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Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.
CHAPITRES I à IV CHAPITRES V à XI CHAPITRES XII à XVII CHAPITRES XVIII à XXIII
CHAPITRE XXIV.
THUCYDIDE.
Vie de Thucydide. - Caractère de l'ouvrage de Thucydide. - Style de Thucydide. - Excellence morale de l'ouvrage de Thucydide. - Un portrait tracé par Thucydide.
Vie de Thucydide.
Tandis
qu'Aristophane et ses émules interprétaient à leur façon les événements de
la guerre du Péloponnèse, et en ridiculisaient les acteurs, un homme d'un
génie bien différent, qui avait aperçu, dès les premiers moments de la
lutte, que de grandes révolutions se préparaient, et qui avait mis lui-même
la main aux affaires, étudiait les causes réelles des dissensions intestines
de la Grèce, et travaillait à en retracer un complet et 'impartial tableau,
dévouant à cette grande oeuvre sa fortune, son activité, et les loisirs que
lui avaient faits ses concitoyens. Je veux parler de l'historien Thucydide, fils
d'Olorus.
Thucydide était né à Halimunte, dème de l'Attique, en l'an 471 avant notre
ère. Sa famille était une des plus riches et des plus considérables
d'Athènes. Son père descendait, dit-on, d'un roi de Thrace, et sa mère était
petite-fille de Miltiade le vainqueur de Marathon, ou, selon d'autres,
rapportait son origine au tyran Pisistrate. Les anciens content que Thucydide,
âgé d'environ quinze ans, avait assisté à une des lectures faites par
Hérodote dans les assemblées publiques de la Grèce, et que, tout jeune qu'il
fût encore, il avait été saisi d'admiration jusqu'à verser des larmes. C'est
là, suivant quelques-uns, que s'était révélée cette vocation d'historien
que Thucydide devait si bien remplir. Mais, comme vingt-cinq ans entiers se sont
écoulés depuis ce jour jusqu'au temps où Thucydide, de son propre aveu,
commença à recueillir les matériaux d'une histoire, et qu'à l'âge de
quarante ans il n'avait encore rien écrit en ce genre, ni probablement en aucun
autre, il est douteux que les applaudissements qui avaient accueilli Hérodote
à Olympie aient donné, comme on le dit quelquefois, Thucydide à la Grèce. Ce
qui est certain, c'est que Thucydide n'admirait que médiocrement le livre
d'Hérodote. Il reproche même assez rudement au vieil historien d'avoir eu en
vue le plaisir du lecteur plus que son utilité, et d'avoir sacrifié trop
souvent à l'amour du merveilleux. Mais c'est ici le jugement de Thucydide homme
déjà mûr, préoccupé avant tout des enseignements politiques qui doivent
découler de l'histoire, et travaillant avec effort ; comme il le dit lui-même,
afin de léguer aux siècles à venir un monument impérissable.
Thucydide, durant les premières années de la guerre, fut chargé d'importantes
fonctions. Il s'en acquitta d'abord à la satisfaction des Athéniens. Mais, en
424, n'ayant pu réussir à empêcher Brasidas de s'emparer d'Amphipolis, il fut
mis en jugement, et condamné à l'exil. Cet exil dura vingt ans, depuis 423
jusqu'en 408 ; car l'arrêt porté contré Thucydide ne fut révoqué qu'après
la fin de l'interminable guerre. C'est dans la Thrace, à Scapté-Hylé, où il
possédait, du chef de sa femme, des mines de métaux précieux, qu'il passa ces
vingt années, suivant de l'œil toutes les fluctuations de la Fortune ; se
faisant rendre compte, par des agents qu'il payait, de tout ce qui se passait
jour par jour dans la Grèce ; méditant profondément sur les effets pour en
découvrir lés causes ; rédigeant enfin ce livre extraordinaire, qui n'est pas
une des moins admirables merveilles de la pensée antique. On croit qu'il revint
se fixer à Athènes, après le rappel des exilés. Quelques-uns disent
toutefois qu'il vivait, à peu près vers ce temps, à la cour d'Archélaüs ;
d'autres, qu'il ne quitta point la Thrace ni Scapté-Hylé. Plutarque dit
formellement qu'il périt en Thrace, sous les coups d'un assassin. Mais on
pourrait facilement concilier tous ces témoignages. Rien n'empêche que
Thucydide, tout en profitant de l'amnistié pour rentrer à Athènes, n'ait
été faire visite au roi d'Archélaüs, et ne soit retourné de temps en temps
voir ses mines de Thrace, jusqu'au jour où il tomba victime de quelque brigand,
ou peut-être de quelque ennemi personnel. Il n'est nullement besoin, parce
qu'il serait mort en Thrace, de supposer qu'il soit mort au moment même où il
se préparait à revenir dans sa patrie. L'opinion la plus vraisemblable, c'est
qu'il mourut huit ans après le décret de rappel, c'est-à-dire en l'an 395
avant notre ère, par conséquent dans sa soixante-seizième année.
Thucydide n'a point achevé son ouvrage, puisqu'il se proposait de le conduire
jusqu'à la prise du Pirée et des longues murailles, et qu'il s'est arrêté,
dans son huitième et dernier livre, au milieu de la vingt et unième année de
la guerre. Encore ce huitième livre n'est-il qu'une ébauche, mais où les
aveugles seuls ne reconnaissent pas la main et le génie de Thucydide. Aucune
partie de l'ouvrage n'avait été, ce semble, publiée par l'auteur. L'unique
manuscrit qui en existât était heureusement tombé au pouvoir d'un homme en
état de comprendre le prix d'un pareil trésor. Cet homme était Xénophon. Si
l'anecdote est véritable, ce n'est pas un de ses moindres titres de gloire
d'avoir fidèlement transmis à la postérité le legs de Thucydide.
Caractère de l'ouvrage de Thucydide.
Le plan de
l'ouvrage n'a pas besoin d'analyse, puisque s'est purement et simplement une
narration chronologique, où les événements se succèdent avec la régularité
de la succession même des saisons. C'est par étés et par hivers que compte
l'historien, sans jamais se permettre, même pour plus de clarté, d'empiéter
d'une année sur l'autre. Ce n'est plus, comme chez Hérodote, la poétique
ordonnance d'une sorte d'épopée. Ce n'est plus Homère, c'est pourtant un
poète encore. Cette assertion, qui semblera étrange peut-être, n'est que
l'expression de la stricte vérité. Thucydide est poète par le fait, sinon par
l'intention ; et son livre est comme une grande tragédie fortement intriguée,
avec des péripéties et des coups de théâtre, et dont le dénouement devait
être plus terrible et plus saisissant que toutes les catastrophes de la maison
d'Atrée ou de la race des Labdacides. Il connaît l'art de peindre les
caractères par un mot, par un geste. Il n'a pas besoin de décrire en détail
les portraits de ses héros pour les figurer à nos yeux. Il s'abstrait le plus
qu'il peut de son oeuvre, et il laisse parler les événements. Je me trompe, il
intervient quelquefois, mais à la manière du chœur tragique, tantôt par de
rapides et courtes réflexions, tantôt par de longues et magnifiques monodies.
J'entends par là ces harangues qu'il met dans la bouche de ses personnages, et
qui sont, non pas ce qu'ils ont dit, mais ce qu'ils ont dû dire, ce que
Thucydide lui-même aurait dit à leur place. Il l'avoue ingénument ; et, quand
il n'en conviendrait pas, on n'aurait nulle peine à s'en convaincre. C'est là
qu'il a prodigué les réflexions ; c'est là qu'il a donné le commentaire
moral, et, si j'ose ainsi parler, la philosophie des faits racontés. Et le
style de ces harangues, qui n'a rien d'oratoire, comme le remarque Cicéron, et
que des insensés pouvaient seuls, comme Cicéron le dit encore, prendre pour
modèle dans la composition de véritables discours, ce style n'est pas sans
quelque étrange analogie avec celui des chœurs de Sophocle et surtout
d'Eschyle. C'est la même audace de tournures, la même concision elliptique, la
même vigueur et souvent le même éclat d'expressions ; c'est enfin la même
violence faite à l'esprit du lecteur, pour le forcer à chercher, à deviner
même, avant de comprendre.
La narration est en général d'une simplicité extrême, et presque d'une
absolue nudité, qui ne rappelle guère à l'esprit Sophocle ni Eschyle. Mais,
dès que le sujet en vaut la peine, le récit s'anime et se colore, sans rien
perdre de sa gravité ; le poète reparaît, et l'on entend, comme disait un
ancien, jusque dans le mouvement des mots, jusque dans les sons heurtés des
syllabes, le cliquetis des armes, les cris aigus des combattants, le bruit des
navires qui s'entre-choquent et se brisent. Et ce n'est pas seulement dans le
récit des batailles que Thucydide s'élève aux proportions majestueuses de la
poésie. Le spectacle des grandes calamités humaines émeut son âme, et lui
arrache de pathétiques accents. Il admire les nobles actions ; il rend justice
à tous les talents, à toutes les vertus. La chaleur du sentiment pénètre et
échauffe la diction, et lui communique je ne sais quelle indéfinissable vie,
alors même que Thucydide exprime le plus simplement sa pensée. La fameuse
description de la peste d'Athènes, à la fin du poème de Lucrèce, n'est
qu'une traduction du récit de Thucydide ; et cette copie, d'où le moraliste a
disparu et où il ne reste que le naturaliste poète, ne produit pas, à
beaucoup près, la terrible mais salutaire impression de l'original. Il y a,
dans Thucydide, bien d'autres récits, et dans presque tous les genres, que je
pourrais alléguer à l'appui de mon opinion ; mais je me borne à en indiquer
un seul, c'est le récit du départ de la flotte athénienne pour l'expédition
de Sicile. Et quelques-uns ont assez de grâce et d'élégance pour justifier le
mot des anciens : « Ici le lion a ri. »
Style de Thucydide.
Ou se ferait, du
reste, une bien fausse idée du style de Thucydide, si l'on se figurait une
sorte de prose poétique, comme celle du Télémaque ou des Martyrs. Thucydide
ne se sert jamais des termes de la poésie. Sa langue est celle que parlaient
les hommes de son temps à Athènes. C'est le pur attique, puisé à l'endroit
de la source le plus limpide. Mais l'écrivain exerce sur les mots tin
despotique empire : il leur fait rendre tout ce qu'ils peuvent donner de sens et
d'images; il les range, non point à la place où ils se mettraient
d'eux-mêmes, mais à celle que désigne la raison pittoresque : ce sont là ces
hyperbates, ou interversions de l'ordre naturel des mots, que quelques-uns ont
reprochées à Thucydide. Nul poète, même lyrique, n'a plus fréquemment que
lui usé de cette figure. Pour Thucydide d'ailleurs, comme pour les poètes, il
n'y a guère d'autre grammaire que les convenances de l'oreille et du goût.
Mais ces phrases, incorrectes en apparence, ne sont pas l'œuvre d'un art moins
consommé que les plus régulières périodes des écrivains qui reprochaient à
Thucydide et à Hérodote de n'avoir pas su écrire. Que dis-je ? elles sont l'œuvre
de l'art : celles-ci ne sont que les produits de l'artifice.
Depuis la première édition de cette histoire des lettres grecques, Thucydide a
trouvé en France un traducteur digne de lui. Je n'apprendrai rien à personne
en disant que, grâce au dévouement de M. Zévort, Thucydide est devenu aussi
facile à lire qu'il était difficile auparavant. Ce qui ajoute encore au prix
de cette oeuvre d'érudition et de talent, c'est l'excellent morceau de critique
qui est en tête. On n'avait jamais parlé de Thucydide avec une connaissance si
approfondie, ni avec une si vive admiration, ni avec cette force de raison qui
est l'éloquence même. C'est à ces belles pages que je renvoie le lecteur
curieux de vérifier mes assertions sur le caractère du génie de Thucydide.
Toutes ces opinions, que je n'avançais qu'avec une extrême défiance, M.
Zévort les a reprises en détail avec l'autorité de sa science, et leur a
imprimé l'évidence absolue, incontestable, irrésistible. Je me fais un
plaisir de citer ce qui a plus particulièrement trait au style et à la diction
de Thucydide :
« L'absence complète de tout développement périodique, l'usage fréquent de
l'ellipse, les associations insolites de mots, donnent au style une apparence
lyrique qui rappelle la manière de Pindare et des tragiques. On ne peut pas
dire que la lumière manque : elle jaillit, au contraire, de tant de points à
la fois, qu'on est quelque temps à se reconnaître.... Quand on est assez
familiarisé avec la pensée et la langue de Thucydide pour le suivre sur les
escarpements où il aime à se tenir, on éprouve un plaisir analogue à celui
du savant qui, maître enfin de la clef d'une science, avance désormais avec
assurance, et voit se découvrir devant lui des horizons infinis. Chaque pas est
pénible encore ; mais la fatigue est largement payée : ce qui était
obscurité au début devient énergique précision ; la composition des mots, si
embarrassante dans toutes les langues par le vague qu'elle introduit dans le
discours en groupant les idées et en les présentant synthétiquement et par
masses, ne nuit en rien, chez Thucydide, à la netteté et à l'exacte
détermination des contours ; elle ajoute même à la vigueur de la pensée et
à l'effet général, comme ces instruments qui semblent multiplier la lumière
en concentrant tous ses rayons sur un seul point. L'antithèse, dont il fait un
usage trop fréquent peut-être, suivant les habitudes du temps, ne forme pas du
moins disparate avec sa manière habituelle ; car, saisissant les objets par
leurs points culminants, les opposant pour les éclairer mutuellement, elle
s'harmonise sans peine avec un style dont le procédé général est la mise en
relief et comme la notation accentuée des choses. Ces oppositions, d'ailleurs,
sont toujours simples, naturelles ; elles naissent du sujet, sans affectation et
sans recherche. Thucydide prodigue les inversions, au mépris de la logique
ordinaire, souvent même de l'harmonie ; il groupe les mots plutôt qu'il ne les
arrange ; il les jette par grandes masses, et semble les violenter pour les
faire entrer dans l'exécution de son plan ; comme on voit, dans une nature
bouleversée, les éléments les plus divers, les rochers les plus abrupts,
concourir à d'admirables effets d'ensemble. L'aspect général est heurté,
sauvage, sans aucune trace d'arrangement artificiel : il n'y a rien à faire
avec un pareil guide, pour le lecteur qui ne cherche que le plaisir. Mais
l'effet est saisissant, l'impression durable, pour qui ne se laisse point
décourager. Du choc des mots et de leur désordre apparent, la pensée jaillit
pressée, grave, imposante, terrible. »
Excellence morale de l'ouvrage de Thucydide.
Je n'absous
nullement Thucydide du reproche d'obscurité, puisque Cicéron lui-même affirme
que ses harangues sont malaisées à comprendre. Mais je crois que notre
ignorance et notre défaut d'application sont pour infiniment dans cette
obscurité, comme dans celle de Sophocle ou d'Eschyle. Oui, pour le lire, il
faut l'étudier ; oui, il faut le méditer pour le comprendre. Mais quelle ample
récompense d'un travail qui par lui-même n'est pas sans charme ! Il en savait
quelque chose, ce Démosthène qui, selon Lucien, copia huit fois de sa main
l'histoire de la guerre du Péloponnèse. Ce que Démosthène cherchait dans
Thucydide, ce n'étaient pas seulement les secrets de la vraie diction attique,
ni même cette science des intimes rapports de l'expression et du tour de phrase
avec la pensée, où nul n'a jamais surpassé Thucydide ; c'était aussi,
c'était surtout cette explication des affaires humaines, si sage, si sévère
et si grave, dont parle Cicéron ; j'ajoute, si sublime parfois, et si profonde.
Les événements racontés par l'historien n'ont pas toujours en eux-mêmes un
bien vif intérêt ; le livre pourtant n'a pas vieilli d'un jour. C'est que
l'homme, que Thucydide a si bien connu, et dont il a tracé la vivante et
fidèle image, est encore aujourd'hui ce qu'il était au temps de Périclès et
de Nicias, avec les mêmes vices peu s'en faut, avec les mêmes vertus. Le
tableau de ses passions, de ses erreurs, de ses crimes, et la consolante
peinture de sa magnanimité et de ses dévouements, n'ont pas perdu, ne perdront
jamais, cet autre intérêt plus vif et plus intime qui saisit aux entrailles
tout lecteur vraiment digne de se dire à, lui-même le mot du poète : « Je
suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »
Il paraît que Thucydide s'était formé dès sa jeunesse aux études sérieuses
et à la méditation, par les entretiens et les leçons du philosophe Anaxagore.
C'est à cette école qu'il puisa ce mépris de la superstition, ce profond
respect pour tout ce qui est beau, pour tout ce qui est bon, pour tout ce qui
est saint, ces doctrines spiritualistes enfin, qui l'ont fait taxer, lui aussi,
d'impiété et d'athéisme par les sectateurs des faux dieux. Thucydide était
d'ailleurs d'un caractère taciturne et un peu triste, mais non pas morose, ni
surtout vindicatif. Il ne déclame point, comme Tacite, contre l'espèce humaine
; il ne trouve point son bonheur à noircir même les scélérats. Il sait
rendre, même à ses ennemis, la justice qui leur est due ; et Cléon, qui avait
été le principal auteur de sa disgrâce, n'est pas devenu entre ses mains
quelque chose d'analogue au vil esclave, au corroyeur paphlagonien, forgé par
les rancunes d'Aristophane. Thucydide ne loue pas Cléon ; mais il dit ce que
Cléon a fait le bien comme le mal, C'est la pratique des hommes, c'est la vie
des camps, c'est le maniement des affaires, qui achevèrent l'œuvre ébauchée
par le philosophe de Clazomènes, et qui préparèrent Thucydide à sa noble
mission. Les sophistes ni les rhéteurs ne furent pour rien dans cette
élaboration lente et continue. Plus heureux qu'Euripide et que tant d'autres,
Thucydide échappa à leurs délétères influences. Après Dieu, après
Anaxagore, il ne dut rien qu'à l'expérience et à lui-même.
Il n'a pas même dû recevoir, quoi qu'on en ait dit, les leçons d'Antiphon le
Rhamnusien. Antiphon méritait, par ses talents et son caractère, d'exercer sur
l'esprit de Thucydide l'empire qu'on lui attribue ; mais c'est lui probablement
dont l'éloquence subit l'influence de cette forte nature, et qui devint digne,
grâce à Thucydide, des éloges que l'historien lui a décernés. L'artiste,
dans Thucydide, est devenu ce qu'il est, non point à l'aide de cet art
prétendu, ou, comme parlait Platon, de cette cuisine inventée ou
perfectionnée par Gorgias et les siens, mais par la contemplation des antiques chefs-d'œuvre, par la lecture assidue des oeuvres non moins admirables
qu'avaient produites la philosophie et la poésie durant les deux générations
précédentes. Thucydide est le fils, et le plus légitime à mon avis, de
Parménide, d'Empédocle, de Simonide, de Pindare, surtout d'Eschyle ; et
l'héritage du génie n'a pas déchu entre ses mains.
Un portrait tracé par Thucydide.
Je vais
transcrire un court passage qui donnera une idée de cette modération d'esprit,
de cette justesse d'aperçus, de cette vigueur et de cette sobriété de touche,
qu'on ne saurait trop admirer dans Thucydide, et qui font de son ouvrage, par
excellence, le livre des hommes d'État et des penseurs. C'est le portrait moral
de ce grand Périclès, dont nous n'avons rien dit encore, mais dont nous ne
tarderons pas à parler : « Périclès, puissant par sa dignité personnelle,
par la sagesse de ses conseils, et reconnu incapable entre tous de se laisser
corrompre jamais à prix d'argent, contenait la multitude par le simple
ascendant de sa pensée. C'était lui qui la menait, et non pas elle qui le
menait lui-même ; car, n'ayant pas acquis son autorité par des moyens
illégitimes, il n'avait pas besoin de dire des choses agréables. Il savait, en
conservant sa dignité, contredire la volonté du peuple et braver sa colère.
Quand il voyait les Athéniens se livrer hors de saison à une audace arrogante,
il rabattait leur fougue par ses discours, et il les frappait de terreur ;
tombaient-ils mal à propos dans la crainte, il relevait leur abattement, et
ranimait leur audace. C'était, de nom, un gouvernement populaire : de fait, il
y avait un chef, et l'on obéissait au premier de tous les citoyens (01).
»
Pour traduire cette intraduisible langue, il m'a, fallu ajouter beaucoup de mots
; et je n'ai pas même pu conserver la tournure ni la physionomie de la moindre
des phrases, de Thucydide. Je ne garantis guère que la pensée, non pas tout
entière peut-être, mais telle que je l'ai sentie ; et, même ainsi nue et
défigurée, elle est assez belle encore pour justifier au besoin les plus
passionnés éloges.
ANCIENNE ÉLOQUENCE POLITIQUE.
Origines de l'éloquence, selon les rhéteurs. - Véritables origines de l'éloquence. - Thémistocle. - Aristide. - Périclès.
Origines de l'éloquence, selon les rhéteurs.
Les historiens et les critiques ont un thème tout fait sur les origines de l'éloquence. Ils sont généralement d'avis que l'éloquence naquit en Sicile, et qu'un certain Corax en fut le père. Ils disent qu'un autre Sicilien, nommé Gorgias, la transplanta en Attique vers l'an 440 ; et, grâce aux travaux de ce grand homme et de ses illustres disciples, elle ne tarda pas à s'acclimater dans sa nouvelle patrie, et elle s'y développa avec une merveilleuse rapidité. Voilà ce qu'on lit dans une foule de livres, sinon textuellement, du moins quant à la substance. Je comprends très bien que les Grecs aient été dupes jadis d'une illusion pardonnable ; qu'ils aient pris les agencements de mots, imaginés par Gorgias et les siens pour l'éloquence elle-même, et qu'ils aient appelé du même nom l'orateur véritable et le vide parleur ; mais j'ai toujours admiré qu'on ne se lassât pas de répéter ce que les rhéteurs ont écrit pour relever la dignité de leur art bien plus que pour rendre hommage à la vérité, et qu'on nous donnât pour l'éloquence ce qui en est l'antipode : la rhétorique ! Je crois fermement que Gorgias et son école auraient tué l'éloquence en Attique, si l'éloquence n'y avait pas eu une vie trop puissante ; je crois qu'ils lui ont fait tout le mal qu'il était possible de lui faire, et qu'il n'y eut pas de leur faute si elle se releva avec tant d'éclat après leur triomphe, dans le siècle d'Eschine et de Démosthène.
Véritables origines de l'éloquence.
L'éloquence est vieille en Grèce comme la Grèce elle-même. Elle existait déjà dans ces conseils que nous peint Homère, où les chefs assemblés discutaient entre eux sur de grands intérêts politiques ou militaires. Après la disparition des monarchies, le talent de la parole devint le premier de tous les talents. Quoique nous n'ayons aucun renseignement particulier sur la façon oratoire dont Lycurgue, par exemple, ou Dracon, ou tel autre homme écouté du peuple, s'y prenait pour faire valoir son avis, cependant il serait quelque peu impertinent de dire que ces hommes n'étaient pas des orateurs, et qu'ils n'ont pas connu l'éloquence. Et Solon, n'a-t-il donc pas su parler ? N'a-t-il pas su parler non plus, ce Pisistrate, cet homme si souple et si divers, qui mena si longtemps à sa fantaisie le peuple athénien ? Mais je ne veux pas remonter si haut dans l'histoire. Je m'en tiens au cinquième siècle ; et je trouve que l'éloquence, pour produire des merveilles dans Athènes, n'avait point attendu l'arrivée du bonhomme Gorgias.
Thémistocle.
Voici, par exemple, un citoyen qui a vu la Grèce envahie, et qui prévoit dans l'avenir de nouveaux malheurs. Il rêve aux moyens d'assurer d'avance le salut de son pays, et il les trouve. Il monte à la tribune, devant une foule composée d'artisans et de laboureurs. Il propose à des hommes qui ne connaissent que les combats de terre de construire des vaisseaux, et de lutter avec une flotte contre les ennemis ; et sa proposition est accueillie, et tout se fait comme il l'a conseillé. Ce fut là le triomphe de l'éloquence de Thémistocle. Je ne sache pas qu'aucun orateur en ait jamais remporté de plus complet et de plus beau. Il y a, dans la vie de Thémistocle, mainte autre circonstance où le talent de la parole dut avoir et eut en effet une influence non moins décisive. Ainsi quand il obtint des Athéniens qu'ils déférassent le commandement général, contre leur vœu, au Lacédémonien Eurybiade ; ainsi encore lorsque, dans le conseil des amphictyons, les Lacédémoniens voulant retrancher de l'amphityonie les peuples grecs qui avaient refusé de combattre les Mèdes, il défendit la cause des accusés et amena les pylagores à son sentiment. L'éloquence, de Thémistocle était à la fois insinuante et passionnée. Nul n'y pouvait résister, surtout quand elle n'était, comme d'ordinaire, que l'assaisonnement de la raison. Dès son enfance, le héros de Salamine avait annoncé ce qu'il serait un jour : « Dans les heures de récréation et de loisir que lui laissaient ses premières études, jamais, dit Plutarque, il ne jouait ni ne restait oisif comme font les autres enfants. On le trouvait méditant, composant des discours à part lui : c'était ou l'accusation ou la défense de quelqu'un de ses camarades. » Qu'on me dise si, avec de pareilles dispositions, avec l'ardente ambition qui possédait son âme, Thémistocle, devenu homme, avait besoin d'apprendre quelque chose dans le manuel de Corax, ou dans tout autre ridicule fatras de ce genre.
Aristide.
Aristide fut le rival de Thémistocle, et ses avis l'emportèrent plus d'une fois dans les assemblées du peuple athénien, à force de bon sens, d'honnêteté, de grandeur, sinon peut-être de passion et de finesse. Aristide savait pourtant aussi mettre l'esprit au service de la raison ; et l'indignation, au besoin, ne lui faisait pas défaut. Ainsi, son intégrité dans l'administration des finances de l'État lui ayant attiré des désagréments, il feignit qu'il se repentait de sa conduite, et il laissa faire à leur aise ceux qui pillaient le trésor ; puis, comme le peuple, trompé par leurs acclamations intéressées, se disposait à le continuer dans la charge de trésorier : « Athéniens, dit-il, quand j'ai fait vos affaires en magistrat fidèle et en homme de bien, on m'a couvert de boue. Depuis que j'ai livré aux voleurs presque toute la fortune publique, je suis à vos yeux un citoyen admirable. Je rougis donc bien plus de l'honneur que vous voulez me décerner aujourd'hui que de la condamnation que j'ai subie l'année dernière, et je plains sincèrement votre misère lorsque je vois qu'il est plus glorieux auprès de vous de complaire à des gens pervers que de conserver les biens de la république (02) ». Puis il déploya devant eux les preuves manifestes de toutes les déprédations qui avaient été commises, et les fit revenir de leur erreur. L'éloquence d'Aristide, bien plus encore que celle de Thémistocle, était en état de se passer de tous les artifices. C'était cette éloquence de l'âme, dont la puissance est irrésistible ; et sans doute il songeait à Aristide, le premier qui définit l'orateur, un homme de bien sachant parler. J'aimerais mieux ajouter foi aux contes les plus invraisemblables, que de croire qu'Aristide n'a pas excellé dans l'éloquence ; et rien ne me fera refuser le titre de grand orateur au grand citoyen qui méritait qu'on lui appliquât, en plein théâtre, les vers d'Eschyle sur Amphiaraüs : « Il ne veut point paraître brave, mais l'être ; son âme est un sol fécond, où germent les prudents conseils (03). »
Périclès.
J'accorderai
volontiers que la plupart de ceux qui eurent quelque influence à Athènes avant
l'avènement définitif de Périclès, étaient des hommes de guerre bien plus
que des orateurs, et que Cimon, le fils de Miltiade, dut surtout son empire sur
ses concitoyens à ses talents militaires, à sa richesse, à sa libéralité,
au souvenir du trophée de Marathon dressé par son père. Mais Périclès fut
essentiellement un politique, un orateur. Le soldat n'était, chez lui, que le
glorieux complément de l'homme d'État. Nous en savons assez sur l'éloquence
de Périclès pour être en droit d'affirmer que jamais orateur ne réunit à un
plus haut degré toutes les qualités qui constituent le génie oratoire, depuis
les plus sublimes jusqu'aux plus humbles. Il avait la grandeur des pensées,
l'éclat des images, la vigueur des expressions, la majesté de la tenue et du
geste, une voix pénétrante et sympathique, une âme vive et passionnée mais
maîtresse d'elle-même, enfin cette fécondité de ressources, cette présence
d'esprit que rien ne peut mettre en défaut : « Quand je l'ai terrassé, disait
un de ses adversaires, et que je le tiens sous moi, il s'écrie qu'il n'est pas
vaincu, et le persuade à tout le monde. »
Périclès fut pendant quarante ans, pour les Athéniens, non pas seulement le
premier des orateurs, mais, si je l'ose dire, l'éloquence personnifiée. Les
trois discours que Thucydide a mis dans sa bouche (04)
sont dignes, en effet, d'avoir été prononcés par un tel homme, surtout
l'oraison funèbre des guerriers athéniens, et je ne doute pas que l'historien
n'ait cette fois fidèlement reproduit les principales idées de l'orateur. Il y
a même quelques expressions qu'on croirait entendre sortir de la bouche de
Périclès, et qu'assurément Thucydide n'a pas inventées. C'est bien
Périclès qui a dû dire, par exemple : « La ville tout entière est l'école
de la Grèce (05); » lui par qui Athènes était
devenue le musée des arts et la capitale du monde antique. Mais ces discours si
admirables ne sont que de courts résumés, malgré leur étendue ; et, s'ils
ont gagné en force et en concision sous la main de Thucydide, que n'ont-ils pas
perdu de cette ampleur, de cet éclat, surtout de cette élégance et de cette
grâce sans afféterie, qui étaient les caractères de l'éloquence de
Périclès ! Aussi n'hésité-je point à affirmer que, si Périclès n'avait
pas négligé d'écrire, ou que, si nous possédions sous leur forme véritable
quelques-uns de ses discours, ne fût-ce que les trois harangues dont Thucydide
a perpétué le souvenir, ce seraient là les plus magnifiques monuments, et les
plus impérissables, de l'éloquence athénienne.
Eupolis disait que Périclès, seul entre, tous les orateurs, laissait
l'aiguillon dans l'âme de ceux qui l'écoutaient. Aristophane, peu de temps
après la mort de Périclès, nous le représente comme un Jupiter Olympien,
lançant des éclairs, roulant son tonnerre, bouleversant la Grèce. C'est aux
leçons d'Anaxagore qu'il dut, selon Cicéron, d'être digne d'un tel éloge.
Platon fait dire à Socrate, dans le Phèdre, que Périclès l'a emporté sur
tous les orateurs, pour avoir été le disciple d'Anaxagore, et que le
philosophe lui avait enseigné, entre autres sciences, quelle sorte de discours
était propre à faire impression sur chacune des parties de l'âme. C'est en
effet par un commerce assidu avec Anaxagore durant de longues années, que
Périclès perfectionna les merveilleuses qualités dont l'avait doué la nature
: « Il puisa, dit Plutarque, dans les conversations d'Anaxagore, la
connaissance des phénomènes de la nature ; et c'est de là aussi que lui
vinrent l'élévation et la gravité de son esprit, son élocution noble et
exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et
en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la
tranquillité de sa démarche, le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours
égal, la simplicité de son port, de son geste, de son habillement même, que
rien n'altérait tant qu'il parlait, quelques passions qui l'agitassent ; enfin
tout ce qui faisait de Périclès l'objet de l'admiration universelle. » Avant
Anaxagore, Zénon d'Élée avait été déjà son maître ; et l'avait façonné
à la dialectique et aux spéculations profondes. Sans exagérer les obligations
de Périclès envers la philosophie, il est donc permis de dire qu'il lui fut
grandement redevable. C'est grâce à elle qu'il lui fut donné d'atteindre,
autant que le permet l'humaine faiblesse, à la perfection suprême.
Périclès avait plus de cinquante ans, à l'époque où la ville retentit pour
la première fois du savant bavardage des prétendus orateurs siciliens.
Dira-t-on que le puissant homme d'État, à l'apogée de sa gloire et de son
génie, soit allé se mettre à l'école des nouveaux docteurs ? Ses habitudes
connues, la dignité de son caractère, les nobles principes qu'il professa
toute sa vie, tout en un mot ne crie-t-il pas que Périclès ne put jamais avoir
pour les sophistes que pitié et mépris ?
SOPHISTES.
Éducation des enfants à Athènes. - Les sophistes. - Doctrines et éloquence des sophistes. - Prodicus. - Polus.
Éducation des enfants à Athènes.
Aristophane introduit, dans la comédie des Nuées, deux personnages fantastiques, le Juste et l'Injuste, qui se disputent entre eux l'honneur de donner leurs leçons au fils de Strepsiade. Le Juste vante l'ancienne éducation et les anciennes mœurs. L'Injuste fait le panégyrique des mœurs du jour et des nouvelles doctrines. Autrefois, selon le Juste, les enfants recevaient chez le maître d'école une instruction simple et solide ; le cithariste, ou maître de musique, ne leur enseignait que des chants mâles et belliqueux ; le pédotribe, ou maître d'exercices, en faisait des hommes adroits, vigoureux, infatigables : « C'est ainsi, dit le Juste, que se formèrent les héros de Marathon. » Il promet à Phidippide, s'il suit les vieux et salutaires exemples, une santé parfaite et un esprit non moins dispos, la poitrine robuste, le teint frais, les épaules larges, la langue réservée. L'Injuste entre en lice contre le Juste, et vante à son tour ce qu'il sait faire. Tout se résume en quelques mots : enseigner à jouir de la vie. Mais la vertu dont l'Injuste est surtout fier, c'est l'art d'en imposer aux hommes : « Les philosophes, dit-il, me nomment l'Injuste, parce que le premier j'ai imaginé les moyens de contredire la justice et les lois ; mais c'est chose qui vaut des sommes d'or de prendre en main la cause la plus faible, et puis de la gagner. » Il est impossible de mieux résumer que ne l'a fait Aristophane, non pas, comme Aristophane le prétendait, les principes moraux de Socrate et le but de ses enseignements, mais la morale, mais les desseins avoués ou secrets de ceux qui s'enorgueillissaient en ce temps-là du nom de sophistes.
Les sophistes.
Le mot sophiste signifie, dans son acception propre, un homme habile, un savant. C'est le nom dont se parèrent, vers le milieu du cinquième siècle, une foule d'hommes venus de tous les coins de la Grèce, et qui s'abattirent sur Athènes, où ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient : l'argent et la réputation. Gorgias de Léontium, Protagoras d'Abdère, Prodicus de Céos, Hippias d'Élis, Thrasymaque de Chalcédoine, Polus d'Agrigente, Euthydème de Chios et d'autres encore, tous les sophistes enfin, maîtres et disciples, se vantaient de posséder la science universelle. Ils discouraient sur tous les sujets avec une abondance intarissable, et ils enseignaient, moyennant finance, l'art d'eu faire autant. Ils assemblaient la foule au théâtre, dans les gymnases, sur la place publique, et ils défiaient les auditeurs de proposer aucune question qu'ils ne fussent en état de résoudre. Ils improvisaient indifféremment un discours politique ou une dissertation grammaticale ; une oraison funèbre ou l'éloge de la fièvre ; un plaidoyer en faveur de la mouche, de l'escarbot, de la punaise, ou la défense d'un innocent traduit en justice. Et ils s'enrichissaient. Les disciples affluaient ; tout le monde aspirait à parler aussi de tout ce qui se peut savoir et d'autres choses encore.
Doctrines et éloquence des sophistes.
Le fond de la sophistique est un scepticisme absolu. Gorgias enseignait qu'il n'y a rien de réel, que rien ne peut être connu, et que les mots ne répondent pas à des objets véritables. Protagoras faisait de l'homme, selon son expression même, la mesure de toutes choses. Il niait toute distinction entre la vérité et l'erreur, et il réduisait la réalité à l'opinion présente du sujet pensant. Les disciples enchérissaient à qui mieux mieux sur les assertions des maîtres, et prêchaient plus ou moins ouvertement l'athéisme, le nihilisme, surtout les satisfactions sensuelles. Le succès des sophistes tenait à leur impudence bien plus qu'à leurs talents. Un homme qui ne croit à rien, qui n'a respect de rien, ne saurait être à court de raisons bonnes ou mauvaises ; et toute la rhétorique des sophistes consistait à emporter, coûte que coûte, l'assentiment des auditeurs. Ils avaient toute sorte d'arguments captieux en réserve, toute sorte d'artifices dialectiques avec lesquels ils déconcertaient leurs adversaires et changeaient du blanc au noir l'aspect d'une cause. Leur style valait leur morale et leur système oratoire. Nous possédons une page authentique écrite de la main de Gorgias, qui est bien la plus sotte et la plus ridicule chose qu'il soit possible d'imaginer. C'est un fragment d'oraison funèbre en l'honneur de guerriers morts en combattant pour leur pays ; c'est le reste de quelque discours d'apparat, par lequel Gorgias espérait sans doute effacer le souvenir de ces adieux adressés, dans un simple et sublime langage, par des généraux vainqueurs, par un Périclès ou un Cimon, aux braves qu'ils avaient vus tomber à leur côtés. Gorgias construit ses phrases au cordeau ; les membres s'y correspondent comme les ailes d'un bâtiment régulier : ce sont des antithèse, des équations; ce sont des combinaisons de semblables ou de contraires; ce sont des assonances symétriques par l'identité des racines des mots ou de leurs désinences, et d'autres merveilles dace genre à faire pâmer d'aise tous les amateurs. Il me suffira d'en citer les premières et les dernières lignes, pour faire apprécier à sa valeur celui qui fut, dit-on, le père nourricier de l'éloquence : « Que désirer en eux de ce qui convient à des hommes ? que regretter en eux qui fît tort à des hommes ? Je pourrais dire ce que je veux, mais je voudrais ne dire que ce qu'il convient... Aussi le regret de leur mort n'est pas mort avec eux il survit à ce corps mortel qui a cessé de vivre. »
Prodicus.
Il faut dire, pour être juste, que ces hommes de trop d'esprit étaient quelquefois des hommes ; que ces jongleurs littéraires oubliaient quelquefois leurs finesses et leurs tours de passe-passe, et qu'il leur arrivait de tomber assez souvent sur des idées justes, de les exprimer avec bonheur, et d'atteindre, en dépit de leurs systèmes, au beau moral et à l'éloquence. C'est un sophiste, Prodicus de Céos, qui a représenté le premier le Vice et la Vertu se disputant l'âme d'Hercule. Vous pouvez admirer, au deuxième livre des Mémoires de Socrate, les magnifiques développements qu'il avait donnés à cette sublime allégorie. Saint Basile a consacré quelque part tout un chapitre à Prodicus et à son Hercule, et parle du sophiste avec une véritable estime. Je vais citer ce passage du discours sur la Lecture des Livres profanes : « Le sophiste de Céos, Prodicus, a développé dans un endroit de ses écrits, au sujet de la vertu et du vice, des principes analogues à ceux-là. Lui aussi il est un de ceux qui méritent notre étude ; car ce n'est point un auteur méprisable. Voici à peu près quel est son récit, autant du moins que je me rappelle la pensée de l'écrivain ; car je ne sais point par cœur les termes mêmes dont il s'est servi ; je sais seulement qu'il s'exprime en simple prose, et non pas en vers. Hercule, selon lui, extrêmement jeune encore, et ayant à peu près l'âge que vous avez maintenant, délibérait sur celle des deux routes qu'il devait prendre, ou celle qui mène à la vertu à travers les fatigues ou celle qui est si facile à suivre, quand deux femmes se présentèrent devant lui ; et ces deux femmes étaient la Vertu et le Vice. Dès le premier abord, et même sans ouvrir la bouche, elles trahissaient par leur extérieur la différence de leur caractère. L'une faisait valoir sa beauté par tous les artifices de la parure. Elle était languissante de mollesse, et elle menait suspendu à sa suite tout l'essaim des plaisirs. Elle montrait ces objets à Hercule, lui faisait des promesses plus douces encore, et s'efforçait de l'entraîner vers elle. L'autre, au contraire, était desséchée, amaigrie, avait le regard sévère, et tenait un langage tout différent. Elle ne promettait à Hercule ni relâche ni agrément aucun, mais des sueurs, des fatigues et des dangers sans nombre sur toutes les terres et sur toutes les mers. Mais la récompense de ces travaux, c'était de devenir un dieu, comme s'exprime Prodicus. C'est celle-la que finit par suivre Hercule. »
Polus.
Polus et la
plupart des autres sophistes ont eu un mérite littéraire, c'est d'avoir
excellé dans ces énumérations brillantes, dans ces descriptions qu'ils
regardaient à tort comme des définitions véritables, mais qui donnaient une
idée vive, sinon complète, d'un vice, d'une vertu, d'une science ou d'un art.
On pardonne volontiers à Polus d'avoir été le zélateur de Gorgias, quand on
lit ce morceau sur la justice (06), qui n'a guère
d'autre défaut que de vouloir être une démonstration en forme, et de faire
entrer le terme défini lui-même dans ce que Polus donnait peut-être comme une
définition : « La justice, chez l'homme, mérite à mon avis le nom de mère
et de nourrice des autres vertus. Il n'est pas possible, sans elle, d'être ni
tempérant, ni courageux, ni sensé. Car elle est une harmonie, une paix, le
concert bien réglé de l'âme entière. On verra bien mieux encore sa
puissance, si nous examinons la nature des autres qualités morales. Elles n'ont
qu'une utilité partielle, et elles ne s'appliquent qu'à des individus, tandis
que la justice s'exerce sur l'ensemble de tous les êtres et se fait sentir à
une multitude d'hommes. Oui, c'est elle qui dirige, avec un souverain empire,
l'univers même : elle y est providence, harmonie, justice enfin. Ainsi l'ont
décrété des dieux bienfaisants. Dans la cité, elle se nomme, non sans
raison, paix et bonnes lois. Dans la famille, elle est la concorde mutuelle du
mari et de la femme, l'affection des serviteurs pour leurs maîtres, la
sollicitude des maîtres pour leurs serviteurs. Dans le corps, elle est la
qualité par excellence, celle qu'aiment le plus tous les êtres vivants ; à
savoir, une santé que rien n'altère. Dans l'âme, elle est cette sagesse
qu'acquièrent les hommes par la science et la justice. Or, si elle gouverne et
conserve ainsi le tout et les parties, et si elle y fait régner la concorde et
l'amitié, comment ne l'appellerait-on pas, d'un suffrage unanime, la mère et
la nourrice de tout ce qui existe au monde? » Sans doute le sophiste se montre
encore çà et là ; et l'on pourrait chicaner sur la justesse de quelques
idées ou sur la façon dont Polus les a déduites. Mais on conviendra que celui
qui était capable d'écrire ou de parler ainsi méritait d'être mieux qu'un
sophiste. On peut dire de Polus, je crois, ce que saint Basile disait de
Prodicus : « Ce n'est point un auteur méprisable. »
Il faut reconnaître aussi que les sophistes, en s'occupant, plus qu'on ne
l'avait fait avant eux, de la forme des phrases, de la valeur et de la
constitution organique des mots, n'ont pu manquer de faire quelques découvertes
plus ou moins importantes, et de préparer les éléments d'un système
grammatical raisonné. Protagoras fut le premier, suivant quelques-uns, qui
distingua les trois genres de noms, le masculin, le féminin et le neutre, ou,
pour me servir de ses termes, le mâle, la femelle et les choses. De pareilles
trouvailles ont excité, je le conçois, l'admiration des contemporains, qui
avaient jusque-là parlé mâle et femelle sans le savoir ; et c'était une
compensation, et quelle compensation encore ! à la corruption de la morale
publique et privée, à la perversion du bon goût, à l'avilissement de
l'esprit, à la décadence de la poésie, à l'empoisonnement de l'éloquence.
D'ailleurs, on avait la rhétorique !
SOCRATE.
Caractère de Socrate. - Lutte de Socrate contre les sophistes. - Doctrines de Socrate sur le beau et sur l'éloquence.
Caractère de Socrate.
Il est impossible
de parler des sophistes sans qu'à l'instant le nom de Socrate se présente à
nous de lui-même.
Socrate fut, avant tout, leur contradicteur, leur ennemi convaincu, ardent,
implacable. Il ne pactisa jamais avec eux ; et il parvint, à force de courage,
de bon sens et d'esprit, sinon à extirper tout le mal qu'ils avaient fait, du
moins à l'affaiblir considérablement, et à dissiper l'infatuation des âmes
simples et sincères que leurs doctrines n'avaient pas tout à fait gangrenées.
Socrate, né en 470, appartenait à cette robuste et brillante génération qui
avait été bercée aux héroïques souvenirs de Marathon et de Salamine, et qui
acheva, par les armes et par les arts de la paix, l'œuvre de la grandeur
athénienne. C'était un homme instruit et lettré, comme l'étaient même les
plus pauvres citoyens de la ville, grâce à cette excellente éducation
publique si vivement décrite par Aristophane. C'était un soldat intrépide
dans le combat, infatigable dans la marche, supportant avec une patience
admirable la faim et la soif, le froid et la chaleur. C'était un citoyen
toujours prêt à sacrifier sa vie au devoir, comme il le prouva dans plus d'une
occasion, et comme il en donna par sa mort un éclatant et sublime témoignage.
Le sculpteur Sophroniscus, son père, avait fait de lui un sculpteur ; et la
nature ne lui avait pas refusé les qualités qui font le grand artiste. Mais il
laissa bientôt le ciseau avec lequel il venait de façonner les trois Grâces,
afin de se livrer à la sagesse, c'est-à-dire, selon la maxime qu'il avait
adoptée pour devise, afin de se connaître lui-même. Il ne s'enferma point
dans une contemplation solitaire : il communiqua à qui voulut sa sagesse. Il se
fit le précepteur de ses compatriotes, non par amour du gain, ni pour faire
parler de lui, mais en vertu d'une sorte de vocation intérieure. On le voyait,
sur la place publique, discutant avec les uns et les autres, et travaillant de
toutes ses forces à éclairer leur raison, à corriger leurs défauts, à
former leurs esprits aux saintes idées du vrai, du beau et de l'honnête.
C'était encore son métier de sculpteur, comme il disait; seulement il avait
changé d'outil et de matière.
Lutte de Socrate contre les sophistes.
Telle était la
vie qu'il menait déjà depuis quelques années, quand les sophistes parurent.
Il eut bien vite percé à jour et leur fausse science et leurs faux talents, et
deviné quelle détestable peste venait de s'abattre sur Athènes. Il commença
la guerre dès l'arrivée de Gorgias. Il la continua, sans paix ni trêve,
jusqu'à la fin de sa vie, durant quarante ans entiers, contre les sophistes,
contre leurs disciples, contre tous ceux qui, de près ou de loin, avaient subi
l'influence désastreuse de leurs doctrines. Avec les disciples et les
admirateurs, Socrate se contentait de ces conversations familières où, en
interrogeant et en provoquant la réflexion, il amenait peu à lieu
l'interlocuteur à ses propres idées; habile, comme il le disait lui-même, a
accoucher les esprits, et exerçant sur eux, selon son expression encore, l'art
de sa mère, la sage-femme Phénarète. Avait-il affaire avec les sophistes
eux-mêmes, il y mettait plus de solennité ; et d'ailleurs ces grands hommes
n'étaient pas de ceux qu'il eût à cœur de guérir, ou qu'il se flattât de
ramener : tout ce qu'il voulait, c'était de démasquer leur ignorance réelle,
l'impiété et l'immoralité de leurs enseignements.
Voici comment il s'y prenait d'ordinaire. Il se faisait conduire par quelque ami
dans une de ces réunions publiques ou privées que le merveilleux personnage,
Gorgias ou tout autre, devait honorer de sa présence et charmer de ses discours
au plus juste prix. Il écoutait religieusement la magnifique dissertation ; il
ne s'irritait pas des bravos décernés à l'orateur ; il témoignait même de
son admiration pour des talents si prodigieux. Puis, quand l'enthousiasme
s'était quelque peu apaisé, il demandait la permission d'adresser au savant
homme une question toute simple, ou de lui demander une petite explication, qui
ne l'embarrasserait guère. Le sophiste, par exemple, avait-il fait le
panégyrique de la vertu, Socrate s'étonnait qu'il n'eût pas commencé par
dire ce qu'était précisément la vertu, ce qui la faisait être la vertu et
non pas autre chose. Que si le sophiste s'en tirait par une des énumérations
dont j'ai parlé, et se mettait à faire la liste des diverses qualités qu'on
nomme des vertus, Socrate n'avait pas de peine à lui montrer qu'il n'avait pas
répondu à la question. Le sophiste se piquait d'honneur, et ne restait point
à court de paroles. Tantôt il essayait quelque énumération nouvelle, que
Socrate rejetait au même titre que la première ; tantôt il se lançait dans
quelque amplification sur le pouvoir de la vertu, sur ses attraits, sur le
bonheur et la tranquillité de l'âme vertueuse. L'assemblée, comme de raison,
applaudissait à tout rompre ; mais Socrate insistait, et voulait avoir sa
définition. Souvent, le sophiste impatienté avait recours à son arsenal
d'arguments captieux, et posait à son tour des questions ou soulevait
difficulté contre difficulté. C'était là que l'attendait Socrate. Alors,
s'engageait la lutte véritable. Socrate armé de principes assurés, d'un bon
sens imperturbable, d’une clairvoyance que rien ne pouvait mettre en défaut,
se dégageait de tous les liens avec prestesse et grâce, et ramenait la
discussion à des termes précis. Avec une exquise politesse de formes, il se
mettait a presser son adversaire, le forçait de concession en concession, le
précipitait de piège en piège, jusqu'à l'absurde, jusqu'aux contradictions
les plus ridicules. Il devenait manifeste, à la fin, que le sophiste ne savait
pas même ce qu'était la chose sur laquelle il avait disserté ; et Socrate
avait atteint son but.
Jamais Socrate n'abusait de la victoire. Il lui suffisait que l'ennemi rendît
les armes, ou qu'il désertât la bataille. Sa plus cruelle vengeance, et il ne
l'exerçait pas toujours, c'était de reprendre lui-même le sujet traité, et
d'établir les vrais principes a la place du bavardage sophistique. Il ne le
faisait même pas par un discours en forme. Une anecdote, un mythe allégorique
qu'il avait entendu conter, disait-il, ou bien quelques apophtegme, le
commentaire d'un oracle, les paroles de quelque prêtre qu'il rappelait, il ne
lui en fallait pas davantage et, pourvu que les auditeurs emportassent dans leur
âme quelque germe nouveau de sagesse et de vertu ; pourvu surtout que beaucoup
commençassent à se défier de leurs admiration irréfléchies, Socrate croyait
avoir dignement accompli sa tache. Il n'aspirait ni au renom d'homme éloquent,
ni a celai de savant homme : « Tout ce que je sais, disait-il, c'est que je ne
sais rien. » C'était la seule science dont il se targuât en présence des
sophistes ; et l'ironie socratique n'est pas autre chose que la mise en pratique
de cette maxime fameuse, à l'aide de laquelle Socrate fait trébucher à chaque
pas la science prétendue des hommes qui ne savent pas qu'ils ne savent rien.
Doctrines de Socrate sur le beau et sur l'éloquence.
Mais Socrate
n'était pas seulement le plus spirituel, le plus fin, le plus profond des
critiques, et le plus courtois : il avait, sur tous les points essentiel de la
morale, de la politique et de la religion; des idées parfaitement arrêtées,
des solutions toutes pratiques ; et son ignorance apparente couvrait la science
la plus réelle et même le plus complet système que jusque-là philosophe eût
conçu. Ce n'était pas une de ces construction fantastiques comme en avaient
élevé les Ioniens ou les Éléates. Socrate, qui cherchait avant tout le beau
et le bien, s'interdisait les spéculations sur la nature universelle des
choses. Il ramena, comme dit Cicéron, la philosophie du ciel sur la terre. Ce
n'est pas ici le lieu de rappeler quelles vives et saines lumières il répandit
sur toutes les questions qui importent à la dignité et à la grandeur morale
de l'espèce humaine. Je me bornerai à dire quelques mots de la manière dont
Socrate parlait du beau, et de l'idée qu'il se faisait de véritable orateur et
de la véritable éloquence.
L'artiste, suivant Socrate, ne saurait produire le beau dans ses oeuvres en
copiant servilement la nature. Il faut qu'il choisisse entre les éléments
qu'elle fournit ; et ce choix suppose chez l'artiste une conception antérieure,
en vertu de laquelle il est capable de distinguer ce qui est beau de tout ce qui
ne l'est pas : « Il était allé un jour chez Cliton le statuaire ; il
s'entretenait ainsi avec lui : « Je vois bien que tu ne représentes, pas de la
même manière l'athlète à la course, le lutteur, le pugile, le pancratiaste ;
mais le caractère de vie qui charme surtout les spectateurs, comment
l'imprimes-tu à tes ouvrages? » Comme Cliton hésitait, et tardait à
répondre : « C'est peut-être, lui dit Socrate, en conformant tes statues à
tes modèles vivants, que tu les montres plus animées ? - Voilà tout mon
secret. - Suivant les différentes postures du corps, certaines parties
s'élèvent, tandis que d'autres s'abaissent ; quand celles-ci sont pressées,
celles-là fléchissent ; lorsque les unes se tendent, les autres se relâchent
: n'est-ce pas en imitant cela, que tu donnes à l'art la ressemblance de la
vérité ? - Précisément. - Cette imitation de l'action des corps ne
donne-t-elle pas du plaisir aux spectateurs ? - Cela doit être. - Il faut donc
exprimer la menace dans les yeux des combattants, la joie dans le regard des
vainqueurs. - Assurément. - Il faut donc aussi que la statuaire exprime par les
formes les actions de l'âme (07). »
Socrate prouve de même au peintre Parrashius que la peinture doit reproduire
surtout le caractère moral des personnages (08).
Le beau, d'après Socrate, le beau véritable, celui qui élève l'âme et qui
allume en elle l'admiration et l'enthousiasme, est inséparable du bon, dans la
réalité même comme dans la langue grecque, qui les unissait quelquefois en
une seule expression, formée des mots beau et bon, et qui se servait du mot
beau lui-même pour signifier aussi le bon et l'honnête.
Socrate n'appelait pas poésie une versification sonore, une musique qui ne
parle qu'à l'oreille et ne dit rien à l'esprit. Il regardait la rhétorique et
l'éloquence comme deux choses à peu près incompatibles. La seule tactique
légitime, selon lui, c'est de s'emparer d'abord des idées admises
généralement comme évidentes, mais à condition de les dégager
insensible-ment de tout impur alliage, et d'amener les auditeurs à ce qui est
essentiellement vrai, bon et juste : « Dans toute discussion, il procédait,
dit Xénophon, par les principes le plus généralement avoués, persuadé que
c'était une méthode infaillible. Aussi n'ai-je connu personne qui sût mieux
amener ses auditeurs à reconnaître les vérités qu'il voulait leur
démontrer. C'est, disait-il, parce qu'Ulysse savait déduire ses preuves des
idées reçues par ceux qui l'écoutaient, qu'Homère a dit de lui qu'il était
un orateur sûr de sa cause (09). » Platon a trop
mêlé ses propres conceptions aux idées qu'il avait reçues de son maître,
pour qu'on puisse distinguer avec certitude tout ce qu'il y a de vraiment
socratique dans ses dialogues, même dans les plus socratiques. On sent
toutefois assez souvent que ce que dit le Socrate du dialogue, Socrate vivant
non seulement a pu, mais a dît le dire. Ainsi, c'est bien Socrate qui a dû
dire ces paroles que Platon lui fait prononcer dans le Gorgias : « Le bon
orateur, celui qui se conduit selon les règles de l'art, visera toujours à ce
but, la justice, et dans les discours qu'il adressera aux âmes, et dans toutes
ses actions ; et, soit qu'il accorde, soit qu'il enlève quelque chose au
peuple, il l'accordera ou il l'enlèvera par le même motif, son esprit étant
sans cesse occupé de faire naître la justice dans l'âme des citoyens et d'en
bannir l'injustice ; d'y faire germer la tempérance et d'en écarter
l'intempérance ; d'y introduire enfin toutes les vertus et d'en exclure tous
les vices. »
L'homme qui avait démasqué les sophistes, et qui avait consacré sa vie à la
pratique de toutes les vertus, à la recherche et à l'enseignement de la
vérité ; l'homme qui croyait que l'art n'est rien sans le beau, ni
l'éloquence sans le juste, méritait mille fois de boire la ciguë ; et il la
but. Un poète tragique sans talent, un richard méchant ou fanatique et un
démagogue éhonté s'associèrent pour l'accusation. Socrate fut condamné;
mais Mélitus, Anytus et Lycon ne tuèrent pas les idées de Socrate
ORATEURS DE LA FIN DU CINQUIÈME SIÈCLE AVANT J. C.
Démagogues. -- Hommes d'État. - Antiphon. - Discours attribués à Antiphon. - Andocide. - Lysias.
Démagogues.
Dès que Athènes se fut laissé corrompre par les enseignements des sophistes, elle devint la proie des démagogues ; et les dernières années de Périclès, attristées par des calamités domestiques, le furent même un instant par l'injustice populaire. Ces chefs nouveaux, dont le peuple raffolait, n'étaient autre chose que les orateurs politiques formés par les sophistes. Ainsi ce que les sophistes ont fourni à la tribune athénienne, ce sont des hommes du genre de Cléon, d'Hyperbolus, de ce Lycon que j'ai nommé tout à l'heure ; c'est une foule de noms plus ou moins honnis dans l'histoire, et dont quelques-uns ne sont même connus que grâce aux sarcasmes des anciens comiques. Le seul de ces orateurs qui paraisse avoir eu un talent assez remarquable, c'est Cléon, comme il était sans doute le seul aussi qui eût du courage. Mais Cléon était un ambitieux sans principes, un homme farouche et emporté. Son éloquence se sentait à la fois et de la violence de son caractère et de la bassesse de son âme. Il avait le geste véhément, et Plutarque dit quelque part que Cléon fut le premier orateur qu'on vit ouvrir son manteau en parlant et se frapper la cuisse. Une certaine adresse impudente lui servait à dissimuler la perversité de ses desseins, et à les faire passer sous le couvert de l'intérêt général ; et sa verve intarissable, son outrecuidance militaire enchantaient les Athéniens. Thucydide dit de Cléon : « C'était le plus violent des citoyens, et celui de tous les orateurs d'alors dont le peuple goûtait le mieux les conseils (10). » Il fut donné à Cléon de prévaloir jusqu'à sa mort contre les plus gens de bien, et de détruire presque toute l'influence politique de Démosthène et de Nicias, les deux meilleurs généraux de ce temps-là, mais à qui manquait la puissance oratoire. Les autres démagogues ne furent guère que des agitateurs de bas étage, des hommes qui n'avaient pour talent que les roueries et les finesses, non usées encore, de la sophistique.
Hommes d'État.
Il ne faut point
compter parmi eux Alcibiade ni Critias. C'étaient, malgré tous leurs défauts
et tous leurs vices, deux hommes d'État et non point deux démagogues, deux
véritables orateurs et non point deux parleurs impudents. Ajoutez qu'ils ne
s'étaient pas formés à l'école des sophistes. Alcibiade avait appris à
connaître les affaires dans la maison de Périclès, son oncle et son tuteur.
Il n'avait pas fait grand profit des leçons de vertu que lui avait données
Socrate; mais il se souvenait de ses leçons de goût. Il parlait avec une
grâce parfaite et avec infiniment d'esprit ; et un léger défaut dans la
prononciation, un grasseyement un peu enfantin, l'hésitation même avec
laquelle il cherchait quelquefois le mot propre, n'empêchaient pas qu'on
l'écoutât avec plaisir, de même que sa morgue aristocratique et ses
insolences de bon ton avaient le don de charmer les Athéniens. Mais il n'avait
pas même besoin, pour réussir auprès du peuple, de se mettre en frais
d'éloquence. Les Athéniens s'éprirent, dès les premiers jours, de passion
pour lui : il n'avait guère qu'à former des souhaits ; on obéissait
instantanément à tous ses désirs. Aussi négligea-t-il de perfectionner ses
talents oratoires, et demanda-t-il ses succès à d'autres prestiges, à sa
jeunesse, à sa beauté, à son courage, à sa richesse et à ses libéralités.
Critias, le tyran et le poète élégiaque, était aussi un disciple de Socrate
L'ambition fit de lui un homme violent et sanguinaire, un sophiste au besoin,
habile à couvrir de généreuses apparences les plus détestables pensées ;
mais il se garda bien d'emprunter aux sophistes leur style et leur façon de
dire. C'était un pur attique, et par la simplicité du tour et par la langue.
Son éloquence, comme sa poésie, était un peu sèche, mais non sans vigueur ni
sans éclat. Il avait laissé des discours écrits, et il méritait de figurer
dans la liste des orateurs classiques ; mais les critiques alexandrins se sont
souvenus sans doute des vices et des crimes de l'homme, et ils ont condamné
l'orateur.
Antiphon.
Il restait même
encore, après Périclès, quelques hommes de la vieille génération, que
l'âge n'avait point désarmés, qui n'étaient ni des sophistes hi des
ambitieux, et qui perpétuaient, à travers cette corruption politique, les
antiques traditions de l'honneur et de la vertu. Tel semble avoir été
Antiphon, le digne ami de Thucydide et de Socrate. Il était né en 480, à
Rhamnunte en Attique. Comme Thucydide, il eut plusieurs fois des commandements
militaires, durant la guerre du Péloponnèse. On croit même qu'il fut archonte
en 418. Il était l'âme du parti aristocratique. En 411, il fut mis en
accusation et condamné à mort, à l'âge de soixante-neuf ans, sous prétexte
de trahison, parée qu'il avait essayé de conclure la pari avec les
Lacédémoniens. Son cadavre fut jeté hors du territoire, sa maison rasée, ses
enfants et sa postérité dégradés de leurs droits civiques. Le discours
qu'Antiphon avait prononcé pour sa défense était, dit-en, un chef-d'œuvre ;
mais ses juges étaient sourds, et l'avaient condamné d'avance.
Thucydide fait un beau portrait de cette homme éloquent et honnête : «
Antiphon, dit-il, ne le cédait en Vertu à aucun Athénien de son temps ; il
excellait et à penser et à exprimer ses pensées. Sa réputation de
sévérité avait contribué à le rendre suspect au peuple ; mais pour ceux qui
étaient en procès, soit devant les tribunaux, soit devant le peuple lui-même,
l'appui d'Antiphon seul valait mieux que tous les conseils (11).»
Antiphon était, comme on le voit, encore plus un orateur judiciaire qu'un
orateur politique. Il s'était voué surtout à la défense des accusés, et il
avait fait mettre cette inscription au-dessus de la porte de sa demeure : Ici
l'on console les malheureux. Il avait amassé à ce métier une fortune
considérable, et aussi en enseignant aux jeunes gens ces principes de l'art
oratoire que lui avaient révélés son talent, son expérience, surtout son
âme. On prétend qu'à quarante ans et plus, il alla à l'école de Gorgias.
Sans doute ce fut, comme Socrate y allait, pour pénétrer les vanités de la
sophistique, pour apprendre à prémunir ses disciples contre les arguments
captieux, et pour se confirmer lui-même dans ces graves et sévères méthodes.
Les contemporains d'Alcibiade donnaient au vieil orateur de l'aristocratie le
nom de Nestor ; et le titre de Rhamnusien était devenu synonyme d'homme
éloquent, grâce à l'éloquence du citoyen de Rhamnunte. Antiphon déplaisait
souverainement aux générations nouvelles ; et pourtant l'admiration triomphait
des préventions de la haine.
Discours attribués à Antiphon.
Nous possédons quinze discours attribués à,Antiphon. Mais la haute idée que nous sommes en droit de nous faire des oeuvres qui lui avaient mérité l'honneur de figurer parmi les grands orateurs, ne permet guère de regarder ces discours comme authentiques. Ce sont des plaidoyers, dont trois seulement semblent avoir été prononcés dans des causes réelles. Les douze autres ne sont que des déclamations d'école, distribués en trois tétralogies : chaque tétralogie se compose de quatre discours roulant sur le même sujet. Il est fort possible que ces douze plaidoyers soient sortis de l'école même d'Antiphon, et que ce soient les rédactions de quelques exercices de ses disciples ; mais la main du maître n'y est pas beaucoup visible. Les trois autres eux-mêmes ne sont guère plus dignes d'Antiphon. D'abord on y chercherait en vain quelque chose qui ressemble à l'éloquence ; et, au lieu de cette plénitude de pensées, de cette gravité, de cette majesté, dont on prétend qu'Antiphon avait enseigné le secret à Thucydide, on y trouve en abondance, et dans le style et dans la diction, les défauts de l'école de Gorgias, les antithèses, les désinences symétriques, et toutes ces combinaisons de mots et de syllabes dont les sophistes étaient si fiers. Le moins mauvais des trois, le plaidoyer pour un Mitylénien accusé d'avoir assassiné en voyage un certain Hérode, en est lui-même infecté. Si ce discours est d'Antiphon, il faut ou que Thucydide nous ait trompés, ou que l'orateur ait été sujet à des chutes bien extraordinaires. Le Rhamnusien devait écrire pour ses clients des discours un peu plus pathétiques et un peu moins affectés que le plaidoyer pour Hélas, de Mitylène. Peu nous importe d'ailleurs d'où viennent et ce discours et les deux autres, et surtout les trois tétralogies.
Andocide.
La vie d'Andocide
forme avec celle d'Antiphon un frappant contraste. Il était né à Athènes en
468. Sa jeunesse fut livrée à de folles dissipations, son âge mûr à toute
sorte d'intrigues, et la vieillesse même ne le rendit pas sage. Il acquit, par
son talent, l'autorité que ne pouvaient lui donner ses vices. Il fut un des
citoyens chargés de négocier, avec Lacédémone, la paix de trente ans qui
précéda la guerre du Péloponnèse. En 415, il fut enveloppé avec Alcibiade
dans une accusation de sacrilège, à propos de la mutilation des Hermès et de
la profanation des mystères. Il s'en tira en accusant à son tour d'autres
personnes qui n'avaient point été soupçonnées, et en profitant des
privilèges accordés aux révélateurs. Il se finit ensuite à courir le monde,
et il s'enrichit par toute sorte de moyens. Rentré à Athènes, il en fut
chassé par les Trente, et il n'y revint qu'avec Thrasybule. On reprit plus tard
contre lui la vieille accusation de sacrilège ; et, à soixante-huit ans, il
lui fallut défendre sa vie de nouveau menacée. Il échappa cette fois encore ;
mais il prit le parti de quitter sa patrie, où presque tous les gens de bien
étaient ses ennemis, et il alla mourir en exil, sans doute dans l'île de
Chypre, auprès de son ami le roi Evagoras, à qui il avait vendu à deniers
comptants une petite-fille du juste Aristide, sa propre cousine et sa pupille.
Cet homme méprisable et méprisé se transformait à la tribune ou en face de
ses accusateurs, et faisait oublier, à force de talent, toutes ses turpitudes.
Ce n'était pas une éloquence impétueuse, ni ces mouvements sublimes qui ne
partent que des grandes âmes. C'était un courant pur, limpide, d'une rapidité
modérée ; une clarté d'exposition parfaite, un style sans aucun apprêt,
simple, naïf, le style de la vieille école, et je ne sais quel parfum
d'innocence qui ne sentait guère son Andocide. Tel se montre encore à nous cet
orateur, dans les quatre discours qui nous restent des sept qu'il avait écrits.
On en jugera à l'exorde du plaidoyer par lequel Andocide se défendit, en l'an
400, contre l'accusation capitale intentée par Céphisius et appuyée par
Lysias : « Les intrigues et les animosités de mes ennemis, acharnés à me
persécuter dès l'instant de mon retour dans Athènes, vous sont connues,
citoyens ; et de longues réflexions sur ce sujet seraient superflues. Je me
borne à une juste demande, qui vous sera facile à accorder, et à moi bien
précieuse. Songez qu'en comparaissant devant vous librement, sans caution, sans
emprisonnement préalable, je m'appuie sur le bon droit, sur votre équité,
certain que, loin de me laisser en proie à mes ennemis, vous m'arracherez de
leurs mains par une sentence conforme aux lois et à votre serment. De toutes
parts on me rapportait les paroles de ces hommes ; - Andocide n'attendra pas son
jugement ; il s'éloignera, il prendra la fuite. Qui ? lui, affronter un
procès périlleux, lorsqu'il peut partir, emporter d'abondantes provisions,
retourner dans cette île de Chypre, où il a des domaines considérables
donnés par la munificence d'un prince ! Quelle considération le retiendrait
ici ? ne voit-il pas le triste état de la république ? - Combien de tels
pensées sont loin de mon cœur, ô Athéniens ! Non, quelques jouissances que
m'offre l'étranger, quelque humiliée que puisse être Athènes, je ne saurais
vivre éloigné de ma patrie ; et le titre d'Athénien me semble bien
préférable à celui de citoyen des villes les plus florissantes. Pénétré de
ces sentiments, je remets ma vie entre vos mains. »
Tout le reste du discours sur les Mystères est digne de ce début. Andocide
s'élève jusqu'au pathétique, quand il raconte ce qui s'est passé dans la
prison où il était enfermé avec ses proches, et comment ceux-ci l'ont
déterminé à faire des révélations. Il y a aussi des portraits de
quelques-uns de ses ennemis, qui sont tracés de main de maître. Les autres
discours d'Andocide, sans être des chefs-d'œuvre, sont remarquables par des
qualités analogues, et précieux, comme le discours sur les Mystères, par les
détails intéressants qu'ils nous fournissent concernant l'histoire
contemporaine.
Lysias.
Lysias, que les
Alexandrins nomment avec Antiphon et Andocide, est bien plus connu, non pas
peut-être parce que nous possédons de lui un assez grand nombre de discours,
mais parce que Cicéron a célébré plus d'une fois ses mérites. Il était né
a Athènes en 459. Céphale, son père, était un riche Syracusain établi
depuis quelque temps en Attique. Lysias, avec son frère aîné Polémarque,
alla habiter Thuries en Italie, après la mort de son père. Il y resta
longtemps, et il ne revint à Athènes qu'en l'année de la mort de l'orateur
Antiphon. Après la prise d'Athènes par les Lacédémoniens, ils furent en
butte, Polémarque et lui, à la haine des Trente. Leurs biens furent
confisqués, et Polémarque forcé de boire la ciguë. Lysias s'enfuit à
Mégare avec d'autres proscrits. Il rentra dans Athènes après la destruction
de la tyrannie, et il fut admis par Thrasybule au nombre des citoyens. On lui
contesta depuis ses droits ; et, pour un simple défaut de forme, il les perdit
sans pouvoir jamais les recouvrer. Il mourut en 379, à quatre-vingts ans.
Lysias avait écrit plus de deux cents discours ; mais il n'en avait
personnellement prononcé que quelques-uns. Sa condition d'étranger ne lui
permettait pas de se mêler activement des affaires politiques ni de montera la
tribune : il écrivait pour d'autres, ou simplement pour être lu. C'est surtout
comme auteur de plaidoyers qu'on l'estimait chez les anciens :
Ceux, dit Cicéron dans le Brutus, qui prennent Lysias pour modèle, prennent
pour modèle un orateur judiciaire non pas certes bien ample ni bien majestueux,
mais néanmoins fin et élégant, et assez solide pour se bien soutenir dans les
causes du barreau. Ailleurs Cicéron répète le même éloge, puis il ajoute :
« On oserait presque déjà le nommer un orateur parfait. » Quintilien, après
avoir aussi parlé de la finesse et de l'élégance de Lysias, ajoute
judicieusement : Si c'était assez pour l'orateur d'expliquer des faits, il ne
faudrait chercher rien de plus parfait que Lysias, car il n'y a chez lui rien
d'inutile, rien de superflu. Cependant il ressemble plus à une claire fontaine
qu'à un grand fleuve.
Les Athéniens, si jaloux de leur atticisme, reconnaissaient dans Lysias un des
plus purs écrivains attiques ; et ce renom fit de lui, dès son vivant, un
classique, un auteur qu'on étudiait pour la diction et pour le choix exquis des
termes. Mais, il faut bien le dire, c'était là presque toute l'éloquence de
Lysias. Rien de plus tiède et même d'aussi peu intéressant que ses discours,
à moins qu'on y cherche des renseignements historiques ou des particularités
grammaticales. Quelques narrations bien faites, où tout a un air de naturel et
de vraisemblance, c'est beaucoup trop peu pour justifier ceux qui veulent voir
dans Lysias autre chose qu'un habile artisan de style. Lysias n'a pas même
cette étincelle de la flamme oratoire qu'on sent chez Andocide. Voyez, par
exemple, son accusation contre Ératosthène, celui des Trente auquel il
attribuait la mort de son frère. Il raconte les malheurs de Polémarque et les
siens presque aussi froidement que si c'était l'histoire d'hommes des temps
antiques ; et, quand il peint la sanglante oligarchie des Trente, il ne trouve
pas un de ces accents énergiques qui décèlent une véritable émotion. Que
s'il en est ainsi d'un discours que Lysias avait prononcé lui-même, on peut
juger de ce que sont des plaidoyers composés pour d'autres ou des discours
d'apparat. Son Oraison funèbre des guerriers d'Athènes morts en secourant les
Corinthiens est insipide. Nous ne pouvons nous faire à l'idée d'une éloquence
sans enthousiasme et sans pathétique. Lysias avait écrit pour Socrate accusé
un discours apologétique, que Socrate refusa. Si nous na connaissions pas les
motifs de ce refus, nous serions tentés de supposer que Socrate se défiait de
l'éloquence de son ami, et qu'il ne se souciait pas d'être défendu par le
froid accusateur d'Eratosthène.
Depuis que ceci a été imprimé pour la première fois, un professeur de
l'Université, M. Jules Girard, a écrit, au sujet de l'atticisme de Lysias, une
ingénieuse et savante dissertation. M. Girard ne tente point, contre nature, de
faire de Lysias un prototype de Démosthène : il insiste avec raison sur les
vraies qualités de l'écrivain, sur les services que Lysias avait rendus au bon
goût par ses exemples, sur le charme de son style, sur l'admirable pureté de
sa diction. Il ne m'en coûte rien d'admettre les résultats de cette étude
approfondie. Tout ce que j'ai prétendu, c'est que Lysias ne remplit point
l'idée que nous sommes en droit de nous faire de l'éloquence complète, du
complet orateur. M. Girard le dit comme moi. Seulement il fait ses réserves en
faveur de l'homme à qui l'éloquence a dû de pouvoir atteindre à la
perfection du style oratoire. Après avoir montré ce qui distingue éminemment
l'art grec et la poésie grecque : « L'éloquence athénienne, dit-il, si on se
la représente à son plus haut degré de perfection, offre les mêmes
caractères de précision, de beauté et de grandeur. C'est l'accord d'une
pensée juste et belle avec une expression juste et belle. Les Athéniens
jouissent alors avec bonheur de cette puissance d'une langue qui rend
immédiatement, sans effort et sans détour, chacune des beautés, chacune des
délicatesses de la pensée qu'elle traduit ; tant les rapports des mots et des
idées sont exacts, tant leur union est intime! si bien que l'harmonie des
paroles fait saisir en même temps cette harmonie immatérielle des idées qui
est la musique de l'âme. Cet idéal sublime n'est point dans Lysias ni la
nature de ses oeuvres ni celle de son esprit ne le comportaient. Mais, s'il fut
donné quelquefois a ses successeurs de l'atteindre, ils en furent en partie
redevables à celui dont ils ne purent surpasser l'élégante précision et la
gracieuse simplicité. Ils durent marcher dans la voie qu'il avait le premier
tracée d'une manière certaine; et la langue qu'il leur livra possédait déjà
les qualités les plus essentielles au digne instrument de la grande éloquence.
Il fallut seulement nourrir davantage cette éloquence un peu maigre, et
distribuer des nuances plus riches et plus éclatantes sur cette teinte douce et
unie qui était répandue égale-ment partout. Denys d'Halicarnasse compare les
oeuvres de Lysias à ces peintures anciennes qui manquaient des ressources d'un
art plus avancé, et n'offraient encore ni la variété des couleurs, ni les
effets d'ombre et de lumière, ni la science des tons et de la perspective, mais
charmaient cependant par la correction irréprochable du dessin et l'inimitable
pureté des contours. Ou bien aussi elles lui rappellent le talent déjà fin et
gracieux du sculpteur athénien Calamis, que devaient bientôt éclipser la
souplesse plus savante et la majesté plus hardie de Phidias. » Il n'y a, ce me
semble, aucune contradiction entre ce qu'on vient de lire et ce qu'on a lu plus
haut. En tout cas, c'est pour moi une véritable bonne fortune de pouvoir offrir
au lecteur cette page à la fois solide et intéressante.
XENOPHON.
Vie de Xénophon. - Xénophon écrivain. - Ouvrages de Xénophon. - Traités philosophiques, dialogues, etc. - Compositions historiques. - Éloquence de Xénophon.
Vie de Xénophon.
Nous venons de
parler d'hommes sur lesquels Socrate avait exercé une influence plus ou moins
directe : en voici un qui fut son disciple dévoué, son panégyriste, et. qui
dut à Socrate d'être un brave, un philosophe, un esprit ouvert à toutes les
connaissances, un écrivain sérieux, utile, exempt de tous les défauts que
prisait alors le vulgaire, sinon doué d'un véritable génie. Je veux parler de
Xénophon, l'auteur de tant d'ouvrages si divers et si justement estimés.
Xénophon fils de Gryllus naquit à Erchie, un des bourgs de l'Attique, vers
l'an 445 avant nôtre ère. A dix-huit ans, il commença à suivre les leçons
de Socrate, et il demeura, durant de longues années, un de ses plus assidus
auditeurs. En 424, à la bataille de Délium, Socrate lui sauva la vie. Poussé
par l'esprit d'aventure et par le désir de s'instruire, Xénophon, âgé de
plus de trente ans, se mit à voyager, et finit par s'engager au service de
Cyrus le Jeune, C'est lui qui ramena d'Asie, après la bataille de Cunaxa,
l'armée des Dix Mille, dont les principaux chefs avaient péri. Quand il rentra
à Athènes, Socrate venait d'expirer. Xénophon avait déjà publié quelques
opuscules : la mort de son maître bien-aimé décida sa vocation d'écrivain.
Il composa l'Apologie de Socrate, et l'intéressant recueil des
conversations du philosophe, intitulé Mémoires de Socrate, nouvelle
apologie, plus naïve et plus complète, et grâce à laquelle la monstrueuse
sentence fut appréciée bientôt comme elle le méritait et les accusateurs de
Socrate plongés à jamais dans l'infamie.
Le spectacle des déportements de la démagogie athénienne remplissait l'âme
de Xénophon d'amertume et de dé-goûts. Il s'était lié d'amitié avec le roi
de Sparte Agésilas, dont il admirait le grand caractère ; et les institutions
de la ville de Lycurgue séduisaient son esprit, ami avant tout de l'ordre, de
la justice, de la simplicité. Suspect de laconisme, comme on disait,
c'est-à-dire de partialité pour les Lacédémoniens, le premier prétexte
qu'il donna contre lui fut saisi avec passion : un décret public lui interdit
le retour, dès qu'il fut parti pour rejoindre Agésilas, qui faisait la guerre
en Asie. Il se regarda désormais comme un véritable Lacédémonien, et il
n'hésita point à prendre parti contre Athènes, dans les querelles intestines
de la Grèce. En 394, à Coronée, il combattait à côté d'Agésilas. Mais là
finit sa vie publique. Les Spartiates lui avaient donné des biens en Élide, a
Scillunte près l'Olympie : il se retira sur ses domaines, et il y vécut en
repos jusqu'à une extrême vieillesse, occupé d'agriculture et de chasse, et
composant ces livres qui lui ont fait une belle renommée. Il avait plus de
quatre-vingts ans quand les Athéniens, réconciliés avec les Spartiates,
révoquèrent l'arrêt de bannissement porté contre lui. Mais il ne paraît pas
que Xénophon soit jamais revenu se fixer dans sa patrie. Il s'était marié
assez tard, et il avait alors deux fils dans la fleur de l'âge. Ces deux jeunes
hommes combattirent dans les rangs de l'armée qui fut défaite à Mantinée, en
363, par Épaminondas. Gryllus, l'un des deux, y fut tué. On dit que le père
célébrait un sacrifice quand on lui apporta la funeste nouvelle. Il ôta la
couronne qu'il avait sur sa tête ; puis, ayant appris que Gryllus était mort
en brave, il la remit sans verser une larme, disant : « Je savais bien que mon
fils était mortel. » Mais, malgré cet effort de résignation, sa douleur fut
profonde et dura tout le reste de sa vie. Pour se distraire et se consoler, il
se remit, avec plus d'ardeur et de fécondité que jamais, à composer de
nouveaux ouvrages, et il ne suspendit ses travaux qu'à son dernier jour. Il
avait quatre-vingt-dix ans, dit-on, quand il écrivit le traité des Revenus
de l'Attique, si toutefois ce petit livre est de lui. Il mourut peu de temps
après, à Corinthe, en l'année 355 ou 354 avant notre ère.
Xénophon écrivain.
Les éloges que
les anciens ont décernés à Xénophon se rapportent uniquement à son style.
Cicéron, par exemple, dit que ce style est plus doux que le miel, ou bien
encore que les Muses ont parlé par la bouche de Xénophon. Quintilien se borne
à répéter à peu près la même chose, sinon qu'il applique à Xénophon le
mot d'un poète comique a propos de Périclès, que la Persuasion était assise
sur ses lèvres. Il est certain que les écrits de Xénophon sont en général
d'une agréable lecture. Ils le doivent sans doute à la simplicité, à la
clarté de l'élocution, a cette grâce non maniérée dont parle Quintilien ;
mais ils le doivent bien plus encore à l'intérêt ou à l'utilité des choses
qu'explique ou que raconte l'auteur. Si Xénophon avait passé sa vie à
composer des discours, il aurait pu avoir des admirateurs à Athènes, ou parmi
les amateurs de l'atticisme ; mais on ne le lirait plus guère aujourd'hui, car
il n'avait point ce feu sacré sans lequel il n'est pas d'orateurs. Xénophon ne
manquait pas d'imagination, mais de cette imagination qui ne convient qu'aux
genres tempérés. Il était presque tout raison, si je ne puis dire. Cette
raison s'animait assez pour n'être point froide ; mais jamais Xénophon ne
connut la passion ni l'enthousiasme. Il a décrit lui-même, bien mieux que ne
l'ont fait tous les critiques anciens ou modernes, le caractère particulier de
son style et de ses ouvrages. C'est dans le dernier chapitre du traité de la
Chasse. Au lieu de discourir, après tant d'autres, sur des qualités qui ne
nous sont pas parfaitement sensibles, je traduirai cette page, curieuse à plus
d'un titre, car on y trouve l'opinion personnelle de Xénophon sur ces sophistes
qui nous ont occupés :
« J'admire que ces hommes appelés sophistes prétendent pour la plupart guider
les jeunes gens à la vertu, tandis qu'ils les mènent au vice. Car nous n'avons
encore vu personne que les sophistes du jour aient rendu homme de bien ; et
eux-mêmes ne publient pas d'écrits dont la lecture puisse faire des hommes
vertueux. Ils n'ont presque jamais composé que des ouvrages frivoles, qui ne
servent qu'à amuser inutilement la jeunesse ; et où la vertu n'entre pour
rien. Ceux qui espéraient vainement y trouver quelque instruction solide
perdent leur temps à les lire : ils n'ont plus le goût des études utiles, ils
apprennent des choses mauvaises. Je reproche fortement aux sophistes des torts
aussi graves. Mais je les blâme aussi de remplir leurs écrits d'expressions
recherchées, et jamais de bonnes pensées capables de former les jeunes gens à
la vertu. Pour moi, je ne suis qu'un homme vulgaire ; mais je sais que la
première instruction morale vient de la nature même : après elle, il faut
consulter les hommes vraiment sages et éclairés, et non pas ceux qui ne
connaissent que l'art de tromper. Peut-être mon style est-il dépourvu
d'élégance. Je ne suis point jaloux d'un tel avantage, mais j'ai à cœur de
tracer les leçons nécessaires à ceux qui se forment à la vertu. Or, ce ne
sont pas des mots qui peuvent instruire, ce sont des pensées, si elles sont
bonnes. Bien d'autres que moi blâment les sophistes du jour, mais non pas les
philosophes, de mettre toute leur industrie aux mots et de négliger les choses.
Je sais que leurs écrits sont bien composés, et avec méthode : aussi
n'auront-ils pas de peine à reprendre sur-le-champ ce qui est défectueux en
moi. Au reste, j'écris pour être vrai, non pour faire des sophistes mais des
sages et des gens de bien. Je veux que mes ouvrages soient utiles, et non pas
seulement qu'ils le paraissent ; car je veux que nul n'en puisse jamais
renverser les principes. Les sophistes, au contraire, ne parlent et n'écrivent
que pour tromper et pour s'enrichir ; et ils ne sont à personne d'aucune
utilité. Car il n'y eut jamais et n'y a pas maintenant un seul sage parmi eux :
ce leur est bien assez qu'on les nomme sophistes; titre flétrissant, aux yeux
du moins des hommes d'un sens raisonnable. »
Le style de Xénophon n'a rien d'artificiel comme celui des sophistes, ni même
d'artistement travaillé comme celui de Thucydide. Non pas qu'il soit absolument
sans art ; mais l'art n'y est qu'à l'état latent, si je l'ose dire.
L'écrivain ne vise point à l'effet : il s'applique uniquement à exposer avec
netteté sa pensée, à la montrer tout entière, à en bien délimiter la
portée et l'étendue. L'art de Xénophon consiste à tout dire, et non pas à
rien faire deviner ; à suivre exactement les déductions, et non pas à
surprendre l'assentiment; à choisir les tours et les expressions les plus
naturels, et non pas les plus saisissants; enfin à placer les termes, non point
en raison de leur valeur pittoresque et musicale, mais là où les appellent
l'usage commun et le génie de la langue.
Ouvrages de Xénophon.
Je ne saurais trop féliciter Xénophon d'avoir si bien eu conscience de la nature de son talent, et de s'être volontairement réduit au rôle d'écrivain pratique. Ses plus médiocres ouvrages, ceux où il est tombé souvent au-dessous de lui-même, l'Apologie de Socrate par exemple, et l'Éloge d'Agésilas, sont ceux précisément où il a voulu prendre quelquefois un ton plus élevé et atteindre à la dignité oratoire, Mais, grâce à Dieu, il a presque toujours su mesurer sa tâche à ses forces. Ses livres ne sont pas tous des chefs-d'œuvre, mais il n'y en a pas un seul qui soit une oeuvre sans valeur. Aussi bien Xénophon est-il autre chose qu'un habile constructeur de phrases. C'est un homme d'expérience et de goût, qui rédige les leçons qu'il a entendues ; qui raconte les événements dont il a été témoin, ou qu'il a entendu raconter; qui communique les observations qu'il a faites lui-même sur les chevaux, sur la chasse, sur les finances, sur la politique, sur mille sujets. C'est un polygraphe presque universel, qui écrit non pas pour faire parler de lui, ni pour un vil lucre, mais pour éclairer les hommes et les rendre meilleurs. Voilà ce qui fera vivre à jamais ses écrits, même les plus faibles, parce qu'il a laissé dans chacun d'eux quelque parcelle de son âme.
Traités philosophiques, dialogues, etc.
Le plus précieux
et sans contredit le plus vivant des ouvrages de Xénophon, c'est le recueil des
conversations de Socrate, ces Mémoires dont j'ai cité ailleurs un
passage. Ce n'est pas que Xénophon se soit donné beaucoup de peine ni pour en
disposer les parties dans un ordre satisfaisant, ni même pour reproduire dans
toute leur vérité dramatique ces scènes où Socrate est le principal acteur.
Il s'est contenté de choisir, parmi les conversations qu'il avait jadis
rédigées, celles qui pouvaient le mieux servir à l'apologie des doctrines de
son maître, et d'y ajouter quelques réflexions pour mieux faire ressortir le
sens des actions ou des paroles de Socrate; puis il a mis le tout dans un ordre
tel quel, ou à peu près, et l'a partagé en quatre livres. On accuse Platon
d'avoir donné à Socrate plus d'esprit qu'il n'en avait : Xénophon, au
contraire, lui en a ôté quelque peu. Certes, le vrai Socrate avait plus de
verve, plus de finesse et plus de grâce que celui des Mémoires. Mais cette
image est fidèle, bien que sensiblement affaiblie : c'est toujours Socrate,
c'est-à-dire le plus aimable et le meilleur des hommes. Xénophon a fait mieux
que justifier Socrate, il l'a fait aimer.
L'Apologie est un morceau fort court, demi-oratoire demi-polémique, qui ne
vaut pas la moindre petite conversation des Mémoires. L'Économique et
le Banquet sont deux dialogues socratiques, le premier sur
l'administration domestique et l'agriculture, le second sur divers points de
morale. L'Hiéron est un dialogue entre le tyran Hiéron et le poète
Simonide. C'est le parallèle du tyran et du simple citoyen, avec des
observations judicieuses sur l'art de gouverner les hommes. Ces dialogues, où
Xénophon a mis du sien beaucoup plus que dans les Mémoires, et aussi les
traités politiques, Constitutions de Sparte et d'Athènes, Revenus de
l'Attique, suffisent à faire classer Xénophon parmi les philosophes
moralistes, non pas au premier rang, tant s'en faut, mais à un rang
trèshonorable encore.
D'autres traités, d'un genre fort différent de ceux-là, l'Équitation, le
Commandant de Cavalerie, la Chasse, sont ceux peut-être qui renferment le
plus d'idées originales, et qui prouvent le mieux la fécondité de l'esprit de
Xénophon. Il était passé maître dans les arts dont il traçait les
préceptes : il les décrit en maître, et avec amour. Malheureusement, tout a
changé depuis. Presque tout l'intérêt pratique de ces trois ouvrages a
disparu ; et d'ailleurs ils sont d'une nature trop spéciale pour que je me
hasarde à en dite tout le bien que j'ose en penser moi-même.
Compositions historiques.
Le livre qui a
fait la réputation de Xénophon comme historien, son chef-d'œuvre à coup
sûr, c'est l'Anabase, autrement dit le récit de l'expédition de Cyrus
le Jeune dans la haute Asie et la retraite des Dix Mille. Xénophon en était.
Il s'y trouvait à peu près par hasard, comme il le conte lui-même ; mais,
après la mort des chefs de l'armée grecque, il fut un des cinq chefs nouveaux
qu'on élut, et qui commandèrent l'immortelle retraite. La narration est
exacte, détaillée, méthodique, suffisamment animée. L'ouvrage est bien
composé, et l'intérêt se soutient d'un bout à l'autre de ces sept livres. Il
n'y a pas ce qu'on pourrait appeler des morceaux brillants. Les portraits, même
celui de Cyrus, sont dans une manière simple et un peu nue, et ne tranchent pas
sur le reste de l'ouvrage. Les harangues ne sont guère que ce qu'elles ont dû
être dans la réalité, des exhortations, des conseils, des explications, comme
en comportaient et les circonstances, et les habitudes d'une armée composée de
volontaires. L'historien ne s'oublie point non plus à décrire en détail les
pays qu'il a traversés, ni à faire de complets tableaux des mœurs et de la
physionomie des peuples qui les habitent : quelques traits lui suffisent, et
ceux-là seulement que le lecteur a besoin de connaître pour comprendre la
nature des obstacles dont les Dix Mille eurent à triompher. Ce qui charme
surtout, c'est la modestie du narrateur, qui avait eu lui-même une part si
grande dans le salut de ses frères d'armes ; c'est son courage, c'est sa
persévérance indomptable ; c'est cette piété non affectée, qui lui fait
voir toujours présente une sorte de providence divine, et qui lui fait
naïvement rapporter à quelque inspiration d'en haut les résolutions
généreuses et énergiques que lui dictait l'héroïsme de son cœur. L'homme
avait été grand dans de terribles conjonctures : l'historien n'est pas
demeuré indigne de l'homme.
Xénophon, qui avait publié l'ouvrage de Thucydide, en a écrit la
continuation, et il a poussé son récit jusqu'à la bataille de Mantinée. Les Helléniques,
c'est le titre de cette histoire divisée en sept livres, n'ont guère
d'importance que par la pénurie de renseignements où nous sommes relativement
à ce demi-siècle dont elles comblent à peu près la lacune. C'est un récit
incomplet, sans trop de suite, généralement peu impartial, et où l'on ne
reconnaît pas toujours l'esprit, sinon la main, de l'auteur de l'Anabase.
Il faut plus que de la bonne volonté pour y trouver, comme font quelques-uns,
rien qui rappelle la marche d'Hérodote et sa manière. Ce n'est pas Hérodote
qui aurait si légèrement glissé sur des événements tels que la paix
d'Antalcidas et la bataille d'Egos-Potamosce n'est pas lui surtout qui aurait
oublié, comme fait trop souvent l'historien, les noms glorieux de Pélopidas,
d'Épaminondas, de Conon, de Timothée. Il faut bien dire que Xénophon, à
quatre-vingts ans passés, avec ses préjugés politiques, et dans une retraite
où les moyens d'information devaient lui faire un peu défaut, n'était pas à
la hauteur d'une tâche qui eût exigé des recherches considérables, un
jugement ferme et presque intrépide, quelque chose de doux à tous les bons, de
rude à tous les méchants, Thucydide enfin avec sa soif du vrai et son âme
puissante. Ce n'est pas que la faiblesse de l'âge s'y fasse remarquer par
l'affaiblissement du style. C'est quelquefois encore la narration de Xénophon,
agréable, variée, pleine de naturel et de grâce ; et c'est toujours la
diction de celui qu'on regardait comme le plus charmant des prosateurs attiques.
Mais il s'agissait, dans un si grand sujet, d'autre chose que de récits bien
faits et de bon style.
Xénophon n'était guère plus à l'aise quand il écrivait son Agésilas,
quoique ce fût l'éloge d'un ami et le récit d'une vie qu'il connaissait très
bien. Le ton oratoire ne lui va qu'à demi. D'ailleurs il y avait, dans un tel
panégyrique, si vrai qu'il fût au fond, mainte occasion de blesser la vérité
de l'histoire, la vérité vraie ; et c'est à quoi Xénophon, en plus d'un
lieu, n'a pas manqué, non point sciemment mais par un effet de ses
préoccupations laconiennes.
La Cyropédie, qui est aussi une oeuvre de l'extrême vieillesse de
Xénophon, est celle pourtant où il a le mieux déployé toutes les ressources
de son esprit, tous les agréments de sa narration et de son style. C'est
soi-disant, comme l'annonce le titre, le tableau de l'éducation du grand Cyrus
et l'histoire de sa vie ; mais la fiction tient dans ce tableau et dans cette
histoire plus de place que la réalité. C'est une sorte de roman historique en
huit livres, où personnages et épisodes, fort intéressants d'ailleurs, ne
ressemblent pas beaucoup à ce que nous savons de plus certain et sur les
événements qui ont troublé le monde oriental au sixième siècle, et sur le
caractère des hommes qui ont figuré dans ces révolutions. Xénophon a voulu
donner à ses contemporains des leçons de politique et de morale, bien plus que
leur narrer les faits et gestes de Cyrus et de son peuple. Aussi a-t-il
transformé les barbares en hommes parfaitement policés, en savants, en
philosophes. Les Perses de l'ancien temps sont une sorte d'idéal qu'il
présente à l'admiration et aux méditations de la Grèce dégénérée. Cyrus
est le portrait non moins idéal de l'homme digne de commander à des hommes.
Malgré le charme de cette production singulière, on ne saurait trop
s'empêcher de regretter que Xénophon, qui devait si bien connaître la Perse
et ses annales, ne nous ait pas donné simplement l'histoire authentique de la
vie et des conquêtes de Cyrus.
Éloquence de Xénophon.
Si Xénophon avait fait, comme Lysias, le métier d'orateur, il aurait eu, dans la postérité, le sort de Lysias. On ne le lirait plus aujourd'hui. Ce n'est pas qu'il soit aussi étranger à la vraie éloquence que le fils de Céphale. Je prétends seulement qu'il n'avait ni cette passion ardente ni cet enthousiasme véhément, sans lesquels les discours les plus travaillés, j'entends les grands discours oratoires, ne sont rien que cendre et poussière. Mais son âme honnête, pleine de l'amour du bien et du beau, a trouvé plus d'une fois des accents pathétiques, pour flétrir les actions viles ou les coupables pensées, pour célébrer l'héroïsme et la vertu. Il y a même telle courte harangue où il s'est élevé jusqu'à l'éloquence, en laissant parler toute seule son indignation contre les lâches. Voyez, par exemple, avec quelle énergie il repousse, dans l'Anabase, la proposition que faisait aux Grecs le Béotien Apollonide. Il n'y avait, selon ce cœur pusillanime, d'autre salut pour les Dix Mille, après la trahison de Tissapherne, que de se rendre à Artaxerxès et d'implorer sa clémence : « O très étonnant personnage ! s'écrie Xénophon ; quoi ! tu ne comprends pas ce que tu vois, tu ne te souviens pas de ce que tu entends ! Et pourtant tu étais avec nous quand le roi, après la mort de Cyrus, enorgueilli de sa bonne fortune, envoya nous commander de mettre bas les armes. Au lieu de les mettre bas, nous nous en couvrîmes, et nous allâmes planter nos tentes près de lui. A ce défi, que répondit-il ? Que ne fit-il pas pour obtenir la paix ? il envoya des députés, il sollicita notre alliance, et il nous fournit des vivres jusqu'à ce que le traité eût été conclu. Puis, nos généraux, nos chefs de bande, confiants dans la foi du traité, sont allés sans armes conférer avec eux, comme tu nous conseilles de le faire encore Où en sont-ils maintenant ? frappés, blessés, couverts d'outrages, ils ne peuvent, les infortunés, obtenir la mort qu'ils implorent sans doute comme un bienfait. Tu sais tout cela, et tu traites de bavards frivoles ceux qui conseillent la défense ; et tu proposes qu'on aille de nouveau supplier le roi ! Mon avis, soldats, c'est de repousser ce misérable de nos rangs ; c'est de lui ôter son grade, de lui mettre les bagages sur le dos, d'en faire un goujat. Un Grec vil à ce point est l'opprobre de sa patrie, l'opprobre de la Grèce entière (12). »
(01) Thucydide, livre II, chapitre LXV.
(02) Plutarque, vie d'Aristide.
(03) Les Sept contre Thèbes, vers 592-593
(04) Thucydide, livre I, chapitres cm, et
suivants: livre II chapitres CXL et suivants; ibid., chapitres XXXIV et
suivants.
(05) Thucydide livre II, chapitre XLI.
(06) Il est écrit en dialecte dorien.
(07) Xénophon, Mémoires de Socrate,
livre III, chapitre X.
(08) Id., ibid.
(09) Xénophon, Mémoires de Socrate,
livre LV, chapitre VI.
(10) Thucydide, livre III, chapitre
XXXVI.
(11) Thucydide, livre VIII, chapitre
LXVIII.
(12) Xénophon, Anabase, livre
III, chapitre I.