que quelques-uns le préfèrent, sous ce point de vue, à tous ceux qui ont traité des sujets analogues aux siens. » Il faut se rappeler que Quintilien se borné à indiquer, parmi les poètes et les prosateurs célèbres, ceux dont la lecture peut être utile à un orateur, ou plutôt à ce que nous nommons un avocat, et qu'il ne fait guère, la plupart du temps, que transcrire les jugements des critiques alexandrins, sans se donner la peine de les contrôler lui-même. Il est évident que beaucoup de ces écrivains ne sont pour lui que des noms, ou, si l'on veut, qu'il ne connaissait qu'assez superficiellement leurs ouvrages.
On ne saurait sans injustice refuser à Simonide une place éminente parmi les poètes les plus heureusement doués et les plus habiles dans l'art de charmer les hommes. C'est lui qui a donné la forme définitive à ces hymnes de triomphe (¤pinÛkia) qu'on chantait en l'honneur des vainqueurs des jeux publics. A l'origine, quelques vers suffisaient pour fixer dans la mémoire des contemporains le nom proclamé par le héraut. Mais quand on eut commencé à élever des statues à ces vainqueurs, il fallut bien que la poésie à son tour leur prodiguât toutes ses magnificences. Le chœur de Stésichore, avec ses marches savantes et son appareil pompeux, se prêta à la célébration de ces fêtes, dont un simple mortel était l'objet soit sur le lieu même de la lutte, soit à son retour au foyer domestique. Ce que durent être les chants de victoire composés par Simonide, il ne serait pas aisé de le dire : je ne crois pas pourtant qu'ils ressemblassent autrement que par l'extérieur à ceux de Pindare. Simonide traitait ses héros avec moins de parcimonie que le poète thébain ; il décrivait la lutte en détail, et il ne se lançait pas du premier bond dans les sphères éthérées. Il n'oubliait pas même les animaux dont la vigueur avait si bien servi l'ambition de leur maître, pas même ces mules qui avaient traîné le chariot de Léophron, fils du tyran Anaxilas. S'il mêlait aux louanges de son héros celles des personnages mythologiques, ce n'étaient jamais des hors-d'œuvre, ni même des digressions. Il se permettait quelquefois une plaisanterie, un innocent jeu de mots.
Voilà ce qu'il est permis de conjecturer, après un attentif examen des fragments de ses chants de victoire. Mais ce qu'on peut assurer avec confiance, c'est que le moraliste, le philosophe, se montrait à chaque pas, et développait complaisamment quelquefois ses opinions particulières. Le plus considérable reste de la poésie de Simonide, retiré avec grand effort de la prose du Protagoras de Platon, où il était enseveli, est une sorte de dissertation morale, sur laquelle Platon s'est complu à broder un ingénieux et agréable commentaire ; et ce morceau faisait partie d'un chant de victoire adressé à Scopas le Thessalien : « Il est difficile, sans doute, de devenir véritablement homme de bien, carré des mains, des pieds et de l'esprit, façonné sans nul reproche.... Je n'approuve pas non plus le mot de Pittacus, quoique prononcé par un sage mortel. Il est malaisé, dit Pittacus, d'être vertueux. Dieu seul peut posséder ce privilége : quant à l'homme, il est impossible qu'il ne soit pas méchant, si une calamité insurmontable le vient abattre. Tout homme est bon qui agit bien, méchant qui agit mal ; et ceux que les dieux aiment sont d'ordinaire les plus vertueux. Il me suffit qu'un homme ne soit pas méchant ni tout à fait malhabile, qu'il ait du sens, et qu'il pratique la justice, conservatrice des cités. Je ne le censurerai point, car je ne suis pas enclin à la censure. Aussi bien, le nombre des sots est infini. Oui, tout est beau où rien de laid n'est mêlé. C'est pourquoi jamais je ne tenterai la recherche de ce qui ne saurait exister ; jamais je ne jetterai une part de ma vie dans le vain et irréalisable espoir de trouver un homme absolument sans défaut, parmi nous qui mangeons les fruits de la terre au vaste sein. Si je le rencontre, alors je viendrai vous le dire. Mais je loue et j'aime volontiers quiconque ne fait rien de honteux. Au reste, les dieux eux-mêmes ne combattent pas contre la nécessité. » Ce ne sont là que les membres mutilés non pas même d'un poème entier, mais d'une portion de poème. Or, je demande où l'on y voit rien de cette maigreur dont parle Quintilien. Si ce mot a quelque sens, ce n'est que par la comparaison du style de Simonide avec celui de Pindare, qui est moins simple, moins naïf, plus chargé de mots composés et de métaphores. Simonide emprunte aux Doriens leurs formes poétiques et certaines particularités de langage ; il parle aussi éolien quelquefois ; mais au fond il reste ionien, surtout par l'esprit, c'est-à-dire sobre, tempéré, déjà presque attique.
Mais c'est dans la louange des vrais héros que Simonide a pu s'élever à toute la hauteur de son génie. Rien de plus magnifique, rien de plus noble que ce qui reste du chant où il avait célébré Léonidas et les siens : « Qu'il est glorieux le destin de ceux qui sont morts aux Thermopyles ! Qu'il est beau leur trépas ! Leur tombe est un autel. Au lieu de larmes (01), nous leur donnons un immortel souvenir. La façon dont ils sont morts est leur panégyrique. Ni la rouille ni le temps destructeur n'effaceront cette épitaphe des braves. La chambre souterraine où ils reposent renferme l'illustration de la Grèce. Témoin Léonidas roi de Sparte, qui a laissé le plus beau monument de la vertu, une gloire impérissable. »

Pathétique de Simonide.

Il y a surtout un mérite que l'antiquité, comme l'avoue Quintilien, s'accordait à reconnaître au plus haut degré dans Simonide : c'est le pathétique, cet heureux don d'émouvoir dont la nature est si peu prodigue, même envers ses favoris. Ses chants les plus estimés étaient des thrènes ou chants de douleur, espèces de complaintes dont quelque illustre infortune avait fourni le sujet, et au caractère desquelles Horace a fait quelque allusion, quand il nomme la nénie de Céos. L'ode admirable où Danaé exhale ses douleurs est un de ces thrènes tant vantés, et, si l'on en peut juger par cet échantillon, vraiment dignes de tout éloge. Danaé et son fils Persée sont enfermés dans un grand coffre, et livrés à la merci des vagues : « Dans le coffre artistement façonné grondent et le vent qui souffle et la mer agitée. Danaé tombe, saisie de frayeur, les joues baignées de larmes ; elle entoure Persée de ses bras, et s'écrie : « O mon enfant, quelle douleur j'endure ! Mais toi, tu n'entends rien ; tu dors d'un cœur paisible dans cette triste demeure aux parois jointes par des clous d'airain, dans cette nuit sans lumière, dans ces noires ténèbres. Tu ne t'inquiètes pas du flot qui passe au-dessus de toi sans mouiller ta longue chevelure, ni du vent qui résonne, et tu reposes enveloppé de ta couverture de pourpre, visage de beauté. Ah ! si ce qui m'effraye t'effrayait aussi, tu prêterais à mes paroles ta charmante oreille. Allons, dors, mon enfant ; dorme aussi la mer, dorme notre immense infortune. Mais puissent voir mes yeux, ô Jupiter ! que tes desseins me sont redevenus favorables ! Ce vœu que je t'adresse, il est présomptueuse peut-être : pardonne-le-moi, par grâce pour ton fils ! »

Élégies de Simonide.

Simonide avait excellé dans tous les chants lyriques qui servaient à la célébration des solennités religieuses. C'est ce que prouve la table votive qu'il avait consacrée à ses victoires sur les poètes rivaux. Il nous est impossible de dire par quelles qualités particulières se distinguaient ses prières aux dieux, ses péans à Apollon, ses hyporchèmes ou chansons à danser, ses dithyrambes. Il paraît toutefois que les dithyrambes de Simonide n'étaient pas tous exclusivement remplis des louanges de Bacchus ou du récit de ses aventures : un de ces poèmes était intitulé Memnon. Il nous est permis du moins de parler avec connaissance de cause des succès de Simonide dans la poésie élégiaque. Après la bataille de Marathon, il remporta le prix proposé pour une élégie en l'honneur de ceux qui avaient succombé dans cette grande journée. Eschyle lui-même, jeune encore, et qui avait été un des héros de la bataille, fut vaincu par le vieux poète de Céos. Le biographe anonyme d'Eschyle, qui rapporte ce fait, remarque à cette occasion que l'élégie demande une tendresse de sentiments et un genre de pathétique qui étaient étrangers à Eschyle. Le chantre de Danaé, le poète des thrènes, possédait naturellement ces qualités, et à un degré incomparable. Ses élégies cependant n'étaient pas de pures lamentations, des thrènes sous une autre forme. Les réflexions morales y abondaient, les pensées philosophiques, les préceptes pour régler la vie. C'est Solon qu'on croirait entendre, mais un Solon moins ami de la joie, plus mélancolique, et tout prêt à verser des larmes. Qui ne connaît les vers fameux où Simonide commente une pensée d'Homère, et qui sont le plus considérable fragment de ses élégies? « Il n'est rien sur la terre qui demeure à jamais inébranlable. L'homme de Chies a dit une bien belle chose : Telle est la génération des feuilles, telles sont les générations des hommes. Combien peu de mortels, après avoir reçu ces paroles dans leurs oreilles, les ont logées dans leur âme ! C'est que l'espérance est présente en chacun de nous, l'espérance qui pousse naturellement au cœur des jeunes gens. Tant qu'un mortel possède l'aimable fleur de la jeunesse, son esprit est léger et rêve mille projets impossibles. Car il n'a crainte ni de vieillir ni de mourir ; et, quand il est bien portant, il ne s'inquiète nullement de la maladie. Insensés ceux dont la pensée est en cet état, ceux qui ne savent pas combien le temps de la jeunesse et de la vie est court pour les mortels ! Mais toi, qui le sais, dirige-toi vers le terme de la vie en travaillant avec courage à faire jouir ton âme des bleus de la vertu. »

Épigrammes de Simonide.

Ce que les Grecs appelaient épigramme n'était à l'origine qu'une inscription, comme l'exprime le mot lui-même, et se disait indistinctement de tout ce qui servait à indiquer aux passants qu'ici était inhumé tel personnage, que ce monument avait été consacré pour telle raison et dans telles circonstances, et d'autres choses analogues. Ces inscriptions étaient ordinairement en vers. Depuis l'invention du distique, on les rédigea de préférence en vers élégiaques. L'Anthologie contient des épigrammes qui sont données pour être d'Archiloque, de Sappho, d'Anacréon. Ce sont des morceaux assez insignifiants, et qui probablement n'ont été composés que longtemps après la mort des poètes auxquels on les attribue. Simonide fut le premier qui fit de l'épigramme un genre de poésie vraiment digne de la Muse. Parmi les épigrammes de Simonide, il en est une, mais une seule, dont le ton est sarcastique, et qui serait encore aujourd'hui ce que nous nommons une épigramme. C'est une inscription funéraire pour un poète que Simonide n'aimait pas, ce Timocréon de Rhodes dont nous avons parlé plus haut. Simonide le traite fort mal ; et il n'est pas besoin de forcer les conjectures pour assurer que cette épitaphe n'a jamais été gravée sur le tombeau de Timocréon. Les autres épigrammes de Simonide sont des oeuvres sérieuses, et qui comptent comme monuments de l'histoire. Ainsi cette inscription sur une statue du dieu Pan : « C'est Miltiade qui m'a dressé, moi Pan le chèvre-pied, l'Arcadien, moi qui ai pris parti contre les Mèdes et pour les Athéniens. » Ainsi l'inscription funéraire des morts de Marathon ; ainsi surtout l'épitaphe sublime de Léonidas et de ses compagnons de dévouement : « Étranger, va dire aux Lacédémoniens que nous sommes enterrés ici pour avoir obéi à leurs ordres. »

Bacchylide.

Bacchylide, neveu de Simonide de Céos, et qui vécut avec lui à la cour d'Hiéron de Syracuse, n'était pas un poète méprisable. Il n'avait pas le génie de Simonide; mais il rachetait, par la perfection du style et le fini de l'exécution, ce qui manquait à sa poésie de verve inspirée, d'invention, de passion, de pensées profondes, d'élévation morale. Comme son oncle, il avait chanté avec succès les vainqueurs des jeux publics de la Grèce, et de façon même à porter ombrage à Pindare. Ces bavards qui n'ont que de l'acquis, ces corbeaux qui poussent des cris contre l'aigle, ces ennemis personnels que le poète thébain stigmatise en passant, dans la deuxième Olympique et dans d'autres ouvrages, c'étaient, suivant les commentateurs, Bacchylide et Simonide lui-même. Mais la haine de Pindare, légitime ou non, n'a rien ôté ni à Simonide de son génie, ni à Bacchylide de sa facilité élégante et gracieuse.
La plupart des fragments qui restent de Bacchylide n'ont pas le ton héroïque. Le poète semble s'être arrêté de préférence aux scènes de plaisir, aux riantes et folâtres images. II y a quelquefois des pensées qui rappellent Simonide. Ainsi, par exemple : « Il est bien peu de mortels à qui la divinité ait donné d'atteindre la vieillesse aux tempes chenues, en se conduisant comme il faut, et sans s'être heurtés contre l'infortune. » Ainsi encore : « Il est heureux celui à qui un dieu a fait don d'une part de biens, et qui mène une existence opulente, un destin digne d'envie ; car jamais habitant de la terre n'a été empiétement heureux. » Mais Bacchylide parle trop du vin et de l'amour pour avoir été uniquement un disciple et un imitateur du poète des thrènes et des plaintives élégies. Je ne doute pas qu'il n'ait chanté aussi souvent pour des convives attablés que pour les dieux de l'Olympe ou les vainqueurs de Pytho. C'est pourtant à un chant de victoire qu'a pu appartenir cet éloge de la paix, que cite Stobée : « La puissante paix enfante la richesse aux mortels, et les fleurs de la poésie aux doux accents. Sur les autels artistement façonnés, brûlent en l'honneur des dieux, dans la blonde flamme, les cuisses des bœufs, des brebis à l'épaisse toison. Les jeunes gens ne s'occupent que des jeux du gymnase, que des flûtes, que des festins. Sur les anneaux de fer des boucliers, les noires araignées tendent leur métier; et la rouille ronge les lances à la pointe aiguë et les épées au double tranchant. On n'entend plus le fracas des trompettes d'airain, et le sommeil aux agréables rêves, le sommeil charme de nos cœurs, n'est plus ravi à nos paupières. Les rues sont pleines de joyeux banquets, et les hymnes d'amour retentissent. »

Scolies.

Les Alexandrins, dans leur canon littéraire, c'est-à-dire dans la liste des auteurs classiques qu'il avaient dressée, ne comptent en tout que neuf lyriques. Nous en avons déjà mentionné plus de douze, et nous n'avons point encore parlé de Pindare. Il est vrai que plusieurs de ceux qui nous ont occupés n'avaient pas des titres suffisants pour être rangés parmi les classiques. Quintilien semble même réduire à quatre ceux dont il recommande la lecture : Pindare, Stésichore, Alcée, Simonide. Ceux qui ont parcouru des yeux la table du recueil des lyriques grecs nous reprocheront peut-être d'en avoir omis presque autant que nous en avons cité ; et ils allégueront les noms de Pythermon, de Praxille, de Mésomède, d'autres encore. Mais ces noms ne sont que des noms : ils n'ont point d'histoire ; on ne sait pas même à quelle époque vivaient ceux qui les ont portés ; et les vers qu'on joint à ces noms ne sont bien considérables ni par la qualité ni même par la quantité. Il y a pourtant deux de ces poètes, Callistrate et Hybrias, qui méritent une attention particulière. Ils nous ont laissé deux précieux échantillons d'un genre de poésie lyrique dont je n'ai encore dit mot, et que je ne dois point passer sous silence. Il s'agit de ces chansons de table qui s'improvisaient parmi les coupes, et qu'on nommait scolies. C'était la coutume, dans presque toute la Grèce, mais particulièrement à Athènes, de faire circuler de main en main, à la fin du repas, une lyre ou un rameau de myrte, et d'exiger quelque bout de chanson, quelque pensée revêtue de la forme lyrique, de tous ceux qu'on supposait en état de divertir agréablement les convives. Beaucoup s'en tiraient à bon marché, comme on peut croire, et payaient avec leurs souvenirs, ou avec des impromptus longuement médités d'avance. Mais souvent aussi le convive interpellé se piquait d'honneur : en recevant le rameau ou la lyre, il invoquait mentalement le secours de la Muse ; et la Muse, à son tour, lui donnait de ne rien dire qu'elle eût à désavouer. Le mot skoliñn, sous-entendu ˜sma, signifie chant tortu. Le scolie tirait son nom soit de cette course irrégulière du chant autour de la table, soit plus vraisemblablement des irrégularités de forme et des licences métriques qu'on passait à l'improvisation, et dont on se fût choqué dans tout autre chant composé à loisir. Il n'est guère de poêle un peu fameux, depuis Terpandre jusqu'à Pindare, qui ne passe pour avoir fait d'admirables choses en ce genre. II ne reste rien, ou à peu près, des scolies de Terpandre, d'Alcée, de Sappho, de tant d'autres. Nous parlerons plus bas de ceux de Pindare.

Callistrate.

Le scolie de CalIistrate est la chanson en l'honneur des meurtriers d'Hipparque. C'était une illusion générale, chez les Athéniens, que la liberté avait été rendue à leur patrie par Harmodius et Aristogiton, tandis qu'au contraire la mort d'Hipparque n'avait fait que consolider le pouvoir d'Hippias, et rendre le tyran plus cruel et plus soupçonneux. Hippias ne fut renversé que plusieurs années après, et par le Lacédémonien Cléomène. Au reste, voici le scolie, qui n'avait pas besoin d'être une pièce historique pour devenir populaire à Athènes, et qui dut être chanté assez peu de temps après la disparition du dernier des Pisistratides : « Dans le rameau de myrte je porterai l'épée, comme Harmodius et Aristogiton, quand ils tuèrent le tyran et établirent l'égalité dans Athènes. Très cher Harmodius, tu n'es point mort sans doute : tu vis dans les îles des Bienheureux, là, où sont Achille aux pieds rapides et Diomède fils de Tydée. Dans le rameau de myrte je porterai l'épée, comme Harmodius et Aristogiton, quand aux fêtes d'Athéné, ils tuèrent le tyran Hipparque. Toujours votre renom vivra sur la terre, très cher Harmodius, et toi Aristogiton, parce que vous avez tué le tyran et établi l'égalité dans Athènes. »
Callistrate était Athénien ; c'est tout ce qu'on sait sur sa personne.

Hybrias.

Le scolie d'Hybrias est la chanson d'un soldat, fier de sa valeur et de ses armes, et qui n'estime rien au-dessus de lui-même. Hybrias était un Crétois ; il n'est pas moins Dorien par ses sentiments que par sa naissance et les formes de ses mots : « Je possède une grande richesse : c'est ma lance, et mon épée, et mon beau bouclier long, rempart du corps. Oui, avec cela je laboure, avec cela je moissonne, avec cela je foule l'agréable vin que produit la vigne; avec cela j'ai des esclaves, qui m'appellent maître. Eux, ils n'ont pas le cœur d'avoir une lance, ni une épée, ni un beau bouclier long, rempart du corps. Tous tombent de frayeur et embrassent mon genou, en s'écriant : Maître! et : Grand roi ! »
Callistrate, dans sa chanson ionienne, se rapproche du système métrique des poètes de l'école de Lesbos. Ses strophes sont de quatre vers fort courts, et qui ne contiennent que des combinaisons assez simples de l'ïambe et du trochée avec le dactyle ou ses deux équivalents. La chanson dorienne d'Hybrias se compose de vers analogues, mais d'inégale longueur, et se suivant jusqu'au bout à la file, sans apparence de strophe ni indication de repos.

CHAPITRE XIII.

 PINDARE.

Vie de Pindare. - Jugement d'Horace sur Pindare. - Odes triomphales. - Caractère des odes triomphales. - Diversité des odes triomphales. - Versification de Pindare. - Plan des odes de Pindare. - Épisodes pindariques. - Obscurité de Pindare. - Fragments de Pindare.

Vie de Pindare.

Pindare, le plus illustre des poètes lyriques de la Grèce, naquit en 522 aux Cynoscéphales, village de Béotie situé à peu de distance de la ville de Thèbes. Il était d'une famille de musiciens. Son père, ou selon d'autres son oncle, passait pour un excellent joueur de flûte. Quant à lui, il annonça presque dès l'enfance ses dispositions poétiques : à l'âge de vingt ans, il composait déjà des odes triomphales en l'honneur des athlètes vainqueurs aux jeux sacrés. La dixième Pythique, adressée au Thessalien Hippoclès, est précisément de l'an 502. Pindare, comme je l'ai dit plus haut, avait eu pour maître Lasus d'Hermione, poète médiocre peut-être, mais qui connaissait à fond la théorie de l'art. Bientôt après ses premiers débuts, nous le voyons en grande faveur dans toutes les parties de la Grèce. Les tyrans siciliens Théron d'Agrigente et Hiéron de Syracuse, Arcésilas roi de Cyrène, Amyntas roi de Macédoine, les Alévades et les Scopades, toutes les cités libres, toutes les familles opulentes, se disputent sa présence, et payent à grand prix les moindres éloges de sa muse. Les Athéniens lui décernent le titre et les privilèges de proxène, c'est-à-dire d'hôte public de leur ville. Les habitants de Céos, qui avaient pourtant leurs poètes nationaux, l'emploient à la composition d'une prière pour une procession solennelle. Pindare voyage par toute la Grèce, prodiguant les trésors de son génie, et se montre également bienveillant pour tous, Doriens, Éoliens ou Ioniens, sans acception de races ni de personnes.
Sa longue vie ne fut guère qu'une fête continuelle. Quelques échecs dans les concours littéraires, des querelles avec certains poètes rivaux; altérèrent peut-être assez souvent la sérénité de son âme ; mais on aime à croire que la raison avait bien vite repris le dessus, et calmé les souffrances de l'amour-propre et de la vanité. Thèbes était le séjour ordinaire de Pindare. C'est là qu'était cette maison qu'Alexandre respecta quand il détruisit la ville ; c'est là que vécurent longtemps les descendants du poète, honorés, en mémoire de leur ancêtre, d'importants privilèges ; et c'est là probablement que Pindare mourut, à quatre-vingts ans, comblé de gloire, de richesses, de distinctions de toute sorte, et, ce qui vaut mieux, digne de l'enthousiasme de ses contemporains et léguant à la postérité des monuments éternels.

Jugement d'Horace sur Pindare.

L'ode à Julus Antonius (02), où Horace essaye d'apprécier Pindare, est encore, à tout prendre, ce qu'on a jamais écrit, sur le lyrique thébain, de plus clair, de plus satisfaisant et de plus complet. C'est le jugement d'un homme qui s'y con-naissait, et qui avait en main l'oeuvre immense et prodigieusement variée dont nous possédons il est vrai une part intacte, mais dont les trois quarts au moins ont péri : « Vouloir rivaliser avec Pindare, c'est s'élever, Julus, sur les ailes de cire façonnées par Dédale, pour donner un nom à la mer transparente. Tel qu'un torrent, grossi par les orages, se précipite des montagnes et franchit les rives connues, ainsi bouillonne, ainsi déborde à flots profonds le vaste gé­nie de Pindare. A lui le laurier d'Apollon, soit que, dans ses audacieux dithyrambes, il déroule un langage nouveau et s'emporte en rythmes désordonnés ; soit qu'il chante les dieux et les enfants des dieux, ces rois dont le bras vengeur fit tomber et les Centaures et la flamme de la redoutable Chimère ; soit qu'il célèbre l'athlète ou le coursier que la victoire ramène d'Élide chargés de palmes immortelles, et qu'il leur consacre un monument plus durable que cent statues ; soit qu'il pleure un jeune époux ravi à une épouse désolée, et le dérobe à la nuit infernale en élevant jusqu'aux astres sa force, son courage, ses mœurs de l'âge d'or. Toujours un souffle vigoureux soutient le cygne de Dircé, quand il monte dans la région des nues. » Quintilien ne dit que quelques mots vagues, et s'en réfère d'ailleurs à l'arrêt par lequel Horace proclame Pindare inimitable. Quant aux modernes, et j'entends surtout par là nos écrivains des trois derniers siècles, ils n'ont guère fait en général que déraisonner à propos de Pindare, détracteurs, apologistes même. Disons pourtant que La Harpe n'est point tombé dans le travers commun : il a su rendre justice au génie du poète ; et, ce qui vaut mieux encore, il a su expliquer et faire sentir quelques-uns des mérites de cette admirable poésie que niaient ses contemporains sur la foi de Fontenelle et de Voltaire.

Odes triomphales.

De tous les chants auxquels Horace fait allusion, de tous ces dithyrambes, de tous ces hymnes religieux, péans, prosodies, parthénies, de tous ces hyporchèmes, de toutes ces odes encomiastiques, de tous ces thrènes et de tous ces scolies qu'avait composés Pindare, rien ne reste que des lambeaux; mais nous avons les odes triomphales, ƒEpinÛkia, et nous les avons toutes, et parfaitement conservées : Olympiques, Pythiques, Néméennes, Isthmiques. Otfried Müller pense que ce qui a sauvé ce recueil à travers les siècles, c'est la supériorité reconnue des pièces qui le composent sur les autres ouvrages de Pindare. Mais Horace ne met pas au premier rang les chants de victoire ; et il est douteux que Pindare se soit surpassé lui-même précisément quand il chantait des hommes qui pour la plupart ne lui étaient que des inconnus, et quand il prenait la lyre non par devoir, ou saisi d'un transport subit, mais par intérêt ou par complaisance. S'il était besoin, pour expliquer la conservation des odes triomphales, de recourir à une autre cause que le pur caprice du hasard, je ne la chercherais pas dans cette hypothétique supériorité dont parle Müller. Ces chants étaient, pour ainsi dire, les archives d'une foule de familles, qui descendaient ou prétendaient descendre des héros célébrés par Pindare : la vanité de ces familles, le culte des traditions antiques, devaient multiplier de préférence les copies de ces poèmes, et par conséquent diminuer pour eux les chances de destruction.

Caractère des odes triomphales.

Au reste, c'est là surtout que nous avons à chercher Pindare, si nous voulons nous faire une idée de son caractère et de son génie. Et d'abord, qu'on se garde bien de croire que le poète abdiquât jamais sa dignité d'homme, ni l'indépendance de ses jugements, alors qu'il se prêtait à satisfaire les fantaisies plus ou moins vaniteuses de ses hôtes. Il donne fréquemment à ses héros de grandes et nobles leçons. Il n'épargne pas les remontrances, même à ses puissants et redoutables protecteurs, les Hiéron, les Arcésilas. Il proclame devant eux que la tyrannie est odieuse (03) ; que le mérite et la vertu sont les seuls biens véritables, et qu'ils finissent toujours par triompher de l'aveuglement du vulgaire et de la calomnie (04) ; il montre, comme une menace éternellement pendue sur la tête de ceux qui abusent de la force, le sort de Tantale, d'Ixion, de Typhon, de Phalaris (05) ; il réclame avec énergie contre l'injuste bannissement de Damophilus, qu'Arcésilas tenait éloigné de Cyrène, et qui vivait à Thèbes, soupirant en vain après son rappel (06). Rien, dans Pindare, qui sente le complaisant vil ou le mercenaire. Partout et toujours le poète thébain est digne de se déclarer, comme il fait, l'interprète des lois divines. Une morale pure et sainte respire dans ses vers ; les tableaux qu'il déroule devant les yeux ne sont pas moins propres à élever qu'à charmer l'âme. C'est par exemple, Pollux qui se dévoue pour Castor (07) ; c'est Antilochus qui meurt pour son père (08). Sans être un philosophe de profession, Pindare laisse échapper de temps en temps quelques-uns de ces mots profonds, quelques-unes de ces images saisissantes, où se révèle le penseur qui a longuement médité sur les choses humaines. C'est lui qui s'écrie, avec une éloquence comparable à celle du psalmiste pénitent : « Que sommes-nous ? que ne sommes-nous pas ? Le rêve d'une ombre, voilà les hommes (09). » L'amour-propre national lui-même ne l'aveugle ni sur les défauts de ses concitoyens, ni sur les vertus des étrangers. On sait que les Thébains, durant les guerres Médiques, avaient pris parti pour les Perses contre les Grecs. Pindare n'essaye nulle part d'atténuer leur trahison ; et, dans plusieurs de ses chants, il proclame ouvertement son admiration pour l'héroïsme des vainqueurs de Salamine et de Platées. Il insiste particulièrement sur les services rendus à la cause commune par les Éginètes ; et comme Égine, d'après les vieilles légendes de la race dorienne, avait un étroit lien de parenté avec Thèbes, on dirait qu'il cherche indirectement à relever, suivant l'expression d'un critique, la tête humiliée de la Béotie.

Diversité des odes triomphales.

Les chants de triomphe composés par Pindare sont fort divers et de sujets, et d'étendue, et de style, et de forme même. Il est probable que ceux qui n'ont que des strophes sans épodes étaient chantés par une procession qui se rendait ou au temple de la divinité des jeux ou à la maison du vainqueur. Il pouvait se faire cependant que cette procession chantât quelquefois des hymnes avec épodes : il suffisait que le cortège s'arrêtât, dans sa marche, à des intervalles réglés. Mais la plupart des poèmes à épodes se chantaient durant le comos ou fête joyeuse qui terminait la journée après les sacrifices et les actions de grâces aux dieux. C'est ce qu'attestent encore ces expressions, si fréquentes chez Pindare, hymne épicomien, mélodie encomienne.
La langue de Pindare est loin d'être purement dorienne. Le fond en est épique ; et les formes doriennes ou quelquefois éoliennes dont le poète l'assaisonne ne sont pas déterminées, comme on le pourrait croire, seulement par une volonté fantasque : c'est presque toujours la forme métrique et musicale qui en décide, et qui appelle le dialecte le plus analogue au nome adopté, par conséquent à la nature et à la tournure des sentiments et des idées. On peut distinguer, même encore aujourd'hui, trois sortes d'hymnes dans le recueil. Il y en a de doriens, d'éoliques, de lydiens. Dans les hymnes doriens, on retrouve les mêmes rythmes que dans les chœurs de Stésichore, et notamment ces systèmes de dactyles et de dipodies trochaïques, qui ont presque la noblesse de l'hexamètre et sa gravité majestueuse. Le caractère de ces hymnes a quelque chose de particulièrement digne et calme ; les récits mythologiques y sont développés avec ampleur ; le poète se renferme plus étroitement dans les conditions générales de son sujet, et évite d'introduire sa personnalité et ses sentiments propres au travers de l'harmonieux ensemble. Les rythmes des odes éoliques sont, au contraire, ces mètres légers qu'affectionnaient les poètes lesbiens, et dont nous avons parlé ailleurs. C’est dans ces odes surtout que Pindare se met à l'aise. Son allure est vive et rapide, souvent capricieuse ; quelquefois même il s'arrête court au milieu d'un récit ; il s'interrompt par quelque apostrophe inattendue ; il se mêle lui-même à tout ce qu'il dit, et il s'adresse à son héros avec un ton moins solennel que d'ordinaire, et qui prend par instants une teinte de familiarité. Il nous entretient complaisamment de ses relations avec celui qu'il célèbre, de ses querelles personnelles avec ses rivaux littéraires : il vante son propre style et déprime le style des autres. En somme, l'ode éolique, comme le remarque Otfried Müller, est plus variée, plus vive, moins élevée et moins uniforme que l'ode dorienne. Rien de plus différent, en effet, que la première Olympique, avec ses joyeuses et brillantes images, et la seconde, où domine un souffle d'orgueil qui tient constamment le poète dans les hautes régions, sans lui laisser le loisir de toucher un moment la terre. Le langage, dans les odes éoliques, est hardi et d'une marche moins régulière et moins facile à saisir. Les odes lydiennes sont en fort petit nombre, comparativement aux deux autres genres. Le mètre en est principalement trochaïque, d'une extrême douceur, et en parfait accord avec l'expression des sentiments tendres et religieux. Pindare n'a guère employé le mode lydien que dans les odes destinées à être chantées durant la procession qui se rendait au temple ou à l'autel, et où l'on implorait humblement la faveur de quelque divinité.

Versification de Pindare

Il n'est pas aisé de dire ce que sont les vers de Pindare, ni même de déterminer où ils commencent et où ils finissent. Si les vers des odes pindariques étaient écrits sans distinction à la suite les uns des autres, on pourrait défier tons les métriciens du monde d'en retrouver les vraies divisions. Les manuscrits fournissent des indications suffisantes, quant à la division en strophes, antistrophes et épodes, ou, dans quelques cas, en strophes simplement. Quant au vers lui-même, ils permettent aux éditeurs à peu près de tout oser : les uns le donnent plus court, les autres plus long. C'est qu'en réalité il n'y a rien dans Pindare qui soit proprement vers, rien qui se scande et se mesure d'une façon incontestable comme l'hexamètre on le vers ïambique, ou même comme le vers de Sappho et celui d'Alcée. Chaque portion de l'ode n'est qu'une série continue de rythmes plus ou moins perceptibles, et que réglaient non pas les lois de la versification proprement dite, mais celles de l'accompagnement musical. A ceux qui parlent des vers de Pindare, ou qui se figurent qu'en grec comme en français, tout ce qui n'est point prose est vers et tout ce qui n'est point vers est prose, un homme instruit n'a qu'une question bien simple à faire, c'est de demander s'ils ont jamais scandé un vers, un seul vers de Pindare.

Plan des odes de Pindare.

Ce n'est plus aujourd'hui le temps où il n'était bruit, chez les littérateurs, que du délire pindarique, et du désordre, admirable selon les uns, presque ridicule selon les autres, des compositions du poète thébain. Ces assertions, nées de la prévention ou de l'ignorance, ont disparu devant une étude approfondie du texte de Pindare. Toutes les odes ont un plan raisonné, et qui en détermine l'économie. Un Allemand, nommé Dissen, a même essayé de représenter, sous un certain nombre de formules géométriques, les diverses dispositions auxquelles se réduisent, dans Pindare, toutes les combinaisons de A, sujet direct de l'ode, avec B, sujet indirect mythique, et C, deuxième sujet indirect, qui n'est pas mythique, et D, troisième sujet indirect, qui n'est pas non plus mythique. Ceci est la superstition, ou, si l'on veut, la folie de la régularité. Mais, pour n'avoir rien de mathématique, les plans de Pindare n'en sont pas moins réels, et visibles à qui sait y regarder. Je remarque même que le poète ne chantait pas avant d'avoir reçu de son héros certaines données positives, certains renseignements indispensables. Il convenait avec lui d'une sorte de programme, et il s'obligeait à faire entrer dans son oeuvre tel ou tel fait particulier, telle ou telle idée principale ; ce qui n'avait d'ailleurs rien d'incompatible avec sa liberté. Il y fait allusion lui-même en plus d'un passage. Ainsi, par exemple : « J'en dirais davantage, mais le programme que je dois suivre, mais les heures qui se pressent m'en empêchent (10). » Et ailleurs : « Et vous, Éacides aux chars d'or, sachez que mon programme le plus clair est de ne jamais aborder dans votre île sans vous combler d'éloges (11). »
On le voit fréquemment s'arrêter au milieu des plus vifs élans de sa verve, pour s'avertir lui-même de rentrer dans les limites qui lui sont tracées ; de traiter encore tel point qu'il oubliait, et, selon son expression, d'acquitter sa dette, de mériter son salaire. 
Le canevas uniforme de l'ode pindarique se compose de quatre parties, savoir : l'éloge du vainqueur, celui de sa famille, celui de sa patrie, celui des dieux protecteurs des jeux et dispensateurs de la victoire. Pour animer, pour diversifier sa matière, pour lui donner la forme et la vie, Pindare a recours aux trésors des légendes mythologiques ; il rappelle les antiques traditions ; il adresse à son héros des leçons et des conseils ; il fait des vœux pour son bonheur ; il sème çà et là les maximes ; il invoque les dieux ; il vante son art et parle de lui-même. Ces éléments se mêlent dans des proportions diverses, mais non point au hasard : la raison qui a fait préférer telle combinaison à telle autre est toujours assez facile à deviner ; et il n'est nullement téméraire de prétendre que l'on connaît les grandes directions de la pensée de Pindare. Ainsi, ou le poète se borne strictement à l'éloge du héros et à ce que comporte la donnée commune de l'ode, et alors le plan est d'une parfaite simplicité ; ou bien à cet éloge il mêle des développements épisodiques, et le plan est complexe : il y a un sujet direct, un ou plusieurs sujets accessoires, et une pensée générale qui fait l'unité du tout.
Presque toujours Pindare annonce, dès le début, le sujet de son chant, le genre de la victoire, le nom du vainqueur. Des récits de divers genres, religieux ou épiques, remplissent ordinairement le milieu, et forment une portion considérable, quelquefois la plus considérable, de l'œuvre totale. Les louanges du héros reparaissent à la fin, et servent de conclusion. Ce n'est que fort rarement qu'on voit l'hymne se terminer en épisode.

Épisodes pindariques.

Les épisodes ne sont point, comme on l'a trop répété, des ornements poétiques ajoutés sans autre raison que leur beauté, et destinés simplement à parer la nudité du sujet. Souvent les héros dont Pindare mêle le souvenir aux louanges de son vainqueur sont ou les ancêtres mêmes dont ce vainqueur prétend descendre, ou les fondateurs de sa ville natale, ou les instituteurs des jeux dans lesquels il a triomphé de ses rivaux. Il n'y a pas une ode en l'honneur d'un vainqueur éginète, où Pindare ne célèbre la race illustre des Éacides, dont le nom se présentait de lui-même à l'esprit dès qu'on nommait Égine. D'autres fois ces événements de l'âge héroïque sont présentés comme une sorte de miroir, où le vainqueur doit reconnaître l'image idéalisée de sa propre vie, des travaux, des périls qu'il a endurés. D'autres fois enfin, il y a sous la légende, ou plutôt sous l'allégorie, une leçon, un sage conseil, sur lequel s'arrêtera sa pensée, et dont il fera son profit. Pélops et Tantale, dans la première Olympique, sont deux types où Hiéron pouvait se reconnaître, ici par ses vices, là par ses vertus. Les récits les plus longs, par exemple celui de l'expédition des Argonautes, dans la quatrième Pythique, ont leur but aussi, et sont autre chose que des contrefaçons lyriques de l'épopée. Le poète ne s'y oublie qu'en apparence. Le sujet est en réalité présent à ses yeux. Ce qu'il se propose, dans la quatrième Pythique, c'est de revendiquer pour Arcésilas, roi de Cyrène, l'honneur de descendre des conquérants de la Toison d'or ; et, s'il insista sur la peinture des caractères de Pélias et de Jason, le tyran soupçonneux et le noble exilé, c'est une ouverture qu'il prépare à la requête par laquelle il termine le poème, en faveur de son ami Damophilus.

Obscurité de Pindare.

Il faut bien dire que Pindare laisse toujours infiniment à faire à l'esprit de son lecteur. Il dissimule ses voies ; il affecte de tenir dans le vague et l'incertitude son véritable dessein, afin de nous procurer le plaisir de le découvrir nous-mêmes. Il semble désirer qu'on le croie à chaque instant entraîné hors du droit chemin par son ardeur poétique : ainsi quand il revient brusquement à son thème après un long épisode ; ainsi quand, à propos d'une expression proverbiale, il se lance dans un récit qui dure quelquefois assez longtemps. On disait, chez les Grecs, qu'une chose impossible, c'était de pénétrer, par mer ou par terre, dans le pays dés Hyperboréens. L'histoire du séjour de Persée chez ce peuple fabuleux, qui tient dans la dixième Pythique une place notable, a l'air au premier abord de n'être venue là que par hasard, et comme à la remorque du proverbe. Mais un examen attentif montre que dans ce cas, de même que dans les autres pas-sages analogues, le défaut de suite n'est pas réel, et que la légende n'est point sans relation avec le sujet. Pindare lui-même avoue quelque part qu'il est besoin d'intelligence et de réflexion pour bien saisir la signification cachée de ses épisodes. Après une description des îles des Bienheureux, il ajoute : « J'ai sous mon coude, au fond de mon carquois, bien des flèches rapides, qui ont une voix pour les habiles; mais le vulgaire ne les comprend pas (12). »
Ce poète, qui ne chantait pas pour tout le monde mais seulement pour les esprits d'élite, et qui voilait sa pensée ou lui donnait mille tours extraordinaires et imprévus; ce poète, qui est tout en allusions, en allégories et en métaphores, est d'une lecture pénible, et ne saurait être goûté qu'après des efforts persévérants. Mais quand on a triomphé des obstacles, et que l'on est parvenu à percer toutes ces obscurités historiques, mythologiques, littéraires, grammaticales, on voit apparaître un génie de premier ordre, un esprit élevé et profond, un homme inspiré, un incomparable artisan de style. Malheureusement pour nous, Pindare est, de tous les poètes grecs, celui dont une traduction, surtout dans notre langue, est le plus impuissante à retracer l'image. Si fidèle qu'on la suppose, Pindare ne s'y montrera toujours que sous les traits les plus grossiers de sa physionomie. Il y a tel mot, dans Pindare, qui est à lui seul, par sa forme, par la place où il rayonne, par les idées ou les sentiments qu'il éveille, tout un tableau, tout un bas-relief, tout un poème ; et ce mot quelquefois n'a pas d'équivalent chez nous, et le traducteur est réduit, bon gré mal gré, à en noyer tout le charme, toute l'énergie, toute la valeur, dans une insipide et souvent ridicule paraphrase.
Je manquerais toutefois au but que je me propose, si je n'essayais pas de transcrire quelque passage, choisi parmi ceux qui ont le moins à perdre en passant du grec en français. Je ne prendrai donc pas le début de la première Olympique, objet jadis de si vifs débats, ni aucun des morceaux que dans notre langue on appellerait pindariques, au sens vulgaire de cette expression, mais quelque chose de simple, au moins relativement, surtout de clair et net, et qui réponde à quelqu'un de ces sentiments que la nature humaine n'a pas dépouillés depuis le temps de Pindare. Tel me semble le récit du dévouement de Pollux, dans la dixième Néméenne :
« Castor et Pollux passent alternativement un jour dans la demeure de Jupiter leur père chéri, et un jour sous les cavernes de la terre, dans les tombeaux de Thérapna, partageant ainsi le même destin. C'est que Pollux a mieux aimé cette existence, que d'être entièrement dieu et d'habiter le ciel, après que Castor eut péri dans un combat. Car Idas, courroucé de l'enlèvement de ses bœufs, avait percé Castor d'un coup de sa lance d'airain.
« Du haut du Taygète, Lyncée avait découvert les Tyndarides assis sur le tronc d'un chêne ; Lyncée, dont l'œil était le plus perçant de tous les yeux mortels. Aussitôt, d'un pas rapide, partent les fils d'Apharée [Lyncée et Idas], et ils s'empressèrent d'exécuter un coup hardi ; mais ils furent cruellement châtiés par les mains de Jupiter. Le fils de Léda sur-le-champ s'élance à leur poursuite ; et eux lui font tête près du tombeau paternel. Ils arrachent une pierre polie, décoration sépulcrale, et la jettent à la poitrine de Pollux. Mais ils n'écrasèrent point le héros, ni ne le firent reculer. Pollux pousse en avant, armé d'un javelot rapide, et enfonce l'airain dans les flancs de Lyncée. Puis Jupiter frappe Idas de la foudre embrasée et fumante....
« Bien vite le Tyndaride revient près de son vaillant frère. Castor n'était pas encore expiré : il le trouve râlant avec effort. Il verse des larmes brûlantes, et s'écrie à haute voix : « Fils de Cronus, ô mon père ! quel sera le terme de mes douleurs? Envoie-moi aussi, dieu puissant, la mort comme lui.... » Il dit; Jupiter vint à lui, et lui adressa ces mots : « Tu es mon fils; mais celui-ci a reçu la vie d'un germe mortel déposé plus tard dans le sein de ta mère par le héros son époux. Eh bien ! je t'en laisse parfaitement le choix : si tu veux, exempt de la mort et de l'odieuse vieillesse, habiter toi-même l'Olympe, avec Minerve et Mars à la lance noire de sang, ce sort sera le tien ; mais, si tu prends en main la cause de ton frère, et si tu songes à tout partager également avec lui, tu respireras la moitié du temps sous la terre, la moitié dans les palais d'or du ciel. »
« Ainsi parla Jupiter ; et Pollux n'hésita pas. Alors Jupiter rouvrit l'oeil, puis la lèvre de Castor au baudrier garni d'airain. »

Fragments de Pindare.

Resterait maintenant à étudier les fragments des autres poèmes, pour y découvrir quelque face nouvelle du génie de Pindare. Mais ces fragments sont en général fort courts, et ces débris de péans, de prosodies, de dithyrambes, etc., n'ont rien de bien caractéristique, et n'offrent guère que des matériaux analogues à ceux qu'on peut admirer, resplendissants de tout leur lustre, et non pas frustes et endommagés, dans les odes triomphales. Ce sont, par exemple, des maximes morales, des métaphores hardies, des invocations à quelque dieu, des descriptions brillantes. Qui reconnaîtrait, dans une peinture, fort belle d'ailleurs, du bonheur des justes après la mort et du châtiment des méchants, ces thrènes où le poète pleurait, comme dit Horace, un jeune époux ravi à une épouse désolée ? Il n'y a que les scolies, dont les reliques aient une véritable importance littéraire. Une de ces chansons, adressée au beau Théoxène de Ténédos, nous est parvenue tout entière ; une autre, sur les courtisanes de Corinthe, n'a que deux imperceptibles lacunes. Ce n'est point la fierté guerrière d'Hybrias, c'est encore moins la passion politique de Callistrate. Il ne s'agit que de plaisir et d'amour. Je regrette que la nature même des sujets ne nous permette point de transcrire ici ces petits chefs-d'oeuvre. On y verrait Pindare sous un aspect bien différent de celui où nous sommes accoutumés à envisager le chantre des Hiéron et des Arcésilas. Le ton du poète n'a plus rien de la gravité dorienne. Pindare se montre à nous avec un enjouement gracieux qu'on chercherait en vain dans les odes triomphales, et qui n'exclut ni les regrets mélancoliques, ni même une légère pointe d'ironie. On dirait qu'il se souvient d'Anacréon et de son sourire. 

CHAPITRE XIV.

THÈOLOGlENS ET PHILOSOPHES POÈTES.

École orphique. - Poètes orphiques. - Philosophes poètes. - Xénophane. - Parménide. - Empédocle. - Pythagore.

École orphique.

Les aèdes religieux de l'époque antéhomérique avaient eu des héritiers; mais la poésie sacerdotale, dénuée de qualités éclatantes et presque de tout intérêt populaire, tomba, durant des siècles, dans une obscurité profonde, éclipsée par les splendeurs da l'épopée et de l'élégie. Il n'est pas douteux que la plupart des sanctuaires n'aient conservé leurs chantres particuliers, distincts du vulgaire des poètes, et dépositaires des traditions antiques. Ces aèdes chantaient pour les initiés, partout où, à côté du culte public et officiel, il y avait un autre culte, secret et mystique. Mais la foule ou ignorait leurs oeuvres, ou ne les comprenait pas, ou n'en faisait nulle estime au prix des poèmes d'Homère, d'Hésiode, de Callinus, de Tyrtée : elles restèrent à l'état latent, pour ainsi dire, et furent aux yeux des Grecs comme si elles n'étaient pas. Cependant, à l'époque où la philosophie naquit en Grèce, il existait des poèmes, plus ou moins importants, où étaient exposées, sous forme mythique, certaines conceptions cosmogoniques, théologiques et morales, différentes des idées qui avaient cours parmi le peuple, de celles dont Homère et après lui Hésiode avaient été jadis. les harmonieux interprètes. Il y avait aussi, à la même époque, une école de poètes mystiques, qui prenaient eux-mêmes le nom d'orphiques ou sectateurs d'Orphée, et qui prétendaient, à tort ou à raison, se rattacher par une chaîne non interrompue à l'aède de Piérie, et posséder le dépôt authentique des doctrines du maître. Les orphiques étaient répandus en divers lieux, et ils exerçaient, ce semble, une assez grande influence, non pas peut-être par leur génie ou par la supériorité de leur talent, mais parce qu'ils enseignaient aux hommes de hautes et consolantes doctrines.
C'est surtout de la nature de l'âme et de sa destinée après la mort que s'inquiétaient les poètes théologiens réunis sous l'invocation d'Orphée, et c'est d'ordinaire au culte de Bacchus qu'ils se consacraient. Mais leur Bacchus n'était point le Dionysus populaire, le dieu du corsos et du dithyrambe. C'était une divinité d'un ordre plus sévère, et en qui se personnifiaient à la fois les joies et les chagrins de la vie. Dionysus Zagreus, comme ils le nommaient, le chasseur des âmes, suivant le sens de son surnom, participait, selon eux, de la puissance de Hadès ou du roi des enfers. C'était lui qui présidait à la purification de notre âme dans cette vie, et qui assurait à nos mérites l'immortalité avec ses châtiments ou ses récompensés. Le culte particulier qu'ils rendaient à ce dieu n'avait rien du caractère enthousiaste et désordonné qui signalait les fêtes lénéennes et dionysiaques. Les orphiques mettaient la décence extérieure au nombre des devoirs ; ils visaient à une sorte d'ascétisme, et leurs habits de lin blanc étaient des symboles de cette pureté morale où aspirait leur âme.

Poètes orphiques.

Ce n'est guère qu'au temps de Pisistrate et des Pisistratides que la secte orphique compta des adhérents dont les ouvrages obtinrent une véritable notoriété, et dont le nom est resté dans la littérature. Bien avant eux néanmoins, Phérécyde de Scyros, qui vivait dans la première moitié du sixième siècle, avait publié une Théogonie, écrite en prose ionienne et dans un style tout poétique, où se trouvaient la plupart des idées que l'on rencontre chez les poètes orphiques, telles que l'identité de Jupiter et de l'Amour, et l'existence du dieu Ophionée. L'influence des doctrines orphiques sur un philosophe comme Phérécyde prouve que, dès le commencement du sixième siècle, la secte était parvenue déjà à trouver de savants et estimés auxiliaires. Quant aux orphiques proprement dits, il y en a plusieurs que l'école pythagoricienne revendique pour siens, et qui paraissent avoir été tout à la fois et des philosophes pythagoriciens et des mystiques de la secte d'Orphée. Tel est, par exemple, un certain Brontinus, auteur d'un poème intitulé le Manteau et le Filet, expressions symboliques qui désignaient, dit-on, la création ou la cosmogonie. Mais il y a deux autres poètes, Cercops et Onomacritus, qui ne sont jamais appelés que du nom d'orphiques. Cercops avait composé un grand poème en vingt-quatre chants, les Légendes sacrées, où il développait le système entier de la théologie dont on attribuait les principes à Orphée. Onomacritus, le plus célèbre des orphiques, avait vécu dans l'intimité de Pisistrate et de ses fils. Il avait fait, à la prière des Pisistratides, une collection des oracles de Musée, et on l'accuse de l'avoir remplie de ses propres interpolations. Il avait écrit des chants pour les initiations au culte mystique de Bacchus : il rattachait, dans ces poèmes, la légende des Titans à celle de Dionysus, et il représentait le jeune dieu en butte à la haine et aux embûches des fils de la Terre.
Les débris des oeuvres de l'école orphique gisent çà et là, dispersés au travers du recueil qui porte le nom d'Orphée. La plupart des pièces qui forment ce recueil appartiennent incontestablement à une époque beaucoup plus récente ; mais un certain nombre de passages cités, sous le nom d'Orphée, par les Pères de l'Église et par d'autres auteurs anciens, sont marqués d'un tel caractère d'antiquité, qu'il n'est guère permis d'en faire honneur aux faussaires religieux de la décadence païenne. Ainsi les deux hymnes à Musée sur Jupiter, dont l'un est le développement de l'autre, et qui ne sont tous les deux que la reprise, sous une forme moins hiératique et plus littéraire, du thème posé plutôt qu'expliqué dans le fragment que j'ai transcrit d'après Aristote, quand je parlais d'Orphée. Voici le plus court des deux hymnes, qui a été conservé par saint Justin le martyr :
« Je parlerai pour qui doit m'entendre. Fermez les portes à tous les profanes sans exception ; mais toi écoute-moi, fils de la Lune à la lumière brillante, Musée ; car je te dirai la vérité. Et ne laisse jamais, durant ta vie, s'échapper de ta mémoire les leçons qui ont auparavant éclairé ton âme. Tourne tes yeux vers la raison divine ; applique-toi à elle ; dirige vers elle le vase intelligent de ton cœur ; marche droit dans le sentier, et n'aie de regards que pour le maître du monde. Il est unique, né de lui-même ; de lui seul sont nées toutes choses ; lui seul a tout façonné. Il circule au milieu des êtres ; mais pas un des mortels ne le voit en face : lui, au contraire, il les voit tous. C'est lui qui dispense aux mortels les maux après les biens, et la guerre funeste, et les douleurs qui font verser des larmes. Il n'est pas d'autre roi que le grand roi. Je ne le vois pas, car une nuée le presse de toutes parts, et tous les mortels ont dans leurs yeux des pupilles mortelles, impuissantes pour apercevoir Jupiter, arbitre de l'univers. Car le dieu est établi sur le ciel d'airain, dans un trône d'or, les pieds posés sur la terre, la main droite étendue au loin vers les limites de l'océan. Devant lui tremblent les vastes montagnes, et les fleuves, et l'abîme de la mer azurée. »

Philosophes poètes.

Les premiers philosophes durent profiter, et profitèrent en effet, des travaux de ces théologiens poètes, qui avaient découvert d'importantes vérités morales, et dont ils ne différaient eux-mêmes que par leur mépris pour les formes mythiques et pour les obscurités calculées du style des hiérophantes. Les Xénophane, les Parménide, qui aspiraient à montrer la vérité sans voiles, sont tombés eux-mêmes dans quelques-uns des abus qu'ils reprochaient durement aux poètes. Ils ont été, dans leurs vers, plus poètes qu'ils ne voulaient ; et leurs allégories, pour être mieux raisonnées peut-être que les mythes vulgaires, ou même que ceux des orphiques, appartiennent à la poésie par autre chose encore que par la versification. Tant il était difficile de parler, à des hommes nourris d'Homère et d'Hésiode, autrement que dans le style d'Hésiode et d'Homère, même pour injurier les héros de l'antique littérature .

Xénophane.

Xénophane était né à Colophon en Ionie, et il fut un de ceux qui allèrent fonder, dans la Grande- Grèce, la ville d'Élée ou de Vélia, en l'an 536 avant notre ère. Il était dans la fleur de l'âge quand il quitta l'Ionie ; il vécut de longues années dans sa patrie nouvelle, et il y laissa à. sa mort une école florissante.
Ce n'est pas ici le lieu d'exposer ce qu'on sait des doctrines particulières à Xénophane, et d'en apprécier la valeur. Le philosophe ne nous appartient que par son habileté à manier les rythmes de la poésie, surtout par ses vives et ingénieuses satires contre ceux qui ravalaient par d'indignes images la majesté de l'être divin. Peu nous importe qu'il se soit gravement trompé lui-même, après avoir si bien montré les erreurs des autres. Ses élégies, dont il reste un fragment considérable, et qui étaient l'ouvrage de sa jeunesse, avaient déjà une tendance philosophique, quoiqu'il ne s'y agît que de choses joyeuses. Ainsi il dissuade les convives de chanter dans le banquet ces fables de Titans, de Centaures, ou autres pareilles, inventées par les anciens poètes ; il blâme le luxe tout oriental des Colophoniens ses compatriotes, et la folie des Grecs qui comptent pour rien le plus sage des hommes, au prix d'un athlète vainqueur aux jeux d'Olympie. On trouve, dans tout ce qui reste de lui, cette sorte de gaieté sérieuse qui ne messied pas aux hommes même occupés des pensées les plus profondes. Voyez avec quelle grâce, à quatre-vingt-douze ans, il confesse la décadence de son esprit et de sa mémoire : « Soixante-sept ans se sont écoulés depuis que ma pensée est ballottée sur la terre de Grèce. Lorsque j'y vins, j'en comptais vingt-cinq, si tant est que je puisse encore supputer mon âge avec certitude. » Ce que je regrette le plus dans la perte des ouvrages de Xénophane, ce ne sont pas ses poèmes sur la fondation de Colophon et sur la colonisation d'Élée ; ce n'est pas même son poème sur la nature (13) ; ce sont ces élégies et ces ïambes où il épanchait, sur toute sorte de sujets, sa veine sarcastique et son bon sens impitoyable.

Parménide.

Parménide d'Élée, disciple et continuateur de Xénophane, donna au système panthéistique, ébauché par son maître, la rigueur logique et la précision, sinon la réalité et la vraisemblance, dont il se mettait médiocrement en souci. Il construisait le monde d'après sa pensée, et ne réglait pas sa pensée d'après le spectacle des choses. Cette disposition d'esprit, qui le préparait fort mal à la découverte de la vérité, n'était pas la pire pour le maintenir poète, en dépit même des sujets souvent peu poétiques qu'il traitait dans ses vers. Son poème intitulé perÜ fæsevw, de la Nature, dont il reste de nombreux fragments, n'était pas seulement une sèche exposition de doctrines : le style en était vif et plein d'images ; les détails les plus techniques y avaient je ne sais quelle animation singulière ; et, comme Lucrèce, qui le traduit quelquefois, le philosophe d'Élée s'échappait fréquemment à travers les champs de la fantaisie. Cette épopée scientifique était digne, à certains égards, de figurer à côté des plus grandes oeuvres de la muse antique. Homère lui-même n'eût guère désavoué, dans l'allégorie du début, que la concision un peu obscure de quelques phrases et la physionomie un peu sévère de l'ensemble : « Les coursiers qui m'entraînent m'ont amené aussi loin que me portait mon ardeur ; car ils m'ont fait monter sur la route glorieuse de la divinité, sur cette route qui introduit le mortel savant au sein de tous les secrets. C'était là que j'allais, c'était là que mes habiles coursiers entraînaient mon char. Des jeunes filles dirigeaient notre course, les filles du soleil, qui avaient quitté les demeures de la nuit pour celles de la lumière, et qui de leurs mains avaient rejeté les voiles de dessus leurs tempes. L'essieu brûlant dans les moyeux faisait entendre un sifflement ; car il était pressé des deux côtés par le mouvement circulaire des roues, quand les coursiers redoublaient de vitesse. C'était au lieu où sont les portes des chemins de la nuit et du jour... ; c'est l'austère Justice qui en tient les clefs. Les vierges, s'adressant à elle avec des paroles douces, lui persuadèrent adroitement d'enlever pour elles à l'instant les verrous des portes ; et les battants s'ouvrirent au large, en faisant rouler dans leurs écrous les gonds d'airain fixés au bois de la porte par des barres et des chevilles. Soudain, par cette ouverture, les vierges lancèrent à l'aise le char et les coursiers.
« La déesse m'accueillit favorablement ; et, me prenant la main droite, elle me parla ainsi : « Jeune homme, toi que guident des conductrices immortelles,.... réjouis-toi ; car ce n'est pas un destin funeste qui t'a poussé sur ce chemin, bien en dehors de la route battue : c'est la Loi suprême et la justice. Il faut que tu connaisses tout, et les entrailles incorruptibles de la vérité persuasive, et les opinions des mortels, qui ne renferment pas la vraie conviction mais l'erreur ; et tu apprendras comment, en pénétrant toutes choses, tu devras juger de tout d'une manière sensée. »
On voit que Parménide, quand il composa son poème, n'était pas fort avancé en âge, puisqu'il se fait donner le titre de jeune homme. En tout cas, c'était longtemps avant ce voyage d'Athènes qui a fourni à Platon l'occasion du fameux dialogue. Parménide, à l'époque où il vint en Attique, c'est-à-dire en 460, avait déjà soixante-cinq ans.

Empédocle.

Empédocle d'Agrigente n'était pas ce fou dont parle Horace, qui ne précipita dans le cratère de l'Etna afin de passer pour un dieu. Si Empédocle périt véritablement dans les fournaises de la montagne, ce n'est pas une vanité insensée, c'est le désir de connaître et de s'instruire qui l'avait conduit au bord du gouffre béant. Il essayait d'examiner de près l'étrange et redoutable phénomène, qui ne datait en Sicile que de quelques années, comme Pline le naturaliste devait plus tard sacrifier sa vie quand le Vésuve, après des siècles de repos, redevint un volcan et détruisit d'un seul coup trois ou quatre villes.
Empédocle était, sans contredit, le premier savant de son siècle. Il l'emportait sur Parménide, dont il fut peut-être le disciple, par l'étendue de ses connaissances, surtout dans I'ordre des choses physiques. C'est lui qui avait trouvé les moyens d'assainir les marais de Sélinonte, comme l'attestent encore aujourd'hui de magnifiques médailles. D'autres services d'un genre analogue, rendus à d'autres villes, suffisent-pour expliquer la haute estime où le tenaient ses concitoyens, et comment les Doriens de la Sicile voyaient en lui un personnage doué de facultés surhumaines et de dons prophétiques. Il a célébré lui-même, en vers pompeux, les triomphes de son génie : « Salut à vous, mes amis, qui habitez le haut de la ville immense, sur les rives dorées de l'Acragas, livrés aux nobles et utiles travaux. Je suis pour vous un dieu immortel, non je ne suis plus un mortel, lorsque je m'avance au milieu d'universelles acclamations, environné de bandelettes comme il convient, couvert de couronnes et de fleurs. Aussitôt que j'approche de vos cités florissantes, hommes et femmes viennent me saluer à l'envi. Ceux-ci me demandent la route qui conduit à la fortune, ceux-là la révélation de l'avenir ; les autres m'interrogent sur les maladies de tout genre. Tous viennent recueillir mes oracles infaillibles. La philosophie d'Empédocle était toute mystique et enthousiaste : il admettait la métempsycose ; il regardait l'homme comme une divinité déchue, et condamnée, pour quelque méfait commis durant sa vie antérieure, à demeurer loin du séjour des immortels jusqu'au moment où l'expiation serait accomplie. Il se rapproche, sur beaucoup de points importants, des doctrines de Parménide et de Xénophane. L'influence des deux philosophes ioniens est manifeste, non seulement dans les idées du philosophe dorien, mais dans la forme sous laquelle il a présenté son système, dans l'emploi de la langue et du mètre épiques, et jusque dans le choix du titre de son grand ouvrage. Le poème philosophique d'Empédocle était aussi un perÜ fæsevw, un traité de la Nature.
Il reste des vers assez nombreux cités par les anciens sous le nom d'Empédocle. Ceux que j'ai transcrits plus haut sont à peu près les seuls qui puissent conserver dans une traduction quelque chose de leur mérite. Les autres sont presque tous du genre didactique. Le style en est nerveux, animé, riche en métaphores ; mais des obscurités souvent impénétrables ôtent à ces précieux débris une grande part da leur intérêt littéraire, et rebutent à chaque pas le lecteur. Si nous étions moins ignorants, ou si nous possédions quelque long morceau du perÜ fæsevw, peut-être acquiescerions-nous au jugement de quelques anciens, qui comparaient Empédocle poète à Homère ; peut-être proclamerions-nous, avec Lucrèce, que la Sicile n'a jamais rien produit d'égal au philosophe d'Agrigente.

Pythagore.

Une autre école de philosophes, fondée à Crotone quelque temps avant que Xénophane établit la sienne à Élée, l'école ou plutôt la secte pythagoricienne, ne méprisait pas non plus le culte des Muses. Il est douteux que Pythagore lui-même ait jamais rien écrit. Comme Thalès avant lui, comme après lui Socrate, il se contentait de communiquer aux autres, par un enseignement oral, les vérités auxquelles il avait foi. Mais ses disciples écrivirent pour lui ; quelques-uns même publièrent sous son nom leurs propres ouvrages. Rien ne se prêtait mieux à revêtir les couleurs de la poésie que les nobles doctrines morales prêchées dans la Grande-Grèce par le réformateur samien. Ses rêveries mêmes sur la nature de l'âme et sur ses destinées, et cette théorie des nombres qui faisait de l'univers une grande harmonie, étaient aussi de riche, matières sur quoi pouvait s'exercer le talent des poètes.
Quand l'association pythagoricienne, qui s'était peu à peu étendue par toute l'Italie méridionale, eut encouru la haine des soupçonneux tyrans de la contrée, et qu'elle fut dissoute par la violence, ceux des adhérents qui avaient échappé à la mort portèrent dans la Grèce proprement dite les doctrines de leur maître. Une étroite affinité les unit bientôt aux théologiens orphiques, avec lesquels on les trouve confondus pendant tout le cinquième siècle, et avant que le système des nombres revécût chez les pythagoriciens spéculatifs de l'Académie.
Il est possible que le petit poème intitulé Vers dorés, qui nous est parvenu sous le nom de Pythagore, ait été composé par quelqu'un des mêmes poètes qui nous ont laissé les plus beaux hymnes orphiques. Cet abrégé de morale n'est pas moins excellent par le style que par les idées. Toutes les qualités que comporte ce genre sévère, et même une sorte de vivacité gracieuse, distinguent éminemment les Vers dorés entre toutes les compositions analogues. C'est un vrai poète qui a fait ces vers ; c'est surtout un homme de bien, sentant ce qu'il dit, et dont les leçons ont un pénétrant parfum d'honnêteté naïve et sérieuse. Ce n'est pas un faussaire des bas siècles, qui eût écrit ce passage d'une simplicité et d'une beauté vraiment antiques : « N'accueille pas le sommeil sur tes yeux appesantis, avant d'avoir examiné par trois fois chacun des actes de ta journée. Par où ai-je péché ? qu'ai-je fait ? quel devoir ai-je négligé d'accomplir ? Reprends ainsi tous tes actes l'un après l'autre ; puis, si tu as fait quelque chose de honteux, gourmande-toi toi-même ; si quelque chose de bon ; réjouis-toi. Tels doivent être tes efforts, telle doit être ton étude. Voilà ce qu'il te faut aimer, voilà ce qui te mettra sur les traces de la vertu divine. Oui, j'en jure par celui qui a doué notre âme du principe de justice ; j'en jure par la source de l'éternelle nature ! »

CHAPITRE XV.

PREMIÈRES COMPOSITIONS EN PROSE.

Pour quelle raison les Grecs ont écrit si tard en prose. - Législateurs. - Zaleucus. - Phérécyde de Scyros. - Anaximandre et Anaximène. - Héraclite. - Anaxagore. - Autres philosophes. - Logographes.- Cadmus de Milet et Acusilaüs. - Hécatée de Milet. - Phérécyde de Léros, Charon et Hellanicus.

Pour quelle raison les Grecs ont écrit si tard en prose.

Une chose qui semble fort extraordinaire au premier abord, c'est le peu d'usage que les Grecs ont fait de la prose, jusque vers le commencement du cinquième siècle avant notre ère. Durant les périodes les plus florissantes de leur poésie, ils n'écrivaient, dans la langue parlée, que ce qui n'eût pas souffert aisément les lois du rythme et de la prosodie. Mais la poésie suffisait à tous les besoins. C'est elle qui conservait, en les embellissant, les traditions de la gloire nationale ; c'est elle qui gravait dans les âmes les prescriptions de la règle des mœurs, et qui montrait, comme dit Horace, la route de la vie ; c'est elle qui transmettait de génération en génération les secrets des arts et de la science, les découvertes de l'expérience ou de hasards heureux. Les oracles s'exprimaient en vers ; les prêtres étaient des poètes, et les législateurs eux-mêmes essayèrent quelquefois de donner la forme poétique à leurs constitutions et à leurs codes. Quelques inscriptions, des textes de traités de paix, des décrets politiques, des articles de lois, tels sont, peu s'en faut, les seuls monuments de la prose grecque, du neuvième au sixième siècle ; monuments précieux pour l'archéologie et la grammaire, mais où l'histoire de la littérature n'a rien ou n'a que peu de chose à voir.

Législateurs.

Il est probable. toutefois que, si nous possédions l'ouvre entier de quelqu'un des législateurs de la haute antiquité, nous aurions à citer plus d'une page de prose, digne, et par l'élévation des pensées et par la mâle noblesse du style, de figurer à côté des productions les plus admirées de l'antique poésie. Ces législateurs ne se bornaient pas à régler les institutions politiques et civiles, et à fixer des peines pour les délits et les crimes. On n'avait point encore fait le départ de ce qui est d'équité pure ou de droit écrit, de ce qui appartient à la conscience ou de ce qui est du domaine de la loi les pensées du citoyen rassortissaient, comme ses actes, au gouvernement de l'État. Le législateur était avant tout un moraliste et un sage, un interprète de la raison divine : il donnait des préceptes aux hommes, en même temps qu'il leur imposait des décrets. Quelques-uns se prétendaient même, témoin Lycurgue, des délégués directs de la divinité. Les paroles qui tombaient de cette hauteur ne pouvaient manquer d'avoir cette sérénité majestueuse, cette sobre élégance, cette force et cette précision, sans lesquelles une leçon de morale, même excellente en soi, court la chance de ne point pénétrer dans les âmes.

Zaleucus.

J'en juge ainsi non pas seulement sur de plausibles conjectures, mais d'après ce que l'on conte de Zaleucus, législateur des Locriens Epizéphyriens. Zaleucus, dont Diodore de Sicile fait un disciple de Pythagore, n'eut pas plus que Numa de relations avec le philosophe de Samos : il est antérieur à Pythagore de plusieurs générations, et il vivait dans la première moitié du septième siècle. Or, dès ce temps, un homme au moins mérita le nom de prosateur; et cet homme, c'est Zaleucus. En voici la preuve, fournie par Diodore : « Zaleucus, dit l'historien, établit, au commencement du préambule de ses lois, que les citoyens doivent être convaincus d'abord qu'il existe des dieux, et qu'il suffit d'observer l'ordre et l'harmonie de l’univers pour se persuader que ce n'est point l'œuvre du hasard ni des hommes. Il faut, selon lui, vénérer les dieux comme les auteurs de tous les biens dont les mortels jouissent pendant leur vie. Il faut aussi avoir l'âme pure de tout vice, car les dieux ne se réjouissent pas des sacrifices somptueux des méchants, mais des actions justes et honnêtes des hommes vertueux. Après avoir exhorté ses concitoyens à la pratique de la piété et de la justice, il leur défend de jamais entretenir des haines implacables, et il ordonne qu'on traite son ennemi comme si l'on devait passer envers lui du ressentiment à l'amitié : le contrevenant devait être considéré comme un homme sauvage et sans culture. Le législateur invitait les magistrats à n'être ni absolus ni arrogants, et à ne se laisser guider dans leurs jugements ni par la haine ni par l'affection. Enfin chacune des lois de Zaleucus renferme beaucoup de dispositions parfaitement sages.
Stobée donne aussi le préambule de Zaleucus, mais avec quelques variantes, au reste peu considérables. Ces variantes tiennent à ce que Stobée cite textuellement, ou du moins en style direct, les prescriptions de Zaleucus, tandis que Diodore en fait seulement l'analyse. Mais je dois dire que certains critiques contestent, pour des raisons plus ou moins spécieuses, l'existence même de Zaleucus, par conséquent l'authenticité et l'antiquité du code de lois que lui attribuaient les Locriens Épizéphyriens.

Phéréryde de Scyros.

Quoi qu'il en soit, le premier livre en prose grecque dont il nous reste des fragments authentiques fut écrit par Phérécyde de Scyros, contemporain des sept sages. C'est cette Théogonie dont j'ai dit un mot à propos des théologiens orphiques. Mais à peine peut-on compter Phérécyde au nombre des prosateurs. Il a le ton inspiré d'un poète ; il parle la langue d'Homère ; on dirait que les mots, sous sa main, sont tentés à chaque instant de se construire en hexamètres. Par les idées, il appartient à l'école orphique : il ne lui a manqué que le rythme épique, pour être classé parmi les héritiers directs des aèdes religieux. Voici comment débutait son ouvrage : « Zeus et Cronos et Chthonia existaient de toute éternité. Chthonia fut appelée la Terre, depuis que Zeus l'eut dotée d'honneur. »

Anaximandre et Anaximène.

Thalès de Milet, fondateur de l'école ionienne, n'avait rien écrit. Anaximandre son disciple, Milésien comme lui, com­posa, vers l'an 550, un petit traité en prose, cité sous le titre de perÜ fæsevw, de la Nature. Autant qu'on peut en juger par de rares et courts fragments, le style de ce livre était d'une concision extrême ; et la langue, analogue à celle de Phérécyde, était d'un poète plus encore que d'un prosateur. Anaximène, autre Milésien, philosophe de la même école, lequel florissait au temps des guerres Médiques, donna à la prose un caractère plus sévère : il écrivit dans le simple dialecte ionien, et il se garda des expressions poétiques et des tours que n'admettait pas le langage parlé. Son livre, dont il reste fort peu de chose, était un traité de la Nature.

Héraclite.

C'est encore sous le titre de perÜ fæsevw qu'on cite l'ouvrage dont Héraclite d'Éphèse était si fier, et qu'il avait dédié à la déesse protectrice de sa ville natale, à la puissante Artémis ou Diane, seule capable sans doute d'apprécier un tel présent. Cet ennemi de toutes les opinions reçues, ce contradicteur de tous les systèmes, ce sceptique plein de mélancolie, était à peu près contemporain d'Anaximène. Mais ce n'est point Anaximène qu'il prit pour modèle dans son style. Comme à Phérécyde, comme à Anaximandre, il ne lui manque que le mètre poétique. Il y a plus d'un poème où l'on chercherait en vain cette vivacité d'allure et cette hardiesse d'expressions qui distinguent éminemment tout ce que les anciens ont cité d'Héraclite. Le livre d'Héraclite avait même pour titre les Muses, comme Hérodote nomma aussi son histoire. Il est vrai que la clarté n'était pas ce qu'on y prisait le plus, et l'épithète d'obscur est souvent accolée, chez les anciens, au nom d'Héraclite. Mais ce reproche d'obscurité s'adressait probablement au philosophe beaucoup plus qu'à l'écrivain, à la doctrine beaucoup plus qu'au style.

Anaxagore.

Anaxagore de Clazomènes, qui fut le maître de Périclès, tira la philosophie des fausses spéculations où l'avaient engagée les Ioniens et les Éléates, et établit le premier que le monde n'était pas le produit d'une force aveugle et brutale : « Aussi, quand un homme proclama, dit Aristote, que, comme dans les animaux, il y avait dans la nature une intelligence, cause de l'arrangement et de l'ordre universel, cet homme parut seul jouir de sa raison, vu les divagations de ses devanciers. » Anaxagore avait écrit en prose, et dans le simple dialecte ionien à la façon d'Anaximène, un perÜ fæsevw dont les débris considérables nous permettent de nous faire une suffisante idée et de la tournure d'esprit de l'auteur, et du caractère de sa diction. L'argumentation d'Anaxagore est serrée, et les parties en sont disposées avec art. Il procède en général par synthèse, énonçant d'abord la proposition à démontrer, et administrant la preuve ensuite. Il n'y a rien chez lui qui ressemble à des périodes. Ses phrases sont courtes, mais non pas hachées : des particules forment la liaison et des phrases entre elles et des membres de phrase entre eux.
Voici le début du livre d'Anaxagore : « Toutes choses existaient à la fois, infinies en nombre et en petitesse, car le petit était infini ; et, tandis que toutes choses existaient à la fois, aucune n'était apparente, à cause de sa petitesse. Car l'air et l'éther sont les plus grandes choses en nombre et en grandeur qui soient dans le tout. » Voici la phrase où le philosophe caractérise l'esprit, et celle où il peint le plus nettement l'action de l'esprit dans le débrouillement du chaos : « Les autres choses sont une partie distincte du tout ; mais l'esprit est infini, indépendant ; il ne se mêle à aucune chose, et seul il ne relève que de lui-même.... Quand l'esprit eut commencé à mouvoir, par ce mouvement toutes choses se distinguèrent ; et, autant l'esprit mouvait, autant se distinguaient toutes choses ; et, plus le mouvement s'opérait en séparant les choses, plus il devenait puissant à les séparer. »

Autres philosophes.

J'aurai indiqué, si je ne me trompe, tout ce qui regarde l'histoire littéraire dans les compositions en prose des premiers philosophes, si j'ajoute à ce qui précède que Diogène, d'Apollonie en Crète, avait écrit un traité de la Nature en dialecte ionien ; que Mélissus de Samos paraît avoir traduit en prose ionienne les doctrines que Xénophane et Parménide avaient exposées en vers ; enfin, que Zénon d'Élée, disciple et ami de Parménide, avait développé les mêmes doctrines dans un ouvrage aussi en prose, où il s'attachait surtout à justifier la philosophie éléatique de sa discordance avec les opinions vulgaires. L'école pythagoricienne ne faisait point usage de la prose. On cite pourtant un livre de Philolaüs, qui fut un des maîtres de Platon. Stobée en a conservé une page, d'un style fort obscur, et où il y a des choses passablement bizarres.
Philolaüs écrivait en dialecte dorien.

Logographes.

A côté de ces hommes, différents d'esprit et de talents, qui avaient essayé d'exprimer, dans la langue de tous, les rêves de l'imagination ou les spéculations de la pensée, il y en avait d'autres qui s'adressaient non plus au sentiment on à la raison, mais à la curiosité, et qui aspiraient à donner à leurs concitoyens des annales véridiques, purgées des mensonges forgés autrefois par la fantaisie des poètes. Ces historiens, si l'on peut les nommer ainsi, ces logographes, comme les appellent les anciens, ces collecteurs de traditions et de légendes, ne réussirent guère qu'à remplacer des fables par d'autres fables ; mais ils façonnèrent peu à peu la langue ionienne aux allures de la narration suivie, comme les philosophes la façonnaient à celles de l'argumentation et à la précision scientifique. Ils créaient le style historique, sinon l'histoire, et ils préparaient les voies à Hérodote, comme les philosophes rendaient possible la merveille du style d'Hippocrate.
Tous les logographes ne sont pas des Ioniens ; mais tous ont écrit en langue ionienne, parce que c'est d'Ionie qu'était partie l'impulsion, et parce que l'ionien était le seul dialecte qui eût des prosateurs. C'était l'idiome commun de tous les écrivains en prose, comme le dialecte épique, l'antique ionien, avait été durant des siècles l'idiome commun des poètes grecs de tout pays, et comme il demeura jusqu'au bout l'idiome de la poésie narrative et de la poésie didactique.
Milet eut l'honneur de produire le premier historien, comme elle avait produit le premier philosophe. L'amollissement des moeurs et l'affaissement des courages avaient compromis plus d'une fois l'indépendance des cités ioniennes, pressées de tous côtés par des voisins puissants, et les avaient réduites au rôle humiliant de complaisantes, sinon d'esclaves, des monarques lydiens d'abord, ensuite des maîtres du grand empire. La haute poésie avait dû mourir et était morte, en Ionie, mais non pas les facultés de l'intelligence. Les spéculations des philosophes, les récits des logographes, n'étaient aux yeux des gouvernants que d'innocentes récréations, dont il ne fallait non plus priver la foule que des chants gracieux de Mimnerme et de ses pareils.

Cadmus de Milet et Acusilaüs.

Cadmus de Milet avait choisi un sujet propre à charmer ses concitoyens : c'était l'histoire de la fondation de leur ville natale, ou plutôt le recueil des fables qui avaient cours sur les merveilleuses origines de Milet. L'ouvrage de Cadmus n'existait déjà plus dès le temps de Denys d'Halicarnasse.
Acusilaüs d'Argos, Dorien, qui fut presque contemporain de Cadmus de Milet, et qui prit son style pour modèle, écrivit dans la première moitié du sixième siècle avant notre ère. Son ouvrage n'embrassait que la période mythologique et héroïque des traditions anciennes. On peut se faire une idée de la manière de ce logographe, d'après ce mot de Clément d'Alexandrie, qu'il avait mis Hésiode en prose.

Hécatée de Milet.

Hécatée de Milet, qui joua un rôle dans la révolte des Ioniens contre Darius en l'an 503, avait beaucoup voyagé et beaucoup vu. Il publia les généalogies de quelques familles illustres ; non pas seulement des listes de noms plus ou moins connus, mais le récit de toutes les actions capables de recommander ces noms à la mémoire des hommes. Il essayait de ramener les aventures merveilleuses aux proportions d'événements naturels, mais sans s'arrêter toujours, dans l'interprétation, aux limites du vraisemblable. Il avait fait aussi une description du monde connu de son temps, perÛodow g°w, Tour de ta terre, dont les deux livres étaient intitulés, l'un Europe, l'autre Asie. Les fragments d'Hécatée sont en ionien vulgaire ; le style en est d'une simplicité nue, mais non sans mouvement ni sans grâce.

Phérécyde de Léros, Charon et Hellanicus.

Phérécyde le logographe, né à Léros, petite île voisine de la côte d'Ionie, florissait au temps des guerres Médiques. Il passa de longues années à Athènes, et il y recueillit les traditions relatives à l'histoire de l'Attique. Il est souvent cité par les mythographes anciens. Les généalogies athéniennes qu'il avait dressées descendaient sans interruption depuis Ajax jusqu'à Miltiade. D'après la méthode d'Hécatée son modèle, à chaque nom étaient rattachés des récits où ces noms avaient place ; quelquefois même ces récits avaient un développement considérable. Ainsi l'établissement de Miltiade dans la Chersonèse de Thrace lui avait fourni l'occasion de raconter l'expédition de Darius contre les Scythes.
Charon, né à Lamsaque, colonie de Milet, est un contemporain de Phérécyde de Léros. Il continua les recherches ethnographiques d'Hécatée, et il écrivit des ouvrages séparés sur la Perse, sur la Libye, sur l'Éthiopie et sur d'autres contrées. Il écrivit aussi une histoire, ou plutôt une sèche chronique, des événements de la guerre de Darius et de Xerxès contre les Grecs : ouvrage qui a fourni peut-être à Hérodote quelques renseignements précieux, mais non pas certes le modèle de cette narration et de ce style que nous admirons dans les Muses.
Hellanicus de Mitylène, Éolien, qui florissait vers le même temps qu'Hérodote, écrivit, dans la manière d'Hécatée, de Phérécyde et de Charon, des descriptions ethnographiques, des généalogies, des chroniques nationales et étrangères. Un de ses écrits contenait la liste des femmes qui avaient desservi, dès la plus haute antiquité, le sanctuaire de Junon à Argos, et le récit des événements plus ou moins authentiques auxquels s'étaient mêlées ces prêtresses, ou dont Argos avait été le théâtre. Hellanicus toucha aussi à l'histoire contemporaine, et raconta quelques-uns des faits qui s'étaient passés entre les guerres Médiques et la guerre du Péloponnèse. Son livre était peu détaillé, et manquait, non pas seulement d'intérêt, mais même, à en croire Thucydide, de toute exactitude chronologique.
Aucun des écrivains que je viens d'énumérer, aucun de ceux que je pourrais énumérer encore, ni Xanthus de Sardes, auteur d'un ouvrage intitulé Lydiaques, ni Denys de Milet, dont on ne connaît que le nom, aucun des logographes enfin n'a mérité assurément le noble nom d'historien ; mais les logographes, comme je l'ai déjà dit, aidèrent à la venue du père de l'histoire : ils furent à cet autre Homère ce qu'avaient été au poète de l'Iliade et de l'Odyssée ces aèdes dont nous avons péniblement cherché les noms et la race littéraire.

CHAPITRE XVI.

HÉRODOTE. HIPPOCRATE.

Vie d'Hérodote. - Plan de l'histoire d'Hérodote. - Hérodote écrivain. - Hérodote moraliste. - Excellence de l'ouvrage d'Hérodote. - Vie d'Hippocrate. - Ouvrages d'Hippocrate. - Style d'Hippocrate.

Vie d'Hérodote.

La ville d'Halicarnasse, en Carie, fondée autrefois par une colonie dorienne, était, au commencement du cinquième siècle, la capitale d'un petit royaume héréditaire dont les souverains dépendaient des satrapes de l'Asie Mineure et reconnaissaient la suzeraineté du Grand-Roi. C'est à Halicarnasse que naquit Hérodote, en 484, sous le règne de la première Artémise, celle qui s'immortalisa par son héroïsme à la bataille de Salamine, où ses navires soutinrent la lutte contre les Grecs sans trop de désavantage. La famille d'Hérodote comptait entre les plus considérables de la ville. On ne négligea rien pour son éducation, et il profita des ressources littéraires qui abondaient alors dans Halicarnasse, non moins que dans les cités voisines. Le poète Panyasis, un des classiques de l'épopée grecque, était l'oncle maternel d'Hérodote : c'est à lui sans doute et à ses exemples que le jeune homme dut l'amour du bien et du beau, et cette passion de s'instruire qui l'entraîna de bonne heure à travers le monde, pour voir et pour entendre. Ce fut aussi un des hasards heureux de la destinée du futur historien, qu'il fût né sujet du Grand-Roi. Il put librement satisfaire son goût pour les voyages, dans un temps où tout Grec, d'une des nations en guerre avec la Perse, n'eût pu mettre le pied en Égypte et dans la haute Asie sans courir le risque d'être traité en ennemi et vendu comme esclave. Il visita l'Égypte, et remonta le Nil jusqu'à Éléphantine. Il parcourut la Libye, la Phénicie, la Babylonie, et probablement aussi la Perse. Il pénétra jusqu'au fond du Pont-Euxin, en suivant le rivage méridional de cette mer, et il séjourna dans tous les lieux qui offraient quelque aliment à sa curiosité. Dès l'âge de vingt-cinq ans peut-être, il méditait déjà son grand ouvrage. A trente ans, il vivait dans sa ville natale, travaillant à mettre en ordre les immenses matériaux qu'il avait amassés, et s'essayant à la com­position de ces récits qui devaient charmer la Grèce, quand un événement funeste vint bouleverser sa fortune et détruire son repos.
Ce n'était plus le temps de la grande Artémise, ce temps où les lettres étaient en honneur dans le palais même des souverains, et où Pigrès, frère de la reine, ambitionnait le nom de poète et la gloire de se dire un des disciples d'Homère. Lygdamis, roi d'Halicarnasse, n'était qu'un coeur bas et féroce ; et Panyasis fut particulièrement en butte à sa haine pour tout ce qui était noble et grand. Le poète périt un jour, égorgé par l'ordre du tyran. Hérodote lui-même, que Lygdamis n'aimait pas davantage, faillit aussi perdre la vie, et ne se mit à l'abri qu'en fuyant d'Halicarnasse.
Il alla s'établir, vers l'an 442, dans l'île ionienne de Samos. C'est là qu'il se perfectionna dans l'étude du dialecte qui était la langue de la prose, et qu'il se pénétra de cet esprit ionien qui vit d'un bout à l'autre de son oeuvre. Car Hérodote n'a rien de cette fierté aristocratique, de cette roideur, de ces préjugés nationaux, que les Doriens portaient partout avec eux : il s'est, si je puis ainsi dire, dépouillé du vieil homme, en quittant le dialecte de ses pères. C'est à Samos encore qu'Hérodote prépara les moyens de délivrer ses compatriotes du joug de leur tyran. Il réussit dans son entreprise contre le meurtrier de Panyasis, et il revit sa patrie après un exil de plusieurs années. Mais, au lieu de ce loisir et de cette douce quiétude où il comptait passer sa vie, il ne trouva qu'amertume et dégoûts. Halicarnasse ne sut pas jouir de la liberté ; et les dissensions civiles ne tardèrent point à en rendre le séjour intolérable pour un homme d'étude et de paix, Hérodote, désespérant de la raison de ses concitoyens, les abandonna à leurs passions, et alla chercher, loin d'Halicarnasse, une retraite à l'abri de tous les orages. Il choisit pour son exil volontaire la ville de Thuries, que les Athéniens avaient fondée en 444 dans la Grande-Grèce, sur l'emplacement de l'ancienne Sybaris. On ignore l'époque précise de son départ pour Thuries; mais il ne fut pas un des fondateurs de la ville. Il vécut de longues années dans sa patrie nouvelle, et il y mourut dans un assez grand âge, vers l'an 406 avant notre ère. Il se donne à lui-même, en tête de son Histoire, le nom d'Halicarnassien, à raison du lieu de sa naissance ; mais plus d'une fois il est désigné comme Thurien par les auteurs. Thuries l'avait adopté pour sien, et on le connut longtemps en Grèce comme citoyen de Thuries.
Hérodote avait parcouru pendant sa jeunesse, comme je l'ai dit, les, merveilleuses contrées de l'Orient et les villes grecques de l'Asie. Ses explorations dans la Grèce européenne commencèrent plus tard, mais sans qu'on sache à quel moment. Ce qui est certain, c'est qu'il avait visité presque tous les lieux de quelque renom, villes, temples, champs de bataille, et dans les îles et sur le continent, depuis la Thrace jusqu'en Italie.
La réputation littéraire d'Hérodote remplissait déjà la Grèce, avant même qu'il passât d'Halicarnasse à Thuries. En 446, à l'âge de trente-huit ans, il était venu à Athènes pour la fête des grandes Panathénées, et il y avait lu en public des fragments de son ouvrage, fort incomplet encore, mais dont certaines parties étaient à peu près au point où il les voulait mettre et où il les a laissées. L'assistance avait été émerveillée de ces récits, et les Athéniens avaient voté au conteur incomparable une récompense de dix talents, plus de cinquante mille francs de notre monnaie. Longtemps avant cette époque, dès 456 selon une tradition plus douteuse, il avait déjà fait une lecture de ce genre à Olympie ; et c'est là que s'était allumée, dit-on, dans le cœur de Thucydide enfant, cette noble ambition de gloire si bien secondée depuis par le génie.
Quoi qu'il en soit, ce n'est ni en 456 ni même en 446 qu'Hérodote pouvait livrer à l'admiration des hommes autre chose que des récits partiels et des lambeaux de son oeuvre. Le plan immense qu'il avait conçu ne fut complètement réalisé que longtemps après ; et c'est seulement dans les dernières années de sa vie qu'il cessa de travailler, et qu'il vit son monument debout, tel qu'il avait jadis rêvé de le construire.

Plan de l'histoire d'Hérodote.

L'ouvrage d'Hérodote embrasse l'histoire de tous les peuples alors connus ; mais le sujet principal, le fait autour duquel se groupent tous les autres faits, et où tout vient aboutir de près comme de loin, c'est la grande et terrible lutte de l'Asie contre la Grèce. Pour former un tout des innombrables détails qu'il se proposait de déployer Hérodote conçut une sorte d'épopée, dont l'ordonnance n'est pas sans analogie avec celle des poèmes d'Homère. Comme l'auteur de l'Odyssée, il transporte dès le début, ou peu s'en faut, le lecteur au sein même des événements qui ont préparé la lutte ; et, conduit de souvenir en souvenir, montant et descendant dans les siècles, tournant à droite, tournant à gauche, il arrive à la journée de Mycale, après avoir passé en revue tout ce qu'offraient d'important, ou seulement de curieux, les traditions des peuples. Sa manière de rattacher les récits les uns aux autres tient un peu de celle du vieux Nestor. Seulement les parenthèses du vieillard de Pylos, ces aventures qu'un nom lui remet en mémoire, et qu'il intercale les unes dans les autres, mais sans oublier le but où il tend, ont pris, dans Hérodote, des dimensions proportionnées à l'immensité d'un discours où il s'agit de montrer l'opposition de deux mondes et le triomphe de l'Europe sur l'Asie. L'unité de l'ouvrage est dans cette opposition fondamentale ; unité qui admet une diversité infinie, car tout ce qui a trait, de près ou de loin, et aux cités grecques et à l'empire des Perses, histoire, géographie, mœurs, usages, religions, toutes les traditions, tous les faits, toutes les légendes, appartient en définitive au vaste domaine conquis par l'écrivain ; j'allais dire, par le poète. Ce titre glorieux, Hérodote le mérite à plus d'égards que bien des poètes faisant des vers, même avec talent ; et les noms de Muses que portent chacun de ses neuf livres ne disent rien de trop en annonçant que ce qu'on a sous les yeux est une oeuvre d'art, et d'un art inspiré, non moins qu'une oeuvre de science.
Voici un court sommaire qui fera comprendre, tout à la fois, et l'immensité des trésors amassés par Hérodote, et l'heureux cadre dans lequel il les a disposés.
Après quelques mots sur les anciennes luttes de la Grèce et de l'Asie durant l'époque héroïque, et sur les motifs de part et d'autre allégués, comme les enlèvements d'Io, d'Europe, de Médée et d'Hélène, Hérodote passe à Croesus, héritier de ces rois de Lydie qui les premiers entreprirent sérieusement, dans les temps historiques, contre la liberté des Grecs. Il nous fait connaître en détail la vie et les aventures de Croesus, tout ce qu'on sait de ses ancêtres et des dynasties qui se sont succédé dans le royaume de Lydie, en un mot tout ce qui offre quelque intérêt dans la destinée du peuple lydien. A propos d'un oracle qui recommande à Croesus de rechercher l'amitié des Grecs, Hérodote est amené à parler de l'état où se trouvaient alors Athènes et Lacédémone. L'attaque de Sardes par Cyrus fait paraître devant nous un autre peuple, les Perses, qui détruisent le royaume de Lydie, et qui se trouvent désormais, par le fait de leurs conquêtes, en contact immédiat avec les Grecs. Hérodote nous apprend ce que sont les Perses, et comment ils ont succédé, dans le haut Orient, à l'empire des Mèdes, dont l'origine, le progrès et la chute se déroulent successivement à nos yeux. A l'histoire de Cyrus se mêlent l'histoire des colonies grecques de l'Asie Mineure, et celle de la destruction de la puissance assyrienne.
L'expédition de Cambyse, fils de Cyrus, contre l'Égypte conduit le lecteur sur les bords du Nil, Hérodote décrit la contrée, et raconte de ce peuple extraordinaire tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a entendu raconter sur les lieux mêmes. Il reprend l'histoire de Cambyse ; puis il passe au mage Smerdis et à Darius, fils d'Hystaspe. L'expédition de Darius contre les Scythes et la soumission de la Libye portent la vue de l'historien vers les deux extrémités du monde alors connu : il nous fait le tableau des mœurs du Nord et de celles du Midi, la description de ces pays si divers, et le récit des vicissitudes des nations qui les habitent.
La conquête de la Thrace et de la Macédoine par Mégabazès, lieutenant de Darius, et la révolta des Ioniens contre les Perses, mettent directement en lutte les deux mondes. Hérodote, reprenant l'histoire des États grecs au point où il l'avait laissée, s'attache particulièrement à peindre les progrès de la puissance athénienne, l'esprit d'entreprise qui anime la république depuis la chute des Pisistratides. Il rend compte et des inimitiés qui divisaient les nations grecques entre elles, et des alliances, des sympathies qui les rattachaient les unes aux autres, à l'époque où Darius com­prima la révolte de ses sujets grecs, et où ses années s'avancèrent au cœur de la Grèce. L'expédition de Datis et d'Artaphernès échoue, et la bataille de Marathon délivre pour quelques années la Grèce du danger. Xerxès, fils de Darius, essaye de venger en personne l'affront fait aux armes des Perses. Après des batailles sans résultat aux Thermopyles et au promontoire d'Artémisium, la flotte des Perses est détruite à Salamine, et leur armée de terre à Platées. Le dernier livre d'Hérodote se termine au moment où la Grèce est définitivement purgée de ses envahisseurs, et où les peuples grecs qui avaient favorisé les entreprises de l'ennemi ont reçu leur juste châtiment.
Il n'y a qu'une seule lacune dans cette histoire universelle. Hérodote dit trop peu de chose de cette grande nation assyrienne qui avait enfanté les merveilles de Babylone et de Ninive. Mais il nous apprend lui-même qu'if avait composé un ouvrage détaillé sur l'Assyrie ; et c'est à cet ouvrage, malheureusement perdu, qu'il se réfère pour tout ce qui manque dans le livre où il est question des Assyriens.

Hérodote écrivain.

Hérodote n'a rien de commun avec les écrivains qu'on appelle éloquents. Il ne cherche pas plus les effets de style qu'Homère ne vise au sublime. Il ignore même ce que c'est que le style, ou du moins ce qu'on appelle ordinairement ainsi, cet agencement des phrases et des mots, ces savantes combinaisons qui donnent au discours l'aspect d'un tissu bien façonné. Il parle sa pensée, voilà tout son art : le mot le plus simple, le plus naïf et le plus nu, la tournure aussi la moins contournée, la moins tournure, si j'ose ainsi dire, voilà tout ce qu'on trouve d'un bout à l'autre de son ouvrage. Toutefois, quand il fait parler les personnages eux-mêmes, il ramasse ses arguments sous une forme presque arrondie, qui offre comme une apparence ou plutôt une ébauche de période, et qui fait pressentir le style des historiens futurs. Hérodote a fait en langue ionienne, mais naturellement et sans effort, ce que Platon devait faire plus tard en langue attique, mais avec le labeur d'un art consommé : il a écrit comme il parlait, ou du moins comme il aurait pu parler. De là ces phrases qui semblent n'avoir ni commencement ni fin, ni construction raisonnable, et qui ne laissent pas d'exprimer parfaitement ce qu'Hérodote veut dire, tout eu nous plaisant, dit Paul-Louis Courier, par un air de bonhomie et de peu de malice, moins étudié que ne l'ont cru les anciens critiques. La grâce de la diction n'est pas seulement dans l'heureux négligé des formes, elle est aussi dans le caractère même de la langue. Le dialecte ionien, avec ses diérèses, ses voyelles accumulées, les souvenirs poétiques que réveillent les mots qui lui sont propres, ajoute à tous les autres charmes son charme particulier, si bien en rapport avec la physionomie de l'œuvre entière.
Hérodote ne s'échauffe jamais : il laisse aux faits qu'il raconte le soin d'intéresser eux-mêmes, et de passionner le lecteur. C'est du même ton sérieux qu'il fait l'histoire des infortunes conjugales de Candaule et celle des batailles qui ont préservé le monde du joug des barbares. Aussi serait-il malaisé de proclamer quel est, entre ces innombrables récits, celui qui mérite le plus d'être cité, abstraction faite, bien entendu, de l'importance des choses, et en ne tenant compte que des qualités de la narration. A mon avis, le plus long est aussi le plus beau.

Hérodote moraliste.

Hérodote n'écrivait pas uniquement pour raconter ; et lui-même il tire plus d'une fois l'enseignement moral qui sort si souvent du spectacle des choses humaines. Il aime à montrer la présence et l'action d'un pouvoir souverain dans le monde. Il croit que tout est réglé de tout temps, et que rien ne saurait garantir de l'envie des dieux, comme il s'exprime souvent, le crime, la violence, même l'opulence excessive, et la vanité, son inévitable compagne. Je ne veux pas dire qu'Hérodote soit un grand philosophe, ou qu'il ait inventé, dès le cinquième siècle avant J. C., la philosophie de l'histoire. Je dis seulement qu'il sait réfléchir, et que son âme d'honnête homme lui suggère quelquefois les idées les plus vraies, et même les plus profondes. Il a un vif sentiment de ce qui est bien et de ce qui est mal ; et ce n'est pas lui qu'on verra jamais ou excuser des actes mauvais, ou déprimer la vertu des grands hommes. L'histoire pour lui est l'histoire, et non point un plaidoyer : il n'est d'aucun parti, à moins qu'on ne nomme ainsi l'amour passionné de la vérité et de la justice. Il ne dissimule point les défauts des Grecs eux-mêmes. A côté de leur gloire, il montre les écueils où se peut briser un jour tant de puissance. La chute successive des empires est une leçon qu'il leur donne à méditer sans cesse ; et ses fréquents appels au sentiment religieux et à la crainte des vengeances divines sont des avertissements qui regardent l'avenir, bien plus encore que des explications du passé.

Excellence de l'ouvrage d'Hérodote.

Hérodote était religieux, mais non pas crédule. Il raconte souvent des prodiges, mais toujours avec des formules qui reportent sur d'autres la responsabilité de l'erreur ou du mensonge. Il est la véracité même. Ce qu'il dit avoir vu, il l'a vu en effet ; ce qu'il dit avoir entendu, on le lui a en effet conté. Il est impossible de suspecter sa bonne foi. Ceux qui l'ont fait étaient ou des esprits prévenus, comme Plutarque, descendant de ces Béotiens qui avaient trahi la cause commune dans les guerres Médiques, ou des sceptiques raffinés, qui ne reconnaissaient d'autres réalités que celles qu'ils avaient sous les yeux, et qui reléguaient parmi les fables; tous les faits tant soit peu étranges ou non conformes aux choses accoutumées. Les voyageurs modernes ont complètement vengé le caractère méconnu de l'antique voyageur. Les découvertes de l'archéologie, monuments déterrés dans les ruines des villes d'Orient, écritures mystérieuses déchiffrées, témoignages contemporains des plus reculées époques de l'histoire, démontrent chaque jour de plus en plus qu'Hérodote n'avait pas mis moins de soins à s'informer des annales des peuples, qu'à visiter leurs pays et à observer leurs mœurs. Ainsi Thucydide lui-même s'est trompé, si c'est Hérodote qu'on doit entendre, quand l'auteur de la Guerre du Péloponnèse parle quelque part d'historiens dont les écrits n'ont d'autre but que de flatter un instant l'oreille.
La première composition vraiment digne du nom d'histoire n'est donc pas seulement un chef-d'œuvre historique, elle est une oeuvre unique en son genre ; sinon la plus parfaite de toutes, du moins la plus étonnante, la plus originale, celle que nul ne pouvait être tenté de prendre pour modèle, car tout y est de génie, et les imitateurs ne saisissent jamais que la manière, les traits d'école, le convenu ; elle est la seule où coulent à pleins canaux toutes les sources de l'intérêt. Figurez-vous une merveille impossible, la relation de Marco Polo, par exemple, qui ne ferait qu'un avec la chronique de Joinville et les contes des Mille et une Nuits, et tout cela enfermé dans le plan d'une Odyssée et écrit dans la langue d'Homère : cette merveille impossible, elle existe, et c'est le livre d'Hérodote.

Vie d'Hippocrate.

Le droit d'Hippocrate à figurer à côté d'Hérodote dans un ouvrage qui n'a rien de commun avec les études médicales, c'est, avant tout, sa qualité de prosateur ionien. Mais le père de la vraie médecine nous appartient par d'autres côtés encore. Il y a, dans ses ouvrages, une partie tout humaine dont nous sommes aptes à juger, nous autres profanes ; et qui compte aussi dans la gloire de cet incomparable génie ; il y a le philosophe, le moraliste, l'homme qui a le premier rédigé, sous une forme impérissable, les axiomes de la vérité éternelle ; il y a enfin Hippocrate lui-même, admirable nature, aussi grande par le cœur que pas l'esprit ; simple et ingénue comme tout ce qui a conscience de sa force ; calme comme la raison, et remarquable par la douceur non moins que par l'austérité.
Hippocrate, comme Hérodote, était Dorien de naissance ; mais, comme Hérodote, comme les logographes, comme les premiers philosophas, il écrivit dans l'ancienne langue de la prose. Il était né pourtant en 460, plus de vingt ans après Hérodote. Mais cette différence d'âge n'était pas suffisante pour décider Hippocrate à renoncer à l'emploi du dialecte ionien. Les hommes d'État athéniens élevèrent de son temps le dialecte attique à la dignité oratoire ; Thucydide, de son temps aussi, écrivit l'histoire en langue attique ; mais ce n'est que dans les dernières années du cinquième siècle que les disciples de Socrate mirent au jour les ressources de l'idiome d'Athènes pour l'expression des plus imperceptibles nuances de la pensée. Il ne faut donc pas s'étonner si Hippocrate, philosophe avant tout, demeura fidèle aux traditions littéraires de la philosophie, et s'il ne déserta pas les errements des Phérécyde, des Héraclite et des Anaxagore.
Il était de l'île de Cos, où son père exerçait lui-même la profession de médecin. Hippocrate est souvent désigné par le surnom de fils des Asclépiades. Sa famille, comme toutes celles qui se transmettaient de génération en génération les préceptes de l'art de guérir, se vantait en effet de descendre d'Asclépius, que nous nommons Esculape, le père de Machaon et de Podalire. Hippocrate, après s'être formé sous les yeux de son père et par les soins des maîtres qu'il avait dans sa maison et dans sa ville natale, alla prendre, à Sélymbrie en Thrace, les leçons d'Hérodicus, le plus fameux des médecins d'alors.
Il est probable qu'il exerça son art de ville en ville pendant de longues années, particulièrement dais les villes de la Thessalie, Larisse, Mélibée et autres, et dans l'île de Thasos. Les descriptions si vives et si vraies qu'il donné de plusieurs contrées lointaines prouvent aussi qu'il n'avait pas borné ses voyages aux îles et au continent de la Grèce. Il avait parcouru une grande partie la haute Asie, et visité en détail les provinces septentrionales de l'Asie Mineure.
« Un médecin, dit Homère, équivaut à un grand nombre d'hommes. » Tous les peuples antiques avaient pour les médecins une vénération profonde. Encore aujourd'hui ; dans le haut Orient, il n'est pas de plus noble titre que celui de médecin, ni de meilleur passeport, ni de recommandation plus efficace. Hippocrate revint à Cos dans sa vieillesse, et y fonda une école de médecins, dont la renommée se conserva longtemps après sa mort. Il prolongea sa vie jusqu'à un grand âge ; jusqu'à quatre-vingt-cinq ans, selon les uns ; jusqu'à quatre-vingt-dix, selon les autres ; selon d'autres encore, jusqu'à cent quatre ou même cent neuf ans. Son biographe anonyme dit qu'il mourut non point dans sa ville natale, mais près de Larisse, dans la Thessalie.
Quelques-uns ont écrit qu'Hippocrate avait délivré Athènes de la peste, pendant la guerre du Péloponnèse, et qu'il avait refusé de se rendre auprès d'Artaxerxès pour secourir les barbares décimés par le fléau. Mais il est invraisemblable qu'a l'époque de la peste, Hippocrate, âgé d'une trentaine d'années, ait joui de la réputation qu'on lui prête, et qu'Artaxerxès ait eu l'idée de députer à ce jeune homme une ambassade et des présents. Quant à la ville d'Athènes, il est douteux qu'Hippocrate y ait même jamais mis le pied. Il ne la nomme nulle part dans ses ouvrages ; et Galien dit que Smyrne, que le plus petit quartier de Rome renfermait plus d'habitants que la plus grande ville où Hippocrate eût jamais exercé son art. Thucydide, qui fait avec tant de détails le lugubre tableau des désastres de la peste dans Athènes, ne nomme point Hippocrate, et nous apprend que tous les remèdes furent impuissants et que les médecins furent les premières victimes du fléau.
Il y a bien d'autres récits fabuleux dont les écrivains des bas siècles ont essayé d'embellir la vie d'Hippocrate, et qui l'ont transformée en une sorte de légende comme celles des temps héroïques. Nous n'avons pas à discuter ces fantaisies plus ou moins ingénieuses. C'est ailleurs qu'il faut chercher, si l'on veut se faire une juste idée de la personne d'Hippocrate et de son caractère : « Ce grand homme, dit avec raison l'auteur d'Anacharsis, s'est peint dans ses écrits. Rien de si touchant que cette grandeur avec laquelle il rend compte de ses malheurs et de ses fautes. Ici, vous lisez les listes des malades qu'il avait traités pendant une épidémie, et dont la plupart étaient morts entre ses bras. Là, vous le verrez auprès d'un Thessalien blessé d'un coup de pierre à la tête. Il ne s'aperçut pas d'abord qu'il fallait recourir à la voie du trépan. Des signes funestes l'avertirent enfin de sa méprise : l'opération fut faite le quinzième jour, et le malade mourut le lendemain. C'est de lui-même que l'on tient ces aveux ; c'est lui qui, supérieur à toute espèce d'amour-propre, voulut que ses erreurs mêmes fussent des leçons. »

Ouvrages d'Hippocrate.

Les savants modernes ont montré tout ce que la science devait au médecin de Cos en découvertes de tout genre. La collection des oeuvres qui portent le nom d'Hippocrate contient des écrits de nature et de valeur fort diverses, et dont un certain nombre seulement sont regardés comme authentiques. Les autres sont revendiqués pour quelques-uns des philosophes antérieurs à Hippocrate ou ses contemporains, surtout pour les médecins qui furent ses héritiers, et par qui fleurirent à Cos son école et ses doctrines.
Parmi les écrits qui sont réellement d'Hippocrate, il y eu a qui ne sont que des journaux détaillés de clinique, et dont tout le mérite littéraire consiste dans la précision avec laquelle les circonstances nosographiques ont été résumées et décrites. D'autres sont de véritables traités philosophiques, sur des matières ressortissant au domaine médical. Le petit livre des Airs, Eaux et Lieux, où Hippocrate expose l'influence des climats et des saisons sur la santé des hommes, n'est pas seulement un chef-d'oeuvre scientifique, remarquable par la profondeur et la justesse des observations ; ce n'est pas seulement un des plus utiles écrits qu'ait jamais inspirés l'étude approfondie de la nature : on aurait peine à trouver dans toute l'antiquité, chez Aristote, chez Platon même, un morceau qui soit tout à la fois et plus sérieux et plus intéressant. Je n'ai besoin, pour en fournir la preuve, que de prendre au hasard une des pages de cet opuscule, qui en compte une trentaine à peu près : « Quant à la pusillanimité, à l'absence de courage viril, si les Asiatiques sont moins belliqueux et plus doux que les Européens, la principale cause en est dans les saisons, qui, en Asie, n'éprouvent pas de grandes variations ni de chaud ni de froid, mais sont à peu près uniformes. En effet, l'esprit n'y ressent point ces commotions, le corps n'y subit pas ces changements intenses, qui rendent naturellement le caractère plus farouche, et qui lui donnent plus d'indocilité et de fougue qu'un état de choses toujours le même ; car ce sont les changements du tout au tout qui éveillent l'esprit de l'homme et ne le laissent pas dans l'inertie. C'est, je pense, à ces causes extérieures qu'il faut rapporter la pusillanimité des Asiatiques, et aussi à leurs institutions. En effet, la plus grande partie de l'Asie est soumise à des rois ; et, toutes les fois que les hommes ne sont ni maîtres de leurs personnes, ni gouvernés par les lois qu'ils se sont faites, mais par la puissance despotique, ils n'ont pas de motif raisonnable pour se former au métier des armes : ils en ont, au contraire, pour ne point paraître guerriers, car les périls ne sont pas également partagés. C'est contraints par la force qu'ils vont à la guerre, qu'ils en supportent les fatigues, et qu'ils meurent pour leurs despotes, loin de leurs enfants, de leurs femmes et de leurs amis. Tous leurs exploits et leur valeur guerrière ne servent qu'à augmenter la puissance de leurs despotes : quant à eux, ils ne recueillent d'autres fruits que les dangers et la mort. En outre, leurs champs se transforment en déserts, et par les dévastations des ennemis, et par la cessation des travaux ; de sorte que, s'il se trouvait parmi eux quelqu'un qui fût, de sa nature, courageux et brave, il serait, par l'effet des institutions, détourné d'employer sa bravoure. Une grande preuve de ce que j'avance, c'est qu'en Asie, les Grecs et les barbares qui ne se soumettent pas au despotisme, et qui se gouvernent par eux-mêmes, sont les plus guerriers de tous ; car c'est pour eux-mêmes qu'ils courent les dangers, et eux-mêmes reçoivent le prix de leur courage ou la peine de leur lâcheté (14). »

Style d'Hippocrate.

Le style d'Hippocrate est, comme on le voit, la simplicité même, mais une simplicité qui n'exclut pas des qualités éminentes, et qui s'associe admirablement avec la vigueur et la concision. Ce style atteint à la haute éloquence et à la poésie, dans les traités où Hippocrate trace les devoirs du médecin, de cet homme qu'il compare à un dieu, sans s'apercevoir qu'il était lui-même ce dieu parmi les hommes. La formule de serment qu'il a rédigée a la majesté et le ton d'Un hymne religieux : « Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, je prends à témoin tous les dieux et toutes les déesses, de tenir fidèlement, autant qu'il dépendra de mon pouvoir et de mon intelligence, ce serment et cet engagement écrit ; de regarder comme mon père celui qui m'a enseigné cet art, de veiller à sa subsistance, de pourvoir libéralement à ses besoins ; de considérer ses enfants comme mes propres frères ; de leur apprendre cet art sans salaire et sans aucune stipulation, s'ils veulent l'étudier.... Je conserverai ma vie pure et sainte aussi bien que mon art.... Si je tiens avec fidélité mon serment, si je n'y fais point défaut, puissé-je passer des jours heureux, recueillir les fruits de mon art, et vivre honoré de tous les hommes et de la postérité la plus reculée ; mais, si je viole mon serment, si je me par-jure, que tout le contraire m'arrive (15) ! »
Hippocrate fait une guerre impitoyable aux charlatans, à tous les médecins prétendus qui compromettent la dignité de l'art on par leur ignorance ou par leurs mauvaises pratiques : Contre eux, et en général contre les hommes qui aiment les opinions paradoxales, Hippocrate ne dédaigne pas d'employer quelquefois l'ironie, sans préjudice des éclats d'une légitime indignation. Voici, par exemple, le début du traité de l'Art : « Il est des hommes qui se font un art de vilipender les arts. Qu'ils arrivent au résultat qu'ils s'imaginent, ce n'est pas ce que je dis; mais ils font étalage de leur propre savoir. »
Le seul reproche qu'on puisse faire au style d'Hippocrate, c'est de pécher de temps en temps par excès de concision, ou plutôt par une sorte d'entassement de pensées, qui nuit à la clarté de la phrase. On comprendra ce que je veux dire, à la simple inspection du fameux aphorisme dont les premiers mots ont été tant de fois cités : « La vie est courte, l'art est long, l'occasion est prompte à s'échapper, l'empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile. Il faut, non seulement faire soi-même ce qui convient, mais encore être secondé par le malade, par ceux qui l'assistent et par les choses extérieures. » Au reste, pour la force de la diction, pour la vivacité et la grâce, le médecin de Cos n'a rien à envier à ceux-là même qui étaient le mieux doués, et qui ont eu le loisir de se mettre tout entiers dans leurs ouvrages.

CHAPITRE XVII.

ORIGINES DU THÉÂTRE GREC.

La tragédie avant Thespis. - Innovations de Thespis. - Appareil scénique. - Phrynichus le tragique. - Pratinas ; le drame satyrique. - Choerilus le tragique. - Concours dramatiques. - Description du théâtre. - Forme extérieure de la tragédie et du drame satyrique. - Rôle du chœur. - Répétitions dramatiques.

La tragédie avant Thespis.

C'est vers l'époque où Pisistrate préparait ses entreprises contre la liberté, que naquit dans Athènes cette poésie dramatique qui devait résumer en soi toutes les poésies, depuis l'épopée jusqu'à la satire outrageuse ; les égaler chacune en particulier, par la richesse des détails, par la variété des inventions, par l'éclat de la forme ; les dépasser par la vérité et l'intérêt des peintures, et laisser au monde les noms immortels d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, d'Aristophane, de Ménandre : « En ce temps-là, dit Plutarque dans la Vie de Solon, Thespis commençait à changer la tragédie ; et la nouveauté du spectacle attirait la foule, n'y ayant point encore de concours où les poètes vinssent se disputer le prix. Solon, naturellement curieux, et qui, dans sa vieillesse, se livrait davantage aux passe-temps et aux jeux, et même à la bonne chère et à la musique, alla entendre Thespis, lequel, suivant l'usage des anciens poètes, jouait lui-même ses pièces. Après le spectacle, il appela Thespis, et lui demanda s'il n'avait pas honte de faire publiquement de si énormes mensonges. Thespis répondit qu'il n'y avait point de mal à ses paroles ni à sa conduite, puisque ce n'était qu'un jeu. « Oui, dit Solon, en frappant avec force la terre de son bâton ; mais si nous soufrons, si nous approuvons le jeu, nous a trouverons la réalité dans nos contrats. »
Ce qu'on appelait déjà tragédie, avant Thespis, n'était autre chose que le dithyrambe, le chant en l'honneur de Bacchus. Ce chant, tantôt triste et plaintif, tantôt vif et joyeux, libre dans son allure, dégagé de presque toutes les entraves métriques, était une sorte d'épopée, où se déroulait le récit des aventures du dieu. Le chœur dithyrambique dansait, en chantant, une ronde continue autour de l'autel de Bacchus. Sur cet autel on immolait un bouc ; et le nom de la victime, tr‹gow, fait comprendre comment le chant du sacrifice a pu recevoir le nom de tragédie, tragÄdÛa, c'est-à-dire chant du bouc, et pourquoi tels et tels poètes dithyrambiques, antérieurs à Thespis, sont cités comme auteurs de tragédies. Suivant quelques-uns, le mot tragédie vient de ce que les chanteurs du dithyrambe se déguisaient en satyres, avec des jambes et des barbes de bouc, pour figurer le cortège habituel de Bacchus. Cette opinion peut jusqu'à un certain point se soutenir, mais non pas celle qu'a exprimée Boileau d'après Horace, qu'un bouc était le prix de celui qui avait le mieux chanté. Le prix du dithyrambe était un bœuf, qu'on décernait, non pas au meilleur choreute, mais au poète qui avait composé le chant, la musique et la danse, et qui en avait dirigé l'exécution. Virgile pourtant aurait dû faire réfléchir Boileau, et lui faire comprendre la méprise d'Horace. Il s'agit quelque part, dans les Géorgiques, de la victime de Bacchus ; et c'est au sacrifice du bouc que Virgile rapporte l'origine des représentations dramatiques, et de ces concours où les enfants de Thésée, comme il dit, proposaient des prix aux talents. Mais les critiques n'ont pas même fait attention à cet important témoignage.

Innovations de Thespis.

Voici quelles étaient les innovations poétiques dont s'était scandalisé le vieux Solon. Thespis avait imaginé de prendre pour sujet de poème une portion bornée de la légende de Bacchus, l'histoire de Penthée par exemple, et de la mettre non plus en récit, mais en action. Le chœur chantait et dansait encore, mais non plus d'une façon continue. De temps en temps un personnage s'en détachait, et parlait seul, soit pour répondre aux paroles du chœur, soit pour raconter ses pensées, soit pour provoquer le chœur à de nouveaux chants. Thespis n'employait dans ses tragédies, au dire des anciens, qu'un seul acteur; un seul à la fois, bien entendu, mais non pas toujours le même. Les Suppliantes d'Eschyle peuvent donner une idée du système dramatique de Thespis, car, saut un seul dialogue, il n'y a jamais qu'un seul acteur en scène avec les filles de Danaüs. Au reste, la partie purement lyrique, dans les compositions de Thespis, était de beaucoup la plus considérable. Le sujet dramatique, l'épisode, comme on disait, avait très peu de développement ; et l'acteur, êpokrÛthw, le répondant, suivant l'acception du terme grec, s'adressait au chœur en vers dont la forme et le caractère tenaient de bien près encore aux mètres lyriques. Thespis se servait, dans le dialogue, du tétramètre trochaïque, et non de l'ïambe.
Il paraît que Thespis avait poussé l'audace jusqu'à se passer quelquefois de prendre ses sujets de tragédies dans la légende de Bacchus. Parmi les titres des pièces que lui attribuent les anciens, il y a une Alceste. Ce qui rend le fait assez vraisemblable, c'est que les poètes dithyrambiques eux-mêmes n'avaient pas toujours été fidèles à la tradition de leurs devanciers. Ceux de Sicyone, dit-on, fatigués de répéter sans cesse ni fin les mêmes récits, avaient ajouté aux louanges de Bacchus celles de quelques autres dieux, ou de héros des vieux âges : ils finirent même par oublier Bacchus, dans le dithyrambe, dans le chant bachique, au profit d'Adraste, leur héros national. La première fois qu'il en fut ainsi, les assistants étonnés s'écrièrent : « Quel rapport ceci a-t-il avec Bacchus ? » mot qui passa depuis en proverbe. Il n'est pas étonnant que Thespis, une fois en possession de l'art merveilleux de captiver les hommes, ait essayé de s'en servir de diverses façons, et indépendamment de toutes les circonstances où l'avait découvert son génie. Peu lui importait, pourvu qu'il intéressât les spectateurs au dévouement de la femme d'Admète, que tel censeur morose rappelât le chœur à ses devoirs habituels, et murmurât le proverbe sicyonien : « Quel rapport ceci avec Bacchus ? »
Il ne reste rien des tragédies de Thespis. Les vers qu'en citent quelques anciens n'ont aucun caractère d'authenticité. Nous ne savons pas même si Thespis était un écrivain d'un vrai talent. Aristophane nous apprend que la partie chorégraphique des compositions du vieux poète était fort remarquable ; et il y avait encore, au siècle de Périclès, des amateurs qui préféraient à des chœurs plus modernes les danses surannées de Thespis.

Appareil scénique.

Tout le monde a répété, d'après Horace, l'historiette du tombereau où Thespis promenait ses acteurs : « Thespis, dit-on, inventa la muse tragique, genre auparavant inconnu ; et il porta sur des chariots ses poèmes, que chantaient et jouaient des hommes au visage barbouillé de lie (17). » Pourtant, sur ce point, Horace s'est manifestement trompé. Il a confondu Thespis avec Susarion, l'inventeur de la comédie. C'est de Susarion que d'autres anciens content la chose. La tragédie, dès le temps du simple dithyrambe, se représentait auprès de l'autel de Bacchus. Les acteurs de Thespis récitaient et n'improvisaient pas ; et un chariot ambulant ne saurait être un théâtre que pour des improvisateurs. Horace, qui parlait tout à l'heure des poèmes de Thespis, a pu les lire comme d'autres Romains : « Les Romains, dit-il, dans le repos qui suivit les guerres Puniques, se mirent à s'enquérir des beautés de Sophocle, et de Thespis, et d'Eschyle (18). » Peu importe que les vers attribués à Thespis soient ou non authentiques : dès que Thespis a écrit, il est évident que ses acteurs étaient autre chose que ces hommes que nous peint Horace. Je ne puis me faire à l'idée d'une Alceste représentée sur une charrette roulante, par des vendangeurs avinés.
La nécessité d'une estrade est telle, pour qui veut se donner en spectacle, qu'il est à peu près impossible que Thespis lui-même s'en soit toujours passé, et qu'on ait attendu, comme le prétend Horace, jusqu'au temps d'Eschyle, pour avoir l'idée de mettre les personnages en scène sur des tréteaux. J'en dirai autant du costume, et de tout le reste de l'appareil théâtral. Il est permis de ne pas croire qu'Eschyle ait le premier songé à distinguer les acteurs d'avec le public auquel ils s'adressaient. On n'imagine pas aisément un Bacchus, un Penthée, surtout une Alceste, car les rôles de femmes étaient joués par des hommes, sous la figure et dans le costume habituel de Thespis. Vrais ou faux, conventionnels ou non, il fallait bien que certains insignes distinguassent aux yeux le personnage.
L'emploi du masque et du cothurne doit remonter aussi aux premiers temps de l'art dramatique. Le masque répondait à un double besoin : c'était la représentation traditionnelle ou idéale du dieu ou du héros dont on supposait la présence ; c'était aussi un moyen physique de renforcer la voix de l'acteur, de la faire mieux entendre à tout un peuple assemblé. Le cothurne, brodequin à semelles très épaisses, servait à rehausser la taille du personnage en scène, et à lui donner quelque chose de cette majesté extérieure qui distinguait, selon l'opinion populaire, et les êtres divins et les mortels des anciens âges. Il est probable même que, dès avant le temps de Thespis, quand on faisait figurer les dieux en personne dans certaines cérémonies solennelles, ils se montraient à la foule en masque et en cothurne, et avec le costume dont la statuaire revêtait de tout temps leurs images : ainsi quand un jeune homme de Delphes jouait le rôle d'Apollon qui tue le serpent ; ainsi quand, à Samos, on célébrait le mariage de Jupiter et de Junon ; ainsi quand Cérès, à Éleusis, allait s'enquérant des nouvelles de sa fille.
Il n'est pas douteux, d'ailleurs, que les successeurs de Thespis, surtout Eschyle et Sophocle, n'aient perfectionné les moyens d'agir par les yeux sur l'esprit des spectateurs, comme ils ont perfectionné la fable dramatique et le style théâtral. Quant au chant et à la danse, j'ose affirmer que plus les poètes tragiques s'éloignèrent de la forme du dithyrambe, plus ils affaiblirent l'élément chorégraphique et musical de la tragédie, et que Thespis lui-même, comparé aux poètes dithyrambiques, marqua le premier degré de cette décadence. Qu'on se figure, en effet, ce que devait être le vrai chœur tragique, le chœur du dithyrambe, quand on y voyait Bacchus menant la troupe avinée des satyres, des évants et des ménades. Les vers suivants, d'une des pièces perdues d'Eschyle, intitulée les Edons, ne sont qu'un trait de la description du cortège de Bacchus : « L'un, tenant dans ses mains des bombyces, ouvrage du tour, exécute, par le mouvement des doigts, un air dont l'accent animé excite la fureur ; l'autre fait résonner des cymbales d'airain.... Un chaut de joie retentit. Comme la voix des taureaux, on entend mugir des sons effrayants, qui partent d'une cause invisible ; et le bruit du tambour, semblable à un souterrain tonnerre, roule en répandant le trouble et la terreur. »
Le progrès, s'il y en eut, ne fut point un accroissement de passion et d'enthousiasme. Si les danses du chœur gagnèrent en décence et en grâce, si la musique revêtit une infinie variété de formes, et s'appropria tous les modes de la mélodie, il n'est pas moins vrai que ce qui resta du dithyrambe, dans la poésie dramatique, n'eut plus ni la même puissance que jadis sur les âmes, ni cet entraînement sympathique qui transformait en un vrai délire les sentiments de la foule assemblée pour entendre célébrer Bacchus.

Phrynichos le tragique.

L'œuvre de Thespis trouva, dès le sixième siècle, d'habiles et intelligents continuateurs. Phrynichos fils de Polyphradmon, Athénien, passe pour avoir introduit le premier les rôles de femmes au théâtre. Cela signifie sans doute que Phrynichus donna aux rôles de femmes une importance qu'ils n'avaient pas dans les pièces de Thespis. Il ne quitta pas les voies de Thespis pour ce qui est de la forme extérieure de la tragédie, et il fut, comme Thespis, poète lyrique encore plus que poète dramatique. Mais il choisit les sujets de ses épisodes partout où il y avait quelque chose de pathétique et d'intéressant ; non point seulement dans la légende de Bacchus et dans les traditions de l'époque héroïque, mais jusque dans les faits de l'histoire contemporaine. Hérodote raconte que Phrynichus mit sur la scène la prise de Milet par les Perses, et qu'il fut condamné à une amende de mille drachmes, pour avoir ravivé le souvenir d'une calamité nationale. On défendit même aux poètes dramatiques de traiter désormais aucun sujet de ce genre. Cette défense n'empêcha pas Phrynichus de mettre au moins une fois encore ses contemporains sur la scène. Mais il s'agissait cette fois des triomphes d'Athènes, et non plus de la défaite de ses alliés. Voici ce qu'on lit dans l'argument grec ou didascalie, qui précède les Perses d'Eschyle : « Glaucus, dans son écrit sur les pièces d'Eschyle, dit que les Perses sont imités des Phéniciennes de Phrynichus. Il cite le commencement du drame de Phrynichus, qui est tel : Vous voyez, des Perses qui sont partis jadis, etc. Seulement, chez Phrynichus, il y a, au début, un eunuque qui annonce la défaite de Xerxès, et qui dispose des sièges pour les gouverneurs de l'empire ; tandis que c'est par un chœur de vieillards que se fait l'exposition dans les Perses. » Je n'ai pas besoin de dire que les Perses d'Eschyle ne sont pas une imitation. Ce souffle guerrier, ces inspirations patriotiques, ce sont les souvenirs vivants d'un des vainqueurs de Salamine et de Platées, ce ne sont point des réminiscences littéraires. Peut-être les deux poètes ont-ils traité en même temps le même sujet ; peut-être Eschyle aura-t-il voulu faire oublier la pièce de Phrynichus ; enfin, la citation faite par Glaucus pourrait bien avoir été tirée, non pas du poème original de Phrynichus, mais de quelque contrefaçon des Perses, recommandée par son auteur du nom d'un poète tragique antérieur à Eschyle.
Phrynichus faisait un grand usage, dans le dialogue même, du tétramètre trochaïque. Suidas lui attribue l'invention de ce vers vif et rapide. Mais cette invention remonte plus haut : elle est contemporaine de celle du vers ïambique. Archiloque a fait des combinaisons de trochées, en même temps que des combinaisons d'ïambes ; et c'est lui qui a le premier employé le tétramètre trochaïque.
La réputation de Phrynichus se maintint à Athènes pendant de longues années. Achéomélèsidônophrynichèrata, cet étrange vers ïambique, ce mot aux proportions gigantesques inventé par Aristophane pour désigner les chants qui plaisaient entre tous aux vieillards athéniens, et qu'ils répétaient sans cesse, suffirait à lui seul pour attester, aujourd'hui même encore, la profonde et durable impression qu'avaient causée les représentations de Phrynichus.

Pratinas ; le drame satyrique.

Pratinas de Phliunte, Dorien du Péloponnèse, qui vint lutter au théâtre d'Athènes contre Phrynichus, et qu'Eschyle trouva en possession de la faveur publique, est cité par quelques anciens comme l'inventeur du drame demi-sérieux demi-bouffon dont le chœur était toujours composé d'une troupe de satyres, et qui reçut pour cette raison le nom de drame satyrique. La tragédie, au moins les pièces tirées de la légende de Bacchus, avait d'abord souffert tous les tons, comme autrefois le dithyrambe, suivant le caractère tantôt triste et tantôt gai des aventures attribuées au dieu, et suivant la nature des personnages dont Bacchus était entouré. Mais elle se maintint, depuis l'invention de Pratinas, dans la région des hautes idées, des nobles sentiments, des grandes catastrophes, et elle s'appropria ce style héroïque qui n'excluait ni la simplicité du langage, ni même la plus touchante naïveté. La plaisanterie, les quolibets, les danses égrillardes, furent dévolus aux satyres du drame, qui s'en acquittèrent à la complète satisfaction des spectateurs. Nous possédons un drame satyrique, le Cyclope d'Euripide, qui donne une idée du genre. Horace, dans l'Art poétique, expose les préceptes qui s'y rapportent, et décrit en ces termes les caractères du style qui sied bien aux rustiques compagnons de Bacchus : « Pour moi, chers Pisons, ce que j'aimerais, si j'écrivais un draine satyrique, ce ne serait pas une diction uniquement brute et triviale, et je ne m'efforcerais pas de m'éloigner de la couleur tragique au point qu'il n'y eût aucune différence entre les propos d'un Davus, ou d'une effrontée Pythias escamotant l'argent du benêt Simon, et le langage de Silène, serviteur et nourricier d'un dieu (19). »

Choerilus le tragique.

Choerilus l'Athénien, qui prolongea sa carrière poétique jusqu'au temps des débuts de Sophocle, fut le rival heureux de Phrynichus, de Pratinas, et plus d'une fois d'Eschyle lui-même. Il composa un très-grand nombre de pièces, et il fut treize fois couronné vainqueur dans le concours des tragédies nouvelles. Il passe pour avoir particulièrement excellé dans le drame satyrique. On dit toutefois que Sophocle reprochait à Choerilus de n'avoir rien perfectionné, et de n'avoir pas même soutenu la tragédie à la hauteur où l'avait portée Phrynichus son devancier.

Concours dramatiques

C'est aux travaux, c'est aux succès de ces quatre hommes, que l'art dramatique dut l'importante place qu'il occupa, dès avant la fin du sixième siècle, dans la vie publique des Athéniens. Pisistrate et ses fils ne jugèrent pas comme Solon des inventions de Thespis. Ils les favorisèrent ; ils encouragèrent, autant qu'il était en eux, les successeurs de Thespis à s'avancer plus loin dans la voie. On ignore l'époque précise où furent établis les concours dramatiques, qui se célébraient chaque année aux fêtes de Bacchus, aux Lénéennes, surtout aux grandes Dionysiaques. Mais ces concours existaient déjà quand Eschyle n'était pas encore né, et éclipsaient l'éclat des concours lyriques. Un des archontes, celui dont le nom désignait légalement la date de l'année, l'archonte éponyme, choisissait parmi les compétiteurs les trois poètes dont les ouvrages lui paraissaient le plus dignes d'être représentés ; et il donnait à chacun d'eux un chœur, selon l'expression consacrée, c'est-à-dire qu'il les autorisait à faire apprendre leurs vers aux acteurs, et à disposer, pour la représentation, d'une troupe dont le chorège, qui était quelque citoyen opulent, fournissait l'habillement et l'entretien. Chaque poète présentait au concours quatre pièces, trois tragédies et un drame satyrique, autrement dit une tétralogie. Les trois tragédies pouvaient être ou sur des sujets isolés et complètement divers, ou sur des sujets tirés de la même légende, et qui se faisaient suite les uns aux autres. Dans ce dernier cas, l'ensemble tragique prenait proprement le nom de trilogie. Le drame satyrique était comme la petite pièce du spectacle, et servait à remettre les assistants des impressions mélancoliques produites par la représentation successive des trois tragédies. Vers le milieu du cinquième siècle, la tétralogie ne fut plus exigée. Les poètes luttèrent pièce contre pièce, surtout depuis l'introduction de la comédie dans les concours ; et l'archonte put donner un chœur à plus de trois poètes à la fois. Au temps de Ménandre et de Philémon, il en choisissait jusqu'à cinq, du moins pour le concours des comédies.
Au temps de Phrynichus, de Pralinas, de Choerilus, et même durant une partie de la carrière dramatique d'Eschyle, c'était le peuple lui-même qui réglait, par acclamation, les rangs des poètes dont il avait vu représenter les nouveaux ouvrages. Plus tard, on institua un tribunal de cinq juges tirés au sort, qui assistaient aux représentations, et qui prononçaient l'arrêt en plein théâtre, après avoir invoqué les dieux. Le nom du vainqueur était inscrit sur les monuments publics, entre celui du chorège qui avait fait les frais du spectacle et celui de l'archonte qui avait présidé aux représentations. Les deux autres noms ne figuraient que sur les registres du concours, et selon l'ordre assigné par les juges.

Description du théâtre.

On ignore l'époque où fut construit le premier théâtre permanent capable de recevoir une grande foule. Ce n'est qu'assez tard, et quand Périclès dota Athènes de ces monuments dont les débris font encore aujourd'hui l'admiration du monde, que le théâtre de Bacchus fut construit en matériaux durables, et avec une magnificence digne de la ville des arts. Mais, dès le temps de Choerilus et de Pratinas, et avant les débuts d'Eschyle, il y avait à Athènes un théâtre de bois, de vastes dimensions, disposé d'après les règles les plus sa-vantes de l'acoustique, suffisant à tous les besoins essentiels, et où pouvaient s'asseoir à l'aise des milliers de spectateurs. Les femmes, les enfants, les esclaves même, assistaient à la représentation des tragédies et des drames satyriques ; et si, comme on le croit, il leur fut interdit plus tard d'assister aux représentations comiques, durant la période de la Comédie ancienne, on ne les priva jamais des enseignements qui sortent de la tragédie, cette rhétorique, comme dit Platon dans le Gorgias, à l'usage des enfants et des femmes, des hommes libres et des esclaves. Les pièces qu'on donnait au théâtre de bois étaient les mêmes que celles qu'on joua depuis dans le théâtre de pierre ; c'est le même système dramatique et lyrique qui se maintint jusqu'à l'extinction de l'art dans la Grèce : il est donc fort probable que tout était ordonné, dans le théâtre de bois même, comme dans les édifices plus solides qui furent construits plus tard non seulement à Athènes, mais sur presque tous les points de la Grèce proprement dite ou des territoires habités par les Grecs. Les livres des anciens ne fournissent que des renseignements fort incomplets, si l'on s'en tient au texte des descriptions ; mais les débris des théâtres grecs parlent encore aujourd'hui, et servent de commentaires aux obscures indications des écrivains. Nous sommes en état de deviner ce qu'étaient les édifices eux-mêmes, et comment s'y passaient les choses.
Le théâtre était entièrement découvert, et les représentations se faisaient en plein jour. La scène, ou, comme on disait plus exactement, le logéum, le parloir, était une longue plate-forme, qui n'avait qu'une médiocre largeur, et qui présentait un parallélogramme régulier. Les gradins occupés par les spectateurs décrivaient un demi-cercle, et le banc inférieur était au niveau du logéum. L'espace vide entre le logéum et l'amphithéâtre, c'est-à-dire l'orchestre, la place de danse, s'enfonçait un peu au-dessous, et ne contenait pas de spectateurs. C'était comme un prolongement de la scène, car le chœur y faisait ses évolutions. Au point central d'où partaient les rayons du demi-cercle, en avant du logéum, et à l'extrémité d'une ligne qui aurait partagé le parallélogramme en deux portions égales, s'élevait la thymèle, ou, suivant la force du mot, l'autel du sacrifice ; tradition manifeste du vieux temps de la tragédie-dithyrambe. Peut-être continua-t-on, durant de longues années, d'immoler à Bacchus le bouc accoutumé, surtout dans la représentation des pièces tirées de le légende du dieu ; mais à la fin, la thymèle, tout en conservant son nom et sa signification symbolique, avait cessé d'être employée à cet usage, et servait uniquement de lieu de repos aux personnages du chœur. Les simples choreutes restaient debout ou assis sur les degrés de l'autel, lorsqu'ils ne chantaient pas ; et c'est de là qu'ils regardaient l'action à laquelle ils étaient intéressés. Le coryphée, littéralement le capitaine, le chef de la troupe chorale, se tenait dans la partie la plus élevée de la thymèle, observant ce qui se passait dans toute l'étendue de la scène, prenant la parole quand il fallait qu'il se mêlât au dialogue, et donnant à ses subordonnés le signal qui réglait leurs chants et leurs danses.
Les décorations de la scène représentaient d'ordinaire la façade d'un palais ou d'un temple, et, dans une perspective plus éloignée, les tours de quelque ville, une échappée sur la campagne, des montagnes, des arbres, une grève au bord de la mer. D'une tragédie à une autre, et même d'une tragédie à un drame satyrique, la décoration principale restait, à peu de chose près, ce qu'on l'avait vue auparavant, parce que le lieu de la scène était toujours en plein air, par conséquent dans des conditions analogues, sinon parfaitement identiques. On se contentait de retrancher tel ou tel objet, d'en ajouter quelque autre, un tombeau par exemple, et d'ouvrir, au besoin, la porte du temple ou celle du palais, s'il était nécessaire de voir ce qui se passait à l'intérieur. Les décorations latérales, dressées sur des échafaudages à trois faces et tournant sur pivot, pouvaient changer à vue, et présenter successivement leurs tableaux les plus appropriés aux lieux décrits ou simplement nommés dans les vers du poète.
Les machinistes anciens obtenaient, par des moyens plus ou moins savants, des résultats frappants et presque merveilleux. Ils imitaient la foudre et les éclairs, l'incendie ou l'écroulement des maisons; ils faisaient descendre les dieux du ciel dans des chars ailés, sur des gryphons, sur toute sorte de montures fantastiques. Leur art, dès le temps d'Eschyle, devait avoir fait déjà de grands progrès. On voyait, dans le Prométhée enchaîné, le chœur des Océanides arriver, suivant son expression, par la route des oiseaux, et porté tout entier sur un char volant. On voyait leur père, le vieil Océan, à cheval sur un dragon ailé. Mais les comédies d'Aristophane supposent de vrais prodiges. Les imaginations les plus étranges, des choses à peine aujourd'hui possibles sur notre scène, y sont à chaque instant données comme des réalités que les spectateurs avaient sous les yeux : des hommes, par exemple, déguisés en guêpes, en grenouilles, en oiseaux, en nuées, jouant ces rôles sur la scène, ou planant au-dessus de la tête des personnages empruntés à notre humanité vulgaire.
Le spectacle était continu, depuis un bout de la pièce jusqu'à l'autre, et quelquefois d'un bout à l'autre de la trilogie, ou même de la tétralogie ; car le drame satyrique n'était, dans certains cas, qu'un prolongement et une conclusion de l'histoire déroulée successivement à travers les trois compositions tragiques. Les Grecs ignorèrent toujours ce que nous entendons par actes et par entr'actes ; et, comme on ne voit dans les pièces la mention d'aucun préparatif qu'il fût nécessaire de cacher, le rideau, si l'on s'en servait dans les temps anciens, ne fermait la scène qu'en attendant le commencement du spectacle, et peut-être aussi durant les intervalles d'une pièce à une autre.

Forme extérieure de la tragédie et du drame satyrique.

La tragédie, ainsi, que le drame satyrique et plus tard la comédie, avait pourtant des parties distinctes ; et les auteurs anciens nous citent quelquefois les noms de monodies, de stasima, de commata, d'exodes, et d'autres plus ou moins utiles à retenir. Sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, je dirai que la tragédie antique se montre à nous comme un ensemble de chants lyriques et de dialogues, étroitement unis les uns aux autres, mais différant profondément et par le caractère et par les rythmes poétiques. Les successeurs de Thespis avaient adopté pour le dialogue, et en général pour tout ce qui concernait l'épisode ou le sujet dramatique, le vers ïambique trimètre, qui se rapprochait plus que tout autre de la simplicité du langage courant, et qui était capable, comme dit Horace, de dominer les tumultes populaires. C'est en ïambes que parlaient les héros, soit entre eux, soit avec le chœur ; et le chœur leur répondait en ïambes. Quand le chœur se séparait en deux moitiés, pour délibérer sur quelque question perplexe, et qu'il s'associait ainsi, quoique indirectement, à l'action dramatique, il se servait aussi du mètre approprié à l'action, comme Horace caractérise encore le vers ïambique. Le vers trochaïque tétramètre ne paraissait que dans les circonstances où le dialogue prenait une couleur plus vive, une véhémence inaccoutumée, et qui sentait non plus seulement l'action, la marche régulière, mais la marche rapide, la course enfin, selon la force du mot même de trochée.

Rôle du chœur.

Les chants par lesquels préludait le chœur dans les intermèdes étaient en mètres anapestiques ; et souvent les anapestes, comme on nommait le prélude, étaient d'une longueur assez considérable. Puis venait le chant proprement dit, qui était une ode véritable, une ode à la façon de celles de Pindare, avec strophe, antistrophe et épode. Les vers de ce chant n'étaient, non plus que ceux de Pindare, des vers dans le sens ordinaire de ce mot. Ils ne se scandaient point par pieds. C'étaient des rythmes qui n'avaient rien de fixe, et qui dépendaient uniquement de la forme musicale. La strophe, comme dans l'exécution des chants lyriques, c'est-à-dire le tour, était ce que le chœur chantait durant sa première évolution, et l'antistrophe, ou le retour, ce qu'il chantait en revenant au point de départ ; l'épode se chantait au repos, devant la thymèle. Puis le mouvement recommençait autant de fois qu'il y avait strophe, antistrophe et épode.
Il serait intéressant peut-être de chercher quelle était la nature des accompagnements affectés aux diverses parties du poème dramatique ; ou quelle sorte de ressemblance une tragédie antique pouvait avoir avec un opéra moderne ; ou si les personnages en scène se bornaient à une déclamation accentuée ; ou enfin si la paraloge et la paracataloge, comme on nommait la manière de dire les ïambes, étaient quelque chose d'analogue à notre récitatif. Mais il me suffit de faire remarquer que la musique était toujours d'une extrême simplicité, même dans les morceaux lyriques, et que jamais le poète ne disparaissait devant le musicien. Il faut dire que le musicien, c'était le poète lui-même, au moins pour l'ordinaire. Quand le choeur chantait, ce n'étaient pas seulement des sons qu'il faisait entendre : les paroles étaient articulées, et le poète arrivait tout entier aux oreilles des auditeurs et à leur âme. Les instruments à vent et les instruments à cordes respectaient sa pensée, et ils ne retentissaient avec éclat qu'au moment où le chœur se taisait, ou quand le chœur passait du chant à la danse.

Répétitions dramatiques.

Le coryphée, qui dirigeait tous les mouvements du chœur, qui parlait au nom de tous, qui entonnait le chant, et dont le chœur imitait les intonations et même les gestes ; cet homme qui était à la fois chef d'orchestre, maître de ballet et premier chanteur, ne pouvait être qu'un artiste consommé dans la pratique de l'art musical et chorégraphique. Mais les choreutes n'étaient bien souvent que des chanteurs et des danseurs d'occasion, des jeunes gens de famille pour qui c'était une récréation agréable de chanter de beaux vers, et de déployer dans les danses leur souplesse et leur grâce. Ceux qui jouaient les grands rôles dramatiques étaient aussi des artistes dans toute l'acception du mot, et quelques-uns même se sont fait un nom célèbre ; mais les rôles secondaires se donnaient au premier venu. Le poète, selon ses moyens, se réservait à lui-même le rôle le plus à sa guise, et, au besoin, celui de quelque personnage muet. Il paraissait sur la scène, soit à un titre, soit à un autre, afin de surveiller ainsi de plus près l'exécution de ses ordres, et d'assurer, autant qu'il était en lui, le succès de la représentation.
Les poètes dramatiques n'étaient nullement tenus de figurer en personne sur le théâtre. Ils finirent même par s'en dispenser tout à fait, et ils laissèrent toute la besogne à ceux dont c'était le métier, et qu'on nommait les hommes de la scène, les hommes de Bacchus, les artistes de Bacchus. Quant aux répétitions, c'était tout autre chose. L'archonte éponyme, en accordant un chœur, imposait au poète de sérieux devoirs. Il s'agissait de faire comprendre aux artistes ce qu'on exigeait d'eux ; de les initier profondément au sens des compositions nouvelles qu'ils allaient interpréter eux-mêmes à la foule ; de leur donner ces leçons sans lesquelles l'œuvre la plus parfaite courait le risque de rester lettre morte et pour eux et surtout pour les spectateurs. Le poète seul était capable de pareils soins. C'était lui qui réglait et disposait souverainement toutes choses; c'était lui qui enseignait, selon le terme consacré (did‹skein
), sa pièce ou ses pièces aux artistes que le chorège mettait à sa disposition. Ce mot d'enseignement n'est pas trop fort pour désigner tout ce qu'il fallait dépenser de temps, de patience et de peine, afin de préparer dignement une solennité qui ne perdit jamais complètement son caractère religieux, et qui n'était pas pour les compétiteurs une affaire de lucre simplement, ou même de gloriole littéraire.
Les Athéniens appelaient Eschyle le père de la tragédie. Quintilien interprète à sa façon ce titre d'honneur : « Eschyle le premier mit des tragédies au jour. » Les noms de Thespis, de Phrynichus, de Choerilus, de Pratinas, suffiraient à eux seuls pour convaincre d'erreur l'assertion du rhéteur latin. Quand Eschyle parut, il y avait longtemps déjà que la tragédie était constituée. Le théâtre était construit ; l'appareil scénique existait ; les mètres poétiques étaient fixés ; les concours dramatiques avaient tout leur éclat, et conviaient périodiquement la vive et intelligente population de l'Attique aux fêtes de l'esprit et du génie. Ne disons donc pas, avec Quintilien, qu'Eschyle a mis le premier des tragédies au jour. Eschyle n'est pas l'inventeur de la tragédie. Non, certes ! mais il a donné à la tragédie le souffle divin, la vie et la durée immortelles; et c'était là la grande, la véritable, l'unique invention. Il y avait longtemps aussi qu'on représentait des tragédies sur notre théâtre, quand la merveille du Cid a paru : c'était après Jodelle, Garnier, Hardy, Tristan, Mairet, Rotrou même ; et pourtant, Corneille est le père de la tragédie française. Voilà dans quel sens Eschyle est le père de la tragédie antique, et voilà comment W. Schlegel a pu dire que la tragédie sortit, armée de toutes pièces, du cerveau d'Eschyle, de même que Pallas s'était élancée de la tête de Jupiter.

(01)  Je lis prò gñvn et non progñnvn.
(02)  Horace, Carmina, livre IV, ode II.
(03)  Pindare, Pythiques, ode II.
(04)  Pythiques, ode IV.
(05)  Olympiques, ode I ; Pythiques, odes I, II, XII.
(06)  Pythiques, ode IV, vers la fin.
(07)  Pindare, Néméennes, ode X.
(08)  Pythiques, ode VI.
(09)  Pythiques, ode VIII. 
(10)  Pindare, Neméennes, ode VI.
(11)  Isthmiques, ode V.
(12)  Pindare, Olympiques, ode II.
(13)  
PerÜ fæsevw . C'est le titre commun de presque tous les grands traités des anciens philosophes.
(14)  Hippocrate, des Airs, etc., chapitre XVI.
(15)  Hippocrate, Serment, passim.
(16)  Hippocrate, Aphorismes, Iere section, 1.
(17)  Horace, Art poétique, vers 75, et suivants
(18)  Horace, Épîtres, livre II, épître I, vers 162, 163.
(19)  Horace, Art poétique, vers 234 et suivants.