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Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875
HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.
CHAPITRES I à IV CHAPITRES V à XI CHAPITRES XII à XVII CHAPITRES XVIII à XXIII CHAPITRES XXIV à XXIX
CHAPITRE XXXVIII.
LITTÉRATURE ALEXANDRINE.
Le Musée d'Alexandrie. - Caractère de la littérature alexandrine. Lycophron. - Callimaque. - Apollonius. - Érudits alexandrins.
Le musée d'Alexandrie.
Le troisième siècle avant Jésus-Christ fut pour la Grèce proprement dite une époque de confusion et de misères. Mais il y avait, autour de la Grèce, des pays qu'avait conquis la civilisation grecque, et où les hommes vivaient dans des conditions assez favorables pour pouvoir vaquer avec succès aux travaux de l'intelligence et ajouter quelque chose à l'héritage des générations antiques. La Sicile, grâce au génie d'Hiéron II, jouissait du repos et renaissait à la gloire. Quelques-uns des royaumes formés des démembrements de l'empire d'Alexandre étaient gouvernés par des princes amis des lettres et des arts. Les Ptolémées surtout s'efforçaient, par tous les moyens, de bien mériter du monde savant. Ils attiraient à Alexandrie les hommes les plus célèbres ; ils leur assuraient une honorable existence ; ils rassemblaient quatre cent mille volumes dans le palais du Bruchion, soixante et dix mille dans les dépendances du temple de Sérapis ; ils fondaient le Musée, qui était tout à la fois et une académie, et une sorte d'université où enseignèrent Callimaque, Apollonius, Zénodote et tant d'autres maîtres distingués. On dit que Démétrius de Phalère, chassé d'Athènes en 307, et qui avait trouvé dans Ptolémée Soter un digne protecteur, paya cette hospitalité en inspirant au roi l'idée d'un vaste établissement littéraire, et en organisant lui-même le Musée par ses soins.
Caractère de la littérature alexandrine.
Les écrivains d'Alexandrie se sont exercés dans tous les genres, mais ils n'ont réellement excellé que dans ceux où nous n'avons rien à voir. Les oeuvres qui recommanderont à jamais l'époque des premiers Ptolémées, c'est la traduction des livres hébreux par les Septante ; ce sont les recherches chronologiques de Manéthon ; ce sont les travaux des critiques pour épurer, pour commenter les textes anciens; ce sont les écrits d'Euclide le géomètre et de quelques autres savants. Mais la littérature proprement dite végéta tristement dans cette atmosphère de science et d'érudition, et ne donna que des fruits sans sève ni saveur. Un grand nombre d'hommes pourtant eurent, dans Alexandrie, le renom de poètes. Il y en avait jusqu'à sept dont les tragédies étaient estimées. Il y avait des poètes comiques, des auteurs de drames satyriques, des poètes épiques, didactiques, lyriques, élégiaques. Quelques-uns s'étaient exercés dans tous les genres; presque tous avaient été d'une fécondité extraordinaire. C'étaient, pour la plupart, des gens d'esprit et même de talent; c'étaient des littérateurs instruits, des versificateurs habiles ; mais pas un seul parmi eux n'a mérité d'être compté au nombre des vrais poètes. J'en juge ainsi d'après ce qui nous reste des plus fameux, Lycophron de Chalcis, Callimaque de Cyrène et d'autres. S'il fallait faire une exception, ce serait peut-être en faveur de Philétas de Cos, qui fut le précepteur de Ptolémée Philadelphe. Les Latins ont vanté ses élégies ; et il a sur les autres cet avantage, que presque tous ses vers ont péri, et que nous sommes dans l'impossibilité de contrôler les jugements de ses admirateurs.
Lycophron.
Il n'en est pas de
même de Lycophron. Nous avons de ce prétendu tragique un poème entier, qui
peut donner une idée suffisante de ce qu'il était capable de faire comme
émule de Sophocle ou d'Eschyle. Eschyle avait fait jadis parler Cassandre :
c'est elle aussi que Lycophron met en scène, sous le nom d'Alexandra. Elle y
est seule, non pas même en personne, mais par un délégué ; et ce délégué
prononce, tant pour elle que pour lui-même, un discours qui n'a pas moins de
quatorze cent soixante et quatorze vers. Ce discours est tout le poème. C'est
une prophétie sur la ruine de Troie. Mais, si les Troyens n'en ont entendu que
de pareilles de la bouche de Cassandre, il ne faut point s'étonner qu'ils se
soient peu souciés de comprendre et de croire. Lycophron semble avoir pris à
tâche d'être complètement inintelligible, non seulement pour le vulgaire,
mais pour tous ceux qui ne connaissaient pas à fond les traditions
mythologiques, les généalogies des héros, la géographie des temps
antéhistoriques ; pour tous ceux enfin qui n'avaient pas présentes à la
mémoire les inventions des poètes les moins lus : appellations extraordinaires
de lieux ou de personnes, épithètes une seule fois employées, mots sans
analogues dans la langue, tours insolites, formes grammaticales étranges,
archaïsmes de toute sorte, et bien d'autres choses encore. Il n'y a presque pas
une phrase, dans l'Alexandra, qui ne contienne plusieurs énigmes, et cent fois
plus obscures que celles du Sphinx ; et, sans les commentaires anciens,
compilés au moyen âge par un certain Tzetzès, il est douteux que jamais aucun
moderne eût réussi à faire ce que faisait à dix-sept ans Joseph Scaliger, et
ce qu'ont fait depuis, à ce qu'on dit, certains Anglais excentriques : à lire
Lycophron. J'ai lu les dix premiers vers, grâce à Tzetzès ; et j'en ai eu
plus qu'assez. Mais il est probable que les savants archéologues du Musée
étaient des Oedipes en état de deviner du premier coup, et qui se pâmaient
d'aise à chaque logogriphe, contents à la fois et de leur esprit et de celui
de l'auteur; car Lycophron en avait. Quant à l'érudition, nul n'était en
état de lui rien remontrer, parmi les familiers de Ptolémée Philadelphe. Mais
quel outrage au bon sens et au bon goût ! quelle aberration mentale ! Ce savant
homme a inventé l'anagramme : certes, cette gloire était digne de lui.
Ceci a été écrit et imprimé en 1850, c'est-à-dire trois ans avant que M.
Dehèque publiât son travail sur l'Alexandra. J'étais resté des semaines et
des mois en face de l'in-folio de Potter, sans me sentir le courage de
pénétrer plus loin que l'entrée, dans ce que Stace appelle le dédale du noir
Lycophron. M. Dehèque nous a mis en main le fil d'Ariane ; et il suffit
aujourd'hui au lecteur français de quelques heures de patience et d'application
pour faire ce voyage, si difficile autrefois du propre aveu de ceux qui
l'avaient accompli. Je l'ai fait à mon tour, et j'en remercie le savant
helléniste. J'ai admiré l'art avec lequel M. Dehèque a su rendre visibles les
ténèbres de l'Alexandra. Sa traduction est aussi claire que le comportait le
sujet ; et son commentaire, plein d'une érudition à la fois abondante et
sobre, ne laisse aucune difficulté sans solution. Je reviens donc de ma lecture
avec une grande estime pour les talents de M. Dehèque ; mais il m'est aussi
impossible aujourd'hui qu'il y a six ans de voir dans Lycophron autre chose
qu'un versificateur. Ce versificateur est habile, j'en conviens : il connaît à
fond tous les secrets du métier ; il imite à merveille les formes des
meilleurs maîtres, et ses ïambes sont bien frappés et d'après les règles
les plus sévères. Je conviens encore que la phrase poétique est artistement
construite, et même que l'expression éveille à chaque instant le souvenir
d'une foule de belles choses, que Lycophron avait lues, comme nous, dans
Euripide, dans Sophocle, dans Eschyle. Mais je mentirais si j'allais plus loin.
M. Dehèque lui-même ne conteste pas que l'idée d'écrire une tirade de
quatorze cents vers et plus ne soit une idée parfaitement absurde. Encore si
c'était Cassandre qui s'adressât à nous directement ! On pourrait à toute
rigueur se prêter à la fiction, sauf à trouver qu'elle parle bien longtemps,
et surtout dans un style bien étrange. Mais non ! la prophétesse est
séquestrée loin des hommes; et c'est un soldat qui raconte à Priam ce qu'elle
a débité dans sa prison sous l'inspiration du dieu si bien surnommé Loxias.
Et veut-on savoir comment ce soldat parle pour son propre compte ? voici le
début du poème : « Tout ce que tu désires savoir, je te le dirai avec
exactitude, depuis le premier mot (jusqu'au dernier). Si le récit s'allonge,
pardonne, ô mon roi ; car la jeune prophétesse n'a plus avec le calme
d'autrefois ouvert ses lèvres harmonieuses, mais elle lançait des paroles
confuses, incessantes ; et de sa bouche, qui mâchait du laurier, sortait une
voix fatidique qui rappelait celle du sombre Sphinx. Tu vas entendre, prince, ce
que j'ai conservé dans ma pensée et ma mémoire ; et, usant de ta sagacité,
c'est à toi de suivre la trace obscure des énigmes, et de trouver par quelle
voie directe une marche savante conduit à la vérité qui est dans l'ombre.
Pour moi, ayant détaché la corde du stade, j'entre dans le récit des discours
prophétiquement ténébreux, en m'élançant vers la première borne comme un
agile coureur (01) ! » Sur quoi un savant et
spirituel critique remarque que le soldat de Lycophron sait le bon effet des
images dans la poésie, et que Cassandre elle-même ne pratique pas mieux que
lui l'art de la métaphore et de la comparaison. Le même critique dit
judicieusement qu'il eût fallu du moins qu'on sentît, en passant du soldat à
la prophétesse, la différence du langage militaire et de la parole inspirée.
C'est ainsi qu'il fût résulté, de l'arrangement imaginé par Lycophron, une
sorte d'opposition piquante entre la vulgarité du personnage qui raconte et les
raffinements de pensée et de style qui remplissent le récit.
M. Dehèque passe condamnation sur ce point et sur bien d'autres. Il confesse
que plusieurs des inventions poétiques de Lycophron sont insensées, et surtout
l'histoire du séjour d'Hercule dans le ventre d'une baleine. Connaissez-vous,
en effet, rien de plus grotesquement ridicule que ceci : « Hélas ! hélas!
malheureuse nourrice, livrée aux flammes, comme autrefois par la flotte et
l'armée du lion des trois nuits, qui disparut dans la large gueule du chien de
Neptune ! Là, vivant, tandis qu'il hachait les entrailles du monstre, brûlé
dans le ventre de cette marmite, sur ce fourneau sans feu, il vit tomber la
chevelure de sa tête, lui, le meurtrier de ses enfants, le fléau de sa famille
(02). » M. Dehèque ne prend pas davantage sous sa
protection les bizarreries du style de son auteur, et il ne fait pas plus grâce
que moi à ce parti pris d'obscurité, à ces archaïsmes, à ces tours
inusités, à tout ce qu'on a de tout temps reproché à Lycophron. Il se rabat
avec complaisance sur le mérite scientifique du poème, j'allais dire du
traité ; et il rappelle le mot du docte Canter, qui proclamait la lecture de
l'Alexandra une des plus utiles qu'on pût faire pour s'instruire à fond dans
une partie considérable de la mythologie et même de l'histoire. Mais c'est une
assez pauvre gloire pour un poète, ou pour un homme se donnant comme tel, qu'on
dise de lui que son poème rend des services, que son poème est utile à la
façon d'un dictionnaire. Ovide du moins, quand il versifiait le calendrier,
n'oubliait pas toujours qu'il avait écrit les Métamorphoses. M. Dehèque
voudrait qu'on reconnût aussi, dans Lycophron, quelque trace de vraie poésie,
et qu'on y entendît, selon son expression, l'os magna sonaturum. Je regarde et
j'écoute ; mais je ne vois rien, je n'entends rien. Il termine son Introduction
par cette phrase : « Le poème de Lycophron est un verger encombré d'épines
et de ronces, où il y a, pour ceux qui y pénètrent, quelques belles fleurs,
quelques beaux fruits à cueillir, comme dans un autre jardin des Hespérides.
» Bachmann, un des éditeurs de Lycophron, avait dit la même chose en assez
jolis vers latine. M, Rigault, le critique que j'ai cité à propos des
métaphores du soldat, semble se ranger à l'avis de Bachmann et de M. Dehèque.
Il transcrit même le morceau suivant comme un passage vraiment clair, où
l'allusion n'a rien de forcé, et où l'allégorie ne manque pas de transparence
: « Voici, mon pauvre coeur, voici ce qui t'affligera comme le plus grand des
malheurs : c'est lorsque l'aigle aux ailes frémissantes, au noir plumage, aux
serres belliqueuses, imprimera sur la terre l'empreinte de ses ailes, ornière
creusée par une course circulaire, comme un bouvier trace un large sillon ;
lorsque, poussant un cri de triomphe, solitaire et terrible, après avoir
enlevé dans ses serres le plus aimé de mes frères, le nourrisson, le fils
d'Apollon, il le déchirera avec ses ongles, avec son bec, et souillera de son
sang la plaine et les prairies qui l'ont vu naître. Après avoir reçu le prix
du taureau égorgé, qu'il pèsera dans l'exact plateau d'une balance, à son
tour ayant versé une rançon égale, un brillant lingot du Pactole, il
disparaîtra dans l'urne funéraire, pleuré par les nymphes qui aiment les eaux
du Béphyre et la cime du Libèthre dominant Pimplée ; lui, le vendeur de
cadavres, qui, craignant la mort, ne rougira pas de revêtir même une robe de
femme, agitant près d'un métier la navette bruyante ; qui descendra le dernier
sur le rivage ennemi, et qui, ô mon frère, avait peur de ta lance, même en
songe (03). » M. Rigault dit, au sujet de ce
passage : « Il ne faut pas un grand effort d'esprit pour deviner de quels
personnages il s'agit. Les images ne manquent pas de grandeur, pas plus que
d'exactitude, et l'expression est brillante sans excès d'affectation. » Je ne
nie pas que l'auteur de l’Alexandra n'ait fait ici preuve d'imagination à sa
manière ; et je ne tiens pas à contester aucune des qualités de grandeur,
d'exactitude, etc., que le critique veut bien admirer dans ce tableau. Je dis
simplement qu'après avoir lu la citation, je me suis demandé de quels
personnages il s'agissait, et que je ne l'ai point deviné. Il faut donc plus
d'effort d'esprit que ne le dit M. Rigault pour comprendre, même ici. Ce n'est
que par les notes de M. Dehèque que j'ai vu qu'il s'agissait d'Hector et
d'Achille. Ainsi le plus clair passage de Lycophron est inintelligible sans
commentaire ! Jugez des autres !
Callimaque.
Callimaque était un
érudit, et de la force de Lycophron même. Il avait composé une multitude
d'ouvrages didactiques en prose, et des poèmes dans tous les genres connus. Les
contemporains admiraient particulièrement ses élégies, et ne faisaient pas
difficulté de le mettre au premier rang des poètes qui avaient manié le
rythme de Callinus et de Tyrtée. Nous ne possédons que peu de fragments de ces
élégies tant vantées ; mais Catulle a traduit la plus fameuse, et avec une
grande fidélité, comme on le voit en comparant le latin aux vers qui restent
de l'original. C'est la Chevelure de Bérénice. Malgré l'approbation de
Catulle et malgré l'enthousiasme de quelques commentateurs, je ne puis
m'empêcher de trouver cette élégie détestable. Il n'y a ni sentiment ni
chaleur ; il y a de l'esprit sans doute, mais qui n'est que de l'esprit.
Callimaque affecte les noms extraordinaires ; et l'on en trouve, dans la pièce
traduite, d'aussi étranges que ceux qui remplissent l'Alexandra. Nul ne sait
encore ce que c'est que les rochers Latmiens ; il faut des Tzetzès pour nous
faire comprendre ce que le poète a voulu dire quand il parle de la progéniture
de Thia, de Zéphyritis, etc. ; et l'on est fort étonné d'apprendre qu'il
s'agit tout simplement ou du soleil, ou de Vénus, ou de telle autre chose non
moins connue. La Chevelure, qui sait l'histoire et la géographie comme un
professeur du Musée, rappelle que les Mèdes, avec le fer, ont percé le mont
Athos ; puis elle s'écrie : « Que peuvent faire des cheveux, quand de telles
masses cèdent au fer? » Puis elle fait une imprécation contre les Chalybes,
c'est-à-dire contre les inventeurs du fer, toujours à propos des ciseaux qui
l'ont fait tomber de la tête de Bérénice. Il est assez difficile de pousser
plus loin l'oubli du bon sens et du bon goût, et il faudrait être Lycophron
pour y parvenir.
Les Épigrammes de Callimaque sont souvent d'une obscurité impénétrable, par
suite des mêmes défauts. Quelques-unes néanmoins sont suffisamment lisibles
et ne manquent pas de grâce. Telle est, par exemple, celle où Callimaque
représente Pittacus conseillant un jeune homme sur le mariage, et l'engageant
à choisir dans sa condition et non point au-dessus.
Les Hymnes de Callimaque ne valent pas ses Épigrammes. Cléanthe invoquait,
sous le nom de Jupiter, le vrai dieu du monde et de l'humanité ; il exprimait
des idées, des doctrines ; il tirait ses accents du fond même de son âme.
Callimaque reprend froidement les thèmes mythologiques, et conte, sans y
croire, les aventures de Jupiter-, de Cérès ou d'Apollon. Ce que les
Homérides faisaient avec une piété naïve, il le fait pour montrer qu'aucun
talent poétique ne lui est étranger, et pour étaler devant les amateurs toute
cette érudition dont il n'avait pu donner ailleurs que des échantillons
incomplets. Les six poèmes prétendus religieux qui nous restent de Callimaque
ne sont guère qu'une accumulation de mythes peu connus, de noms et
d'épithètes moins connus encore ; et, malgré certains morceaux brillants,
tels que le récit du supplice d'Érysichthon, ils n'appartiennent guère plus
à la vraie poésie que l'Alexandra même. Callimaque est un Lycophron
tempéré. C'est, si l'on veut, le premier des versificateurs ; mais c'est
l'avant-dernier des poètes, sinon aux yeux de ceux qui ont pris la peine de le
commenter ou de le traduire.
Callimaque avait,
parmi ses disciples, un jeune homme d'Alexandrie nommé Apollonius, qui était
né avec des dispositions très heureuses. Ce jeune homme, à peine âgé d'une
vingtaine d'années, publia un poème épique sur l'expédition des Argonautes.
Le succès de cet ouvrage alluma la jalousie de son maître. Callimaque ne se
contenta point de critiquer Apollonius en paroles : il écrivit contre lui une
satire des plus virulentes, et travailla à le perdre dans l'esprit du monarque.
Apollonius céda à l'orage : il quitta son pays, et il se retira à Rhodes, où
il enseigna la rhétorique et la grammaire et où il obtint le droit de cité.
Voilà pourquoi on lui donne ordinairement le nom d'Apollonius de Rhodes. C'est
à Rhodes qu'Apollonius remania son poème, et le mit dans l'état où nous le
possédons. Cette seconde édition eut un succès encore plus grand que la
première. Apollonius fut rappelé à Alexandrie, et y devint un personnage
considérable. Il est vrai que Callimaque était mort, et que le vieux poète
malveillant n'était plus là pour ravaler le mérite de son ancien disciple.
Apollonius prolongea sa vie jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, et mourut
dans les premières années du deuxième siècle. On dit que son corps fut mis
dans le tombeau où reposait Callimaque. Ces deux hommes, si hostiles l'un à
l'autre pendant leur vie, durent sentir se ranimer leur poussière, quand on les
rapprocha ainsi dans le même néant.
Les Argonautiques sont le chef-d'oeuvre de la littérature Alexandrine. Le plan
du poème est timide. Apollonius se traîne servilement sur les traditions
vulgaires ; même parmi Ces traditions, il ne choisit pas toujours ce qu'il y a
de plus caractéristique. Mais le talent ne lui fait pas absolument défaut. On
peut admirer, dans les Argonautiques, des beautés de détail d'un ordre assez
distingué. Comparé aux poètes ses maîtres, Apollonius est un soleil. Il
l'emporte infiniment sur Callimaque même. On a noté, dans la peinture de la
passion de Médée, plusieurs traits heureux que Virgile a omis de dérober.
Mais cette peinture même, qui est, comme dit un savant critique, la maîtresse
pièce de l'oeuvre, laisse infiniment à désirer encore. La mignardise et les
faux brillants y altèrent ou même y effacent à chaque instant le beau
caractère de la tradition antique. Apollonius écrit du moins pour de simples
mortels, ou à peu près. Il abuse peu de son savoir mythologique ; il fait des
récits agréables ; il trouve quelquefois d'assez heureuses images ; mais il
manque de vie et de force. Son poème appartient, en somme, au genre ennuyeux.
Il n'y a que quatre chants ; mais cette élégance un peu fade donne bien vite
des nausées, surtout si l'on vient de lire la quatrième Pythique de Pindare ou
la Médée d'Euripide. Apollonius a le tort de se trouver à chaque instant en
concurrence avec les plus grands poètes, et de provoquer des comparaisons
fâcheuses. Aussi est-on tenté à chaque instant de jeter son livre, et de
courir à ceux où respirent le sentiment, la passion, le génie.
Voilà ce qu'ont été les coryphées de la poésie alexandrine. Qu'était-ce
donc de tous les poètes à la suite, de ces hommes qui n'ont jamais été
connus hors des murs d'Alexandrie, ou dont la postérité a daigné à peine
recueillir les noms ? Il est probable que nous ne trouverions pas beaucoup à
admirer dans les poèmes de Philiscus, de Sosithée, de Sosiphanès, d'Homère
le Jeune.
Érudits alexandrins.
On est fondé à être sévère pour ceux qui se trompent sur la nature de leur talent, et qui aspirent en dépit de Minerve à des triomphes pour lesquels ils ne sont point faits. Mais, quand ces faux poètes n'ont pas été uniquement des beaux esprits infatués d'eux-mêmes; quand leur vie a été honorablement occupée, et qu'ils ont racheté par des travaux utiles les erreurs de leur amour-propre, il ne faut que les plaindre d'avoir perdu un temps précieux à mesurer des syllabes et à aligner de prétendus vers ; il faut se rappeler les services qu'ils ont rendus, et insister moins rudement sur leurs ridicules. Pourtant ne doit-on pas mettre au-dessus d'eux les hommes qui ont eu assez de raison pour se résigner à n'être que des érudits, des littérateurs, des grammairiens, des savants, des maîtres de la jeunesse ? Je ne saurais trop féliciter les anciens d'avoir distingué les noms de quelques-uns de ceux-ci, et de leur avoir fait une part de gloire. Zénodote d'Éphèse a été surfait par eux ; mais Aristophane de Byzance et Aristarque méritaient, et au delà, toutes les louanges, particulièrement Aristarque, dont le nom est resté synonyme, depuis vingt siècles, de bons sens, de bon goût, de jugement éclairé et solide. Nous devons infiniment à ces deux hommes. N'eussent-ils fait que nous donner un Homère pur et correct, ils auraient des droits encore à une vive reconnaissance. Mais la recension des poésies homériques et l'interprétation de ces vers immortels n'a été qu'une petite portion de leurs travaux. Ils ont restauré les textes de tous les auteurs anciens qu'ils comptaient parmi les classiques; et il n'a pas tenu à eux que nous n'ayons Sophocle, ou Eschyle, ou Euripide, ou Aristophane, ou même Eupolis et Ménandre, aussi complets, aussi conformes que nous avons encore Platon et Homère.
LITTÉRATURE SICILIENNE.
Génie de la Sicile. - Timée l'historien. - Rhinton et l'hilarotragédie. - Théocrite. - Idylles de Théocrite. -Idylles bucoliques. - Les Syracusaines. - idylles mythologiques. - Épîtres. - Épigrammes de Théocrite. - Jugement sur Théocrite. - Bion et Moschus.
Génie de la Sicile.
La population grecque de la grande ville fondée en Égypte par Alexandre était une agglomération de toute sorte d'éléments divers, sans cohésion, sans unité, un mélange confus de toutes les races, de tous les esprits, de tous les dialectes. L'absence complète d'originalité dans la littérature alexandrine n'a donc rien qui doive beaucoup nous surprendre. Ce n'est qu'an bout de longs siècles que la Grèce d'Égypte prit une physionomie vraiment à elle, qu'elle eut à son tour un génie propre, et qu'elle se proclama à juste titre l'héritière de la Grèce européenne. Mais la vieille Sicile, que nous avons vue jusqu'à présent payer son large tribut aux lettres et à la pensée, n'avait besoin que de se souvenir d'elle-même pour produire encore, au troisième siècle avant J. C., des oeuvres vivantes et originales. Elle n'y manqua pas. La poésie, après laquelle couraient en vain les hommes du Musée, ne lui fit pas défaut ; et, pour juger si les études sévères furent encore florissantes chez elle, il suffit de prononcer le grand nom d'Archimède.
Timée l'historien.
Le plus connu des
prosateurs siciliens de cette période, à part Archimède, dont nous n'avons
pas à nous occuper, c'est l'historien Timée de Tauroménium, que nous ne
connaissons pourtant que par le témoignage des écrivains postérieurs. Il
avait composé une histoire de la Sicile en plus de quarante livres. Cet ouvrage
était remarquable par l'exactitude chronologique, par l'étendue des
recherches, par l'abondance des détails ; mais ces qualités précieuses
étaient contre-balancées par de très grands défauts. Le style de Timée
manquait de simplicité. Cet historien avait mérité malheureusement d'être
compté parmi les modèles de ce qu'on nommait l'éloquence asiatique,
c'est-à-dire l'éloquence à la façon des orateurs ou plutôt des rhéteurs de
l'école dégénérée d'Eschine. Un reproche bien autrement grave, que
quelques-uns lui adressaient, c'était d'aimer à conter des fables, de manquer
trop souvent d'impartialité, et de voir de préférence le mauvais côté des
actions humaines.
Polybe, qui a pris le récit des événements au point même où l'avait laissé
Timée, est très sévère pour l'historien dont il se donne à plusieurs
reprises pour le continuateur. Le douzième livre de son ouvrage, ou du moins ce
qui reste de ce douzième livre, est presque tout entier consacré à la
critique de l'ouvrage de Timée. Polybe va jusqu'à dire que Timée ne se trompe
pas toujours involontairement ; et il cite quelques faits qui prouvent, chez son
devancier, un médiocre respect pour la vérité vraie. Il se moque avec
beaucoup d'esprit et des longues harangues que Timée prêtait contre toute
vraisemblance à ses personnages, et de ce patriotisme ridicule qui lui
représentait la Sicile comme plus importante à elle seule que la Grèce
entière, et tout ce qui se faisait en Sicile comme uniquement digne d'occuper
le monde, et les Siciliens comme le plus sage des peuples, et les Syracusains
comme les premiers des hommes et les plus propres aux grandes entreprises : «
De telle sorte, ajoute Polybe, qu'il ne laisse guère aux enfants de nos
écoles, ou à des jeunes gens échauffés par le vin, chance de le surpasser en
raisonnements bizarres, dans quelque panégyrique de Thersite, ou dans une
diatribe contre Pénélope, ou dans tout autre paradoxe de ce genre. » Mais
l'imperfection sur laquelle Polybe insiste particulièrement, c'est que
l'ouvrage de Timée n'était qu'une rédaction faite d'après d'autres ouvrages,
et que Timée n'avait jamais été qu'un homme de cabinet, étranger à l'art
militaire, à la politique, dénué par conséquent des plus essentielles
qualités du grand historien. Voici quelques réflexions de Polybe à ce sujet,
qui méritent, je crois, d'être mises sous les yeux du lecteur, et qui ne sont
pas moins justes et sensées aujourd'hui qu'il y a vingt siècles : « Timée,
dans son trente-quatrième livre, écrit ces lignes : J'ai continuellement
habité Athènes pendant cinquante ans ; je n'ai pu ainsi évidemment m'initier
au métier des armes.-- Non, Timée, pas plus qu'à la connaissance des lieux
par toi-même. »
Il en résulte que si, dans le courant de son histoire, il rencontre quelque
détail de topographie, il commet mensonge ou erreur ; et, lorsqu'il trouve la
vérité, il en est de lui comme de ces peintres qui représentent dans leurs
tableaux des animaux d'après des mannequins : dans ces compositions, les lignes
extérieures sont quelquefois parfaites ; mais ce qui manque, c'est cette
vigueur d'un robuste animal rendue au naturel avec la vérité qui fait la vraie
peinture,... C'est là l'écueil de Timée, et en général de tous ceux qui
n'ont pour fonds que cette science empruntée aux livres. Il leur manque
l'exposition vive des choses, qu'entendent ceux-là seuls qui parlent par
expérience. Aussi les historiens qui n'ont pas pris part aux affaires ne
sauraient-ils éveiller dans l'âme de véritables émotions. Nos pères
exigeaient, chez les historiens, des peintures si vraies, si sensibles, que,
s'il était question de gouvernement, ils s'écriaient que l'auteur devait
nécessairement être versé dans la politique et savoir ce qui s'y passe ; s'il
traitait de l'art militaire, qu'il avait porté les armes et pris part aux
combats ; de l'économie domestique, qu'il avait eu une femme et élevé des
enfants. De même pour toutes les autres carrières de la vie. On ne peut
espérer en effet un tel résultat que chez les historiens qui ont passé par la
pratique, et qui choisissent le genre d'histoire fondé sur l'expérience. Sans
doute, avoir figuré soi-même en toutes choses, avoir en tout joué un rôle,
est bien difficile; mais connaître par l'usage ce qu'il y a de plus important
et de plus ordinaire,, c'est chose indispensables (04).
»
Rhinton et l'hilarotragédie.
Rhinton de Syracuse n'était pas un historien, mais un poète. Ce poète paraît même avoir été un homme de talent, et qui cherchait le nouveau dans l'art dramatique, au hasard de ne rencontrer que le bizarre. Il inventa une espèce de drame, qu'il nommait hilarotragédie, c'est-à-dire tragédie gaie. C'était une parodie comique de la tragédie, une sorte de drame satyrique moins les satyres. Le Goutteux-Tragique de Lucien, et le Pied-Léger qu'on y joint comme contre-partie, peuvent donner une idée de ce que devaient être les farces dramatiques de Rhinton. Nous dirons plus loin quelques mots sur le meilleur de ces deux poèmes.
Enfin voici un grand
poète, un poète essentiellement sicilien, qui ne ressemble à rien de ce qui
l'a précédé, et qui a été original non pas seulement dans un genre, comme
on le dit, mais dans les genres les plus divers ; ce Théocrite dont une seule
idylle, même la moins belle, vaut mieux que tout Callimaque et que tout
Apollonius. Il était de Syracuse ; mais on ne sait ni la date de sa naissance
ni celle de sa mort. Sa vie serait à peu près inconnue, s'il n'en avait
lui-même rappelé les principales circonstances. Dans sa jeunesse, il habita
quelque temps à Cos, et il y reçut les leçons du poète Philétas. Il se
rendit ensuite à Alexandrie, probablement avec son maître, et il y resta
jusqu'en l'an 275, ou environ. Ptolémée Philadelphe, malgré sa générosité
et ses largesses, ne l'y put fixer. Peut-être la jalousie de Callimaque ou de
quelqu'un des autres poètes patentés du Musée lui en rendait-elle le séjour
insupportable. Il revint à Syracuse, et il ne quitta plus guère la Sicile.
C'est là qu'il composa la plupart de ses poésies. Quelques-uns prétendent
qu'il fut négligé d'Hiéron, ce que j'ai peine à croire. Dans la pièce
intitulée les Grâces ou Hiéron, il se plaint en effet que les puissants de la
terre aient peu de souci des Muses ; mais rien ne prouve que ce soient là des
reproches indirects au héros dont il fait ensuite un si magnifique éloge ; et,
à supposer qu'Hiéron jusque-là n'eût point encore songé à lui, il ne
manqua pas sans doute de réparer sa faute, après avoir lu ces aimables et
piquantes remontrances. Il parait que Théocrite mourut à un âge très
avancé, et même qu'il eut le malheur d'assister, dans son extrême vieillesse,
à la prise de Syracuse par les Romains.
Il avait laissé des poésies de plusieurs sortes, élégies, hymnes, ïambes,
dont nous ne possédons rien ; des épigrammes, dont nous avons quelques-unes,
et ces pièces diverses intitulées Idylles, qui nous sont presque tontes
parvenues, et, peu s'en faut, sans altérations ni lacunes.
Idylles de Théocrite.
Le mot idylle, eÞdællion, est le diminutif d'un autre mot, eädow, qui signifie proprement image. L'idylle est donc une image en raccourci, une esquisse, et, par extension, un petit poème d'un genre quelconque. Le titre du recueil des poésies de Théocrite répond à peu près à ce que nous nommons des poésies fugitives. Comme un certain nombre des pièces de ce recueil sont des chants bucoliques, et notamment la première, on comprend que le mot idylle soit considéré par quelques-uns comme la désignation du genre pastoral, et que Théocrite ne soit connu du vulgaire que comme un chantre de bergers. En réalité il y a, dans ses trente idylles, des poèmes de toute nature, et qui n'ont, pour la plupart, rien de commun avec les chevriers ni les pâtres. Il y a des morceaux épiques, il y en a même de lyriques ; telle idylle est un mime, telle autre un épithalame ; telle autre est une épître, comme on disait du temps de Boileau ; telle autre est une simple épigramme ; quelques-unes enfin sont tout simplement des idylles dans le sens propre du terme, et ne sauraient rentrer dans aucune classification connue. Presque tous ces poèmes sont écrits en dialecte dorien ; presque tous sont en vers hexamètres. Toutefois le vingt-cinquième est en dialecte ionien ; le trentième est dans la langue et dans le mètre des chants anacréontiques ; enfin le vingt-huitième et le-vingt-neuvième appartiennent, par la forme du vers et un peu par la couleur de l'idiome, à certaines variétés de la poésie lyrique des Éoliens, celles où dominaient les combinaisons du trochée et de l'ïambe.
Idylles bucoliques.
Il nous importe
assez peu que Théocrite ait été le premier poète bucolique, ou que tels et
tels aient essayé avant lui de faire parler des bergers. C'est à peine si on
sait les noms des prédécesseurs de Théocrite. Il nous suffit que Théocrite
est le poète bucolique par excellence. D'ailleurs, l'idée de faire parler des
bergers n'avait par elle-même rien de bien original, après que tant de poètes
avaient déjà fait dialoguer entre eux des gens de tous états, et après que
Sophron, dans ses mimes, s'était attaché à reproduire les allures, l'esprit,
le langage des classes populaires.
Théocrite est le seul des poètes bucoliques aujourd'hui connus qui ait peint
les bergers d'après nature : je veux dire que Théocrite avait sous les yeux,
dans son pays, des chevriers, des pâtres, des bouviers, musiciens et chanteurs
; que les figures qu'il a tracées avaient leurs types plus ou moins parfaits
dans la réalité même, et qu'il s'est borné à faire sur eux ce que les
poètes dramatiques faisaient pour mettre en scène des fils de famille, des
esclaves fripons, des prostitueurs, des sycophantes ou des soldats. Il à
élevé ses modèles h la dignité de l'art. Tous les autres poètes bucoliques
ont imité ou Théocrite ou les imitateurs de Théocrite ; ou bien encore ils
ont créé un monde pastoral complètement imaginaire. Il n'est donc pas
étonnant que la plupart d'entre eux n’aient guète fait que des oeuvres
factices, sans vie, sans intérêt, et qui ne sont pas plus comparables à
celles du poète syracusain que la nuit ne l'est au jour. Les bergers de
Théocrite n'ont pas plus d'esprit qu'on ne leur en peut supposer, et ils n'ont
que la sorte d'esprit qui se développe spontanément dans la vie la moins
sophistiquée. C'est une finesse naïve et gracieuse, ce n'est jamais du bel
esprit. Ils sont passionnés, violents, outrageux même: Ce sont de vrais
enfants de la solitude, et qui ne se doutent que médiocrement des bienséances
sociales. En un mot, ils sont vivants, on les voit. Ce sont bien des chevriers,
des pâtres, des bouviers : ils ne ressemblent à rien au monde qu'a eux-mêmes.
La langue qu'ils parlent est d'une extrême simplicité, mais énergique comme
leurs passions, mais pleine de chaleur et de force ; et, quoiqu'ils n'aillent
pas chercher bien loin leurs expressions ni leurs images, ils ne cessent pas un
instant d'être dignes de la poésie, même quand ils s'accablent d'injures,
même quand ils disent de ces choses qu'un rustre peut seul proférer sans
rougir. Ils sont poétiquement brutaux, ils ne sont point obscènes : J'aimerais
mieux sans doute que Théocrite eût effacé quelques traits un peu plus que
vifs ; mais je n'ai pas le courage de lui reprocher le tort d'être un peintre
fidèle. Toutefois il est permis de préférer, même à ses plus admirés
tableaux de la vie champêtre, même à ceux où il a exprimé avec le plus de
bonheur les brûlants transports de l'amour, d'autres idylles non moins
charmantes, mais plus chastes et plus pures. C'est dans les idylles non
bucoliques que sont, à mon avis, les plus parfaits chefs-d'oeuvre de
Théocrite.
Les Syracusaines.
Les Syracusaines
sont regardées avec raison tomme un mime ; seulement c'est un mime en vers.
Théocrite y présente, à la manière de Sophron, une suite de scènes
empruntées à la vie commune, mais sans noeud dramatique, et qui ne tiennent de
la comédie que par le ton dit dialogue et les caractères des personnages.
Deux commères de Syracuse, dont les maris habitent Alexandrie, se sont donné
rendez-vous chez l'une d'elles, afin d'aller voir ensemble, au palais de
Ptolémée, la célébration des fêtes d'Adonis. Elles causent de choses et
d'autres, médisent quelque peu de leurs maris, et finissent par se mettre en
route. Ce n'est pas sans peine qu'elles arrivent an palais. La rue est pleine
d'une foule énorme ; elles rencontrent les chevaux de guerre du roi ; il leur
faut fendre, à la porte du palais, la presse des gens que la curiosité amène
comme elles. Elles s'en tirent bravement. Les voilà en face des merveilles de
la fête, et près du lit où repose Adonis. Ce sont des exclamations à n'en
plus finir. Un voisin les veut faire taire, mais il n'a pas de dernier mot avec
elles. Elles se taisent pourtant : c'est quand la prêtresse chante un hymne en
l'honneur d'Adonis. Après le chant, elles voudraient bien rester encore ; mais
l'une des deux se rappelle que son mari est à jeun, et qu'il ne serait pas bon
de le faire trop longtemps attendre.
Si la traduction pouvait donner une idée approchante de l'esprit des deux
commères et de leur malicieuse naïveté, je transcrirais quelque chose de leur
conversation entre elles ou avec des gens de la foule. Mais je ne me hasarderai
pas à gâter leur aimable caquetage, en faisant évaporer cette senteur
dorienne qui lui donne tant de piquant et de grâce.
Idylles mythologiques.
Je ne crois pas exagérer en mettant les Syracusaines au premier rang parmi les oeuvres de Théocrite. A côté d'elles, mais non pas au-dessous, il faut placer la complainte amoureuse de Polyphème adolescent. Car Théocrite a eu le don de rendre la mythologie aussi vivante que l'imitation même des tableaux de la vie réelle ; non pas une fois seulement, mais toutes les fois qu'il a touché à ces sujets antiques. Le récit du premier exploit d'Hercule, par exemple, dans la vingt-quatrième idylle, est égal au morceau analogue qu'on lit chez Pindare. C'est que les thèmes mythologiques sont pour Théocrite autre chose que des matières à versification. Il ne s'est pas borné, comme ses contemporains d'Alexandrie, à ressasser les mythes anciens et à combiner des épithètes : sous les personnages imaginaires qu'il met en scène, il y a des êtres véritables ; dans le cadre fourni par la tradition antique, il y a une pensée, un sentiment, quelque chose qui sort des entrailles mêmes du poète. Ce qu'aperçoit Théocrite, ce qu'il peint des plus vives couleurs, c'est l'amour maternel d'Alcmène, c'est la vaillance des Dioscures, c'est la beauté de l'épouse de Ménélas, c'est un premier amour, respectueux et passionné, c'est l'efficacité de l'étude et de la poésie pour guérir ou du moins pour calmer les souffrances du coeur. Cela signifie simplement que Théocrite est un poète ; car, pour les poètes dignes de ce beau nom, il n'y a pas de sujets usés ni rebattus. Voici la dix-neuvième idylle, la plus courte de tout le recueil, et une idylle mythologique. La poésie anacréontique elle-même n'a rien de plus gracieux ni de plus frais que cette petite allégorie : « Un jour l'Amour voleur pillait les rayons d'une ruche. Une abeille fâchée lui piqua de son aiguillon le bout des doigts. L'Amour est pris d'une vive douleur ; il souffle sur sa main ; il frappe du pied la terre, et s'envole. Il va montrer sa plaie à Vénus, et se plaint qu'un animal aussi petit que l'abeille fasse de si grandes blessures. Et la mère, souriant : « N'es-tu pas semblable aux abeilles ? Tu n'es qu'un petit enfant ; mais quelles blessures tu fais ! »
Épîtres.
Les épîtres de
Théocrite, c'est-à-dire les idylles où le poète s'adresse en son propre nom
à tel ou tel personnage, et où il garde d'un bout à l'autre la parole, ne
sont pas les pièces les moins précieuses de ce petit livre, où tout a son
prix. L'éloge de Ptolémée (idylle XVII) ne sort peut être pas assez des
formes officielles du panégyrique, et montre un peu trop de vertus, de
noblesse, de puissance, de munificence, dans le roi d'Égypte et dans ses
ancêtres. Ces apothéoses et ces éloges par-dessus les nues se sentent du pays
où le poète écrivait alors. L'idylle ne vaut que par quelques détails
heureux, et par ce style qui ne perd jamais rien de son naturel et de sa
vérité, même dans l'expression de sentiments exagérés et de pensées
quelquefois suspectes. Mais l'épître à Hiéron (idylle XVI) ne laisse rien à
désirer au goût le plus difficile. L'éloge du chef des Syracusains est simple
et vrai ; les souhaits de Théocrite pour le bonheur de sa patrie partent du
coeur d'un citoyen dévoué ; et l'apologie de la poésie et des poètes, qui
remplit les deux tiers de l'idylle, a je ne sais quelle teinte de mélancolie
douce et plaintive, qui ajoute son charme à celui des éloquentes invectives de
Théocrite contre l'esprit mercantile des hommes de son temps, plus soucieux
d'augmenter leurs richesses que de s'ennoblir par l'amour des belles choses.
La Quenouille (idylle XXVIII) est aussi une sorte d'épître. Théocrite avait
pour ami intimé un certain Nicias, médecin et poète, qui vivait à Milet en
Ionie. C'est à lui que Théocrite avait déjà dédié et l'idylle du Cyclope
et celle où il raconte la disparition d'Hylas (XIII) . Cette fois, il envoie à
la femme de son ami une quenouille d'ivoire faite à Syracuse ; et c'est à la
quenouille elle-même qu'il adresse ses vers : « O quenouille, amie de la
laine, don de Minerve aux yeux brillants, les bonnes ménagères se plaisent aux
travaux qu'on accomplit avec toi. Suis-moi avec confiance dans la belle ville de
Niléus, près du temple de Cypris, qu'ombragent de flexibles et verdoyants
roseaux. Car c'est là que je demande à Jupiter de pousser mon navire d'un vent
favorable, afin que j'aie le bonheur de voir mon ami Nicias, et d'échanger des
embrassades avec lui, ce nourrisson sacré des Muses à la voix séduisante. Et
toi, formée d'un ivoire artistement travaillé, je t'offrirai en don à
l'épouse de Nicias. Dans ses mains, tu serviras à préparer la matière de
toute sorte de tissus propres à vêtir des hommes, de toutes sortes de
transparentes étoffes telles qu'en portent les femmes. Aussi, puissent, dans
leurs pâturages, les mères des agneaux se dépouiller deux fois l'année de
leur molle toison en faveur de la belle Theugénis ! C'est à ce point qu'elle
est laborieuse ; et elle aime tout ce qui plaît aux femmes d'un noble
caractère. Car je ne voudrais pas te donner à une maison indolente et
paresseuse, toi née dans mon pays, puisque ta patrie c'est là ville que fonda
jadis Archias d'Ephyre, c'est la moelle de l'île aux trois promontoires, la
cité des héros fameux. Tu vas donc être dans la maison d'un homme qui sait
une foule de savants remèdes pour préserver les mortels des funestes maladies
; tu vas habiter l'aimable Milet dans la terre d'Ionie, afin que Theugénis se
distingue entre ses compagnes par la beauté de sa quenouille et que tu
rappelles à son esprit le souvenir du poète son hôte. Oui, l'on se dira en te
voyant : Le présent est petit, mais la gratitude est grande ; tout est
précieux qui vient d'un ami. » La Muse n'a jamais parlé avec plus de
délicatesse et de grâce ; et l'on comprend le mot de Louis XIV, qui ne
connaissait pourtant qu'une traduction de l'idylle : « C'est un modèle en
galanterie. » Ce jugement d'un homme qui s'entendait si bien aux choses de ce
genre me dispense d'insister sur le mérite singulier de cette pièce
délicieuse.
Epigrammes de Théocrite.
Les épigrammes de Théocrite ne sont des épigrammes que dans le sens primitif de ce mot. Ce sont de courtes inscriptions pour des statues, pour des offrandes, pour des tombeaux. Elles ne sont pas toutes en vers élégiaques, ni en dialecte dorien. Elles sont remarquables seulement par la précision du style, et par cette élégante simplicité qui est le caractère commun de tous les écrits du poète. Il y en a une pourtant, le Voeu à Priape ; qui a quelque étendue, et qui mériterait d'être placée parmi les idylles. La fraîche et riante description du site champêtre où s'élève la statue du dieu rappelle sans trop de désavantage les agréables tableaux dont Théocrite a souvent égayé ses poèmes bucoliques.
Jugement sur Théocrite.
« Théocrite est admirable dans son genre : au reste, cette muse rustique redoute non seulement le barreau mais aussi la ville elle-même. » Ces paroles sont de Quintilien. L'éloge est un peu vague ; et le rhéteur latin n'a vu dans le poète de Syracuse que le chantre des Thyrsis et des Damoetas. Oui sans doute, Théocrite est admirable dans le genre pastoral ; mais il est admirable aussi dans bien d'autres genres, et dans ceux-là même qui ressemblent le moins à la poésie des champs. La trompette d'Homère ne sonnait pas faux à sa bouche, et la lyre d'Anacréon rendait sous sa main de mélodieux accords. Ce poète si bien doué n'a laissé que de courts morceaux. C'est là le point par où il est inférieur aux antiques maîtres, à ceux dont les oeuvres se nomment l'Iliade, Agamemnon, Antigone, Iphigénie. Mais il est de leur famille. Il marche l'égal d'Hésiode, de Tyrtée, de Théognis. Pourquoi faut-il que si peu de noms soient venus s'ajouter au sien dans la liste des poètes de génie enfantés par la Grèce ?
Bion et Moschus,
dont on rapproche quelquefois les noms de celui de Théocrite, n'ont pas manqué
de talent, mais ils ont trop souvent manqué de naturel et de simplicité. Leurs
grâces sont souvent affectées ; et l'esprit, chez eux, remplace quelquefois le
sentiment. Mais quelquefois aussi ils ne sont pas indignes du poète qu'ils
avaient pris pour modèle. Théocrite, qui put lire leurs ouvrages, et qui
était leur ami, leur reprocha sans doute les ornements dont ils aimaient à
parer leur style ; il dut regretter que leur muse délaissât trop les champs,
ou qu'elle songeât trop, dans la ville, aux applaudissements des gens
raffinés. J'imagine pourtant qu'il dut trouver beaucoup à louer dans ces vers
si bien faits, et dans cette diction qui rappelle si heureusement la sienne.
Bion et Moschus, malgré leurs défauts, font véritablement honneur à la
poésie dorienne et à la Sicile.
Bion n'était pas Sicilien; mais il avait passé sa vie à Syracuse. C'est par
Moschus que nous savons où il était né, et comment il est mort. Dans sa
lamentation funèbre sur Bion : « Voici pour toi, s'écrie-t-il, ô le plus
harmonieux des fleuves ! une seconde douleur ; voici une nouvelle douleur, ô
Mélès ! Tu perdis autrefois Homère, le doux interprète de Calliope ; et tu
pleuras cet illustre fils par le gémissement de tes flots, et tu remplis la mer
entière de tes plaintes. Maintenant tu verses des larmes sur un autre de tes
fils, et tu te consumes dans un récent chagrin (05).
» Ainsi Bion était de Smyrne, et probablement d'origine ionienne. La contrée
où il vécut, surtout les exemples et les succès de Théocrite, expliquent
suffisamment pourquoi il n'écrivit pas dans la langue de sa ville natale, et
comment Moschus a pu lui donner le surnom d'Orphée dorien. Il est probable que
Bion ne parvint pas à un grand âge, car il périt empoisonné : « Le poison
est venu, ô Dion ! vers ta bouche ; et tu as vu le poison. Comment a-t-il
passé par tes lèvres et ne s'est-il point adouci ? Quel mortel assez féroce
pour t'avoir préparé du poison, pour te l'avoir donné quand tu parlais ? Il a
donc échappé au charme de ton chant (06) ! » Les
amis du poète eurent du moins la satisfaction de voir punir les scélérats qui
lui avaient ôté la vie : « La justice, ajoute Moschus les a tous atteints. »
Moschus énumère quelques-uns des contemporains qui mêlaient leurs regrets aux
siens ; et c'est là que nous voyons que Théocrite, vieux déjà sans doute,
avait survécu à Bion : « Tous ceux à qui les Muses ont donné une bouche
retentissante, tous les poètes bucoliques pleurent ton destin et ta mort. Il
pleure, ce Sicélidas la gloire de Samos ; et, chez les Cydoniens, Lycidas fond
en larmes, lui qu'on voyait auparavant l'oeil souriant, le front joyeux.
Philétas gémit chez les Triopides ses concitoyens, sur les bords du fleuve
Hales, et Théocrite gémit dans Sy-racuse (07). »
Quant à Moschus, tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il était de Syracuse, et
qu'il avait été disciple de Bion. Il dit en propres termes que Bion avait
formé des poètes, et qu'il est lui-même un de ces poètes que Bion avait
formés : « Pour moi, je te chante les accords du gémissement ausonien. Car je
ne suis point étranger au chant bucolique. Je suis un des héritiers de cette
muse dorienne que tu enseignas à tes disciples. Tu nous as fait la plus belle
part de tes biens : d'autres possèdent tes richesses, mais tu m'as légué le
chant (08). »
Ce qui reste des oeuvres de Bion et de Moschus n'a rien de commun, ou presque
rien, avec la poésie bucolique ; et le titre d'Idylles, qu'on lit en tête de
ces compositions, répond encore moins que dans le recueil de Théocrite à la
définition accréditée. Ce sont des lamentations funèbres, des morceaux
épiques, des fragments d'épithalames, etc. Mais il est assez vraisemblable que
les chants bucoliques tenaient une large place dans ce qui a péri; et ce n'est
pas sans raison que Moschus donnait à Bion le titre de berger, et qu'il tenait
sur lui-même le langage qu'on vient d'entendre.
La première idylle de Bion, qui a près de cent vers, et qui passe pour son
chef-d'oeuvre, est une complainte sur la mort du bel Adonis. Ce poème est
gracieux et touchant, plein de sentiments doux et d'attendrissantes images. Il y
a même une scène vraiment pathétique, et qui a fourni au Tasse un de ses
tableaux les plus admirés. Vénus arrive près d'Adonis mourant, comme Herminie
près de Tancrède ; et l'expression de la douleur et du désespoir d'une amante
n'est guère moins poignante et vraie dans les vers du poète grec que dans ceux
du grand poète italien. Cependant il y a plus d'un trait, plus d'un mot,
qu'eût effacés Théocrite, s'il avait écrit l'idylle de Bion. Il y en a
jusque dans le discours que Bion prête à Vénus. Ce n'est pas Théocrite qui
eût fait dire à la déesse : « Ma ceinture a péri avec toi. » L'idée est
juste ; mais Théocrite l'eût présentée autrement, et sous une image moins
recherchée. Aussi, quel que soit le charme de ce poème, je ne puis m'empêcher
de préférer d'autres morceaux où le langage de Bion est plus simple, et où
le goût, même sévère, n'a rien à désavouer. Tel est le fragment de
l'idylle qui était intitulée Épithalame d'Achille et de Déidamie ; telle est
surtout la deuxième idylle, que je vais transcrire en entier : « Un oiseleur
encore tout jeune, qui chassait aux oiseaux dans un bocage épais, aperçut le
volage Amour perché sur la branche d'un buis. Ravi à la vue de cet oiseau, qui
lui apparaissait si grand, il réunit ensemble tous ses gluaux, et il se mit à
guetter l'Amour, qui voltigeait çà et là. Mais bientôt l'enfant se dépite
du peu de succès de ses efforts : il jette ses gluaux, et il s'en va trouver un
vieux laboureur, qui lui avait enseigné l'art de la pipée. Il lui conte son
aventure, il lui montre l'Amour perché sur la branche. Mais le vieillard hoche
la tête, et répond à l'enfant : « Suspends ta chasse, et n'attaque pas cet
oiseau. Fuis loin de a lui, car c'est une bête dangereuse. Tu seras heureux
tant que tu ne l'auras pas pris ; mais, quand tu auras atteint a l'âge d'homme,
cet oiseau, qui maintenant fuit et voltige, il viendra soudain de lui-même se
poser sur ta tête. »
Les vers que j ai cités de la complainte sur la mort de Bion sont les meilleurs
de Moschus. On a pu remarquer, à côté des accents d'une douleur vraie et bien
sentie, une certaine emphase et je ne sais quoi de forcé. D'ailleurs, l'idylle
est bien loin d'être un chef-d'oeuvre. Moschus, pleurant son maître et son
ami, a été moins bien inspiré que Bion pleurant un héros imaginaire. Mais
peut-être le modèle qu'il avait sous les yeux a-t-il nui plutôt qu'aidé à
la perfection de son poème. Bion avait montré toute la nature en deuil à la
port d'Adonis, les Amours se lamentant, puis Vénus, puis les Grâces, puis les
Muses ; mais c'est la douleur des Amours, surtout celle de Vénus, qui remplit
presque toute l'idylle. Moschus nous peint à son tour un deuil universel; mais
ici l'énumération n'en finit pas. Avant d'arriver à ces traits d'éloquence
et de sentiment que j'ai notés, il faut passer à travers les gémissements et
les soupirs, non seulement des Muses siciliennes, non seulement de Phoebus, non
seulement des rossignols et des cygnes, mais des abeilles et des hirondelles,
mais des brebis et des dauphins, mais des arbres et des fleurs, des vallons et
des montagnes, et, comme on l'a vu, des fleuves eux-mêmes.
Il y a, outre la complainte en l'honneur de Bion, trois idylles entières,
l'Amour fugitif, Europe, Mégare femme d'Hercule. La première est un
signalement de l'Amour, fait par Vénus. Il me semble que cette mère connaît
et dépeint beaucoup trop bien les défauts et la malice de son enfant ; et, si
le portrait est vrai, on peut remarquer que ce n'était point à Vénus de le
faire. Je crois aussi que Moschus eût pu se dispenser de faire dire à Vénus
que le flambeau de l'Amour embrase le soleil lui-même. Europe est un morceau
beaucoup plus développé, et écrit non plus en langue dorienne mais en
dialecte épique. C'est le récit de l'enlèvement de la fille d'Agénor. Mais
les préliminaires du récit sont d'une longueur disproportionnée. Le poème
entier n'a que cent soixante et un, ou, selon quelques éditeurs, cent
soixante-deux vers ; et Jupiter n'aperçoit Europe qu'au vers
soixante-quatorzième, et le taureau divin n'arrive qu'au quatre-vingt-neuvième
dans la prairie où la jeune fille joue avec ses compagnes ! La troisième
idylle est une conversation naïve et touchante entre la femme d'Hercule absent
et la mère du héros. Mégare se lamente sur la mort de ses enfants, massacrés
par leur père, et sur le triste abandon où se consume sa vie. Alcmène la
console en gémissant avec elle, en lui témoignant une tendresse de mère, et
en lui racontant un songe qui semble présager de nouveaux malheurs à celui
qu'elles chérissent l'une et l'autre. Cette idylle est, selon moi, le
chef-d'oeuvre de Moschus. C'est du moins la plus simplement écrite. A peine
peut-on reprocher au poète tel mot recherché, telle image trop brillante,
telle comparaison trop complaisamment épuisée. Quant aux fragments d'idylles
qui suivent les pièces entières, ils sont tout à fait insignifiants. Le
recueil se termine par une épigramme qui témoigne avec quelle facilité
Moschus se laissait aller aux idées fausses et au mauvais goût. Voici cette
épigramme, qui est intitulée l'Amour laboureur : « Le redoutable Amour, ayant
déposé son flambeau et son arc, prit un aiguillon à piquer les boeufs, et
suspendit la besace à son épaule. Puis il attela le cou des taureaux sous le
joug pénible, et il ensemença le fertile sillon de Cérès. Puis il leva les
yeux au ciel, et il s'adressa ainsi à Jupiter lui-même : Féconde mes
guérets, si tu ne veux pas que je te fasse traîner ma charrue, toi taureau
d'Europe ! »
Ceux qui pourraient avoir la fantaisie de comparer cet article sur Bion et
Moschus avec ce que j'ai imprimé dans la première édition de mon ouvrage,
m'accuseront sans doute de contradiction, et s'étonneront que je consacre
aujourd'hui plusieurs pages à ces deux poètes, quand je m'étais contenté
autrefois de leur accorder trente-deux lignes. Il est bien vrai qu'autrefois
j'ai insisté presque uniquement sur leurs défauts. Aujourd'hui je leur rends
plus impartiale justice. J'explique ce qu'ils ont d'excellent ; je les juge en
eux-mêmes; je ne leur demande plus si impérieusement de remplir cet idéal que
j'avais conçu en lisant Théocrite. On a vu d'ailleurs que je ne dissimule
aucune de leurs imperfections. Je suis heureux d'avoir obtempéré ainsi aux
aimables remontrances que j'ai trouvées à mon adresse dans la Literatura
griega du savant don Braulio Fos, et de m'être mis d'accord avec lui sur le
seul point peut-être où ses opinions et les miennes paraissaient
essentiellement différer, et dans le fond et surtout dans les termes.
AUTRES ÉCRIVAINS DU TROISIÈME SIÈCLE AV. J. C.
Rhianus.- Aratus. - Euphorion de Chalcis. - Hermésianax, etc.
Rhianus.
Tandis que la
poésie et la science brillaient d'un si vif éclat dans la patrie de Théocrite
et d'Archimède, et que l'érudition alexandrine contrefaisait le talent et le
génie, c'est à peine s'il restait çà et là, disséminés dans diverses
contrées, quelques hommes dignes du nom de poètes ou de prosateurs.
Un certain Rhianus, Crétois, avait écrit plusieurs poèmes héroïques : une
Héracléide, des Thessaliques, des Messéniaques, etc. C'est à l'aide surtout
des Messéniaques de Rhianus que Pausanias a écrit ses intéressants sinon
authentiques récits des guerres de Messénie. Il est probable que les
Thessaliques n'étaient, comme les Messéniaques, qu'une sorte d'histoire en
vers. L'Héracléide devait ressembler à tous les poèmes du même nom, et
appartenir à cette espèce d'épopée dont la vie entière d'un héros était
le sujet, et qui péchait, comme le remarquent les ancien, par un vice
fondamental, le défaut d'unité. Au reste, les vers qu'on cite de Rhianus ne
sont pas de nature à nous faire bien vivement regretter la perte de ses
ouvrages. Il n'y en a guère qui s'élèvent au-dessus du médiocre. Le fragment
de vingt et un vers sur l'action de la Justice, ou plutôt sur les vengeances
d'Até, serait une chose remarquable, si Rhianus avait véritablement tiré de
sa Minerve ces pensées, ces images, ces vives expressions. Mais il n'a guère
fait que fouiller dans sa mémoire. C'est Homère, c'est Hésiode, c'est
Eschyle, qu'il faut saluer ail passage, en lisant ces vers. Rhianus n'y est que
pour l'arrangement, et pour quelques ornements de mauvais goût.
Aratus.
Le poème d'Aratus, intitulé Phénomènes et Pronostics, a eu l'honneur d'être imité en vers latins, d'abord par Cicéron, puis par Germanicus. L'homme qui a écrit ce poème était un savant universel, médecin, mathématicien, critique, etc. On s'en aperçoit en le lisant. Il a très exactement résumé ce qu'on savait alors et sur l'apparition et la disparition des astres, et sur les signes naturels qui permettent de pronostiquer le beau ou le mauvais temps ; il a même écrit en bon style, et ses vers sont généralement bien tournés et suffisamment simples. Mais il a oublié un peu trop que ce n'est pas là toute la poésie, je dis toute la poésie didactique ; et il est réglé sec et ennuyeux, en dépit de ses mérites, et malgré certains passages qui ne sont pas sans éclat. Comment en effet un poète, même mieux doué qu'Aratus, eût-il pu, captiver le lecteur en s'interdisant tout mouvement, toute variété; en s'abstenant de peindre l'homme, de le faire parler, ou d'exprimer tout au moins des sentiments qui répondissent, dans notre coeur, à ces fibres par quoi nous-mêmes nous nous sentons hommes ? Aratus n'a donc fait, peu s'en faut, qu'un manuel scientifique versifié, et non pas proprement une épopée didactique, un poème qui rappelle les Oeuvres et Jours. Il parait que les Phénomènes étaient le plus estimé dé tous les ouvrages composés par Aratus, soit en prose, soit en vers. Aratus était né dans les premières années du troisième siècle, à Soles en Cilicie ; et il passa de longues années , à la cour d'Antigonus Gonatas, roi de Macédoine.
Euphorion de Chalcis.
Euphorion de Chalcis, qui fut bibliothécaire d'Antiochus le Grand, était un érudit et un poète : Quintilien se contente, à son sujet, de remarquer que Virgile faisait cas de ses ouvrages, puisqu'il parle, dans les Bucoliques, de chants que lui-même composait à la manière du poète de Chalcis. Mais le rhéteur latin s'est privé de lire les vers d'Euphorion. Cette lecture n'était pas chose très facile. Le poète, qui était compatriote de Lycophron, semblait avoir ambitionné, comme Lycophron, le surnom de ténébreux. L'espèce d'épopée où Euphorion avait raconté les traditions de l'Attique ancienne partageait, avec l'Alexandra, l'honneur d'être impénétrable au vulgaire, et obscure même pour de consommés mythologues. Il est probable que ce n'est point là ce qui valait à Euphorion l'estime de Virgile, et qu'il y avait, parmi ses poèmes de diverses sortes, des productions un peu moins savantes et un peu plus humaines ; mais il est douteux qu'un poète épique aussi détestable que l'auteur des Mélanges (c'était le titre de l'épopée d'Euphorion) ait été autre chose, dans aucun genre, qu'un modèle assez peu digne d'être imité.
Hermésianax, etc.
Il reste
d'Hermésianax de Colophon un fragment d'élégie amoureuse qui n'est pas sans
quelque valeur poétique. C'est «une revue spirituelle et piquante de tous les
poètes et de tous les sages fameux, depuis Homère jusqu'à Philétas, qui
s'étaient laissé subjuger par l'amour. »
Tels sont, avec le Chaldéen Bérose, qui avait écrit en grec une histoire de
son pays d'après les monuments authentiques, les seuls noms un peu connus que
fournisse le catalogue littéraire de ce siècle, en dehors de ceux qui
appartiennent à l'Attique, à l'Égypte et à la Sicile. J'en ai passé sous
silence un grand nombre ; mais je ne crois pas qu'on me sache mauvais gré de
n'avoir rien dit, par exemple, de prétendus poètes qui avaient imaginé des
acrostiches plus ou moins extraordinaires, ou qui arrangeaient la longueur
respective des vers d'un poème de telle façon que l'ensemble présentât la
forme de quelque objet, d'un oeuf, d'une hache, d'un autel, d'une paire d'ailes,
d'une flûte de Pan, etc. Ces sottises métriques n'ont rien de commun avec la
poésie.
ECRIVAINS DES DEUX DERNIERS SIÈCLES AV. J. C.
Stérilité littéraire de cette période. - Nicandre. - Méléagre. - Panétius et Posidonius. - Polybe.
Stérilité littéraire de cette période.
Nous allons rapidement parcourir la longue période qui s'étend depuis la première apparition des Romains dans la Grèce jusqu'au règne de l'empereur Auguste. C'est une sorte de Sahara littéraire, où nous ne rencontrerons pas beaucoup d'oasis. On dirait que les Grecs, durant ces soixante et dix années, n'aient eu d'autre affaire que de se façonner au joug de leurs maîtres, ou de travailler, comme dit Horace, à conquérir un farouche vainqueur et à porter dans le Latium les arts de la civilisation. Pendant qu'ils servaient aux R-mains de pédagogues et d'initiateurs, ils perdaient eux-mêmes cette activité féconde qui naguère encore produisait des merveilles. Deux poètes du troisième ou du quatrième ordre, deux philosophes moralistes, un historien philosophe, voilà toute la littérature grecque de ces temps misérables. Non pas qu'il ne nous reste d'autres écrits que les vers de Nicandre et de Méléagre, que la prose de Polybe ou le souvenir de celle de Panétius et de Posidonius ; mais que nous importent ici les travaux de quelques savants, les commentaires de quelques grammairiens, ou même des compilations de récits mythologiques, comme le livre d'Apollodore ?
Nicandre.
Quintilien nous apprend que Nicandre avait eu chez les Latins deux imitateurs, Macer et Virgile. Il paraît en effet que Nicandre était l'auteur d'un poème didactique sur l'agriculture, dont Virgile tira quelque parti pour ses Géorgiques. Mais les deux poèmes de Nicandre que nous possédons ne donnent pas une haute idée de ce que devaient être ceux que nous n'avons plus. Nicandre, qui florissait vers le milieu du deuxième siècle avant J. C., était prêtre d'Apollon à Claros en Ionie, et passait pour un habile médecin en même temps que pour un bon poète. Ses deux poèmes, intitulés l'un Thériaques, l'autre Alexipharmaques, sont de la médecine versifiée et non point de la poésie. Il énumère, dans le premier, les animaux venimeux, dans le second les divers poisons qui peuvent s'ingérer avec les aliments, et les contre-poisons par lesquels on peut combattre leurs ravages. Une série de sèches descriptions, c'est à peu près tout ce qu'on trouve chez Nicandre. Aratus s'est donné quelquefois carrière, et a oublié l'astronomie pour la poésie ; mais Nicandre n'oublie pas un instant qu'il est médecin, et il fait oeuvre, sauf le mètre, la langue poétique et les épithètes, de disciple d'Hippocrate et non de disciple d'Homère.
Méléagre.
Méléagre du moins est un poète. Il vivait quelque temps après Nicandre, et il était né à Gadares dans la Syrie. On croit que ce poète ne fait qu'un avec le philosophe cynique du même nom, qui avait composé des satires en prose. La nature de quelques-unes de ses épigrammes ne dément pas l'opinion qui le range parmi les hommes de l'école de Diogène. Il avait les passions vives, mais autre chose que de la délicatesse dans les goûts. Les petites pièces qu'on a de lui ne sont pas sans mérite, surtout par rapport au temps où il a vécu. A part un certain luxe de synonymes et d'épithètes, on ne peut pas lui reprocher de bien graves défauts ; j'entends au point de vue de la poésie, non à celui de la morale. Il a du mouvement, de la grâce, et il ne manque pas trop de naturel. Sa description du printemps serait une charmante idylle, si l'on en pouvait retrancher quelques mots surabondants, quelques images hasardées. Méléagre mérite une place à côté de Bion et de Moschus, ou, si l'on veut, à peu de distance au-dessous d'eux. Ce poète, dont les vers sont un des ornements de l'Anthologie, est le premier Grec qui ait eu l'idée de former un recueil de morceaux choisis. La Couronne d'Épigrammes, comme il avait intitulé son anthologie, était formée de fleurs empruntées à quarante-six poètes plus ou moins fameux. Mais ce recueil n'existe plus.
Panétius et Posidonius.
Panétius, né à Rhodes vers l'an 190, était un philosophe stoïcien. Il tint quelque temps à Rome une école que fréquentèrent les hommes les plus illustres, entre autres Scipion Emilien. Cicéron nous apprend lui-même que le traité des Devoirs n'est qu'une traduction un peu arrangée, une imitation libre, de l'ouvrage que Panétius avait empesé sur le même sujet. Posidonius, disciple de Panétius et un des maîtres de Cicéron, avait fourni de même, au grand philosophe romain, la matière des beaux traités de la Divination, du Destin et de la Nature des Dieux. C'est dire assez que les écrits des deux stoïciens étaient des œuvres du plus haut mérite, puisqu'il a suffi de les transcrire et de les remanier pour en faire des chefs-d'œuvre. Cicéron en a embelli la forme; mais qui peut douter que les originaux n'aient été remarquables par la gravité du style, par la précision, par la vigueur, par cette mâle éloquence qui naît toujours d'une conviction profonde et d'un véritable amour de la vertu ? Nous savons que Panétius et Posidonius étaient éloquents lorsqu'ils parlaient ; leur enthousiasme pour Platon prouve que le beau ne leur était pas plus indifférent que le bien ; ils avaient, dans le stoïcisme même, de bons modèles littéraires ; et sans doute ils durent être plus jaloux de rivaliser de perfection avec Cléanthe que d'imperfection avec Chrysippe.
Polybe naquit en 200
ou 204, à Mégalopolis en Arcadie. Lycortas son père était un des chefs de la
Ligue achéenne. Lui-même il joua un rôle considérable dans les événements
qui décidèrent sans retour du sort de la Grèce. Il ne tint pas à lui que sa
patrie ne conservât son indépendance Mais les Romains l'emportèrent, et
Polybe fut un des otages qu'ils emmenèrent avec eux pour s'assurer de la
fidélité de leurs sujets. C'est en 166 qu'il vint à Rome; et son exil dura de
longues années. Scipion Émilien sut apprécier dignement le mérite de Polybe.
Il le traita comme un ami ; il en fit son conseiller, son compagnon
inséparable. Polybe était à ses côtés lorsqu'il entra dans Carthage
vaincue. Cette illustre amitié servit à son tour le héros achéen dans
l'exécution du grand dessein qu'il avait conçu dès les premiers temps de son
séjour en Italie. Il se proposait d'écrire l'histoire des conquêtes de Rome,
et de faire comprendre à ses concitoyens pourquoi un petit peuple du Latium, si
longtemps inconnu des Grecs, avait dû finir par commander au monde. On lui
permit de consulter les archives de l'État, et d'y puiser tous les
renseignements dont il avait besoin. On s'empressa à l'envi de lui fournir des
matériaux. On le laissa voyager en Égypte, en Gaule, en Espagne et dans
d'antres contrées, pour compléter ses recherches.
Au bout de plusieurs années, Polybe mit la dernière main à son ouvrage, et le
publia sous le titre d'Histoire générale. C'était en effet l'histoire
générale du monde, durant la période qui avait suffi à Rome pour en faire la
conquête, ou du moins pour abattre tous les ennemis papables de lui disputer
l'empire : «Y a-t-il un homme, dit Polybe dans son préambule, assez frivole eu
indolent pour ne pas se soucier de reconnaître comment, et par quelle sorte dg
politique, presque tous les pays de la terre habitée furent soumis en moins de
cinquante-trois ans, et n'eurent plus que les Romains pour maîtres (09)
? Le demi-siècle dont parle Polybe est le temps qui s'écoula depuis le
commencement de la deuxième guerre Punique jusqu'à la défaite du roi Persée
: « Avant cette époque, dit encore Polybe (10),
les événements du monde étaient comme disséminés.... Mais, à partir de
là, l'histoire commence à former comme un corps : les événements de l'Italie
et de l'Afrique s'enlacent avec ceux qui se passent en Asie et en Grèce, et
tout aboutit à une fin unique. » Toutefois, avant d'entrer au coeur de son
sujet, l'historien consacre deux livres entiers à en exposer les
préliminaires. Il raconte même avec quelque détail la première guerre
Punique, et tous les faits importants qui s'étaient accomplis en Sicile, en
Afrique, en Illyrie, en Gaule, en Espagne et en Grèce avant l'invasion de
l'Italie par Annibal. L'ouvrage n'avait pas moins de quarante livres,
c'est-à-dire cinq fois environ l'étendue de celui de Thucydide. Nous ne
possédons en entier que les cinq premiers livres ; mais on a d'assez
considérables fragments de la plupart des autres, surtout depuis les
découvertes de l'illustre Angelo Mai.
L'histoire, telle que l'a conçue Polybe, ne se borne point à raconter ni à
peindre, ni même à suggérer des réflexions utiles. La recherche approfondie
des causes qui ont engendré les événements, la mise en lumière des occasions
qui les ont déterminés, des circonstances où ils se sont produits, des effets
qui en ont été les conséquences, voilà ce que se propose essentiellement
cette histoire, que Polybe appelle histoire pragmatique, d'un terme emprunté à
l'école péripatéticienne, et qui servait à désigner les sciences
d'application pratique et particulièrement les sciences morales. L'historien
contemple les faits historiques, il les explique, il les juge ; c'est
directement et en son nom qu'il donne ses explications, qu'il exprime ses
jugements; il disserte, il enseigne, en même temps qu'il peint ou raconte: il
fait une pragmatie, comme Polybe nomme maintes fois son oeuvre, c'est-à-dire un
traité de politique et de morale à propos du spectacle des choses humaines. II
travaille à former l'expérience du lecteur, à l'initier au maniement des
affaires, à élever sa pensée, à développer en lui les germes de l'homme
d'État. Polybe est resté jusqu'à ce jour le type le plus accompli de ce genre
d'histoire, dont il fut le premier modèle. Nul historien n'a jamais été ni
plus passionné pour la vérité, ni plus exact dans le récit des faits, ni
plus judicieux dans leur appréciation. Il a la conscience, le savoir, le coup
d'oeil ; il ne déclame jamais ; il est du petit nombre des hommes dont la
bouche n'a jamais servi d'interprète qu'à la raison. Sans lui nous ne
connaîtrions que fort imparfaitement les Romains, en dépit même de Tite Live,
de Salluste et de tant d'autres. C'est lui qui nous a livré les secrets de leur
politique ; c'est chez lui qu'on saisit l'esprit de leurs institutions; et,
n'eût-il fait que nous apprendre ce qu'était leur organisation militaire, il
nous aurait mieux dit pourquoi ils furent les héritiers de l'empire
d'Alexandre, que ne le disent les belles phrases sur la Fortune qui domine en
toutes choses, et sur la vertu des vieux temps, et sur les consuls pris à la
charrue. Bossuet et Montesquieu se bornent bien souvent à traduire Polybe. Les
idées les plus fécondes et les plus vraies qu'on admire dans le Discours sur
l'Histoire universelle, et dans la Grandeur des Romains, ne sont autre chose que
des emprunts faits à l'Histoire générale. Et ni Montesquieu ni Bossuet n'y
ont pris, tant s'en faut, tout ce qu'ils y eussent pu recueillir, je dis plus,
tout ce qu'ils y auraient dû prendre.
Cet ouvrage a ses défauts. Le récit est un peu froid, et les grandes figures
n'ont point, dans les tableaux de l'historien, cette vivacité et cet éclat qui
attirent et charment les regards. L'esprit est toujours satisfait avec Polybe ;
l'imagination a toujours à désirer. Elle voudrait, dans le style, plus de
lumière et de mouvement ; elle voudrait quelque chose de la grâce d'Hérodote
ou de l'énergie pittoresque de Thucydide. Les passages de Polybe que j'ai
cités à propos de Timée montrent pourtant que l'historien trouvait
quelquefois, pour exprimer sa pensée, des formes agréables et piquantes. Les
Grecs reprochaient aussi à Polybe de n'avoir pas écrit dans la langue
classique. Ils remarquaient dans sa prose des termes et des tournures insolites,
et un certain abus des expressions techniques empruntées au vocabulaire
péripatéticien. L'Histoire générale n'en est pas moins un des plus beaux
monuments du. génie antique, et un de ceux qui font le plus d'honneur à
l'humanité.
Denys d'Halicarnasse reproche durement à Polybe son manque d'art dans ce que
les rhéteurs nommaient l'arrangement des mots. Il va jusqu'à dire que la
lecture de Polybe est assommante Le bon Rollin lui-même s'est senti indigné de
cette condamnation. Il montre que la prétendue qualité prônée par Denys, le
ton oratoire et les périodes cadencées, est un vrai défaut, et que Polybe a
bien fait de n'y point tomber. Puis il ajoute : « Un style militaire, simple,
négligé, se pardonne à un écrivain tel que le nôtre, plus attentif aux
choses mêmes qu'aux tours et à la diction. Je n'hésite donc point à
préférer au jugement de ce rhéteur celui de Brutus, qui, loin de trouver la
lecture de Polybe ennuyeuse, s'en occupait continuellement et en faisait des
extraits dans ses heures de loisir. On le trouva appliqué à cette lecture la
veille du jour où se donna la fameuse bataille de Pharsale. Polybe n'a jamais
beaucoup souffert des sottises débitées à son intention par un homme que
personne, chez les anciens, ne prenait pour un oracle ; mais je sais un gré
infini à Rollin de sa protestation. »
Polybe, durant son long exil, avait toujours présente cette patrie achéenne
pour laquelle il avait tant travaillé et tant souffert. Plutarque nous le peint
défendant la mémoire de Philopoemen contre les accusations d'un Romain qui
voulait faire détruire les monuments élevés à la gloire du vainqueur de
Machanidas. La cause se plaidait en justice, et l'éloquence de Polybe sauva les
statues du héros. Ceci se passait vers le temps de la ruine de Corinthe,
trente-sept ans après la mort de Philopoemen. Polybe demanda et obtint, dans sa
vieillesse, de revoir son pays. Il y revint en 128 ; et il mourut, cinq ou six
ans après, dans cette Achaïe où il s'était signalé jadis par sa bravoure,
ses talents politiques et ses vertus.
ECRIVAINS GRECS CONTEMPORAINS D'AUGUSTE ET DES PREMIERS EMPEREURS.
Imitateurs de Polybe. - Juba. - Denys d'Halicarnasse. - Diodore de Sicile. - Strabon. - Apion. - Josèphe. - Sophistes nouveaux. - Dion Chrysostome. - Histoire Eubéenne. - Philon.
Imitateurs de Polybe.
Polybe n'eut point d'héritiers vraiment dignes de lui. Toutefois il eut de nombreux imitateurs, et quelques-uns d'entre eux furent des écrivains utiles et estimables, sinon des penseurs bien profonds et des historiens bien parfaits. Il est à croire pourtant que la continuation de l'Histoire générale, dont Posidonius était l'auteur, se recommandait par des qualités analogues à celles que nous prisons dans l'ouvrage du héros de Mégalopolis. Mais il ne reste rien de ce travail, non plus que des compositions historiques de Castor, de Théophane, de Juba.
Juba.
Ce dernier est cité fréquemment par Plutarque et avec de grands éloges. La perte de son Histoire romaine est fort regrettable. il avait fait des recherches très consciencieuses, et il avait visé surtout à l'exactitude et à la clarté. Il était fils de ce roi Juba qui fut vaincu par César. Il fut amené enfant à Rome, et suivit le char triomphateur. César le fit élever avec soin, et Auguste le dédommagea plus tard des biens qu'il avait perdus : « La captivité, dit Plutarque dans la Vie de César, fut pour lui le plus heureux des accidents. Né barbare et Numide, il lui dut d'être compté parmi les plus savants des historiens grecs. »
Denys d'Halicarnasse.
Nous possédons, du
moins en partie, l'Histoire ancienne de Rome par Denys d'Halicarnasse. Cet
ouvrage embrassait toute la période qui s'étend depuis la fondation de Rome
jusqu'à la première guerre Punique, et finissait par conséquent au point
même où commence celui de Polybe. Denys était venu se fixer à Rome après la
bataille d'Actium, pour étudier la langue latine, et pour préparer les
matériaux nécessaires à l'exécution de son dessein. Il y fit un long séjour
; et c'est là qu'il écrivit et publia son Histoire, fruit de vingt-deux ans de
recherches. Des vingt livres qu'avait cet ouvrage nous possédons les onze
premiers, ainsi qu'un certain nombre de fragments des neuf autres, retrouvés
pour la plupart dans ces derniers temps par Angelo Mai.
Denys d'Halicarnasse présente les Romains comme un peuple d'origine grecque ;
et c'est la Grèce qui leur a fourni, à l'entendre, leurs moeurs, leur culte,
leurs institutions. Il conclut sans cesse de l'analogie plus ou moins réelle à
l'imitation directe ; souvent même il lui arrive de voir des concordances là
où il n'y a que des contrastes. On conçoit qu'une pareille préoccupation ne
pouvait manquer de le jeter dans de graves erreurs. Ce n'est donc pas un guide
auquel on se puisse fier, surtout dans les questions d'origines. Il a d'ailleurs
altéré à plaisir la vérité de ses récits en prêtant à ses personnages,
même aux êtres quasi fabuleux des temps héroïques, des discours d'une
prolixité révoltante, et qui n'ont guère d'autre but que de faire admirer aux
amateurs son habileté à manier la langue oratoire. Cependant il y a quelques
parties traitées avec simplicité, des morceaux intéressants et où le goût
n'a pas trop à reprendre ; et le style, assez recherché en général, se
détend quelquefois et ne sent pas toujours le rhéteur.
Rollin, qui fait un grand éloge de Denys, est bien forcé d'avouer que son
mérite principal est d'être un utile magasin de documents. Il critique même
assez vivement l'opinion d'un traducteur de l'Histoire ancienne de Rome, qui
mettait sans façon Denys sur la même ligne que Tite Live. Il montre, dans ce
qui est commun aux deux historiens, le plus frappant contraste : chez le Romain,
partout des qualités de premier ordre ; chez le Grec, presque toujours
faiblesse, prolixité, langueur même. Il compare le récit du combat des
Horaces et des Curiaces, tel que Tite Live l'a donné, avec les pages
correspondantes de l'Histoire ancienne de Rome ; et le pauvre talent de Denys ne
se trouve pas très bien de cette confrontation. Soyez sûr que ce n'est point
Denys qui a fourni à Corneille la dramatique et saisissante matière des vers
que vous savez par coeur.
Il faut bien le dire, Denys d'Halicarnasse était au-dessous de sa tâche
d'historien. Ses livres de critique sont très inférieurs pourtant à son
Histoire. Ce qui est au moins bizarre, c'est que ce compilateur des annales du
peuple roi n'a pas l'air de se douter que Rome ait une littérature. Il ne dit
pas un mot de l'éloquence latine. Il ne prononce pas même le nom de Cicéron.
Au reste, ses jugements sur les orateurs prouvent qu'il ne savait pas ce que
c'est que l'éloquence, et qu'il la mettait tout entière dans les artifices de
la diction. Ses jugements sur les historiens sont presque ridicules. Il reproche
par exemple à Thucydide d'avoir mal choisi son sujet, et d'avoir retracé à
ses concitoyens de tristes et humiliants souvenirs. Il voudrait que l'historien
eût réservé sa belle oraison funèbre pour une meilleure occasion, parce que
les premières escarmouches de la guerre n'en valaient pas la peine : comme si
Thucydide n'avait songé qu'à faire un discours dont la place était
indifférente, et non pas à reproduire à sa manière ce qui s'était
réellement passé aux funérailles des premières victimes. Denys
d'Halicarnasse ne voit partout que des mots et des phrases. Aussi ne faut-il pas
s'étonner de l'entendre s'extasier sur la renaissance de l'éloquence dans le
siècle où il écrit lui-même. L'homme qui regardait le Phèdre de Platon
comme une oeuvre sans valeur était de force à prendre pour des orateurs tous
les rhéteurs du temps, et à se croire lui-même un phénix entre tous les
écrivains anciens et modernes.
Diodore, né à Argyrium en Sicile, a compilé, sous le titre de Bibliothèque historique, une histoire universelle en quarante livres. Il avait voyagé dans une grande partie de l'Europe et de l'Asie, il avait visité l'Égypte, et il n'avait rien négligé pour ramasser partout des matériaux utiles. Mais il n'a pas su coordonner ces matériaux et en former un tout harmonieux. Sa préface, où il exposé en fort bons termes les devoirs de l'historien, n'est, comme on l'a remarqué, que la brillante façade d'un médiocre édifice. Diodore est ordinairement ennuyeux. Il écrit simplement, mais sans chaleur, sans intérêt. Pourtant Diodore a eu des fanatiques. Henri Estienne, le premier éditeur de la Bibliothèque historique, va jusqu'à dire que Diodore brille parmi tous les historiens anciens que nous connaissons, comme le soleil parmi les astres. En revanche, la plupart des critiques parlent de Diodore avec un souverain mépris. L'abbé Terrasson, qui l'a traduit en français, le traitait d'inepte et de pis encore. Il disait à ses amis : « Je traduis Diodore dans toute sa turpitude. » Diodore n'est pas un grand écrivain ; ce n'est pas non plus un penseur profond ; ce n'est même pas toujours une autorité à laquelle on puisse se fier sans réserve. On a constaté, dans la Bibliothèque historique, d'assez nombreuses erreurs de faits et de dates. Diodore est inférieur non seulement à Hérodote et à Thucydide, mais à Denys même. Ce n'est pas dire qu'il soit sans mérite. Il a pour nous un mérite tout particulier, c'est d'avoir été un compilateur consciencieux . Si l'on considère son ouvrage non point proprement comme une histoire, mais seulement comme une collection de documents historiques, c'est des plus précieux monuments de l'antiquité ; car ce qu'on retrouve, sous Diodore, ce sont des textes empruntés à une foule d'historiens, dont les écrits n'existent plus, tels que Hécatée, Ctésias, Philistus et bien d'autres. C'est donc une véritable bibliothèque historique ; et l'ouvrage, sous ce rapport, n'est pas trop indigne de son titre. Nous possédons les cinq premiers livres, qui traitent de l'Égypte, de l'Assyrie et des premiers temps de la Grèce, et dix autres, qui vont jusqu'à la bataille d'Ipsus. Les fragments des vingt-cinq livres perdus ne sont pas très considérables ; et c'est encore à M. Mai qu'on en doit le plus grand nombre. Diodore avait poussé le récit des événements jusqu'aux campagnes de César dans les Gaules. Diodore était contemporain de Denys d'Halicarnasse, et il passa de longues années à Rome, sous César et Auguste.
Strabon
Strabon le géographe, né vers l'an 50 avant notre ère à Amasée en Cappadoce, vivait par conséquent vers le même temps que Denys et Diodore. Comme eux il habita longtemps à Rome. Il avait d'ailleurs fait de lointains voyages, et visité la plupart des contrées qu'il décrit. Sa Géographie en dix-sept livres, que nous possédons peu s'en faut tout entière, est une véritable encyclopédie, pleine de détails intéressants et d'aperçus lumineux sur l'histoire, la religion, les moeurs, les institutions politiques des anciens peuples. On y trouve même des discussions de critique littéraire assez importantes. Strabon a fort bien vu tout le parti qu'on peut tirer des fables antiques, comme témoignage naïf et spontané des idées et de la sagesse des temps primitifs. Esprit judicieux, érudit consommé, écrivain clair et correct, son ouvrage n'est pas seulement une mine inépuisable pour les historiens, les littérateurs et les philologues ; c'est une agréable lecture, et surtout une des plus utiles qu'on puisse faire.
Un certain Apion,
grammairien, que les habitants d'Alexandrie avaient député à Caligula pour se
plaindre des Juifs, avait composé divers ouvrages historiques ou politiques. Il
était Égyptien, et son ouvrage le plus considérable était une Histoire
d'Égypte. Cette histoire a péri, ainsi que tous les autres écrits d'Apion. On
connaît pourtant assez bien son traité contre les sectateurs de la religion de
Moïse, parce qu'Apion a eu un contradicteur, et que la réponse en faveur des
Juifs nous est parvenue.
Le contradicteur d'Apion n'était autre que le célèbre historien Josèphe.
Josèphe, ou plutôt Iosèpe, était Juif. Il était né à Jérusalem en l'an
37 de notre ère, et il appartenait à la race sacerdotale. Il combattit contre
Vespasien, puis s'attacha à sa fortune, prit le prénom de Flavius, et fut en
grande faveur auprès de lui et auprès de Titus son fils. Il accompagna Titus
à ce siège de Jérusalem dont lui-même a retracé les terribles et
saisissants épisodes. L'Histoire de la guerre de Judée par Josèphe est un
récit dramatique, où l'intérêt croit de scène en scène jusqu'au
dénouement, jusqu'à cette catastrophe qui n'a peut-être pas d'égale dans les
annales de l'univers, et dont les conséquences, après dix-huit siècles, se
font sentir encore. L'ouvrage a sept livres. Écrit d'abord en syriaque,
l'auteur lui-même le traduisit en grec hellénistique, comme on appelait le
grec courant d'alors, par opposition à la langue classique, que les atticistes
essayaient de conserver pure de tout mélange. L'Histoire ancienne des Juifs,
par le même écrivain, est précieuse surtout parce qu'elle remplit la lacune
de plusieurs siècles qui se trouve entre les livres de l'Ancien Testament et
ceux du Nouveau. Mais Josèphe a beaucoup sacrifié au goût de ses lecteurs
grecs et romains. Il altère souvent les antiques traditions de la Bible ; il
efface l'originalité de la physionomie du plus extraordinaire de tous les
peuples ; il hellénise et romanise une histoire qui ne ressemble à rien au
monde sinon à elle-même.
Sophistes nouveaux.
Le nom de sophiste, décrédité jadis par Socrate et Platon, reprit, sous les empereurs romains, une signification honorable ; ou plutôt on se borna à rendre leur véritable nom à ceux que les Romains appelaient rhéteurs, et que les Grecs avaient trop longtemps appelés des orateurs. Les sophistes étaient proprement des professeurs de belles-lettres. Ils enseignaient l'art d'improviser et d'écrire des discours, et ils étaient eux-mêmes écrivains et improvisateurs. Ils traitaient toute sorte de sujets. Ils faisaient des harangues politiques du genre de celles dont parle Juvénal : ils donnaient à Sylla le conseil d'abdiquer la dictature, ou ils exhortaient les Athéniens, comme fait Lesbonax, sophiste contemporain de Tibère, à s'armer de courage contre les ennemis dans la guerre du Péloponnèse. Ils dissertaient sur des questions morales ou même scientifiques, mais en s'attachant presque uniquement au bien dire, et avec peu de souci de la vérité pure et même du bon goût. En un mol, c'était Gorgias, c'était Protagoras; c'étaient même quelquefois des triomphes oratoires comparables à ceux qui avait jadis allumé la sainte indignation de Socrate. II va sans dire que la plupart de ces orateurs qui faisaient tant de bruit ne méritaient nullement leur réputation. Il faut pourtant faire exception pour quelques-uns ; et, sans parler de Plutarque et de Lucien, qui furent des hommes de génie, plusieurs de ces sophistes étaient mieux que de vides déclamateurs, et méritent une place clans l'histoire de la littérature.
Dion Chrysostome.
Le plus célèbre
des sophistes du siècle dont nous énumérons les écrivains est Dion, qui fut
nommé Chrysostome, c'est-à-dire bouche d'or, à cause de son éloquence. Il
était né à Pruse en Bithynie, et il florissait à Rome dès le temps de
Néron. Lorsque Vespasien parvint à l'empire, Dion lui conseilla de rétablir
la république. Impliqué plus tard dans une conspiration contre Domitien, il
s'enfuit loin de l'Italie. Il était sur les bords du Danube quand on y reçut
la nouvelle de la mort de l'empereur et de l'élection de Nerva. L'armée
campée dans ces parages allait se révolter : Dion, qui était dans le camp,
mais déguisé en mendiant, se fait connaître, harangue les soldats, les
ramène à l'obéissance; et Nerva est proclamé d'une voix unanime. Dion jouit
d'une grande faveur sous Nerva et sous Trajan, et mourut dans un grand âge,
avec le renom du premier des orateurs et des écrivain du temps.
C'était un homme, en effet, d'un talent très distingué, sinon un homme de
génie. Parmi les quatre-vingts discours ou dissertations qui nous restent de
lui, il y en a qui sont des morceaux remarquables : ainsi le Discours olympique,
où Dion fait paraître Phidias expliquant devant les Grecs assemblés !à
composition de son Jupiter Olympien ; ainsi le discours intitulé Diogène, où
il s'agit du gouvernement des États, et plusieurs autres encore. On reconnaît
dans ces ouvrages un esprit formé par la lecture et la méditation des antiques
modèles. La chaleur du style, un peu factice quelquefois, n'est pas toujours le
produit du choc des mots. Dion avait des entrailles, comme il avait de la
science et du courage ; et ses phrases, trop bien tournées peut-être, sont
pleines souvent d'une vraie émotion. Si Dion s'était moins attaché à la
forme, s'il n'avait point abusé de l'atticisme, s'il avait écrit avec plus
d'abandon, et qu'il n'eût point affecté de tant platoniser, ou de reproduire
les tours et les expressions de Xénophon et de Démosthène, il occuperait un
rang élevé parmi les écrivains moralistes, sinon parmi les orateurs.
L'Histoire Eubéenne.
C'est dans les
discours de Dion Chrysostome que se trouve le premier écrit en langue grecque
qu'on puisse intituler roman ou nouvelle. L'Histoire Eubéenne est une charmante
pastorale. C'est le tableau du bonheur champêtre de deux familles qui vivent,
dans un canton désert de l'Eubée, du produit de leur chasse, des fruits de
leur petit domaine et du lait de leurs troupeaux. J'ai surtout remarqué le
naïf récit que fait un des deux pères du voyage qu'il avait été forcé de
faire à la ville, pour répondre aux sommations des collecteurs d'impôts, qui
avaient découvert leur existence, et qui avaient envoyé demander de l'argent.
Le pauvre chasseur ne connaissait la ville que pour y avoir été conduit une
fois, dans son enfance : « Je vis donc comme la première fois, dit-il, une
foule de grandes maisons, environnées d'une forte muraille ; des bâtiments
carrés d'une grande hauteur ; des tours sur le mur dans le port, des navires à
l'ancre, et aussi immobiles, que sur le lac le plus tranquille. On ne voit rien
de pareil sur cette côte où tu as abordé, et c'est pour cela que les
vaisseaux y périssent. Je vis encore une immense multitude réunie dans la
ville : ce n'étaient partout que cris, tumulte étourdissant. Il me semblait
que tous ces gens-là se battaient entre eux. Mon conducteur me mena à je ne
sais quels magistrats, et leur dit en riant : « Voici l'homme à qui vous a
m'avez envoyé ; il ne possède rien qu'une cabane avec une solide enceinte de
pieux. » Les magistrats partaient en ce moment pour le théâtre. J'y allai
avec eux. Ce théâtre est une sorte d'enceinte qui ressemble à une vallée,
avec cette différence que les côtés, au lieu d'être allongés,
s'arrondis-sent en demi-cercle. Ce n'est pas une vallée naturelle ; elle est
bâtie en pierres. Mais sans doute tu te ris de moi de te raconter ce que tu
connais parfaitement. D'abord la foule s'occupa longtemps à je ne sais quoi :
tantôt tout le peuple applaudissait gaiement et avec transport des gens qui
étaient là ; tantôt il criait avec indignation et fureur ; sa colère était
alors terrible ; aussi ceux qui en étaient l'objet étaient-ils aussitôt
frappés d'épouvante : les uns couraient çà et là en demandant merci ; les
autres, tout éperdus, jetaient leurs vêtements. Moi-même je faillis une fois
tomber de frayeur, étourdi par une clameur semblable à une tempête subite ou
à un coup de tonnerre qui aurait éclaté sur ma tête. Puis arrivèrent
d'autres gens, qui se mirent à haranguer le peuple. Quelques-uns des
spectateurs se levèrent du milieu de la foule, et en firent autant. Les uns ne
disaient que quelques mots, les autres faisaient de longs discours. Il y en
avait qu'on écoutait longtemps en silence; d'autres étaient accueillis tout
d'abord par des vociférations, etc. »
Quand je dis que l'Histoire Eubéenne est le plus ancien des romans grecs, on
entend bien que je ne parle que de ceux qui nous sont parvenus. Je rappellerai
plus bas, à propos des romans de Lucien, le peu qu'on sait sur les devanciers
de Dion et sur leurs ouvrages.
Philon.
Dion Chrysostome
semble s'être proposé de donner au paganisme un caractère spiritualiste et
moral, qui le rendit capable de lutter contre les nouvelles doctrines venues de
l'Orient. Un esprit plus profond et plus sérieux, Philon le Juif, avait essayé
d'établir l'accord de la théologie hébraïque avec la philosophie
platonicienne. Philon ramène la Bible à des allégories ; il retrouve dans
Moïse la création telle que Platon l'a conçue ; il applique au monde idéal,
prototype du monde sensible, aux idées que Dieu enferme en lui de toute
éternité, les noms de Verbe et de Fils de Dieu. Cet audacieux et éloquent
théosophe, ce Platon juif, comme on le nommait, était né à Alexandrie en
l'an 30 avant notre ère. Il appartenait, comme Josèphe, à la race
sacerdotale. Il vint à Rome sous Caligula, demander pour les Juifs d'Alexandrie
le droit de cité romaine ; mais il échoua dans cette entreprise. Il laissa une
foule d'écrits, dont les plus importants subsistent encore.
Un autre Philon, contemporain de celui-là, mais qui n'avait de commun avec lui
que le. nom, Philon de Byblos, est connu pour avoir traduit du phénicien en
grec l'antique ouvrage de Sanchoniathon ; traduction dont la perte est plus
regrettable que celle de bien des écrits originaux.
PLUTARQUE.
Vie de Plutarque. - Génie de Plutarque. - Ouvrages historiques de Plutarque. - Plutarque moraliste. - Style de Plutarque.
Vie de Plutarque.
Plutarque naquit à
Chéronée dans la Béotie, vers le milieu du premier siècle de notre ère. On
ignore l'année précise de sa naissance ; mais on sait, par son propre
témoignage, qu'à l'époque du voyage de Néron en Grèce, c'est-à-dira à la
date de l'an 66, il suivait, à Delphes, les leçons du philosophe Amnronius. A
son retour dans sa patrie, il fut employé, quoique fort jeune, à quelques
négociations avec les villes voisines. Bientôt après il se maria. C'est à
Chéronée qu'il passa sa vie presque tout entière. Il mettait sa gloire et son
patriotisme à empêcher par sa présence, comme il le dit naïvement lui-même,
que cette ville, qui n'avait jamais été bien importante, ne s'amoindrît
encore, et à faire jouir ses concitoyens de l'estime et de la faveur dont il
était l'objet. Il vint pourtant à Rome à plusieurs reprises, et il y donna,
sur divers sujets de philosophie, de littérature et d'érudition, des leçons
publiques, qui furent la première origine et la première occasion des nombreux
traités qui composent ce qu'on appelle les Morales. Tout ce qu'il y avait
d'illustres personnages dans Rome assistait à ces leçons ; et c'est là ce qui
a pu faire dire que Trajan, presque aussi âgé que Plutarque, avait eu
Plutarque pour maître. Plutarque parlait à ses auditeurs romains non point
dans leur langue, mais dans la sienne. Le grec était un idiome qu'entendaient
parfaitement tous les gens lettrés de l'Italie. D'ailleurs Plutarque n'a jamais
su le latin assez bien pour le parler. Il nous dit lui-même, dans la Vie de
Démosthène, qu'il n'avait pas eu le temps, durant son séjour en Italie, de se
livrer à une étude approfondie de cette langue, à cause des affaires
publiques dont il était chargé, et de la quantité de gens qui venaient tous
les jours s'entretenir avec lui de philosophie. Il ne commença à étudier
fructueusement les auteurs latins que fort tard, quand il se mit à écrire ses
Vies comparées des hommes illustres de la Grèce et de Rome.
On ne connaît pas l'année de sa mort ; mais l'opinion la plus probable est
qu'il mourut quelque temps avant la fin de règne d'Adrien, à l'âge de
soixante-douze ou soixante-quinze ans.
Génie de Plutarque.
De tous les
écrivains de l'antiquité classique, Plutarque est sans contredit le plus
populaire parmi nous. Il doit cette popularité à la nature de son génie, au
choix des sujets qu'il a traités, surtout à l'éternel intérêt qui s'attache
au souvenir des grands hommes dont il a peint les images. Mais son premier
traducteur, le vieux Jacques Amyot, a contribué pour une large part à sa
renommée. Amyot n'était pas un écrivain vulgaire. Le Plutarque d'Amyot est
vivant ; et il n'est pas d'auteur, dans notre langue, qui soit plus Français
que ce Grec mort en Béotie il y a dix-huit siècles.
L'idée sur laquelle reposent les Parallèles ou Vies comparées rappelle les
thèses factices des écoles de rhéteurs. Mais rien n'est moins sophistique,
rien n'est moins d'un rhéteur que l'exécution de ce plan, qui nous semble
d'abord si bizarre ; et le lecteur est entraîné, bon gré mal gré, par le
charme étrange répandu non pas dans les récits seulement, mais dans ces
comparaisons mêmes qui suivent chaque couple de Vies, où deux héros, un Grec
et un Romain, sont rapprochés trait pour trait, confrontés en vertu d'un
principe uniforme, et pesés au même poids.
Je lis partout ces mots, le bon Plutarque. Mais cette épithète ne convient
qu'au Plutarque français d'Amyot ; non point même proprement, mais par l'effet
de l'illusion de naïveté que font sur nous cette langue et ce style, vieux de
trois siècles. Plutarque est un écrivain sans fard et sans apprêt,
heureusement doué par la nature, et qui répand à pleines mains tous les
trésors de son âme. C'est un homme de bonne foi ; c'est le Montaigne des
Grecs, comme le caractérise excellemment Thomas. Il a même quelque chose de
cette manière pittoresque et hardie de rendre les idées et de cette
imagination de style, qui donnent tant de prix aux Essais. Nul historien n'a
excellé comme lui à reproduire les traits des personnages historiques, je dis
surtout les traits de leur âme ; à les peindre, à les faire vivre, agir et
marcher. Les poètes dramatiques n'ont eu qu'à le copier, pour tracer de
saisissantes et immortelles figures.
« Quels plus grands tableaux, dit M. Villemain, que les adieux de Brutus et de
Porcie, que le triomphe de Paul-Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le
Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre,
penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible oit elle s'est réfugiée, et
s'efforçant de hisser et d'attirer vers elle Antoine, vaincu et blessé,
qu'elle attend pour mourir ! Combien d'autres descriptions d'une admirable
énergie ! Et, à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails
vrais, intimes, qui prennent l'homme sur le fait, et, le peignent dans toute sa
profondeur en le montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier
mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui
l'éclat du style et le génie pittoresque ; mais c'est ce double caractère
d'éloquence et de vérité qui l'a rendu si puissant sur toutes les
imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie
fier et libre n'a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit
les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son
Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands
génies sur lesquels on retrouve l'empreinte de Plutarque, et qui ont été
frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de
Plutarque, s'unissant à l'heureux choix des plus grands sujets qui puissent
occuper l'imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de
ses ouvrages historiques. Il a peint l'homme, et il a dignement retracé les
plus grands caractères et les plus belles actions de l'espèce humaine. »
Ouvrages historiques de Plutarque.
Ces compositions ont
pourtant leurs défauts, et même des défauts assez graves. Les Vies ne sont
presque jamais des biographies complètes; et l'historien laisse trop souvent
dans l'ombre les faits même les plus considérables, ou ne leur donne pas toute
la place qu'ils devraient avoir. Ses préoccupations morales ou dramatiques lui
font oublier quelque peu les droits imprescriptibles de la vérité, qui veut
être dite tout entière. Plutarque, qui écrivait rapidement et sans beaucoup
de critique, laisse échapper de temps en temps des erreurs matérielles,
surtout en ce qui concerne Rome et ses institutions : il interprète souvent à
faux le sens des auteurs latins d'où il tire ses documents. Souvent aussi il
préfère, soit insouciance ou défaut de jugement, des autorités suspectes
comme il a fait dans le récit de la prétendue corruption de Démosthène. Il
se met quelquefois avec lui-même dans des contradictions manifestes. Tout cela
est avéré, et d'autres péchés sans doute que j'oublie dans le nombre. Mais
que ne pardonne-t-on pas à un écrivain qui sait nous prendre, et à chaque
instant, par le coeur et par les entrailles, et qui ne cesse jamais de nous
enchanter, même quand ce qu'il conte semble le plus vulgaire ou le plus futile
? « Plutarque, dit J. J. Rousseau, excelle par les mêmes détails dans
lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les
grands hommes dans les petites choses ; et il est si heureux dans le choix de
ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste, lui suffit pour
caractériser son héros. Avec un mot plaisant, Annibal rassure son armée
effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie.
Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du Grand-Roi.
César, traversant un pauvre village et causant avec ses amis, décèle, sans y
penser, le fourbe qui disait ne vouloir être que l'égal de Pompée. Alexandre
avale une médecine et ne dit pas un seul mot : c'est le plus beau moment de sa
vie. Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son
surnom. Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte.
Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les
grands traits, ni le caractère dans les grandes actions : c'est dans les
bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop
communes ou trop apprêtées ; et c'est presque uniquement à celles-ci que la
dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter. »
Le style historique de Plutarque n'est pas un très grand style. C'est, comme
dit Thomas, la manière d'un vieillard plein de sens, accoutumé au spectacle
des choses humaines, qui ne s'échauffe ni ne s'ébahit, dont l'admiration est
calme, dont le blâme évite les éclats. Il va, s'arrête, revient, suspend le
récit, répand sur sa route les digressions et les parenthèses. A proprement
parler, Plutarque n'est point un narrateur. C'est un ami qui s'entretient avec
un ami au sujet d'hommes fameux et d'événements mémorables.
Plutarque moraliste.
La grande collection
des oeuvres diverses de Plutarque, connue vulgairement sous le titre de Morales,
contient des traités de toute valeur et presque de tout genre. Il est vrai que
Plutarque est un moraliste avant tout. Son âme d'honnête homme passionné pour
le bien se mêle à tout ce qu'il écrit : c'est là ce qui donne tant de vie
même à ses dissertations d'antiquités; c'est là ce qui fait lire ses
discussions métaphysiques, politiques ou religieuses; c'est là ce qui rend
intéressantes jusqu'à ses faiblesses d'esprit. On lui pardonne sans peine
d'avoir été fort injuste envers les stoïciens ; et, quand on songe à son
amour tout filial pour Chéronée, on s'explique qu'il ait fait un livre contre
l'historien Hérodote, qui avait dû traiter sévèrement dans ses récits la
Béotie et les Béotiens. Mais parmi cette multitude d'écrits, qui pour la
plupart n'ont avec la morale proprement dite que des rapports indirects et
fortuits, il en est un certain nombre dont la morale didactique est le sujet, la
substance même ; et ceux-là sont les plus renommés de toute la collection :
ce sont ceux où le génie de Plutarque s'est montré avec tous ses avantages.
Quelques-uns sont d'une haute éloquence. Le dialogue intitulé des Délais
de la Justice divine est la plus grande et la plus belle oeuvre que la
littérature et la philosophie grecques eussent enfantée depuis le temps de
Platon. Le dialogue intitulé de l'Amour n'est guère moins remarquable
en son genre. Plutarque n'a pas traité ce sujet dans la grande manière de
Platon, et son livre n'est point une contrefaçon du Banquet. Il a laissé la
métaphysique profonde et la haute poésie ; il s'est enfermé dans le domaine
des réalités de la vie domestique ; il a voulu se montrer uniquement ce qu'il
était, bon époux, bon père de famille, conteur très aimable. Son livre est
le panégyrique de l'amour légitime, et contient le récit d'une foule
d'anecdotes dont la tendresse conjugale est le thème ordinaire. C'est là, vers
la fin du dialogue, que Plutarque raconte la touchante histoire du dévouement
d'Empone, que nous nommons, d'après les Latins, Éponine. Il y a encore
d'autres écrits, dans la collection, qui passeraient pour des chefs-d'oeuvre,
s'ils n'étaient éclipsés par le voisinage de ces ouvrages renommés. Ainsi la
Consolation à sa femme sur la mort de sa fille est une lettre pleine
d'émotion, de naïveté et de tendresse. Les traités sur la Superstition, sur
le Mariage, sur la Noblesse, bien d'autres encore, ou pour mieux dire tous les
traités moraux de Plutarque, et en général tous ses écrits de quelque nature
que ce soit, se recommandent par des qualités estimables, et procurent au
lecteur agrément et profit. Toujours et partout on y sent cet amour du bon et
du beau, cette simplicité de coeur, cette parfaite sincérité, qui captivent
le sentiment, alors même que la raison a quelque chose encore à désirer.
Montaigne, au livre deuxième des Essais, fait une comparaison en règle entre
les Morales de Plutarque et les Épîtres de Sénèque. Ce qui lui plaît
surtout, c'est la brièveté des opuscules et la variété des sujets : « Ils
ont touts deus cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y
cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l'obligation
d'un long travail, dequoy ie suis incapable.... Il ne fault pas grande
entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plaist : car elles n'ont
point de suitte et dependance des unes aux aultres. Les aucteurs se rencontrent
en la plus-part des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit
naistre environ mesme siècle ; touts deux precepteurs de deux empereurs
romains; touts deux venus de païs estrangier; touts deux riches et puissants.
Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et présentée d'une simple
façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Seneque plus
ondoyant et divers : Cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la
vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits ;L'aultre semble
n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre
sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à
la société civile ; L'aultre les a stoïques et épicuriennes, plus
esloingnées de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et
plus fermes... Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutarque, de choses :
celuy là vous esehauffe plus et vous esmeut ; cettuy ci vous contente davantage
et vous paye mieulx ; il nous guide, l'aultre nous poulse. » Montaigne, qui ne
lisait Plutarque que dans Amyot, croyait comme Amyot que Plutarque avait été
précepteur de Trajan et avait joué un rôle en politique. Sauf ce trait, le
parallèle est juste; et Plutarque moraliste y est admirablement caractérisé.
Style de Plutarque.
Je ne dois pas dissimuler que la diction de Plutarque est loin d'être digne de celle des anciens maîtres. Plutarque a subi, autant et plus que personne, la fatale influence du siècle où il vivait. Sa langue n'est plus celle de Platon, de Xénophon, de Thucydide. Il n'a pas même essayé, comme ceux qu'on appelle atticistes, d'en retrouver les secrets. Il prend ses termes de toute main ; il se teint des couleurs de tous les écrivains dont il reproduit les pensées, peu soucieux d'effacer les disparates et d'adoucir les tons criards. Rien de fondu, rien d'achevé ; nulle conformité, nulle règle, nulle mesure. Sa façon d'écrire est plus aiguë, dit Jacques Amyot dans son expressif langage, plus docte et pressée, que claire, polie ou aisée. Dacier compare ce style à ces anciens bâtiments dont les pierres ne sont ni polies ni bien arrangées, mais bien assises, et ont plus de solidité que de grâce et ressentent plus la nature que l'art.
STOÏCIENS NOUVEAUX.
Caractère du stoïcisme au temps des Antonins. - Épictète. - Arrien. - Marc-Aurèle.
Caractère du stoïcisme au temps des Antonins.
Le génie romain s'accommodait médiocrement des spéculations métaphysiques sur lesquelles les premiers stoïciens avaient prétendu construire l'édifice de leur système. On trouve , dans Épictète et dans Marc-Aurèle, des preuves assez multipliées d'une sorte d'indifférence au sujet d'une foule de problèmes plus ou moins importants, agités autrefois dans le Portique par Zénon, par Chrysippe, par tous les philosophes dont ils se glorifiaient pourtant de suivre la trace morale. Ils ont fait bon marché surtout de ces arguties où se complaisait la logique stoïcienne. Le stoïcisme, chez eux, est réduit à ses véritables proportions : ils en ont émondé, d'une main ferme et courageuse, toutes les superfétations parasites. D'accord avec leurs maîtres sur les points vraiment essentiels, ils ont porté dans tout le reste une grande liberté d'esprit et la féconde vertu de l'indépendance. D'ailleurs le stoïcisme, au deuxième siècle de notre ère, ne pouvait plus parler le langage qui avait suffi jadis aux contemporains de Pyrrhus. Le temps avait marché, et transformé, par son action insensible, les dispositions et la volonté des hommes. Il y avait, dans toutes les âmes, comme une source d'amour qui ne demandait qu'à s'épancher. L'idée de la fraternité humaine germait sourdement au fond des coeurs. Il suffit d'ouvrir au hasard les livres d'Épictète et de Marc-Aurèle, pour reconnaître la trace lumineuse de l'immense progrès moral accompli depuis trois siècles. Cette humilité, ce renoncement à soi-même, dont Épictète proclame sans cesse l'efficace vertu ; cette tendresse expansive, cet amour du prochain, ce dévouement au bonheur des hommes, qui furent à la fois toute la vie et toute la philosophie de Marc-Aurèle, semblent d'un autre monde, pour ainsi dire, si on les compare aux méditations de Zénon et de Chrysippe sur ce qui fait la force et la dignité de l'âme, sur les rapports de l'homme avec ses semblables. Les maîtres du Portique niaient la douleur et proscrivaient la pitié ; ils mettaient presque au rang des crimes les faiblesses de l'âme et les émotions les plus douces et les plus naturelles. La nature a repris ses droits, et dans le stoïcisme même, par Épictète et Marc-Aurèle. Il n'y a chez eux rien d'utopique : l'un a dicté des leçons qui sont devenues, par le changement de quelques mots, la règle de saint Nil et des solitaires du mont Sinaï ; et l'autre a fait, en se peignant lui-même, un des plus sublimes traités de morale qu'on ait jamais écrits.
Épictète.
« Épictète, dit Pascal dans les Pensées, est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon coeur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse: qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : J'ai perdu cela ; dites plutôt : Je l'ai rendu ; Mon fils est mort : Je l'ai rendu ; Ma femme est morte : Je l'ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme, direz-vous. Pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vienne le redemander ? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un voyageur fait dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, désirer que les choses se fassent comme vous le voulez, mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez votre personnage dans une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court ; s'il vous le donne long, jouez-le long : soyez sur le théâtre autant de temps qu'il lui plaît ; paraissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donné ; mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez toujours devant les yeux la mort, et les maux qui semblent les plus insupportables ; et jamais vous ne penserez rien de bas et ne désirerez rien avec excès. Il montre en mille manières ce que l'homme doit faire. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de connaître la volonté de Dieu et de la suivre. Telles étaient les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l'homme. Heureux s'il avait aussi connu sa faiblesse ! »
Épictète n'avait
rien écrit lui-même ; mais Arrien, un de ses disciples, a rédigé, sous le
titre de Manuel, un abrégé des doctrines morales d'Épictète, et il a
recueilli dans un ouvrage considérable, intitulé Dissertations, les
leçons et les conversations de ce grand philosophe. Le Manuel et les
Dissertations sont des chefs-d'oeuvre, non pas seulement par la noblesse et la
vérité des pensées, mais par la mâle beauté d'un style simple, clair,
correct, énergique, et qui n'est dénué ni d'élégance ni même de grâce.
Arrien avait pris Xénophon pour modèle ; et les Dissertations rappellent, sans
trop de désavantage, les Mémoires de Socrate. On y trouve même quelquefois
des choses sublimes. C'est là, par exemple, qu'est ce dialogue de Vespasien et
d'Helvidius Priscus, où l'âme humaine atteint à des proportions presque
divines : « Ne va pas au sénat. - Il dépend de toi que je ne sois pas
sénateur ; mais, tant que je le suis, il faut que je me rende aux
délibérations. - Eh bien ! soit, vas-y ; mais n'y dit mot. - Ne me demande pas
mon avis, et je me tairai. - Mais il faut que je te le demande. - Et moi, il
faut que je dise ce qui me paraît juste. - Mais, si tu parles, je te ferai
périr. - Quand donc t'ai-je dit que je fusse immortel ? Tu feras ce qui est ton
affaire, et moi ce qui est la mienne. La tienne est de tuer : la mienne, de
périr sans crainte ; la tienne est d'exiler : la mienne, de partir sans regret
(11). »
Arrien n'était pas seulement un excellent écrivain philosophique, il fut
encore un des meilleurs historiens de l'antiquité. Son Histoire de
l'Expédition d'Alexandre, en sept livres, est un résumé fidèle et très bien
fait des relations originales rédigées ou par les compagnons d'armes du
conquérant macédonien, ou par les historiographes attachés à sa personne. Le
récit est clair et intéressant ; la marche des armées, les batailles, les
sièges, sont retracés demain de maître. Le style a les mêmes qualités qu'on
admire dans les Dissertations, et l'ouvrage n'est pas indigne d'être rapproché
de l'Anabase ; car c'est encore Xénophon qu'Arrien avait pris pour modèle dans
cette composition historique. Cette histoire l'emporte infiniment sur tous les
autres ouvrages dont Alexandre a fourni le sujet. L'Indique, qui en forme
le complément, est écrite en dialecte ionien, dans la manière d'Hérodote. La
description qu'Arrien nous a laissée de l'Inde, des moeurs des habitants, de
leurs institutions, de leur caractère, s'accorde mieux que toutes les autres
relations antiques avec ce que nous savons aujourd'hui de cette merveilleuse et
immuable contrée. Arrien avait continué ses récits au delà du règne
d'Alexandre. Photius donné l'abrégé de l'histoire des successeurs du
conquérant macédonien, et nous apprend que cette histoire avait dix livres.
Arrien avait écrit d'autres ouvrages de philosophie, d'histoire, de
géographie, dont il ne reste que peu de chose, et deux traités sur l'art
militaire et un autre sur la chasse, que nous possédons tous les trois.
C'était un homme d'État, un général distingué, et non point un rhéteur ou
un sophiste. Il était né à Nicomédie en Bithynie, dans les premières
années du deuxième siècle. Il porta les armes avec distinction sous Adrien,
et il s'éleva, par ses talents seuls, à une haute fortune. Dès l'an 134 il
fut nommé gouverneur de la Cappadoce, et les Antonins lui prodiguèrent des
marques de leur estime et de leur bienveillance.
Marc-Aurèle.
Le deuxième Antonin, que nous nommons ordinairement Marc-Aurèle, a écrit en grec l'admirable livre intitulé Pour lui-même, autrement dit les Pensées : « Jamais philosophe, dit Montesquieu, n'a mieux fait sentir aux hommes les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que Marc-Antonin. Le coeur est touché, l'âme agrandie, l'esprit élevé. » Marc-Aurèle est peut-être le plus grand des moralistes ; ce n'est pas, tant s'en faut, un parfait écrivain. Arrien soignait son style ; Marc-Aurèle jette rapidement des notes, sans s'inquiéter d'autrui. D'ailleurs il lui eût été impossible peut-être, à lui Romain, de ne pas laisser dans son grec des choses plus ou moins contestables. Ce qui est trop certain, c'est que Marc-Aurèle n'est pas, comme Arrien, un atticiste. Il n'a rien de commun, pour la langue, ni avec Xénophon, ni encore moins avec Platon, ni même avec aucun auteur classique. Il est presque à demi barbare. Souvent, au lieu d'exprimer explicitement sa pensée, il se borne à des formules de son invention, à des mots de rappel qui lui suffisaient pour s'entendre avec lui-même, et qui ne nous offrent à nous que des énigmes à déchiffrer. Le néologisme de l'auguste écrivain s'inquiète assez peu des prescriptions de l'analogie, et ses constructions insolites déroutent à chaque instant toutes les prévisions grammaticales. Mais de combien de beautés sublimes n'étincelle pas ce style, ou plutôt cette pensée, malgré la bizarre irrégularité de la forme et les âpretés de la diction ! J'en pourrais citer de nombreux et frappants exemples. Je me bornerai à un seul ; c'est le passage où Marc-Aurèle résume en quelques mots les principes fondamentaux de sa doctrine : « Tout ce qui t'accommode, ô monde ! m'accommode moi-même. Rien n'est pour moi prématuré ou tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m'apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage dit : O bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi (Marc-Aurèle), ne peux-tu pas dire : O bien-aimée cité de Jupiter ! « C. Martha, qui a écrit sur Marc-Aurèle des pages si émues, dit admirablement dans quel esprit nous devons nous mettre pour bien comprendre ce qu'il appelle l'examen de conscience d'un empereur romain : « Si l'on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système qu'il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle, quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que de ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d'érudition ou de controverse. Ce n'est pas une oeuvre de philosophie, mais, si l'on peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec le coeur. Une. âme qui se relire dans la solitude, qui veut oublier les jugements des hommes, les livres, le monde, qui ne s'entretient , qu'avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l'objet de curiosités vaines. Il y a, comme une bienséance morale à l'écouter comme elle parle, avec candeur, à se laisser char-mer par son accent. Serait-ce donc se montrer trop profane que d'apporter à la lecture et à l'étude de ce livre si pur quelques-uns des sentiments que nous croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Gerson ou de Fénelon?
(01)
Lycophron, Alexandra, vers 4 et suivants.
(02) Lycophron, Alexandra, vers 34
et suivants.
(03) Lycophron, Alexandra, vers
258 et suivants.
(04) Polybe, Histoire générale, livre
XII, chapitre XXV, i, o.
(05) Moschus, Idylles, III, vers 74 et
suivants.
(06) Moschus, Idylles, III, vers 146 et
suivants.
(07) Id., ibid., vers 94 et suivants.
(08) Id., ibid., vers 400 et suivants.
(09) Polybe. Histoire générale,
livre I, chapitre IV.
(10) Id., ibid., livre 1, chapitre III.
(11) Dissertations, livre I, chapitre I,
paragraphe 19.