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Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.
CHAPITRES I à IV CHAPITRES XII à XVII
CHAPITRE V.
HÉSIODE.
Date probable de l'existence d'Hésiode. - Vie d'Hésiode. - Jugement sur la poésie d'Hésiode. - Poème des Œuvres et Jours. - La Théogonie. - Authenticité des deux poèmes. - Grandes Éées. - Le Bouclier d'Hercule. - Ouvrages attribués à Hésiode.
Date probable de l'existence d'Hésiode.
Hésiode vivait,
ainsi qu'Homère, dans un temps où la Grèce était encore gouvernée par des
rois. C'est ce que lui-même, en plus d'un passage, donne clairement à
entendre.
Mais cette vague indication laisse un large champ aux conjectures chronologiques
; et, quoique Hésiode parle en passant de la guerre de Troie comme d'un
événement ancien, il reste toujours un espace de plusieurs siècles à travers
lequel flotte son existence, portée par les uns jusque vers les confins de
l'âge héroïque, ramenée par les autres jusque vers l'époque des Olympiades.
Plusieurs prétendent tirer de l'examen de ses ouvrages la preuve qu'il a vécu
avant Homère. La langue d'Hésiode est marquée, disent-ils, d'un caractère
particulier d'archaïsme ; l'ionien épique s'y trouve mêlé d'éolismes plus
fréquents que chez Homère, et les règles même de la quantité ont subi, dans
plus d'un vers d'Hésiode, l'influence de la prononciation éolienne. Mais il
suffit, pour rendre raison de ces faits, de considérer qu'Hésiode était Éolien, et qu'il a chanté en Béotie, c'est-à-dire au centre même des
contrées occupées par les populations éoliennes. La mythologie d'Hésiode,
dont on argumente aussi, se rapproche, il est vrai, plus que celle d'Homère, de
l'antique religion de la nature. Mais Hésiode, qui compilait, dans sa
Théogonie, une sorte de code religieux, a dû recueillir de préférence les
symboles les plus clairs, les mythes qui servaient le mieux à son dessein
théologique. C'est en remontant aux traditions les plus anciennes, c'est en se
rapprochant de la source populaire des inventions religieuses, qu'il a retrouvé
la plupart de ces dieux qui ne sont pas connus d'Homère, ou que du moins
Homère n'a pas mentionnés. Les conformités d'Hésiode avec Homère ne
prouvent pas davantage qu'Hésiode ait rien emprunté au poète ionien, et qu'il
puisse être compté parmi ses successeurs ou ses disciples. Ce qu'ils ont de
commun le dialecte épique, les expressions proverbiales, les épithètes
appliquées à quelques noms, certaines fins de vers, certaines formules, enfin
le mètre poétique, ils l'ont reçu l'un et l'autre des aèdes. Hésiode ne
doit rien à Homère. Il a vécu avant Homère peut-être ; peut-être a-t-il
vécu après lui : nul ne saurait rien affirmer de positif à ce sujet. Je
remarque seulement que la tradition la plus accréditée chez les anciens le
faisait contemporain du chantre d'Achille.
Vie d'Hésiode.
C'est en Béotie,
dans la petite ville d'Ascra au pied de l'Hélicon, qu'Hésiode a vécu, et
c'est là probablement qu'il était né. Son père, qui était de Cymé dans
l'Éolide d'Asie Mineure, avait couru les mers pour chercher fortune, et, après
s'être enrichi dans ses entreprises, était venu se fixer à Ascra. Hésiode ne
dit point que son père l'eût amené avec lui de Cymé ; il semble même dire
le contraire quand il parle du seul voyage qu'il ait fait sur mer : « Jamais je
n'ai traversé dans un vaisseau la vaste mer, sinon pour passer d'Aulis en
Eubée.... Je me rendais à Chalcis, afin de disputer les prix du belliqueux
Amphidamas. Ses fils magnanimes avaient proposé des prix pour plusieurs sortes
de luttes. Là, j'eus la gloire de conquérir par mon chant un trépied à deux
anses. Je le consacrai aux Muses héliconiennes, dans le lieu où, pour la
première fois, elles m'avaient mis en possession de l'art des chants harmonieux
(01). »
Hésiode fait d'Ascra un triste tableau. C'était un séjour, suivant lui,
détestable en hiver, intolérable en été, agréable jamais. Il ne laissa pas
de s'y tenir, par habitude, peut-être par nécessité à cause des biens qu'il
y possédait ; et je doute qu'il n'eût pas aussi pour la bourgade natale un peu
de cet amour qu'on porte toujours à son pays, en dépit des intempéries du
climat ou de l'humeur insociable des voisins qu'on y trouve. Ainsi le surnom
d'Ascréen lui conviendrait encore, alors même qu'on admettrait qu'il fût né
à Cymé, et qu'il eût fait sur mer, durant son enfance, un voyage plus long
que la traversée d'Aulis à Chalcis.
Hésiode semble nous dire en passant qu'il avait un fils. Il avait aussi un
frère puîné, nommé Persès. Ce ne fut pas sans peine qu'ils parvinrent à
s'entendre, Persès et lui, après la mort de leur père : « Terminons notre
querelle, dit Hésiode à son frère, par d'équitables jugements, tels que pour
notre bien les dicte Jupiter. Déjà nous avons partagé l'héritage et tu
voulais en ravir la plus forte part, en séduisant par tout moyen ces rois
affamés de présents, qui se portent pour arbitres de notre procès. Les
insensés ! ils ne savent pas combien la moitié vaut mieux que le tout, et quel
bonheur il y a à vivre de mauve et d'asphodèle (02).
» C'est pour ramener ce frère à de meilleurs sentiments, c'est pour lui faire
comprendre le prix de la justice et de la vertu, qu'Hésiode composa son poème
intitulé Oeuvres et Jours. Il est probable qu'en ce temps-là le poète
n'était déjà plus un jeune homme, quoiqu'il eût perdu depuis peu son père.
Les Oeuvres et Jours semblent en effet tout autre chose que le produit
d'un enthousiasme de jeunesse. La réflexion y domine, aux dépens même
quelquefois de l'inspiration. C'est un sage qui parle, un homme d'expérience et
de grand sens, qui semble avoir beaucoup vécu, et qui connaît à fond les
hommes. La gravité des pensées, le ton presque sacerdotal du style, la façon
un peu rude et paternelle tout à la fois dont Hésiode gourmande son frère,
les désagréables vérités qu'il n'hésite point à adresser en face aux
puissants et aux rois, suffiraient pour démontrer que ce poème est l'ouvrage
d'un homme mûr et rassis, et en pleine possession de lui-même,
La Théogonie n'est guère moins que l'autre poème une oeuvre de
méditation profonde. Hésiode ne l'a pas composée non plus dans son jeune
âge. On peut admettre toutefois que l'épopée théologique est antérieure à
l'épopée morale ; car le passage où Hésiode parle de son offrande aux Muses
héliconiennes est comme une allusion au prélude de la Théogonie, où il
raconte, sous une forme symbolique, les circonstances de sa vocation : «
Commençons nos chants par les Muses.... Ce sont elles qui ont enseigné à
Hésiode le bel art du chant, comme il paissait ses brebis sous l'Hélicon
sacré. Ces déesses, les Muses de l'Olympe, les filles de Jupiter qui tient
l'égide, m'adressèrent tout d'abord ces paroles : « Bergers qui parquez dans
les campagnes, opprobre de la race humaine, esclaves de votre ventre ! nous
savons dire bien des mensonges qui ressemblent à la vérité ; mais nous savons
aussi, quand nous voulons, dire la vérité pure. » Ainsi parlèrent les
éloquentes filles du grand Jupiter. Et elles me donnèrent pour sceptre un
magnifique rameau de vert laurier qu'elles venaient de cueillir ; et elles
soufflèrent en moi un chant divin, afin que je célébrasse et l'avenir et le
passé ; et elles me commandèrent de chanter la race des bienheureux immortels,
et de les prendre toujours elles-mêmes pour l'objet de mes premiers et de mes
derniers chants (03). »
Les Béotiens du temps d'Hésiode étaient probablement un peu moins grossiers
qu'il ne se plaît à le dire. La forte race qui était venue, après la guerre
de Troie, des plaines de la Thessalie dans les contrées voisines de l'Hélicon,
n'était dénuée ni d'intelligence, ni même d'aptitude littéraire. Le culte
qu'elle rendait aux Muses atteste que les plaisirs sensuels ne tenaient pas
seuls place dans sa vie. Elle dut avoir plus d'un aède avant qu'Hésiode
chantât les travaux des hommes et les généalogies des dieux. Le poète
d'Ascra n'est point un phénomène isolé dans son histoire. Les Oeuvres et
Jours et la Théogonie ne s'expliquent bien qu'en supposant une
école de chantres nationaux, précurseurs d'Hésiode, et qui lui ont légué,
avec les secrets de l'art, quelques-unes de ces traditions, de ces inventions
poétiques, si différentes de tout ce que nous connaissons, et qui font un des
caractères particuliers de la poésie d'Hésiode. La victoire remportée par
lui à Chalcis sur quelque poète béotien, ou du moins éolien, prouve qu'il
n'y avait pas cette pénurie d'hommes adonnés aux travaux de l'esprit, que
ferait supposer la rude apostrophe des Muses.
Les Béotiens ne furent point les derniers parmi les Grecs à rendre des
honneurs publics à la mémoire d'Hésiode. Ils lui élevèrent une statue à
Thespies et une autre sur l'Hélicon. On visitait Orchomène pour admirer le
tombeau d'Hésiode. Les os du poète avaient été transportés dans cette ville
sur une injonction de l'oracle d'Apollon, dans un temps où les Orchoméniens
étaient affligés d'une maladie contagieuse. La présence de ces restes
vénérés devait, suivant le dieu, faire cesser le fléau. D'après la
tradition, Hésiode aurait été inhumé d'abord dans le canton de Naupacte.
Mais on ne sait ni dans quel pays il mourut, ni à quel âge. Il est probable
qu'il parvint à une haute vieillesse ; car l'expression vieillesse
hésiodéenne était passée chez les Grecs en proverbe, pour-désigner une
longévité s'étendant au delà de l'ordinaire mesure.
Jugement sur la poésie d'Hésiode.
« Hésiode s'élève rarement. Une grande place est occupée chez lui par des énumérations de noms. Pourtant il y a dans ses préceptes d'utiles sentences. Ses expressions ont de la douceur, et son style n'est point à mépriser. On lui donne la palme dans le genre tempéré. » Tel est le jugement de Quintilien sur le poète d'Ascra. Sans doute Hésiode n'est pas un génie de premier ordre. Ses modestes poèmes ne méritent nullement d'être rangés sur la même ligne que l'Iliade et l'Odyssée. Il n'a ni la fécondité d'Homère, ni sa puissance de création, ni cet art de coordonner un tout que nous avons admiré chez le poète ionien. Hésiode n'a laissé que quelques centaines de vers ; il n'a peint ni un Achille, ni un Ulysse, ni même un Ajax ; ses poèmes sont composés avec une sorte de négligence, comme s'il avait beaucoup plus songé à entasser les vérités et les enseignements qu'à les faire valoir, et à enrichir le fond qu'à perfectionner la forme ; enfin sa diction a souvent je ne sais quoi d'un peu triste et revêche, qui rappelle pour ainsi dire les brumes d'Accra, et sa versification n'a ni l'heureuse facilité ni l'harmonie variée de celle d'Homère. La lecture d'Hésiode exige une sorte d'effort : sa pensée ne se révèle pas toujours du premier coup, ni avec toute la clarté qu'exigerait notre esprit. Mais il y a dans ses ouvrages tel récit, comme celui de la guerre des Titans, comme la légende des âges du monde, qui ne pâlirait pas trop, comparé même aux plus brillantes créations de l'épopée homérique. Ses descriptions aussi sont faites de main de maître : la touche en est forte, quelquefois gracieuse ; le coloris en est inégal, mais la vigueur de l'expression y compense ce qui manque souvent du tété de la lumière et de l'éclat. Hésiode parle des phénomènes de la nature en homme qui a vécu aux champs, et dont l'âme n'est point restée froide au spectacle des oeuvres de Dieu. Mais Hésiode est avant tout un moraliste, un donneur de conseils. Il excelle à présenter sous une forme concise et piquante, sous une image riante ou terrible, les vérités de sens commun. Nul poète antique n'a laissé plus de proverbes dans la mémoire des hommes ; et, bien longtemps avant Ésope, Hésiode a eu la gloire de créer l'apologue, ou du moins de donner la forme poétique à ces allégories morales qui sont de tous les temps et de tous les pays du monde.
Poème des Oeuvres et Jours.
Le poème des
Oeuvres et Jours débute par un court prélude en l'honneur de Jupiter; puis le
poète entre comme il suit dans son sujet : « Il n'est pas une espèce
seulement de rivalités, mais il y en a deux sur la terre. L'une serait digne
des éloges du sage ; l'autre au contraire est blâmable. Elles sont animées
d'un esprit bien différent, car l'une excite la guerre désastreuse et la
discorde. La cruelle ! pas un mortel ne la chérit, mais les décrets des
immortels font subir, malgré qu'on en ait, l'ascendant de la rivalité funeste.
L'autre a été enfantée la première par la Nuit ténébreuse ; et le fils de
Saturne, qui habite dans l'air et s'assied sur un trône élevé, la plaça dans
les racines de la terre, et voulut qu'elle fût propice aux hommes. C'est elle
qui pousse au travail l'indolent même. Car l'homme oisif, qui jette les yeux
sur le riche, s'empresse à son tour de labourer, de planter, de bien gouverner
sa maison ; et le voisin est jaloux d'un voisin qui tâche d'arriver à
l'opulence. Or, cette rivalité est bonne aux mortels. Et le potier s'irrite
contre le potier, et l'artisan contre l'artisan ; et le mendiant porte envie au
mendiant, et l'aède à l'aède (04). »
Hésiode fait énergiquement sentir à son frère qu'en dehors du travail et de
la vertu, il n'y a pour l'homme que mécomptes et calamités. Il lui rappelle,
d'après les traditions antiques, la dégénérescence successive de la race
humaine depuis l'âge d'or, et comment la boîte de Pandore a versé sur le
monde tous les maux dont les dieux l'avaient remplie. Il peint de sombres
couleurs ce qu'il appelle le cinquième âge, cet âge de fer où il lui faut
vivre, avec le regret impuissant d'un passé qui fut meilleur, et le
pressentiment d'un avenir qui vaudra mieux aussi, mais qu'il ne verra pas. Il
reproche aux rois leur violence, tout en recommandant aux faibles la patience et
la résignation : « Voici ce que dit l'épervier au rossignol à la voix
harmonieuse. Il l'avait pris dans ses serres, et l'emportait bien haut à
travers les nues. Le rossignol, transpercé par les ongles recourbés de
l'épervier, poussait de plaintifs gémissements. Mais l'autre lui dit avec
dureté : « Mon ami, pourquoi crier ? Tu es au pouvoir de bien plus fort que
toi ; tu vas où je t'emmène, tout chanteur que tu es ; je me ferai de toi s'il
me plaît un repas, ou bien je te lâcherai. » Insensé celui qui veut lutter
contre plus puissant que soit il est privé de la victoire, et la souffrance
s'ajoute pour lui à la honte (05). »
Hésiode ne se borne point à donner aux faibles les conseils de la prudence :
il décrit à grands traits le bonheur qui s'attache toujours à
l'accomplissement du devoir, les malheurs que l'injustice entraîne après elle.
Il montre la providence des dieux dispensant à chacun, suivant ses mérites,
les biens et les maux : « Souvent même, dit-il, une ville tout entière est
punie à cause d'un seul méchant, qui manque à la vertu et machine de
criminels projets. Du haut du ciel, le fils de Saturne lance sur eux un double
fléau, la peste et la famine ; et les peuples périssant. Les femmes
n'enfantent plus, et les familles vont décroissant par la volonté de Jupiter,
maître de l'Olympe. Quelquefois aussi le fils de Saturne ou détruit leur vaste
armée, ou renverse leurs murailles, ou se venge sur leurs navires, qu'il
engloutit dans la mer (06). » Le poète rappelle
à ceux qui se flatteraient de pouvoir échapper au châtiment, que trente mille
génies, ministres de Jupiter, ont les yeux ouverts sur les actions des hommes,
et que la Justice est assise à côté du maître des dieux. Il faut donc
pratiquer la vertu, et chercher dans le travail seul cette richesse où le
méchant n'arrive pas toujours, et qui n'est entre ses mains que remords et
misère.
Hésiode se complaît dans les hautes régions de la pensée. Il s'arrête avec
une sorte d'amour sur ces principes moraux sans lesquels la vie humaine manque
de règle, de sens même et de dignité; et c'est avec une puissante abondance
d'images, une force de paroles sans cesse ravivée, qu'il tâche de faire
impression sur l'âme de Persès. Ce n'est guère que vers le milieu du poème
qu'il commence à décrire les travaux auxquels il invite son frère à se
livrer. Il parcourt ensuite à grands pas le cercle des occupations rurales.
Cette partie du poème n'est pas indigne de la première. Hésiode ne s'en tient
pas à d'arides préceptes ou à des descriptions techniques. En face de la
nature, il oublie plus d'une fois les formules didactiques, pour retracer les
tableaux sombres ou gracieux qui s'offrent à ses regards. Il ne se borne point
à dire, par exemple, que l'homme laborieux sait accroître son bien, même
durant l'hiver, ou qu'il faut, dès la belle saison, répéter à ses serviteurs
que l'été ne durera pas toujours. Il peint les rudes hivers des montagnes de
la Béotie : « Précautionne-toi contre le mois Lénéon, contre ces jours
mauvais, tous funestes aux bœufs, contre ces tristes frimas qui s'étendent sur
la campagne au souffle de Borée, quand il s'élance à travers la Thrace
nourrice des chevaux, et qu'il soulève les flots de la vaste mer. La terre et
les forêts mugissent. Déchaîné sur la terre féconde, le vent renverse en
foule, dans les gorges de la montagne, les chênes à la haute chevelure et les
sapins énormes, en faisant crier, dans toute leur étendue , les immenses
forêts. Les bêtes sauvages frissonnent, et ramènent leur queue sous leur
ventre, même celles dont la peau est le plus velue : oui, malgré l'épaisseur
des poils qui couvrent leur poitrine, le vent les pénètre de sa froidure. Il
passe sans obstacle à travers le cuir du bœuf ; il pénètre la chèvre aux
longues soies : quant aux brebis, leur toison annuelle les garantit contre les
assauts de Borée. Le froid courbe le vieillard ; mais il ne pénètre point la
peau délicate de la jeune fille, qui reste dans la maison auprès de sa
mère... Alors les hôtes des bois, cornus et non cornus, fuient, éperdus et
grinçant les dents, par vaux et broussailles. Tous ceux qui habitent des
tanières profondes, des cavernes de rocher, ne songent qu'à se blottir dans
leurs abris. Alors aussi les hommes ressemblent au mortel à trois pieds, dont
le dos est brisé, dont la tête regarde le sol : ils se voûtent comme lui en
marchant, pour éviter la blanche neige (07). »
A propos des travaux de la moisson, Hésiode se souvient que l'été est une
saison de joie et de bien-être, et il engage Persès à prendre sa part de ces
plaisirs qu'on goûte à si peu de frais : « Quand le chardon fleurit, et que
la cigale harmonieuse, posée sur un arbre, épanche sa douce voix en agitant
ses ailes ; dans la saison du laborieux été, alors les chèvres sont très
grasses et le vin excellent.... Cherche l'ombre d'un rocher, emporte le vin de
Bibles, et le gâteau de fromage, et le lait des chèvres qui ne nourrissent
plus, et la chair d'une génisse qui broute le feuillage et n'a pas été mère
encore; et celle des chevreaux premiers-nés. Savoure le vin noir, assis à
l'ombre, repu à souhait, le visage tourné du côté du zéphyre au souffle
puissant, et sur le bord d'une fontaine aux flots intarissables, abondants et
limpides (08). »
Après d'intéressants détails sur l'art de s'enrichir dans les entreprises du
commerce maritime, sur le choix du navire, sur les saisons favorables à la
navigation, Hésiode reprend le thème des prescriptions morales, mais non plus
avec cette verve et cette richesse de pensée qui distingue la première partie
du poème. Il se borne maintenant à tracer une sorte de code de la civilité et
des bienséances. Que s'il touche en passant à quelque grand sujet, il est tout
aussi bref que s'il s'agissait simplement de prémunir Persès contre le danger
de se rogner les ongles durant le festin solennel des dieux, ou, suivant son
expression, de séparer le sec du vert, en taillant avec un fer noir la tige aux
cinq rameaux. La fin du poème est peut-être plus technique, s'il est possible,
et plus sèche encore. C'est une sorte de calendrier, où Hésiode a marqué,
dans le mois lunaire, les jours favorables ou néfastes, par rapport surtout aux
travaux de l'agriculture. Ce morceau n'a guère d'intérêt qu'à titre de
renseignement sur les superstitions populaires du temps.
Le poème se termine à peu près comme la femme dont parle Horace : belle
tête, queue de poisson. Il faut bien avouer aussi que, dans l'ensemble, on
n'aperçoit pas toujours clairement la liaison des idées. Hésiode, uniquement
préoccupé de l'unité morale, si je puis m'exprimer ainsi, a trop négligé
cette autre unité qui naît d'une gradation savante et de transitions
habilement ménagées. Il va, revient, s'avance de nouveau pour revenir encore,
sautant brusquement d'un sujet à un autre, ou se bornant à une sorte de naïve
annonce : « Maintenant, si tu veux, je dirai une autre histoire. - Maintenant
je vais dire une fable aux rois. » L'artiste, en un mot, n'est pas, chez
Hésiode, à la hauteur du moraliste et du poète.
Le poème des Oeuvres et Jours nous a été transmis dans un état
satisfaisant de conservation. Il semble avoir échappé complètement aux
profanations des interpolateurs, malgré les tentations que leur offrait une
composition dont le tissu n'est ni bien serré ni bien uni. Tout y a, d'un bout
à l'autre, tournure et couleur hésiodéenne. Nulle disparate ni de style, ni
de langue, ni de versification. Le prologue lui-même, que quelques-uns
regardent comme ajouté après coup, porte tous les caractères de
l'authenticité. Si c'est, comme on le prétend, l'ouvrage de quelque rhapsode,
un proème dans le genre de ceux dont les Homérides faisaient précéder leurs
récitations épiques, il faut admirer l'art avec lequel le faussaire a su
imiter le ton d'Hésiode, sa vigoureuse simplicité, le mouvement de sa phrase,
et lui prendre sa langue et sa physionomie.
La Théogonie.
La Théogonie,
au contraire, porte en maint endroit des traces visibles d'interpolation. Il y a
une foule de vers, dans ce poème pourtant si court, qui ne sont que des gloses
mythologiques ou grammaticales, aussi indignes d'Hésiode que de la poésie
même. Il y en a d'autres qui n'ont aucun rapport ni avec ce qui les précède,
ni avec ce qui les suit. Il y en a qui sont d'Homère, et qui semblent n'être
entrés dans le texte qu'après avoir été d'abord placés à côté comme
objet de comparaison. Ainsi, à la suite de la description, de la Chimère, on
lit cette autre description du même monstre, empruntée à l'Iliade (09):
Lion par devant, dragon par derrière, chèvre au milieu , vomissant
d'affreux tourbillons de flamme.
Mais c'est surtout le prologue du poème qui a été gonflé outre mesure. La
Théogonie, avec ses nombreuses surcharges, n'a guère qu'un millier de vers, et
le prologue à lui seul en compte cent quinze. Cette particularité est déjà
en soi assez extraordinaire. L'examen du morceau confirme les soupçons qu'on ne
peut s'empêcher de concevoir au premier aspect. On reconnaît bien vite que le
vrai prologue de la Théogonie ne se composait originairement que des
trente-cinq vers où le poète raconte les danses et les chants des Muses sur
les sommets de l'Hélicon, et comment il a reçu d'elles le don de la poésie
avec le rameau de laurier, et des douze vers où il demande aux Muses de lui
révéler ce qu'elles savent de l'histoire des dieux et de leurs généalogies.
Toute la partie intermédiaire n'a aucun rapport avec la Théogonie. C'est
d'abord un hymne, où les Muses sont célébrées comme des poétesses, nées de
Jupiter dans la Piérie, près de l'Olympe ; c'est ensuite une énumération des
Muses, et un tableau des bienfaits dont elles comblent les hommes. On peut
admettre, à la rigueur, que ces chants en l'honneur des Muses sont l'ouvrage
d'Hésiode ; et ils sont dignes de lui. Mais Hésiode ne les avait point
destinés à figurer là où on les a intercalés. Les derniers vers de la
Théogonie, à partir du vers 963, sont, suivant certains critiques, une
transition ajoutée après coup, à l'aide de laquelle on avait rattaché la
Théogonie au poème intitulé Catalogue des Femmes ou Grandes Eées. Au reste,
on n'aperçoit pas, dans la Théogonie, de lacunes très importantes. Pour avoir
dans toute sa pureté l'œuvre d'Hésiode, il suffit de faire des
retranchements, et de réduire le poème de cent cinquante vers plus ou moins.
Un poème si court, et qui se compose, pour la plus grande partie, d'une
énumération de noms propres, ne pouvait manquer de pécher par la sécheresse.
En effet, on voit qu'Hésiode ne s'est guère proposé d'autre dessein que de
rédiger un catalogue raisonné des divinités reconnues de son temps, et de
dresser, pour ainsi dire, l'arbre généalogique de la famille divine. Souvent
les noms viennent à la suite l'un de l'autre, sans plus d'apprêt, et le poète
disparaît complètement derrière le nomenclateur. Mais d'ordinaire chaque
divinité est caractérisée par quelque trait rapide emprunté à sa légende,
ou tout au moins marquée de quelque poétique épithète. Quelquefois enfin
Hésiode donne à sa veine un plus libre cours, et la laisse s'épancher en
récits mythologiques dignes de la véritable épopée.
Je transcrirai le début du poème proprement dit, pour donner une idée du ton
général de l'ouvrage : « Donc, avant toutes choses fut le Chaos, et ensuite
la Terre au large sein, inébranlable demeure de tous les êtres, et le
ténébreux Tartare dans les profondeurs de la terre immense, et l'Amour, le
plus beau des dieux immortels, l'Amour qui amollit les âmes, et qui règne sur
tous les dieux et sur tous les hommes, domptant dans leur poitrine leur cœur et
leurs sages résolutions. Du Chaos naquirent l'Erèbe et la noire Nuit. La Nuit
enfanta l'Éther et le Jour, fécondée par les caresses de l'Erèbe. La Terre
produisit d'abord le Ciel étoilé, égal en grandeur à elle-même, afin qu'il
la couvrît tout entière, et qu'il fût éternellement l'inébranlable demeure
des dieux bienheureux. Puis elle produisit les hautes montagnes, gracieuses
retraites des nymphes, qui habitent les monts aux gorges profondes. Elle enfanta
aussi Pontus, la stérile mer aux flots bouillonnants, mais sans goûter les
charmes du plaisir ; puis ensuite, ayant partagé la couche du Ciel, elle
enfanta l'Océan aux gouffres profonds, et Coeus, et Crius, et Hypérion, et
Japet, et Thia, et Rhéa, et Thémis, et Mnémosyne, et Phoebé à la couronne
d'or, et l'aimable Téthys. Après tous ceux-là, elle mit au monde l'astucieux
Saturne, le plus terrible de ses enfants, et qui fut l'ennemi de son vigoureux
père. Elle enfanta de plus les Cyclopes, etc. (10)
»
Hésiode énumère les autres enfants du Ciel ou d'Uranus et de la Terre. Puis
il raconte la querelle d'Uranus et de ses fils, comment Saturne mutila son père
avec la faux qu'avait forgée la Terre elle-même, et comment du sang d'Uranus
mutilé naquirent d'autres divinités, et parmi elles Aphrodite. Puis vient la
longue énumération de tous les autres dieux dont la naissance remontait,
suivant la tradition, à l'époque qui avait précédé le règne de Saturne et
la mutilation d'Uranus. On voit ensuite Saturne dévorant ses enfants, Rhéa
sauvant Jupiter, et celui-ci, avec l'aide des Titans, c'est-à-dire des fils
d'Uranus et de la Terre, renversant Saturne à son tour, et établissant son
empire sur les hommes et sur les immortels. La querelle de Jupiter et des dieux
nouveaux contre les divinités titaniques occupa presque tout le reste du
poème. C'est dans cette partie surtout qu'Hésiode, entraîné par le sujet, a
donné carrière à son génie poétique, sans s'inquiéter beaucoup s'il
restait dans les justes proportions d'un épisode. On dirait qu'il a voulu faire
oublier quelque Gigantomachie d'un des aèdes qui l'avaient précédé. Je
regrette que le morceau soit trop long ; je voudrais le transcrire en entier :
l'immensité du champ de bataille, la grandeur de la lutte, la nature des
combattants, donnent à ce tableau quelque chose de sombre et d'étrange, qui ne
ressemble à rien de ce que nous a transmis l'antiquité. Je cite seulement
quelques traits : « Les deux partis déployaient leur audace et la vigueur de
leurs bras. Un horrible fracas retentit sur la mer sans bornes ; la terre pousse
un long mugissement ; le vaste ciel s'agite et gémit ; le grand Olympe tremble
jusqu'en ses fondements, sous le choc des immortels. L'ébranlement terrible se
fait sentir jusque dans le ténébreux Tartare.... Alors Jupiter ne retient plus
son courroux. Son âme se remplit à l'instant de fureur ; il déploie sa force
tout entière. Impétueux, il s'élance des hauteurs du ciel et de l'Olympe,
faisant jaillir des feux étincelants : les foudres volaient sans relâche hors
de sa main puissante, au milieu du tonnerre et des éclairs, en roulant une
flamme sacrée. La terre nourricière mugissait embrasée ; et les forêts
immenses pétillaient enveloppées par l'incendie. La terre bouillonnait au
loin, et les flots de l'Océan, et la mer stérile. Une brûlante vapeur
entourait les Titans fils de la Terre ; la flamme s'élevait à l'infini dans
l'air divin ; et les combattants, tout braves qu'ils fussent, étaient aveuglés
de l'éblouissant éclat de la foudre et du tonnerre. Le vaste incendie envahit
le chaos même.... Cottus, et Briarée, et Gyès insatiable de guerre, avaient
excité aux premiers rangs un combat acharné. De leurs mains puissantes ils
lancent coup sur coup trois cents cochers, et ombragent les Titans d'une nuée
de flèches. Vainqueurs de ces vaillants ennemis, ils les précipitent sous la
vaste terre, et ils les chargent d'impitoyables chaînes, dans ces abîmes aussi
profondément enfoncés sous la terre que le ciel s'élève au-dessus de sa
surface. Car une enclume d'airain, tombant du ciel, descendrait neuf nuits et
neuf jours, et atteindrait à la terre le dixième jour ; et une enclume
d'airain, tombant de la terre, descendrait neuf nuits et neuf jours, et
atteindrait le dixième jour au Tartare. L'abîme est entouré d'une barrière
d'airain. Autour de l'ouverture la nuit répand à triple repli ses ombres ;
au-dessus reposent les racines de la terre et de la mer stérile. C'est là que
les dieux titans sont emprisonnés dans les ténèbres obscures, par l'ordre de
Jupiter assembleur de nuages (11). »
Authenticité des deux poèmes.
Il y a une telle ressemblance de caractère et de style entre la Théogonie et les Oeuvres et Jours, qu'il n'est guère permis de mettre en doute l'étroite parenté des deux poèmes. C'est le même mode de composition, où, si l'on veut ; la même insouciance de ce que nous nommons ainsi ; c'est la même prédilection des thèmes favorables, aux dépens de l'harmonie de l'ensemble ; c'est le même mouvement, la même tournure de pensée ; ce sont les mêmes phrases pleines de sens, mais traînantes quelquefois et un peu obscures ; c'est la même versification naïve et le même système de prosodie ; c'est la même langue avec sa saveur béotienne et antique. Malgré la profonde différence des sujets, on retrouve plus d'une fois, dans l'un et l'autre poème, la trace des mêmes préoccupations, les mêmes sentiments, les mêmes idées. Mais nulle part l'unité d'auteur ne se révèle plus manifeste que dans les passages où il s'agit de la femme. Hésiode n'est point un flatteur de l'autre sexe. Les bonnes ménagères sont rares de tout temps ; et ce n'est pas d'aujourd'hui que les caquettes tendent leurs filets par le monde. Le poète du travail, de la paix et du bien-être voit le type de la femme, telle qu'elle est trop souvent, dans cette Pandore destinée pur Jupiter à être tout à la fois le charme et le fléau des hommes : « A l'instant, l'illustre boiteux, Vulcain, obéissant aux volontés du fils de Saturne, façonna avec de la terre une figure qui ressemblait à une chaste vierge. Les Grâces divines lui attachèrent des colliers d'or ; et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Pallas Minerve orna son corps d'une complète parure. Le messager des dieux, le meurtrier d'Argus, docile aux volontés du tonnant Jupiter, arma son cœur de mensonges, de discours artificieux, de sentiments perfides. Le héraut des dieux mit aussi en elle une voix articulée ; et il nomma cette femme Pandore, parce que tous les habitants de l'Olympe lui avaient fait chacun leur présent, afin qu'elle fût un fléau pour les industrieux mortels (12). » C'est dans un but tout pratique et moral qu'Hésiode contait à son frère cette vieille légende. Les conseils qu'il donne à Persès en plus d'un endroit montrent assez le sens qu'il y attache. Il lui recommande de se défier des manèges de ces femmes qui en veulent plus à sa fortune qu'à son cœur. Il le met eu garde contre ce qu'on appelle encore aujourd'hui de bons mariages ; il lui dit de n'épouser que dans une famille voisine et connue : « Examine attentivement avant de choisir, afin que ton mariage ne fasse pas de toi la risée de tes voisins. S'il n'est pas pour l'homme d'acquisition meilleure que celle d'une vertueuse épouse, il n'est pas de pire calamité non plus qu'une femme vicieuse.... Sans torche elle consume son époux, et le livre à la vieillesse cruelle (13). »Il n'est pas bien étonnant que le mythe de Pandore figure aussi dans la Théogonie, où sa place était naturellement marquée. Mais un seul homme a pu ajouter à la légende l'affabulation un peu brutale qui la suit ; et cet homme, c'est Hésiode, c'est le poète qu'on vient d'entendre : « C'est de Pandore qu'est née la race des femmes au sein fécond. Oui, cette race funeste vient d'elle ; les femmes, fléau cruel qui habite parmi les hommes ; les femmes, qui s'associent non à la pauvreté, mais à l'opulence. De même que quand les abeilles, dans leurs ruches couronnées de toits, nourrissent des frelons qui ne savent que s'employer au mal : tout le jour, jusqu'au coucher du soleil, elles travaillent activement à former des blancs rayons de miel ; eux, au contraire, ils ne bougent de l'intérieur des ruches couronnées de toits, engloutissant dans leur ventre le travail d'autrui : de même Jupiter qui tonne dans les airs a imposé aux mortels le fléau des femmes.... Celui qui, fuyant le mariage et l'importune société des femmes, refuse de prendre une épouse et parvient jusqu'à la fatale vieillesse, cet homme vit privé des soins nécessaires, et, quand il est mort, des collatéraux se partagent ses biens. Celui qui subit la destinée du mariage, et qui possède une femme pleine de chasteté et de sagesse, chez celui-là même le bien est toujours compensé par le mal. Mais I'homme qui est allé se buter dans une engeance perverse porte en son cœur, toute sa vie, un infini chagrin (14). »
Les grandes Éées.
Hésiode, vers la
fin de la Théogonie, après avoir énuméré les enfants de Jupiter et quelques
autres divinités, s'adresse de nouveau aux Muses, et annonce qu'il va chanter
les déesses qui se sont unies à de simples mortels, et qui ont donné le jour
à des enfants semblables aux dieux. Cette liste supplémentaire occupe une
cinquantaine de vers, et se termine par ces mots, qui sont aussi les derniers de
la Théogonie : « Maintenant chantez la troupe des femmes, ô Muses
harmonieuses, filles de Jupiter qui tient l'égide (15).
» Ces femmes dont il est question sont celles qui avaient eu commerce avec les
dieux, et qu'Hésiode avait célébrées, elles et leurs fils, dans une suite de
notices épiques, légèrement rattachées l'une à l'autre, et qui étaient
comprises sous le titre commun de Catalogue des Femmes ou de Grandes
Éées. Peu importe que toute la dernière partie de la Théogonie ait
été, comme le prétendent quelques-uns, ajoutée après coup pour souder le
poème religieux à l'épopée des femmes. Il nous suffit qu'Hésiode était
réputé l'auteur de cette épopée. Le titre de Grandes Éées, ou simplement
d'Éées (meg‹lai ƒHoÝai, ou ƒHoÝai),
sous lequel le Catalogue des femmes est souvent cité par les anciens, provient
de ce que la légende de la plupart des héroïnes se rattachait aux récits
précédents par les deux mots µ oáh, ou telle
que. Voici, par exemple, le début de la partie du poème qui concernait
Alcmène, mère d'Hercule : « Ou telle que, quittant sa demeure et son pays,
vint à Thèbes, pour suivre le belliqueux Amphitryon, Alcmène, fille
d'Électryon l'intrépide chef des guerriers (16).
»
On ne sait pas au juste le nombre des héroïnes qu'Hésiode avait célébrées.
Les vers qui restent de l'épopée des femmes se rapportent à Coronis, mère
d'Esculape, fils d'Apollon ; à Antiope, mère de Zéthes et d'Amphion, fils de
Jupiter; à Mécionice, mère d'Euphémus, fils de Neptune ; à Cyrène, mère
d'Aristée, fils d'Apollon. Encore y a-t-il telle de ces légendes qui semble
avoir été ajoutée après coup à l'œuvre primitive. Celle de Cyrène, cette
jeune fille thessalienne qu'Apollon avait transportée en Libye, où elle donna
le jour à Aristée, doit dater, suivant quelques critiques, d'une époque
postérieure à la fondation de la ville de Cyrène sur les côtes de la Libye,
c'est-à-dire de plusieurs siècles après Hésiode. Le fragment de la légende
d'Alcmène, dont j'ai cité le début, est assez considérable : il ne contient
pas moins de cinquante-six vers, qui se suivent sans lacune. Le poète y
explique les motifs qui avaient forcé Amphitryon de se réfugier à Thèbes,
l'amour de Jupiter pour Alcmène, l'absence et le retour d'Amphitryon, la
naissance d'Hercule et de son frère. Ce n'est là, évidemment, qu'une portion
de la légende. Le récit des exploits d'Hercule et la peinture des tourments
endurés par la mère d'un héros si rudement éprouvé, avaient dû fournir une
riche matière aux développements poétiques. L'exclamation d'Alcmène qui nous
a été conservée : « O mon fils, Jupiter, ton père, t'a donc fait naître
pour être malheureux et brave entre tous ! » ce cri pathétique, sorti du cœur
d'une mère, prouve du moins qu'Hésiode avait fait de la légende une
sorte d'Héracléide, mais d'où Alcmène n'était point absente.
Le bouclier d'Hercule.
Dans les
éditions d'Hésiode, immédiatement après le grand morceau de cinquante-six
vers, vient, sans transition aucune, le récit du combat d'Hercule contre Cycnus
fils de Mars, et contre le dieu Mars lui-même. Ce récit, à son tour, est
coupé par la description infiniment détaillée du bouclier que portait le fils
d'Alcmène, et ne reprend qu'au bout de cent quatre-vingts vers. L'ensemble
incohérent formé de ces trois pièces diverses est le prétendu poème qu'on
nomme le Bouclier d'Hercule. Il n'est pas vraisemblable que le récit du
combat soit un débris des Éées. Hésiode n'aurait pas donné un si
vaste développement au moins renommé peut-être des douze travaux d'Hercule,
et cela dans une épopée où la légende d'Alcmène et de son fils n'occupait
elle-même qu'une place assez restreinte. Tout d'ailleurs y décèle une main
qui n'est pas celle d'Hésiode. On y trouve tel vers des Oeuvres et Jours
presque textuellement transcrit, et un bon nombre d'expressions et de formes
hésiodéennes; mais les mots, les tournures d'Homère, et jusqu'à ses
comparaisons, s'y rencontrent à chaque pas. Ce n'est pourtant pas un centon,
une pièce sans originalité et sans valeur. Il y a du mouvement, de l'énergie
; le style n'est pas sans souplesse ni sans éclat. C'est l'ouvrage d'un homme
de talent, et le reste, selon toute apparence, de quelque hymne en l'honneur
d'Hercule, ou de quelqu'une de ces Héracléides qui avaient été composées
par les poètes de l'âge posthomérique.
La description du bouclier est remarquable aussi par ses qualités poétiques.
Il est certain, vu son ampleur, qu'elle n'a pas été faite pour le récit où
elle est intercalée. Il est bien plus certain encore qu'elle n'est pas
d'Hésiode. Celui qui a décrit le bouclier d'Hercule avait sous les yeux la
description du bouclier d'Achille. On dirait même que, dans certaines parties,
il a pris à tâche de rivaliser avec Homère. J'ai cité ailleurs, à propos du
chant d'hyménée, la peinture d'un cortège nuptial, d'après le bouclier
d'Achille. Une scène semblable est tracée dans la description du bouclier
d'Hercule ; et avec des circonstances analogue, et dans des termes quelquefois
identiques. La description du bouclier d'Hercule ne peut provenir que de quelque
grande épopée ; car les hymnes religieux, à cause de leur brièveté, ne
souffraient point de pareils hors-d'œuvre. Ce serait perdre son temps que de
chercher le nom du poète qui l'a composée, et le siècle où il a vécu. Tout
ce qu'il est permis d'affirmer, c'est que ce poète n'est pas Hésiode, et qu'il
n'a ni le ton, ni le style, ni même la langue de l'auteur de la Théogonie
et des Oeuvres et Jours.
Ouvrages attribués à Hésiode.
On attribuait à
Hésiode, dans l'antiquité, une foule d'autres ouvrages, aujourd'hui perdus, et
dont il ne reste guère que les titres. Ainsi, par exemple, un poème didactique
sur l'équitation, intitulé Leçons de Chiron ; un autre poème
didactique, sur l'Ornithomancie ou l'art de deviner les présages des oiseaux ;
la Mélampodie, épopée en l'honneur du fameux roi-devin Mélampus
d'Argos ; l'Egimius, autre épopée en l'honneur d'un héros dorien de ce
nom, ami et allié d'Hercule ; des poèmes plus courts, ou plutôt des fragments
épiques, tels que le Mariage de Céyx, l'Épithalame de Pélée et
Thétis, la Descente de Thésée et de Pirithoüs aux enfers, etc.
Le nom d'Hésiode était comme une sorte de centre poétique, autour duquel on
avait groupé la plupart des productions de ce qu'on pourrait appeler l'école
béotienne, toutes celles dont les auteurs avaient gardé l'anonyme ou
s'étaient volontairement cachés sous le couvert du poète national des
Éoliens. Mais la croyance à l'authenticité de ces ouvrages n'était pas
universelle. Quelques-uns même poussaient le scepticisme un peu loin ; et les
Béotiens, au temps de Pausanias, taxaient de bâtardise non seulement les
poèmes que je viens d'énumérer, mais les Éées, mais la Théogonie
même. Les Oeuvres et Jours étaient, suivant eux, le seul poème
qu'Hésiode eût laissé. Qu'importe qu'Hésiode ait été un peu plus fécond
ou un peu moins ? N'eût-il fait que les Oeuvres et Jours, il mériterait
encore d'avoir été classé, dans l'estime des Grecs, au premier rang des
poètes, et d'avoir eu son nom si souvent accolé à celui d'Homère.
HYMNES HOMÉRIQUES ET POÈMES CYCLIQUES.
Caractère des Hymnes homériques. - Hymne à Apollon Délien. - Hymne d'Apollon Pythien. - Hymne à Mercure. - Hymne à Vénus. - Hymne à Cérès. - Hymne à Bacchus. - Le Cycle poétique. - Stasinus. - Arctinus - Leschès. - Agias et Eugamon. - La Thébaïde, l'Héracléide, etc.
Caractère des Hymnes homériques.
Les hymnes que nous possédons sous le nom d'Homère peuvent être rangés parmi les plus anciens monuments de la poésie grecque. La plupart de ces hymnes, comme je l'ai remarqué déjà, ne sont autre chose que des préludes, des ouvertures, ou, selon l'expression grecque, des proèmes, qui servaient d'introduction aux chants épiques récités par les rhapsodes. Nul doute que l'usage de commencer toute récitation poétique par une invocation aux dieux ne date de la plus haute antiquité. Plus d'un proème homérique est donc contemporain, peu s'en faut, de l'Iliade et de l'Odyssée ; et, quelque récents qu'on suppose la plupart de ces hymnes, on ne les saurait faire descendre beaucoup en deçà des premières Olympiades. Je ne parle ici que pour mémoire de ces productions assez insignifiantes. Mais il y a, dans la collection, autre chose que des proèmes. Il y a des oeuvres considérables et par l'étendue et par la valeur littéraire, et qui méritent de nous arrêter quelques instants. Ces grandes compositions, égales en longueur à des rhapsodies entières, suffisaient à remplir seules le temps que les auditeurs accordaient à chaque récitation. Elles sont chacune par elles-mêmes ; elles forment chacune un tout complet. Ce ne sont pas des hymnes proprement dits, des litanies comme celles qu'on chantait devant l'autel des dieux ; ce sont plutôt de petites épopées mythologiques. Les auteurs n'étaient pas, comme les rhapsodes des proèmes, des poètes de rencontre, dont tout l'effort aboutissait à une ou deux douzaines de vers, pillés d'ici et de là peut-être. C'étaient de vrais fils de la Muse ; c'étaient des hommes de la race de ceux qui forment le premier anneau de la chaîne dont parle Platon.
Hymne à Apollon Délien.
Thucydide a pu,
sans se faire tort auprès des gens de goût, croire à l'authenticité de
l'Hymne à Apollon Délien, et en citer, sous le nom d'Homère, d'assez longs
passages, Cet hymne n'est pas trop indigne, par la pensée et par le style, de
l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée. Je n'hésite pourtant pas à nier
qu'Homère en soit l'auteur. On y fait paraître Homère, et l'on met l'hymne
dans sa bouche ; mais c'est par un artifice littéraire du genre de celui
d'André Chénier dans sa fameuse élégie. Je l'affirme à cause surtout de
l'allocution aux jeunes filles de Délos : « Souvenez-vous de moi dans l'avenir
; et, si jamais, abordant en ces lieux, quelque étranger, quelque aventureux
voyageur vous demande : « Jeunes filles, quel est le plus harmonieux des aèdes
qui fréquentent cette île, celui dont les chants vous charment davantage ? »
répondez unanimement ces mots de bienveillance : « C'est un homme aveugle, qui
habite dans la montagneuse Chios ; tous ses chants jouissent pour jamais d'un
renom incomparable (17). Homère n'a jamais tenu un
pareil langage. L'auteur de l'hymne, quelque Homéride de Chios probablement,
entraîné par l'admiration, fait dire à Homère ce que lui-même il pense, ce
qu'il crierait aux quatre coins du monde. Quelques-uns ont attribué ce morceau
poétique à Cynéthus, le plus célèbre des Homérides dont le nom nous ait
été transmis. Mais cette opinion n'est guère probable, si ce rhapsode vivait,
comme on le pense communément, à l'époque de Pindare et d'Eschyle,
c'est-à-dire assez peu d'années avant Thucydide.
L'ouvrage est incomplet. Il y manque, selon toute apparence, une partie du
commencement, le récit de la rivalité de Junon et de Latone, et le détail des
courses errantes de la mère d'Apollon. Le poète du moins entre un peu
brusquement en matière, après la double invocation à Latone et à son fils.
Il conte comment Délos donna l'hospitalité à la déesse persécutée, et
comment Apollon naquit au pied du palmier tant célébré depuis ; il trace
ensuite un magnifique tableau des fêtes de Délos : « Mais toi, Phoebus,
Délos est le lieu le plus agréable à ton cœur. C'est là que se réunissent
les Ioniens à la robe traînante, avec leurs enfants et leurs chastes épouses.
Ils se livrent, en ton honneur, aux luttes du pugilat, de la danse et du chant.
Il dirait des immortels éternellement exempts de vieillesse, celui qui
visiterait Délos quand les Ioniens y sont réunis. A l'aspect de tant de
beauté, il se réjouirait dans son cœur, admirant ces hommes, ces femmes à la
gracieuse ceinture, ces rapides navires, ces richesses entassées. Ajoutez-y
cette grande merveille, dont la gloire ne périra jamais, les filles déliennes,
prêtresses du dieu qui frappe au loin. Elles chantent d'abord Apollon, puis
elles rappellent Latone, et Diane qui aime à lancer des flèches ; elles
célèbrent aussi les héros et les héroïnes d'autrefois, et elles enchantent
la foule des hommes. Elles savent imiter la voix de tous les peuples et le son
de leurs instruments. On dirait qu'on s'entend parler soi-même, tant il y a,
dans leurs accents, d'harmonie et de beauté (18).
»
Ceci, bien plus encore que la croyance de Thucydide, prouve que l'Hymne à
Apollon Délien n'est pas d'un contemporain de Miltiade et de Thémistocle.
C'est un homme des temps antiques qui a vu les Ioniens dans cette gloire et dans
cette opulence. Je dis plus : c'est un compatriote d'Homère qui les a chantés
avec cet enthousiasme. Je sens dans ses vers la passion de la grandeur nationale
; et dans sa poitrine, comme dans celle d'Homère, bat un cœur ionien.
Hymne à Apollon Pythien.
L'Hymne à
Apollon Pythien est rangé bien à tort, par la plupart des éditeurs, à la
suite du précédent, comme s'il en était la continuation naturelle. Il
n'appartient ni à la même école poétique, ni au même ordre d'idées. C'est
le récit, sous une forme mythique, de l'établissement du culte d'Apollon dans
la Grèce continentale. A coup sûr ce récit n'est pas l'œuvre d'Homère. Il y
en a plus d'une preuve, et notamment les paroles que l'auteur de l'hymne met
dans la bouche de Junon, à propos de Vulcain. Elle dit que c'est elle-même qui
a jeté son fils du haut du ciel ; que Vulcain est tombé dans la mer, et qu'il
a été recueilli et élevé par Thétis. On connaît le passage de l'Iliade où
Vulcain conte lui-même sa mésaventure. Les deux traditions diffèrent
absolument. Ce n'est pas non plus un Homéride de Chios, un Ionien d'Asie qui a
célébré le sanctuaire de Crissa ; c'est bien plutôt quelque aède des
contrées voisines du Parnasse, quelque héritier peut-être de la muse
d'Hésiode, mais qui connaissait l'Iliade et l'Odyssée, comme on le voit à de
manifestes emprunts, surtout dans l'énumération des contrées que parcourt le
navire crétois conduit par Apollon.
Cet hymne est encore d'une antiquité assez reculée. Il est antérieur et à la
guerre de Crissa et à l'introduction des courses de chevaux dans les jeux
Pythiques. C'est à Crissa qu'était encore, au temps du poète, le sanctuaire
d'Apollon ; et la raison principale qui avait décidé Apollon à choisir ce
lieu de préférence à tout autre, c'est qu'on n'y entendait jamais de bruit
des coursiers ni des chars. Il n'y a rien, dans tout l'hymne, qui mérite
d'être particulièrement cité. Ce n'est pas que cette poésie soit sans
mérite : le récit est vif et intéressant, la composition sage et bien
ordonnée, et le style a cet éclat tempéré qui ne fait jamais défaut aux
hommes de quelque talent. Mais l'originalité est absente. C'est ce qu'on
appelle un ouvrage estimable. Je me borne donc à en donner l'esquisse en
quelques mots.
Apollon descend de l'Olympe, et cherche dans la Grèce une place pour s'y bâtir
un temple. Une nymphe de Béotie, Telphuse, lui conseille de s'établir à
Crissa, sur le flanc du Parnasse. C'était un piège qu'elle lui tendait
malicieusement ; car elle savait qu'un serpent terrible avait son repaire dans
cette contrée, et que le dieu y courrait de grands dangers. Apollon suit le
conseil de la nymphe : il bâtit son temple dans la solitaire vallée de Crissa.
Mais il tue le monstre ; et, pour punir la perfidie de Telphuse, il fait
disparaître, sous un éboulement de rochers, la fontaine à laquelle la nymphe
présidait. Apollon se transforme en dauphin, et guide vers Crissa un navire
monté par des Crétois de Cnosse. Ces Crétois, à l'invitation du dieu, y
fixent leur séjour, et ils deviennent les prêtres et les gardiens du nouveau
sanctuaire.
Hymne à Mercure.
L'Hymne à Mercure n'a rien de cette gravité religieuse qui distingue les deux hymnes à Apollon. C'est une sorte de conte presque plaisant, écrit à la manière du récit des amours de Mars et de Vénus dans l'Odyssée. On voit, à l'enjouement du poète, qu'il n'a nullement la prétention de faire le prêtre et l'hiérophante, et qu'il s'agit uniquement pour lui de vers et de poésie. Le Mercure qu'il chante est un nouveau-né. Mais cet enfant merveilleux quitte son berceau, et s'en va dans la Piérie voler les bœufs d'Apollon. Il les conduit dans une grotte près de Pylos, en dérobant sa marche par d'adroits stratagèmes ; puis, comme un sacrificateur consommé, il égorge et dépèce deux victimes, et il en fait un solennel hommage aux différents dieux. Il avait rencontré en son chemin une tortue : cette tortue, entre ses mains industrieuses, était devenue une lyre. Il se sert de l'instrument nouveau pour apaiser Apollon, qui a deviné le voleur de ses bœufs ; et les deux fils de Jupiter contractent ensemble une étroite intimité. L'hymne, bien qu'un peu long, est agréable à lire; l'esprit y pétille, mais discrètement. C'est de la poésie gracieuse, mais ce n'est guère plus que l'Hymne à Apollon Pythien une oeuvre de génie. Ces deux morceaux sont à peu près contemporains. La lyre dont il est question dans l'Hymne à Mercure est un instrument heptacorde. Or, on sait que c'est Terpandre qui compléta la lyre, en ajoutant trois cordes à l'antique luth des aèdes. L'Hymne à Mercure n'a donc pu être composé que depuis l'invention de Terpandre, c'est-à-dire vers la seconde moitié du septième siècle avant notre ère. Or l'Hymne à Apollon Pythien l'a été antérieurement à une guerre qui appartient à la première partie du sixième siècle.
Hymne à Vénus.
L'Hymne à Vénus contient le récit des amours de la déesse avec le Troyen Anchise. Vénus se montre à Anchise sur le mont Ida, sous la forme d'une jeune princesse phrygienne. A son départ, elle se fait connaître ; elle annonce à Anchise qu'il naîtra d'eux un fils ; mais elle lui défend de jamais révéler le secret de la mystérieuse naissance de cet enfant, à moins qu'il ne veuille lui-même encourir la vengeance de Jupiter. C'est à quelque Homéride qu'il faut attribuer l'Hymne à Vénus. Tout y a , pour ainsi dire, la senteur homérique : le sujet lui-même, le ton général du style, le soin que met le poète à ne pas s'écarter de la tradition consacrée par Homère. Ainsi, Homère avait dit : « Énée régnera sur tes Troyens, et les fils de ses fils, dans les siècles futurs (19). » L'auteur dé l'hymne dit à son tour: « Tu auras un fils qui régnera sur les Troyens ; et sa postérité ne s'éteindra jamais (20). » On conjecture même que ce chant a été composé pour flatter la vanité de quelqu'un de ces princes des contrées voisines de l'Ida, qui se prétendaient lés descendants d'Énée, et dont les familles subsistaient encore vers l'époque de la guerre du Péloponnèse. Mais nul ne pourrait fixer, à deux siècles près, la date de l'Hymne à Vénus. Ce morceau, du reste, est assez court : c'est une narration rapide et coulante, mais qui se distingue plus par l'absence de tout défaut que par de grandes qualités.
Hymne à Cérès.
De tous les
hymnes homériques, le plus précieux, sans contredit, c'est l'Hymne à Cérès,
retrouvé seulement au siècle dernier par le célèbre philologue Ruhnkenius.
Cet hymne est tout à la fois et un monument historique d'une haute importance,
et un ouvrage fait de main de maître. Nul doute que le poète ne fût un
initié des mystères d'Éleusis ; et nous avons là, selon tonte probabilité,
la plus ancienne de toutes les productions connues de la muse attique.
Légendes, rites, cérémonies, jusqu'au choix de certains noms et de certaines
tournures de style ; l'Hymne à Cérès a tous les traits d'un poème athénien.
Ce n'est pourtant pas un de ces chants qu'on nommait télètes, chants
d'initiation. Le ton en est simple et populaire ; c'est aux profanes que
s'adresse le poète, mais dans un dessein religieux ; il célèbre la gloire du
sanctuaire d'Éleusis ; il vante le bonheur des initiés et dans cette vie et
dans l'autre ; il cherche évidemment à inspirer aux hommes le respect des
sacrés mystères, et le désir d'y participer. L'Hymne à Cérès n'est donc
pas, comme les autres hymnes, un morceau d'apparat ; un simple jeu d'esprit, un
développement sur un thème mythologique. C'est quelque chose de plus sérieux
; c'est de la religion, presque du culte, presque de la liturgie.
Voilà ce qui expliqué que le poète ait été quelquefois si heureusement
inspiré. Sa piété le fait atteindre au pathétique, comme le patriotisme
ionien élevait à la dignité et au ton d'Homère l'auteur de l'Hymne à
Apollon Délien. Cette Cérès dont il conte les tribulations, c'est une
véritable mère. Pluton lui a ravi sa fille : elle, inconsolable de cette perte
; elle cherche partout, jusqu'à ce qu'enfin elle apprend ce que Proserpine est
devenue. Les Éleusiniens, qui avaient donné l'hospitalité à Cérès sans la
connaître, lui élèvent un temple, après qu'elle leur a manifesté sa
présence. Cependant la déesse fait sentir sa colère aux hommes; en refusant
de leur accorder ses dons accoutumés. Mais Jupiter l'apaise, et lui rend sa
fille. En vertu d'un accommodement qui met d'accord, tout le monde, Proserpine
doit passer alternativement les deux tiers de l'année avec sa mère, et l'autre
tiers avec son époux. Cérès, revenue à la joie et au bonheur, enseigne aux
Eleusiniens, en retour de leur hospitalité, les cérémonies sacrées de ses
mystères.
Une telle légende était assurément de nature à toucher une âme de croyant.
Le poète souffre de la douleur de Cérès. Voici en quels termes il peint
l'entrée de la déesse, déguisée en vieille femme, dans le palais de Céléus
: « Cérès, la déesse des saisons et des riches présents, ne veut point
s'asseoir sur le siège brillant qu'on lui offre. Elle reste silencieuse, et
elle tient ses beaux yeux baissés. Mais la sage Iambé lui apporte un siège de
bois, qu'elle recouvre d'une blanche peau de brebis. Cérès s'y assied, et de
ses mains elle ramène son voile sur son visage. Longtemps elle resta sur le
siège, tout entière à sa douleur, sans prononcer un mot, sans s'adresser à
personne ni de la voix ni du geste : elle était là immobile, affligée,
oubliant le manger et le boire, et consumée du désir de revoir sa fille (21).
» L'entrevue de la mère et de la fille, devant le temple d'Eleusis, était un
tableau saisissant, tout plein de vivacité et de grâce ; mais les traits en
ont été en partie effacés par le temps. Sous les mots mutilés qui restent,
on voit pourtant resplendir encore quelque chose de l'antique beauté. Je
n'ajoute rien ; je me borne à transcrire : « Mercure arrête le char devant le
temple odorant de sacrifices, où habitait Cérès à la belle couronne. Dès
qu'elle a vu sa fille, elle s'est élancée, comme une ménade à travers la
montagne ombragée de forêts. Proserpine, à son tour.... vers sa mère....
elle saute du char, elle court.... La mère.... mais.... Mon enfant ! etc. (22).
» Il est bien regrettable que l'Hymne à Cérès ne nous soit point parvenu
complet. Il y a d'autres lacunes encore, et de bien plus considérables, dans
cet ouvrage, une des plus riches pièces du trésor poétique des anciens âges.
Hymne à Bacchus.
L'Hymne à Bacchus semble avoir été conçu primitivement sur des proportions non moins vastes que tous ceux dont je viens de parler. Mais il n'en reste qu'une faible portion, le récit de la captivité du dieu sur un navire monté par des pirates tyrrhéniens, et de la vengeance qu'il avait fait subir à ses ravisseurs. L'hymne se trouve ainsi réduit à la dimension d'un simple proème ; mais il n'en a ni la forme ni le ton. Il est impossible d'y voir autre chose qu'un fragment d'une oeuvre plus considérable. La perte d'ailleurs n'est pas de nature à nous laisser de bien vifs regrets, je ne dis pas sous le rapport mythologique mais quant au style et à la poésie, si la pièce entière ne valait pas mieux que l'échantillon.
Le Cycle poétique.
L'opinion vulgaire attribuait aussi à Homère la plupart des épopées qu'on nommait cycliques, parce qu'elles formaient, avec l'Iliade et l'Odyssée, un grand cycle, c'est-à-dire un cercle, composé d'une suite de poèmes qui tenaient les uns aux autres. Le cycle poétique commençait, suivant quelques-uns, à la naissance du monde, et finissait à la mort d'Ulysse. Mais on donnait plus particulièrement le nom de poèmes cycliques aux épopées dont les événements de la guerre de Troie avaient fourni le sujet, et dont les auteurs s'étaient évidemment proposé de compléter l'œuvre d'Homère. Une chose assurément fort remarquable, c'est que pas un de ces poètes n'avait empiété sur les domaines de l'Iliade et de l'Odyssée. Ils avaient donc entre leurs mains l'Iliade et l'Odyssée elles-mêmes, et non pas seulement ce fatras épique d'où Wolf et ses adhérents rêvent qu'on les a tirées. S'ils se sont bornés aux reliefs des festins d'Homère, c'est qu'ils savaient apparemment ce qu'Homère avait pris pour lui : on ne respecte pas ce qu'on ignore. Ces poètes méritaient d'avoir du talent, car ils prisaient dignement le génie. Mais les critiques anciens, qui avaient sous les yeux leurs ouvrages, aujourd'hui perdus, sont bien loin de leur prodiguer les éloges. Les Alexandrins ne les comptèrent jamais au nombre des classiques ; et l'on se souvient que c'est à l'un des poètes cycliques qu'Horace a emprunté le vers qu'il cite comme exemple d'un début ambitieux et de mauvais goût, et en regard duquel il place les deux premiers vers de l'Odyssée.
Stasinus.
Stasinus de Chypre avait reçu d'Homère, d'après la tradition, un poème qui fut connu sous le nom de Chants cypriens. Il n'est guère douteux que Stasinus lui-même n'en fût l'auteur. Ce poème, dont le titre n'indique point le sujet, n'était autre chose qu'un long prologue à l'Iliade. Il embrassait tous les événements principaux qui avaient précédé la querelle d'Achille et d'Agamemnon. Le poète expliquait en détail les causes de la guerre de Troie, et remontait jusqu'à la naissance d'Hélène. C'est peut-être à ce poème que fait allusion Horace, quand il remarque qu'Homère, pour raconter la guerre de Troie, ne remonte point jusqu'aux oeufs de Léda. Toutefois l'épouse de Ménélas n'était point, suivant l'auteur des Chants cypriens, la fille de Jupiter et de Léda. Jupiter l'avait eue de Némésis, et Léda l'avait élevée avec les Dioscures. La guerre de Troie apparaissait à Stasinus sous de sombres couleurs. Ce qui le frappe, ce ne sont point les exploits des héros, ni la gloire dont ils se couvrent ; c'est l'extermination à laquelle les a voués Jupiter : « Il fut un temps où d'innombrables races d'hommes se répandaient sur toute l'étendue de la terre au vaste sein.... Jupiter, qui le vit, eut pitié de la terre, qui nourrit tous les hommes, et, dans sa sagesse, il résolut de la soulager. Il alluma la grande querelle de la guerre d'Ilion, afin de faire disparaître par la mort le fardeau pesant ; et les héros étaient tués dans les plaines de Troie, et le dessein de Jupiter s'accomplissait. » Ce passage des Chants cypriens suffirait à lui seul pour me convaincre que le poème n'était pas d'Homère. Stasinus était une sorte de mythologue systématique. Mais expliquer, ce n'est pas toujours peindre ; et, à être parfaitement raisonnable, on court risque trop souvent de rester en deçà de la poésie.
Arctinus.
Arctinus de Milet avait continué l'Iliade dans une épopée de plus de neuf mille vers, intitulée Éthiopide. Comme Stasinus, ce poète appartient à une époque très reculée, car il passé pour avoir été le disciple d'Homère. L'Ethiopide commençait à l'arrivée des Amazones devant Troie, c'est-à-dire immédiatement après les funérailles d'Hector. Les événements principaux du poème étaient la mort de Memnon, fils de l'Aurore et roi des Éthiopiens, sous les coups d'Achille ; la mort d'Achille lui-même, sous les coups de Pâris ; le jugement des armes, le stratagème du cheval de bois, la prise d'Ilion. On reprochait à ce poème de manquer d'unité, et d'embrasser un trop grand nombre d'événements, qui se suivaient sans être subordonnés les uns aux autres. L'épopée de Stasinus méritait le même reproche ; ce qui ne justifie point Arctinus. Il ne reste de l'Éthiopide qu'un petit nombre de vers, notamment ceux par lesquels elle se rattachait à l'Iliade, et dont le premier est presque tout entier d'Homère : « Ainsi ils s'occupaient des funérailles d'Hector, quand arriva l'Amazone (Penthésilée) fille de Mars, le dieu vaillant et meurtrier. » Le passage le plus important concerne Machaon et Podalire, fils d'Esculape : « Neptune lui-même leur donna à tous les deux des talents, et les rendit plus illustre l'un plus illustre l'autre. L'un avait, grâce à lui, les mains plus légères, afin qu'il tranchât et taillât dans le corps, et qu'il guérît les blessures. L'intelligence de l'antre savait discerner, avec une parfaite exactitude, les symptômes invisibles, et remédier aux maux inguérissables : il s'aperçut le premier du courroux d'Ajax, à ses yeux étincelants, au trouble de sa pensée. » Le scholiaste d'Homère, qui nous a conservé ce morceau, cite le poème d'Arctinus sous le titre de Sac d'Ilion.
Leschès.
Un poète de
l'île de Lesbos, contemporain d'Archiloque, Leschès, ou Leschéus, entreprit
à son tour de compléter l'Iliade, et de la conduire jusqu'à la fin de la
guerre : « Je chante Ilion, disait-il, et la Dardanie fameuse par ses
coursiers, qui fit endurer mille maux aux fils de Danaüs, serviteurs de Mars.
» Mais il ne remontait pas jusqu'aux funérailles d'Hector. Il laissa de côté
ce qui concernait les Amazones et Memnon ; et, dans le reste, il ne suivit pas
toujours les traces de son devancier. Son poème, qu'il intitula Petite
Iliade, est connu aussi, comme celui d'Arctinus, sous le titre de Sac
d'Ilion. Leschès s'était soucié aussi peu que Stasinus, ou que l'auteur
de l'Ethiopide, de l'unité de composition. Aristote comptait, dans la Petite
Iliade, plus de huit sujets différents, qui eussent pu former autant de
tragédies indépendantes : le jugement des armes, Philoctète, Néoptolème,
Eurypyle, les mendiants, les Lacédémoniennes, le sac d'Ilion, le départ,
Sinon, les Troyennes. Ainsi il est probable que la Petite Iliade ne
commençait qu'après la mort d'Achille, à la contestation entre Ulysse et
Ajax. Puis venaient les exploits des héros récemment arrivés au siège, et
l'illustration nouvelle d'un des héros d'Homère ; puis l'entrée d'Ulysse à
Troie sous un déguisement, ses aventures dans la ville, et tout ce qui suivit
jusqu'au dernier jour d'Ilion. Il reste quelques fragments de ce poème. Il
faudrait accuser Leschès d'indigence poétique et de froideur, si on pouvait
juger de son talent d'après ces tristes reliques. Voyez, par exemple, avec
quelle sécheresse d'annaliste il se borne à enregistrer les plus saisissantes
catastrophes, des malheurs dont la simple prévision avait jadis arraché à
l'âme d'Homère de si pathétiques accents : « Mais l'illustre fils du
magnanime Achille entraîne vers les profonds vaisseaux l'épouse d'Hector ; et,
ayant enlevé l'enfant (Astyanax) du giron de sa nourrice à la belle chevelure,
il le prit par le pied et le lança du haut d'une tour : la sanglante mort et la
destinée terrible s'emparèrent de la victime. Il choisit dans le butin
Andromaque, la belle épouse d'Hector, que les chefs des confédérés achéens
lui avaient donnée en possession comme une satisfaisante récompense de sa
valeur. II fit monter aussi sur ses navires voyageurs le fils du belliqueux
Anchise, l'illustre Énée, portion du butin distinguée entre toutes, que lui
avaient décernée les enfants de Danaüs, pour qu'il l'emmenât avec lui. »
Si Leschès n'avait jamais fait que des récits de cette sorte, il n'est pas
fort surprenant que la postérité ait laissé périr son ouvrage et presque son
nom.
Agias et Eugamon
Le poème
intitulé les Retours, par Agias de Trézène, reliait à l'Odyssée les
épopées d'Arctinus et de Leschès. Agias racontait comment Minerve, pour
commencer sa vengeance, avait excité une querelle entre les deux Atrides ; puis
il retraçait les aventures diverses de chacun des deux frères. C'était là
vraisemblablement le principal sujet qu'il eût traité, car le poème est cité
plus d'une fois sous le titre de Retour des Atrides. Cependant Agias
avait aussi donné place dans ses chants à Diomède, à Nestor, à cet Ajax
locrien qui périt misérablement dans une tempête, à tous les héros enfin
dont les infortunes éveillaient, dès avant Homère, le génie des aèdes et la
compassion des hommes. Les Retours étaient divisés en cinq parties ou
livres, et devaient former une somme de plusieurs milliers de vers. De tous ces
vers, il n'en reste que trois ; encore n'ont-ils rien qui rappelle le sujet du
poème, puisqu'il s'y agit du rajeunissement d'Éson par Médée.
Il reste bien moins encore de la Télégonie d'Eugamon le Cyrénéen, qui
était le complément de l'Odyssée et du cycle poétique tout entier. Il ne
s'en est pas conservé un seul vers. Cette épopée s'ouvrait par le récit des
funérailles des poursuivants, massacrés par Ulysse. Mais on ne sait pas très
bien de quels événements Eugamon l'avait remplie. Télégonus, son héros,
était fils d'Ulysse et de Circé. Il est probable que le poète avait conté
les voyages de ce jeune homme à la recherche de son père. Télégonus
finissait par aborder à Ithaque, où il se mettait à piller pour vivre, et où
il tuait Ulysse sans le connaître.
La Thébaïde, l'Héracléide, etc.
On attribuait à
Homère, dès le temps de Callinus, ou tout au moins dès le temps d'Hérodote,
diverses épopées dont la guerre de Thèbes avait fourni le sujet, et qui
faisaient partie, suivant quelques-uns, du cycle poétique : ainsi une Thébaïde
en sept livres, de plus de cinq mille vers ; ainsi un poème sur Amphiaraüs ;
ainsi un autre poème intitulé les Épigones. La Thébaïde
débutait comme il suit : « Déesse, chante Argos, la ville altérée, où les
chefs.... » C'est à Argos que s'était retiré Polynice, auprès du roi
Adraste, et qu'il avait préparé l'expédition contre Thèbes. Amphiaraüs
était un des chefs qui avaient pris parti pour Polynice. Le poème désigné,
par le nom d'Armphiaraüs n'est peut-être que la Thébaïde elle-même, ou une
portion de la Thébaïde, et non pas une épopée distincte. En tous cas, les
malheurs de ce sage héros et les tragiques catastrophes dont sa maison fut le
théâtre eussent amplement suffi à l'intérêt d'un poème. Les Épigones,
étaient la suite de la Thébaïde. Le sujet des Epigones était
la seconde guerre de Thèbes, où avaient figuré les fils des héros du premier
siège. Ce poème est cité quelquefois sous le titre d'Alcméonide, à
cause du rôle qu'y jouait Alcméon, fils d'Amphiaraüs. Il débutait ainsi : «
Maintenant, Muses, c'est le tour des guerriers de la génération qui suit vit.
» L'auteur des Epigones était donc le même que celui de la Thébaïde,
ou du moins il n'avait eu d'autre prétention que d'être son continuateur.
Parmi les poèmes dont les exploits d'Hercule avaient fourni la matière, il n'y
en a guère qu'un seul dont Homère ait passé pour être l'auteur. Encore
n'était-ce pas une Héracléide complète, mais un simple épisode de la
légende, intitulé la Prise d'Oechalie. Voici un passage de Strabon (23)
où il est question de cette épopée : « Créophyle aussi était Samien.
Il avait donné, dit-on, l'hospitalité dans le temps à Homère, et avait reçu
de lui en cadeau le poème de la Prise d'Oechalie. Mais Callimaque, au
contraire, montre clairement, dans une épigramme, que Créophyle l'avait
composé, et qu'on l'attribuait à Homère à cause de ses relations
d'hospitalité avec Créophyle : Je suis l'œuvre du Samien qui jadis reçut
dans sa maison le divin Homère. Je pleure les maux qu'endurèrent Eurytus et la
blonde Iolée. On me nomme un écrit homérique c'est là, par Jupiter ! un
grand honneur pour Créophyle. » Il ne reste de la Prise d'Oechalie qu'un seul
vers, et qui n'est même pas entier.
Je n'ai pas épuisé la liste des poèmes cycliques. J'ai passé sous silence
tous ceux dont le titre seul nous est connu, la Phoronide, l'Europie,
les Corinthiaques, etc. Je me suis abstenu aussi d'énumérer les noms
obscurs d'une foule de poètes dont on ne sait rien, sinon qu'ils ont vécu dans
des siècles assez rapprochés d'Homère et d'Hésiode, et qu'ils s'étaient
essayés dans l'épopée. Qu'importe qu'il y ait eu un Chersias d'Orchomène, un
Asius de Samos, ou tel autre personnage non moins ignoré ? nous n'avons pas
même les titres de leurs ouvrages.
La perte peu s'en faut complète des épopées cycliques n'est peut-être pas un
bien grand malheur. Il y a cependant telle de ces compositions, la Thébaïde
par exemple, dont je ne saurais m'empêcher de regretter la disparition. C'est
évidemment à cette source antique qu'avaient puisé les poètes qui ont fait
verser tant de larmes sur les infortunes d'Oedipe et de ses enfants. Les autres
poèmes cycliques n'ont pas dû être inutiles non plus à Eschyle, à Sophocle,
à Euripide, à tous les poètes qui s'appliquaient à raviver sans cesse
l'illustration des héros des vieux âges.
POÉSIE ÉLÉGIAQUE ET POÉSIE IAMBIQUE.
Origine de l'élégie. - Récitation élégiaque. - Callinus. - Tyrtée. - Archiloque. - Simonide d'Amorgos. - Le Margitès.
Origine de l'élégie.
Le mot élégie
n'avait pas, chez les Grecs, le sens restreint que nous lui donnons. Il
s'appliquait à des chants de nature infiniment diverse, et qui n'avaient de
commun que le mètre dans lequel ils étaient écrits. Toute pièce de vers,
quels qu'en fussent le sujet et la dimension, où le pentamètre alternait avec
l'hexamètre, était une élégie. Le nom propre du pentamètre était ¦legow,
élége, comme ¦pow était celui de l'hexamètre :
« Les vers accouplés de longueur inégale, dit Horace (24),
servirent d'abord à l'expression de la plainte, puis à celle du contentement.
Mais quel fut l'inventeur des courts éléges, c'est sur quoi les grammairiens
disputent, et le procès est encore pendant. Il est probable en effet qu'à
l'origine, l'élégion, comme on disait, ou le vers double, le distique, comme
on disait encore, avait été particulièrement employé dans des chants de
douleur et des lamentations. Le mot élégie vient, selon les uns, de deux mots
qui signifient dire hélas ! ¦ l¡gein, et, selon
les autres, du mot qui signifie pitié, ¦leow.
Mais il ne reste rien des premiers essais de l'élégie, et les plus anciens
monuments connus de la poésie élégiaque nous montrent déjà le pentamètre
en possession de tous ses privilèges, et non point borné à l'expression de la
plainte ou même à celle du contentement. Callinus et Tyrtée ne chantent point
leurs chagrins ni leurs joies : ils chantent pour réveiller dans le cœur des
hommes l'amour de la patrie, pour leur rappeler d'impérieux devoirs, et pour
soutenir, dans les rudes épreuves, leur courage prêt trop souvent à
défaillir.
Le vers élégiaque est sorti du vers héroïque. Retranchez, dans le premier
vers de l'Iliade, la deuxième syllabe du troisième pied et la deuxième du
sixième, et ce qui restera sera un pentamètre, un élége. Tout hexamètre se
peut réduire en pentamètre, à condition que le quatrième et le cinquième
pied soient des dactyles; car la quantité, dans le vers élégiaque, est
strictement déterminée, excepté pour les deux premiers pieds : le troisième
pied est toujours un spondée, le quatrième et le cinquième toujours des
anapestes ou dactyles retournés. Mais les petites élégiaques des premiers
temps se sont rendu le joug assez léger. Ils remplissent les cinq mesures de
mots longs ou courts, suivant leur caprice ; ils négligent assez souvent de
couper le vers à l'hémistiche, et ils ne s'inquiètent nullement de terminer
la phrase ou même de suspendre le sens à la fin du pentamètre. Cependant il
est vrai de dire que les distiques sont généralement isolés les uns des
autres, et qu'ils forment comme autant de petites strophes distinctes.
L'invention du vers élégiaque est donc un premier pas sur la route au bout de
laquelle devait apparaître la poésie lyrique, avec ses formes si savantes et
si variées.
Récitation élégiaque.
Le mode de récitation appliqué à l'élégie ne dut point différer d'abord de la rhapsodie ordinaire. C'était un instrument à cordes qui servait à l'accompagnement. Mais la déclamation cadencée fit place peu à peu au chant proprement dit : le chanteur quitta son luth, et appela le joueur de flûte à son aide. Les élégies de l'Arcadien Echembrotus furent chantées au son de la flûte, quand les Amphictyons, après la conquête de Crissa, célébrèrent pour la première fois les jeux Pythiques, dans les premières années du sixième siècle avant notre ère. Rien n'empêche de croire toutefois que Callinus et Tyrtée aient chanté les leurs en s'accompagnant de la phorminx ou de la cithare.
Callinus.
Callinus d'Éphèse a dû fleurir dans la première moitié du septième siècle avant notre ère : « Maintenant, dit-il lui-même, s'avance sur nous l'armée des Cimmériens destructeurs. » Il nomme aussi les Trères, comme des ennemis contre lesquels il faut combattre. Ces Trères et ces Cimmériens étaient des hordes barbares qui avaient envahi l'Asie Mineure au temps d'Ardys, et qui n'en furent définitivement chassées que par Halyatte, après avoir ravagé pendant de longues années, la Lydie et les contrées voisines. Sardes fut prise deux fois durant cette interminable guerre ; Magnésie sur le Méandre fut détruite de fond en comble ; les villes grecques endurèrent mille maux. Les Ioniens, amollis par une civilisation raffinée, et tout entiers adonnés aux arts de la paix, étaient bien dégénérés de la vertu guerrière de leurs ancêtres. Ils ne résistèrent pas beaucoup mieux que les Lydiens aux premiers chocs des barbares. Les vers que leur adresse Callinus sont un monument qui dépose de leur faiblesse et de leur indécision en face du péril. Cette élégie si vive et si passionnée est avant tout une protestation du poète contre l'inaction de ses concitoyens, et un appel énergique au sentiment du devoir, endormi dans leur âme. Elle date, selon toute apparence, des premiers temps de la guerre. La nécessité et le désespoir ranimèrent à la fin le courage des Lydiens eux-mêmes. Ce n'est pas quand les barbares fuyaient devant les armes d'Halyatte, que Callinus aurait gourmandé si durement les Éphésiens : « Jusques à quand cette indolence, ô jeunes gens ? quand aurez-vous un coeur vaillant ? Ne rougissez-vous pas devant vos voisins, de vous abandonner ainsi lâchement vous-mêmes ? Vous croyez vivra dans la paix ; mais la guerre embrase la contrée tout entière.... Et qu'en mourant on lance un dernier trait. Car il est honorable, pour un brave de combattre contre les ennemis, pour son pays, pour ses enfants, pour sa légitime épouse. La mort viendra à l'instant que marquera le fil des Parques. Eh bien ! marchez devant vous, la lance haute ; que votre cœur, sous le bouclier, se ramasse en sa vaillance, au moment où commencera la mêlée. Car il n'est pas possible à un homme d'éviter la mort décrétée par le destin ; non ! eût-il les immortels mêmes pour ancêtres de sa race. Souvent celui qui s'en va, pour éviter le combat et le retentissement des traits, la mort le frappe dans sa maison ; mais il n'y a dans le peuple nulle affection pour lui : il n'y laisse nuls regrets. L'autre, au contraire, petits et grands le pleurent, s'il lui arrive mal. Oui, la mort d'un guerrier à l'âme vigoureuse excite les regrets de la nation tout entière. Vivant, on l'estime à l'égal des demi-dieux. Aux yeux de ses concitoyens, il est comme un rempart ; car il suffit seul à l'œuvre de vingt autres. » Je dois dire que, suivant quelques critiques, la première partie seule de ce morceau serait de Callinus. Ils attribuaient tout le reste, depuis et qu'en mourant, à Tyrtée. Mais la ressemblance des pensées et des sentiments s'explique par celle des situations où se trouvaient les deux poètes, sans qu'il soit besoin de supposer ou que Stobée, qui a conservé ces vers, ait oublié de rapporter le dernier passage à son auteur, ou que quelque copiste ait négligé de transcrire à cet endroit le nom de Tyrtée. Quoi qu'il en soit, j'aime à croire que les Éphésiens n'attendirent pas jusqu'au dernier moment pour sortir de leur léthargie, et que ces patriotiques accents furent pour quelque chose dans leur réveil. La muse de Callinus était digne de sauver Éphèse et l'Ionie.
Tyrtée.
Tyrtée était fin
contemporain de Callinus. La deuxième guerre de Messénie, à laquelle il prit
une part si glorieuse, commença en l'an 685 et finit en l'an 668. En 685,
Tyrtée devait être un homme dans la force de l'âge. Il vivait alors à
Athènes. Soit qu'il y fût né, selon l'opinion la plus probable, soit, comme
le veulent quelques-uns, qu'il y fût venu de la ville ionienne de Milet. On dit
qu'il était boiteux, et qu'il exerçait à Athènes la profession de maître
d'école. La même légende rapporte que les Spartiates, sur l'ordre de
l'oracle, avaient demandé aux Athéniens un chef capable de prendre en main la
conduite de la guerre, et que les Athéniens, par dérision, leur envoyèrent
Tyrtée. Mais il se trouva que cet humble personnage était un poète de génie
et un héros.
Je n'affirme pas que cette tradition ne soit point conforme à la réalité.
Mais elle sent son merveilleux ; et il n'est pas étonnant qu'on y ait vu une
sorte de mythe, plutôt qu'une véritable histoire. Ainsi, suivant certains
critiques, l'expression que nous traduisons par maître d'école signifie non
pas que Tyrtée enseignait à lire et à écrire aux petits enfants, mais qu'il
était un maître en ce qui s'écrit, un maître de style, un écrivain, un
poète ayant ses disciples, comme Homère, comme Hésiode avaient eu les leurs.
Quant à l'épithète de boiteux, c'est par corruption aussi, à les en croire,
qu'on l'a entendue de la personne même du poète. Elle ne marquait, dans
l'origine, que le caractère particulier de la versification de Tyrtée. Tyrtée
le boiteux, c'est Tyrtée le poète élégiaque, celui dont la poésie marchait
en distiques, portée sur deux vers de mesure inégale.
Ce qui est certain, c'est que Tyrtée était venu d'Athènes à Lacédémone, et
qu'il rendit aux Spartiates, durant la lutte, de signalés services. Il apaisa
par ses conseils les discordes qui troublaient la cité. Les Spartiates, dont
l'ennemi avait envahi les domaines, demandaient à grands cris un nouveau
partage des terres, c'est-à-dire un bouleversement social : Tyrtée les amena
à renoncer à des prétentions insensées ; et l'intérêt suprême, la
défense de l'indépendance nationale, fit taire, à sa voix, tous les
intérêts privés, toutes les jalousies, toutes les passions mauvaises. Il ne
reste malheureusement rien, peu s'en faut, de la fameuse élégie qui avait
opéré ces merveilles, ou qui avait du moins contribué à les opérer. Les
anciens la citent sous les titres d'Eunomie et de Politie, mots qui signifient,
l'un, bonnes institutions, et l'autre, gouvernement de l'État.
Les Doriens du Péloponnèse n'étaient point des barbares. La culture de
l'esprit tenait aussi une place dans leur éducation. Malgré la rudesse de
leurs mœurs, ils aimaient la musique, et la poésie n'était jamais absente de
leurs fêtes : « Dans les fêtes publiques, dit Plutarque, il y avait trois chœurs, suivant les trois différents âges. Le
chœur des vieillards entonnait
le chant : Nous avons été jadis jeunes et braves. Le chœur des jeunes
gens répondait : Nous le sommes maintenant. Approche, tu verras bien !
Le troisième chœur, celui des enfants, disait à son tour : Et nous un jour
le serons, et bien plus vaillants encore. En général, si l'on considère
les poésies des Lacédémoniens, dont quelques-unes se sont conservées
jusqu'à nous, et les airs militaires qu'ils chantaient sur la flûte quand ils
marchaient à l'ennemi, on reconnaîtra que Terpandre et Pindare n'ont pas eu
tort de faire du courage le compagnon de la musique. Le premier dit, en parlant
de Lacédémone : Là fleurissent le courage des guerriers, et la muse
harmonieuse, et la justice protectrice des cités. Et Pindare : C'est là
qu'on voit des conseils de vieillards, et de vaillants guerriers la pique à la
main, et des chœurs, et des chants, et des fêtes. Tous deux ils nous
représentent les Spartiates aussi passionnés pour la musique que pour la
guerre. C'est qu'en effet, il y a deux choses qui se valent, tenir le fer et
bien manier la lyre, comme dit le poète lacédémonien. (25).
»
Il n'est donc pas surprenant que Tyrtée ait trouvé à Sparte un auditoire
profondément sympathique, et que ses chants y aient fait sur les âmes une vive
et durable, impression. Le poète ionien ou attique (en ce temps-là c'était
tout un) ne laissa pas de parler sa langue accoutumée, quoiqu'il s'adressât à
des Doriens. Le dialecte ionien était encore la langue commune de la poésie ;
et les Doriens, familiarisés dès l'enfance avec les accents de la Muse,
n'avaient pas besoin que Tyrtée désapprît, pour se mettre à leur portée,
l'idiome d'Hésiode et d'Homère. Mais ce qui respire dans les vers ioniens de
Tyrtée, c'est un esprit tout dorien et spartiate, c'est-à-dire la raison
austère, l'amour de la gloire, la crainte de la honte, le mépris de la mort,
et, ce qui comprend tout le reste, le dévouement à la patrie. Les exhortations
guerrières du poète ne nous sont pas connues seulement par de vagues
indications, ou par des lambeaux plus ou moins précieux : nous possédons trois
de ses élégies. Je voudrais les pouvoir transcrire tout entières, afin de
faire comprendre comment Tyrtée s'est placé, dans l'estime des Grecs, au
premier rang des poètes, et comment il a mérité qu'Horace citât son nom à
côté de celui d'Homère. Voici du moins le premier de ces trois morceaux, sauf
quelques vers d'une couleur un peu antique, et que je n'ai pas osé traduire :
« Il est beau, pour un homme brave, de tomber aux premiers rangs de bataille,
et de mourir en défendant sa patrie. Mais il n'est pas de plus lamentable
destin que d'abandonner sa ville, ses fertiles domaines, et d'aller mendier par
le monde en traînant après soi une mère chérie, et un vieux père, et de
petits enfants, et une légitime épouse. Le fugitif sera un objet de haine
parmi ceux à qui il viendra demander asile, poussé par le besoin et par
l'affreuse pauvreté. Il déshonore sa race, il dégrade sa beauté ; à sa
suite marchent tous les opprobres et tous les vices. Non, cet homme ainsi
errant, nul éclat ne luit sur sa personne, nul respect ne fleurit désormais
sur son nom. Combattons donc avec courage pour cette terre, et mourons pour nos
enfants. N'épargnez plus votre vie, ô jeunes gens ! mais combattez de pied
ferme, serrés les uns contre les autres. Ne vous laissez aller ni à la fuite
honteuse ni à la crainte. Excitez dans votre âme un grand et vaillant courage,
et ne songez pas à vous-mêmes dans la lutte contre les guerriers. Quant aux
vieillards, dont les genoux ne sont plus agiles, ne fuyez pas en les abandonnant
; car c'est chose honteuse que, tombé aux premiers rangs de bataille, gise, en
avant des jeunes gens, un vieillard à la tête déjà chenue, au menton
grisonnant, exhalant dans la poussière son âme valeureuse.... Mais tout sied
à la jeunesse. Tant qu'il a la noble fleur de la jeunesse, le guerrier est pour
les hommes un objet d'admiration, un objet d'amour pour les femmes, durant sa
vie ; et il est beau encore quand il tombe aux premiers rangs de bataille. »La
deuxième élégie ne le cède point à la première. C'est la même vivacité
de sentiment, le même éclat d'images, la même énergie d'expression. Le
poète rappelle aux Spartiates qu'ils sont de la race d'Hercule, et que Jupiter
n'a point encore détourné d'eux ses regards. Il insiste longuement sur les
avantages de la bravoure, et il peint de couleurs saisissantes l'ignominie de la
lâcheté. Le brave ne périt pas toujours ; le lâche ne sauve pas toujours sa
vie. « Mais c'est laide chose, dit Tyrtée, qu'un cadavre étendu dans la
poussière, le dos percé par la pointe de la lance. » Viennent ensuite les
conseils du soldat sur l'ordre de bataille, et sur la façon dont il faut porter
les coups. Cette portion de l'élégie est un peu technique, et perdrait presque
tout mérite dans la traduction. Je ne puis cependant m'empêcher d'en citer
quelques mots, qui forment un tableau achevé : « Tenons-nous ferme, les jambes
écartées, les deux pieds bien posés sur la terre. Que les dents mordent la
lèvre ; que le ventre du large bouclier protège en bas les cuisses et les
jambes, et en haut la poitrine et les épaules. Brandissons dans la main droite
la lance terrible ; jetons l'épouvante en agitant l'aigrette qui surmonte notre
tête. »
La troisième élégie commence par un nouveau panégyrique de la vertu
guerrière. Le poète place la bravoure au premier rang des biens de ce monde. A
mourir comme à vivre, le brave recueille un fruit inestimable de son
dévoue-ment. Dans le premier cas, « tous, dit Tyrtée, jeunes gens et
vieillards, le pleurent à l'envi, et la ville entière est affligée d'un
cuisant regret. Et son tombeau et ses enfants sont renommés parmi les hommes,
et les enfants de ses enfants, et sa race dans la postérité. Sa noble gloire
ne périt jamais ni son nom ; mais, quoique étant sous la terre, il demeure
immortel.... Si on contraire il échappe à la mort qui étend les corps sur la
terre ; si, vainqueur, il emporte une noble réputation de vaillance, tous
l'honorent, jeunes et vieux ; et c'est après avoir été comblé d'honneurs
qu'il descend aux enfers. Vieillissant, il brille d'un lustre éclatant parmi
ses concitoyens. Par respect et par justice, nul ne songe à lui nuire. Tous,
pour lui faire place, se lèvent de leur siège ; tous indistinctement, les
jeunes gens et ceux de son âge, et ceux qui sont nés avant lui. » La
conclusion de Tyrtée, c'est qu'il faut tâcher de s'élever à cette vertu
suprême, et lutter intrépidement contre l'ennemi.
On sait comment finit la deuxième guerre de Messénie. Aristomène, le héros
des Messéniens, ne put que retarder, par son courage et par son indomptable
opiniâtreté, l'asservissement de son pays. Les chants de Tyrtée, et aussi les
exemples dont il appuyait personnellement ses exhortations, contribuèrent pour
une large part au triomphe définitif des Lacédémoniens. Sparte honora Tyrtée
vivant de ces distinctions que le poète offrait comme un appât à la bravoure.
Après sa mort, elle ne l'oublia pas davantage. Il n'était pas un Spartiate qui
ne sût par cœur les poésies de Tyrtée. Quand on était en campagne, c'était
la coutume, après le repas du soir, après le péan en l'honneur des dieux, de
réciter solennellement les élégies composées jadis pour la lutte contre les
Messéniens. Chacun récitait à son tour, et rivalisait de zèle à bien dire.
Celui qui avait le mieux chanté recevait du chef une récompense : sa portion
de nourriture était plus considérable que celle des autres. Plusieurs siècles
après les guerres de Messénie, les vers de Tyrtée aidaient encore à gagner
des batailles.
Tyrtée n'avait pas composé seulement des élégies. Il reste de lui quelques
vers anapestiques. Ce sont les débris, selon toute apparence, des chants qui
servaient à régler la marche des soldats, ou qui retentissaient dans la
bataille même. Les vers anapestiques n'admettent, pour remplacer l'anapeste (cc
-), que des équivalents complets, comme le dactyle (-cc)
ou le spondée (- -) ; ils n'ont pas un nombre de pieds déterminé, et ils
n'ont d'autre règle que la succession indéfinie des anapestes ou de leurs
équivalents. On pourrait même dire qu'il n'y a pas de vers anapestiques à
proprement parler, mais un rythme anapestique, qui commence avec le premier
anapeste et qui finit avec le dernier. Cette continuité rythmique n'existe pas
dans l'élégie. La dernière syllabe de l'hexamètre et du pentamètre est à
volonté : le vers épique peut finir par un trochée (-c)
et le vers élégiaque par un tr-braque (ccc), deux
pieds qui rompent la mesure, car ils sont d'un quart plus courts que l'anapeste,
le dactyle ou le spondée. Un rythme parfaitement égal et uniforme convient
mieux à l'uniformité des pas dans la marche. Le mètre anapestique remplissait
admirablement cette condition. Il avait sur le spondée l'avantage de la
légèreté ; et le dactyle, qui commence par une longue, lui était inférieur
par là même, dès qu'il s'agissait de solliciter le pied à se lever de terre.
Aussi ne souffrait-il qu'à grand'peine la présence çà et là de quelque
dactyle et de quelque spondée, dans ce qui était si proprement son domaine.
Archiloque.
Archiloque fut
contemporain de Callinus et de Tyrtée. Il était fils de Télésiclès, qui
conduisit une colonie de l'île de Paros dans celle de Thasos, vers les
dernières années du huitième siècle avant notre ère. Archiloque était né
à Paros même, et florissait vers l'an 680, un peu plus tôt un peu plus tard.
A la fin de sa vie, il habitait, selon toute probabilité, son île natale, car
il fut tué dans une guerre entre les Pariens et leurs voisins de Naxos. Les
combats inspirèrent sa muse, et il se vante lui-même d'être un serviteur du
dieu Mars. On ne saurait douter qu'il fût brave, et les fragments de ses
élégies rappellent quelquefois les fiers accents de Tyrtée et de Callinus. Il
avoue néanmoins qu'un jour il a jeté son bouclier pour sauver sa vie ; et il
se borne à dire qu'il se procurera un autre bouclier, afin de remplacer celui
dont l'ennemi peut faire trophée. Mais ce n'est ni le poète élégiaque ni le
soldat, que la Grèce admirait dans Archiloque, c'est l'inventeur de mètres
nouveaux et d'un nouveau genre de poésie. Archiloque est le père de la satire
; et c'est lui qui a le premier fait usage de l'ïambe : il se l'est du moins
approprié, comme dit Horace, et il s'en est fait une arme terrible pour
assouvir sa rage. Voici à quelle occasion il quitta les sentiers battus, pour
se jeter dans les routes où il devait trouver son vrai génie. Il aimait une
jeune fille de Paros, nommée Néobulé. Sa passion était fort vive, et la
trace s'en retrouve encore dans le peu qui nous reste de ses vers : «
Infortuné, abattu par le désir, je n'ai plus un souffle de vie ; les dieux
l'ont voulu, et la douleur cruelle transperce mes os.... Telle est la violence
de cet amour qui s'est glissé dans mon cœur, répandant sur mes yeux un épais
nuage, et ravissant hors de mon sein ma raison énervée. » Ces deux fragments
n'appartiennent déjà, plus, par le mètre, à la poésie que nous connaissons.
A côté du dactyle et du spondée on y voit paraître l'ïambe ; et le trochée
n'y joue plus ce simple rôle de remplaçant qu'il avait à la fin de
l'hexamètre : il est employé, comme l'ïambe, concurremment avec les pieds
anciennement connus.
Il paraît que Lycambès, père de Néobulé, avait promis d'abord sa fille au
poète, et qu'il manqua plus tard à sa parole. Le ressentiment d'Archiloque ne
connut pas de bornes. Lycambès fut diffamé dans toute la Grèce comme un homme
sans probité et sans foi, Néobulé et ses soeurs comme des femmes dépravées
et qui avaient bu toute honte. On dit que le père et les filles se pendirent de
désespoir. Deux des vers d'Archiloque donnent à croire que l'amant courroucé
ne s'était pas borné aux invectives violentes et aux injures. Il mettait, pour
ainsi dire, en scène ses ennemis ; il les faisait parler eux-mêmes, pour les
rendre plus noirs encore, ou pour les accabler les uns par les autres. C'est
Néobulé ou une de ses sœurs qui disait : Lycambès mon père, quelle
parole viens-tu de prononcer ? qui a égaré ton esprit ? Cet homme qui
faisait de la poésie un si funeste usage fut admiré pourtant de ses
contemporains mêmes. La postérité l'admira davantage encore. On ne faisait
pas de difficulté de dire Homère et Archiloque, comme on disait Homère et
Tyrtée. Il reste même un admirable buste géminé, qui présente d'un côté
la tête d'Archiloque et de l'autre celle d'Homère. La nouveauté des formes
métriques, la verve inépuisable, l'énergie des peintures, l'habileté avec
laquelle Archiloque intéressait à sa cause les mauvaises passions du cœur humain, un style simple, populaire, et qui était une nouveauté aussi après
les solennités de l'épopée et de l'élégie, il n'en fallait pas tant pour
séduire les Grecs enthousiastes, et pour faire élever aux nues le poète de
Paros, l'impitoyable persécuteur de Lycambès et de ses filles.
Mais de toute cette poésie, de cet art consommé, de cette inspiration si vive,
de cette véhémence et de cette fougue, il ne reste guère qu'un souvenir. Les
fragments des ïambes d'Archiloque que j'ai transcrits sont bien peu de chose,
et ce sont les plus importants qu'on ait recueillis. Il yen a deux autres
néanmoins qui méritent une mention particulière. Ce sont les débuts de deux
apologues, dont on ne peut que deviner les sujets : on voit seulement que les
personnages de l'un sont le renard et l'aigle, et ceux de l'autre le singe et
encore le renard.
Je n'ai rien à dire de la langue d'Archiloque, sinon que c'est toujours le
dialecte ionien, mais rapproché, autant que possible, de l'usage commun, et
assez analogue à ce que fut depuis la diction des poètes comiques d'Athènes.
Quant aux inventions métriques, qui comptaient pour une si grande part dans la
gloire littéraire d'Archiloque, je n'ai pas la témérité de vouloir établir
avec précision en quoi elles consistaient. Je remarque seulement qu'il y a,
dans ses fragments, des vers de diverses mesures. Il y a le vers ïambique de
six pieds, qui devait faire, dans la tragédie et la comédie, une si brillanta
fortune. Archiloque semble même avoir composé dans ce rythme des pièces
entières. Mais ce qui est le plus commun chez lui, ce ne sont pas les vers
purement ïambiques; ce sont des vers où se combinent, en proportions
variables, l'ïambe et le trochée avec les mètres anciens. Archiloque a
employé aussi le vers hexamètre, mais suivi d'un des vers de son invention. Il
a transporté à la poésie ïambique le principe, déjà appliqué dans
l'élégie, de faire alterner deux vers de longueur inégale, en plaçant
d'ordinaire le plus long vers avant le plus court. Cette sorte de distiques est
ce qu'en a nommé des épodes. Les épodes d'Horace sont des imitations de ceux
d'Archiloque. C'est ce qu'Horace dit lui-même : « J'ai montré le premier an
Latium les iambes de Paros ; j'ai emprunté le rythme d'Archiloque et son
inspiration, mais non pas sa colère, ni ces invectives dont il poursuivait
Lycambès (26). »
Simonide d'Amorgos.
Archiloque trouva,
parmi ses contemporains mêmes, un émule de sa malice, et qui mania l'ïambe avec une remarquable dextérité. Ce poète, assez peu connu, se nommait
Simonide, et vivait dans l'île d'Amorgos. Il florissait vers l'an 660 avant
notre ère. Quelques-uns font de lui un fondateur de villes, qui était venu à
Amorgos avec une colonie samienne. Il avait eu des démêlés avec un certain
Orodoecidès, et il l'avait flagellé dans des ïambes à la façon de ceux
d'Archiloque. Mais son titre à la renommée, c'est d'avoir appliqué l'ïambe à la satire morale. Il ne reste rien de ses attaques contre Orodoecidès ; mais
nous possédons de lui un poème sur les femmes, en cent dix-neuf vers
ïambiques sénaires ou trimètres. Ce poème, rangé à tort parmi les débris
des ouvrages de Simonide de Céos, est une sorte d'amplification du passage
d'Hésiode que j'ai cité ailleurs. Le poète énumère successivement les
différents caractères de femmes, et il assigne à chacun d'eux son origine.
Toute femme provient, selon lui, de quelque élément ou de quelque animal ; et
c'est de cette source que dérivent les traits qui distinguent une femme d'une
autre. Ainsi la femme malpropre descend de la truie ; la rusée, du renard ; la
piailleuse, de la chienne ; la fainéante, de la terre ; c'est la mer qui a
produit la femme inégale et changeante ; la femme gourmande et sensuelle
provient de l'âne ; la femme perverse, de la belette ; la femme qui aime la
parure, du cheval ; la femme laide et malicieuse, du singe. Tous ces portraits,
Simonide les a esquissés avec une naïveté un peu rustique et même un peu
grossière, en homme qui n'hésite jamais à se servir du mot propre, et qui se
met en médiocre souci de charmer le lecteur par de gracieuses images. Il ne se
déride qu'à la fin de l'énumération, quand il s'agit de cette bonne
ménagère dont Hésiode, avant lui, avait proclamé l'excellence, et aussi la
prodigieuse rareté : « Celle-ci est de la race de l'abeille. On est heureux si
on l'a en partage. C'est la seule qui ne mérite aucun reproche. La vie, par ses
soins, devient florissante et riche. Dévouée à un époux qui l'aime, elle
vieillit avec lui, et donne le jour à une belle et noble famille. Elle est
distinguée entre toutes les femmes, et une grâce divine est répandue autour
d'elle. Elle ne se plaît pas assise dans une compagnie de femmes où se
tiennent des discours licencieux. C'est Jupiter qui fait don aux hommes de
femmes d'un tel caractère, si excellentes et si sages. »
Simonide d'Amorgos résume sa pensée générale à peu près dans les mêmes
termes qu'Hésiode. Selon lui aussi, les femmes sont un fléau que nous a
imposé Jupiter. Il consacre quelques vers à la démonstration de son principe
; et cette discussion morale termine le morceau.
Je n'ai pas la superstition des choses de l'antiquité, et je suis bien loin
d'admirer comme un chef-d'oeuvre la boutade du poète d'Amorgos. La fin du
poème manque de précision et quelquefois même de clarté ; il n'y a pas
beaucoup d'ordre dans la succession des divers caractères, ni beaucoup d'art
dans les transitions qui les rattachent les uns aux autres. Mais les vers de
Simonide offrent assez de traits heureux pour que la lecture n'en soit pas sans
agrément.
Le Margitès.
L'opinion commune attribuait à Homère un poème satirique intitulé Margitès, du nom du personnage qui y était tourné en ridicule. Aristote lui-même cite le Margitès comme un des poèmes d'Homère. Mais le Margitès était composé de vers hexamètres et de vers ïambiques irrégulièrement mélangés, comme on le voit encore dans le peu qui reste de cet ouvrage. La présence de l'ïambe ne permet pas de le ranger parmi les productions d'Homère, puisque l'ïambe était inconnu avant Archiloque. Il n'est pas probable non plus qu'il le faille rapporter à une époque beaucoup moins ancienne que celle qui nous occupe. L'étrangeté même du mélange des deux mètres me porte à croire que le Margitès doit compter au nombre des premiers essais suscités par les inventions du poète de Paros. Voici le début du Margitès : « Il vint à Colophon un vieux et divin aède, serviteur des Muses et d'Apollon qui frappe au loin ; il tenait dans ses mains une lyre aux sons harmonieux. » Le mot lyre, à lui seul, prouverait que le Margitès n'était point d'Homère. Je serais fort embarrassé de dire en quoi consistait le poème. Tout ce qu'on sait, c'est que Margitès y était présenté comme un sot, ou à peu près, qui avait une assez haute opinion de lui-même : « Margitès, suivant le poète, dit quelque part saint Basile, à supposer que l'ouvrage soit d'Homère, n'était ni laboureur ni vigneron, et n'entendait rien à quoi que ce fût d'utile aux choses de la vie. » On a les deux vers dont saint Basile donne ici le sens, et un autre vers où il est encore question de Margitès : « Il savait beaucoup de choses, mais il les savait toutes mal. » La perte du Margitès est grandement regrettable. Cette satire, au jugement d'Aristote, avait été à la comédie ce qu'étaient à la tragédie l'Iliade et l'Odyssée. Les poètes comiques y avaient trouvé le prototype des caractères qu'ils mettaient sur le théâtre, et du style approprié à la peinture des ridicules et des vices.
SUITE DE LA POÉSIE ÉLÉGIAQUE.
Mimnerme. - Solon. - La Salamine. - Élégie sur l'anarchie. - Élégies de Solon en l'honneur de ses lois. - Oeuvres de la vieillesse de Solon. - Élégie morale ; poésies diverses de Solon. - Phocylide. - Théognis. - Caractère politique des poésies de Théognis. - Sentences morales de Théognis.
Mimnerme.
L'Ionie, à la fin
du septième siècle, n'avait plus à craindre, comme au temps de Callinus, des
barbares venus de loin. Mais elle n'était plus qu'une province du royaume de
Lydie. Smyrne elle-même avait subi le joug des voisins qu'elle détestait. Un
habitant de Smyrne, un sujet du roi de Lydie, pouvait être encore un homme de
noble nature ; mais sa pensée n'était plus libre, et il avait perdu, avec la
sainte vertu de l'indépendance, tout ce qui fait la vie grande et digne du nom
de vie. Poète, il était réduit au culte des souvenirs, ou à la prédication
des voluptés sensuelles. Mimnerme en est un exemple. Il avait écrit une
élégie en l'honneur d'une victoire remportée jadis par les Smyrnéens sur
Gygès. Cette dette une fois payée aux gloires antiques, il s'était livré
tout entier à cette mollesse et à cette mélancolie qui sont le bonheur des
esclaves. C'est Mimnerme qui a composé la première élégie amoureuse.
Les vers qui restent de ce poète nous montrent un homme indifférent à tout,
hormis au plaisir. La jeunesse et l'amour, voilà selon lui les biens suprêmes.
Vieillir lui est pire que la mort. Il souhaite de ne pas dépasser la
soixantième année ; il peint de sombres couleurs les misères de l'homme qui a
vécu trop longtemps : « Quand la douloureuses vieillesse est survenue, la
vieillesse qui réduit au même point l'homme laid ou beau, l'âme est sans
cesse harcelée, accablée de fâcheux soucis ; on n'a plus de joie à
contempler la lumière du soleil. On vit haï des jeunes gens, méprisé des
femmes. » Nous voilà bien loin de Callinus. Mimnerme revient perpétuellement
à ces pensées, avec une merveilleuse abondance d'images, avec une grande
vivacité de sentiment, quelquefois une rare énergie d'expressions. Je dois
dire pourtant qu'il y a quatre ou cinq vers ïambiques cités sous le nom de
Mimnerme. Mais ces vers sont trop insignifiants pour nous permettre de dire si
les ïambes du poète étaient, oui ou non, des satires. Par son talent du moins
Mimnerme était digne d'avoir vécu et chanté dans la patrie d'Homère. C'est
à Smyrne en effet qu'il a passé sa vie. Il nous apprend lui-même qu'il était
un des Colophoniens qui étaient venus s'établir dans cette ville, et dont les
ancêtres étaient originaires de Pylos. Quant à l'époque où il florissait,
tout ce qu'on sait de certain, c'est qu'il était encore dans la force de l'âge
quand Solon était déjà un poète. Solon, en effet, lui adresse ses critiques
sur ce souhait d'une mort prématurée, dont je parlais tout à l'heure. Solon
propose pour correction le chiffre de quatre-vingts ans, au lieu de soixante, et
il ajoute : « Que la mort ne me vienne pas sans faire verser des larmes ; que
je laisse à mes amis après moi des regrets et des gémissements. » La façon
dont il invite Mimnerme à changer son mot sexagénaire indique assez clairement
qu'il s'adressait à un vivant en état de déférer à son désir, et non point
à un habitant du royaume des ombres.
Solon.
Le contradicteur de Mimnerme était loin pourtant d'être antipathique à la poésie de l'amour et du plaisir. Solon n'était pas seulement un homme d'un esprit droit, résolu, ferme en ses desseins, un politique consommé, un législateur incomparable ; c'était aussi le plus bienveillant et le plus aimable des hommes. Il ne cessa jamais de sacrifier aux Grâces. Jusque dans sa vieillesse, il disait encore : « Ce que j'aime aujourd'hui, ce sont les dons de Cypris, de Bacchus et des Muses ; c'est là ce qui fait le bonheur des mortels. » Il n'était pas insensible aux jouissances de la vie ; mais il n'en faisait pas, comme le poète ionien, le but unique et suprême. Aussi bien il vivait dans un pays où un homme de génie n'était pas condamné à prêcher l'indolence. Solon aimait à se récréer ; mais c'était dans ses instants de loisir. Il fit quelquefois des vers par passe-temps ; mais presque toujours l'utile y était mêlé à l'agréable. En général, la poésie fut entre ses mains un instrument au service des plus nobles pensées. Elle était pour lui, si je puis dire, le complément de l'éloquence politique. Il alla même une fois jusqu'à déclamer sur la place publique une de ses élégies, en guise de discours. Il est vrai qu'il n'eût pas osé ni même pu, ce jour-là, haranguer en prose sur le sujet dont il voulait entretenir les Athéniens.
La Salamine.
C'était en l'an 604
avant notre ère. « Les Athéniens, dit Plutarque dans la Vie de Solon,
fatigués de la longue guerre qu'ils avaient faite sans succès contre les
Mégariens pour leur reprendre l'île de Salamine, avaient défendu par un
décret, sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive
voix, pour en revendiquer la possession. Solon s'indigna d'une telle honte. Il
voyait d'ailleurs que les jeunes gens, pour la plupart, ne demandaient qu'un
prétexte de recommencer la guerre, mais qu'ils n'osaient s'avancer, retenus par
la crainte de la loi. Il imagina donc de contrefaire le fou, et fit répandre
dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu'il avait perdu l'esprit.
Cependant, il avait composé en secret une élégie, et l'avait apprise par cœur.
Un jour, il sortit brusquement de chez lui, et courut à la place publique. Le
peuple l'y suivit en foule ; et là, Solon, monté sur la pierre des
proclamations, chanta son élégie, qui commence ainsi : « Je viens en héraut,
de la belle Salamine. Au lieu d'un discours, j'ai composé pour vous des vers.
Ce poème est appelé Salamine, et il contient cent vers, qui sont d'une grande
beauté. »
Il reste malheureusement fort peu de chose de ce chef-d'oeuvre, assez toutefois
pour en faire plus vivement déplorer la perte. On voudrait savoir comment Solon
peignait à ses concitoyens le dommage qu'ils se faisaient à eux-mêmes par
leur inaction, dommage à leur puissance politique comme à leur renom
militaire. On l'entend du moins protester contre tant de honte: « Que ne
puissé-je être alors un Pholégandrien ou un Sicinite, et non plus un
Athénien ! que ne puissé-je avoir changé de patrie ! Car à l'instant cette
parole retentira parmi les hommes : Celui que vous voyez, c'est un homme de
l'Attique, un de ceux qui ont lâchement abandonné Salamine ! » Nous avons
aussi les deux derniers vers de l'élégie. Au moment où Solon s'écria : «
Allons à Salamine ! allons combattre pour cette île aimable, et repoussons
loin de nous un funeste déshonneur ! » la jeunesse athénienne, saisie d'un
transport d'enthousiasme, répéta tout d'une voix : « Allons à Salamine ! »
L'ancien décret fut rapporté ; une nouvelle expédition fut sur-le-champ
résolue, et bientôt les Mégariens étaient chassés de l'île aimable.
Élégie sur l'anarchie.
On sait dans quel état de trouble et d'anarchie était tombée la ville d'Athènes, quand Solon entreprit de réformer la constitution et les lois. Avant de rien proposer au peuple, il fallait lui faire sentir l'urgente nécessité de la réforme, et ramener les esprits aux saines pensées d'ordre et de soumission. Ce fut le triomphe de la Muse, non moins que du génie politique. Démosthène nous a conservé presque entière une élégie qui appartient à cette mémorable période de la vie de Solon, et qui débute ainsi : « Non, notre ville ne périra jamais par un décret de Jupiter, ni par la volonté des dieux immortels. Car une magnanime protectrice, la fille d'un père puissant, Pallas Athéné étend sur elle ses mains. » Le poète déplore amèrement les maux qui affligent la cité ; il stigmatise énergiquement l'insolence et la rapacité des démagogues, et il peint de tristes couleurs la misère des pauvres, de ces débiteurs que les riches vendaient comme esclaves, et qu'on emmenait, chargés de chaînes, loin de la terre natale et du foyer de leurs pères. Au tableau navrant des maux enfantés par l'anarchie, il oppose celui des biens qui sont les fruits de sages institutions. Cette élégie est une leçon, une remontrance. Solon le dit lui-même ; il dit aussi qu'en signalant les maux et le remède, il ne fait qu'obéir aux impérieuses suggestions de sa conscience. Une telle poésie, si profondément sensée, et tout étincelante de verve et de passion, ne pouvait manquer d'avoir sur les âmes un empire irrésistible.
Élégies de Solon en l'honneur de ses lois.
Solon eut un
instant, dit-on, la pensée de rédiger ses lois en vers épiques. Plutarque
cite même les deux premiers hexamètres du préambule : « Je prie d'abord le
roi Jupiter, fils de Saturne, d'accorder à ces lois bonne chance et gloire.»
Je n'affirmerais pas la parfaite authenticité de ces vers, ni la réalité du
dessein qu'on prête à Solon. Ce n'est pas que je le trouve trop
invraisemblable. Il y avait, dans ses lois, une partie morale qui eût été
noble matière à des poèmes d'une sévère facture, comme il les savait
composer. Si le préambule des lois de Zaleucus était écrit en vers, dans le
style de ceux de Solon, ce serait un poème didactique admirable.
Quand Solon eut mené à bout le grand oeuvre de la réforme, il n'hésita pas
à s'applaudir lui-même. Il écrivit de nouvelles élégies, pour faire
comprendre aux citoyens toute l'étendue des bienfaits dont il les avait dotés
: « J'ai donné au peuple, dit-il, le pouvoir qui suffisait, sans rien
retrancher à ses honneurs, sans y rien mettre de trop. Quant aux puissants, aux
hommes fiers de leur opulence, je ne leur ai point permis l'injustice. J'ai
armé chaque parti d'un invincible bouclier : ni l'un ni l'autre ne peuvent plus
s'opprimer jamais.»
Oeuvres de la vieillesse de Solon.
On sait comment
Solon quitta Athènes pour quelque temps, afin que ses concitoyens
s'accoutumassent à appliquer eux-mêmes les institutions nouvelles, et comment,
durant ses voyages, il contribua à la fondation d'une ville dans l'île de
Chypre. Le roi de qui cette ville dépendait lui avait donné le nom de Soles,
en l'honneur de l'illustre Athénien. Solon, en quittant son hôte, lui fit ses
adieux dans une élégie dont Plutarque cite ce passage : « Puisses-tu régner
ici, à Soles, de longues années, paisible dans ta ville, toi et tes
descendants ! Pour moi, que mon rapide vaisseau m'emporte sain et sauf loin de
cette île célèbre, protégé par Cypris à la couronne de violettes. Puisse
cette fondation me valoir, par la déesse, reconnaissance, noble gloire, et un
heureux retour dans ma patrie ! » Solon, à son retour, trouva sa patrie
divisée entre les factions de Mégaclès et de Pisistrate. Bientôt Pisistrate,
soutenu par la populace, maître de la citadelle et défendu par une garde
d'hommes armés, fut dans Athènes un véritable roi, ou, comme parlaient les
Grecs, un tyran. Solon s'opposa avec une extrême énergie à l'adoption des
décrets proposés par Ariston en faveur de Pisistrate. Même après
l'établissement de la tyrannie, il ne se tut pas. Il gourmanda vivement les
Athéniens dans de nouvelles élégies, et il n'hésita point à répéter tout
ce qu'il pensait du personnage tout puissant. Solon était vieux alors. Comme on
ne cessait de l'avertir que Pisistrate pourrait bien lui faire un mauvais parti,
il répondait que sa vieillesse lui permettait de ne pas craindre la mort. Il
n'y a rien dont on doive plus regretter la perte que des poèmes où se
rencontraient ces éloquentes invectives : « Si vous endurez ces maux par votre
lâcheté, n'accusez pas les dieux de votre malheur. Ces hommes, c'est vous qui
les avez faits si grands, en leur donnant ces appuis ; et voilà pourquoi vous
êtes dans ce honteux esclavage... Vous ne regardez qu'à la langue, qu'aux
paroles d'un homme artificieux ; mais vous ne voyez nullement la façon dont il
se gère.... Chacun de vous en particulier marche sur les traces du renard ;
mais, réunis, vous n'êtes qu'une troupe imbécile. »
Pisistrate, homme d'esprit avant tout, ne s'offensa pas de la franchise du
vieillard ; il finit même parle désarmer à force de déférence et de
respects. Il n'innova rien dans les institutions, content de posséder la
réalité du pouvoir, et de diriger à son gré la marche des affaires. Cette
soumission aux lois établies fut sans doute la flatterie la plus sensible au
législateur. Solon passa ses dernières années dans un repos profond, tout
entier aux études libérales, à la poésie, et aux plaisirs que lui permettait
son grand âge. C'est de cette époque probablement que datent ces vers où il
avait consigné, à l'usage de ses contemporains, les notions scientifiques
qu'il avait puisées dans le commerce des sages, dans les livres, dans la
contemplation de la nature, et dont Plutarque et d'autres citent des
échantillons. Le vers fameux : « Je vieillis en apprenant toujours davantage,
» témoigne de l'ardeur qui l'animait dans ses recherches savantes.
Elégie morale ; poésies diverses de Solon.
On ne peut pas
rattacher à une circonstance particulière de sa vie la magnifique élégie qui
commence par une invocation aux Muses, la seule que nous possédions dans un
état parfait d'intégrité. Cette élégie est toute morale. Après avoir
exprimé les souhaits qu'il forme pour lui-même, le poète montre la justice
divine frappant le crime de coups inévitables ; il dit comment les hommes,
malgré le cri de leur conscience, ne laissent pas de s'abandonner aux folles
passions ; il peint leur ambition, leurs espérances toujours trompées, et, au
bout de toutes choses, la souffrance et la mort. Sa conclusion, c'est que la
sagesse est le premier de tous les biens, le bien unique et suprême. Solon
s'est mis tout entier dans cette élégie, surtout dans les vers qui suivent
l'invocation. Il souhaite fortune et renommée ; il demande d'être doux à ses
amis, amer à ses ennemis ; d'être à ceux-là un objet de respect, un objet de
crainte aux autres. Il ajoute ensuite : « Oui, je désire avoir des richesses,
mais je ne veux pas en jouir injustement. L'opulence que donnent les dieux,
c'est pour l'homme qui la possède un édifice solide du fondement au faîte.
Mais celle que recherchent les hommes n'est qu'un fruit de la violence et du
crime. Forcée par des actes iniques, elle vient, mais malgré elle : bien vite
elle est mêlée d'infortune. »
Solon n'était pas uniquement un poète élégiaque. Je ne saurais dire s'il
s'était essayé dans le genre épique, car il n'est pas prouvé qu'il ait rien
écrit en vers hexamètres, sauf peut-être la courte invocation que j'ai
citée, qui devait servir de début au préambule de ses lois. Mais il avait
manié supérieurement l'ïambe et le trochée. Solon n'est point un satirique
outrageux et violent comme Archiloque, ni un observateur morose comme Simonide
d'Amorgos. Il se sert d'un rythme vif et passionné, non point pour attaquer,
mais pour se défendre. C'est en vers trochaïques qu'il fit son apologie contre
ceux qui lui reprochaient de n'avoir pas su constituer un pouvoir plus
énergique et moins contesté, et d'avoir refusé la tyrannie quand on la lui
offrait. Plutarque a transcrit le passage où Solon rapporte les piquantes
railleries que faisaient de sa conduite certains habiles de ce temps-là : «
Solon n'a été ni un vrai sage ni un homme de sens. Les biens que lui donnait
la divinité, lui-même n'a pas voulu les recevoir. Le poisson pris, il a
regardé tout ébahi, et n'a point retiré le grand filet. Il a perdu la raison
; il ne se connaît plus. Autrement, pour posséder en maître tant de trésors,
pour régner sur Athènes un seul jour, il eût consenti à être ensuite
écorché vif, et à voir sa race périr tout entière. » Plutarque cite encore
la ferme et noble réponse du grand citoyen à toutes les imputations de
faiblesse ou d'incapacité, et le témoignage qu'il se rend à lui-même : « Si
j'ai épargné ma patrie, car la violence impitoyable de la tyrannie n'a pas
souillé mes mains ; si je n'ai point terni ni déshonoré ma gloire, je ne m'en
repens point. C'est par là surtout que je l'emporte, ce me semble, sur tous les
hommes. » Il est probable que les deux passages sont tirés du même morceau.
Cette apologie était rédigée en forme d'épître, et Solon l'avait adressée
à un de ses amis, nommé Phocus.
Le plus long fragment des ïambes de Solon, qui n'a pas moins de vingt-six vers,
est aussi une apologie politique, mais plus solennelle, et dont les premiers
mots sont un appel au témoignage de la Terre, la meilleure des divinités de
l'Olympe. Solon rappelle les mesures par lesquelles il a rendu à leurs
possesseurs les domaines engagés, et ramené dans Athènes les débiteurs que
leurs créanciers avaient vendus comme esclaves, ces infortunés «qui ne
parlaient plus la langue attique, à force d'avoir erré çà et là par le
monde. Pour ceux, dit encore le poète, qui subissaient ici même une infamante
servitude, et qui déjà tremblaient devant des maîtres, je les ai rendus
libres. Ces choses, je les ai faites par l'association puissante de la force et
de la justice ; et j'ai accompli tout ce que j'avais promis. » Il ajoute que
bien d'autres, à sa place, auraient songé à toute autre chose qu'à
l'intérêt public, et n'auraient eu cesse ni fin qu'ils n'eussent tout
brouillé pour satisfaire leur ambition et leur cupidité. Il se félicite
hautement d'avoir méprisé toutes les critiques, et de n'avoir pas voulu, c'est
son expression même, se comporter en loup parmi les chiens.
Je n'ai point tout dit sur les oeuvres poétiques de Solon. Je n'ai pas même
mentionné le poème de l'Atlantide, que Solon avait ébauché, et qu'il
avait laissé là, soit, comme le prétend Platon, que d'autres soins l'eussent
distrait de son oeuvre ; soit, comme le veut Plutarque, qu'il eût été
empêché par la vieillesse, et par l'effroi d'un trop long travail. Mais il me
suffit d'avoir montré que, dans les genres qu'il a traités, Solon méritait
d'être mis au premier rang. La renommée du sage et du législateur a fait tort
à celle de l'émule d'Archiloque et de Tyrtée. Nous laissons à l'histoire
proprement dite le soin de proclamer les titres glorieux du héros de la
civilisation, du vrai fondateur de la prospérité d'Athènes ; mais c'était
notre devoir de jeter quelque lumière sur le côté le moins connu de cette
riche et puissante nature, où se confondaient, dans une si merveilleuse
harmonie, le courage et la prudence, l'enthousiasme et la réflexion, la raison
pratique et les spéculations savantes, la force et la grâce, l'homme aimable
et le grand homme.
Phocylide.
Les sentences, les maximes, les mots à retenir par cœur (
gnÇmai), abondent dans les vers de Solon. Solon n'est pourtant point, à proprement parler, ce que les Grecs nommaient un poète gnomique. Il n'est pas sentencieux par métier, mais en passant, mais à son heure, et ni plus ni moins que ne le comporte chaque sujet. Il n'en est pas ainsi de Phocylide de Milet, qui florissait un peu après Solon, c'est-à-dire au milieu du sixième siècle. Ce qui reste de Phocylide est sec et tout didactique. On dirait qu'il dicte des oracles. Il se donne lui-même pour un maître de la sagesse. La plupart de ses, maximes débutent par cette formule : « Voici encore ce que! dit Phocylide. » Elles n'ont rien de bien remarquable. Il en est même que Phocylide s'est borné à emprunter à des poètes plus anciens. Ainsi il a concentré en huit vers la substance de la satire de Simonide d'Amorgos. Le mérite de Phocylide est dans la netteté du style, dans cette précision élégante que les Grecs estimaient par-dessus toute chose, et qui permet aux maximes de se graver aisément dans la mémoire.Théognis.
Phocylide
rédigeait ordinairement ses sentences morales en vers épiques : parmi les vers
qui lui sont attribués, il n'y qu'un seul pentamètre. Théognis, qui compte à
tant de titres au nombre des poètes gnomiques, ne s'est servi que de la forme
élégiaque. Il avait composé des élégies proprement dites, à propos de
certains événements dont il avait été le témoin ; et l'espèce de poème
moral que nous possédons sous son nom semble être formé de fragments
empruntés à des ouvrages divers, dont chacun formait un tout et avait son
sujet particulier. Cette collection a été faite sans aucun ordre, remaniée
probablement plusieurs fois, et grossie par des interpolations : il s'y trouve
des vers qui ne sont pas de Théognis, et dont on connaît les véritables
auteurs. Mais, dès le temps de Xénophon, Théognis était considéré surtout
comme un moraliste : on apprenait par cœur ses sentences, comme celles de
Phocylide. On les avait probablement extraites déjà de ses élégies ; et
peut-être dès ce temps le corps des élégies elles-mêmes avait-il déjà
péri, négligé au profit des membres qu'on en avait dépecés.
Théognis était de Mégare, et il vivait dans la dernière moitié du sixième
siècle, Il paraît même avoir prolongé sa carrière jusqu'au temps de la
deuxième guerre Médique. Il appartenait à cette aristocratie dorienne qui
avait gouverné Mégare depuis que cette ville s'était séparée de Corinthe,
et qui fut dépossédée de ses privilèges quand Théagénès, soutenu par le
parti populaire, s'empara du souverain pouvoir. Théognis ne perdit pas
seulement ses honneurs : il vit son patrimoine passer en d'autres mains, et il
alla mourir dans l'exil. Il mourut probablement à Thèbes ; mais il n'y faisait
pas un constant séjour, car on trouve dans ses vers la trace de voyages à
Sparte, en Sicile, en Eubée.
Caractère politique des poésies de Théognis.
Théognis
ne tarit pas en invectives contre les hommes du parti populaire. Même dans les
endroits où il a l'air de n'adresser à ses amis que des leçons de morale, on
sent percer la rancune politique. Les méchants (kakoÛ)
et les lâches (deiloÛ),
dont il parle sans cesse, ne sont pas ceux qu'on appelle ainsi dans tous les
temps et dans tous les lieux. Il gratifie indistinctement de ces noms tout ce
qui n'est pas de la race antique, tout ce qui n'a ni traditions de famille ni
richesses héréditaires. En revanche, les Doriens, la vieille aristocratie, ce
sont les bons (ŽgayoÛ),
les braves (¤syloÛ)
: le poète leur prodigue les belles épithètes avec autant de libéralité
qu'il prodigue aux autres les qualifications injurieuses.
Théognis s'adresse ordinairement à Cyrnus, fils de Polypas, et quelquefois à
d'autres personnages, à Simonide, à Onomacritus, à Cléariste, à Démoclès,
à Démonax, à Timagoras. Cyrnus est un jeune homme, auquel le poète parle
d'un ton paternel, et qu'il veut pénétrer de ses idées politiques et morales.
Les autres sont des amis, des compagnons de plaisirs, avec lesquels il se
déride, et qu'il entretient de sujets moins sérieux. Ainsi il recommande à
Simonide de laisser aux convives une parfaite liberté ; de ne pas retenir qui
veut quitter le banquet ; de ne pas éveiller le buveur qui s'est endormi trop
bien cuirassé de vin. La partie enjouée du poème est du temps sans doute où
Théognis vivait dans la maison de ses pères, où le gouvernement de Mégare
allait à. son gré, et où florissaient dans la ville ces associations d'amis,
ces phidities, comme disaient les Doriens, où l'on passait de longues heures à
boire et à deviser agréablement.
Dès les premiers vers que Théognis adresse à Cyrnus, on aperçoit, au
contraire, je ne sais quelle disposition d'esprit atrabilaire et misanthropique.
La ruine de l'aristocratie mégarienne n'est point encore consommée, mais elle
se prépare : les méchants et les bons sont déjà en lutte. Bientôt le tyran
va apparaître. La ville est en travail, comme dit Théognis, et il est à
craindre qu'elle n'enfante son fléau. Malgré les vœux et les espérances du
poète, et probablement malgré ses efforts, le mal s'accomplit. Le monde est
renversé; tout est perdu : ceux qui n'étaient pas des citoyens sont des
citoyens. Voici comment Théognis se lamente sur l'invasion des Périoeces, ces
paysans de la banlieue de Mégare, qui venaient de conquérir violemment le
droit de cité : « Cyrnus, cette cité est encore une cité ; mais, certes,
c'est un autre peuple. Ce sont des gens qui ne connaissaient auparavant ni
tribunaux ni lois. Ils portaient autour de leurs flancs des peaux de chèvres ;
comme des cerfs, ils habitaient hors de cette ville. Et maintenant, fils de
Polypas, ils sont les bons ; et ceux qui jadis étaient les braves sont les
lâches maintenant. Qui pourrait supporter un pareil spectacle ? Ils se trompent
mutuellement, en se moquant les uns des autres ; ils n'ont pas le sentiment de
ce qui est bien ni de ce qui est mal (27). »
Théognis recommande à son jeune ami de détester cordialement ces grossiers,
ces fourbes, ces méchants, sans toutefois cesser de leur faire bonne mine, de
peur probablement de quelque mésaventure. Quand les nouveaux venus, enivrés de
leur victoire, ont usé de représailles contre les anciens oppresseurs,
Théognis s'enflamme d'une véritable rage. Il va jusqu'à souhaiter de boire le
sang de ceux qui l'ont dépouillé de son patrimoine.
Sentences morales de Théognis.
Les
sentences morales de Théognis ne sont pourtant pas indignes de leur
réputation. Ce sont, pour la plupart, des vérités de sens commun, ou des
observations fines et profondes, toujours exprimées avec précision,
quelquefois avec cette vive éloquence qui part de l'âme. Je ne m'étonne donc
pas que la Grèce démocratique ait tenu en si grande estime les oeuvres de cet
aristocrate entêté. Les préjugés de l'homme de parti n'offusquaient pas
toujours la raison du penseur ; et le talent poétique rachetait amplement les
erreurs mêmes de la passion et les assertions inconsidérées. Quand Théognis
touche aux grands sujets, son style s'élève et se colore sans cesser d'être
vif et précis : nul n'a jamais parlé de la vertu en termes mieux sentis, ni
plus énergiquement combattu le vice. Il n'a pas vu assez peut-être que le mal
ici-bas est la condition du bien et son ombre inséparable, et qu'il n'y a de
mérite que dans l'effort qui nous dégage du joug de notre terrestre nature.
Les plaintes que lui arrache le spectacle désordonné du monde ressemblent
presque à des blasphèmes contre la Providence. Il conclut du moins à
l'action, si le bien est possible, et à la résignation, si le mal ne se peut
empêcher :« Bon Jupiter, je t'admire ; car tu commandes à tous les êtres,
car tu possèdes en toi la plénitude des honneurs et de la puissance. Tu
connais à fond les pensées et le cœur de chaque homme ; et ton autorité, ô
roi! est la plus haute qu'il y ait dans le monde. Comment donc, fils de Saturne,
as-tu bien le courage de tenir le même compte de l'homme criminel et du juste ?
comment ton esprit se tourne-t-il indifféremment ou vers la sagesse, ou vers
les attentats de ces mortels qui ne craignent pas de commettre des actes pervers
? Non, la divinité n'a marqué aucune règle à notre conduite, aucune route
par où l'on soit sûr de gagner la faveur des immortels. Des scélérats
jouissent d'une prospérité qu'aucun chagrin ne trouble ; et ceux qui
préservent leur âme des oeuvres du mal, ceux qui aiment la justice, ont en
partage néanmoins la pauvreté, mère du désespoir, la pauvreté qui pousse au
crime le cœur des hommes.... C'est dans la pauvreté que sa décèlent et
l'homme pervers et l'homme réellement vertueux ; c'est quand ils sont aux
prises avec l'indigence. L'un médite de criminels projets, et jamais dans sa
poitrine ne germe une pensée de justice. L'âme de l'autre, au contraire, ne se
laisse aller ni au gré de la mauvaise fortune, ni au gré de la bonne. Oser le
bien, supporter le mal, voilà le devoir de l'homme vertueux (28).
»
J'ai expliqué ailleurs comment l'Ionien Tyrtée s'était servi, tout en
s'adressant à des Doriens, de cette langue ionienne, qui était en ce temps-là
l'idiome unique de la poésie. Le Dorien Théognis, écrivant à Mégare ou à
Thèbes , c'est-à-dire dans des villes doriennes, se conforma au commun usage,
et si complètement, que tous les efforts du monde ne sauraient établir une
sensible différence entre son dialecte et celui des poètes élégiaques nés
dans les villes ioniennes, et écrivant pour des Ioniens.
POESIE CHOLIAMBIQUE. PARODIE. APOLOGUE.
Hipponax. - Ananius. - Apologue. - Ésope. La Batrachomyomachie.
Hipponax.
Hipponax
était célèbre, dans l'antiquité, pour avoir fait subir au vers ïambique
sénaire ou trimètre, une modification importante, et pour avoir inventé un
nouveau genre de poésie. Le vers sénaire, tel que l'avaient employé
Archiloque, Simonide et Solon, et tel qu'il est resté dans la poésie
dramatique, a pour le moins trois ïambes, un au second, un au quatrième et un
au sixième pied : l'ïambe final est surtout de rigueur. Hipponax imagina de
remplacer cet ïambe final par un spondée, et de donner au vers, par cette
altération, une marche brisée et irrégulière, je ne sais quoi de heurté et
de sarcastique, parfaitement approprié à la satire. On donnait à ce vers
mutilé le nom de choliambe, ou d'ïambe boiteux, et celui aussi de trimètre
scazon, qui a le même sens.
Le genre nouveau dont on attribuait l'invention à Hipponax est la parodie, ou
ce que nous nommons le poème héroï-comique. C'est lui, dit-on, qui le premier
fit servir les nobles formes et le langage solennel de l'épopée à la peinture
de caractères grotesques, d'événements ridicules, de sentiments vulgaires. Il
ne reste des satires épiques d'Hipponax qu'un court fragment; et les fragments
de ses satires choliambiques, fort courts aussi, n'ont guère d'intérêt que
pour les grammairiens et les amateurs de métrique et de prosodie. La vie
d'Hipponax est mieux connue que celle de la plupart des poètes dont nous nous
sommes occupés jusqu'ici. Il était né dans la ville ionienne d'Éphèse , et
il vivait dans la dernière moitié du sixième siècle. Persécuté dans sa
patrie par les tyrans Athénagore et Comas, il se retira à Clazomènes, et
c'est là probablement qu'il passa ses dernières années. L'exil ne contribua
pas à adoucir son humeur, naturellement aigre et misanthropique. Hipponax
était Ionien, mais il n'avait rien de cette affabilité et de ce laisser-aller
qui distinguait ses compatriotes. Il eût mérité de vivre à Sparte et de
manger le brouet noir. Il voyait avec douleur l'abaissement de son pays ; il
s'indignait contre des hommes qui ne songeaient qu'à leur bien-être et à
leurs plaisirs, et qui avaient perdu le sentiment des grandes choses et le
souvenir des jours de la liberté. Impuissant à ranimer leur torpeur, il ne se
laissa pas entraîner, comme autrefois Mimnerme , aux séductions du luxe et aux
enivrements de la volupté. Il attaqua avec une indomptable énergie tous les
vices, tous les ridicules, tous les goûts dépravés ou frivoles. On devine du
moins, en parcourant ce qui reste de ses poésies, qu'il avait quelquefois
traité la satire en moraliste curieux des choses et des principes, bien plus
qu'en détracteur acharné des personnes. Le plus considérable de ses fragments
est une diatribe contre ces prodigues qui dévorent, dans de splendides festins,
la fortune péniblement amassée par leurs pères. Ce n'est pas qu'Hipponax se
fit faute d'user contre ses ennemis, et même d'abuser cruellement, de ses armes
poétiques. Il était maigre, fort laid et de taille chétive. Deux sculpteurs
de Chios, Bupalus et Athénis, s'étaient permis de faire rire à ses dépens,
en le figurant sous des traits qui n'étaient sans doute rien moins que
flattés. Cette caricature mit le poète en fureur. Il fut pour Bupalus et
Athénis ce qu'Archiloque avait été pour Lycambès et ses filles. Il les
poursuivit de ses sarcasmes et de ses injures avec une rudesse impitoyable, sans
relâche et sans trêve. On conte qu'eux aussi finirent par se pendre de
désespoir.
Ananius.
Je n'ai rien à dire d'Ananius, sinon que c'était un poète satirique de l'école d'Hipponax , son contemporain selon toute apparence, et qui s'était servi comme lui du choliambe. On ne sait pas dans quel pays il était né ; et il n'est pas bien sûr que les vers cités sous son nom par certains auteurs ne soient pas d'Hipponax lui-même, car plusieurs de ces vers sont attribués par d'autres à Hipponax. D'après les règles ordinaires du trimètre ïambique, les pieds impairs peuvent être indifféremment des spondées ou des iambes. Il paraît qu'Hipponax n'usait pas, ou du moins n'usait qu'accidentellement, de la liberté de mettre un spondée au cinquième pied. Ananius, au contraire, pour donner à sa versification un caractère d'originalité, et sans doute afin d'enchérir sur son maître, se fit une loi de ce qui n'était qu'un accident chez Hipponax : ses choliambes se terminaient régulièrement par deux spondées. C'est ce qu'on a nommé le vers ischiorrhogique, autrement dit le vers dégingandé, le vers déhanché.
Apologue.
L'apologue, que nous avons vu apparaître dans la poésie grecque dès le temps d'Hésiode, et dont nous avons trouvé aussi la trace dans les fragments d'Archiloque, ne commença pourtant à être cultivé comme genre particulier de littérature que dans le sixième siècle, et peut-être même après Hipponax et Ananius. Encore n'est-ce que par conjecture qu'on reporte jusqu'à cette époque les premiers essais des poètes fabulistes. Ésope, que les Grecs regardaient comme l'auteur de tous ces apologues qui couraient par le monde, vivait, il est vrai, dans la première moitié du sixième siècle. Mais Ésope n'était ni un Grec ni un poète ; et il est douteux qu'Ésope ait jamais rien écrit, en quelque langue que ce soit. Les inventions de ce conteur moral, ou, si l'on veut, les emprunts qu'il avait faits aux trésors des littératures orientales, n'arrivèrent sans doute que lentement, apologue par apologue, aux oreilles des Grecs ; mais, quand cette matière poétique eut grossi, et que toutes les conversations s'égayaient des mots heureux attribués au vieil esclave, il ne dut pas manquer de poètes pour s'exercer sur des sujets si bien préparés, et pour dessiner les premiers traits de ce qui devint un jour l'ample comédie à cent actes divers. Mais les noms mêmes de ces fabulistes ne nous sont point parvenus. Les poètes du sixième ou même du cinquième siècle dont on cite des apologues, n'étaient fabulistes, comme Hésiode et Archiloque, qu'en passant et par occasion. Nous savons que Socrate, dans sa prison, se récréait en versifiant des fables ésopiques. Dira-t-on qu'il était le premier qui eût eu l'idée d'ajouter par la forme au mérite de ces leçons de sagesse ? C'est par conjecture aussi qu'on suppose que les premiers fabulistes grecs se servirent de l'ïambe, de préférence à tout autre mètre, et du trimètre scazon, de préférence au trimètre d'Archiloque et de Simonide d'Amorgos. Babrius et d'autres ont écrit leurs fables en choliambes. Ils ne faisaient sans doute que se conformer à un usage établi.
Ésope.
Quant à l'homme fameux dont tous les fabulistes ne sont, suivant la tradition vulgaire ; que les héritiers et les copistes, voici ce qu'on sait d'à peu près authentique sur sa personne et sa vie. Il était né à Mésembrie dans la Thrace, et il était contemporain du roi égyptien Amasis. Il fut d'abord esclave d'un Samien, nommé Iadmon. Son esprit et sa bonne conduite lui valurent la liberté. Il ne cessa pas pourtant de vivre dans la famille de son ancien maître, comme ami, comme conseiller, ou à quelque autre titre honorable. Ce qui prouve qu'il ne resta pas toujours esclave, c'est qu'on le voit se porter pour défenseur en justice d'un homme accusé de délits politiques, et faire ainsi acte de citoyen. Ce que l'on conte de ses pérégrinations est assez vraisemblable, et n'est point en contradiction avec les témoignages qui concernent son long séjour à Samos. Il habitait d'ordinaire dans la maison. d'Iadmon, mais une humeur aventureuse, le désir de voir et de s'instruire, le soin peut-être des affaires de son protecteur, suffisent pour expliquer ses courses en Asie, en Égypte et en Grèce. Il est très probable aussi que, dans sa jeunesse, et avant de venir aux mains d'Iadmon, il avait été esclave dans quelque contrée de l'Orient, et y avait puisé ce goût des sentences et des récits allégoriques, qu'il répandit plus tard à Samos et dans la Grèce continentale. On admet généralement qu'il périt à Delphes. Les Delphiens, irrités de ses remontrances, et des sarcasmes qu'il leur avait décochés sous le couvert de l'apologue, le mirent à mort, comme coupable d'un vol qu'il n'avait pas commis. Aristophane, dans les Guêpes, fait allusion en passant à cet événement déplorable : « AIME-CLÉON. Un jour Ésope, étant à Delphes.... HAIT-CLÉON. Peu m'importe. - Fut accusé d'avoir dérobé une coupe du dieu. Alors il leur conta comment une fois l'escarbot.... - Ah! tu m'assommes avec tes escarbots. »
La Batrachomyomachie.
La
poésie héroï-comique avait été inventée par Hipponax. D'autres la
cultivèrent après lui, et non sans succès; mais tous ne lui conservèrent pas
ce caractère satirique et mordant qu'elle avait à l'origine. On peut
l'affirmer hardiment, car la preuve en subsiste encore. La Batrachomyomachie, ou
le combat des grenouilles et des rats, est un poème héroï-comique. C'est une
parodie de l'Iliade, mais parfaitement pure de tout fiel, de toute intention
malfaisante. Ce n'est point une satire morale ; ce n'est pas non plus une
insulte au divin génie d'Homère. L'auteur semble ne s'être proposé que de
prouver qu'il était homme d'esprit, et qu'il savait manier la langue et le
mètre poétiques. S'il emprunte le style d'Homère, s'il fait parler ses
humbles héros à la façon d'Ajax ou d'Achille, s'il fait délibérer les dieux
dans l'Olympe, comme s'il s'agissait de fixer le destin des armées qui
combattaient sous Ilion, s'il donne à son court poème quelque chose de la
pompe et de l'appareil extérieur de l'épopée, c'est qu'il n'y avait guère
d'autre moyen d'élever à la hauteur de la poésie les infortunes de
Pille-Miettes, les perfidies de Joufflue et la lutte engagée par les rats
contre les grenouilles. La poésie, dans cette bluette agréable, n'a d'objet
qu'elle-même. Toute la valeur d'une telle oeuvre est dans le piquant contraste
du fond et de la forme, dans le charme des détails, dans la vivacité des
expressions et des tournures, dans l'art surtout avec lequel la fable est
soutenue et conclut.
Le rat Pille-Miettes, qui vient d'échapper à la dent d'une belette ou d'un
chat, s'arrête près d'un marais pour se désaltérer, car il a couru fort et
longtemps. Joufflue, reine des grenouilles, entre en conversation avec lui. Elle
lui persuade de venir dans son palais ; et c'est sur son dos qu'elle le prend
pour l'y transporter. La nouveauté du voyage enchante d'abord Pille-Miettes,
mais ta joie n'est pas de longue durée. Une hydre apparaît sur les eaux :
Joufflue effrayée plonge au fond ; Pille-Miettes, malgré ses efforts, périt
submergé par les vagues, en dévouant Joufflue aux dieux vengeurs. Un rat, qui
se trouvait sur le rivage, court annoncer au peuple rat la triste fin de
Pille-Miettes. Une assemblée générale est convoquée; et là, sur la
proposition de Ronge-Pain, père de la victime, on se décide à faire la guerre
aux grenouilles. Tout s'arme, et le héraut Fouille-Marmite est chargé de
dénoncer les hostilités. Joufflue se déclare parfaitement innocente et même
ignorante de la mort de Pille-Miettes. Entraînées par elle, les grenouilles se
préparent à faire une vigoureuse résistance. Cependant les dieux, dans
l'Olympe, s'inquiètent de cette agitation qu'ils remarquent sur la terre. Mais
Minerve opine pour que personne ne descende, et tous les dieux se bornent au
rôle de spectateurs. Bientôt la mêlée s'engage, terrible, acharnée, et avec
des chances diverses. A la fin, les rats l'emportent, et Avale-Tout ne parle de
rien moins que d'exterminer toute la gent batracienne. Alors Jupiter n'y tient
plus. Il veut envoyer Pallas ou Mars, pour arrêter le féroce Avale-Tout. Mars
recule devant cette rude besogne. Jupiter prend en main la foudre, mais la
foudre elle-même est impuissante. Effrayés un instant, les vainqueurs se
remettent bien vite de leur peur, et recommencent leurs exploits de plus belle.
Jupiter fait avancer une autre armée contre la leur, des guerriers munis par la
nature d'armes défensives et offensives, et qui changent en un clin d'oeil la
fortune de la bataille. Ces guerriers sont des crabes. Les rats prennent la
fuite, et la guerre finit au coucher du soleil.
Pour donner une idée de la manière générale du poète et de la flexibilité
de son talent, je traduirai deux morceaux de différent caractère, le discours
de Ronge-Pain pour animer les rats à la vengeance, et celui de Minerve pour
engager les dieux à la neutralité entre les deux partis. Voici comment
s'exprime l'infortuné père de Pille-Miettes: « O mes amis ! quoique j'aie
seul enduré mille maux de la part des grenouilles, mon mauvais sort doit vous
intéresser tous. Je suis aujourd'hui bien digne de pitié, car j'ai perdu trois
fils. Le premier, c'est cet animal destructeur, la belette, qui l'a saisi et
tué, comme il sortait du trou. Les hommes cruels ont conduit le second à la
mort, à l'aide de cet engin nouveau, de ce piège de bois qu'ils ont inventé :
ils le nomment ratière, et c'est le fléau de notre engeance. Un troisième me
restait, cher à moi, cher à sa chaste mère. Eh bien ! Joufflue l'a noyé en
l'entraînant dans l'abîme. Allons donc, armons-nous, et marchons contre elles,
le corps enveloppé de nos brillantes armures (29)
».
On a reconnu, dans la triste énumération que fait Ronge-Pain de ses pertes
domestiques, l'évidente intention de rappeler les pathétiques regrets du vieux
Priam quand il parle de ses cinquante fils, dont presque tous ont péri, et de
celui qui était pour lui et pour son peuple le cher, le bien-aimé, l'unique.
Minerve ne parodie les dieux d'Homère que dans la diction. Ses sentiments n'ont
rien d'olympien, tant s'en faut, ni même de guerrier : on dirait une bonne
ménagère, bien amoureuse de sa tranquillité, bien regardante, bien
laborieuse. C'est encore, si l'on veut, Minerve, mais ce n'est guère Pallas, la
fille d'un père puissant, la déesse qui tient en main la lance : « O mon
père ! jamais je ne marcherai au secours des rats dans leur détresse; car ils
m'ont fait trop de mal. Ils endommagent mes couronnes ; ils boivent l'huile de
mes lampes. Mais voici un trait qui m'a surtout blessée au vif : ils ont rongé
mon voile, un voile de si fine trame, que j'avais filé et tissu avec tant de
soin ; ils me l'ont tout troué. Or, le raccommodeur me presse ; il exige son
payement : aussi je suis furieuse. Il prétend même que j'aie à payer les
intérêts de la somme : c'est un peu dur pour une immortelle. Enfin, j'avais
emprunté pour faire ce voile, et je n'ai pas de quoi rendre. Mais je n'ai
nullement envie pourtant de secourir les grenouilles. Il n'y a pas davantage à
compter sur elles. Naguère encore, comme je revenais du combat, toute brisée
de fatigue et ayant besoin de sommeil, leur vacarme ne me permit pas de fermer
un instant les yeux ; et je suis restée étendue sans dormir, la tête malade,
jusqu'au chant du coq. Ainsi donc, ô dieux, abstenons-nous de leur venir en
aide. Peut-être un de nous serait percé d'un trait aigu, d'une lance ou d'un
glaive ; car ils sont braves à ne pas reculer, eussent-ils même un dieu pour
adversaire. Divertissons-nous, tous tant que nous sommes, à contempler la lutte
des hauteurs du ciel (30). »
Je n'ai pas besoin de démontrer que la Batrachomyomachie figure à tort parmi
les oeuvres d'Homère, et que ce n'est pas le poète de l'Iliade qui s'est
parodié lui-même. Une tradition assez vraisemblable en attribue la composition
à Pigrès, frère de la première Artémise, reine d'Halicarnasse en Carie,
celle qui seconda si vaillamment Xerxès dans son expédition contré la Grèce.
LYRIQUES ÉOLIENS.
Terpandre. - Musique grecque. - Nomes de Terpandre. - Successeurs de Terpandre. - Alcée. - Odes politiques d'Alcée. - Autres odes d'Alcée. - Mètres lyriques d'Alcée. - Sappho. - Condition des femmes chez les Éoliens et les Doriens. - Rôle de Sappho à Lesbos. - Poésies de Sappho. - Érinna. - Arion.
Terpandre.
Les Lesbiens contaient que la tête et la lyre d'Orphée, jetées dans l'Hèbre par les Ménades, avaient été portées par le fleuve jusqu'à la mer, et par les vents jusque sur les côtes de l'île de Lesbos. Ils montraient à Antissa un tombeau renfermant, disaient-ils, ces précieuses reliques du chantre de Thrace. C'est au culte dont elles étaient l'objet qu'ils attribuaient non seulement les heureuses facultés dont étaient doués leurs musiciens et leurs poètes, mais même les charmes incomparables du chant des rossignols qui nichaient dans les bosquets de la contrée. Cette gracieuse légende avait son fondement, sans nul doute, dans les traditions domestiques de la nation. Les Éoliens de Lesbos étaient venus de l'ancienne Béotie, c'est-à-dire du pays des Muses et des aèdes piériens ou thraces. En apportant dans leur nouveau séjour les rudiments de la poésie, ils y avaient apporté aussi le respect de ces noms sacrés qui étaient comme le symbole des premiers efforts du génie poétique et de ses premières merveilles. Il n'est donc pas surprenant qu'ils aient rendu des honneurs particuliers à la mémoire d'Orphée, et qu'ils aient cru sentir revivre en eux-mêmes l'inspiration de l'antique aède. Ce n'est toutefois qu'au septième siècle avant notre ère, vers le temps de Callinus et de Tyrtée, que Lesbos commença à faire admirer à la Grèce les oeuvres de la muse éolienne. C'est l'époque où vivait Terpandre, Lesbien d'Antissa, l'inventeur de la lyre à sept cordes, le fondateur du système musical des Grecs, le père de la poésie lyrique. Tout ce qu'on sait de la vie de ce musicien fameux prouve que ses contemporains le tinrent en haute estime ; et son renom ne fit que s'accroître après sa mort. Ses voyages dans la Grèce continentale ne furent que des triomphes. Il charma les Lacédémoniens par ses chants. Il l'emporta sur tous ses rivaux, dans les fêtes d'Apollon Carnius, la première fois qu'y furent convoqués les aèdes. Aux luttes musicales de Pytho, il fut quatre fois de suite couronné vainqueur. Il ne reste rien de ses poésies, sinon quelques vagues souvenirs épars çà et là dans les auteurs, quelques rares citations, deux vers entre autres où Terpandre lui-même se fait gloire d'avoir perfectionné le luth d'autrefois : « Pour nous, dédaignant le chant à quatre sons, nous ferons retentir des hymnes nouveaux sur la phorminx à sept cordes. »
Musique grecque.
La musique ancienne affectait, comme la moderne, des caractères fort différents, selon la diversité des sentiments qu'il s'agissait de faire naître dans les âmes. Les Grecs désignaient chacun de ces caractères par des expressions distinctes, entre lesquelles trois surtout sont fameuses, à savoir celles de mode dorien, de mode phrygien et de mode Lydien. Le mode dorien, le vrai style national, était le plus sérieux et le plus grave, et, comme dit Aristote, le plus calme et le plus viril. Le mode phrygien, né dans le culte orgiastique des Corybantes, avait quelque chose de violent, de passionné et de criard, propre à l'expression de l'enthousiasme et même du délire. Quant au mode lydien, il avait les notes plus élevées que le dorien et le phrygien, et il allait mieux aux voix féminines. Plus doux et plus faible que les deux autres, il admettait aussi une plus grande variété d'expression, tantôt triste et mélancolique quelquefois joyeux et plaisant. Aristote, qui a donné, dans sa Politique, de judicieux préceptes sur l'emploi de la musique dans l'éducation, considère le mode lydien comme particulièrement propre à la culture de la première jeunesse. Il est vraisemblable que c'est par l'intermédiaire des musiciens de Lesbos, et particulièrement de Terpandre, que les modes en usage chez les Phrygiens et les Lydiens s'introduisirent dans la Grèce. Leur relation fixe et systématique avec le mode dorien, et les transcriptions nécessaires pour les réduire à la notation grecque, ne purent être déterminées qu'au temps où la musique grecque, par l'invention de l'heptacorde, sortit de sa longue enfance, et devint propre à exprimer toutes les nuances du sentiment.
Nomes de Terpandre
La
forme rythmique des compositions de Terpandre était d'une extrême simplicité.
Quelquefois même il s'était borné à appliquer des récitatifs nouveaux à
d'anciennes poésies, à certains passages des poèmes d'Homère. Il avait
écrit des hymnes dans le mètre épique, analogues à ceux que nous possédons,
et dont l'accompagnement n'était aussi qu'un récitatif plus ou moins animé.
Mais il ne s'était pas borné à perfectionner la déclamation des aèdes et
des rhapsodes. Les airs guerriers que chantaient les Lacédémoniens, ces nomes
qu'ils tenaient pour la plupart de Terpandre, devaient être autre chose que des
chants épiques. Les noms d'orthien et de trochaïque, sous lesquels sont
mentionnés deux de ces nomes, suffiraient à prouver que Terpandre s'était
servi de quelques-uns des mètres inventés de son temps. Il y a d'ailleurs un
fragment de Terpandre uniquement spondaïque, et non moins grave par le ton du
style que par la forme de la versification : « Jupiter, principe de toutes
choses, toi qui gouvernes tout ; Jupiter je t'adresse ce commencement de mes
hymnes. »
Quelques-uns de ces hymnes, de ces chants si divers, dont Terpandre avait fait
les paroles et la musique, offraient probablement des combinaisons de mètres
variés, unis dans des proportions harmonieuses, et se formant déjà en
assemblages réguliers, en strophes, comme on les appelle, qui répondaient par
leur étendue aux exigences de la conception musicale.
Successeurs de Terpandre.
La plupart des musiciens grecs ou étrangers qui recueillirent l'héritage de Terpandre semblent n'avoir été, pendant assez longtemps, que des compositeurs de nomes, des inventeurs de mélodies, ou même de simples instrumentistes. Aucun d'eux n'est cité à titre de poète par les auteurs anciens, ni le deuxième Olympus, ni Thalétas, ni Cléonas de Thèbes, ni Xénodamus de Cythère, ni tant d'autres dont les noms seuls sont connus. Quant à l'école de Lesbos, elle rentra pour quelques années dans l'obscurité d'où Terpandre l'avait tirée. Mais le travail poétique et musical fut loin de s'interrompre autour du saint monument d'Antissa : le feu sacré fut soigneusement entretenu dans l'île entière ; et, vers la fin du septième siècle, le génie lesbien recommença à luire de tout son éclat. Alcée et Sappho étaient tous les deux nés à Mitylène, dans l'île de Lesbos.
Alcée appartenait à une noble famille, et sa vie fut mêlée aux événements politiques qui changèrent plusieurs fois en peu d'années le sort de Mitylène. En 612, il combattait, dans la Troade, contre les Athéniens, qui s'étaient emparés de la ville de Sigée. A la même époque, ses deux frères, Antiménidas et Cicis, conjurés avec Pittacus, tuaient le tyran Mélanchrus à Mitylène. Mais d'autres tyrans naquirent bientôt du sang de Mélanchrus; et le parti aristocratique, loin de ressaisir ses privilèges, ne fit qu'encourir la vengeance de ses adversaires. Beaucoup furent bannis, et, parmi eux, Alcée et son frère Antiménidas. Celui-ci alla offrir ses services au roi de Babylone, et suivit les armées de Nabuchodonosor dans la guerre contre le roi d'Égypte Nécho. Alcée courut longtemps aussi par le monde, ou seul ou en compagnie de son frère. Il traversa la mer dans plusieurs directions, et il poussa jusqu'en Égypte ses pérégrinations aventureuses. Plus tard, Alcée et Antiménidas reparaissent dans l'île de Lesbos à la tête des bannis, pour rentrer à Mitylène les armes à la main. Ils échouèrent dans leur entreprise. Pittacus avait été mis à la tête du gouvernement, sous le titre d'ésymnète ou distributeur de la justice. Il repoussa énergiquement les attaques des bannis ; mais en même temps il préparait les voies à un accommodement honorable. A la fin, les bannis se réconcilièrent avec leurs concitoyens, et abdiquèrent de hautaines prétentions en se soumettant à la loi commune. Alcée lui-même, qui s'était montré le plus violent détracteur de Pittacus, ne fut point excepté de l'amnistie générale. Il put se reposer des longues agitations de sa vie errante, et mourir dans cette patrie qu'il avait désespéré de revoir.
Odes politiques d'Alcée.
Alcée,
homme d'action et homme de parti, se servit de la poésie comme d'une arme
contre ses ennemis politiques, et plus d'une fois ses vers menaçants les firent
trembler. Mais il faut bien dire que le poète ne consultait guère que sa
passion. C'est donc la verve, l'enthousiasme, c'est la vivacité des expressions
et la frappante originalité des images, que les anciens admiraient dans ses
satires, comme dans celles d'Archiloque, bien plus qu'un profond bon sens et une
parfaite raison. Je ne prétends pas que ces qualités aient fait défaut au
poète lesbien ; je remarque seulement qu'hommes et choses, il voyait tout avec
ses préjugés de caste. Le renversement de l'aristocratie était pour Alcée le
renversement de tout ordre et de tout droit dans le monde. Je veux bien croire
que tout n'était pas pour le mieux dans Mitylène, quand les chefs des,
factions démagogiques cherchaient par tous les moyens à se supplanter les uns
les autres, et même quand Myrsilus eut triomphé de ses compétiteurs. La belle
ode qu'Horace a imitée (31), dans laquelle Alcée comparait la cité à un
navire battu par la tempête, devait être un tableau vrai du désordre et des
troubles fomentés par les ambitieux. Mais Myrsilus, tout scélérat qu'il pût
être, ne méritait probablement pas que sa mort fût chantée sur le ton
qu'annonçait un début comme celui-ci : « C'est maintenant qu'il faut
s'enivrer, c'est maintenant qu'il faut se forcer à boire ; car Myrsilus est
mort. » L'ode n'existe plus, et Horace même, qui s'en est inspiré dans un de
ses plus beaux chants (32), n'en a pris que le
mètre, le mouvement et quelques mots ; mais il n'est pas difficile de deviner
qu'Alcée avait dépassé, dans ses invectives contre Myrsilus, les bornes d'une
juste colère.
Je ne décide point si le poète, en attaquant d'autres démagogues, tels que
Mégalagyrus et les Cléanactides, ne fit qu'un légitime usage de ses armes
puissantes. Quant à sa conduite envers Pittacus, ni les malheurs d'un long
exil, ni la rancune aristocratique, ni le dépit d'une défaite en rase
campagne, ne le sauraient justifier de ses torts. Ce n'était pas d'un tel homme
qu'on pouvait dire : « Ce mauvais citoyen, ce Pittacus, le peuple, d'une voix
unanime, l'a établi tyran de la cité infortunée, dévolue à un funeste
destin. » Alcée n'épargnait à Pittacus aucune outrageante épithète. Il
enrichissait même la langue de mots nouveaux, pour égaler l'injure à ses
ressentiments. Il va jusqu'à 'reprocher au sage la frugale simplicité de sa
vie. Il l'appelle zophodorpide, c'est-à-dire soupant dans les ténèbres, et
non point à la façon des gens bien nés, qui faisaient leurs festins aux
flambeaux. Il regrette, au prix du maître d'aujourd'hui, ce Mélanchrus même,
à la mort duquel ses frères avaient coopéré avec Pittacus : « Mélanchrus
est digne du respect de la cité. » Voilà ce qu'on trouve encore dans le peu
qui reste des oeuvres d'Alcée. Que serait-ce donc si nous avions quelqu'un de
ces poèmes où il avait distillé sa bile contre Pittacus ?
Alcée du moins était un brave. Son âme connaissait aussi les nobles pensées
; et, quand il s'adressait à ses compagnons d'armes, il savait parler le
langage des héros. Comme les Spartiates, il pensait que les murailles ne sont
rien par elles-mêmes : « Les hommes, dit-il, sont le meilleur rempart de la
cité. » Il avait dit avant Eschyle : « Des emblèmes sur des boucliers ne
font point de blessures. » Il rappelle avec fierté les exploits de son frère
dans l'armée babylonienne, et les trophées qu'Antiménidas avait rapportés de
l'Orient : « Tu es venu des extrémités de la terre avec un glaive à la
poignée d'ivoire enrichie d'or. » Une fois pourtant il avait songé, de son
propre aveu, plus à la vie qu'à la gloire. C'était à la bataille de Sigée,
contre les Athéniens. Mais il était jeune alors, et il n'avait point encore
appris à regarder le danger sans pâlir. Comme jadis Archiloque, il parlait
sans rougir de sa mésaventure. Il a pris soin lui-même de faire connaître à
la postérité qu'il avait jeté ses armes dans le combat, et que les ennemis en
avaient décoré le temple de Pallas à Sigée.
Autres odes d'Alcée.
La
passion politique n'empêchait pas Alcée d'être un homme de plaisir. Les
fragments de ses compositions bachiques prouvent qu'ils ne s'abandonnait pas
tous les jours aux chagrins de la vie. C'est à lui qu'Horace a emprunté
l'idée et les principaux détails de la belle ode : « Tu vois comme s'élève
le Soracte, blanc d'une neige épaisse ; » et c'est à Alcée qu'il doit
probablement la plupart de ses autres chansons à boire. Pour celle-là du moins
le doute n'est pas permis, car il reste six vers de l'original, qui débute
ainsi : « Jupiter verse la pluie ; une tempête violente descend du ciel ; le
courant des eaux est pris par la glace. » La philosophie d'Alcée semble se
résumer tout entière dans ce vers d'une autre ode, où l'on reconnaît encore
la preuve qu'Horace avait puisé largement aux trésors de la poésie lesbienne
: « Ne plante aucun arbre avant la vigne. » Il célèbre avec enthousiasme les
dons du fils de Jupiter et de Sémélé. Il presse les convives de boire, même
avant qu'on ait allumé les flambeaux ; il veut que pas un ne chôme, et que
toujours une coupe en chasse une autre.
L'amour dut tenir aussi une assez large place dans l'existence d'Alcée, et la
perte de ses poésies érotiques n'est pas ce qu'il y a de moins regrettable. Ce
que je voudrais surtout connaître, ce sont les chants qu'il adressait à
Sappho, et dont quelques traces subsistent encore. Il la salue en ces termes :
« Couronnée de violettes, chaste et doucement souriante Sappho. » Il lui
déclare son amour avec tout l'embarras d'un cœur vivement épris : « Je veux
dire quelque chose, mais la honte me retient. » Horace a imité aussi plus
d'une fois, mais en les amollissant peut-être, les chansons amoureuses
d'Alcée. C'est Alcée, dit-il lui-même, qu'il se propose sans cesse pour
modèle ; c'est le poète « qui, au milieu des armes, ou quand il venait
d'amarrer au rivage humide son navire battu des flots, chantait Bacchus, et les
Muses, et Vénus, et l'enfant toujours présent aux côtés de Vénus (33).
»
Les poésies religieuses d'Alcée, ses hymnes aux dieux, ne devaient pas
différer beaucoup, pour le fond des pensées, de ce qu'on trouve dans les
vieilles poésies ioniennes inspirées du souffle d'Homère. Mais si Alcée se
conformait, comme les poètes qui l'avaient précédé, aux traditions
consacrées, aux formules ordinaires, aux épithètes reçues, il chantait du
moins d'une façon nouvelle, car il ne s'adressait aux dieux ni dans le mètre
héroïque, ni dans les rythmes de Tyrtée et de Solon. Il est probable enfin
que ces hymnes n'affectaient guère la forme narrative, et qu'ils se
distinguaient des hymnes anciens par un ton plus vif et plus animé.
Horace a célébré le plectre d'or d'Alcée, c'est-à-dire la beauté de son
style. Quintilien dit que l'orateur peut puiser, dans la lecture d'Alcée,
d'heureuses ressources pour l'expression des idées morales. Il compare le style
d'Alcée à celui d'Homère. Nous pouvons constater par nous-mêmes que
Quintilien n'a pas tort de vanter la précision, la magnificence et l'énergie
de la diction du poète lesbien ; mais ce qui nous reste d'Alcée ne rappelle
guère l'Iliade. Le commentaire de la comparaison de Quintilien, dans
Anacharsis, n'est lui-même qu'une vague et imparfaite image. Ce n'est rien dire
que de nous affirmer qu'Alcée s'élève presque à la hauteur d'Homère,
lorsqu'il s'agit de décrire les combats et d'épouvanter un tyran. Barthélemy
a eu tort aussi de faire des réserves à propos de ce qu'il nomme les défauts
du dialecte de Lesbos. Alcée n'avait rien à se faire pardonner pour sa langue.
Il a été classique dans toute la Grèce. Sa langue, à Athènes même, n'a
jamais été taxée de patois. C'est du grec aussi légitime et aussi pur que
celui d'Homère. C'est même le plus conforme au type premier de l'idiome que
parlaient les Grecs.
Mètres lyriques d'Alcée.
Les mètres lyriques d'Alcée sont fort variés, et on conjecture que la plupart étaient de son invention. Il est certain que la strophe nommée alcaïque, dont Horace a fait tant d'usage, était inconnue en Grèce avant Alcée. Cette strophe est une des plus heureuses combinaisons possibles des anciens pieds, dactyle et spondée, avec le trochée et l'ïambe. Elle est courte, nette et preste, et je ne sache rien de mieux approprié à l'expression des sentiments passionnés, rien de plus vif, rien enfin de plus lyrique. La strophe saphique elle-même, d'ailleurs composée des mêmes éléments et d'étendue analogue, n'a ni le même mouvement ni la même vigueur, et ne sent pas, comme la strophe alcaïque, le buveur et le soldat : aussi bien n'avait-elle guère été faite que pour exprimer des pensées d'amour. Je ne prétends pas que Sappho n'ait composé que des poésies amoureuses ; je dis seulement que Sappho employait de préférence, dans ses poésies amoureuses, cette strophe qu'elle avait inventée. Les fragments de Sappho, comme ceux d'Alcée, témoignent d'une riche variété et dans le choix des rythmes, et dans la combinaison des mètres poétiques.
Sappho.
La
poétesse lesbienne doit être née quelques années plus tard qu'Alcée, car
elle vivait encore en 568, et il ne paraît pas qu'elle ait prolongé sa vie
jusqu'à une grande vieillesse. Vers l'an 596, elle quitta Mitylène, on ne sait
pour quelle raison, et elle séjourna quelque temps en Sicile. Nous savons par
Hérodote que son père se nommait Scamandronyme, et Hérodote nous apprend
aussi que Charaxus, frère de Sappho, se passa un jour la fantaisie d'acheter en
Egypte, au prix d'une somme considérable, la fameuse courtisane Rhodopis, et de
lui rendre sa liberté. Il est difficile, par conséquent, de comprendre que
Sappho n'ait été elle-même autre chose qu'une sorte de courtisane, comme
quelques-uns le répètent encore aujourd'hui. De quel front cette courtisane
aurait-elle osé reprocher à Charaxus l'indignité de son amour pour Rhodopis,
et, comme dit Hérodote, le déchirer dans ses vers, quand il revint à
Mitylène après avoir affranchi sa bien-aimée ?
Ce n'est pas non plus à une courtisane qu'Alcée eût adressé les vers où il
parle de la chasteté de Sappho. Encore moins est-ce une courtisane qui eût
inspiré au fier poète la passion presque craintive qu'annoncent ces
expressions que j'ai déjà citées : « Je veux dire quelque chose, mais la
honte me retient. » Voici la réponse de Sappho à la transparente énigme dont
Alcée lui voulait faire deviner le mot : « Si c'était la passion du bien ou
du beau qui t'eût pénétré, et si ta langue ne s'apprêtait à dire quelque
chose de mauvais, la honte ne couvrirait point tes yeux, mais tu ferais ta juste
requête. » Est-ce là le langage d'une courtisane ?
Condition des femmes chez les Ioniens.
I1 est vrai que des témoignages anciens, et en assez grand nombre, semblent autoriser l'opinion vulgaire. Mais ces témoignages sont bien loin d'être contemporains de Sappho ; et les plus importants, ceux des comiques d'Athènes, ne sont en définitive qu'un monument des préjugés de leur temps et de leur nation. Chez les peuples de race ionienne, et en particulier chez les Athéniens, la condition des femmes, au siècle de Périclès ou d'Alexandre, était bien différente de ce qu'elle avait été jadis. Confinées dans la partie la moins accessible de la maison, exclues de toute participation aux choses de l'esprit, condamnées par la jalousie de leurs époux à n'exercer leur intelligence que dans le cercle des occupations domestiques, les femmes athéniennes n'avaient plus rien de cette naïveté d'allure et de cette aimable liberté dont telle héroïne d'Homère, Nausicaa par exemple, nous offre la charmante image. Aux courtisanes seules, à Aspasie et à ses émules, on permettait de tout dire et de tout faire, de se mêler des affaires les plus importantes, de parler politique et de tenir bureau d'esprit. Une femme comme Sappho, une poétesse disputant hardiment aux hommes sa place parmi les privilégiés de la Muse, initiant le public à ses pensées intimes, lui contant ses amours et cherchant à lui faire partager ses affections ou ses haines, une telle femme ne pouvait être, aux yeux d'un Athénien, qu'une éhontée sans mœurs, qu'une impudique qui trafiquait de son corps.
Condition des femmes chez les Éoliens et les Doriens.
Les poètes comiques ont jugé Sappho la Lesbienne, morte depuis deux siècles, d'après les idées qui avaient cours parmi leurs auditeurs. Mais les Éoliens et les Doriens en usaient plus libéralement que leurs frères d'Athènes ou d'Ionie avec le sexe féminin. Ils ne renfermaient pas les femmes dans le gynécée ; ils cultivaient leur esprit, et ne craignaient point de les voir s'élever à la gloire littéraire. Il y avait, à Sparte même, des associations féminines que présidaient les femmes les plus en renom pour leurs vertus et leurs talents, et où les jeunes filles se formaient aux nobles manières en même temps qu'elles apprenaient à chanter et à bien dire. A Lesbos, où les arts élégants étaient particulièrement en faveur, l'éducation des femmes avait un caractère plus poétique et plus relevé encore. Voilà ce que font observer les critiques qui ont pris parti pour Sappho, entre autres Otfried Müller, celui de tous les savante qui a le mieux connu les institutions et le caractère des peuples de race éolienne et dorienne. Sappho n'était pas la seule Lesbienne qui se fût fait un nom par ses ouvrages : elle cite elle-même, comme ses rivales en poésie, Gorge et Androméda. Les femmes de Lesbos ne rougissaient pas de leurs talents ; elles s'en vantaient avec fierté ; et l'ignorance, même opulente, même entourée de luxe et d'honneurs, ne trouvait pas grâce devant elles. Voyez avec quel ton de hauteur dédaigneuse Sappho s'adresse à une femme qui n'avait d'autre mérite que sa naissance et sa richesse, et peut-être sa beauté ; « Morte, tu seras ensevelie tout entière ; nul souvenir ne restera de toi, et la postérité ignorera ton nom ; car tu n'as pas ton lot des roses de Piérie. Tu erreras sans gloire dans les demeures de Hadès, voltigeant parmi les ombres des morts les plus obscurs. »
Rôle de Sappho à Lesbos.
Quand
Sappho parle à quelqu'une de ces jeunes filles dont elle était, suivant les mœurs
de son pays, la poétique institutrice, ses reproches comme ses éloges
ont quelque chose de si vif et de si passionné qu'on dirait un violent amour,
bien plus qu'une calme affection maternelle. L'extrême vivacité du sentiment
qui remplit l'ode fameuse conservée par Longin a même fait croire à
quelques-uns que cette ode devait avoir pour titre, Au bien-aimé, et non pas, A
la bien-aimée. C'est une opinion qui n'est pas insoutenable. Quant aux passages
divers où l'on ne peut nier que Sappho s'adresse à des femmes, puisqu'elle les
nomme, rien ne nous autorise à chercher, sous des expressions même
passionnées, aucun sens détourné ou honteux. Un des traits essentiels du
caractère hellénique, c'est que des sentiments qui ont toujours été
parfaitement distincts chez les nations d'un tempérament plus calme, sont
restés, elles les Grecs, comme mêlés et confondus, ou tout au moins se sont
prêté l'un à l'autre leurs termes et leur vocabulaire. Cette judicieuse
remarque, qui est d'Otfried Müller, ne sert pas seulement à décharger la
mémoire de Sappho d'accusations infamantes, elle explique aussi comment Platon
a pu prêter à Socrate, parlant à tel ou tel de ses disciples, un langage
quelquefois si peu d'accord avec l'idée que nous nous formons de la décence et
de la vertu. J'ajoute que nous avons nous-mêmes, dans notre poésie, un exemple
fameux de cette confusion de l'amour et de l'amitié, et qu'il n'est jamais venu
à personne l'idée d'incriminer les mœurs de la Fontaine, pour avoir terminé
par l'affabulation qu'on sait le touchant récit des aventures de ses deux
pigeons.
Sappho était femme, et elle a payé, je n'en doute pas, son tribut aux
faiblesses humaines. Je n'ai pas la prétention d'en faire une prude insensible
et farouche. Elle a connu l'amour, et l'amour malheureux. Je n'en veux pour
preuve que cette belle ode à Vénus, où elle supplie la déesse de venir
mettre un terme à ses cuisants chagrins. On voit là, par ses paroles mêmes,
que celui qu'elle aime ne l'aime point encore. Est-il vrai que Sappho,
méprisée ou repoussée par Phaon, se soit précipitée dans la mer du haut du
rocher de Leucade ? Quand on prouverait, comme prétend le faire Otfried
Müller, que Phaon n'est autre chose qu'un personnage mythologique que Sappho
avait célébré dans ses vers, et quand l'historiette du saut de Leucade ne
serait qu'une invention poétique, il n'est pas moins certain que Sappho a
souffert et vivement souffert de l'amour, peut-être jusqu'à en mourir.
Poésies de Sappho.
Si
la poétesse lesbienne n'avait chanté que ses amours, la Grèce n'eût pas
laissé de lui assigner, parmi les noms les plus glorieux de sa littérature,
une place éminente et glorieuse. Mais c'est dans presque tous les genres, et
sur tous les tons propres à la poésie lyrique, que Sappho avait fait admirer
à l'antiquité cette grâce et cette douceur que nul n'a jamais unies à plus
de véhémence et de passion. Ceux qui avaient recueilli ses oeuvres les avaient
distribuées en divers livres, mais en ayant égard uniquement au mètre, et
sans tenir compte de la nature même des sujets. Le premier livre contenait, par
exemple, tout ce que Sappho avait écrit dans le mètre auquel est resté
attaché le nom de saphique. Il y avait, dans chacun de ces livres, des
morceaux du caractère le plus différent, comme on en peut juger encore à la
diversité des idées et des sentiments qu'on trouve dans les fragments dont la
forme métrique est la même. Mais le genre où la poétesse avait
particulièrement excellé, ce sont les épithalames ou chants d'hyménée. Il y
a dans les oeuvres de Catulle, outre l'Épithalame de Pélée et de Thétis, deux
autres épithalames, qui paraissent n'être autre chose que des traductions ou
des imitations de Sappho, et qui sont dignes non seulement du talent de Catulle,
mais du génie de la poétesse lesbienne. Nous possédons encore un certain
nombre de vers incontestés des épithalames de Sappho, et ces vers comptent
parmi les plus beaux qui nous restent d'elle. C'est là qu'on trouve les plus
aimables images, les plus gracieuses comparaisons que la contemplation de la
nature ait inspirées à la muse antique. Voici comment Sappho caractérise la
fraîcheur de la jeunesse et de la beauté : « Comme la douce pomme rougit sur
la haute branche, au sommet de la branche la plus haute : les cueilleurs l'ont
oubliée ; non, ils ne l'ont pas oubliée, mais ils n'ont pu y atteindre. » La
femme qui a un époux pour la protéger, c'est, selon Sappho, la fleur qui
s'épanouit dans un jardin, et qui n'a rien à craindre des outrages du passant.
Celle qui est abandonnée à elle-même, Sappho la compare à ces fleurs des
champs dont nul ne prend souci. « Telle l'hyacinthe, que les bergers foulent
aux pieds dans les montagnes : la fleur empourprée est gisante sur la terre. »
Je pourrais multiplier les exemples.
L'étude seule des faibles reliques du génie de Sappho, et indépendamment de
tous les témoignages, suffirait donc pour justifier l'enthousiasme qu'inspira
aux Grecs, dès le premier jour, cette femme extraordinaire. Aussi n'ai-je pas
de peine à comprendre le mot de Solon, cité par Stobée. Solon, entendant un
de ses neveux qui récitait un poème de Sappho, s'écria : « Je ne serais pas
content si je mourais avant de savoir ce morceau par cœur. »
Érinna
Sappho nous a conservé les noms de quelques-unes de ses rivales en poésie. D'autres auteurs ont cité d'autres noms de femmes lesbiennes qui s'étaient aussi exercées, avec plus ou moins de succès, aux travaux littéraires. La seule qui semble avoir joui, dans la postérité, d'une célébrité véritable, c'est Érinna, morte à dix-huit ans, une de ces jeunes filles qui avaient reçu les leçons de Sappho. Érinna avait laissé un poème de trois cents vers hexamètres, intitulé la Quenouille, dont on ne sait autre chose sinon qu'il passait pour une oeuvre très distinguée, et que plusieurs n'hésitaient pas à lui marquer sa place à côté même des épopées d'Homère. Faisons la part de ce que la pitié a mis du sien dans ce jugement sur l'œuvre d'une poétesse ravie si jeune à la vie et au culte des Muses. Mais qui empêche que, bien au-dessous de l'Iliade et de l'Odyssée, à côté, par exemple, des Hymnes et de la Batrachomyomachie, la Quenouille ait pu figurer avec honneur ? C'est à Érinna qu'on attribue d'ordinaire l'Hymne à Roma, c'est-à-dire à la Force, qui est une ode en strophes sapphiques, et dans le dialecte éolien. Ceux qui pensent que la Roma de cette ode est la ville de Rome elle-même, parfaitement inconnue en Grèce au temps de Sappho et d'Erinna mettent l'Hymne à Rome sous le nom d'une autre Lesbienne, de l'inconnue Mélinno, qu'on peut faire vivre, si l'on veut, à une époque où il était possible à une femme grecque de chanter les grandeurs de la ville éternelle. Sans prendre parti dans la question, je transcrirai cet hymne, qui ne fait point affront à la réputation d'Erinna, et qui est sans conteste l'ouvrage d'une main habile et surtout d'un talent inspiré : « Je te salue, Force [ou Rome], fille de Mars, déesse à la mitre d'or, à l'âme belliqueuse, toi qui habites sur la terre un Olympe à jamais invulnérable. A toi seule la Parque auguste a donné la royale gloire d'une puissance indestructible, afin que tu commandasses avec la vigueur qui se fait obéir. Sous le joug de tes courroies solides est enlacée la poitrine de la terre et de la mer blanchissante, et tu gouvernes avec autorité les villes des peuples. Le temps redoutable, qui ébranle toutes choses, et qui transporte la vie tantôt d'un côté tantôt d'un autre, pour toi seule ne change point le vent favorable qui enfle les voiles de ta puissance. Car toi seule entre toutes tu portas dans ton sein des hommes braves et belliqueux, et tu enfantes des bataillons de guerriers, aussi pressés que les gerbes dans les champs de Cérès. »
Arion.
Arion,
Lesbien de Méthymne et contemporain d'Alcée, de Sappho et d'Erinna, semble
pourtant appartenir à la fable encore plus qu'à l'histoire. Qui ne connaît le
trait de sa légende conté par Hérodote, et comment un dauphin, charmé des
accords de sa lyre, le reçut sur son dos et le sauva de la mort ? Ce qui est
vraisemblable, c'est qu'Arion fut le plus habile des joueurs de lyre de son
temps ; ce qui est certain, c'est que ses chants lui valurent les bonnes grâces
des hommes les plus puissants de la Grèce, et qu'il jouit d'une faveur toute
particulière auprès de Périandre, tyran de Corinthe.
Arion, suivant le témoignage de plusieurs auteurs anciens, avait perfectionné
le dithyrambe, ou chant en l'honneur de Bacchus. Ce chant, à l'origine ,
n'avait presque aucune règle, et ne consistait guère qu'en cris de joie
inarticulés, eu évohé répétés mille fois, et accompagnés de sauts ou de
contorsions bizarres. Arion imagina de mettre dans le dithyrambe le récit des
aventures du dieu, et de donner au poème la dignité et la régularité qui lui
manquaient. Suidas dit que les dithyrambes d'Arion avaient un caractère
tragique. Au lieu de la danse effrénée de buveurs avinés, il y eut un
véritable chœur pour le dithyrambe, chœur vif et bondissant, mais dont les
mouvements les plus impétueux n'étaient que la traduction des sentiments
exprimés par les paroles et la musique. Les choreutes du dithyrambe, depuis le
temps d'Arion, dansaient, en se tenant par la main, et en tournant autour de
l'autel où brûlait le sacrifice. De là le nom de chœur cyclique, c'est-à-dire
chœur circulaire, que portait la ronde dithyrambique, et celui de
cyclodidascalie, qui désignait l'art d'instruire et de mener les choreutes de
la ronde. De là aussi la synonymie, chez les auteurs anciens, des expressions
maître de chœurs cycliques et poète de dithyrambes.
C'est à Corinthe, c'est dans la noble et florissante cité de Périandre,
qu'Arion fit subir au chant orgiastique de Bacchus ces graves modifications.
C'est à Corinthe aussi que le dithyrambe fut cultivé, pendant longtemps, avec
le plus de soin et de succès. Pindare ne l'oublie point, en célébrant un dés
vainqueurs d'Olympie, Xénophon de Corinthe. Il rappelle en deux mots et
l'invention d'Arion et le prix que les Corinthiens décernaient au vainqueur
dans le concours dithyrambique : « A l'inventeur, toute oeuvre. Qui a fait
paraître aux fêtes de Bacchus le dithyrambe et le bœuf triomphal (34)
» ?
LYRIQUES DORIENS.
Alcman. - Originalité d'Alcman. - Chants choriques. - Mètres poétiques d'Alcman. - Tynnichus. - Stésichore. - Invention de l'épode. - Caractère impersonnel de la poésie de Stésichore. - Vie de Stésichore. - Ibycus. - Lasus. - Corinne. - Timocréon.
Alcman.
Alcman
vivait à Sparte vers la fin du septième siècle et dans les premières années
du sixième, comme on le conjecture d'après certains passages de ses poésies,
où sont cités des noms suffisamment connus, et notamment d'après la mention
qu'il fait des îles Pityuses. Ces îles, et en général toutes les contrées
occidentales de la Méditerranée, n'ont commencé à être connues des Grecs
que depuis les premiers voyages de découvertes entrepris par les Phocéens. Le
temps où florissait Alcman était favorable à la culture de la musique et de
la poésie chez les Doriens de Sparte. Ce peuple qui, même au milieu des
angoisses d'une guerre désespérée, avait prêté une oreille attentive aux
accents des chantres inspirés, jouissait d'une paix profonde, et n'avait autour
de lui que des nations soumises ou des alliés complaisants.
Alcman, citoyen de Sparte, poète dorien s'il en fût, et par les sentiments et
par la langue, n'était pourtant pas né à Sparte et n'était pas même Grec
d'origine. Il était né à Sardes en Lydie, et peut-être dans une condition
servile. Transporté à Sparte fort jeune, il avait été l'esclave d'un
Lacédémonien nommé Agésilas ; puis son maître l'avait affranchi, et ses
talents lui avaient fait obtenir le droit de cité. Il était fier de sa
nouvelle patrie ; il bénissait le sort qui l'avait transformé en fils de la
Grèce : « Sardes, antique séjour de mes pères, si j'avais été élevé chez
toi, aujourd'hui, prêtre de Cybèle, vêtu d'habits dorés, je ferais retentir
les sacrés tambours. Au lieu de cela, Alcman est mon nom, et je suis citoyen de
Sparte. J'ai appris à connaître les, Muses grecques ; et, grâce à elles, je
suis plus grand que les rois Dascylès et Gygès. » On se tromperait pourtant,
si l'on allait penser qu'Alcman rougit de son origine étrangère. Il rappelle
quelque part avec orgueil le nom de sa. ville natale : « Ce n'est, dit-il en
parlant de lui-même, ni un sauvage, ni un malhabile, ni un homme sorti d'une
race inepte, un Thessalien, un Érysichéen, un pâtre de Calydon, mais un homme
de Sardes la puissante. » Quoi qu'il en soit, Alcman, à Sparte, dévoua sa vie
aux Muses et fut, dans toute l'acception du mot, un artiste. Il célèbre
lui-même ses inventions poétiques, la nouveauté et l'originalité des formes
sous lesquelles il avait su présenter ses pensées. Ainsi dans ce début de
l'ode qui était, selon les anciens, la première de son recueil : «Allons,
Muse, Muse à la voix claire, chante la mélodie à plusieurs membres ; commence
à chanter aux jeunes filles sur un ton nouveau. »
Originalité d'Alcman.
C'est
surtout dans la langue et dans le style qu'Alcman fut inventeur. Jusqu'à lui le
dialecte dorien avait été négligé, même par les poètes qui chantaient à
Sparte, comme trop rude et trop grossier, et comme peu propre à la culture
littéraire. Alcman l'assouplit, le polit, lui donna la prestesse et la grâce,
le fit digne enfin de ses aînés en poésie, l'éolien et la langue ionienne.
Cela ne veut pas dire que le poète ait uniquement parlé dorien. On sent en
maint endroit qu'Homère ou Tyrtée a fourni le terme que n'offrait pas l'idiome
national, ou que la langue dorienne n'avait que sous une forme trop peu
élégante ; on aperçoit aussi çà et là des éolismes, qui rappellent que le
Lesbien Terpandre avait vécu à Lacédémone.
Les fragments des poésies d'Alcman sont en général fort courts, et assez
insignifiants, sinon aux yeux des chercheurs de faits grammaticaux. On y
reconnaît pourtant un poète, un amant passionné de la nature, un homme qui a
réfléchi profondément sur la condition humaine, et qui sait donner à sa
pensée cette énergie vivante et cet éclat d'expression qui sont, peu s'en
faut, toute la poésie. C'est un poète, celui qui décrit ainsi le repos de la
nuit : « Ils dorment et les sommets et les gorges des monts, et les
promontoires et les ravins, et les bêtes sauvages des montagnes, et le peuple
des abeilles, et les monstres qui habitent les profondeurs de la mer empourprée
; elles dorment aussi les troupes des oiseaux aux larges ailes. » C'est un
poète, celui qui s'écrie, à l'aspect des belles jeunes filles dont il conduit
les chants : « Vierges à la voix harmonieuse, aux sacrés accents, mes membres
ne peuvent plus me porter. Ah ! que ne suis-je, oui, que ne suis-je un plongeon,
qui voltige parmi les alcyons sur l'écume des flots, oiseau du printemps, au
plumage empourpré, au cœur exempt de soucis ! »
C'est un poète, celui qui appelle la mémoire l'œil intérieur de l'esprit, frasÛdorkon,
littéralement, ce qui. regarde dans l'esprit ; c'est un poète, et un digne
fils de la race des Héraclides, celui qui a le premier donné la forme au
proverbe, Rien sans travail : « Le principe de la science, dit Alcman, c'est
l'effort. »
Chants choriques.
Les odes d'Alcman étaient destinées, pour la plupart du moins, à être chantées dans des chœurs de jeunes filles. Voilà pourquoi les auteurs anciens les ont citées souvent sous le nom de Parthénies, c'est-à-dire poésies pour les vierges. Alcman passait même pour le premier inventeur, ou, si l'on veut, le premier régulateur des chants choriques. Dans les chants dont il avait composé les paroles et la musique, et dont il dirigeait l'exécution, tantôt c'était le maître du chœur qui parlait en son propre nom et les choreutes lui répondaient, tantôt c'étaient les choreutes qui dialoguaient entre elles.
Mètres poétiques d'Alcman.
Quant aux autres poèmes dont on lui attribue la composition, hymnes aux dieux, péans, épithalames, etc., il serait difficile de dire si Alcman n'avait fait que suivre les modèles que lui offraient, dans ces genres divers, les oeuvres de ses prédécesseurs et des contemporains, ou si ces morceaux différaient par la forme, comme par la langue, des pièces analogues d'Archiloque, d'Alcée ou de Sappho. Il paraît, en général, qu'Alcman s'était donné une extrême liberté dans l'emploi des mètres poétiques. S'il se sert assez sauvent de quelques-uns des vers les plus connus, même du vers hexamètre, on peut dire toutefois qu'il n'obéit guère qu'à sa fantaisie, et dans l'agencement des pieds du vers, et dans la disposition des vers en strophes ; ou plutôt il a une loi, mais une loi toute musicale ses vers, pour la plupart, ne sont que des rythmes, conformés d'après l'exigence de la mélodie. La conception musicale est comme un moule qui détermine la longueur de la strophe et les dimensions de ses diverses parties. On ne trouve rien, dans les fragments du poète dorien, qui ressemble à la strophe de Sappho ou à celle d'Alcée, combinaisons heureuses de mètres fixes et de vers en nombre strictement déterminé, mais étroites et bornées, et où se fût trouvée mal à l'aise la musique d'un chœur, même une mélodie un peu solennelle, chantée à plusieurs voix en l'honneur de nouveaux époux ou pour la célébration d'un sacrifice.
Tynnichus
C'est
à un chant religieux que nous devons la conservation du nom de Tynnichus : «
Tynnichus de Chalcis, dit Platon dans un de ses dialogues, est une preuve de ce
que je dis. Nous n'avons de lui aucune pièce de vers qui mérite d'être
retenue, si ce n'est son péan, que tout le monde chante, la plus belle ode
peut-être qu'on ait jamais faite, et, comme il parle lui-même, une trouvaille
des Muses (35). »
Tynnichus était Dorien, et les trois mots qui restent de son péan montrent
qu'il l'avait écrit en langue dorienne. Ce poète doit avoir vécu dans le
sixième siècle avant notre ère. Il y avait longtemps du moins qu'il était
mort, au temps des guerres Médiques. Ce qu'Eschyle admirait surtout, dans le
péan de Tynnichus, c'était un caractère d'antique majesté qui suppose qu'on
ne le chantait pas depuis peu d'années.
Stésichore. Invention de l'épode.
Le
renom des travaux poétiques de Stésichore s'est perpétué jusqu'à nous par
les témoignages d'auteurs bien informés. Si les fragments de ses ouvrages nous
apprennent fort peu de chose et sur sa personne, et sur son génie, et sur la
nature de ses compositions, il y a, dans les traditions qui le concernent, plus
d'un fait important, et parfaitement acquis à l'histoire littéraire.
Avant Stésichore, on ne connaissait que deux sortes de chœurs, le chœur cyclique, ou la ronde continue, et le chœur avec strophe et antistrophe, c'est-à-dire
faisant une évolution et revenant ensuite sur ses pas, pour recommencer le
même mouvement d'aller et de retour, qui ne cessait qu'avec le chant lui-même,
et dont chaque partie, strophe ou antistrophe, correspondait aux diverses
coupures du chant. Stésichore imagina une troisième sorte de chœur, ou
plutôt il introduisit dans la seconde une modification considérable. Il rompit
la monotone alternance de la strophe et de l'antistrophe, par, l'introduction de
l'épode après chaque retour. L'épode, qui différait de mesure avec la
strophe et l'antistrophe, se chantait au repos ; puis après, le chœur reprenait son mouvement de strophe, pour revenir en antistrophe et s'arrêter de
nouveau en épode ; et ainsi de suite jusqu'à la fin du poème. Cette
innovation fit fortune. Elle devint la règle habituelle des poètes lyriques,
comme on le peut voir et dans les odes de Pindare et dans la partie lyrique des
tragédies. C'est même à l'invention de l'épode que Stésichore dut son nom,
qui signifie arrête chœur. Il se nommait auparavant Tisias. Cependant le nom
de Stésichore peut signifier simplement celui qui tient ou dirige un chœur, et
avoir été donné à Tisias dès ses débuts dans la poésie lyrique et avant
qu'il eût imaginé l'épode.
Les strophes de Stésichore étaient d'une grande étendue, formées de vers de
toute sorte et dont la mesure est souvent impossible à trouver. C'est déjà
tout le système de Pindare. Ce qui paraît propre à Stésichore, c'est une
prédilection marquée pour le mètre dactylique. Il y a, dans les fragments de
ses poèmes, de nombreux morceaux écrits en vers dactyliques de dimensions
diverses, depuis le dimètre jusqu'à l'heptamètre, le plus long des vers
connus, car il dépasse d'une mesure le long vers épique lui-même. Stésichore
a souvent usé aussi du mètre anapestique, ou dactyle retourné, et du
choriambe, qui tient à la fois et de la nature, du dactyle et de celle de
l'anapeste. Quant à sa musique, tout ce qu'on en sait, c'est qu'il n'admettait
dans ses chœurs que la cithare ou la lyre, et qu'il choisissait soigneusement,
parmi les modes alors en usage et parmi les nomes qu'avaient inventés ses
prédécesseurs, les tons le plus en harmonie avec les sentiments et les
pensées exprimés dans ses vers. On ne le cite pas comme un inventeur en
musique, comme un émule des Terpandre et des Thalétas.
Caractère impersonnel de la poésie de Stésichore.
La
lyre avait été, entre les mains d'Alcée, un instrument de lutte et de combat
; Sapho s'en était servie pour attirer sur elle-même la sympathie des âmes
tendres ; Alcman mêlait ses sentiments propres, en même temps que sa voix,
dans les chœurs dont il dirigeait les mouvements. Stésichore, au contraire, se
désintéressa toujours dans toutes ses compositions. Il n'écrivit jamais ni
pour peindre les mouvements de son âme, ni pour raconter les événements de sa
vie ; et il préférait les thèmes anciens aux sujets poétiques qu'il eût
trouvés dans le présent. Ses épithalames mêmes n'étaient point des chants
en l'honneur de quelques nouveaux époux de sa connaissance : c'étaient des
poèmes de fantaisie sur quelques-uns des hymens fameux dans les traditions de
la mythologie ou de l'histoire. Le poème de Catulle sur les noces de Thétis et
de Pélée peut donner une idée du genre. La dix-huitième idylle de
Théocrite, où l'on voit les vierges laconiennes chanter l'épithalame devant
la chambre nuptiale de Ménélas et d'Hélène, était imitée en partie d'un
des poèmes de Stésichore. Les chants d'amour qu'on attribuait à Stésichore,
tels que Calycé et Rhadina, étaient des histoires de jeunes filles mortes
depuis longues années, victimes de quelque violent ravisseur ou de quelque
tyran jaloux.
Les grands poèmes lyriques de Stésichore, ceux qui avaient fait sa
réputation, avaient un caractère analogue. C'étaient des légendes
héroïques ou mythologiques, empruntées aux poètes des anciens âges, et
développées sous une forme nouvelle, dans un autre langage, avec un appareil
musical plus savant et plus compliqué que l'antique rhapsodie. Le long et
magnifique récit de l'expédition des Argonautes, dans la quatrième Pythique
de Pindare, peut faire comprendre la manière de Stésichore, et montrer que les
sujets de l'épopée se sont prêtés sans trop d'efforts aux exigences de la
composition lyrique. Nous avons les titres d'un certain nombre des grands
ouvrages de Stésichore : la Géryonide, c'est-à-dire le combat
d'Hercule contre le géant aux trois corps ; divers autres morceaux dont les
anciennes Héracléides avaient probablement fourni la matière, tels que
Cycnus, Cerbère, Scylla ; la Destruction d'Ilion, les Retours des Héros,
l'Orestie, sujets pris dans le cycle troyen ; les Jeux en l'honneur de Pélias,
légende qui se rattache à celle de Jason ; Eriphyle : c'est l'histoire
d'Amphiaraüs et de son épouse ; les Chasseurs de sanglier : c'est celle
probablement de Méléagre et de sa mère Althée ; l'Europie, que remplissaient
en partie, sans nul doute, les voyages et les aventures de Cadmus. Quelques-uns
de ces poèmes étaient d'une grande longueur. L'Orestie, par exemple, était
divisé en deux livres ; et plusieurs des scènes représentées sur la Table
iliaque sont empruntées, comme le marque l'inscription même, à la Destruction
d'Ilion de Stésichore.
Voici comment Quintilien apprécie le génie de Stésichore, et cherche à faire
comprendre la nature de ses ouvrages, leurs mérites, et aussi leurs défauts :
« La puissance d'esprit de Stésichore se montre jusque dans le choix des
sujets qu'il a traités. Il chante les plus grandes guerres, les chefs d'armée
les plus illustres, et soutient sur la lyre le fardeau de l'épopée. Chaque
personnage a chez lui la dignité d'action et de langage qui lui est due ; et,
si ce poète avait su garder la juste mesure, nul autre, ce semble, n'eût
approché plus près d'Homère ; mais son style est redondant et diffus. »
Cette diffusion et cet excès d'abondance, que Quintilien remarque dans
Stésichore, est un défaut commun à la plupart des lyriques de tous les temps
et de tous les pays, mais qu'on n'avait pu encore reprocher ni aux Éoliens ni
aux Doriens qui s'étaient fait, avant Stésichore ou en même temps que lui, un
nom dans la littérature.
Vie de Stésichore.
Stésichore était contemporain d'Alcman ; mais il avait vécu dans d'autres contrées. Il était né à Himère en Sicile, vers l'an 640 ou 630 avant J. C. Sa famille était originaire de Métaure ou Mataure, ville de l'Italie méridionale, fondée par les Locriens. Himère était demi-dorienne et demi-ionienne, ayant reçu ses habitants de Syracuse et de Zancle. Le langage qu'on y parlait devait se sentir d'un tel mélange ; et ce seul fait suffirait, indépendamment de la tournure tout épique de l'esprit de Stésichore, pour expliquer comment la diction du poète ressemble si fort, malgré les terminaisons doriennes, à celle des poètes de l'école d'Homère. La famille de Stésichore, d'après certaines traditions, était adonnée de temps immémorial à la culture de la musique et de la poésie. Plusieurs générations après l'homme qui l'avait illustrée, elle produisit encore deux poètes de mérite : du moins on conjecture que les deux Stésichore d'Himère qui florissaient l'un au commencement du cinquième siècle avant J. C., l'autre une centaine d'années plus tard, étaient les descendants de Tisias Stésichore, ou de quelqu'un de ses proches. Quant à l'ancien Stésichore, il passa sa vie dans la Sicile et dans la Grande-Grèce, et il parvint jusqu'à une extrême vieillesse. Dans le temps où Phalaris réussissait à établir sa domination sur Agrigente et d'autres villes, c'est-à-dire vers l'an 565 environ, il vivait encore, et il habitait Himère. Il essaya, selon ses moyens, de prémunir ses compatriotes contre l'ambition de Phalaris, qui leur offrait sa protection et son alliance. Il leur récita, dit-on, l'apologue du cheval qui voulut se venger du cerf, et qui demeura esclave de l'homme. Platon raconte, dans le Phèdre, que Stésichore devint aveugle, pour avoir composé un poème où la vertu d'Hélène n'était pas assez respectée : « Il reconnut sa faute, dit le philosophe, et il fit aussitôt ces vers : «Non, ce récit n'est pas vrai ; non, tu n'es point montée sur les vaisseaux, au solide tillac, et tu n'es point arrivée à Troie. » Après avoir composé le poème qu'on appelle Palinodie, il recouvra la vue sur-le-champ (36) » Il est fort possible que Stésichore ait perdu, puis recouvré la vue ; mais tout ce que je veux conclure de l'histoire dont Platon a égayé son dialogue, c'est que Stésichore aimait à se jouer quelque-fois de son art, et qu'il ne restait pas toujours sur les hauteurs de l'épopée.
Ibycus.
Ibycus
de Rhégium est surtout connu par la légende dont sa mort a fourni le texte.
Les enfants mêmes ont entendu conter comment il fut assassiné par des brigands
sur une grande route, et comment il prit à témoin, contre ses meurtriers, une
troupe de grues qui passait dans les airs. Quelque temps après, les brigands
étaient à Corinthe, sur la place publique. Un d'eux s'écria, dit- on, en
voyant passer des grues : « Voilà les témoins d'Ibycus. » Les Corinthiens
attendaient Ibycus, et Ibycus ne paraissait point. Le propos du brigand parut
suspect. On dénonça aux magistrats l'homme qui l'avait tenu et ceux qui
l'accompagnaient. Les meurtriers sont saisis, mis à la torture ; ils confessent
leur forfait et en subissent le châtiment. Quoi qu'on puisse penser d'un tel
récit, il reste toujours avéré qu'Ibycus n'est point mort dans sa contrée
natale, et qu'il poussait ses voyages plus loin que la Grande-Grèce et la
Sicile. Il avait même vécu quelque temps à la cour de Polycrate, tyran de
Samos. Par conséquent, l'époque où florissait Ibycus se place autour de l'an
530 avant J. C., c'est-à-dire assez longtemps après la mort du poète
d'Himère.
Ibycus semble avoir été d'abord un émule, sinon un imitateur, de Stésichore.
Même système de composition, même prédilection pour les sujets épiques,
même mode de versification, même dialecte, ionien au fond avec une teinture
dorienne. Rhégium en Italie, comme Himère en Sicile, avait une population
mêlée : parmi ses habitants, les uns descendaient d'Ioniens de Chalcis, les
autres de Doriens du Péloponnèse. Ibycus n'eût donc guère qu'à se servir de
la langue qu'on parlait dans sa ville, pour ressembler par le dialecte à son
devancier. Il n'est pas douteux d'ailleurs que l'étude des ouvrages de
Stésichore n'ait exercé une puissante influence sur la tournure de l'esprit
d'Ibycus. L'extrême ressemblance des deux poètes a permis plus d'une fois aux
auteurs anciens d'attribuer à l'un ce qui était de l'autre, et réciproquement
; et le hasard à lui seul ne produit pas de tels phénomènes, Quintilien eût
pu dire aussi d'Ibycus qu'il soutenait sur la lyre le fardeau de l'épopée.
Ibycus a traité les mêmes sujets que Stésichore, Argonautiques, épisodes de
la guerre de Troie, vies de héros, et avec le même amour du merveilleux
mythologique. C'est ce qu'on voit encore dans ces paroles, qu'il faisait
prononcer quelque part à Hercule : « Et je tuai les jeunes hommes aux blancs
coursiers, les fils de Molione, deux jumeaux de même taille, n'ayant qu'un
corps unique, nés tous les deux dans un oeuf d'argent. »
Ce n'était pas là sans doute le genre de poésie que prisaient le plus
Polycrate et ses courtisans. Polycrate, qui tenait sous sa domination les
principales îles de la mer Égée, ressemblait beaucoup plus à un roi d'Orient
qu'à ces tyrans populaires, souvent simples et rudes dans leurs mœurs, qui
gouvernaient alors quelques-unes des villes de la Grèce. Il possédait des
trésors considérables ; il avait fait construire dans Samos de magnifiques
palais ; il traitait d'égal à égal avec les plus puissants souverains, et il
rivalisait avec eux de luxe, d'élégance, et aussi de mollesse et de vices. A
supposer qu'Ibycus, avant son départ pour Samos, ne se fût encore exercé que
dans le genre héroïque, il ne tarda point à baisser le ton de sa lyre à
l'unisson des poètes gracieux qui chantaient à la cour de Polycrate. C'est à
Samos probablement qu'il composa ses poésies érotiques, plus vantées encore
des anciens que ses grands ouvrages. Homme de passions vives et fougueuses, ses chœurs
amoureux étaient tout pleins du feu qui embrasait son âme. Comme
autrefois Alcman, mais avec plus de force et de verve encore, il aimait à y
prendre personnellement la parole, et à exprimer ses propres sentiments. Ainsi
dans ce morceau admirable, que nous a conservé Athénée : « Au printemps les
cognassiers fleurissent, arrosés par des filets d'eau que versent les rivières
dans le jardin sacré des Vierges ; les grappes de la vigne poussent et
grossissent, abritées par les pampres ombreux. Quant à moi, l'Amour en aucune
saison ne me donne repos. Comme la tempête de Thrace brûlante d'éclairs, il
s'élance d'auprès de Cypris; saisi d'un transport farouche, il m'assaille à
l'improviste ; il s'acharne à m'arracher le cœur du fond de mes entrailles (37).
» Ainsi encore dans cet autre passage, que nous devons à Proclus : « L'Amour
de nouveau me lance, de dessous les noirs cils de ses paupières, des regards
qui me consument ; il use de charmes de toute sorte, pour me jeter dans
l'immense filet de Cypris. Ah ! je tremble à son approche, comme un coursier
déjà vieux, attelé pour disputer le prix, descend malgré lui dans la
carrière où il doit lutter avec les chars rapides. »
J'aurai mis sous les yeux du lecteur tout ce qui peut l'intéresser dans ce qui
reste d'Ibycus, quand j'aurai transcrit le passage où le poète trace le
portrait d'un jeune homme : « Euryllus, rejeton des douces Grâces, souci des
jeunes filles à la belle chevelure, Cypris et la Persuasion aux aimables
regards t'ont nourri parmi les roses. » Avec Lasus d'Hermione et Corinne, nous
touchons à Pindare. Lasus fut le maître du lyrique thébain, et Corinne fut sa
rivale plus d'une fois heureuse. Lasus introduisit, dit-on, le premier dans
Athènes la poésie dithyrambique. Quelques-uns même lui attribuent l'invention
du dithyrambe ; mais cette opinion n'est pas soutenable. Il excella dans ce
genre, il le perfectionna sans doute, voilà tout ce qu'on peut affirmer. Nous
n'avons que deux vers de Lasus, mais qui ne sont pas sans importance , car ils
nous apprennent que le poète se servait quelquefois, dans ses chants doriens,
de l'harmonie ou de la musique éolienne. Malgré l'estime que faisaient de lui
ses contemporains, il ne parait pas que ce fût un homme d'un goût parfaitement
irréprochable. Du moins il se plaisait aux choses extraordinaires, aux tours de
force. Il avait composé des odes dans lesquelles il était parvenu à se passer
de la lettre sigma, dont le sifflement lui semblait trop désagréable.
Corinne.
Quant à Corinne , elle était de Tanagre en Béotie. Cinq fois, dit-en, elle l'emporta, dans les luttes poétiques, sur Pindare lui-même. Mais quelques-uns prétendaient qu'elle avait dû ses succès à l'ignorance de ses juges ou à l'effet de sa beauté, bien plus qu'au mérite de ses chants. Les fragments de ses poésies ne sont remarquables que par la mention du nom de Myrtis, autre poétesse béotienne, qui osait aussi descendre dans la lutte contre Pindare. Mais il y a un mot fort connu, qui peut donner une idée de la façon judicieuse dont Corinne entendait l'emploi des ornements mythologiques dans la poésie. Pindare lui lisant un hymne dont les six premiers vers, qui existent encore, contenaient presque, tonte la mythologie thébaine : « Il faut, dit-elle, ensemencer avec la main, et non à plein sac. »
Timocréon.
Un
autre contemporain de Pindare, que nous ne devons pas oublier non plus, c'est
Timocréon de Rhodes. Il était à la fois athlète et poète lyrique. Il passa
une grande partie de sa vie à Athènes, mais il écrivit toujours dans le
dialecte dorien. Il était l'ennemi acharné de Simonide, et Simonide lui
rendait amour pour amour. Il poursuivit Thémistocle des plus violentes
invectives ; mais il faut dire à son honneur qu'il exalta la vertu d'Aristide.
Voici comment Plutarque, dans la Vie de Thémistocle, nous renseigne sur la
personne de Timocréon : « Timocréon le Rhodien, poète lyrique, fait dans un
de ses chants, un reproche bien mordant à Thémistocle : il l'accuse d'avoir
rappelé les bannis pour de l'argent, tandis que, pour de l'argent, il l'avait
abandonné, lui son ami et son hôte. Je vais citer les paroles de Timocréon :
« Loue, si tu veux, Pausanias ; loue Xanthippe, loue Léotychide ; moi, c'est
Aristide que je loue, l'homme le plus vertueux qui vint jamais d'Athènes la
grande. Pour Thémistocle, ce menteur, cet homme injuste, ce traître, Latone le
déteste. Lui, l'hôte de Timocréon, il s'est laissé corrompre par un vil
argent, et il a refusé de ramener Timocréon dans Ialysus sa patrie. Oui, pour
le prix de trois talents d'argent, il a mis à la voile, l'infâme ! ramenant
injustement ceux-ci d'exil, bannissant ceux-là, mettant les autres à mort ; du
reste, repu d'argent. Et, à l'Isthme, il tenait table ouverte ; avec quelle
lésinerie ! il servait des a viandes froides, et l'on mangeait en souhaitant
que Thémistocle n'allât pas jusqu'au printemps. » Mais Timocréon lance
contre Thémistocle des traits plus piquants encore, et il le ménage moins que
jamais, dans un chant qu'il fit après le bannissement de Thémistocle, et qui
commence ainsi: « Muse, donne à ces vers, parmi les Grecs, le renom qu'ils
méritent et que tu leur dois. » On dit que Timocréon fut banni pour avoir
embrassé le parti des Mèdes, et que Thémistocle opina pour la condamnation.
Aussi, lorsque Thémistocle subit la même accusation, Timocréon l'attaqua-t-il
en ces termes : « Timocréon n'est pas le seul qui ait traité avec les Mèdes.
Il y a bien d'autres pervers, et je ne suis pas le seul boiteux ; il y a
d'autres renards encore. »
On voit que la poésie du Rhodien, un peu rude et brutale, ne manquait ni de
verve ni d'esprit.
(01) Oeuvres et
Jours, vers 648 et
suivants.
(02) Oeuvres
et Jours, vers 35 et suivants.
(03) Théogonie,
vers 1 et suivants.
(04) Oeuvres
et Jours, vers 11 et suivants.
(05) Oeuvres et Jours, vers 201 et suivants.
(06) Ibid., vers 238 et suivants.
(07) Oeuvres et Jours, vers 502 et suivants.
(08) Oeuvres
et Jours, vers 580 et suivants.
(09) Iliade,
chant VI, vers 181, 182.
(10) Théogonie, vers 446 et
suivants,
(11) Théogonie, vers 677 et
suivants.
(12) Oeuvres et Jours, vers 70 et
suivants.
(13) Ibid., vers 699 et suivants.
(14) Théogonie, vers 509 et
suivants.
(15) Théogonie, vers 1021-1022.
(16) Bouclier d'Hercule, vers 1 et
suivants.
(17) Hymne à Apollon Délien,
vers 166 et suivants.
(18) Hymne à Apollon Délien,
vers 146 et suivants
(19) Iliade, chant XX, vers 307,
308.
(20) Hymne à Vénus, vers 197,
198.
(21) Hymne à Cérès, vers 192 et
suivants.
(22) Hymne à Cérès, vers 385 et
suivants.
(23) Livre XIV, p. 638,
(24) Art poétique, vers 76 et suivants.
(25) Vie de Lycurgue.
(26) Épîtres, livre 1, XIX, vers
23 et suivants.
(27) Sentences, vers 53 et
suivants.
(28) Sentences, vers 373 et
suivants.
(29) Batrachomyomachie, vers 110
et suivants.
(30) Batrachomyomachie,
vers 478 et suivants.
(31) O navis, referent in mare.... Ce qui reste des vers de l'ode d'Alcée semble prouver qu'il avait
donné plus de développement qu'Horace aux détails de la description du navire
en détresse.
(32) L'ode XXXVIIe du livre
I, Nunc est bibendum
(33) Carmina, livre I, ode
XXIII.
(34) Pindare, Olympiques,
ode XIII, épode 1.
(35) Platon, Ion,
paragraphe V, page 534 des Oeuvres.
(36) Platon, Phèdre, page
243 des Oeuvres.
(37) Je lis pedñyen
au lieu de paidñyen, que donnent la
plupart des éditeurs.