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Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.
CHAPITRES I à IV CHAPITRES V à XI CHAPITRES XII à XVII CHAPITRES XVIII à XXIII CHAPITRES XXIV à XXIX
CHAPITRE XXX.
PLATON.
École de Socrate. - Vie de Platon. - Génie dramatique de Platon. - Le Phédon - Dialogues contre les sophistes. - Le Banquet. - La République et les Lois. - Diversité infinie de l'oeuvre de Platon. - Style de Platon.
École de Socrate.
Socrate avait vu
affluer autour de lui, de toutes les contrées de la Grèce, de tous les pays
habités par les Grecs, des jeunes gens avides de s'instruire, ou des hommes que
ne satisfaisaient ni les systèmes des philosophes spéculatifs, ni les
brillantes et immorales inepties des sophistes. La plupart des disciples de
Socrate se bornèrent à cultiver la sagesse à la façon de leur maître, et ne
furent que de purs socratiques. D'autres, plus ambitieux, prirent des directions
particulières ; et, tout en restant fidèles à la méthode de Socrate, ils
fondèrent des écoles originales, qui ne furent ni sans influence ni sans
gloire. Presque tous, socratiques ou chefs d'école, avaient laissé des écrits
; et presque tous étaient estimés, chez les anciens, pour leur talent
littéraire : ainsi Criton, l'homme honnête et dévoué ; ainsi le Thébain
Simmias ; ainsi Glaucon d'Athènes ; ainsi le cordonnier Simon ; ainsi Eschine
le philosophe, Cébès, Aristippe, Euclide de Mégare, etc. Mais les ouvrages de
ces écrivains ont péri. Ceux qu'on publie quelquefois sous le nom d'Eschine,
de Simon, de Cébès, sont d'une telle médiocrité qu'ils ne méritent guère
de nous arrêter un seul instant. Ce sont des ébauches de dialogues, plutôt
que des dialogues véritables ; non pas de ces ébauches où resplendit déjà
l'empreinte divine du génie, mais des choses sans vie, sans éclat, sans
caractère, et aussi peu dignes de leurs auteurs prétendus que de ce grand
Platon aux oeuvres de qui on les joint d'ordinaire. Le moins mauvais de tous ces
écrits, le Tableau de Cébès, où la destinée humaine est symboliquement
figurée, n'est même point de Cébès le Thébain, disciple de Socrate, mais
d'un autre Cébès philosophe stoïcien, et d'une époque par conséquent
beaucoup plus récente.
Nous pouvons nous consoler de ne pas posséder tous les monuments littéraires
de l'école de Socrate. Je dis nous qui cherchons ici le beau, la perfection de
l'art; l'inspiration, et, non pas les systèmes philosophiques ni la filiation
des doctrines. N'avons-nous pas Xénophon et ses ouvrages ? n'avons-nous pas
surtout Platon, et aussi complet, peu s'en faut, aussi rayonnant de beauté que
l'eurent jamais les Grecs eux-mêmes ? et Platon, à lui seul, pour parler ici
à la façon d'Homère, combien n'en vaut-il pas d'autres ?
Vie de Platon.
Platon naquit à
Athènes en 430 ou en 429. Ariston son père, un des citoyens les plus
considérables de la ville, passait pour être issu du roi Codrus ; et sa mère,
Périctione, descendait du législateur Solon. On dit qu'il porta d'abord le nom
d'Aristoclès, et qu'on lui donna ensuite celui de Platon, qui signifie large,
à cause de sa constitution forte et robuste. Il excellait, dans sa jeunesse,
aux exercices du corps autant qu'à ceux de l'esprit. Il s'appliqua longtemps
avec ardeur à la musique, à la poésie, et même à la peinture. Quelques-uns
veulent qu'il ait songé, dès l'âge de vingt ans, à se livrer à la
philosophie. Suivant les témoignages les plus certains, il avait déjà
vingt-sept ans quand il entendit pour la première fois Socrate. Il se
préparait alors à disputer le prix de la tragédie aux fêtes de Bacchus. Sa
vocation se décida ce jour-là même ; et l'art dramatique perdit le seul homme
peut-être capable de relever la tragédie de sa décadence. Il brûla ses
pièces, comme il avait déjà brûlé, dit-on, des essais épiques après les
avoir comparés aux poèmes d'Homère. Il s'adonna désormais tout entier à la
philosophie.
Socrate mourut en 399. Platon ne l'eut guère que trois ans pour son guide. Mais
ces trois ans furent admirablement employés ; et Socrate put lire déjà
quelques-uns des chefsd'oeuvres de son disciple. On prétend que le Phèdre
lui arracha cette exclamation : « Que de choses ce jeune homme me fait dire, à
quoi je n'ai jamais pensé ! » Ces choses étaient en effet, au-dessus des
méditations habituelles de Socrate, mais non pas contraires à l'esprit de ses
doctrines. Si l'anecdote est vraie, il faut voir dans les paroles de Socrate
l'expression d'un étonnement naturel en présence de ces conceptions sublimes
et de cet enthousiasme poétique, et nullement l'expression du moindre blâme.
L'affection que Socrate témoigna à Platon jusqu'à son dernier jour est la
preuve qu'il n'y eut jamais entre eux l'ombre d'un nuage.
Platon était digne, par la noblesse de son caractère, de l'affection d'un tel
maître. Il fit des efforts surhumains pour sauver la vie à Socrate. Il essaya
de le défendre jusque dans l'assemblée du peuple ; mais on ne le laissa pas
achever son discours. Poursuivi lui-même par la haine des fanatiques, qui
cherchait d'autres victimes, il fut forcé de quitter Athènes. Il se retira
d'abord à Mégare, auprès de son ami Euclide ; puis il se mit à voyager. Il
visita l'Italie, la Libye, l'Égypte ; il alla entendre tous les philosophes de
quelque renom qui perpétuaient, dans diverses contrées, les traditions de
Parménide, d'Héraclite, de Pythagore. A trois reprises différentes il se
rendit en Sicile. Denys l'Ancien, et ensuite Denys le Jeune, après l'avoir
accueilli avec empressement, ne le purent souffrir ni l'un ni l'autre dès qu'il
se fut montré à eux avec toute sa franchise. Il fut victime de la perfidie et
de la cruauté de Denys l'Ancien, qui le fit vendre comme esclave, et il dut se
soustraire par la fuite aux effets de la colère de Denys le Jeune.
Platon revint enfin se fixer dans sa patrie, et il ouvrit, dans les jardins
d'Académus, cette école fameuse qui fut durant longtemps une pépinière
d'hommes vertueux et de profonds penseurs. Il ne quitta l'Académie qu'à la
mort. Après y avoir enseigné quarante années, il la laissa florissante à
Speusippe, son disciple et son neveu. Il prolongea sa vie au delà de
quatre-vingts ans, jusqu'en 348, sans avoir rien perdu encore de sa vigueur
d'esprit ni de son génie, puisqu'il était occupé à mettre la dernière main
à un de ses chefs-d'oeuvre, les dialogues des Lois.
Platon était l'homme le plus savant de son siècle, et ses écrits ne sont pas
moins étonnants peut-être par la variété des connaissances qu'ils supposent,
que par la hauteur des idées et la nouveauté des aperçus. Mais ce qui doit
nous occuper ici, ce n'est point le philosophe dont la tête puissante a
enfanté ce système où se concilient, dans une harmonie merveilleuse, l'esprit
pratique de Socrate et l'esprit spéculatif des anciens philosophes ; où se
retrouve tout ce que le génie avait découvert déjà des secrets de la nature
divine et de la nature humaine, mais animé, vivifié par des conceptions à la
fois plus idéales et plus réelles; ce système enfin que des erreurs de
détail, des paradoxes, des défauts graves, n'empêchent pas d'être, dans son
ensemble, le plus profond, le plus parfait et le plus vrai de tous les
systèmes. Parlons donc du prosateur, de l'homme éloquent, de l'artiste, du
poète, car nul ne fut jamais plus poète que Platon.
Génie dramatique de Platon.
Les ouvrages modernes qu'on nomme des dialogues philosophiques ne sont, pour la plupart, qu'une série de propositions et d'arguments contradictoires, thèses, objections et réponses. Les personnages qui sont censés disputer ensemble ne sont pas des êtres vivants, quelque nom qu'ils portent d'ailleurs, mais des abstractions, de simples chiffres ; et plusieurs même les donnent bien comme tels, car ils les appellent Philalèthe, Pamphile, un Chrétien, un Chinois, etc., ou, plus simplement et avec plus de vérité encore, A, B, C. Fénelon et Malebranche eux-mêmes, malgré leur génie, ne sont jamais sortis des errements vulgaires. S'ils ont dérobé quelque chose à Platon, ce n'est pas l'art de créer ou de reproduire de vrais personnages. Les dialogues de Platon n'ont rien de commun avec leurs prétendus dialogues. Ce sont des compositions dramatiques dans toute la force du terme, ayant leur cadre bien dessiné, leur noeud, leurs péripéties et leur dénouement. Même dans les dialogues où Platon s'est plus préoccupé de la pensée que de la forme, dans ceux qui sont par excellence des oeuvres philosophiques, dans le Parménide, dans le Timée, jamais Platon n'a manqué aux conditions essentielles du genre; et les hommes qu'il y met aux prises sont bien réellement des hommes, et ceux-là même dont ils portent les noms, Socrate, Parménide, Zénon, Timée, Critias et les autres. Si la conversation n'est pas vraie, elle est vraisemblable ; si ces hommes n'ont pas parlé ainsi, ils ont pu parler ainsi ; enfin si Platon a élevé à une sorte d'idéal leurs caractères, leurs pensées, leur langage, il ne leur a rien été de leur vie, de ce qui les rend reconnaissables, intéressants même, en dehors des doctrines que chacun d'eux représente. Mais c'est surtout dans les dialogues où le philosophe traite des sujets à la portée de tous qu'il a déployé, avec un art incomparable, toutes les ressources de ce génie dramatique que la nature lui avait si richement départi.
Le Phédon.
Socrate, à la fin du Banquet, force Aristophane et Agathon à reconnaître qu'il appartient au même homme d'être à la fois poète tragique et poète comique. On dirait que Platon, en contredisant ainsi les opinions reçues, songeait à ce qu'il sentait en lui-même. Il y a en effet chez lui cette double veine, ce double talent, qu'il prêtait indistinctement à tous les auteurs dramatiques. Le Phédon, par exemple, est une tragédie que je ne crains pas de mettre en parallèle, pour la conduite et même pour l'intérêt, avec les plus belles oeuvres du théâtre antique. Est-il exposition plus saisissante que la scène où les amis de Socrate entrent dans la prison ? Le condamné vient d'être débarrassé de ses fers ; Xanthippe, sa femme est assise auprès de lui, tenant un de ses enfants dans ses bras et poussant des lamentations. Socrate, qui doit périr ce jour-là, mais qui n'est déjà plus aux pensées de la terre, se tourne du côté de Criton : « Criton, dit-il, qu'on reconduise cette femme chez elle. » Il se met ensuite à converser avec ses amis de sujets et d'autres ; et il les engage dans cet entretien suprême qui ne finit qu'à l'arrivée du serviteur des Onze. Est-il spectacle plus sublime que de voir cet homme juste, ce sage méconnu, ce grand citoyen qui va mourir, et mourir par le crime de ses concitoyens, non pas seulement résigné à son sort, mais travaillant à faire passer, dans les coeurs qui ne veulent pas être consolés, quelque chose de cette sérénité, de ce calme, de cette joie grave et douce, qui lui est comme un avant-goût de la vie future, et qui la leur démontre plus vivement encore que les plus vives raisons? Est-il dénouement tragique plus touchant que le tableau dés derniers instants de Socrate ? Et quelle impression profonde n'emporte-t-on pas, après que Phédon s'est écrié : « Telle fut, Échécrate, la fin de notre ami, de l'homme nous pouvons bien dire le meilleur que nous ayons jamais connu, le plus sage et le plus juste des hommes. »
Dialogues contre les sophistes.
Les dialogues contre les sophistes sont au contraire des comédies complètes, où le héros de la vertu n'est plus que ce faux ignorant dont j'ai essayé ailleurs de dépeindre la physionomie, ce bonhomme aux questions naïves, ce redresseur obstiné des discussions, ce maître de l'ironie, cet adversaire courtois et impitoyable, ce triomphateur plein de modestie et de bon goût. Quant aux sophistes, Platon ne leur a rien ôté ni de leur esprit, ni de leur adresse, ni de leur faconde; il leur a plutôt ajouté des talents, comme il a prêté à Socrate quelque chose de lui-même. Ce sont bien là les sophistes tels qu'ils ont dû être, pour pouvoir si longtemps captiver les âmes irréfléchies. Ce sont bien là ces hommes spirituels et éloquents que les jeunes gens, comme dit Platon lui-même, portaient en triomphe sur leurs têtes. Et chacun d'eux a non-seulement les doctrines qui lui étaient propres, mais les tours qu'il affectionnait, mais les ornements accoutumés de son style, mais sa diction même. Non pas que Platon se soit amusé à faire des pastiches : il n'a retenu des fleurs sophistiques que celles dont le bon goût pouvait le moins s'offenser; mais elles sont encore d'un parfum assez décidé pour que nul ne puisse contester leur provenance. D'ailleurs Gorgias ne ressemble point à Protagoras, ni Protagoras à Hippias, ni Hippias aux autres. Autant de sophistes, autant d'hommes, autant de types divers. Ils n'ont de commun entre eux que l'esprit d'erreur, et que leur échec dans la lutte contre Socrate. Je me trompe ; il n'en est pas un seul qu'on soit tenté de plaindre. Car ils sont fort plaisants, mais, comme ce personnage de notre théâtre, sans se douter de l'être ; et c'est là ce qui les rend plus plaisants encore. Le Gorgias, où Socrate défait successivement Gorgias, Polus et Calliclès, à propos de la rhétorique, et le Protagoras, où, à propos de la question si la vertu peut s'enseigner, il défait Protagoras, Hippias et Prodicus, sont les plus admirables des dialogues comiques de Platon.
Le Banquet.
Mais c'est dans
les dialogues simplement gais ou sérieux, dans ceux où les personnages sont
des amis passant quelques instants de loisir à deviser ensemble, que se
trouvent les oeuvres les plus étonnantes de Platon, sinon comme poète
dramatique, au moins comme écrivain, comme homme éloquent, comme poète
inspiré. Encore le Banquet l'emporta-t-il même sur le Gorgias et le Protagoras
par la vive peinture des caractères, comme il l'emporte sur tous les autres
dialogues de Platon par le mouvement, par la variété infinie, par la
progression continue, par cette harmonie formée de tous les tons imaginables,
par ce style composé de tous les styles, où l'on passe sans effort du comique,
du plaisant et du grotesque même au sublime le plus élevé qu'ait jamais
atteint l'intelligence humaine. Il s'agit, entre les convives d'Agathon, de
définir et de louer l'amour. Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane et
Agathon font paraître successivement l'amour sous divers aspects, chacun selon
ses idées, selon son tempérament, selon son caractère. Socrate, sommé de
parler à son tour, raconte une conversation qu'il avait eue jadis avec une
femme de Mantinée nommée Diotime : artifice fort simple, et qui met Platon à
l'aise ; car il a pu ainsi faire passer sans invraisemblance, par la bouche de
Socrate, toutes les idées qu'il lui plaisait, même des idées auxquelles le
fils de Sophroniscus n'avait certes songé de sa vie, et exhaler tout le souffle
lyrique de son âme. Voici la conclusion du discours de la prétendue femme de
Mantinée : « Le droit chemin de l'amour, qu'on y marche de soi-même ou qu'on
y soit guidé par un autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas, et de
s'élever à la beauté suprême en passant successivement, pour ainsi dire, par
tous les degrés de l'échelle. Ainsi, d'un seul beau corps à deux, de deux à
tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations
aux belles sciences. Enfin, de science en science, on parvient à la science par
excellence, qui n'est autre chose que la science du beau suprême.... Supposons
un homme qui contemplerait la beauté pure, simple, sans mélange, non chargée
de chairs ni de couleurs humaines, ni de toutes les autres vanités
périssables, la beauté divine en un mot, la beauté une et absolue. Penses-tu
que ce lui serait une vie misérable d'avoir les regards tournés de ce côté,
de contempler, déposséder un tel objet ? Ne crois-tu pas, au contraire, que
cet homme, qui perçoit le beau par l'organe auquel le beau est perceptible,
sera seul capable, ici-bas, d'engendrer, non pas des fantômes de vertu, puisqu
il ne s'attache pas à des fantômes, mais des vertus véritables, car c'est à
la vérité qu'il s'attache ? Or, c'est à celui qui enfante et nourrit la
véritable vertu qu'il appartient d'être aimé de Dieu ; et si quelque homme
mérite d'être immortel, c'est lui entre tous. »
La fin du dialogue est consacrée presque tout entière au panégyrique de
Socrate, au tableau de sa vie comme homme, comme citoyen, comme soldat, comme
instituteur de la jeunesse. Rien ne saurait donner l'idée de cette admirable
apologie, aussi piquante et originale dans la forme, que satisfaisante et
complète au fond. C'est Alcibiade qui s'est chargé de tracer le portrait de
son maître. Il vient d'entrer dans la salle du festin avec quelques joyeux
compagnons, dans l'équipage d'un homme qui a déjà fait bombance. Il est ivre
; et il débite, avec la verve et la vérité du vin, tout ce qu'il sait de
Socrate, tout ce qu'il a vu de lui, tout ce qu'il a contre lui sur le coeur. Je
ne puis mieux faire que de citer quelques traits du début de sa bouffonne et
sérieuse harangue : « Je soutiens que Socrate ressemble tout à fait à ces
Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que les
artistes représentent avec des pipeaux ou une flûte à la main : séparez les
deux pièces dont ces Silènes se composent, et vous verrez dedans la figure
sainte de quelque divinité. Je soutiens ensuite qu'il ressemble au satyre
Marsyas. Quant à l'extérieur, toi-même, Socrate, tu ne pourrais contester
l'exactitude de mes comparaisons ; et quant au reste, elles ne sont pas moins
justes : en voici la preuve. Es-tu, oui ou non, un railleur effronté ? Si tu le
nies, je produirai des témoins. N'es-tu pas aussi un joueur de flûte, et bien
plus merveilleux que Marsyas ? Il charmait les hommes par la puissance des sons
que sa bouche tirait des instruments.... La seule différence qu'il y ait entre
toi et lui, c'est que, sans instruments, et simplement avec tes discours, tu
produis les mêmes effets. » Suit le tableau des prestiges de cet homme divin,
et le récit de ses relations avec Alcibiade à Athènes, à l'expédition
militaire de Potidée, à la déroute de Délium. Puis le harangueur revient à
sa première idée, et il compare non plus Socrate, mais les discours de
Socrate, aux Silènes qui s'ouvrent : « Malgré le désir qu'on a d'entendre
parler Socrate, ce qu'il dit parait, au premier abord, parfaitement grotesque.
Les mots et les expressions qui revêtent extérieurement sa pensée sont comme
la peau d'un outrageux satyre. Il vous parle d'ânes bâtés, de forgerons, de
cordonniers, de corroyeurs, et on le voit disant toujours les mêmes choses dans
les mêmes termes ; de sorte qu'il n'est pas d'ignorant ni de sot qui ne soit
prêt à se moquer de ses paroles. Mais qu'on ouvre ses discours, qu'on
pénètre à l'intérieur, et l'on trouvera d'abord qu'eux seuls ont du sens,
ensuite qu'ils sont tout divins, et qu'ils renferment en foule de saintes images
de vertu, et presque tous les principes, je me trompe, tous les principes où
doit fixer ses regards quiconque aspire à devenir homme de bien. » Il est.
impossible, on en conviendra, de caractériser d'une manière plus frappante et
l'éloquence populaire de Socrate, et la tendance tout à la fois pratique et
élevée de ses doctrines.
La République et les Lois.
Les dialogues qui
forment les dix livres de la République et les douze livres des Lois sont
essentiellement expositifs et didactiques. Ils ne pouvaient donc avoir toutes
ces qualités dramatiques que nous admirons dans la plupart des autres. Mais ce
désavantage y est bien compensé par la richesse des développements oratoires.
C'est là aussi que Platon s'est donné ses coudées franches, et qu'il a été
le plus complètement lui-même. Ce ne sont plus seulement les conversations de
Socrate plus ou moins idéalisées ; ce sont, peu s'en faut, les leçons de
Platon dans l'Académie. Socrate est encore le principal interlocuteur de la
République ; mais, tout en conservant sa physionomie connue, il s'est
transformé jusqu'à un certain point, et ses discours ont pris, en général,
une ampleur et une majesté inaccoutumées. Dans les Lois, il n'est pas même
question de Socrate. L'étranger athénien qui a le premier rôle, c'est Platon
lui-même, avec toute la gravité, tonte la grâce noble, toute 1a majestueuse
sérénité de son caractère. Aussi ces deux grandes compositions sont-elles
remplies de morceaux magnifiques, et d'un ordre un peu différent, par la forme
au moins, de tout ce qu'on rencontre dans les autres dialogues. La République
particulièrement, que Platon a portée à toute la perfection où il la voulait
laisser, est comme une sorte de musée, où les yeux sont charmés de tous
côtés par de merveilleux tableaux. Je n'en détacherai qu'un seul, mais le
plus extraordinaire peut-être, celui que les Pères de l'Église ont si souvent
rappelé, et qui semble comme une prophétie du christianisme. C'est le portrait
idéal du méchant et de l'homme de bien :
« Il faut d'abord que l'homme injuste se conduise comme font les artistes
habiles. Ainsi un bon pilote, un bon médecin, voit clairement jusqu'où son art
peut aller, ce qui est possible ou impossible : il tente l'un, il abandonne
l'autre ; puis, s'il a fait par hasard quelque faute, il sait adroitement la
réparer. Il faut de même que l'homme injuste conduise ses injustices avec
assez d'adresse pour n'être pas découvert, puisqu'il doit être injuste par
excellence; et celui qui se laisse surprendre en défaut doit passer pour
malhabile. Car l'injustice suprême, c'est de paraître juste sans l'être.
Donnons donc à l'homme parfaitement injuste l'injustice parfaite. Ne lui ôtons
rien de ses ressources. Permettons-lui, tout en commettant les plus grands
crimes, de se faire la réputation du plus juste des hommes. S'il vient par
hasard à broncher, qu'il sache se relever aussitôt. Qu'il soit assez éloquent
pour persuader son innocence à ses juges, si jamais on l'accuse de quelqu'un de
ces crimes; assez courageux, assez puissant par lui-même, par les amis qu'il
s'est faits, par la richesse qu'il a acquise, pour emporter de force ce qu'il ne
pourra obtenir que par la force.
« En présence de cet homme ainsi doué, plaçons, par le discours, l'homme
juste, c'est-à-dire un homme simple, généreux, et qui veut, selon
l'expression d'Eschyle, non point paraître vertueux mais l'être. Il faut donc
lui ravir la réputation d'honnête homme. Car, s'il passe pour tel, ce renom
lui vaudra honneurs et récompenses ; et l'on ne distinguera plus s'il est
vertueux par amour de la justice même, ou seulement des honneurs et des biens
qu'il en tire. En un mot, dépouillons-le de tout hormis de la justice, et
faisons-en l'opposé complet de notre méchant. Que, sans commettre d'injustice,
il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa vertu soit mise à
l'épreuve. Que rien ne le fasse fléchir, ni l'infamie, ni les mauvais
traitements ; mais qu'il demeure inébranlable jusqu'à la mort, ayant toute sa
vie le renom d'homme injuste, et juste pourtant. Voilà donc deux hommes
parvenus au degré suprême, l'un, de la justice, l'autre de l'injustice : jugez
maintenant lequel est le plus heureux. » Un peu plus loin, Platon complète
ainsi le dernier portrait : « Ce juste, tel quo je l'ai dépeint, on le
fouettera, on le mettra à la torture, on le chargera de chaînes, on lui
brûlera les deux yeux ; enfin, après qu'il aura enduré mille maux, on
l'attachera sur une croix, et on lui fera sentir qu'il ne faut pas s'embarrasser
d'être juste, mais de le paraître. »
Platon, dans le Gorgias, avait posé d'une main ferme et sévère les principes
de cette austère et sublime morale. Quel malheur qu'il ait construit pour des
demi-dieux, et non pour des êtres humains, sa cité imaginaire, et qu'il ait
mêlé aux vérités les plus hautes et les plus fécondes de graves et funestes
erreurs! Sans doute. Platon a réduit, dans les Lois, l'idéal de l'État à des
proportions moins fantastiques et plus réalisables en ce monde, et il s'y est
montré plus constamment fidèle à ses propres principes ; mais je ne puis
m'empêcher de regretter que le plus grand des moralistes et des politiques ait
mérité une fois d'être nommé le plus grand des utopistes.
Diversité infinie de I'oeuvre de Platon.
Je n'ai rien dit
des mythes de Platon, de ces récits allégoriques où le philosophe a su rendre
sensible sut yeux ce qui échappait aux prises mêmes de sa dialectique subtile
vérités de sentiment, rêveries, probabilités, surtout les merveilles du
monde intelligible. Je n'ai pas parlé des préambules de quelques dialogues, de
ceux du Phèdre par exemple et de la République, qui sont des modèles du
genre, jusqu'à présent incomparables. J'ai oublié de mentionner ces histoires
ou ces contes, que Platon contait si bien, tels que le récit de l'invention des
caractères d'écriture, ou celui des aventures de Gygès. Après avoir
consacré tant de pages à Platon, je m'aperçois que j'aurais encore presque
tout à dire ; et pourtant je suis contraint de m'arrêter. Je devrais montrer
Platon établissant, dès ses débuts, les principes éternels et, immuables de
l'esthétique, comme on la nomme, en même temps que ceux de la morale, et
préludant par les brillantes images du Phèdre aux images sublimes du Banquet.
Je devrais le montrer, dans l'Ion, définissant l'indéfinissable, et donnant à
qui veut une claire idée de l'essence même de la poésie; dans le Ménexène,
traçant après tant d'autres le panégyrique de sa patrie, avec une éloquence
digne de Périclès, qu'il fait parler, et digne de lui-même : le Ménexène
est un modèle d'oraison funèbre que Platon a voulu présenter aux sophistes et
aux orateurs qui avaient si souvent profané, depuis Gorgias, la noble fonction
de payer â des braves un dernier tribut d'affection et de reconnaissance.
J'aurais enfin à analyser une foule de chefs-d'oeuvre dont je n'ai pas même
prononcé les noms : le Premier Alcibiade, ou de la nature humaine ; le Criton,
fameux par la prosopopée des Lois, qui rappellent à Socrate ses devoirs de
citoyen ; le Critias, ou la description de cette Atlantide jadis rêvée par
Solon ; le Grand Hippias, ou la réfutation des fausses théories du beau, etc.
Et, au bout de ce long travail, il me restait encore à chercher et comment les
doctrines littéraires de Platon forment avec sa morale un tout indissoluble, et
comment Platon est tout entier, je dis le philosophe, dans la théorie des
idées. Mais je me bornerai à citer ce passage de l'Orateur, où Cicéron a
résumé, avec tant de netteté et un si rare bonheur d'expressions, tout ce
qu'il m'importe de rappeler ici, tout ce qui a le plus directement rapport à
l'objet que nous avons en vue :
« J'émets d'abord en fait qu'il n'y a rien de si beau, dans aucun genre, qui
ne soit inférieur en beauté à cette autre chose dont il reproduit les traits,
à cet original que ne peuvent percevoir ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun
sens, et que seules embrassent la pensée et l'intelligence. Ainsi nous pouvons
imaginer des oeuvres plus belles même que les statues de Phidias, qui sont ce
qu'on voit de plus parfait en ce genre.... Et quand cet artiste façonnait la
figure de Jupiter ou de Minerve, il n'avait pas sous ses yeux un modèle vivant
dont il tirât la ressemblance ; mais il y avait dans son esprit une image
incomparable de beauté, qu'il voyait, qui fixait son attention, dont son art et
sa main cherchaient â saisir les traits. De même donc que dans les formes et
les figures, il y a aussi, pour les objets qui ne tombent pas d'eux-mêmes sous
les yeux, quelque chose de parfait et d'excellent, dont l'image intelligible
sert de modèle à nos imitations : ainsi nous voyons par l'esprit l'image de la
parfaite éloquence ; nous en cherchons la copie par les oreilles. Ces formes
des choses, Platon les appelle idées.... Il dit qu'elles ne naissent point,
qu'elles sont de tout temps, et qu'elles sont contenues dans la raison et
l'intelligence. Toutes les autres choses, selon lui, naissent, périssent,
s'écoulent, disparaissent, et ne restent pas longtemps dans un seul et même
état. Par conséquent, tout objet dont on veut disputer avec méthode doit
toujours être ramené à la forme suprême, au type du genre dont il fait
partie.»
Style de Platon.
Entre tant de
formules dont on s'est servi pour faire comprendre ce qu'est le style de Platon,
la moins imparfaite est celle de Quintilien, qui laisse pourtant en dehors
quelques-uns des plus magnifiques côtés de ce prodigieux écrivain :
« De tous les philosophes, dit-il, dont M. Tullius avoue avoir tiré le plus de
parti pour l'éloquence, peut-on douter que Platon ne soit le premier, soit par
la finesse de la discussion, soit par une faculté d'élocution divine et
homérique? car il s'élève beaucoup au-dessus du style de la prose.... Aussi
me semble-t-il inspiré non pas d'un esprit humain, mais d'un esprit comme celui
qui parlait à Delphes par la voix des oracles. » Notez qu'il n'y a rien, dans
les paroles de Quintilien, qui fasse soupçonner cette puissance dramatique que
nous avons admirée, ni surtout cette veine comique, cette infinie variété de
tons, toutes les qualités enfin par lesquelles Platon ne brillait pas moins
peut-être que par la majesté épique et oratoire, ou par l'habileté à
triompher dans la dispute. Je n'essayerai pas à mon tour une appréciation qui,
pour être plus complète que les autres, risquerait toujours d'être fort
défectueuse, à moins d'être développée à l'infini et de sortir des bornes
étroites de cet ouvrage. A ceux pour qui, Platon est l'inconnu, je ne dirai
qu'un mot, mais expressif je crois, et qui leur donnera une idée à peu près
suffisante de cet incomparable génie. Qu'ils imaginent un homme qui serait tout
à la fois Pascal, Bossuet et Fénelon. Cet homme, ce n'est pas encore Platon
écrivain ; mais Platon philosophe dépasserait ce colosse, et de cent coudées.
ARISTOTE ET THÉOPHRASTE.
Comparaison d'Aristote et de Platon. - Vie d'Aristote. .- Poésies d'Aristote. - Dialogues d'Aristote. - Traités populaires. - Caractère des grands ouvrages d'Aristote. - Vie de Théophraste. - Les Caractères.
Comparaison d'Aristote et de Platon.
Aristote nous
apparaît avant tout, et presque uniquement, comme le contradicteur de Platon;
non-seulement comme le contradicteur de ses doctrines, mais comme un écrivain
qui avait pris à tâche de différer absolument, et par le ton et par le style,
de l'auteur du Phédon et du Banquet. Ge n'est là pourtant qu'une image
incomplète et trompeuse. Aristote fut, dans la réalité, je ne dis pas plus
digne de son divin Maître, mais beaucoup plus semblable à Platon qu'on ne le
pré-tend d'ordinaire. Quant aux doctrines, Aristote a beau prendre sans cesse
Platon à partie : ce qu'il a conservé de Platon est bien plus considérable
que ce qu'il en a rejeté; il n'a fait le plus souvent que répéter sous une
autre forme, plus sévère et plus scientifique, ce que Platon avait chanté en
poète ou révélé en hiérophante ; et, là même où il attaque le plus
vivement Platon, ce sont encore des conceptions platoniciennes qu'il
perfectionne ou qu'il détériore, plutôt que des idées vraiment nouvelles
qu'il introduit dans la science. Il est resté bien plus spiritualiste et bien
plus platonicien qu'il ne l'avouait lui-même. Son originalité philosophique
n'a brillé de tout son éclat que dans les sciences que Platon avait
négli gées, ou qu'il n'avait pu connaître. Partout ailleurs, ce n'est
guère qu'une méthode nouvelle substituée à une ancienne méthode; et les
résultats sont en général moins satisfaisants, même pour la raison.« De
toutes les sciences, dit Cuvier, celle qui doit le plus è. Aristote, c'est
l'histoire naturelle des animaux. Non-seulement il en a connu un grand nombre
d'espèces, mais il les a étudiées et décrites d'après un plan vaste et
lumineux, dont peut-être aucun de ses successeurs n'a approché ; rangeant les
faits non point selon les espèces, mais selon les organes et les fonctions,
seul moyen d'établir des résultats comparatifsaussi peut-on dire qu'il est
non-seulement le plus ancien auteur d'anatomie comparée dont nous possédions
les écrits, mais encore que c'est un de ceux qui ont traité avec le plus de
génie cette branche de l'histoire naturelle, et celui qui mérite le mieux
d'être pris pour modèle. Les principales divisions que les naturalistes
suivent encore dans le règne animal sont dues à Aristote; et il en avait
déjà indiqué plusieurs, aux-quelles on est revenu dans ces derniers temps,
après s'en être écarté mal à propos. Si l'on examine le fondement de ces
grands travaux, on verra qu'ils s'appuient tous sur la même méthode, laquelle
dérive elle-même de la théorie sur l'origine des idées générales. Partout
Aristote observe les faits avec attention; il les compare avec finesse, et
cherche à s'élever vers ce qu'ils ont de commun. »
Quant au style d'Aristote, il n'en faut pas juger uniquement d'après les
ouvrages qui nous sont parvenus. Aristote avait eu plusieurs manières. Ce n'est
que dans son âge mûr et dans sa vieillesse qu'il dépouilla complètement
l'artiste, et qu'il écrivit avec ce dédain de l'élégance et de la grâce,
avec cette concision excessive qui ne redoute pas les ténèbres, et qui réduit
presque la diction à une sténographie de la pensée. Il avait composé, en
plusieurs genres, des ouvrages admirables par la richesse et le coloris du
style; et ses dialogues, sans égaler ceux de Platon, étaient comptés parmi
les plus beaux monuments de la littérature grecque. Son imagination était vive
et puissante; il était poète comme l'avait été son maître, et il s'était
exercé avec succès au maniement des rhythmes de la poésie, même de la
poésie lyrique. Les vers qui restent de lui, les débris de ses dialogues, de
ses traités populaires, et le témoignage unanime des auteurs anciens, prouvent
qu'il avait été, durant longtemps, le continuateur des traditions littéraires
de l'Académie.
Vie d'Aristote.
Aristote était né en 384, à Stagire sur le golfe Strymonien. Nicomachus son père, qui était médecin d'Amyntas II, roi de Macédoine, le laissa orphelin fort jeune, sous la tutelle d'un certain Proxène, d'Atarne en Asie Mineure. A dix-sept ans, Aristote vint étudier à Athènes ; trois ans après il commença à suivre les leçons de Platon, et il ne quitta plus l'Académie qu'à la mort du philosophe. En 348, il retourne à Atarne, se lie d'amitié avec le tyran Hermias, et devient son gendre. En 345, Hermias est assassiné, et Aristote se réfugie dans l'île de Lesbos. Philippe, roi de Macédoine, l'appelle à sa cour, et lui confie l'éducation d'Alexandre. Quand Alexandre fut monté sur le trône, Aristote vint se fixer à Athènes, et ouvrit une école de philosophie, dans le gymnase nommé Lycée. Après la mort d'Alexandre, en 323, il fut obligé de quitter Athènes, pour échapper à une accusation d'impiété, et il s'enfuit à Chalcis en Eubée, où il mourut de maladie, vers la fin de l'année suivante, à l'âge de soixante-deux ans.
Poésies d'Aristote.
Cet écrivain,
que nous connaissons si froid, si sec, si rude, si peu facile à entendre, a eu
cette singulière fortune qu'en dépit des ravages du temps, nous possédons
encore, de ses poésies, quelques échantillons assez beaux pour nous forcer à
saluer en lui le premier poète lyrique de son siècle, un vrai fils de Simonide
et de Pindare, un poète qui eût mérité, même à ce seul titre, même en un
siècle plus favorisé des Muses, éloges et renom. Les fragments des chants
épiques et des élégies d'Aristote sont trop informes ou trop insignifiants
pour qu'on puisse juger s'il avait marché d'un pied suffisamment ferme dans les
voies d'Homère et de Tyrtée. Mais le scolie sur Hermias, qu'on nomme aussi
l'Hymne à la Vertu, est une des plus pures et des plus sublimes inspirations du
génie antique : «Vertu, objet des travaux de la race mortelle, le plus noble
but que puisse poursuivre notre vie ! pour ta beauté, ô vierge ! mourir même
est dans la Grèce un sort envié, et endurer sans fléchir d'accablantes
fatigues; si vive est la passion que tu jettes dans le coeur, si pleins
d'immortalité les fruits que tu portes ! fruits plus précieux que l'or, qu'un
père ou une mère, que le sommeil qui nous repose à la fin du jour. C'est pour
toi qu'Hercule fils de Jupiter, que les fils de Léda ont accompli de pénibles
exploits, proclamant par leurs oeuvres ta puissance souveraine. C'est par amour
pour toi qu'Achille et Ajax sont descendus au séjour de Pluton ; c'est pour ta
beauté chérie que le nourrisson d'Atarne [Hermias] a mis en deuil la lumière
du soleil. Aussi est-il glorieux par sec oeuvres ; et les Muses le rendront
immortel, les Muses filles de Mnémosyne, qui célébreront en lui l'ami sûr et
fidèle, l'observateur des lois de Jupiter hospitalier. »
On suppose que cette ode faisait partie du recueil lyrique cité sous le titre
d'Éloges. D'ailleurs, son authenticité est incontestable. On la lit dans le
Banquet des Sophistes, dans Diogène de Laërte et dans Stobée.
Dialogues d'Aristote.
Les dialogues
d'Aristote étaient des ouvrages d'une lecture fort agréable, et égayés de
tous les ornements qu'admettait ce genre multiple et divers. Un passage de
l'Eudème, cité par Plutarque dans la Consolation à Apollonios, en fournit une
preuve frappante : « O toi, le plus grand et le plus fortuné des hommes !
sache que nous estimons heureux ceux qui sont morts, et que nous regardons comme
une impiété de mentir ou de médire sur leur compte, maintenant qu'ils sont
devenus bien plus parfaits. Cette opinion est si ancienne, que personne n'en
connaît ni l'auteur ni la première origine. Elle est établie parmi nous
depuis plusieurs siècles. D'ailleurs, tu sais la maxime qui de tout temps est
dans la bouche de tout le monde. - Quelle est-elle ? - C'est que le plus grand
bien est de ne pas naître, et que la mort est préférable à la vie. Les dieux
ont souvent confirmé cette maxime par leur témoignage, et particulièrement
lorsque Midas, ayant pris un Silène à la chasse, lui demanda ce qu'il y avait
de meilleur et de plus désirable pour l'homme, D'abord le Silène refusa de
répondre, et garda un silence obstiné. Enfin, Midas ayant mis tout en oeuvre
pour le forcer à le rompre, il se fit violence, et il proféra ces paroles : «
Fils éphémères d'un dieu terrible et d'une Fortune jalouse, pourquoi me
forcer de vous dire ce qu'il vous vaudrait mieux ignorer ? La vie est moins
misérable lorsqu'on ignore les maux qui en sont l'apanage. Les hommes ne
peuvent avoir ce qu'il y a de meilleur, et ils ne a sauraient participer à la
nature la plus parfaite. Ce qui vaudrait mieux pour eux, c'est de n'être pas
nés. Le second bien après celui-là, et le premier entre ceux dont les hommes
sont capables, c'est de mourir de bonne heure. »
L'Eudème était, pour ainsi dire, le Phédon, d'Aristote. Aristote y
établissait, par des arguments à lui, la doctrine de son maître sur la nature
de l'âme et sur ses destinées après cette vie. Les autres dialogues étaient,
pour la plupart, des traités moraux. Dans quelques-uns aussi Aristote avait
discuté, et toujours au sens platonicien, les questions relatives à l'art
oratoire. Le Gryllus, par exemple, était une appréciation sévère de
l'enseignement des sophistes, et comme un dernier écho des belles discussions
du Gorgias et du Protagoras.
Traités populaires.
On dit qu'Aristote abandonna dès sa jeunesse la forme du dialogue, parce qu'il désespérait de jamais égaler Platon. Mais il ne fit pas pour cela divorce avec les Grâces ; et l'homme qui, à quarante ans, cultivait encore la poésie, et la poésie lyrique, conserva, assez longtemps après la mort de Platon, le goût du beau style et de l'élégance littéraire. Il est probable que la plupart des traités qu'il écrivit sous la forme didactique, jusqu'à l'époque où il ouvrit l'école du Lycée, étaient non moins remarquables par les agréments de la diction que par la solidité des principes. Sans cela, comment Cicéron aurait-il pu parler de l'éloquence d'Aristote , et se donner lui-même pour un imitateur de sa manière ? L'éloge d'Aristote par Quintilien fait allusion aussi à des traités fort différents de l'Organon, de la Métaphysique, de la Politique même : « Je ne sais si Aristote est plus distingué ou par la profondeur de la science, ou par le nombre de ses écrits, ou par la douceur de son style, ou par la pénétration de son esprit inventif, ou par la variété de ses ouvrages. » La Lettre à Alexandre sur le Monde est le seul des écrits d'Aristote où l'on trouve aujourd'hui quelque chose de cette douceur de style ; et le chapitre sixième de cet opuscule prouve que Cicéron était fondé à vanter l'éclat et l'abondance de la diction d'Aristote, et son éloquence même. Il n'y a pas beaucoup d'écrits antiques, après ceux de Platon, où l'on ait jamais parlé de Dieu, de la cause motrice et conservatrice du monde, en termes plus magnifiques ni avec de plus frappantes images. Quand même ce traité serait apocryphe, comme le veulent quelques-uns sur des raisons légères, on serait toujours en droit d'affirmer qu'Aristote en avait composé d'analogues. Et c'est probablement d'un de ces traités que Cicéron a tiré le morceau si vif et si remarquable qu'il cite quelque part dans son ouvrage de la Nature des Dieux (01).
Caractère des grands ouvrages d'Aristote.
Je dois dire
toutefois que, dès avant l'époque où Philippe l'appela en Macédoine,
Aristote avait déjà entrepris de dompter la passion de ses contemporains pour
les futilités brillantes, et de s'imposer au lecteur par la seule force du
raisonnement, par l'attrait unique de la vérité. C'est dans sa retraite de
Mitylène, vers 344, qu'il avait composé, dit-on, sa Politique. La forme
de ce traité est d'une sévérité déjà toute scolastique ; mais la nature du
sujet force à chaque instant le philosophe, bon gré mal gré, à se dérider
quelque peu, et à égayer, ou, si l'on veut, à éclairer la discussion par des
exemples empruntés à l'histoire, par des esquisses de moeurs ou de
caractères. La Politique s'adressait aux hommes d'État et aux penseurs
de tous les pays et de toutes les écoles. Mais la plupart des autres grands
ouvrages d'Aristote semblent n'avoir été écrits que pour l'usage particulier
des disciples du Lycée. Ce sont les résumés des leçons que le philosophe
leur faisait deux fois par jour, en se promenant à l'ombre des arbres. Ce sont
ces fameux traités acroatiques ou acroamatiques, dont le nom même indique la
destination spéciale, car le mot Žkrñama
signifie leçon, et qui ne furent connus du vulgaire que longtemps après la
mort d'Aristote. Tels sont, par excellence, la Physique, la Métaphysique,
les traités de logique qui forment ce qu'on appelle l'Organon. La
Rhétorique elle-même avait besoin du commentaire du maître. Les seuls
initiés y pouvaient trouver plaisir sans trop de labeur. Il y a, dans ce livre,
beaucoup de choses sèches, subtiles, sans application pratique. Ce sont trop
souvent des curiosités de psychologue ou même de sophiste. Fénelon n'a pas
tort de dire que l'ouvrage d'Aristote sert bien plus à faire remarquer les
règles de l'art à ceux qui sont déjà éloquents, qu'à inspirer l'éloquence
et à former de vraie orateurs. Mais Aristote entendait faire sans doute une
sorte de philosophie de l'éloquence, et non pas un manuel d'invention oratoire
à l'usage des apprentis Périclès.
Je ne dis rien de la Poétique, qui n'est qu'un informe lambeau d'un
ouvrage perdu, ou que l'ébauche d'un ouvrage inachevé. Ce petit livre,
infiniment trop célèbre, est précieux pour les renseignements qu'il fournit
à l'histoire ; mais il est plein de théories hasardées, et il prouve
qu'Aristote s'entendait mieux à composer de beaux vers qu'à définir l'essence
de la poésie, ou qu'à régler les lois des genres littéraires. Il suffit,
pour sentir toute la fausseté et tout le néant de ce prétendu code, de relire
le Phèdre et l'Ion. Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus étrange, dans les
fastes de l'esprit humain, que la fortune de cette Poétique, s'imposant
au monde dans le temps même où la philosophie d'Aristote perdait toute
autorité, et conservant pendant plus de deux siècles son empire, en dépit
presque de toute raison. Il est vrai qu'on ne confrontait guère le texte
d'Aristote, et qu'on s'en rapportait aveuglément aux commentateurs. Mais ce qui
est aussi étrange pour le moins, c'est que les Heinsius, les d'Aubignac et
d'autres, aient pu trouver ce qu'ils ont trouvé dans ce texte ; et je tombe de
mon haut, quand je vois tout ce qu'ils ont rêvé en cherchant à comprendre la
purgation des passions par la terreur et la pitié, et comment tout ce qui est
dans l'épopée est dans la tragédie, et comment l'homme est poète parce qu'il
a l'instinct de l'imitation à un plus haut degré que le singe. Ce n'est pas
leur faute si le génie de Corneille et de Racine n'a pas été étouffé dans
cette prison qu'ils avaient construite, et où n'aurait pu vivre assurément la
libre et fière nature des Eschyle, des Sophocle et des Euripide.
On rencontre pourtant çà et là, dans les traités acroamatiques, à travers
ce prodigieux dédale de distinctions, de définitions et de syllogismes, des
choses un peu plus humaines, et qui rappellent l'Aristote platonicien. Il y en a
jusque dans la Métaphysique. Ainsi, par exemple, les pages admirables
où Aristote décrit les caractères de la vraie philosophie, et en particulier
ce charmant passage (02) : « De même que nous
appelons homme libre celui qui s'appartient et qui n'a pas de maître, de même
cette science, seule entre toutes les sciences, peut porter le nom de libre.
Celle-là seule en effet ne dépend que d'elle-même. Aussi pourrait-on, à
juste titre, regarder comme plus humaine la possession d'une telle science. Car
la nature de l'homme est esclave par tant de points, que Dieu seul, pour parler
comme Simonide, devrait jouir de ce beau privilège. Toutefois il est indigne de
l'homme de ne pas chercher la science à laquelle il peut atteindre. Si les
poètes ont raison, si la divinité est capable de jalousie, c'est à l'occasion
de la philosophie surtout que cette jalousie devrait naître, et tous ceux qui
s'élèvent par la pensée devraient être malheureux. Mais il n'est pas
possible que la divinité soit jalouse ; et les poètes, comme dit le proverbe,
sont souvent menteurs. » Mais ces bonnes fortunes de style sont rares, même
dans la Rhétorique, même dans les ouvrages de morale.
Si j'ose dire bien franchement toute ma pensée, il me sembla que la gloire
d'Aristote n'aurait rien perdu, et que la vérité aurait gagné beaucoup, si
ces textes difficiles, scabreux, trop souvent inintelligibles, ou, ce qui
revient au même, susceptibles souvent de dix interprétations diverses, avaient
pu être praticables à tous les lecteurs, ou du moins à tous les hommes dont
le sens est droit et l'esprit cultivé. Le départ du vrai et du faux se serait
fait bien vite ; Aristote aurait appartenu au monde entier, et non point à une
secte ; et il n'aurait pas eu cette déplorable destinée de déchoir et de
remonter alternativement dans l'estime des hommes, et de subir tour à tour ou
des adorations insensées ou des mépris non mérités. Son génie l'aurait
maintenu à jamais parmi les grands écrivains ; et, en dépit des vicissitudes
de ses systèmes, il aurait eu éternellement des lecteurs sinon des disciples,
des admirateurs sinon des fanatiques.
Vie de Théophraste.
Le philosophe qu'Aristote avait proclamé le plus savant et le plus habile de ses auditeurs, Théophraste , le second chef de l'école du Lycée, se garda bien de suivre les errements littéraires de son maître ; ou plutôt il choisit parmi les exemples d'Aristote, et il se fit une manière à la fois sobre et élégante, analogue à celle des traités qu'on nommait exotériques, c'est-à-dire populaires. Théophraste, qui n'avait guère qu'une douzaine d'années de moins qu'Aristote, était plutôt son ami et son collaborateur que son disciple. Il avait assisté avec lui aux leçons de Platon dans l'Académie. Ce nom de Théophraste, sous lequel nous le connaissons, lui fut décerné par les auditeurs du Lycée, que charmait sa parole : Théophraste signifie parleur divin. Quand il était venu de la ville lesbienne d'Erèse sa patrie, il se nommait Tyrtame. Il avait quarante-neuf ans en 422, à la mort d'Aristote. Il vécut, selon quelques-uns, au delà d'un siècle. Si la préface des Caractères était authentique, c'est à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans qu'il aurait tracé ces fines et spirituelles esquisses. Mais l'opinion la plus probable est celle qui le fait mourir en 286, à quatre-vingt-cinq ans. Il avait composé d'innombrables ouvrages, dont quelques-uns nous sont parvenus. Ce sont, pour la plupart, des traités relatifs à l'histoire naturelle, à la météorologie, à la métaphysique, c'est-à-dire des livres où Théophraste devait à peu près se borner à être clair, simple, précis, comme il l'est en effet, et qu'un homme de génie, Platon ou Buffon, ou même Aristote, eût pu seul élever jusqu'à l'éloquence et jusqu'au sublime : or, Théophraste n'était qu'un homme de beaucoup de savoir et de beaucoup d'esprit. Mais les Caractères nous donnent une idée des agréables qualités auxquelles Théophraste avait dû son beau nom.
Les Caractères.
Les Caractères
ne sont point un livre, quoi qu'en dise la préface apocryphe dont j'ai parlé.
Ce sont des extraits d'un grand ouvrage aujourd'hui perdu, peut-être d'une
Poétique. Ce sont probablement, comme on l'a conjecturé, des modèles que
Théophraste avait dessinés pour l'usage des poètes. Aristote lui-même avait
donné l'exemple de cette méthode pratique, non pas dans sa Poétique, mais
dans sa Rhétorique et dans sa Morale. Qui ne connaît le tableau des quatre
âges de la vie qu'Horace a tiré du deuxième livre de la Rhétorique, et que
Boileau a mis en beaux vers d'après Horace ? Mais ce qui n'était qu'un heureux
accident dans les livres essentiellement techniques d'Aristote, était devenu ce
semble, dans l'oeuvre de Théophraste , une portion fort importante, sinon la
portion capitale. D'ailleurs, Aristote se bornait à quelques traits fort
généraux, et jetés sans beaucoup d'art ni d'apprêt. Théophraste pénètre
plus avant dans l'analyse des vices et des travers : il les décrit avec
détail, et jusque dans les plus fines nuances. Ses portraits, sobrement
colorés par une imagination heureuse et tempérée, ont pourtant une certaine
monotonie, qui tient à la répétition à peu près identique des formules de
définition usitées parmi les péripatéticiens. Les Caractères sentent
un peu l'école. Il est à regretter que Théophraste n'ait pas cherché
davantage cet agrément de la variété, qui doublerait non pas la valeur
réelle mais le charme des portraits. Mais ce défaut était bien plus léger
aux yeux des Grecs qu'aux nôtres :
« Cet ouvrage, dit la Bruyère, a toujours été lu comme un chef-d'oeuvre dans
son genre. Il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer, et
où l'élégance grecque éclate davantage. On l'a appelé un livre d'or. Les
savants, faisant attention à la diversité des moeurs qui y sont traitées, et
à la manière naïve dont tous les caractères y sont exprimés, et la
comparant d'ailleurs avec celle du poète Ménandre, disciple de Théophraste,
ne peuvent s'empêcher de reconnaître, dans ce petit ouvrage, la première
source de tout le comique ; je dis de celui qui est épuré des pointes, des
obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les
sages et les vertueux. »
La Bruyère, comme presque tous le traducteurs, surfait un peu l'original sur
lequel il a travaillé. Sa copie, hélas ! ne donne pas beaucoup l'idée d'un
chef-d'oeuvre, surtout d'un chef-d'œuvre de bon comique. Mais il ne faut pas
juger des Caractères d'après la traduction de la Bruyère. La Bruyère
traduisait sur un texte fautif et très incomplet. Il y a des portions de
caractères, et même deux caractères entiers, qu'on a retrouvés depuis, dans
des manuscrits inconnus des premiers éditeurs. Il faut dire aussi que la
Bruyère n'a pas même traduit l'ancien texte avec beaucoup d'exactitude , et
qu'en reproduisant la pensée d'autrui, il n'a presque rien de cette verve, de
cette spirituelle vivacité, de cette énergie et de cet éclat avec lequel il
exprime ses propres pensées. Je vais donner la traduction à peu près exacte
d'un des caractères dont le texte diffère le plus de celui que la Bruyère
avait sous les yeux. C'est le vingt-sixième, intitulé de l'Oligarchie.
Après avoir défini ce qu'il entend par là, Théophaste parle comme il suit de
l'amateur d'oligarchie, autrement dit de l'antidémocrate :
« Quand le peuple se dispose à adjoindre à l'archonte quelques citoyens, pour
l'aider de leurs soins dans la conduite d'une fête publique, notre homme prend
la parole, et soutient qu'il leur faut donner un plein et entier pouvoir. Et si
d'autres proposent d'en élire dix, il s'écrie qu'il suffit d'un seul. De tous
les vers d'Homère il n'a retenu que celui-ci : Le commandement de plusieurs
n'est pas bon ; qu'il n'y ait qu'un seul chef ; il ignore tous les autres.
Voici, du reste, quels sont ses discours habituels : « Il nous faut délibérer
en conseil particulier sur ces objets ; il faut nous délivrer de cette
multitude assemblée sur la place, et lui fermer le chemin des magistratures. »
Si le peuple l'accueille par des huées ou lui fait quelque affront : « Il faut
qu'eux ou nous quittions la ville. » Il sort de chez lui vers le milieu du
jour, bien drapé dans son manteau, la chevelure et la barbe ni trop ni trop peu
rognées, les ongles artistement taillés ; il fanfaronne par la place, disant :
« Il n'y a plus moyen de vivre dans la ville, à cause des sycophantes ; et
encore : « Quel supplice, dans les tribunaux, d'avoir à subir ces maudits
plaideurs ! » et : « Je m'étonne qu'on soit assez fou pour briguer les
charges publiques. La multitude est ingrate, et elle se donne sans cesse au plus
offrant et au plus prodigue. » Il exprime sa honte de voir assis à côté de
lui, dans l'assemblée , un citoyen maigre et malpropre. « Quand
cesserons-nous, dit-il encore, de nous ruiner en acceptant des fonctions
onéreuses, et en équipant des trirèmes ? » Il déclare l'engeance des
démagogues une peste détestable ; et c'est Thésée, selon lui , qui fut la
cause première de tous les maux d'Athènes. « C'est Thésée, dit-il, qui
rassembla dans la ville le peuple des douze bourgs ; c'est lui qui détruisit le
pouvoir royal. Mais il en a porté la juste peine; il a été la première
victime des haines populaires. » Et ces discours, et d'autres qui les valent,
il les tient aux étrangers tout aussi bien qu'à ceux des citoyens qui
sympathisent avec lui de moeurs et de sentiments. »
ORATEURS DU QUATRIÈME SIÈCLE AVANT J. C.
Isocrate. - La rhétorique d'Aristote et la rhétorique d'Isocrate. - Isocrate orateur. - L'Antidosis. - Isée. - Lycurgue d'Athènes. - Hypéride. - Dinarque. - Démade. - Phocion.
Isocrate.
Je reviens aux
orateurs. Le premier nom que je rencontre est celui d'un homme qui fut moins
orateur peut-être que ne l'avait été Lysias, et dont nul orateur, chez les
Grecs, n'égala, ne balança même la renommée. Isocrate n'est qu'un sophiste,
le plus habile si l'on veut, le plus savant et le plus honnête de tous, mais
toujours et partout un sophiste, même quand i1 accable les Sophistes de ses
injures.
Isocrate naquit en l'an 436 avant notre ère. Ses premiers maîtres furent des
sophistes, Gorgias, Prodicus et d'autres. Socrate, qu'il suivit assez tard, fut
impuissant à effacer de son esprit l'empreinte de funestes doctrines, et ne
parvint à en faire ni un philosophe ni un sage. Il demeura toute sa vie un
homme avide d'argent, de plaisirs et de réputation, et, ce semble;,un politique
sans principes bien arrêtés, pour ne pas dire vil et mercenaire. Il se
destinait aux magistratures ; mais la faiblesse de sa voix et hi timidité
insurmontable de son caractère lui interdirent l'accès de la tribune. Pour se
dédommager de cet inconvénient, et pour réparer les brèches que la guerre du
Péloponnèse avait faites à son patrimoine, il ouvrit une école d'éloquence.
Il se fit rhéteur, comme nous dirions ; mais les Grecs n'avaient qu'un seul mot
pour désigner le rhéteur et l'orateur véritable. On le nommait donc Isocrate
l'orateur. Il eut bientôt de nombreux disciples. Il écrivait des discours sur
toute sorte de sujets, et particulièrement des plaidoyers. Il entretenait une
brillante et lucrative correspondance avec les rois de Chypre et de Macédoine.
Leçons, discours ou lettres, il faisait tout payer à deniers comptants, et
fort cher. Il amassa des richesses immenses, et il n'en fit pas toujours un
très bon usage. Le succès extraordinaire de son enseignement et de ses écrits
lui fit des jaloux, non pas seulement parmi les sophistes et les orateurs, mais
parmi les philosophes mêmes. On prétend qu'Aristote et Xénocrate n'en
pouvaient prendre leur parti, et que ce vieillard bel esprit leur était
particulièrement insupportable. On dit même qu'Aristote parodiait à son
adresse ce vers du Philoctète d'Euripide : « Il est honteux de se taire, et de
laisser parler les barbares. »
La rhétorique d' Aristote et la rhétorique d'Isocrate.
Que si Aristote
n'éleva point école contre école, et s'il n'écrivit sa Rhétorique qu'assez
longtemps après la mort d'Isocrate, il n'est pas moins vrai qu'Aristote s'est
proposé, dans cet ouvrage, de réconcilier l'art oratoire avec la philosophie,
et de l'arracher à ce grossier empirisme où l'avait maintenu Isocrate à
l'exemple des sophistes, ses maîtres. Aristote a fait de la rhétorique une
partie de la sciène de l'homme ; il l'a fondée, non plus sur des artifices et
des tours de main, mais sur des principes élémentaires et universels. Il a
montré que l'art était autres chose que l'artifice. En définissant la
rhétorique une dialectique du vraisemblable, une dialectique populaire et
politique, il en a donné l'idée la plus complète et la plus satisfaisante que
jamais rhéteur ait trouvée. Il a fait la théorie du raisonnement oratoire, et
analysé profondément les idées qui rendent compte de la plupart de nos
déterminations et de nos jugements. Il a décrit ce qu'on appelle les moeurs,
avec une exactitude et une finesse admirables. Il a marqué non moins
heureusement les vrais caractères du style oratoire, et il ne s'est pas borné,
comme tant d'autres, à des phrases vides et creuses, ou à une interminable
énumération des figures de pensées et de mots. La langue de l'orateur, selon
lui, c'est la langue du raisonnement ; et le meilleur style, c'est celui qui
nous apprend le plus de choses, et qui nous les apprend le mieux. Mais la
Rhétorique est venue un peu tard, et quand l'éloquence politique rendait les
derniers soupirs. Les orateurs qu'Aristote avait préparés par ses leçons ont
dû tourner vers d'autres carrières leur ambition et leur activité. Pour
Isocrate, ce qu'il enseignait ne différait nullement de ce qu'il avait
lui-même appris des sophistes. Ses propres ouvrages prouvent qu'il pratiquait
sans scrupule tous les petits artifices en quoi l'art consistait à leurs yeux.
Seulement, un fonds d'honnêteté naturelle, le souvenir des leçons de Socrate,
les exemples littéraires de Platon, enfin ce sens attique qui semble avoir
été sa qualité la plus appréciée, le préservèrent des aberrations où
avaient été entraînés Gorgias et les siens. Aussi les disciples qui
sortaient de son école valaient-ils mieux que les démagogues formés par les
sophistes. On conçoit donc qu'il ne se soit pas reconnu pour ce qu'il était
réellement, et qu'il ait écrit contre les sophistes un discours où il est
loin de les traiter en fils ou en frère.
Isocrate fut un des hommes qui travaillèrent le plus activement pour faire
accepter aux Athéniens l'immixtion des Macédoniens dans les affaires de la
Grèce, et pour préparer la fortune de Philippe et d'Alexandre. Il répétait
sans cesse et partout qu'il fallait un chef à la Grèce. On dit pourtant qu'il
mourut de chagrin le jour où l'on ensevelit les morts de Chéronée. Il est
vrai qu'il ne fallait pas une émotion bien vive pour tuer un vieillard de
quatre-vingt-dix-huit ans.
Isocrate orateur.
Isocrate est un
écrivain oratoire fort habile, beaucoup plus habile que ne l'avait été même
Lysias. Il écrivait avec une lenteur extrême, et il calculait indéfiniment le
poids d'une longue ou d'une brève, la dimension d'un mot, le circuit d'une
période. Il mit quinze ans, dit-on, à composer, à limer et à polir son Panégyrique
d'Athènes, qui n'a pas cinquante pages, et qui n'est pas un chef-d'oeuvre.
Il n'y a rien dans ses écrits qui ressemble à l'éloquence. On y trouve assez
souvent des idées justes, des faits à noter pour l'histoire, des choses belles
et bonnes, mais souvent aussi des assertions fort contestables, des idées
fausses, de la sophistique pure, et en général des phrases, des mots, puis des
phrases et des mots encore, et rien dedans. C'était bien la peine qu'Isocrate
s'acharnât, quinze années durant, à perfectionner le Panégyrique, pour y
laisser ces rodomontades de vieux fat gâté par le succès, ces défis à tous
les critiques de trouver rien à reprendre dans son ouvrage ! Je suis bien
convaincu que tous les termes y sont employés dans le plus pur sens attique ;
que tous les mots y sont à la place la plus convenable ; que toutes les phrases
y sont parfaitement irréprochables et pour le tour et pour l'harmonie ; mais ce
savant architecte en voyelles et en consonnes semble s'être assez peu occupé
de la valeur réelle de quelques-unes de ses pensées. Il dit, en parlant de
l'éloquence, « qu'elle a le don a de rabaisser ce qui est grand aux yeux de
l'opinion, de rehausser ce qui paraît le moins estimable, de prêter à ce qui
est ancien les grâces de la nouveauté, et les traits de l'antiquité à ce
qui est nouveau. » Gorgias l'avait dit avant Isocrate. Isocrate le répète
sérieusement : c'est comme s'il nous avertissait de ne pas ajouter foi à tout
ce qu'il va nous conter, et de prendre partout le contre-pied de ses paroles.
Platon, dans le Phèdre, fait un grand éloge d'Isocrate, et lui
pronostique les plus brillantes destinées oratoires. Mais le Phèdre a été
écrit à une époque où Isocrate était jeune encore, et où il venait donner
une preuve de courage en essayant de défendre, devant les Trente, son ami
Théramène. Platon conserva, sans nul doute, des sentiments d'affection pour un
homme qui s'était exposé aux ressentiments populaires en portant publiquement
le deuil de la mort de Socrate ; mais je ne saurais croire que l'auteur du Gorgias
ait jamais vu un grand orateur dans l'auteur de l'Éloge d'Hélène.
Cicéron, qui avait célébré les mérites de Lysias, ne pouvait manquer de
s'extasier devant l'écrivain qui était une sorte de Lysias perfectionné. Pour
nous modernes, nous pouvons bien, comme l'a fait Thomas, rappeler les honorables
témoignages de Platon, de Cicéron, de Quintilien, de Denys d'Halicarnasse ;
nous pouvons rappeler aussi les deux statues élevées à Isocrate, et la
colonne surmontée d'une sirène, symbole de son éloquence ; mais cette
éloquence elle-même, nous ne la voyons nulle part dans les oeuvres d'Isocrate,
et nul ne nous l'y fera jamais voir. Non, certes, Isocrate n'était pas un homme
médiocre. C'est un homme consommé dans l'art de bien dire, même quand il ne
dit rien ; c'est, si l'on veut, un artiste éminent, si toutefois on peut donner
ce titre à un contempteur de la vérité, à un sophiste, à un homme qui
pensait fort peu, qui sentait moins encore, et qui n'a guère eu d'autre passion
qu'une vanité égoïste et l'amour du lucre et des plaisirs. Il suffit, pour
juger Isocrate, de lire l'interminable préambule du discours où il exhorte
Philippe à pacifier la Grèce, c'est-à-dire à l'asservir, et à tourner
contre l'Asie les armes réunies de tous les peuples helléniques. Ce qui occupe
principalement, presque uniquement, ce prétendu politique et ce prétendu
orateur, c'est la crainte de n'avoir pas mis peut-être dans son style tous les
agréments que Philippe aimerait à y trouver. Il finit même par s'écrier,
avec une feinte modestie : « Si seulement mon discours était écrit avec cette
variété de nombre et de figures dont jadis je connaissais l'usage, et que
j'enseignais à mes disciples en leur montrant les secrets de mon art l Mais, à
mon âge, on ne retrouve plus ces tours. »
Il y a longtemps, bien longtemps, que ce qui précède a été écrit, et qu'on
l'a imprimé pour la première fois. J'ai eu l'occasion depuis de rendre à
Isocrate meilleure justice. C'est en 1863, à l'occasion de l'Antidosis,
publiée par M. Ernest Havet. Je donne ici cette étude nouvelle, qui servira à
la première de correctif et de complément. C'est presque une palinodie :
cependant tout n'est pas faux dans ce qu'on vient de lire.
L'Antidosis.
Isocrate était
riche, et on avait oublié de l'inscrire dans la liste des trois cents citoyens
tenus d'équipes à leurs frais des bâtiments de guerre, et chargés des
services publics les plus onéreux. Un certain Mégaclide, porté au rôle pour
l'armement d'une trirème, dénonça Isocrate comme plus riche que lui ; et
Isocrate fut condamné ou à s'acquitter de la triérarchie, ou à échanger,
aux termes de la loi, sa fortune contre celle de Mégaclide. Il préféra armer
la trirème. Cette action en substitution de personne ou de biens, c'est ce que
les Athéniens nommaient antidosis, mot qui porte sa signification lui-même :
contre don, échange mutuel.
Le Discours sur l'Antidosis n'est point celui qui fut prononcé dans le procès
intenté par Mégaclide, où Isocrate avait pour défenseur son beau-fils
Apharée. C'est une composition toute fictive, et dont l'affaire d'antidosis
n'est que le prétexte et l'occasion. Isocrate aurait pu intituler ce discours,
Apologie ; et le traducteur a eu parfaitement raison de nous prévenir par un
premier titre tout français : le Discours d'Isocrate sur lui-même. Voici
comment Isocrate, dans l'exorde, explique et les motifs qui l'ont déterminé à
écrire, et le but qu'il s'est proposé :
« J'avais cru toute ma vie que ces travaux mêmes auxquels je me livrais, et la
vie paisible que je menais d'ailleurs, me mettraient bien dans l'esprit de ceux
qui ne sont pas du métier ; mais voilà qu'au moment où je touche à la fin de
ma carrière, un échange de biens qu'on m'a proposé au sujet de l'armement
d'un vaisseau, et le procès qui en a été la suite, m'ont fait voir que
ceux-là même ne m'étaient pas tout aussi favorables que je l'espérais. J'ai
vu que les uns avaient sur mes occupations des opinions tout à fait erronées ,
et qu'ils inclinaient à prêter l'oreille aux malveillants ; que d'autres, bien
éclairés sur la nature, de mes travaux, me jalousaient, partageant les mauvais
sentiments des sophistes, et se réjouissaient des opinions mensongères qui
s'étaient répandues sur mon compte. On a bien vu paraître ces dispositions ;
car, sans que mon adversaire ait touché aucun argument qui se rattachât
directement à la cause, et sans qu'il ait fait autre chose que de déclamer
contre l'influence que peut exercer mon art, et d'exagérer mes richesses et le
nombre de mes disciples, on m'a condamné à payer l'armement du vaisseau. J'ai
supporté cette dépense comme il convient à quelqu'un qui n'est pas homme à
se montrer trop étourdi d'un pareil coup, et qui n'a pas non plus l'habitude de
prodiguer sou bien avec une folle insouciance. Mais m'étant aperçu, comme j'ai
dit, qu'un nombre de citoyens beaucoup plus considérable que je ne croyais
avaient pris de moi une opinion injuste, je me demandai comment je m'y prendrais
pour leur montrer, à eux et à la postérité, mon véritable caractère, celui
de ma vie et de mes travaux, plutôt que de me résoudre à me laisser condamner
sans jugement, et à me livrer toujours, comme je venais de le faire, à la
discrétion de la calomnie. J'ai pensé que l'unique moyen d'arriver à ce but
serait d'écrire un discours qui fût comme un tableau fidèle de mes sentiments
et de toute ma vie ; car c'est ainsi que je pouvais espérer de me faire bien
connaître et de laisser de moi un monument plus beau que toutes les statues de
bronze. Mais j'ai compris que, si j'entreprenais mon éloge, d'une part je ne
pourrais y introduire tous les détails dans lesquels je voulais entrer, de
l'autre je ne pourrais traiter cette matière de façon à plaire aux lecteurs,
et même sans les indisposer contre moi. J'ai mieux aimé supposer un procès,
une accusation intentée contre moi, un sycophante qui la soutient, et qui veut
me perdre : l'accusateur débitant les calomnies qui se sont produites dans le
procès d'échange ; et moi, dans une défense fictive, réfutant ces
imputations. J'ai pensé que j'aurais ainsi l'occasion d'entrer dans toutes les
considérations que je veux développer. C'est d'après ces motifs que je me
suis mis à écrire ce discours, non plus dans la vigueur de l'âge, mais à
quatre-vingt-deux ans. On pardonnera donc si mon style y paraît plus faible que
dans mes précédents ouvrages. »
Isocrate suppose donc qu'un sycophante du nom de Lysimaque a intenté contre lui
une action devant le tribunal qui jugeait les causes criminelles. Il se
représente comme en danger de mort ; et l'accusation à laquelle il est censé
répondre est analogue à celle qui avait été jadis fatale à Socrate. Un
pareil artifice littéraire semble, au premier abord, quelque peu étrange. Mais
il faut se reporter aux habitudes du temps. Isocrate n'écrivait pas pour les
simples lecteurs de cabinet. Le Discours sur I'Antidosis, comme ses autres
oeuvres, était destiné à la déclamation publique. L'auteur prend même le
soin d'indiquer aux récitateurs la meilleure façon de le faire valoir : « Je
prie ceux qui se chargeront de lire mon discours, de le débiter comme un
ouvrage qui contient des éléments divers et d'un style approprié aux
différents sujets qui y sont traités. Je les engage à porter toujours leur
attention sur ce qui va être dit, plutôt que sur ce qu'on vient de dire ;
surtout de ne pas vouloir absolument le lire tout d'un trait, mais à le
ménager de façon qu'ils ne fatiguent pas l'attention des auditeurs. C'est en
suivant ces recommandations que vous pourrez bien voir si je n'ai pas trop perdu
de mon talent. »
La forme oratoire était commandée par le mode même de publicité. Une
discussion simple et nue, un mémoire justificatif conformé à nos idées, se
fût assez mal prêté à la solennité d'une représentation quasi dramatique.
D'ailleurs les Grecs aimaient avant tout ce qui leur rappelait les luttes de la
parole ; et il y avait longtemps que les sophistes leur avaient montré pour la
première fois des accusés fictifs plaidant pour leur vie dans des causes
imaginaires. La seule différence qu'il y ait, c'est que, dans l'Antidosis,
l'orateur et l'accusé ne font qu'un ; et ceci est tout à l'avantage d'Isocrate
: si la forme est factice, le fond du moins est sérieux; une émotion réelle
anime la diction, et plus d'une fois le sentiment s'échappe en accents d'une
vraie éloquence. M. Havet signale notamment à notre admiration ce beau passage
où le vieillard annonce qu'il va défendre sa philosophie, c'est-à-dire les
principes de rhétorique qu'il enseignait aux jeunes gens : « J'aimerais mieux
mourir à l'instant même, après avoir parlé d'une manière digne de mon sujet
et vous avoir donné de l'art du discours l'opinion qu'il mérite qu'on en
conserve, que de vivre encore une longue vie pour le voir prisé comme on le
prise aujourd'hui parmi vous. »
C'est bien le coeur d'Isocrate qui parle ici. Un tel langage, c'est l'âme même
de cet homme qui était, depuis un demi-siècle et plus, la personnification des
études libérales et du talent de bien dire. Les auditeurs devaient applaudir ;
mieux encore, s'attendrir sur lui, avec lui. M. Havet le pense, et M. Havet a
raison de le penser.
Le plus grave inconvénient de la forme adoptée par Isocrate, c'est de
provoquer de temps en temps le souvenir des discours consacrés par Xénophon et
Platon à la défense de leur maître. Ces comparaisons ne sont pas toujours à
l'avantage d'Isocrate. Il embellit quelquefois les thèmes de ses devanciers, et
les rend siens par un tour nouveau ou des traits heureux ; mais d'autres fois il
les gâte ou par excès ou par défaut, tantôt forçant la pensée, tantôt
restant au-dessous de notre attente. Dans quelques passages, il prend le
contre-pied de ce que nous lisons chez les apologistes de Socrate, et s'en
trouve plutôt mal que bien. Socrate avait déclaré devant ses juges qu'il ne
se reconnaissait point responsable de la conduite de ceux qui passaient pour
avoir été ses disciples : eux seuls, selon lui, avaient à encourir ou
l'infamie de leurs vices ou la bonne renommée de leurs vertus. Isocrate
revendique la responsabilité, ce qui est en soi un peu téméraire ; et il
comble la témérité en défiant qu'on lui cite aucun méchant sorti de ses
mains. On pourrait même dire qu'il va jusqu'à la rodomontade : « Si, parmi
ceux qui ont vécu près de moi, il en est qui aient montré des vertus en
servant leur patrie, leurs amis et leur famille, je consens qu'on les loue seuls
et qu'on ne m'en sache aucun gré ; si au contraire il y a eu parmi eux de
mauvais citoyens, de ces délateurs, de ces accusateurs qui convoitent le bien
d'autrui, je veux en être seul responsable. Voilà, on en conviendra, une
proposition bien modeste et bien légitime. Je renonce à rien prétendre sur
les gens de bien ; et, si on me montre ces méchants qu'on m'impute d'avoir
formés, je consens à payer pour eux. »
De pareils arguments n'eussent pas beaucoup embarrassé un accusateur réel. Ils
étaient peut-être de mise dans une apologie fictive. Ils disent vivement et la
confiance d'Isocrate en lui-même et la noblesse de son caractère. C'est une
beauté en son genre, mais dans un genre faux selon moi, et qui sent par trop sa
sophistique. On ne se pose jamais de la sorte, quand on a en face de soi un
contradicteur.
Mais ce n'est point à titre de plaidoyer, d'oeuvre oratoire plus ou moins
parfaite, que le discours sur l'Antidosis est intéressant pour nous ; c'est
plutôt comme pièce historique, comme tableau complet d'une grande existence.
Car Isocrate n'était pas seulement le plus illustre des mitres de la jeunesse ;
c'était un homme d'État, un publiciste pour mieux dire, un personnage
considérable, et dont la parole écrite avait l'importance et l'effet de celle
même qui tombait enflammée du haut de la tribune du Pnyx. On connaît
Isocrate, quand on a lu le discours sur l'Antidosis. On le connaît d'autant
mieux qu'il y cite textuellement des morceaux de ses principaux ouvrages, et
d'assez longs, et de ceux qui le satisfaisaient le plus lui-même. M. Havet n'a
rien hasardé en disant qu'Isocrate est là tout entier. Il y a encore autre
chose dans ce discours. Il y a l'impression d'un contemporain sur l'état des
esprits à Athènes au milieu du quatrième siècle ; il y a des détails
curieux sur une foule de choses jusqu'à présent peu connues, de véritables
bonnes fortunes pour l'érudition ; il y a des témoignages d'une haute valeur
sur les hommes du temps ; et Timothée, dont Isocrate fait un si beau portrait,
ne sera pas peu redevable à la mise en lumière du discours sur l'Antidosis.
On n'avait autrefois que l'exorde et la péroraison de ce plaidoyer : c'est tout
ce qu'Auger a pu traduire. Un Grec de Corfou, André Moustoxydis, retrouva en
Italie, il y a une cinquantaine d'années, le corps entier du discours, qui est
un des plus longs qu'il y ait, même en ne tenant pas compte des citations
textuelles du Panégyrique et des autres ouvrages que nous possédons. Personne
n'avait jamais traduit en notre langue les pages publiées par Moustoxydis.
C'est donc à juste titre que M. Navet revendique pour le traducteur du
plaidoyer complet le droit d'écrire, en tête de son travail, traduit en
français pour la première fois. C'est même à cette circonstance que nous
devons d'avoir le discours sur l'Antidosis non pas dans un volume quelconque,
mais dans une de ces merveilles de typographie comme en produit l'Imprimerie
impériale : beau papier, justification élégante, types admirables,
irréprochable correction. Il fallait une traduction princeps pour mériter ces
honneurs.
Auguste Cartelier, à qui nous la devons, était un professeur de l'Université,
mort il y a quelques années dans la force de l'âge. M. Ernest Havet reproduit,
en tête du volume, la touchante notice qu'il avait autrefois consacrée au
souvenir de son ami. Ceux qui ont connu personnellement Auguste Cartelier le
retrouvent là tout entier, tout vivant. Ce ne sont pas eux qui taxeront
d'illusions les témoignages du biographe sur cette nature si belle et si
noblement douée. Ce ne sont pas non plus les lecteurs du discours sur
l'Antidosis qui songeront à mettre en doute le talent d'Auguste Cartelier. Son
travail est excellent. Cette copie de l'antique est égale ou supérieure à ce
qu'on vante le plus en fait de traductions. On n'a jamais été ni plus fidèle,
ni plus précis, ni plus élégant, ni plus grec en meilleur français.
Le travail de l'éditeur est considérable , plus considérable que celui du
traducteur même. Une longue introduction, ou plutôt un véritable ouvrage, sur
le caractère et le génie d'Isocrate, et sur l'importance du discours traduit
par Auguste Cartelier ; un commentaire philologique où toutes les difficultés
du texte sont signalées, discutées et éclaircies : c'est la moitié au moins
du volume, et cette moitié est de la main de M. Havet. On reconnaît dans les
notes cet esprit sain, net et libre, cette science et cette conscience que M.
Havet porte partout avec lui, et dont ses études sur le texte des Pensées de
Pascal sont un si admirable monument. C'est bien là cette philologie qui voit
autre chose dans les mots que des syllabes et des sons, et qu'il nous peint
éloquemment lui-même comme l'exercice des plus nobles facultés
intellectuelles : « La vraie érudition sait, de la lettre morte, tirer la vie,
et des débris du passé faire des instruments au service de l'avenir. » Ceci
n'est pas une vaine formule, une simple phrase à effet ; c'est la pratique
même du philologue ; et ce que M. Havet préconise, c'est l'art où personne
n'a plus que lui excellé.
L'Introduction est un autre chef-d'œuvre en son genre. Ce n'est que depuis que
j'ai lu ces belles pages que je sais ce que c'est qu'Isocrate. M. Havet est entré
au plus profond de l'homme, du politique, de l'artiste, et a ranimé cette
imposante figure. Nous ne demanderons plus désormais à Isocrate où est son
éloquence. M. Havet nous a fait voir qu'à côté de l'éloquence de
Démosthène, il y en avait une autre, et quelle était cette autre : de hautes
pensées, des sentiments vrais, exprimés sous les formes les plus parfaites, et
dans une prose dont la cadence enchante l'oreille et l'âme. Oublions la
diatribe de Fénelon et les exagérations de Longin. Reconnais-sons que pas un
écrivain n'a mérité mieux qu'Isocrate d'être compté au nombre des
classiques. Rectifions et complétons nos jugements. N'insistons plus si
rudement sur des défauts peut-être imaginaires, en tout cas moins graves qu'on
ne le crie ; et faisons amende honorable à toutes ces qualités merveilleuses
et charmantes que nos préventions nous empêchaient d'apercevoir. Pour ma part,
je rends les armes, et sans aucune arrière-pensée. Comment nier. encore le
génie d'Isocrate, n'eût-on lu de l'étude littéraire de M. Havet que ce que
je vais transcrire ? Il ne s'agit pourtant que de style et de diction : « La
phrase d'Isocrate se recommande plus encore par la période que par l'image ;
elle est ce qui tient le plus de place dans son art, et ce qui faisait la
principale nouveauté de son talent. La période est née de ce que j'appellerai
le développement, car je ne veux pas me servir du mot d'amplification, qui a
été déshonoré. Le développement est aussi fécond que l'amplification est
stérile. Il ne multiplie pas seulement les mots, il ouvre une idée et lui fait
produire tout ce qu'elle contient en elle et qui ne paraissait pas d'abord.
Seulement cette abondance même n'apporterait que confusion, si elle n'était
pas ordonnée : il faut que les détails se distribuent en groupes distincts,
dont chacun ait comme un centre vers lequel l'esprit soit ramené par la marche
même de la phrase. Voilà ce que fait la période. Le mouvement général de la
pensée dans le discours tout entier se compose de la suite des mouvements moins
étendus qu'elle accomplit successivement dans l'en-ceinte de chaque période,
comme la terre achève une révolution sur elle-même à chaque pas qu'elle fait
dans l'orbite qu'elle décrit autour du soleil. Le nombre est inséparable de la
période. Naturellement tout mouvement large se cadence ; la parole solennelle
devient d'elle-même un chant. Et, comme Isocrate a passé tous les orateurs
dans l'éloquence d'apparat, il est aussi le premier par le nombre, et c'est
toujours à lui qu'on en rapporte l'honneur. Sa phrase rassemble dans la plus
heureuse harmonie la magnificence du mètre poétique et le mouvement libre et
naturel du discours. On pourrait lui appliquer les expressions célèbres de
Montaigne sur la sentence pressée au pied nombreux de la poésie. Telle
période d'Isocrate se faisait applaudir comme de beaux vers, et se gravait de
même dans les mémoires ; mais ni les beaux vers ni même les belles périodes
ne peuvent véritablement se traduire, et je ne puis qu'indiquer, en exemple de
ces développements où le discours est comme une belle rivière qui coule à
pleins bords, le passage du Discours panégyrique qui embrasse la seconde guerre
Médique ; morceau triomphant, qui éclipsa absolument, quand il parut, le
Discours funèbre, jusque-là fameux, de Lysias. Ce sont là des phrases dont
les Athéniens s'enivraient, non pas seulement, comme disait Socrate, parce
qu'ils y étaient loués, mais parce qu'elles sont magnifiques. L'auteur,
enivré lui-même, trouvait qu'en comparaison de sa manière, celle des orateurs
ordinaires était bien petite ; et Denys n'a pas assez d'expressions pour
célébrer la grandeur, la dignité, la majesté de ce style, et cette
élévation merveilleuse du ton qui est celle d'une langue de demi-dieux plutôt
que d'hommes. »
Ne blasphémons donc plus Isocrate. C'est Paul Louis Courier qui avait raison,
quand il s'écriait : « Quel écrivain ! quel écrivain ! » Ajoutez que tous
ceux des contemporains d'Isocrate qui excellèrent dans son art l'avaient appris
de lui, même ce Théopompe qui se vantait insolemment d'être le premier qui
eût su écrire en prose. Courier, dans une lettre à un Suédois de ses amis,
compare Isocrate au grand Gustave, qui suscita par ses exemples tant d'illustres
capitaines.
Isée.
Isée, qui fut le
rival d'Isocrate comme maître de rhétorique, est beaucoup moins connu
qu'Isocrate. On ne sait ni où il naquit, ni la date de sa naissance , ni celle
de sa mort. Il avait été à l'école de Lysias , et il compta Démosthène
parmi ses disciples. Quelques-uns lui attribuent l'invention des noms par
lesquels on désigne les figures de rhétorique. S'il n'avait eu que cette
gloire, nous ne perdrions pas notre temps à parler de lui. Mais il a excellé
dans le genre judiciaire ; et les onze plaidoyers qui nous restent de lui,
quoique tous relatifs à des affaires de succession, sont intéressants pour
d'autres encore que pour ceux qui s'enquièrent des dispositions du code civil
d'Athènes. On y reconnaît un homme d'un vrai talent, exposant les faits avec
clarté et précision, discutant les preuves avec une logique serrée, vigoureux
à l'attaque , prompt à la réplique , écrivain d'une simplicité nue, mais
pleine de verve et d'entrain ; non pas sans doute un grand orateur, mais un
parfait avocat attique. Juvénal vante quelque part la véhémence d'Isée. Il
est probable que cet Isée de Juvénal n'est point l'orateur athénien, mais le
rhéteur Isée, célèbre à Rome au temps des Antonins. N'importe; il n'y
aurait aucune exagération à appliquer le compliment à l'orateur Isée, et
même au pied de la lettre. Lysias avait été réduit, par sa condition
d'étranger, à n'être guère qu'un rédacteur de discours judiciaires. Isée
fut plus proprement ce que nous nommons un avocat. Comme Lysias, il écrivait
ordinairement pour d'autres ; mais souvent aussi il parlait en personne pour ses
clients. Un de ses plus remarquables plaidoyers est celui qu'il prononça
lui-même à propos de la succession d'un certain Nicostrate, dont les
héritiers étaient trop jeunes pour porter la parole. On trouve dans les autres
plaidoyers des tableaux de moeurs fort piquants ; mais c'est là qu'est le plus
vivement et le plus spirituellement tracé. Nicostrate était mort en pays
étranger, laissant quelque bien, et n'ayant que des parents collatéraux. Voici
comment Isée raconte les obstacles que ses clients ont eu déjà à surmonter
avant le procès que leur intente Chamade : « Qui ne se rasa point la tête à
la mort de Nicostrate ? qui ne prit des habits de deuil, comme si le deuil eût
dû le rendre héritier ? Que de parents et de fils adoptifs revendiquaient la
succession ! On plaida à six différentes reprises, pour les deux talents qui
la composaient. D'abord, un certain Démosthène se disait son neveu ; mais il
se retira, lorsque nous l'eûmes convaincu de mensonge. Parut ensuite un nommé
Télèphe, qui prétendait que le défunt lui avait légué toute sa fortune,
mais qui renonça sur-le-champ à ses prétentions. Il fut suivi d'Amyniade, qui
vint présenter à l'archonte un enfant qu'il disait fils de Nicostrate :
l'enfant n'avait pas trois ans, et il y en avait onze que Nicostrate était
absent d'Athènes ! A entendre un certain Pyrrhus, qui se montra bientôt
après, Nicostrate avait consacré ses biens à Minerve, et les lui avait
légués à lui. Enfin Ctésias et Cranaüs disaient que Nicostrate avait été
condamné envers eux à un talent : n'ayant pu le prouver, ils prétendirent que
Nicostrate était leur affranchi; ce qu'ils ne prouvèrent pas davantage. »
Combien d'avocats auraient besoin d'apprendre d'Isée à se défaire de toutes
les superfétations, de tous les ornements de mauvais goût qui déparent leurs
plaidoyers, et surtout de cette prolixité qui est la peste de l'éloquence
judiciaire !
Lycurgue d'Athènes.
Voici enfin un
véritable orateur, un orateur politique, un homme d'État. Il se nommait
Lycurgue, et il était né en 408, d'une des plus illustres familles d'Athènes.
Il fut disciple d'Isocrate ; mais il ne garda rien d'Isocrate, ni dans son
caractère ni dans son éloquence, grâce aux enseignements plus sérieux qu'il
avait ensuite reçus à l'école de Platon. Il se distingua de bonne heure par
ses talents, et il fut chargé des emplois les plus considérables et les phis
difficiles. Il administra pendant douze années consécutives les finances de la
république. Il fit porter des lois sévères et presque draconiennes pour la
répression de tous les abus. Il purgea l'Attique des brigands qui
l'infestaient. Il poussa avec activité l'exécution des grands travaux
d'utilité publique, équipa des troupes, augmenta la flotte, garnit les
arsenaux. C'est lui qui fit élever des statues de bronze aux trois grands
poètes tragiques, et qui ordonna le dépôt aux archives nationales d'un
exemplaire de leurs oeuvres. Philippe n'eut point d'ennemi plus redoutable, ni
les hommes vendus à Philippe de plus terrible, de plus impitoyable
persécuteur. Souvent accusé, il triompha de toutes les attaques. Sa probité,
son courage et son talent sortirent de toutes les épreuves avec un nouveau
lustre. Il fut un des orateurs dont Alexandre demanda la tête, après la
destruction de Thèbes, et qui furent sauvés par l'intercession du vénal
Démade. On dit qu'il se fit porter, avant sa mort, au temple de la Mère des
dieux et au sénat, pour rendre compte de son administration. Un seul homme osa
élever la voix contre lui : il répondit victorieusement à toutes les
imputations de cet homme, et se fit reporter ensuite dans sa maison, où il ne
tarda pas à expirer. C'était vers l'an 326 ; il avait plus de quatre-vingts
ans.
Presque tous les discours qu'avait laissés Lycurgue étaient des accusations.
C'était là qu'excellait ce magistrat intègre, cet homme qu'on avait surnommé
l'Ibis, autrement dit le destructeur des reptiles. Le discours contre Léocrate
est le seul que nous possédions. Léocrate. était un riche citoyen qui, après
la bataille de Chéronée, s'était enfui d'Athènes. Lycurgue, au nom des lois,
au nom du serment civique, au nom de tous les sentiments les plus sacrés,
demande que Léocrate soit déclaré traître à la patrie, et puni du supplice
des traîtres. Rien de plus fort ni même de plus rude que ce discours ; rien
qui sente moins la sophistique et l'apprêt. Lycurgue se borne, en général, à
rappeler d'illustres exemples, à citer des faits historiques, des textes de
décrets, les vers de quelques poètes inspirés. Mais les vers d'Homère ou de
Tyrtée, les lois antiques, l'histoire entière, l'héroïsme des grands
citoyens, tout retombe sur la tête de Léocrate comme un poids accablant. La
colère et l'indignation éclatent de temps en temps ; et achèvent l'oeuvre de
la dialectique et du droit. Ainsi, après avoir rappelé le serment que
prêtaient les jeunes Athéniens, Lycurgue s'écrie : « Que de générosité,
que de piété dans ce serment ! Pour Léocrate, il a fait tout le contraire de
ce qu'il a juré. Aussi peut-on être, plus qu'il ne l'a été, impie, traître
à son pays ? Peut-on plus lâchement déshonorer ses armes qu'en refusant de
les prendre et de repousser les assaillants ? N'a-t-il pas évidemment
abandonné son compagnon et déserté son poste, celui qui n'a pas voulu même
s'enrôler et se montrer dans les rangs ? Où donc aurait-il pu défendre tout
ce qu'il y a de saint et de sacré, celui qui s'est dérobé à tous les dangers
? Enfin, de quelle plus grande trahison pouvait-il se rendre coupable envers la
patrie, qu'en la délaissant, qu'en permettant, autant qu'il était en lui,
qu'elle tombât au pouvoir des ennemis ! Et vous ne condamneriez pas à mort cet
homme coupable de tous les forfaits ! Qui donc punirez-vous ! Et c'était un
vieillard septuagénaire qui s'exprimait avec cette véhémence. »
On croit que Léocrate fut condamné. Mais une victime bien plus considérable,
que Lycurgue avait fait immoler aux lois après le désastre de Chéronée,
c'était Lysiclès, le général traître ou incapable qui commandait les
Athéniens dans la bataille. Il reste quelques paroles du discours de Lycurgue
contre lui, et bien plus rudes encore et plus véhémentes que tout ce qu'on
trouve même dans l'accusation contre Léocrate : « Tu commandais l'armée, ô
Lysiclès ! et mille citoyens ont pér i; et deux mille ont été faits
prisonniers ; et un trophée s'élève contre la république ; et la Grèce
entière est esclave ! Tous ces malheurs sont arrivés quand tu guidais nos
soldats ; et tu oses vivre, tu oses voir la lumière du soleil, te présenter
sur la place publique ; toi, monument de honte et d'opprobre pour ta patrie ! »
On dit que Lycurgue manquait d'art ; mais ce défaut, si c'en est un, était
bien compensé par des qualités que tout l'art du monde eût été impuissant
à produire ; par de vraies qualités oratoires, par cette éloquence enfin dont
Isocrate et tant d'autres n'ont jamais poursuivi que l'ombre.
Hypéride.
Hypéride, que
les anciens regardaient comme le premier des orateurs après Démosthène et
Eschine, ne nous est connu que par les témoignages de Cicéron, de Quintilien
et de quelques autres auteurs. Il n'existe aucun discours qu'on puisse lui
attribuer avec certitude. Hypéride était, comme Lycurgue, un des plus ardents
adversaires des Macédoniens. Il périt leur victime. Après la bataille de
Cranon, il fut livré à Antipater, qui lui fit arracher la langue avant de le
mettre à mort. On vantait l'ordre et l'économie des discours d'Hypéride, la
force de ses raisonnements, la vivacité et la douceur de son style. Mais
Quintilien remarque que c'est surtout dans la manière de traiter les sujets
tempérés qu'il méritait d'être pris pour modèle.
Depuis que ce qui précède a été écrit, on a retrouvé des discours entiers
d'Hypéride. Nous avons aujourd'hui la fameuse oraison funèbre dont Stobée
nous avait conservé une page admirable. Cet éloge de Léosthène et des
soldats tués dans la guerre Lamiaque justifie pleinement la remarque de
Quintilien. M. Dehèque nous adonné ce discours. J'emprunte à sa traduction
une des belles pages que nous avons désormais à joindre, dans nos souvenirs,
à celle qui est de tout temps classique. chez les amis des belles-lettres : «
Voilà pour quels principes ces guerriers ont souffert fatigues sur fatigues ;
voilà comment, par leurs périls de tous les jours, écartant de nous les
terreurs qui pesaient sur Athènes et sur la Grèce entière, ils ont donné
leur vie pour assurer la nôtre. Aussi leurs pères sont comblés de gloire,
leurs mères signalées à l'estime de tous ; leurs soeurs trouvent ou
trouveront des maris, comme le veut notre loi, et leurs enfants auront dans la
vertu de ces hommes toujours vivants une juste recommandation auprès du peuple.
« J'ai dit toujours vivants, car il ne faut pas appeler morts ceux qui quittent
si glorieusement la vie ; il faut dire qu'ils ont passé à une vie heureuse. En
effet, s'il y a quelque endroit où l'homme soit récompensé, la mort n'a pu
être pour ces guerriers que le commencement de grands biens. Comment donc ne
pas les estimer bienheureux ? Comment croire qu'ils ont quitté la vie, au lieu
de renaître à une existence meilleure que la première ? A leur première
naissance, ils n'étaient que de pauvres enfants : aujourd'hui ce sont des
hommes. Dans leur première vie, il leur a fallu faire preuve d'eux-mêmes au
prix de longs et nombreux périls: ils entrent dans l'autre déjà connus et
célébrés pour leur courage. Quand oublierons-nous jamais leur dévouement, et
où ne seront-ils pas toujours un objet d'émulation et d'éloges ? »
Dinarque
Dinarque de Corinthe, né vers l'an 360, s'établit à Athènes à l'époque où Alexandre passa en Asie, et y devint un des chefs du parti macédonien. Il se fit un renom comme orateur, et il fut un des ennemis les plus acharnés de Démosthène. Plus tard, il eut l'honneur d'être compté au nombre des amis de Phocion, et de périr comme lui victime de Polysperchon, l'indigne tuteur des enfants d'Alexandre. Il nous reste de Dinarque trois discours d'accusation, dont le plus remarquable est celui qu'il prononça devant le peuple athénien contre Démosthène, et dont nous dirons un mot plus tard. Dinarque est véhément et passionné, et son style n'est pas sans couleur et sans force. Aussi les Alexandrins l'ont-ils placé dans la liste des orateurs classiques, avec tous ceux dont j'ai déjà parlé dans ce chapitre.
Alcidamas. - Mégésippus.
Il y a quelques autres noms qui méritent d'être mentionnés ici, encore que nous ne cherchions nullement à dresser le catalogue de tous les hommes qui ont porté, au quatrième siècle, le titre d'orateurs. Tel est Alcidamas d'Élée en Éolide, disciple de Gorgias, et orateur ou plutôt sophiste à la façon d'Isocrate. Nous avons de lui deux harangues d'école, écrites sans trop de prétention. Tel est Hégésippus, qui travailla avec talent à la même oeuvre que Lycurgue et Hypéride. Quelques-uns lui attribuent la harangue sur l'Halonèse, morceau assez médiocre et entaché de mauvais goût. Mais Plutarque, dans les Apophtegmes, cite un mot de lui qui vaut mieux que cette harangue, et qui prouve qu'Hégésippus était un homme de coeur, et capable d'atteindre à la vraie éloquence. Un jour, qu'il parlait avec force contre Philippe, un Athénien l'interrompit en s'écriant : « Mais c'est la guerre que tu proposes ! - Oui, par Jupiter ! dit Hégésippus; et je veux, de plus, des deuils, des enterrements publics, des éloges funèbres, en un mot tout ce qui doit nous rendre libres et repousser de nos têtes le joug macédonien. »
Démade. - Phocion.
Les huit orateurs
dont Alexandre avait demandé la tête, avec celles de Lycurgue et de
Démosthène, ne sont connus que par leur nom. Mais Démade, cet autre orateurs
qui se chargea, moyennant cinq talents, d'aller apaiser la fureur d'Alexandre,
et qui y réussit en effet, avait laissé la réputation d'un homme puissant par
la parole, sinon d'un honnête homme. Il n'écrivait pas ses discours. Phocion
n'écrivait pas non plus les siens, qui n'étaient pas si brillants que ceux de
Démade, mais qui produisaient bien plus d'effet encore. On mettait ces deux
orateurs en parallèle avec Démosthène.
On convenait généralement, dit Plutarque dans la Vie de Démosthène, que
Démade, en s'abandonnant à son naturel, avait une force irrésistible, et que
ses discours improvisés surpassaient infiniment les harangues de Démosthène,
méditées et écrites avec tant de soin. Ariston de Chies rapporte un jugement
de Théophraste sur ces deux orateurs. On lui de-mandait ce qu'il pensait de
Démosthène : « Il est digne de sa ville, répondit Théophraste. - Et Démade
? - Il est au-dessus de sa ville. » Le même philosophe conte encore que
Polyeucte de Sphette, un des hommes qui administraient alors les affaires
d'Athènes, reconnaissait Démosthène pour un très grand orateur, mais que
Phocion lui paraissait bien plus éloquent, parce qu'il enfermait beaucoup de
sens en peu de mots. On prétend que Démosthène lui-même, toutes les fois
qu'il voyait Phocion se lever pour parler contre lui, disait à ses amis : «
Voilà la hache de mes discours qui se lève. » Mais il est douteux si c'était
à l'éloquence de Phocion ou à sa réputation de sagesse que faisait allusion
Démosthène, et s'il ne croyait pas qu'une seule parole, un seul signe, d'un
homme qui par sa vertu a mérité la confiance publique, a plus d'effet qu'une
accumulation de longues périodes.
ESCHINE. DÉMOSTHÈNE.
Vie d'Eschine. - Procès de la Couronne. - Éloquence d'Eschine. - Vie de Démosthène. - Discours de Démosthène. - Mort de Démosthène ; honneurs rendus à sa mémoire. - Éloquence de Démosthène. - Discours pour Ctésiphon. - Style de Démosthène. - Ironie de Démosthène. - Sublime de Démosthène. - Éloquence politique après Démosthène et Eschine.
Vie d'Eschine.
Eschine, le plus
fameux de tous les rivaux de Démosthène, était né à Cothoce en Attique,
l'an 393, d'un pauvre maître d'école et d'une joueuse de tympanon. Il fut
d'abord athlète, puis comédien ambulant, puis greffier ou secrétaire d'un
magistrat. Enfin, à quarante ans environ, il se hasarda dans la carrière
politique, et il devint en peu de temps un des principaux personnages
d'Athènes. C'était un homme d'une belle prestance, et doué d'une voix sonore
et harmonieuse. Il avait l'esprit très cultivé, très fin et même très
délié ; et sa pauvreté ne l'avait pas empêché, durant sa jeunesse, d'aller
entendre les leçons de Platon et d'Isocrate. Eschine fut un philippiste
modéré, et, quoi qu'en ait dit Démosthène, un des chefs les plus honnêtes
du parti macédonien. Je ne veux pas dire qu'Eschine ait toujours été un
modèle de vertu, et qu'il n'ait jamais accepté aucun présent de Philippe ;
mais tout semble prouver que, s'il fut un homme passionné, violent, injuste
même, il ne mérite pourtant pas les titres de mauvais citoyen, de traître,
d'âme vénale, que lui a tant prodigués son ennemi.
Les premiers coups furent portés par Démosthène, au retour de cette ambassade
en Macédoine dont ils étaient l'un et l'autre, mais d'où ils revenaient avec
des sentiments bien opposés : Démosthène, ouvertement déclaré pour la
guerre contre Philippe ; Eschine, au contraire, tout disposé à traiter
pacifiquement avec le Macédonien. Timarque, un des amis de Démosthène, se
préparait à accuser en forme Eschine devant le peuple. Mais Eschine prévint
Timarque, et le fit condamner lui-même, en vertu de la loi de Solon qui
dégradait des privilèges civiques les prodigues et les hommes de mœurs infâmes.
Nous possédons le plaidoyer contre Timarque, un des plus virulents discours, un
des plus cruels et des plus habiles qu'on ait jamais prononcés, mais dont il
n'est guère possible de rien transcrire, bien qu'il nous soit parvenir adouci
par Eschine lui-même dans quelques passages, qui étaient d'abord plus violents
et plus outrageux, s'il est possible, que nous ne les lisons aujourd'hui.
Peu de temps après, en 442, Démosthène accusa publiquement Eschine, non pas
précisément de trahison, mais de prévarications politiques, et conclut contre
lui à la peine de mort. C'est ce qu'on nomme le procès de l'Ambassade. Eschine
prouva facilement qu'il n'avait pas manqué à ses instructions dans sa mission
auprès de Philippe, et que les arguments de son adversaire se réduisaient,
malgré les apparences, à des présomptions, à des soupçons, à des
calomnies. Son discours, que nous possédons, est une réponse péremptoire à
celui de Démosthène, que nous possédons aussi ; mais c'est une oeuvre moins
passionnée et moins vivante. Avec plus d'ordre et de précision dans le récit
des faits, avec plus de finesse et plus d'esprit, et malgré la vérité qu'il
avait pour soi, ou plutôt à cause de cette vérité même, Eschine est resté
un peu froid, surtout quand on le lit après Démosthène. Il gagna sa cause ;
mais l'impression produite par les éloquentes invectives de Démosthène semble
avoir affaibli considérablement dès lors l'autorité morale d'Eschine.
Procès de la Couronne.
Le procès de la
Couronne, qui ne se termina qu'en 330, et où Eschine fut vaincu, marque
l'apogée et la fin de sa carrière oratoire. Voici de quoi il s'agissait. Un
citoyen nommé Ctésiphon avait proposé de décerner à Démosthène une
couronne d'or, pour le récompenser de ses services, et de la lui mettre sur la
tête dans le théâtre, en présence de tout le peuple assemblé. Eschine
déposa, contre Ctésiphon, un acte d'accusation, plusieurs années avant la
mort de Philippe ; mais il ne prononça son fameux discours que huit ou neuf ans
plus tard, quand le procès, suspendu par les événements qui avaient suivi la
déroute de Chéronée, fut repris et définitivement jugé. Eschine démontre
fort bien, dans ce discours, que la proposition de Ctésiphon est illégale ;
que la loi défend de couronner un citoyen qui n'a pas rendu ses comptes, et
qu'en tous cas le couronnement ne saurait avoir lieu au théâtre. Toute la
première partie de cette accusation est un excellent plaidoyer, irréfutable au
point de vue juridique. La seconde partie, où Eschine entreprend de démontrer
que Démosthène n'a rendu aucun service à l'État, et qu'il est l'auteur de
tous les maux d'Athènes, est très vive, souvent pathétique, toujours
brillante ; mais les arguments sont trop souvent faibles ou vicieux, et
n'emportent pas suffisamment la conviction. On sent l'ennemi injuste, le
déclamateur, le sophiste même. On ne s'étonne pas qu'après des prodiges
d'esprit, et même d'éloquence, Eschine ait échoué dans son entreprise, tout
en ayant pour sa cause le texte des lois. L'admirable péroraison du discours
est gâtée elle-même, vers la fin, par un trait de mauvais goût. Je citerai
ce morceau, un de ceux où l'on aperçoit le mieux tout à la fois et les
éminentes qualités d'Eschine et ses défauts:
« Que penserez-vous de ses forfanteries, quand il dira : Ambassadeur, j'ai
arraché les Byzantins des mains de Philippe ; orateur, j'ai soulevé contre lui
les Acarnaniens, j'ai frappé les Thébains d'effroi ? car il s'imagine que vous
êtes devenus assez simples d'esprit pour l'en croire ; comme si c'était la
Persuasion que vous nourrissiez dans la ville, et non pas un sycophante ! Mais
quand, à la fin de son discours, il appellera pour sa défense les complices de
sa corruption, voyez, sur cette tribune où je parle, les bienfaiteurs de la
république rangés en face d'eux pour repousser leur audace. Solon, qui a
décoré la démocratie des plus belles institutions, Solon le philosophe, le
grand législateur, vous prie, avec sa douceur naturelle, de ne point sacrifier
aux phrases d'un Démosthène vos serments et les lois. Aristide, qui régla les contributions
de la Grèce, et dont le peuple dota les filles devenues orphelines, s'indigne
de l'avilissement de la justice : « Rougissez, s'écrie-t-il, en songeant à la
conduite de vos pères ! Arthmius de Zélie avait apporté en Grèce l'or des
Mèdes, et il avait fixé son séjour dans notre ville : proxène du peuple
athénien, il n'échappa à la mort que pour être banni d'Athènes et de tous
nos territoires; et ce Démosthène, qui n'a pas simplement apporté l'or des
Mèdes, mais qui l'a reçu pour ses trahisons, et qui le possède encore, vous
vous disposez à lui mettre une couronne a d'or sur la tête ! Thémistocle
enfin, et les morts de Marathon, et ceux de Platées, et les tombeaux mêmes de
nos aïeux, ne gémiront-ils point, croyez-vous, si l'homme qui sert, de son
propre aveu, les barbares contre les Grecs, est jamais couronné ? Pour moi, ô
Terre, ô Soleil ! ô Vertu ! et vous, intelligence, science, par quoi nous
discernons le bien et le mal ! j'ai accompli mon devoir ; j'ai dit. Si j'ai
accusé le crime avec force, et comme il le mérite, j'ai parlé suivant mon
désir ; suivant mon pouvoir du moins, si j'ai été au-dessous de la tâche.
Quant à vous, sur les preuves que j'ai fournies, sur celles que j'ai pu
omettre, prononcez d'après la justice et d'après les intérêts de la
république. »
Ctésiphon ne fut point condamné. Eschine n'eut pour lui que le cinquième des
voix, au lieu de la moitié plus un cinquième, qu'il lui eût fallu d'après la
loi relative aux accusations politiques. Passible d'une amende de mille
drachmes, et honteux de sa défaite, il quitta Athènes le jour même, et il se
retira à Éphèse. Il y attendait le retour d'Alexandre, engagé alors dans des
expéditions lointaines. Mais Alexandre ne revint pas ; et Eschine, après la
mort de son protecteur, alla se fixer à Rhodes, où il ouvrit une école de
rhétorique, qui fut célèbre longtemps encore après lui. Il mourut en 314, à
Samos, où il était venu pour quelque affaire. Il était âgé de
soixante-dix-neuf ans.
Éloquence d'Eschine.
Eschine n'avait écrit que les trois discours que nous possédons. Les anciens les nommaient les trois Grâces. Ce sont des Grâces quelquefois un peu molles et un peu affectées, mais dignes pourtant de leur nom. Quintilien reproche avec raison à Eschine d'avoir plus de chair que de muscles. Eschine est un artiste et un homme d'imagination, bien plus qu'un logicien puissant. Il dispose très habilement le plan général d'un discours ; mais il ne sait ni en serrer étroitement les parties, ni condenser les arguments, ni produire cette unité d'impression qui est le triomphe de l'éloquence. Mais il est brûlant de passion, plein de mouvement et d'éclat. Il abonde en expressions heureuses, en figures non moins justes que hardies. Il dépasse quelquefois le but, mais assez rarement, si l'on juge ce qu'il dit non pas d'après les règles de la vérité absolue, mais d'après ce que lui-même estimait la vérité. Peut-être pèse-t-il un peu trop les mots, comme tous ceux qui avaient fréquenté l'école d'Isocrate ; mais ce n'est pas lui qu'on peut jamais accuser de parler pour ne rien dire : il dit trop, plus souvent que trop peu, et i! nuit involontairement à sa cause. Ce n'est pas, tant s'en faut, l'orateur parfait ; mais c'est un des plus parfaits qu'il y ait eu au monde.
Vie de Démosthène.
Démosthène,
qui était déjà célèbre à l'époque des débuts d'Eschine, était de huit
ans plus jeune que son rival. Il était né en 385, à Péanie en Attique. Il
perdit, à l'âge de sept ans, son père, qui était un riche armurier. Ses
tuteurs dilapidèrent sa fortune, et négligèrent son éducation. Il alla,
malgré eux, entendre Platon et Euclide de Mégare ; et l'Académie n'eut pas de
plus zélé disciple. Il résolut de poursuivre devant les tribunaux les
misérables qui avaient abusé de son état d'orphelin. Il prit, pour se guider
dans ses études oratoires, cet Isée dont nous avons parlé. Parvenu à l'âge
de majorité, i! plaida contre ses tuteurs : il les fit condamner à des
restitutions considérables. Il est probable qu'Isée l'avait aidé dans la
composition des cinq plaidoyers qu'il prononça dans le procès, et que nous
possédons.
Démosthène essaya bientôt de monter à la tribune aux harangues ; mais il fut
deux fois repoussé par des huées. Son style parut pénible et obscur, son
débit sans facilité et sans grâce. Ces échecs, au lieu de le rebuter, ne
firent qu'enflammer sa passion pour la gloire. Il s'enferma, durant plusieurs
années, dans une solitude profonde, travaillant avec une opiniâtreté
acharnée à vaincre ses défauts naturels, pâlissant sur les livres, copiant
et recopiant Thucydide, méditant, composant, surtout déclamant. Enfin il
reparut à la lumière, maître de lui-même et de toutes les ressources de l’art.
Il avait alors vingt-cinq ans. Il parvint en peu de temps à la puissance et à
la renommée. Il se servit aussi de son talent pour accroître sa fortune. Il
écrivait des plaidoyers comme avaient fait Antiphon, Isée et tant d'autres ;
et son caractère âpre et violent s'accommodait mieux du rôle d'accusateur ou
de demandeur, que de celui de défendeur ou d'apologiste. Les nombreux discours
judiciaires qui nous restent de lui ne sont qu'une petite partie de ceux qu'il
avait écrits ou prononcés.
Discours de Démosthène.
Les
plaidoyers de Démosthène suffiraient à eux seuls pour maintenir à leur
auteur une réputation immortelle. On y trouve déjà la plupart des qualités
qu'il développa avec tant d'éclat dans ses discours politiques, surtout la
raison passionnée, la dialectique entraînante. Mais ses harangues au peuple et
ses plaidoyers politiques l'emportent autant sur ses plaidoyers judiciaires que
ceux-ci l'emportent sur les plaidoyers d'Isée et de tous les autres orateurs
attiques. La plupart des Philippiques sont des chefs-d'oeuvre. Quant à la
défense de Ctésiphon, ce fameux discours de la Couronne, c'est Démosthène
tout entier, tout vivant, tout brûlant encore du génie et des passions qui
l'animaient il y a plus de vingt siècles.
Pendant quatorze ans, Philippe ne put faire un pas sans se trouver en face de
Démosthène. Ses projets, à peine éclos, étaient dénoncés à la Grèce, du
haut de la tribune du Pnyx ; il voyait surgir de toutes parts des ennemis, aux
accents de cette voix inspirée ; et Démosthène n'hésitait pas à engager,
dans cette lutte sainte, jusqu'à son honneur même. Il recevait l'or du roi de
Perse, pour combattre l'or de Philippe ; et il allait le semant par la Grèce,
sans se soucier si on le soupçonnait d'en garder sa part, et de vendre aussi
ses paroles. Plutarque dit, avec une évidente exagération, qu'à Chéronée,
Démosthène soldat ne fut pas digne de Démosthène orateur, et que celui qui
avait tant contribué à amener cette désastreuse bataille, abandonna son poste
et jeta ses armes. Mais les Athéniens ne lui en firent pas un crime, soit qu'il
y eût à sa conduite des circonstances atténuantes, soit qu'ils n'exigeassent
point d'un homme de tribune ce qu'ils étaient en droit d'exiger d'un homme du
métier, surtout d'un général, comme était Lysiclès.
Philippe mort, Démosthène essaya de soulever la Grèce contre son successeur.
Mais la ruine de Thèbes montra que la Grèce n'avait fait que changer son
premier maître contre un maître plus terrible. L'éloignement d'Alexandre
permit aux Athéniens de se croire libres un moment, et Démosthène reconquit
toute son influence. Il reçut enfin, dans le théâtre, le jour du concours des
tragédies nouvelles, cette couronne d'or que Ctésiphon avait proposé jadis de
lui décerner au nom du peuple, en récompense de son dévouement et de ses
services.
Mais, peu de temps après son triomphe, il éprouva une amère disgrâce.
Harpalus était venu à Athènes cacher le fruit de ses brigandages, et
marchandait la protection des orateurs, afin qu'on lui permît de rester dans la
ville. Démosthène proposa d'abord de renvoyer Harpalus ; puis il s'abstint de
parler, le jour où l'on décida qu'Harpalus quitterait Athènes. Son silence,
qu'il expliquait par une esquinancie qui lui avait ôté la voix, fut
interprété contre lui. On l'enveloppa dans le procès intenté aux fauteurs
d'Harpalus. Il fut condamné par l'Aréopage à une amende de cinquante talents
(03); et la sentence le
constituait prisonnier jusqu'à ce qu'il eût payé cette énorme somme. Le peuple
ratifia le jugement. Stratoclès s'était porté l'accusateur de Démosthène, et
Dinarque avait soutenu l'accusation.
J'ai dit ailleurs que nous avions le discours de Dinarque. C'est
l'oeuvre d'un homme violent, haineux, plein de fiel, mais adroit, spirituel,
éloquent même. Il est probable qu'avant de parler, Dinarque avait relu la
harangue d'Eschine contre Ctésiphon. Il n'est pas toujours indigne de ce modèle.
Voici un passage fort vif, et qui rappelle jusqu'à un certain point la belle
péroraison d'Eschine : "Si vous épargnez Démosthène, ô Athéniens ! c'est aux
antiques héros de la patrie que je m'adresserai; j'invoquerai Minerve, la
protectrice d'Athènes; j'invoquerai toutes nos divinités tutélaires;
j'invoquerai l'enfer, j'en apppellerai aux Furies ! Je leur dirai : Les juges
d'Athènes n'ont pas puni l'accusé du peuple; oui, le criminel qui s'est vendu
pour trahir la patrie, ils l'ont épargné; ils ont épargné le criminel dont le
funeste génie a paralysé toutes les forces d'Athènes; l'homme dont les ennemis
d'Athènes désirent seuls la conservation; l'homme sur la tête duquel tous les
bons citoyens appellent la mort qu'il a vingt fois méritée, persuadés que sa
chute seule relèvera votre fortune !" Mais Stratoclès et Dinarque n'étaient que
des calomniateurs. Démosthène, quoi qu'en dise Plutarque, n'avait rien reçu
d'Harpalus. Ce n'est pas seulement parce que Démosthène a protesté toute sa vie
de son innocence, qu'on est en droit d'y croire. Le trésorier d'Harpalus, saisi
à Rhodes par le Macédonien Philoxène, et soumis à la torture, nomma tous ceux
qu'Harpalus avait soudoyés, et ne prononça jamais le nom de Démosthène.
Philoxène, qui n'avait aucune raison de ménager l'ennemi d'Alexandre, eut la
loyauté d'en convenir, dans les lettres qu'il écrivit aux Athéniens pour leur
révéler ce qu'il venait d'apprendre à ce sujet.
Mort de Démosthène; honneurs rendus à sa mémoire.
Démosthène s'échappa de sa prison, et il passa plusieurs années dans un exil qui
lui semblait pire que la mort. La nouvelle
qu'Alexandre n'était plus le tira de sa mélancolie et lui rendit toute
l'activité de sa jeunesse. Il court se joindre aux ambassadeurs d'Athènes, qui
travaillaient à former, contre les Macédoniens, une ligue nouvelle des peuples
grecs ; et bientôt il rentra dans sa patrie, rappelé par le voeu unanime de
ses concitoyens. On lui fit une réception magnifique, et on le chargea, cette
année-là, du sacrifice à Jupiter Sauveur. C'est le moyen qu'on prit pour
l'exempter du payement de son amende. On consacrait d'ordinaire une somme
d'argent aux frais de la cérémonie : on compta cinquante talents à
Démosthène, avec quoi il se libéra envers le trésor public. La bataille de
Cranon, en 322, détruisit toutes les espérances des amis de la liberté.
Antipater et Cratère imposèrent leurs volontés à la Grèce. Athènes reçut
une garnison macédonienne, et la mort de Démosthène fut ordonnée.
Démosthène s'enfuit avec quelques amis, dévoués comme lui aux vengeances des
vainqueurs. Il passa seul dans l'île de Calaurie, et il chercha un asile dans
le temple de Neptune. Les satellites d'Antipater, après avoir essayé en vain
de l'attirer hors du sanctuaire, s'apprêtaient à l'en arracher par la force.
Il leur épargna ce sacrilège. Il avala du poison, qu'il portait toujours avec
lui, et il s'avança vers la porte du temple. Il tomba en passant devant l'autel
du dieu, et les soldats ne relevèrent qu'un cadavre.
Quand la ville d'Athènes commença à respirer et retrouva une ombre
d'indépendance, elle réhabilita la mémoire de Démosthène. Démocharès,
neveu de l'orateur, fit adopter un décret, où sont rappelés en termes
magnifiques tous les services rendus par Démosthène à la patrie et à la
liberté ; et on lui éleva, en vertu de ce décret, une statue de bronze qui
portait cette inscription : « Si ta force, Démosthène, avait égalé ton
génie, jamais le Mars macédonien n'eût commandé dans la Grèce. »
Eloquence de Démosthène.
Le
bon Plutarque a remarqué avec raison que plusieurs choses ont manqué à
Démosthène, surtout la vraie force d'âme, et qu'avec tout son génie,
Démosthène n'a pourtant pas mérité d'être placé au rang des orateurs
antiques, de ceux qui avaient été, comme Périclès, de grands hommes d'État
et des généraux habiles et braves. Cette fière assurance que donnait à
Périclès la conscience des grandes oeuvres accomplies, Démosthène, si
malheureux dans toutes ses entreprises, n'en' avait souvent que l'apparence. Il
n'a point cette majesté simple et sublime qui fut le caractère de l'éloquence
de Périclès ; et, quoi qu'en disent les rhéteurs, il a trop négligé de
sacrifier aux Grâces, même à ces Grâces un peu mâles et sévères dont
Périclès fut entre tous l'heureux favori. Ces réserves faites, je souscris à
tous les éloges dont anciens et modernes ont à l'envi comblé Démosthène. Je
nie seulement que Démosthène remplisse toute l'idée qu'on se peut former de
l'éloquence, et qu'il ne laisse jamais rien à désirer. C'est le plus complet
de tous les orateurs qui ont écrit ; mais ce n'est ni l'éloquence
personnifiée, comme quelques-uns le prétendent, ni l'idéal de l'orateur.
Je fais bon marché des reproches que d'autres lui adressent, de n'avoir pas
toujours un plan parfaitement clair, et de marcher par sauts et par bonds, au
lieu de suivre un ordre méthodique. Les Philippiques, qui sont en général
fort courtes, et dont chacune n'embrasse qu'un petit nombre de faits, échappent
à cette accusation. Les grands discours, pour n'être pas construits avec un
art visible au premier aspect, ont cette unité véritable que les plus habiles
dispositions ne sauraient remplacer ; je veux dire qu'ils sont tous fondés sur
une idée principale, dont, toutes les autres ne sont que des préparations, des
développements et des corollaires.
Discours pour Ctésiphon.
Voyez
le discours de la Couronne ; et dites si les Athéniens, après avoir entendu
Démosthène, pouvaient hésiter à confesser eux-mêmes que Démosthène avait
eu raison de conseiller la guerre où ils avaient été vaincus. C'est là
l'idée qui revient sous toutes les formes, et dont ne distraient notre esprit
ni l'apologie du décret proposé par Ctésiphon, ni les invectives lancées
contre Eschine. Justifier Ctésiphon, c'est, pour l'orateur, se glorifier
lui-même ; accuser Eschine, c'est provoquer la comparaison, c'est préparer les
esprits à recevoir avec confiance les arguments qui renverseront l'échafaudage
dressé par la haine. Cherchez dans tout le discours : il n'y a rien qui ne
conspire, plus ou moins directement, à mettre en lumière l'idée que je viens
d'indiquer ; rien qui ne tourne à la louange de Démosthène et à la confusion
d'Eschine. Mais là où Démosthène se trouve surtout à l'aise, c'est quand il
raconte ce qu'il a fait et ce qu'il a voulu faire. Tout en avouant que quelque
chose lui a fait défaut, il prouve qu'il a opéré des prodiges, et il provoque
les acclamations. Je vais citer un de ces passages justement admirés, où la
raison et la passion ne font qu'un, pour ainsi dire, et d'où l'évidence semble
jaillir en traits de flamme :
« Quelque part que j'aie été envoyé par vous en ambassade, jamais je ne suis
revenu défait par les députés de Philippe, ni de la Thessalie, ni d'Ambracie,
ni de chez les Illyriens, ni de chez les rois thraces, ni de Byzance, ni de tout
autre lieu quelconque, ni dernièrement enfin de Thèbes. Mais ce que j'avais
emporté sur ses députés par la parole, lui-même survenant le détruisait par
les armes. Et tu t'en prends à moi ! et tu ne rougis pas d'exiger, tout en me
raillant de ma lâcheté ; que j'aie été à moi seul plus fort que toute la
puissance de Philippe, et cela par la parole ! Car de quelle autre ressource
disposais-je ? Je n'étais maître ni de la vie de personne, ni du sort de eaux
qui ont combattu, ni de la conduite des opérations militaires ; et c'est de
cela que tu me demandes compte ! Quel délire ! Mais sur tous les devoirs
imposés à l'orateur, examine-moi comme tu voudras; j'y consens. Quels sont-ils
donc, ces devoirs ? étudier les affaires dès leur principe, en prévoir les
suites, les annoncer aux citoyens : voilà ce que j'ai fait ; corriger, autant
qu'il se peut, les lenteurs, les irrésolutions, les ignorances, les rivalités,
vices où sont nécessairement en proie tous les États libres ; porter les
citoyens à la concorde, à l'amitié, au zèle du bien public : tout cela je
l'ai accompli, et nul ne saurait m'accuser d'avoir rien négligé de ce que je
pouvais....
J'ai fait plus encore. En ne me laissant pas corrompre à prix d'argent, j'ai
vaincu Philippe ; car, de même que l'acheteur triomphe de celui qui se vend et
qui reçoit le prix de la vente, de même l'homme resté pur et incorruptible
triomphe du marchandeur. Par conséquent Athènes, dans ma personne, est
invaincue. »
Style de Démosthène.
On
a comparé l'orateur politique à cet homme qu'une main irrésistible pousse en
avant, qui marche sans cesse, qui ne peut s'arrêter, qui ne peut que respirer
en passant le parfum des fleurs. C'est bien à Démosthène que s'applique cette
image. Il s'abandonne quelquefois à des mouvements hardis, ou fait des
peintures brillantes; mais toujours et partout on sent que c'est une
démonstration qu'il poursuit, et que ces peintures, que ces mouvements, sont
des arguments dans leur genre et concourent à la grande oeuvre de la
persuasion. Le style de Démosthène n'a pas même, comme celui d'Eschine, ces
ornements demi-poétiques qui visent surtout à charmer. C'est par le tour, par
l'élan de la pensée, par le choix et la position des mots, qu'il se rapproche
de la poésie ; et l'on sent en lui quelque chose du maître qu'il s'était
donné, de ce Thucydide dont nous avons analysé ailleurs la puissante manière.
Démosthène, c'est Thucydide devenu orateur politique, et avec les différences
profondes de caractère, d'idées, et même de diction, que suppose ce passage
des temples sereins de la sagesse au monde orageux des passions et des
rivalités jalouses.
On a souvent comparé Démosthène et Cicéron ; mais Fénelon est de tous les
critiques celui qui a le mieux montré pourquoi il était permis de préférer
Démosthène : « Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît
supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n'admire plus Cicéron que je
fais : il embellit tout ce qu'il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait
des mots ce qu'un autre n'en saurait faire ; il a je ne sais combien de sortes
d'esprit ; il est même court et véhément toutes les fois qu'il veut l'être,
contre Catilina, contre Verrés, contre Antoine. Mais on remarque quelque parure
dans son discours. L'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit. L'orateur, en
pensant au salut de la république, ne s'oublie pas et ne se laisse point
oublier. Démosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie. Il ne
cherche point le beau, il le fait sans y penser ; il est au-dessus de
l'admiration. Il se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour
se couvrir.. Il tonne, il foudroie ; c'est un torrent qui entraîne tout. On ne
peut le critiquer, parce qu'on est saisi : on pense aux choses qu'il dit, et non
à ses paroles. On le perd de vue ; on n'est occupé que de Philippe, qui
envahit tout. Je suis charmé de ces deux orateurs ; mais j'avoue que je suis
moins touché de l'art infini et de la magnificence de Cicéron que de la rapide
simplicité de Démosthène. »
Ironie de Démosthène.
Je ne ferai point ici l'énumération des qualités que les critiques de tous les temps ont signalées dans les discours de Démosthène. Je remarquerai seulement que Démosthène, qui platonise si souvent, et qui exprime avec tant de noblesse les plus pures et les plus hautes doctrines morales, est de tous les orateurs celui qui a manié avec le plus de puissance l'arme terrible du ridicule. Son ironie est comme un poignard qu'il tourne et retourne, avec une infernale complaisance, dans la poitrine de son ennemi. Certes, Eschine avait dû faire rire plus d'une fois aux dépens de Démosthène, même quand il le nommait subtil jongleur, coupeur de bourses, bourreau de la république. Mais aussi quelle vengeance ! Voyez Démosthène s'emparant de la maladroite apostrophe à la Terre, au Soleil, à la Vertu, et faisant à sa façon l'histoire d'Eschine et celle de sa famille. Depuis longtemps le pauvre maître d'école et la joueuse de tympanon étaient morts et oubliés. Démosthène les fait revivre, et sous quels traits encore ! Atromète, c'est-à-dire Intrépide, nom qu'Eschine donnait à son père en signant le sien, devient Tromès, c'est-à-dire Trembleur ; et Tromès est un esclave, et le plus vil des esclaves. Glaucothée, le nom de la mère, est aussi, selon Démosthène, de l'invention d'Eschine : cette femme est une prostituée ; c'est une épousée de chaque jour; c'est le Lutin, comme on l'appelait de son vrai nom. Et, après qu'il a stigmatisé ces turpitudes, réelles ou prétendues : « Gueux et esclave, s'écrie-t-il, les Athéniens t'ont fait riche et libre, et, loin d'en être reconnaissant, tu te vends pour les trahir ? » Le discours est plein d'allusions plus ou moins piquantes aux métiers où Eschine avait employé sa pénible jeunesse. Vers la fin, Démosthène remet en scène Tromès l'esclave et Glaucothée, qui n'en pouvaient mais ; il rappelle à Eschine le temps où il balayait la classe d'Elpias, et celui où il aidait la sorcière dont il était né à faire des incantations magiques. Eh bien ! ce même homme que la colère entraîne à ces excès indignes d'un sage, sinon peut-être d'un orateur politique, il s'élève sans effort, sans secousse, du sein de cette fange qu'il a remuée, jusque dans les régions idéales, jusqu'à ces pensées surhumaines qui ravissent notre âme hors d'elle-même et hors du monde, et qui sont le sublime, où aspirent si vainement même de nobles natures.
Sublime de Démosthène.
«
Démosthène présente un argument, dit Longin, pour la défense de sa conduite
politique. Quelle était la forme qui s'offrait d'elle-même ?
« Vous n'avez point failli, Athéniens, en vous exposant au danger pour la
liberté et le salut de la Grèce. Et vous en avez pour preuve des exemples
domestiques. Car ils n'ont point failli, ceux qui ont combattu à Marathon, à
Salamine, à Platées. » Mais, inspiré subitement comme d'un dieu, et ravi,
pour ainsi dire, par Phébus même, il prononce ce serment où il atteste les
héros de la Grèce : « Non, vous n'avez pu faillir ; non ! j'en jure par ceux
qui affrontèrent jadis les périls à Marathon ! » On le voit.... diviniser
les ancêtres des Athéniens, en invoquant comme des dieux ceux qui sont morts
en braves, et, du même coup, rappeler à ses juges le noble orgueil de ceux qui
ont jadis exposé leur vie dans cette journée, et transformer son argument en
l'élevant jusqu'au sublime, jusqu'au pathétique, en forçant la conviction par
des serments nouveaux, extraordinaires. Du même coup encore il fait descendre
avec ses paroles, dans les âmes de ceux qui l'écoutent, un baume salutaire qui
guérit leurs blessures. Il les console par ses éloges ; il leur donne à
entendre qu'ils n'ont pas moins à être fiers de leur combat contre Philippe,
que des victoires de Marathon et de Salamine. »
On conte qu'Eschine, à Rhodes, commença ses leçons d'éloquence par la
lecture des deux harangues prononcées au sujet de la Couronne. La sienne
achevée, les applaudissements éclatèrent. Et comme on s'étonnait qu'avec un
tel chef-d'oeuvre il n'eût pas vaincu : « Attendez, » dit-il ; et il lut le
discours de Démosthène. Les applaudissements redoublèrent. Alors Eschine : «
Que serait-ce donc si vous eussiez entendu le monstre lui-même ? »
Éloquence politique après Démosthène et Eschine.
Démosthène et Eschine n'eurent point d'héritiers. Ceux que la Grèce esclave appela encore des orateurs n'étaient que des déclamateurs et des sophistes. Démétrius de Phalère lui-même méritait à peine le nom d'orateur, quoiqu'il eût été le disciple de Démosthène, et malgré ses talents d'homme d'État, de parleur habile et d'écrivain. Sans juger de lui par le traité apocryphe de l'Élocution, il ne fut, de l'aveu même des anciens, qu'un bel esprit honnête, une sorte d'Isocrate moins spéculatif, et entendant assez bien l'art de commander aux hommes. Au reste, quel besoin avait de l'éloquence véritable cet archonte décennal élu sous l'influence de la Macédoine, ce gouverneur d'Athènes dont les volontés n'avaient pas de contradicteur, et n'en pouvaient avoir?
HISTORIENS DU QUATRIÈME SIÈCLE AVANT J. C.
Ctésias. - Philistus. - Théopompe. - Éphore.
Ctésias.
Il
ne nous reste aucun des ouvrages historiques composés par les écrivains qui
s'étaient portés, au siècle de Démosthène et d'Eschine, pour les émules
d'Hérodote, de Thucydide et de Xénophon. C'est une perte bien vivement
regrettable, d'abord et surtout à cause des lumières que fourniraient ces
ouvrages sur une foule de sujets, et ensuite parce que leurs auteurs, sans être
des hommes de génie, n'étaient pas tous dénués de talent littéraire.
Ctésias de Cnide, qui avait été pendant de longues années médecin
d'Artaxerxès Mnémon, laissa une Histoire de Perse et un autre récit sur
l'Inde. Il avait un style agréable ; mais il se souciait bien plus, ce semble,
d'amuser son lecteur que de lui dire la vérité. Les extraits de Ctésias, dans
Photius, sont pleins de fables puériles, mêlées quelquefois à des
renseignements d'un haut intérêt.
Philistus.
Philistus de Syracuse, confident, ministre et général de Denys l'Ancien, et qui périt en défendant contre Dion la cause de Denys le Jeune, a été apprécié assez diversement par ceux qui avaient lu ses histoires. Plutarque lui reproche d'avoir beaucoup trop admiré ce qui brille. A propos d'un mot de Diogène à Denys le Jeune : « Quand je compare à ces paroles, dit-il dans la Vie de Timoléon, les plaintes que fait l'historien Philistus sur le sort des filles de Leptinès, tombées, comme il s'exprime, du haut des opulentes félicités de la tyrannie dans un état bas et obscur, je crois entendre les lamentations d'une femmelette regrettant ses parfums, ses robes de pourpre et ses bijoux d'or. Mais Plutarque ne prétend pas, tant s'en faut, que les ouvrages de Philistus fussent sans valeur. Philistus, d'après Cicéron et Quintilien, était un écrivain habile, et qui rappelait quelquefois Thucydide. Son style avait de la concision et de l'énergie. Il est probable que son Histoire de Sicile était d'une lecture tout à la fois instructive et attrayante. Mais les livres de Philistus sur les deux Denys, écrits par un des complices de leur tyrannie, ne pouvaient être que des apologies passionnées, et non pas des compositions dignes du beau nom d'histoires.
Théopompe.
Théopompe de Chies, disciple d'Isocrate, après avoir été longtemps orateur, selon l'expression de Quintilien, ou, comme nous dirions, rhéteur et sophiste, se fit le continuateur de Thucydide, l'abréviateur d'Hérodote, et composa en outre une histoire universelle de son temps, sous le titre de Philippiques, à cause du rôle qu'avaient joué dans la Grèce Philippe et les Macédoniens. Polybe est sévère pour ce dernier ouvrage. Il accuse formellement Théopompe d'avoir calomnié les moeurs et le caractère du père d'Alexandre, et d'en avoir fait un tyran abominable après l'avoir annoncé d'abord comme le plus grand des héros. Théopompe se vantait d'être le premier historien grec qui eût su écrire. Il est certain que Xénophon, encore moins Hérodote et Thucydide, n'écrivait pas à la manière d'Isocrate. Mais on est en droit de penser que les Helléniques de Théopompe feraient une assez triste figure à la suite de la Guerre du Péloponnèse ; que son abrégé d'Hérodote ne servirait qu'à faire admirer davantage les Muses ; que ses Philippiques même, en dépit de leur beau style, n'étaient pas un chef-d'oeuvre. Un historien qui songe tant à ses phrases a en général peu de zèle pour la vérité, et cherche bien plus à faire montre de son talent qu'à éclairer et à instruire. Théopompe a pu ne pas démériter d'Isocrate ; mais il ne pouvait être et il n'a été qu'un historien suspect, un brillant sophisticateur de faits et de caractères, un faiseur de narrations plutôt qu'un historien.
Éphore.
Éphore de Cymé,
disciple aussi d'Isocrate, et écrivain non moins prétentieux que Théopompe,
avait embrassé dans un seul corps d'ouvrage toutes les annales de la Grèce,
depuis le retour des Héraclides jusqu'au milieu du quatrième siècle.
L'honnête Plutarque, après avoir blâmé, dans la Vie de Dion, les imputations
calomnieuses dont un écrivain passionné flétrissait la mémoire de Philistus,
ajoute ces paroles, qui prouvent qu'Ephore historien était resté un sophiste,
et un sophiste de la pire espèce : « Éphore ne se montre guère plus sage
dans les louanges qu'il donne à Philistus. Car, bien qu'il soit le plus habile
des écrivains pour colorer de prétextes spécieux les actions mêmes les plus
injustes, pour donner à des moeurs dépravées des motifs raisonnables, et pour
trouver des discours capables d'en imposer, néanmoins il ne détruira jamais
l'idée qu'on a de Philistus, le plus décidé partisan de la tyrannie, l'homme
qui a le plus admiré et recherché la pompe, la puissance, les richesses, et
les alliances avec les tyrans. »
Il faut dire cependant qu'Ephore avait quelques-unes des qualités du véritable
historien. Polybe, qui lui reprochait beaucoup d'erreurs, reconnaît qu'il
s'était enquis avec soin de l'origine des villes, et que personne n'avait mieux
que lui débrouillé les migrations des peuples. Polybe lui accorde de profondes
connaissances dans les choses qui concernent la marine et les guerres navales,
mais lui refuse une compétence suffisante dans la stratégie. Enfin il cite
quelque part un mot d'Éphore, qui semble prouver chez cet historien un certain
amour de la vérité et de l'exactitude : « S'il était possible d'assister à
la fois à tous les événements, cette manière de connaître l'emporterait sur
toutes les autres. » Celui qui parlait ainsi devait être difficile dans
l'examen des témoignages.
Un grand nombre d'hommes avaient rédigé, dans le quatrième siècle, des
ouvrages du genre historique. Mais ceux dont je viens de parler sont les seuls
dont les noms soient parvenus à quelque notoriété littéraire. Presque tous
les autres nous sont à peu près complètement inconnus; et beaucoup d'entre
eux avaient écrit sans aucun souci de la forme, et uniquement pour préparer
des matériaux à l'histoire. Peut-on appeler historiens, par exemple, les
scribes qui enregistraient jour par jour les faits et gestes d'Alexandre le
Grand ?
COMÉDIE MOYENNE.
Définition de la Comédie moyenne, - Poètes de la Comédie moyenne. Antiphane. - Alexis.
Définition de la Comédie moyenne.
J'ai dit ailleurs
quelles avaient été, durant le quatrième siècle, les tristes destinées de
la tragédie. J'ai déjà fait allusion aux autres misères poétiques de ce
siècle, si fécond pourtant en philosophes et en orateurs. Non seulement
Aristote en est le seul lyrique, mais nous n'avons pas même un seul nom qu'on
puisse citer dans l'épopée, dans l'élégie, dans aucun genre enfin sinon dans
la poésie dramatique, et particulièrement dans la comédie.
Ce que les anciens critiques ont nommé la Comédie moyenne est assez difficile
à définir, et paraît avoir eu des caractères fort divers, selon l'humeur et
l'esprit des poètes. On peut dire du moins ce que cette comédie n'était pas.
Elle différait de la comédie de Cratinus, d'Eupolis et d'Aristophane par
l'absence du choeur et par l'emploi à peu près uniforme du mètre ïambique.
La loi dont j'ai parlé à propos du Plutus interdisait d'ailleurs au poète la
faculté de mettre en scène aucun personnage vivant, et de traiter aucun sujet
politique. Cependant la Comédie moyenne n'était point une imitation
vraisemblable des moeurs, une reproduction idéalisée des scènes de la vie.
Ménandre, l'inventeur de la Comédie nouvelle, passe pour être le premier qui
ait présenté, comme ou dit, le miroir aux hommes.
Les poètes savaient pourtant trouver des ressources, et charmer leur public.
Ils ont même été d'une fécondité prodigieuse. Athénée affirme avoir lu,
pour sa part, huit cents pièces de la moyenne Comédie. M. Egger détermine
avec précision quelques-uns des secrets de la pratique des successeurs
d'Aristophane. On aimait les énigmes : le théâtre donnait des énigmes à
discuter et à débrouiller. On détestait les Macédoniens : le théâtre
mettait en scène le soldat fanfaron. Les courtisanes fournissaient une
abondante matière. Il y avait aussi l'éternelle question des misères du
mariage : « Trois fois malheur, disait un personnage d'Eubulus, trois fois
malheur à celui qui fut le second des maris ! Je plains encore le premier : il
ne savait pas quel fléau c'est qu'une femme. Mais le second savait là-dessus
à quoi s'en tenir. »
Le même poète nous fournit un dialogue où sont énumérées les femmes
célèbres par leur méchanceté. A Médée l'interlocuteur oppose Pénélope ;
à Clytemnestre, Alceste ; mais à Phèdre il n'oppose aucun nom connu, ayant
épuisé la liste des femmes vertueuses.
La gastronomie et tout ce qui s'y rattache, voilà un sujet qui reparaît sans
cesse : « Sur ce thème, dit M. Egger, pourtant bien banal, des moeurs
athéniennes, rien n'est plus piquant que les descriptions et les tableaux qui
abondent dans la Comédie moyenne. Ici, des scènes de marché : l'orgueil et la
fourbe des poissonniers ; les convoitises de l'honnête citoyen, ou du paresseux
sans argent, qui s'extasie, le ventre vide, devant les friandises qu'il ne peut
acheter. Là, des scènes d'intérieur : un parasite qui raconte les origines de
sa profession, la faisant remonter jusqu'aux lois de Solon et jusqu'aux exemples
des dieux ; un cuisinier qui expose avec emphase les secrets de son art et la
haute influence de la cuisine sur les affaires humaines. »
On peut compléter ce que nous apprennent les fragments de la Comédie moyenne,
par quelques conjectures qui se présentent d'elles-mêmes à l'esprit. Ainsi,
il est probable que beaucoup de poètes suivirent l'exemple qu'avait donné
Aristophane, et qu'ils dialoguèrent des allégories morales assez semblables au
Plutus. Quelques-uns durent s'en tenir à des tableaux tout fantastiques,
uniquement destinés à charmer les yeux et les oreilles, comme seraient les
Oiseaux réduits à la mesure fixée par les Trente.
Épicharme eut sans doute des émules ; et les poètes se dédommagèrent sur
les dieux de la retenue que la loi leur imposait à l'égard des hommes. Qui
sait ? c'est peut-être aux auteurs de la Comédie moyenne que nous devons
l'Amphitryon, sous la forme que Plaute lui a conservée. Ils auront remanié la
satire d'Épicharme ; ils l'auront développée davantage ; ils lui auront
donné plus de mouvement et d'action. Cela est vraisemblable, à moins qu'on
attribue à Plaute lui-même le travail par lequel l'oeuvre sicilienne est
devenue presque aussi compliquée que le sont nos propres comédies. Je crois
aussi qu'on essaya, dès ce temps-là, d'introduire dans la comédie quelque
chose de cet intérêt dramatique auquel avaient largement suppléé jadis les
licences de toute sorte et les personnalités; et Aristophane avait encore
fourni le premier modèle. Il y avait dans le Cocalus, la dernière pièce qu'il
eût écrite, une séduction et une reconnaissance, par conséquent une sorte
d'intrigue romanesque, analogue à celles qu'offrent les pièces latines
imitées de la Comédie nouvelle. Mais la ressource capitale de la Comédie
moyenne, c'était la critique philosophique et littéraire. Les poètes ne
s'enflamment plus comme autrefois pour ces grands intérêts qui partageaient la
république. Ce qui les passionne, c'est la lutte des systèmes, ce sont les
rivalités des philosophes, ce sont les prétentions des rhéteurs tenant école
et se dénigrant les uns les autres. L'Académie et le Lycée, le Portique et
toutes les autres sectes, sont la pâture du théâtre. Il va sans dire quels
poésie, surtout la poésie sérieuse, n'échappe pas aux railleries des poètes
comiques. Quelques-uns pensent que la satire s'en tenait aux choses et
épargnait les personnes. Pourtant les noms propres ne manquent pas dans les
vers qui nous restent de la Comédie moyenne, et des noms qui étaient portés
par des personnages alors vivants ; et l'on verra tout à l'heure que la
comédie ne les citait pas toujours pour faire plaisir à ceux qui les
portaient. Les poètes comiques s'égayèrent plus d'une fois aux dépens des
philosophes eux-mêmes, que ne garantissait pas, ce semble, la loi portée dans
l'intérêt des hommes d'État, et que les gouvernants du jour s'inquiétaient
assez peu de voir livrer aux risées populaires. En définitive, la Comédie
moyenne ne fut guère que la Comédie ancienne accommodée aux exigences de la
loi, et vacillant d'essais en essais sans jamais s'arrêter à une forme
déterminée qu'on puisse regarder comme le type d'un genre véritable.
Poètes de la Comédie moyenne.
Les poètes de la Comédie moyenne dont on a relevé les noms et dont on possède des fragments sont extrêmement nombreux. Mais les critiques alexandrins n'en ont placé que deux dans la liste des classiques, Antiphane et Alexis. Antiphane était un Rhodien établi à Athènes. Alexis y était venu de la colonie athénienne de Thuries. La vie de ces deux poètes est à peu près complètement inconnue. On sait seulement qu'ils avaient été l'un et l'autre d'une fécondité presque miraculeuse. On attribuait à Antiphane deux cent quatre-vingts comédies, à Alexis deux cent quarante-cinq. A en juger par les fragments qu'on a recueillis, ces comédies n'étaient pourtant pas écrites dans un style négligé. Le vers iambique y est construit d'après des règles aussi sévères pour le moins que dans les comédies d'Aristophane. Il est vrai que la diction n'a rien retenu, ou presque rien, de ce qui était propre à la poésie ; mais Antiphane et Alexis sont poètes par le choix exquis des termes, par l'art avec lequel ils les placent, par la vivacité des tours, par la grâce et le piquant des images.
Antiphane.
Antiphane excellait
à peindre d'un trait les vérités morales. Il dit, en parlant de la vieillesse
: « Elle est l'autel des maux ; c'est là qu'on les voit tous chercher asile.
»
Il dit, en parlant de la vie : « Elle ressemble bien fort au vin ; quand il
n'en reste que quelques gouttes, elle devient vinaigre. » Ce poète avait une
vive conscience des difficultés et de la dignité de son art. Dans une
comparaison ingénieuse entre la tragédie et la comédie, il remarque qu'une
tragédie, par son titre seul, commande déjà l'attention : « Que je nomme
seulement Oedipe, et l'on sait tout le reste : son père, Laïus ; sa mère,
Jocaste ; ses filles, ses fils, ses malheurs, ses forfaits. » Il se moque de la
machine, qui sert si souvent à tirer les poètes tragiques d'embarras ; puis il
montre que les poètes comiques n'ont pas avec leur genre, ni surtout avec le
public, la partie aussi belle : « Il nous faut tout inventer, personnages,
événements, histoire du passé, histoire du présent, catastrophe, entrée en
matière. Si Chrémès ou quelque Phidon manque de mémoire, on le siffle
impitoyablement. Les Teucer et les Pélée peuvent prendre de ces licences. »
On se souvient que la tragédie, au temps d'Antiphane, n'était plus que l'ombre
d'elle-même, et qu'elle méritait tous les reproches imaginables.
Alexis.
Alexis est
quelquefois un moraliste à la façon d'Antiphane : « Il n'est pas de rempart,
il n'est pas de trésor, il n'est rien au monde qui soit malaisé à garder
comme une femme. » Mais souvent il l'est à la sienne, c'est-à-dire avec une
verve cynique et une sorte de débraillé qui remettent en mémoire les
joyeusetés de Rabelais et les propos des beuveurs : « Quels contes est-ce que
tu nous débites-là ? Et le Lycée, et l'Académie, et l'Odéon, niaiseries de
sophistes, où je ne vois rien qui vaille ! Buvons, Sicon, mon cher Sicon ;
buvons à outrance, et menons joyeuse vie tant qu'il y a moyen d'y fournir. Vive
le tapage, Manès ! Rien de plus aimable que le ventre. Le ventre, c'est ton
père; le ventre, c'est ta mère. Vertus, ambassades, commandements, vaine
gloire que tout cela, et vain bruit du pays des songes ! La mort mettra sur toi
sa main de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il alors ? ce
que tu auras bu et mangé, et rien de plus. Le reste est poussière : poussière
de Périclès, de Codrus ou de Cimon ! »
Les derniers vers de ce morceau semblent imités de la fameuse épitaphe qu'on
lisait, dit-on, sur le tombeau de Philippe, père d'Alexandre : « J'emporte
avec moi tout ce que j'ai mangé, le souvenir de mes débauches et des plaisirs
que me donna l'amour. »
Alexis n'aimait ni Platon ni les pythagoriciens, et semble avoir été
lui-même, jusqu'à un certain point, l'apôtre de ce sensualisme grossier
qu'enseignait dans la comédie son professeur de débauche. Il y a une scène
fort spirituelle où il nous peint Platon, Speusippe, Ménédème et les
disciples de l'Académie discutant sur la nature, distinguant le règne animal
des arbres et des légumes, et cherchant à quel genre appartient la citrouille.
Sur les pythagoriciens, Alexis ne tarit pas. Il se moque de ces gens qui vivent,
comme il dit, de pythagorismes, de raisonnements bien limés et de pensées bien
fines. Il ne veut pas qu'on mette le ventre au régime. Il ne croit même pas
qu'on l'y mette en effet. Pour lui les pythagoriciens ne sont que des
hypocrites, fidèles à la lettre de la doctrine, non à son esprit. N'est-ce
pas là le sens de ce passage, qui vient à la suite d'une énumération des
règles de l'institut pythagorique : « Epicharidès pourtant, qui est de la
secte, mange du chien. - Oui, mais du chien mort : ce n'est plus un être
animé. »
COMÉDIE NOUVELLE.
Antécédents de la Comédie nouvelle. -Poètes de la Comédie nouvelle. - Caractère de la Comédie nouvelle. - Ménandre. - Philémon.
Antécédents de la Comédie nouvelle.
La Comédie nouvelle
n'a pas besoin de définition. C'est la comédie même, c'est-à-dire
l'imitation des scènes de la vie, la peinture des moeurs et des caractères.
Antiphane et Alexis aidèrent sans doute à sa naissance, mais beaucoup moins
qu'on ne se le figure. Les véritables précurseurs de Ménandre furent Euripide
et Sophron. J'ai déjà dit combien les poètes de la Comédie nouvelle
admiraient Euripide. Philémon allait un peu loin dans son enthousiasme : « Si
j'étais sûr en vérité, s'écriait-il, que les morts conservassent encore
quelque sentiment, comme certaines gens le prétendent, je me pendrais afin de
voir Euripide. » Euripide avait toute sorte de titres à ces préférences. Il
avait réduit les légendes héroïques à l'état de chroniques bourgeoises ;
il avait remplacé les demi-dieux par des hommes, marchant comme nous sur la
terre et partageant nos faiblesses ; il avait donné à ses personnages une
diction presque vulgaire, toute pleine d'expressions empruntées ou aux
discussions de la place publique ou aux conversations du foyer. Ménandre était
tellement nourri de la lecture d'Euripide, qu'il lui empruntait à chaque
instant des mots, des pensées, des phrases, des vers entiers. Même encore
aujourd'hui, on peut reconnaître la trace de ces emprunts. Mais ce que
Ménandre imitait surtout, c'était ce ton de vérité avec lequel Euripide
avait fait parler les passions, c'était l'art ingénieux que le poète tragique
avait déployé pour donner à l'intrigue de ses pièces la vraisemblance
humaine et l'intérêt. Philémon et les autres émules de Ménandre n'en
usaient guère moins librement avec Euripide ; et les ouvrages du poète d'or,
comme ils nommaient l'auteur de Médée, étaient une mine abondante où ils
puisaient à pleines mains les exemples et les secours.
Sophron n'était pas, comme Euripide, un poète tragique. Ce n'était pas même
un poète dans le sens rigoureux du terme, puisque ses compositions dramatiques
n'étaient point écrites en vers. Il avait vécu à Syracuse, vers le temps des
Denys. Voici en quoi consistaient ses pièces, qu'il intitulait du nom de mimes,
mÝmoi, du mot mimoèmai
, qui signifie imiter. Sophron avait imaginé de rédiger, en prose dorienne,
des scènes dialoguées, où il faisait parler des hommes et des femmes du
peuple, avec la naïveté spirituelle et la pittoresque énergie de leur
langage. Platon, qui avait peut-être connu Sophron à Syracuse, admirait ces
tableaux, et s'en inspirait, dit-on, pour donner aux personnages de ses
dialogues le plus qu'il pouvait de naturel et de vie. Les mimes de Sophron
étaient des imitations fidèles de la réalité, comme l'indique leur nom
même, et comme nous en pouvons juger encore en lisant tel poème où Théocrite
a pris Sophron pour modèle. Mais ces mimes n'étaient point, à proprement
dire, des comédies. Il n'y avait pas de noeud général, pas d'action.
C'étaient des scènes qui se suivaient sans lien nécessaire, sans
préparation, et par un effet du hasard. D'ailleurs, ils n'étaient pas
susceptibles d'être mis au théâtre, et ils n'étaient faits que pour la
lecture ou la récitation.
J'ajoute que les admirables dialogues de Platon fournissaient aux poètes
comiques, plus encore que les mimes de Sophron, plus encore que les tragédies
d'Euripide, des modèles parfaits de style dramatique. Ces chefs-d'oeuvre
montraient sans cesse à leurs yeux tout ce qu'on pouvait donner aux fictions
comiques de vérité, de vraisemblance, d'énergie et de grâce. Il est assez
étrange qu'aucun critique n'en ait jamais fait la remarque, et qu'il faille
aujourd'hui revendiquer pour Platon une part dans l'enfantement de cet art
nouveau qui faisait dire plus tard avec quelque apparence de raison, sinon sans
recherche : « O vie, et toi Ménandre ! lequel de vous a imité l'autre ?
Poètes de la Comédie nouvelle.
Ménandre, qui
réussit le premier avec éclat dans la Comédie nouvelle, était né à
Athènes en 342, et il mourut en 290, à cinquante-deux ans. Ses succès
attirèrent dans les mêmes voies une foule de poètes, parmi lesquels les
Alexandrins en ont particulièrement distingué jusqu'à quatre, mais dont un
seul, Philémon de Soles en Cilicie, balança, peu s'en faut, sa renommée.
Philémon eut une carrière plus longue que Ménandre, et lui survécut près de
trente ans.
On attribuait à Ménandre quatre-vingts pièces, et environ cent cinquante à
Philémon. Les trois autres classiques, Philippide, Diphile et Apollodore, le
cédaient à l'un et à l'autre en fécondité comme en mérite, malgré leur
talent et malgré le nombre considérable encore de leurs comédies.
Caractère de la Comédie nouvelle.
C'est dans les
comiques latins, surtout dans Térence, qu'il faut chercher à se faire une
idée du système dramatique de la Comédie nouvelle. Quatre des pièces de
Térence sont traduites ou imitées de Ménandre, et les deux autres
d'Apollodore. Térence nous apprend lui-même de quelle façon il s'y prenait
avec ses modèles. Comme les pièces grecques étaient, en général, trop
courtes pour remplir la mesure latine des cinq actes, et trop simples d'intrigue
pour intéresser suffisamment les grossiers spectateurs du théâtre de Rome, il
réduisait deux pièces grecques en une seule, ou plutôt il allongeait et
compliquait la pièce traduite ou imitée, en y introduisant des scènes et des
personnages empruntés à quelque autre comédie.
Voici à peu près à quoi se réduisait le thème dramatique, dans la plupart
des pièces de Ménandre et de ses émules : une fille abandonnée en bas âge,
ou enlevée à ses parents ; un jeune homme qui s'amourache d'une étrangère,
et qui refuse l'épouse qu'on lui a choisie ; une reconnaissance qui fait
découvrir, dans l'étrangère prétendue, quelque Athénienne bien née ; un
mariage enfin, qui arrange tout, et qui rend tout le monde plus ou moins
content. Sur ce canevas, se dessinaient un certain nombre de caractères, qu'on
voyait presque invariablement passer d'une comédie dans une autre : le père
avare et dur, tyran domestique, ou le père faible et complaisant ; la mère de
famille raisonnable, ou la femme grondeuse, impérieuse, et qui rappelle à
satiété qu'on ne l'a pas prise sans dot ; le fils de famille, dissipateur,
léger, presque débauché, mais plein, au fond, de probité et d'honneur, et
capable d'un véritable amour ; l'esclave rusé, qui aide le fils à soutirer
l'argent du bonhomme de père ; le parasite, alléché par l'espoir de quelques
bons repas ; le sycophante, qui brouille les affaires pour pêcher en eau
trouble ; le soldat fanfaron, brave en paroles, poltron en réalité, qui vante
ses exploits apocryphes et raconte de fabuleuses campagnes ; le marchand
d'esclaves et l'entremetteuse, deux personnages sans foi, sans probité ni
vergogne ; la jeune fille
[la page 461 manque, la 462 se trouve en double]
chait vers les
doctrines d'Épicure, toutes neuves alors, et que n'avaient point encore
corrompues ceux qui s'enorgueillirent du nom de pourceaux, ou plutôt dont on
n'entrevoyait pas, à travers les vertus du maître, les funestes et immorales
conséquences. Au reste, Ménandre ne disserte guère ; mais il se plaît, comme
les épicuriens, à insister sur le côté misérable de la condition humaine,
afin de faire mieux sentir le prix de la sagesse, de la modération, de
l'apaisement des troubles intérieurs, de la sérénité de l'âme. Il y a, dans
ses fragments, des choses admirablement belles, et de cette beauté sérieuse
qui s'associait si bien, dans la Comédie nouvelle, avec une aimable gaieté.
Voici un de ces passages, qui nous a été conservé par Plutarque, dans la
Consolation à Apollonius : « Si tu es né, Trophime, seul entre tous les
hommes, quand ta mère t'a enfanté, doué du privilège de ne faire que ce qui
te convient et d'être toujours heureux, et si quelque dieu t'a promis cette
faveur, tu as raison de t'indigner; car ce dieu t'a menti et s'est mal conduit
envers toi. Mais si c'est aux mêmes conditions que nous que tu respires l'air
commun à tous les êtres, pour te parler en style plus tragique, il faut
supporter mieux ces malheurs et te faire une raison. Pour tout dire en un mot,
tu es homme, et, partant, sujet plus qu'aucun être au monde à passer en un
clin d'oeil de l'abaissement à la grandeur, puis ensuite de la grandeur à
l'abaissement. Et c'est vraiment justice. Car l'homme, qui est si chétif de sa
nature, tente d'immenses entreprises ; et, quand il tombe, presque tous ses
biens périssent dans sa chute. Pour toi, Trophime, tu n'as pas perdu une
opulente fortune ; tes maux présents n'ont rien d'excessif : ainsi donc
résigne-toi, pour l'avenir, à cet état de médiocrité. »
Voici un autre morceau, cité par Stobée, où la leçon morale est présentée
sous une forme plus vive et plus agréable encore: « Tous les autres êtres
sont beaucoup plus heureux et beaucoup plus raisonnables que l'homme. Et
d'abord, considérez, par exemple, cet âne-ci. Son sort est incontestablement
misérable. Pourtant aucun mal ne lui arrive par son propre fait : il n'a que
les maux que lui a donnés la nature. Nous, au contraire, outre les maux
inévitables, nous nous en créons d'autres à nous-mêmes. Éternue-t-on,
l'inquiétude nous prend ; prononce-t-on une parole malsonnante, nous nous
mettons en colère ; quelqu'un a-t-il eu un songe, notre frayeur est extrême ;
qu'une chouette vienne à crier, nous sommes tout tremblants. Rivalités,
gloire, ambition, lois, ce sont là autant de maux que nous avons ajoutés de
surcroît à ceux de la nature. »
La poésie de Ménandre n'est point ce libre jeu d'une imagination hardie et
primesautière, qui nous charme jusque dans les bouffonneries d'Aristophane du
dans les gaillardises d'Alexis. C'est la raison ornée, c'est l'expérience et
le bon sens revêtus d'une forme populaire. Ménandre rachète par la valeur
pratique des pensées, par la profondeur des sentiments, par une sorte de
pathétique tempéré, ce qu'il a perdu du côté de l'enthousiasme et de la
fantaisie. C'est Ménandre qui a fourni l'original du vers sublime où Térence
donne la définition de l'homme vraiment digne du nom d'homme.
Plutarque préfère Ménandre à Aristophane. Il n'était p eut-être pas
nécessaire de sacrifier l'un à l'autre. Les deux génies diffèrent du tout au
tout. Les deux genres n'ont de commun que le nom. A quoi bon une comparaison en
règle entre la comédie d'Aristophane et la comédie de Ménandre ? Mais
Plutarque a raison d'admirer, chez Ménandre, la finesse, la délicatesse et la
grâce du badinage, le respect des bienséances, la passion du bien. Je crois
pourtant, si j'en juge d'après le théâtre de Térence, que la comédie de
Ménandre n'était pas toujours une école de vertu. L'immoralité était
quelquefois dans les choses, dans les sujets mêmes ; elle n'était jamais dans
l'expression. D'ailleurs il y avait des oeuvres d'une irréprochable pureté,
témoin l'Andrienne.
Térence est un des plus charmants poètes qu'il y ait eu au monde. Quelle perte
que celle des originaux de ses chefs-d'oeuvre ! Ce Térence, si beau, si parfait
pour nous, n'était pour Jules César qu'un demi-Ménandre.
Philémon.
Je ne crois pas
qu'il nous soit possible de déterminer avec une précision satisfaisante ce qui
distinguait Philémon de Ménandre. Il me semble toutefois que Philémon a
quelque chose de plus rude, ou, si l'on veut, de moins humain et de moins
sympathique. Sa morale tient de Zénon plus que d'Épicure. Son style ne
diffère de celui de Ménandre que par plus de tenue, et aussi par moins
d'abandon et de grâce. Quintilien nous dit que beaucoup de contemporains
mettaient Philémon au-dessus de Ménandre. C'étaient sans doute les hommes
d'un goût très sévère, les philosophes, ceux qui avaient fréquenté
l'Académie ou le Lycée, ceux surtout qui avaient entendu, dans le Portique,
l'éloquente voix du grand Zénon. Voici une définition de l'homme juste à
laquelle Platon lui-même aurait applaudi, et où respire comme un souffle des
doctrines morales de la République et du Gorgias : « L'homme juste n'est pas
celui qui ne commet point d'injustice, mais celui qui, pouvant en commettre, ne
le veut point. Ce n'est pas celui qui s'est abstenu de prendre des choses de peu
de valeur, mais celui qui a le courage de n'en pas prendre de précieuses,
pouvant se les approprier et les posséder sans crainte de châtiment. Ce n'est
pas celui qui se borne à observer les règles vulgaires, mais celui-là
seulement qui a un coeur pur et sans fourbe, et qui veut être juste, non le
paraître. » Jusque dans les passages où Philémon s'émeut des misères
humaines, on aperçoit un censeur peiné, sinon irrité, de nos faiblesses, et
non plus l'aimable consolateur qui relève l'âme abattue de Trophime : « Si
les larmes étaient un remède à nos maux et si toujours celui qui pleure
cessait de souffrir, nous achèterions les larmes à prix d'or. Mais
présentement, seigneur, nos maux ne s'inquiètent guère de nos larmes; et
c'est la même route qu'ils suivent, qu'on pleure ou non. Que gagnons-nous donc
à pleurer ? rien ; mais la douleur a son fruit comme les arbres : ce sont les
larmes. »
Philémon, dans les concours dramatiques, l'emportait souvent sur Ménandre.
Mais le prix était décerné par des juges dont les sentences pouvaient être
dictées par des considérations qui n'avaient rien de littéraire. Il paraît
que le public ne les ratifiait pas toujours. On prétend que Ménandre
lui-même, qui avait conscience de sa supériorité, s'étant rencontré en face
de son rival : « Je te prie, lui dit-il, ne rougis-tu pas quand tu remportes
sur moi la victoire? » Mais le consentement unanime de l'antiquité finit par
mettre les deux poètes chacun à sa place : Ménandre au premier rang,
Philémon au deuxième, mais à peu de distance du premier, et bien au-dessus de
tous les autres poètes de la Comédie nouvelle. Ceux-ci n'étaient que des
hommes de talent, même ceux que les Alexandrins avaient mis dans leur canon,
c'est-à-dire . dans la liste des classiques.
DEUX PHILOSOPHES POÈTES.
Caractère des écrivains athéniens du troisième siècle avant J. C - Timon le sillographe. - Cléanthe.
Caractère des écrivains athéniens du troisième siècle avant J. C.
Athènes, en disparaissant du monde politique, vit s'éteindre chez elle les dernières lueurs de ce génie littéraire qui avait jeté tant d'éclat durant plus de trois cents années. Elle conserva des écoles florissantes ; elle compta, dans tous les genres, des maîtres habiles ; elle eut des dissertateurs, des glossateurs, des grammairiens, des philosophes estimables : elle ne vit plus, jusqu'au temps de Proclus, ni un poète, ni un prosateur de quelque renom. Dès le troisième siècle avant notre ère, les philosophes les plus opposés de doctrines, Épicure comme Zénon, et les disciples mêmes du Lycée et de l'Académie, semblent s'accorder sur un point : c'est qu'il faut laisser aux sophistes les vanités du beau style et les futiles recherches du bien dire. Même les mieux doués prennent il tâche d'écrire comme s'ils avaient horreur des succès populaires, et ne s'adressent qu'aux adeptes de leurs doctrines. Ce qui reste d'Epicure est d'une obscurité sibylline et à peu près impénétrable. Zénon, si éloquent et si spirituel dans ses discours, était, dans ses livres, sec, didactique et sans agrément, Chrysippe composait ses ouvrages avec un absolu mépris de la forme. Il regardait comme perdu tout le temps qu'eussent exigé la conception d'un plan systématique, l'harmonieuse distribution des parties du sujet, l'arrondissement des phrases, et même la correction du style ; et il écrivait en conséquence : « Non seulement, disait-il, il faut négliger la collision des voyelles, pour ne penser qu'à ce qui est plus grand et de plus grande importance, mais il faut encore laisser passer certains défauts et certaines obscurités, et faire même des solécismes dont d'autres rougiraient. » On conviendra que, s'il y a une sorte de raison au fond de ces préceptes, il y a aussi des paradoxes un peu étranges, et que la permission du solécisme est chose au moins exorbitante. Arcésilas, le chef de la nouvelle Académie, avait assez de talent pour écrire des chefs-d'oeuvre ; mais il n'ambitionna point cette gloire, et il se contenta de bien parler, et de laisser le souvenir de ses bons mots. Deux hommes seulement semblent avoir eu à coeur de vivre dans la postérité véritable, et non point dans une secte plus ou moins durable et fameuse. Ces deux hommes, un philosophe pyrrhonien et un disciple de Zénon, sont les derniers poètes dont puisse se vanter l'Athènes des successeurs d'Alexandre ; et peut-être l'un des deux fut-il même le dernier des grands prosateurs attiques.
Timon le sillographe.
Timon le sillographe était de Phliunte. Après avoir étudié la philosophie dans l'école de Mégare, il s'attacha à Pyrrhon, et il devint plus tard, par la mort de son maître, le chef de l'école sceptique. Il se fixa d'assez bonne heure à Athènes qu'il ne quitta plus, et il y mourut vers l'an 260, à quatre-vingt-dix ans. Il avait écrit des ïambes, qui étaient probablement des satires philosophiques ou morales. Mais l'ouvrage qui l'avait rendu célèbre, c'étaient les Silles, en trois livres, dont Diogène de Laërte donne l'analyse et cite d'assez nombreux passages. Le mot sille, sÛllow, signifie sarcasme. Les Silles de Timon ne démentaient pas leur titre. Timon se moquait impitoyablement de toutes les doctrines qui n'étaient pas la sienne, et il ne ménageait pas plus les personnes que ]es choses mêmes. Ses satires étaient écrites en hexamètres ; et il parodiait de temps en temps, à l'adresse des philosophes, les vers les plus célèbres des anciens poètes. Deux livres des Silles, le second et le troisième, étaient dialogués ; mais, dans le premier livre, Timon attaquait directement, et en son propre nom. Je vais citer quelques-uns des jugements de ce spirituel et redoutable frondeur. Il dit de Platon : « A leur tête marchait le plus large (04) d'eux tous, un agréable. parleur, le rival, par ses écrits, des cigales qui font retentir leurs chants harmonieux, posées sur les arbres d'Hécadémus. » On reconnaît ici la comparaison d'Homère à propos des vieillards qui causent entre eux sur les remparts de Troie. Il dit de Socrate : « C'est d'eux que descend ce tailleur de pierres, ce raisonneur légiste, cet enchanteur de la Grèce, ce subtil discuteur, ce railleur, cet imposteur pédant, cet attique raffiné. » Il se moque de tout et de tous avec une liberté de langage qui rappelle les comiques du temps d'Aristophane, et avec cette verve et cet entrain sans lesquels la satire, surtout la satire philosophique, n'est plus rien que glace et ennui. Je remarque ici qu'il ne faut pas confondre Timon le sillographe avec Timon le misanthrope, fameux par ses bons mots. Celui-ci vivait à Athènes plus d'un siècle avant l'auteur des Silles. Je remarque aussi que Timon de Phliunte n'était pas le premier poète qui eût réussi dans la critique sarcastique des philosophes et des doctrines. Ménippe, né à Gadares en Phénicie, lui avait donné l'exemple. Ce Ménippe était un cynique de l'école de Diogène. Il s'était beaucoup moqué de Platon, d'Aristote, de tous ses contemporains les plus célèbres, et il avait fait lire ses écrits, où s'entremêlaient agréablement la prose et les vers. Il ne reste rien ni de ses vers ni de sa prose ; mais on donne encore aujourd'hui le nom de ménippées aux satires, philosophiques ou non, dont les auteurs passent alternativement, comme faisait Ménippe, du langage ordinaire aux mètres de la poésie, et des mètres de la poésie au langage ordinaire. Au reste, Timon le sillographe laissa bien loin derrière lui les essais du philosophe de Gadares, et demeura dans son genre un modèle inimitable.
Cléanthe.
Cléanthe fut un
homme d'un esprit bien différent. Il était né à Assos en Éolie, vers l'an
310 environ, et il était assez connu déjà quand Timon écrivit les Silles,
pour avoir sa place dans cette curieuse galerie de portraits : « Quel est ce
bélier qui parcourt les rangs, ce lourd citoyen d'Assos, ce grand parleur, ce
mortier, cette masse inerte ? » Ce philosophe d'un extérieur si peu avantageux
avait une grande âme et un beau génie. Il avait commencé par exercer le
métier d'athlète ; puis la pauvreté l'avait réduit à se mettre au service
des jardiniers d'Athènes. Il connut Zénon, et il s'éprit de l'amour de la
philosophie. Il passait la nuit dans les jardins, à tirer de l'eau et à
arroser les plantes ; le jour, il allait entendre Zénon, et travaillait à.
suppléer par l'étude au défaut de son éducation première. Il fut, après
Zénon, le chef du Portique, et il vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans,
ou, selon quelques-uns, de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Les ouvrages en prose composés par Cléanthe devaient être remarquables par
les agréments du style. Au moins le philosophe ne s'interdisait-il pas les
vives images, les allégories, les tableaux à la manière de Platon et du
premier Aristote. J'en juge ainsi d'après la page que Cicéron lui a
empruntée, où l'on voit la Volupté assise sur un trône, et les vertus
réduites à la servir, obéissant à tous ses commandements, n'ayant d'autre
affaire, se hasardant tout au plus à lui donner tout bas quelques conseils.
Admirable résumé du système moral d'Épicure, et qui en fait vivement saillir
aux yeux les erreurs et les absurdités. Mais ce n'est point par conjecture que
nous voyons dans Cléanthe un vrai poète. L'hymne en vers épiques adressé à
Jupiter, dont je vais. transcrire le commencement et la fin, est quelque chose
de mieux encore qu'un précieux monument de la philosophie stoïcienne ; c'est
l'oeuvre sublime d'un poète inspiré :
« Salut à toi, le plus glorieux des immortels, être qu'on adore sous mille
noms, Jupiter éternellement tout-puissant; à toi, maître de la nature; à
toi, qui gouvernes avec loi toutes choses! C'est le devoir de tout mortel de
t'adresser sa prière ; car c'est de toi que nous sommes nés, et c'est toi qui
nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et
rampent sur la terre. A toi donc mes louanges, à toi l'éternel hommage de mes
chants ! Ce monde immense, qui roule autour de la terre, conforme à ton gré
ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres. C'est que tu tiens dans
tes invincibles mains l'instrument de ta volonté, la foudre au double trait
acéré, l'arme enflammée et toujours vivante ; car tout, dans la nature,
frissonne à ses coups retentissants. Avec elle tu règles l'action de la raison
universelle qui circule à travers tous les êtres, et qui se mêle aux grands
comme aux petits flambeaux du monde. Roi suprême de l'univers, ton empire
s'étend sur toutes choses. Rien sur la terre, dieu bienfaisant, ne s'accomplit
sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; rien, hormis
les crimes que commettent les méchants par leur folie.... Jupiter, auteur de
tous biens, dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les
hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre
père ! et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde
avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits,
célébrant sans cesse tes oeuvres, comme c'est le devoir de tout mortel ; car
il n'est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux,
que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les
êtres. »
(01)
Livre II, chapitre XXVIII.
(02) Aristote, Métaphysique,
livre I, chapitre II.
(03) 260 833 fr. de notre monnaie.
(04) Allusion au nom de Platon, qui
signifie large.