retour à l'entrée du site   table des matières de l'histoire de la littérature grecque de Alexis Pierron

 

 

Pierron, Alexis
Histoire de la littérature grecque
600 p.
Hachette, 1875

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE.

CHAPITRES I à IV       CHAPITRES V à XI   CHAPITRES XII à XVII   CHAPITRES XVIII  à XXIII   CHAPITRES XXIV  à XXIX

CHAPITRES XXX  à XXVII

CHAPITRE XXXVIII.

LITTÉRATURE ALEXANDRINE.

Le Musée d'Alexandrie. - Caractère de la littérature alexandrine. Lycophron. - Callimaque. - Apollonius. - Érudits alexandrins.

Le musée d'Alexandrie.

Le troisième siècle avant Jésus-Christ fut pour la Grèce proprement dite une époque de confusion et de misères. Mais il y avait, autour de la Grèce, des pays qu'avait conquis la civilisation grecque, et où les hommes vivaient dans des conditions assez favorables pour pouvoir vaquer avec succès aux travaux de l'intelligence et ajouter quelque chose à l'héritage des générations antiques. La Sicile, grâce au génie d'Hiéron II, jouissait du repos et renaissait à la gloire. Quelques-uns des royaumes formés des démembrements de l'empire d'Alexandre étaient gouvernés par des princes amis des lettres et des arts. Les Ptolémées surtout s'efforçaient, par tous les moyens, de bien mériter du monde savant. Ils attiraient à Alexandrie les hommes les plus célèbres ; ils leur assuraient une honorable existence ; ils rassemblaient quatre cent mille volumes dans le palais du Bruchion, soixante et dix mille dans les dépendances du temple de Sérapis ; ils fondaient le Musée, qui était tout à la fois et une académie, et une sorte d'université où enseignèrent Callimaque, Apollonius, Zénodote et tant d'autres maîtres distingués. On dit que Démétrius de Phalère, chassé d'Athènes en 307, et qui avait trouvé dans Ptolémée Soter un digne protecteur, paya cette hospitalité en inspirant au roi l'idée d'un vaste établissement littéraire, et en organisant lui-même le Musée par ses soins. 

Caractère de la littérature alexandrine.

Les écrivains d'Alexandrie se sont exercés dans tous les genres, mais ils n'ont réellement excellé que dans ceux où nous n'avons rien à voir. Les oeuvres qui recommanderont à jamais l'époque des premiers Ptolémées, c'est la traduction des livres hébreux par les Septante ; ce sont les recherches chronologiques de Manéthon ; ce sont les travaux des critiques pour épurer, pour commenter les textes anciens; ce sont les écrits d'Euclide le géomètre et de quelques autres savants. Mais la littérature proprement dite végéta tristement dans cette atmosphère de science et d'érudition, et ne donna que des fruits sans sève ni saveur. Un grand nombre d'hommes pourtant eurent, dans Alexandrie, le renom de poètes. Il y en avait jusqu'à sept dont les tragédies étaient estimées. Il y avait des poètes comiques, des auteurs de drames satyriques, des poètes épiques, didactiques, lyriques, élégiaques. Quelques-uns s'étaient exercés dans tous les genres; presque tous avaient été d'une fécondité extraordinaire. C'étaient, pour la plupart, des gens d'esprit et même de talent; c'étaient des littérateurs instruits, des versificateurs habiles ; mais pas un seul parmi eux n'a mérité d'être compté au nombre des vrais poètes. J'en juge ainsi d'après ce qui nous reste des plus fameux, Lycophron de Chalcis, Callimaque de Cyrène et d'autres. S'il fallait faire une exception, ce serait peut-être en faveur de Philétas de Cos, qui fut le précepteur de Ptolémée Philadelphe. Les Latins ont vanté ses élégies ; et il a sur les autres cet avantage, que presque tous ses vers ont péri, et que nous sommes dans l'impossibilité de contrôler les jugements de ses admirateurs.

Lycophron.

Il n'en est pas de même de Lycophron. Nous avons de ce prétendu tragique un poème entier, qui peut donner une idée suffisante de ce qu'il était capable de faire comme émule de Sophocle ou d'Eschyle. Eschyle avait fait jadis parler Cassandre : c'est elle aussi que Lycophron met en scène, sous le nom d'Alexandra. Elle y est seule, non pas même en personne, mais par un délégué ; et ce délégué prononce, tant pour elle que pour lui-même, un discours qui n'a pas moins de quatorze cent soixante et quatorze vers. Ce discours est tout le poème. C'est une prophétie sur la ruine de Troie. Mais, si les Troyens n'en ont entendu que de pareilles de la bouche de Cassandre, il ne faut point s'étonner qu'ils se soient peu souciés de comprendre et de croire. Lycophron semble avoir pris à tâche d'être complètement inintelligible, non seulement pour le vulgaire, mais pour tous ceux qui ne connaissaient pas à fond les traditions mythologiques, les généalogies des héros, la géographie des temps antéhistoriques ; pour tous ceux enfin qui n'avaient pas présentes à la mémoire les inventions des poètes les moins lus : appellations extraordinaires de lieux ou de personnes, épithètes une seule fois employées, mots sans analogues dans la langue, tours insolites, formes grammaticales étranges, archaïsmes de toute sorte, et bien d'autres choses encore. Il n'y a presque pas une phrase, dans l'Alexandra, qui ne contienne plusieurs énigmes, et cent fois plus obscures que celles du Sphinx ; et, sans les commentaires anciens, compilés au moyen âge par un certain Tzetzès, il est douteux que jamais aucun moderne eût réussi à faire ce que faisait à dix-sept ans Joseph Scaliger, et ce qu'ont fait depuis, à ce qu'on dit, certains Anglais excentriques : à lire Lycophron. J'ai lu les dix premiers vers, grâce à Tzetzès ; et j'en ai eu plus qu'assez. Mais il est probable que les savants archéologues du Musée étaient des Oedipes en état de deviner du premier coup, et qui se pâmaient d'aise à chaque logogriphe, contents à la fois et de leur esprit et de celui de l'auteur; car Lycophron en avait. Quant à l'érudition, nul n'était en état de lui rien remontrer, parmi les familiers de Ptolémée Philadelphe. Mais quel outrage au bon sens et au bon goût ! quelle aberration mentale ! Ce savant homme a inventé l'anagramme : certes, cette gloire était digne de lui.
Ceci a été écrit et imprimé en 1850, c'est-à-dire trois ans avant que M. Dehèque publiât son travail sur l'Alexandra. J'étais resté des semaines et des mois en face de l'in-folio de Potter, sans me sentir le courage de pénétrer plus loin que l'entrée, dans ce que Stace appelle le dédale du noir Lycophron. M. Dehèque nous a mis en main le fil d'Ariane ; et il suffit aujourd'hui au lecteur français de quelques heures de patience et d'application pour faire ce voyage, si difficile autrefois du propre aveu de ceux qui l'avaient accompli. Je l'ai fait à mon tour, et j'en remercie le savant helléniste. J'ai admiré l'art avec lequel M. Dehèque a su rendre visibles les ténèbres de l'Alexandra. Sa traduction est aussi claire que le comportait le sujet ; et son commentaire, plein d'une érudition à la fois abondante et sobre, ne laisse aucune difficulté sans solution. Je reviens donc de ma lecture avec une grande estime pour les talents de M. Dehèque ; mais il m'est aussi impossible aujourd'hui qu'il y a six ans de voir dans Lycophron autre chose qu'un versificateur. Ce versificateur est habile, j'en conviens : il connaît à fond tous les secrets du métier ; il imite à merveille les formes des meilleurs maîtres, et ses ïambes sont bien frappés et d'après les règles les plus sévères. Je conviens encore que la phrase poétique est artistement construite, et même que l'expression éveille à chaque instant le souvenir d'une foule de belles choses, que Lycophron avait lues, comme nous, dans Euripide, dans Sophocle, dans Eschyle. Mais je mentirais si j'allais plus loin. M. Dehèque lui-même ne conteste pas que l'idée d'écrire une tirade de quatorze cents vers et plus ne soit une idée parfaitement absurde. Encore si c'était Cassandre qui s'adressât à nous directement ! On pourrait à toute rigueur se prêter à la fiction, sauf à trouver qu'elle parle bien longtemps, et surtout dans un style bien étrange. Mais non ! la prophétesse est séquestrée loin des hommes; et c'est un soldat qui raconte à Priam ce qu'elle a débité dans sa prison sous l'inspiration du dieu si bien surnommé Loxias. Et veut-on savoir comment ce soldat parle pour son propre compte ? voici le début du poème : « Tout ce que tu désires savoir, je te le dirai avec exactitude, depuis le premier mot (jusqu'au dernier). Si le récit s'allonge, pardonne, ô mon roi ; car la jeune prophétesse n'a plus avec le calme d'autrefois ouvert ses lèvres harmonieuses, mais elle lançait des paroles confuses, incessantes ; et de sa bouche, qui mâchait du laurier, sortait une voix fatidique qui rappelait celle du sombre Sphinx. Tu vas entendre, prince, ce que j'ai conservé dans ma pensée et ma mémoire ; et, usant de ta sagacité, c'est à toi de suivre la trace obscure des énigmes, et de trouver par quelle voie directe une marche savante conduit à la vérité qui est dans l'ombre. Pour moi, ayant détaché la corde du stade, j'entre dans le récit des discours prophétiquement ténébreux, en m'élançant vers la première borne comme un agile coureur (01) ! » Sur quoi un savant et spirituel critique remarque que le soldat de Lycophron sait le bon effet des images dans la poésie, et que Cassandre elle-même ne pratique pas mieux que lui l'art de la métaphore et de la comparaison. Le même critique dit judicieusement qu'il eût fallu du moins qu'on sentît, en passant du soldat à la prophétesse, la différence du langage militaire et de la parole inspirée. C'est ainsi qu'il fût résulté, de l'arrangement imaginé par Lycophron, une sorte d'opposition piquante entre la vulgarité du personnage qui raconte et les raffinements de pensée et de style qui remplissent le récit.
M. Dehèque passe condamnation sur ce point et sur bien d'autres. Il confesse que plusieurs des inventions poétiques de Lycophron sont insensées, et surtout l'histoire du séjour d'Hercule dans le ventre d'une baleine. Connaissez-vous, en effet, rien de plus grotesquement ridicule que ceci : « Hélas ! hélas! malheureuse nourrice, livrée aux flammes, comme autrefois par la flotte et l'armée du lion des trois nuits, qui disparut dans la large gueule du chien de Neptune ! Là, vivant, tandis qu'il hachait les entrailles du monstre, brûlé dans le ventre de cette marmite, sur ce fourneau sans feu, il vit tomber la chevelure de sa tête, lui, le meurtrier de ses enfants, le fléau de sa famille (02). » M. Dehèque ne prend pas davantage sous sa protection les bizarreries du style de son auteur, et il ne fait pas plus grâce que moi à ce parti pris d'obscurité, à ces archaïsmes, à ces tours inusités, à tout ce qu'on a de tout temps reproché à Lycophron. Il se rabat avec complaisance sur le mérite scientifique du poème, j'allais dire du traité ; et il rappelle le mot du docte Canter, qui proclamait la lecture de l'Alexandra une des plus utiles qu'on pût faire pour s'instruire à fond dans une partie considérable de la mythologie et même de l'histoire. Mais c'est une assez pauvre gloire pour un poète, ou pour un homme se donnant comme tel, qu'on dise de lui que son poème rend des services, que son poème est utile à la façon d'un dictionnaire. Ovide du moins, quand il versifiait le calendrier, n'oubliait pas toujours qu'il avait écrit les Métamorphoses. M. Dehèque voudrait qu'on reconnût aussi, dans Lycophron, quelque trace de vraie poésie, et qu'on y entendît, selon son expression, l'os magna sonaturum. Je regarde et j'écoute ; mais je ne vois rien, je n'entends rien. Il termine son Introduction par cette phrase : « Le poème de Lycophron est un verger encombré d'épines et de ronces, où il y a, pour ceux qui y pénètrent, quelques belles fleurs, quelques beaux fruits à cueillir, comme dans un autre jardin des Hespérides. » Bachmann, un des éditeurs de Lycophron, avait dit la même chose en assez jolis vers latine. M, Rigault, le critique que j'ai cité à propos des métaphores du soldat, semble se ranger à l'avis de Bachmann et de M. Dehèque. Il transcrit même le morceau suivant comme un passage vraiment clair, où l'allusion n'a rien de forcé, et où l'allégorie ne manque pas de transparence : « Voici, mon pauvre coeur, voici ce qui t'affligera comme le plus grand des malheurs : c'est lorsque l'aigle aux ailes frémissantes, au noir plumage, aux serres belliqueuses, imprimera sur la terre l'empreinte de ses ailes, ornière creusée par une course circulaire, comme un bouvier trace un large sillon ; lorsque, poussant un cri de triomphe, solitaire et terrible, après avoir enlevé dans ses serres le plus aimé de mes frères, le nourrisson, le fils d'Apollon, il le déchirera avec ses ongles, avec son bec, et souillera de son sang la plaine et les prairies qui l'ont vu naître. Après avoir reçu le prix du taureau égorgé, qu'il pèsera dans l'exact plateau d'une balance, à son tour ayant versé une rançon égale, un brillant lingot du Pactole, il disparaîtra dans l'urne funéraire, pleuré par les nymphes qui aiment les eaux du Béphyre et la cime du Libèthre dominant Pimplée ; lui, le vendeur de cadavres, qui, craignant la mort, ne rougira pas de revêtir même une robe de femme, agitant près d'un métier la navette bruyante ; qui descendra le dernier sur le rivage ennemi, et qui, ô mon frère, avait peur de ta lance, même en songe (03). » M. Rigault dit, au sujet de ce passage : « Il ne faut pas un grand effort d'esprit pour deviner de quels personnages il s'agit. Les images ne manquent pas de grandeur, pas plus que d'exactitude, et l'expression est brillante sans excès d'affectation. » Je ne nie pas que l'auteur de l’Alexandra n'ait fait ici preuve d'imagination à sa manière ; et je ne tiens pas à contester aucune des qualités de grandeur, d'exactitude, etc., que le critique veut bien admirer dans ce tableau. Je dis simplement qu'après avoir lu la citation, je me suis demandé de quels personnages il s'agissait, et que je ne l'ai point deviné. Il faut donc plus d'effort d'esprit que ne le dit M. Rigault pour comprendre, même ici. Ce n'est que par les notes de M. Dehèque que j'ai vu qu'il s'agissait d'Hector et d'Achille. Ainsi le plus clair passage de Lycophron est inintelligible sans commentaire ! Jugez des autres !

Callimaque.

Callimaque était un érudit, et de la force de Lycophron même. Il avait composé une multitude d'ouvrages didactiques en prose, et des poèmes dans tous les genres connus. Les contemporains admiraient particulièrement ses élégies, et ne faisaient pas difficulté de le mettre au premier rang des poètes qui avaient manié le rythme de Callinus et de Tyrtée. Nous ne possédons que peu de fragments de ces élégies tant vantées ; mais Catulle a traduit la plus fameuse, et avec une grande fidélité, comme on le voit en comparant le latin aux vers qui restent de l'original. C'est la Chevelure de Bérénice. Malgré l'approbation de Catulle et malgré l'enthousiasme de quelques commentateurs, je ne puis m'empêcher de trouver cette élégie détestable. Il n'y a ni sentiment ni chaleur ; il y a de l'esprit sans doute, mais qui n'est que de l'esprit. Callimaque affecte les noms extraordinaires ; et l'on en trouve, dans la pièce traduite, d'aussi étranges que ceux qui remplissent l'Alexandra. Nul ne sait encore ce que c'est que les rochers Latmiens ; il faut des Tzetzès pour nous faire comprendre ce que le poète a voulu dire quand il parle de la progéniture de Thia, de Zéphyritis, etc. ; et l'on est fort étonné d'apprendre qu'il s'agit tout simplement ou du soleil, ou de Vénus, ou de telle autre chose non moins connue. La Chevelure, qui sait l'histoire et la géographie comme un professeur du Musée, rappelle que les Mèdes, avec le fer, ont percé le mont Athos ; puis elle s'écrie : « Que peuvent faire des cheveux, quand de telles masses cèdent au fer? » Puis elle fait une imprécation contre les Chalybes, c'est-à-dire contre les inventeurs du fer, toujours à propos des ciseaux qui l'ont fait tomber de la tête de Bérénice. Il est assez difficile de pousser plus loin l'oubli du bon sens et du bon goût, et il faudrait être Lycophron pour y parvenir.
Les Épigrammes de Callimaque sont souvent d'une obscurité impénétrable, par suite des mêmes défauts. Quelques-unes néanmoins sont suffisamment lisibles et ne manquent pas de grâce. Telle est, par exemple, celle où Callimaque représente Pittacus conseillant un jeune homme sur le mariage, et l'engageant à choisir dans sa condition et non point au-dessus.
Les Hymnes de Callimaque ne valent pas ses Épigrammes. Cléanthe invoquait, sous le nom de Jupiter, le vrai dieu du monde et de l'humanité ; il exprimait des idées, des doctrines ; il tirait ses accents du fond même de son âme. Callimaque reprend froidement les thèmes mythologiques, et conte, sans y croire, les aventures de Jupiter-, de Cérès ou d'Apollon. Ce que les Homérides faisaient avec une piété naïve, il le fait pour montrer qu'aucun talent poétique ne lui est étranger, et pour étaler devant les amateurs toute cette érudition dont il n'avait pu donner ailleurs que des échantillons incomplets. Les six poèmes prétendus religieux qui nous restent de Callimaque ne sont guère qu'une accumulation de mythes peu connus, de noms et d'épithètes moins connus encore ; et, malgré certains morceaux brillants, tels que le récit du supplice d'Érysichthon, ils n'appartiennent guère plus à la vraie poésie que l'Alexandra même. Callimaque est un Lycophron tempéré. C'est, si l'on veut, le premier des versificateurs ; mais c'est l'avant-dernier des poètes, sinon aux yeux de ceux qui ont pris la peine de le commenter ou de le traduire.

Apollonius.

Callimaque avait, parmi ses disciples, un jeune homme d'Alexandrie nommé Apollonius, qui était né avec des dispositions très heureuses. Ce jeune homme, à peine âgé d'une vingtaine d'années, publia un poème épique sur l'expédition des Argonautes. Le succès de cet ouvrage alluma la jalousie de son maître. Callimaque ne se contenta point de critiquer Apollonius en paroles : il écrivit contre lui une satire des plus virulentes, et travailla à le perdre dans l'esprit du monarque. Apollonius céda à l'orage : il quitta son pays, et il se retira à Rhodes, où il enseigna la rhétorique et la grammaire et où il obtint le droit de cité. Voilà pourquoi on lui donne ordinairement le nom d'Apollonius de Rhodes. C'est à Rhodes qu'Apollonius remania son poème, et le mit dans l'état où nous le possédons. Cette seconde édition eut un succès encore plus grand que la première. Apollonius fut rappelé à Alexandrie, et y devint un personnage considérable. Il est vrai que Callimaque était mort, et que le vieux poète malveillant n'était plus là pour ravaler le mérite de son ancien disciple. Apollonius prolongea sa vie jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, et mourut dans les premières années du deuxième siècle. On dit que son corps fut mis dans le tombeau où reposait Callimaque. Ces deux hommes, si hostiles l'un à l'autre pendant leur vie, durent sentir se ranimer leur poussière, quand on les rapprocha ainsi dans le même néant.
Les Argonautiques sont le chef-d'oeuvre de la littérature Alexandrine. Le plan du poème est timide. Apollonius se traîne servilement sur les traditions vulgaires ; même parmi Ces traditions, il ne choisit pas toujours ce qu'il y a de plus caractéristique. Mais le talent ne lui fait pas absolument défaut. On peut admirer, dans les Argonautiques, des beautés de détail d'un ordre assez distingué. Comparé aux poètes ses maîtres, Apollonius est un soleil. Il l'emporte infiniment sur Callimaque même. On a noté, dans la peinture de la passion de Médée, plusieurs traits heureux que Virgile a omis de dérober. Mais cette peinture même, qui est, comme dit un savant critique, la maîtresse pièce de l'oeuvre, laisse infiniment à désirer encore. La mignardise et les faux brillants y altèrent ou même y effacent à chaque instant le beau caractère de la tradition antique. Apollonius écrit du moins pour de simples mortels, ou à peu près. Il abuse peu de son savoir mythologique ; il fait des récits agréables ; il trouve quelquefois d'assez heureuses images ; mais il manque de vie et de force. Son poème appartient, en somme, au genre ennuyeux. Il n'y a que quatre chants ; mais cette élégance un peu fade donne bien vite des nausées, surtout si l'on vient de lire la quatrième Pythique de Pindare ou la Médée d'Euripide. Apollonius a le tort de se trouver à chaque instant en concurrence avec les plus grands poètes, et de provoquer des comparaisons fâcheuses. Aussi est-on tenté à chaque instant de jeter son livre, et de courir à ceux où respirent le sentiment, la passion, le génie.
Voilà ce qu'ont été les coryphées de la poésie alexandrine. Qu'était-ce donc de tous les poètes à la suite, de ces hommes qui n'ont jamais été connus hors des murs d'Alexandrie, ou dont la postérité a daigné à peine recueillir les noms ? Il est probable que nous ne trouverions pas beaucoup à admirer dans les poèmes de Philiscus, de Sosithée, de Sosiphanès, d'Homère le Jeune.

Érudits alexandrins.

On est fondé à être sévère pour ceux qui se trompent sur la nature de leur talent, et qui aspirent en dépit de Minerve à des triomphes pour lesquels ils ne sont point faits. Mais, quand ces faux poètes n'ont pas été uniquement des beaux esprits infatués d'eux-mêmes; quand leur vie a été honorablement occupée, et qu'ils ont racheté par des travaux utiles les erreurs de leur amour-propre, il ne faut que les plaindre d'avoir perdu un temps précieux à mesurer des syllabes et à aligner de prétendus vers ; il faut se rappeler les services qu'ils ont rendus, et insister moins rudement sur leurs ridicules. Pourtant ne doit-on pas mettre au-dessus d'eux les hommes qui ont eu assez de raison pour se résigner à n'être que des érudits, des littérateurs, des grammairiens, des savants, des maîtres de la jeunesse ? Je ne saurais trop féliciter les anciens d'avoir distingué les noms de quelques-uns de ceux-ci, et de leur avoir fait une part de gloire. Zénodote d'Éphèse a été surfait par eux ; mais Aristophane de Byzance et Aristarque méritaient, et au delà, toutes les louanges, particulièrement Aristarque, dont le nom est resté synonyme, depuis vingt siècles, de bons sens, de bon goût, de jugement éclairé et solide. Nous devons infiniment à ces deux hommes. N'eussent-ils fait que nous donner un Homère pur et correct, ils auraient des droits encore à une vive reconnaissance. Mais la recension des poésies homériques et l'interprétation de ces vers immortels n'a été qu'une petite portion de leurs travaux. Ils ont restauré les textes de tous les auteurs anciens qu'ils comptaient parmi les classiques; et il n'a pas tenu à eux que nous n'ayons Sophocle, ou Eschyle, ou Euripide, ou Aristophane, ou même Eupolis et Ménandre, aussi complets, aussi conformes que nous avons encore Platon et Homère.

CHAPITRE XXXIX.

LITTÉRATURE SICILIENNE.

Génie de la Sicile. - Timée l'historien. - Rhinton et l'hilarotragédie. - Théocrite. - Idylles de Théocrite. -Idylles bucoliques. - Les Syracusaines. - idylles mythologiques. - Épîtres. - Épigrammes de Théocrite. - Jugement sur Théocrite. - Bion et Moschus.

Génie de la Sicile.

La population grecque de la grande ville fondée en Égypte par Alexandre était une agglomération de toute sorte d'éléments divers, sans cohésion, sans unité, un mélange confus de toutes les races, de tous les esprits, de tous les dialectes. L'absence complète d'originalité dans la littérature alexandrine n'a donc rien qui doive beaucoup nous surprendre. Ce n'est qu'an bout de longs siècles que la Grèce d'Égypte prit une physionomie vraiment à elle, qu'elle eut à son tour un génie propre, et qu'elle se proclama à juste titre l'héritière de la Grèce européenne. Mais la vieille Sicile, que nous avons vue jusqu'à présent payer son large tribut aux lettres et à la pensée, n'avait besoin que de se souvenir d'elle-même pour produire encore, au troisième siècle avant J. C., des oeuvres vivantes et originales. Elle n'y manqua pas. La poésie, après laquelle couraient en vain les hommes du Musée, ne lui fit pas défaut ; et, pour juger si les études sévères furent encore florissantes chez elle, il suffit de prononcer le grand nom d'Archimède.

Timée l'historien.

Le plus connu des prosateurs siciliens de cette période, à part Archimède, dont nous n'avons pas à nous occuper, c'est l'historien Timée de Tauroménium, que nous ne connaissons pourtant que par le témoignage des écrivains postérieurs. Il avait composé une histoire de la Sicile en plus de quarante livres. Cet ouvrage était remarquable par l'exactitude chronologique, par l'étendue des recherches, par l'abondance des détails ; mais ces qualités précieuses étaient contre-balancées par de très grands défauts. Le style de Timée manquait de simplicité. Cet historien avait mérité malheureusement d'être compté parmi les modèles de ce qu'on nommait l'éloquence asiatique, c'est-à-dire l'éloquence à la façon des orateurs ou plutôt des rhéteurs de l'école dégénérée d'Eschine. Un reproche bien autrement grave, que quelques-uns lui adressaient, c'était d'aimer à conter des fables, de manquer trop souvent d'impartialité, et de voir de préférence le mauvais côté des actions humaines.
Polybe, qui a pris le récit des événements au point même où l'avait laissé Timée, est très sévère pour l'historien dont il se donne à plusieurs reprises pour le continuateur. Le douzième livre de son ouvrage, ou du moins ce qui reste de ce douzième livre, est presque tout entier consacré à la critique de l'ouvrage de Timée. Polybe va jusqu'à dire que Timée ne se trompe pas toujours involontairement ; et il cite quelques faits qui prouvent, chez son devancier, un médiocre respect pour la vérité vraie. Il se moque avec beaucoup d'esprit et des longues harangues que Timée prêtait contre toute vraisemblance à ses personnages, et de ce patriotisme ridicule qui lui représentait la Sicile comme plus importante à elle seule que la Grèce entière, et tout ce qui se faisait en Sicile comme uniquement digne d'occuper le monde, et les Siciliens comme le plus sage des peuples, et les Syracusains comme les premiers des hommes et les plus propres aux grandes entreprises : « De telle sorte, ajoute Polybe, qu'il ne laisse guère aux enfants de nos écoles, ou à des jeunes gens échauffés par le vin, chance de le surpasser en raisonnements bizarres, dans quelque panégyrique de Thersite, ou dans une diatribe contre Pénélope, ou dans tout autre paradoxe de ce genre. » Mais l'imperfection sur laquelle Polybe insiste particulièrement, c'est que l'ouvrage de Timée n'était qu'une rédaction faite d'après d'autres ouvrages, et que Timée n'avait jamais été qu'un homme de cabinet, étranger à l'art militaire, à la politique, dénué par conséquent des plus essentielles qualités du grand historien. Voici quelques réflexions de Polybe à ce sujet, qui méritent, je crois, d'être mises sous les yeux du lecteur, et qui ne sont pas moins justes et sensées aujourd'hui qu'il y a vingt siècles : « Timée, dans son trente-quatrième livre, écrit ces lignes : J'ai continuellement habité Athènes pendant cinquante ans ; je n'ai pu ainsi évidemment m'initier au métier des armes.-- Non, Timée, pas plus qu'à la connaissance des lieux par toi-même. »
Il en résulte que si, dans le courant de son histoire, il rencontre quelque détail de topographie, il commet mensonge ou erreur ; et, lorsqu'il trouve la vérité, il en est de lui comme de ces peintres qui représentent dans leurs tableaux des animaux d'après des mannequins : dans ces compositions, les lignes extérieures sont quelquefois parfaites ; mais ce qui manque, c'est cette vigueur d'un robuste animal rendue au naturel avec la vérité qui fait la vraie peinture,... C'est là l'écueil de Timée, et en général de tous ceux qui n'ont pour fonds que cette science empruntée aux livres. Il leur manque l'exposition vive des choses, qu'entendent ceux-là seuls qui parlent par expérience. Aussi les historiens qui n'ont pas pris part aux affaires ne sauraient-ils éveiller dans l'âme de véritables émotions. Nos pères exigeaient, chez les historiens, des peintures si vraies, si sensibles, que, s'il était question de gouvernement, ils s'écriaient que l'auteur devait nécessairement être versé dans la politique et savoir ce qui s'y passe ; s'il traitait de l'art militaire, qu'il avait porté les armes et pris part aux combats ; de l'économie domestique, qu'il avait eu une femme et élevé des enfants. De même pour toutes les autres carrières de la vie. On ne peut espérer en effet un tel résultat que chez les historiens qui ont passé par la pratique, et qui choisissent le genre d'histoire fondé sur l'expérience. Sans doute, avoir figuré soi-même en toutes choses, avoir en tout joué un rôle, est bien difficile; mais connaître par l'usage ce qu'il y a de plus important et de plus ordinaire,, c'est chose indispensables (04). »

Rhinton et l'hilarotragédie.

Rhinton de Syracuse n'était pas un historien, mais un poète. Ce poète paraît même avoir été un homme de talent, et qui cherchait le nouveau dans l'art dramatique, au hasard de ne rencontrer que le bizarre. Il inventa une espèce de drame, qu'il nommait hilarotragédie, c'est-à-dire tragédie gaie. C'était une parodie comique de la tragédie, une sorte de drame satyrique moins les satyres. Le Goutteux-Tragique de Lucien, et le Pied-Léger qu'on y joint comme contre-partie, peuvent donner une idée de ce que devaient être les farces dramatiques de Rhinton. Nous dirons plus loin quelques mots sur le meilleur de ces deux poèmes.

Théocrite.

Enfin voici un grand poète, un poète essentiellement sicilien, qui ne ressemble à rien de ce qui l'a précédé, et qui a été original non pas seulement dans un genre, comme on le dit, mais dans les genres les plus divers ; ce Théocrite dont une seule idylle, même la moins belle, vaut mieux que tout Callimaque et que tout Apollonius. Il était de Syracuse ; mais on ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Sa vie serait à peu près inconnue, s'il n'en avait lui-même rappelé les principales circonstances. Dans sa jeunesse, il habita quelque temps à Cos, et il y reçut les leçons du poète Philétas. Il se rendit ensuite à Alexandrie, probablement avec son maître, et il y resta jusqu'en l'an 275, ou environ. Ptolémée Philadelphe, malgré sa générosité et ses largesses, ne l'y put fixer. Peut-être la jalousie de Callimaque ou de quelqu'un des autres poètes patentés du Musée lui en rendait-elle le séjour insupportable. Il revint à Syracuse, et il ne quitta plus guère la Sicile. C'est là qu'il composa la plupart de ses poésies. Quelques-uns prétendent qu'il fut négligé d'Hiéron, ce que j'ai peine à croire. Dans la pièce intitulée les Grâces ou Hiéron, il se plaint en effet que les puissants de la terre aient peu de souci des Muses ; mais rien ne prouve que ce soient là des reproches indirects au héros dont il fait ensuite un si magnifique éloge ; et, à supposer qu'Hiéron jusque-là n'eût point encore songé à lui, il ne manqua pas sans doute de réparer sa faute, après avoir lu ces aimables et piquantes remontrances. Il parait que Théocrite mourut à un âge très avancé, et même qu'il eut le malheur d'assister, dans son extrême vieillesse, à la prise de Syracuse par les Romains.
Il avait laissé des poésies de plusieurs sortes, élégies, hymnes, ïambes, dont nous ne possédons rien ; des épigrammes, dont nous avons quelques-unes, et ces pièces diverses intitulées Idylles, qui nous sont presque tontes parvenues, et, peu s'en faut, sans altérations ni lacunes.

Idylles de Théocrite.

Le mot idylle, eÞdællion, est le diminutif d'un autre mot, eädow, qui signifie proprement image. L'idylle est donc une image en raccourci, une esquisse, et, par extension, un petit poème d'un genre quelconque. Le titre du recueil des poésies de Théocrite répond à peu près à ce que nous nommons des poésies fugitives. Comme un certain nombre des pièces de ce recueil sont des chants bucoliques, et notamment la première, on comprend que le mot idylle soit considéré par quelques-uns comme la désignation du genre pastoral, et que Théocrite ne soit connu du vulgaire que comme un chantre de bergers. En réalité il y a, dans ses trente idylles, des poèmes de toute nature, et qui n'ont, pour la plupart, rien de commun avec les chevriers ni les pâtres. Il y a des morceaux épiques, il y en a même de lyriques ; telle idylle est un mime, telle autre un épithalame ; telle autre est une épître, comme on disait du temps de Boileau ; telle autre est une simple épigramme ; quelques-unes enfin sont tout simplement des idylles dans le sens propre du terme, et ne sauraient rentrer dans aucune classification connue. Presque tous ces poèmes sont écrits en dialecte dorien ; presque tous sont en vers hexamètres. Toutefois le vingt-cinquième est en dialecte ionien ; le trentième est dans la langue et dans le mètre des chants anacréontiques ; enfin le vingt-huitième et le-vingt-neuvième appartiennent, par la forme du vers et un peu par la couleur de l'idiome, à certaines variétés de la poésie lyrique des Éoliens, celles où dominaient les combinaisons du trochée et de l'ïambe.

Idylles bucoliques.

Il nous importe assez peu que Théocrite ait été le premier poète bucolique, ou que tels et tels aient essayé avant lui de faire parler des bergers. C'est à peine si on sait les noms des prédécesseurs de Théocrite. Il nous suffit que Théocrite est le poète bucolique par excellence. D'ailleurs, l'idée de faire parler des bergers n'avait par elle-même rien de bien original, après que tant de poètes avaient déjà fait dialoguer entre eux des gens de tous états, et après que Sophron, dans ses mimes, s'était attaché à reproduire les allures, l'esprit, le langage des classes populaires.
Théocrite est le seul des poètes bucoliques aujourd'hui connus qui ait peint les bergers d'après nature : je veux dire que Théocrite avait sous les yeux, dans son pays, des chevriers, des pâtres, des bouviers, musiciens et chanteurs ; que les figures qu'il a tracées avaient leurs types plus ou moins parfaits dans la réalité même, et qu'il s'est borné à faire sur eux ce que les poètes dramatiques faisaient pour mettre en scène des fils de famille, des esclaves fripons, des prostitueurs, des sycophantes ou des soldats. Il à élevé ses modèles h la dignité de l'art. Tous les autres poètes bucoliques ont imité ou Théocrite ou les imitateurs de Théocrite ; ou bien encore ils ont créé un monde pastoral complètement imaginaire. Il n'est donc pas étonnant que la plupart d'entre eux n’aient guète fait que des oeuvres factices, sans vie, sans intérêt, et qui ne sont pas plus comparables à celles du poète syracusain que la nuit ne l'est au jour. Les bergers de Théocrite n'ont pas plus d'esprit qu'on ne leur en peut supposer, et ils n'ont que la sorte d'esprit qui se développe spontanément dans la vie la moins sophistiquée. C'est une finesse naïve et gracieuse, ce n'est jamais du bel esprit. Ils sont passionnés, violents, outrageux même: Ce sont de vrais enfants de la solitude, et qui ne se doutent que médiocrement des bienséances sociales. En un mot, ils sont vivants, on les voit. Ce sont bien des chevriers, des pâtres, des bouviers : ils ne ressemblent à rien au monde qu'a eux-mêmes. La langue qu'ils parlent est d'une extrême simplicité, mais énergique comme leurs passions, mais pleine de chaleur et de force ; et, quoiqu'ils n'aillent pas chercher bien loin leurs expressions ni leurs images, ils ne cessent pas un instant d'être dignes de la poésie, même quand ils s'accablent d'injures, même quand ils disent de ces choses qu'un rustre peut seul proférer sans rougir. Ils sont poétiquement brutaux, ils ne sont point obscènes : J'aimerais mieux sans doute que Théocrite eût effacé quelques traits un peu plus que vifs ; mais je n'ai pas le courage de lui reprocher le tort d'être un peintre fidèle. Toutefois il est permis de préférer, même à ses plus admirés tableaux de la vie champêtre, même à ceux où il a exprimé avec le plus de bonheur les brûlants transports de l'amour, d'autres idylles non moins charmantes, mais plus chastes et plus pures. C'est dans les idylles non bucoliques que sont, à mon avis, les plus parfaits chefs-d'oeuvre de Théocrite.

Les Syracusaines.

Les Syracusaines sont regardées avec raison tomme un mime ; seulement c'est un mime en vers. Théocrite y présente, à la manière de Sophron, une suite de scènes empruntées à la vie commune, mais sans noeud dramatique, et qui ne tiennent de la comédie que par le ton dit dialogue et les caractères des personnages.
Deux commères de Syracuse, dont les maris habitent Alexandrie, se sont donné rendez-vous chez l'une d'elles, afin d'aller voir ensemble, au palais de Ptolémée, la célébration des fêtes d'Adonis. Elles causent de choses et d'autres, médisent quelque peu de leurs maris, et finissent par se mettre en route. Ce n'est pas sans peine qu'elles arrivent an palais. La rue est pleine d'une foule énorme ; elles rencontrent les chevaux de guerre du roi ; il leur faut fendre, à la porte du palais, la presse des gens que la curiosité amène comme elles. Elles s'en tirent bravement. Les voilà en face des merveilles de la fête, et près du lit où repose Adonis. Ce sont des exclamations à n'en plus finir. Un voisin les veut faire taire, mais il n'a pas de dernier mot avec elles. Elles se taisent pourtant : c'est quand la prêtresse chante un hymne en l'honneur d'Adonis. Après le chant, elles voudraient bien rester encore ; mais l'une des deux se rappelle que son mari est à jeun, et qu'il ne serait pas bon de le faire trop longtemps attendre.
Si la traduction pouvait donner une idée approchante de l'esprit des deux commères et de leur malicieuse naïveté, je transcrirais quelque chose de leur conversation entre elles ou avec des gens de la foule. Mais je ne me hasarderai pas à gâter leur aimable caquetage, en faisant évaporer cette senteur dorienne qui lui donne tant de piquant et de grâce.

Idylles mythologiques.

Je ne crois pas exagérer en mettant les Syracusaines au premier rang parmi les oeuvres de Théocrite. A côté d'elles, mais non pas au-dessous, il faut placer la complainte amoureuse de Polyphème adolescent. Car Théocrite a eu le don de rendre la mythologie aussi vivante que l'imitation même des tableaux de la vie réelle ; non pas une fois seulement, mais toutes les fois qu'il a touché à ces sujets antiques. Le récit du premier exploit d'Hercule, par exemple, dans la vingt-quatrième idylle, est égal au morceau analogue qu'on lit chez Pindare. C'est que les thèmes mythologiques sont pour Théocrite autre chose que des matières à versification. Il ne s'est pas borné, comme ses contemporains d'Alexandrie, à ressasser les mythes anciens et à combiner des épithètes : sous les personnages imaginaires qu'il met en scène, il y a des êtres véritables ; dans le cadre fourni par la tradition antique, il y a une pensée, un sentiment, quelque chose qui sort des entrailles mêmes du poète. Ce qu'aperçoit Théocrite, ce qu'il peint des plus vives couleurs, c'est l'amour maternel d'Alcmène, c'est la vaillance des Dioscures, c'est la beauté de l'épouse de Ménélas, c'est un premier amour, respectueux et passionné, c'est l'efficacité de l'étude et de la poésie pour guérir ou du moins pour calmer les souffrances du coeur. Cela signifie simplement que Théocrite est un poète ; car, pour les poètes dignes de ce beau nom, il n'y a pas de sujets usés ni rebattus. Voici la dix-neuvième idylle, la plus courte de tout le recueil, et une idylle mythologique. La poésie anacréontique elle-même n'a rien de plus gracieux ni de plus frais que cette petite allégorie : « Un jour l'Amour voleur pillait les rayons d'une ruche. Une abeille fâchée lui piqua de son aiguillon le bout des doigts. L'Amour est pris d'une vive douleur ; il souffle sur sa main ; il frappe du pied la terre, et s'envole. Il va montrer sa plaie à Vénus, et se plaint qu'un animal aussi petit que l'abeille fasse de si grandes blessures. Et la mère, souriant : « N'es-tu pas semblable aux abeilles ? Tu n'es qu'un petit enfant ; mais quelles blessures tu fais ! »

Épîtres.

Les épîtres de Théocrite, c'est-à-dire les idylles où le poète s'adresse en son propre nom à tel ou tel personnage, et où il garde d'un bout à l'autre la parole, ne sont pas les pièces les moins précieuses de ce petit livre, où tout a son prix. L'éloge de Ptolémée (idylle XVII) ne sort peut être pas assez des formes officielles du panégyrique, et montre un peu trop de vertus, de noblesse, de puissance, de munificence, dans le roi d'Égypte et dans ses ancêtres. Ces apothéoses et ces éloges par-dessus les nues se sentent du pays où le poète écrivait alors. L'idylle ne vaut que par quelques détails heureux, et par ce style qui ne perd jamais rien de son naturel et de sa vérité, même dans l'expression de sentiments exagérés et de pensées quelquefois suspectes. Mais l'épître à Hiéron (idylle XVI) ne laisse rien à désirer au goût le plus difficile. L'éloge du chef des Syracusains est simple et vrai ; les souhaits de Théocrite pour le bonheur de sa patrie partent du coeur d'un citoyen dévoué ; et l'apologie de la poésie et des poètes, qui remplit les deux tiers de l'idylle, a je ne sais quelle teinte de mélancolie douce et plaintive, qui ajoute son charme à celui des éloquentes invectives de Théocrite contre l'esprit mercantile des hommes de son temps, plus soucieux d'augmenter leurs richesses que de s'ennoblir par l'amour des belles choses.
La Quenouille (idylle XXVIII) est aussi une sorte d'épître. Théocrite avait pour ami intimé un certain Nicias, médecin et poète, qui vivait à Milet en Ionie. C'est à lui que Théocrite avait déjà dédié et l'idylle du Cyclope et celle où il raconte la disparition d'Hylas (XIII) . Cette fois, il envoie à la femme de son ami une quenouille d'ivoire faite à Syracuse ; et c'est à la quenouille elle-même qu'il adresse ses vers : « O quenouille, amie de la laine, don de Minerve aux yeux brillants, les bonnes ménagères se plaisent aux travaux qu'on accomplit avec toi. Suis-moi avec confiance dans la belle ville de Niléus, près du temple de Cypris, qu'ombragent de flexibles et verdoyants roseaux. Car c'est là que je demande à Jupiter de pousser mon navire d'un vent favorable, afin que j'aie le bonheur de voir mon ami Nicias, et d'échanger des embrassades avec lui, ce nourrisson sacré des Muses à la voix séduisante. Et toi, formée d'un ivoire artistement travaillé, je t'offrirai en don à l'épouse de Nicias. Dans ses mains, tu serviras à préparer la matière de toute sorte de tissus propres à vêtir des hommes, de toutes sortes de transparentes étoffes telles qu'en portent les femmes. Aussi, puissent, dans leurs pâturages, les mères des agneaux se dépouiller deux fois l'année de leur molle toison en faveur de la belle Theugénis ! C'est à ce point qu'elle est laborieuse ; et elle aime tout ce qui plaît aux femmes d'un noble caractère. Car je ne voudrais pas te donner à une maison indolente et paresseuse, toi née dans mon pays, puisque ta patrie c'est là ville que fonda jadis Archias d'Ephyre, c'est la moelle de l'île aux trois promontoires, la cité des héros fameux. Tu vas donc être dans la maison d'un homme qui sait une foule de savants remèdes pour préserver les mortels des funestes maladies ; tu vas habiter l'aimable Milet dans la terre d'Ionie, afin que Theugénis se distingue entre ses compagnes par la beauté de sa quenouille et que tu rappelles à son esprit le souvenir du poète son hôte. Oui, l'on se dira en te voyant : Le présent est petit, mais la gratitude est grande ; tout est précieux qui vient d'un ami. » La Muse n'a jamais parlé avec plus de délicatesse et de grâce ; et l'on comprend le mot de Louis XIV, qui ne connaissait pourtant qu'une traduction de l'idylle : « C'est un modèle en galanterie. » Ce jugement d'un homme qui s'entendait si bien aux choses de ce genre me dispense d'insister sur le mérite singulier de cette pièce délicieuse.

Epigrammes de Théocrite.

Les épigrammes de Théocrite ne sont des épigrammes que dans le sens primitif de ce mot. Ce sont de courtes inscriptions pour des statues, pour des offrandes, pour des tombeaux. Elles ne sont pas toutes en vers élégiaques, ni en dialecte dorien. Elles sont remarquables seulement par la précision du style, et par cette élégante simplicité qui est le caractère commun de tous les écrits du poète. Il y en a une pourtant, le Voeu à Priape ; qui a quelque étendue, et qui mériterait d'être placée parmi les idylles. La fraîche et riante description du site champêtre où s'élève la statue du dieu rappelle sans trop de désavantage les agréables tableaux dont Théocrite a souvent égayé ses poèmes bucoliques.

Jugement sur Théocrite.

« Théocrite est admirable dans son genre : au reste, cette muse rustique redoute non seulement le barreau mais aussi la ville elle-même. » Ces paroles sont de Quintilien. L'éloge est un peu vague ; et le rhéteur latin n'a vu dans le poète de Syracuse que le chantre des Thyrsis et des Damoetas. Oui sans doute, Théocrite est admirable dans le genre pastoral ; mais il est admirable aussi dans bien d'autres genres, et dans ceux-là même qui ressemblent le moins à la poésie des champs. La trompette d'Homère ne sonnait pas faux à sa bouche, et la lyre d'Anacréon rendait sous sa main de mélodieux accords. Ce poète si bien doué n'a laissé que de courts morceaux. C'est là le point par où il est inférieur aux antiques maîtres, à ceux dont les oeuvres se nomment l'Iliade, Agamemnon, Antigone, Iphigénie. Mais il est de leur famille. Il marche l'égal d'Hésiode, de Tyrtée, de Théognis. Pourquoi faut-il que si peu de noms soient venus s'ajouter au sien dans la liste des poètes de génie enfantés par la Grèce ?

Bion et Moschus.

Bion et Moschus, dont on rapproche quelquefois les noms de celui de Théocrite, n'ont pas manqué de talent, mais ils ont trop souvent manqué de naturel et de simplicité. Leurs grâces sont souvent affectées ; et l'esprit, chez eux, remplace quelquefois le sentiment. Mais quelquefois aussi ils ne sont pas indignes du poète qu'ils avaient pris pour modèle. Théocrite, qui put lire leurs ouvrages, et qui était leur ami, leur reprocha sans doute les ornements dont ils aimaient à parer leur style ; il dut regretter que leur muse délaissât trop les champs, ou qu'elle songeât trop, dans la ville, aux applaudissements des gens raffinés. J'imagine pourtant qu'il dut trouver beaucoup à louer dans ces vers si bien faits, et dans cette diction qui rappelle si heureusement la sienne. Bion et Moschus, malgré leurs défauts, font véritablement honneur à la poésie dorienne et à la Sicile.
Bion n'était pas Sicilien; mais il avait passé sa vie à Syracuse. C'est par Moschus que nous savons où il était né, et comment il est mort. Dans sa lamentation funèbre sur Bion : « Voici pour toi, s'écrie-t-il, ô le plus harmonieux des fleuves ! une seconde douleur ; voici une nouvelle douleur, ô Mélès ! Tu perdis autrefois Homère, le doux interprète de Calliope ; et tu pleuras cet illustre fils par le gémissement de tes flots, et tu remplis la mer entière de tes plaintes. Maintenant tu verses des larmes sur un autre de tes fils, et tu te consumes dans un récent chagrin (05). » Ainsi Bion était de Smyrne, et probablement d'origine ionienne. La contrée où il vécut, surtout les exemples et les succès de Théocrite, expliquent suffisamment pourquoi il n'écrivit pas dans la langue de sa ville natale, et comment Moschus a pu lui donner le surnom d'Orphée dorien. Il est probable que Bion ne parvint pas à un grand âge, car il périt empoisonné : « Le poison est venu, ô Dion ! vers ta bouche ; et tu as vu le poison. Comment a-t-il passé par tes lèvres et ne s'est-il point adouci ? Quel mortel assez féroce pour t'avoir préparé du poison, pour te l'avoir donné quand tu parlais ? Il a donc échappé au charme de ton chant (06) ! » Les amis du poète eurent du moins la satisfaction de voir punir les scélérats qui lui avaient ôté la vie : « La justice, ajoute Moschus les a tous atteints. » Moschus énumère quelques-uns des contemporains qui mêlaient leurs regrets aux siens ; et c'est là que nous voyons que Théocrite, vieux déjà sans doute, avait survécu à Bion : « Tous ceux à qui les Muses ont donné une bouche retentissante, tous les poètes bucoliques pleurent ton destin et ta mort. Il pleure, ce Sicélidas la gloire de Samos ; et, chez les Cydoniens, Lycidas fond en larmes, lui qu'on voyait auparavant l'oeil souriant, le front joyeux. Philétas gémit chez les Triopides ses concitoyens, sur les bords du fleuve Hales, et Théocrite gémit dans Sy-racuse (07). »
Quant à Moschus, tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il était de Syracuse, et qu'il avait été disciple de Bion. Il dit en propres termes que Bion avait formé des poètes, et qu'il est lui-même un de ces poètes que Bion avait formés : « Pour moi, je te chante les accords du gémissement ausonien. Car je ne suis point étranger au chant bucolique. Je suis un des héritiers de cette muse dorienne que tu enseignas à tes disciples. Tu nous as fait la plus belle part de tes biens : d'autres possèdent tes richesses, mais tu m'as légué le chant (08). »
Ce qui reste des oeuvres de Bion et de Moschus n'a rien de commun, ou presque rien, avec la poésie bucolique ; et le titre d'Idylles, qu'on lit en tête de ces compositions, répond encore moins que dans le recueil de Théocrite à la définition accréditée. Ce sont des lamentations funèbres, des morceaux épiques, des fragments d'épithalames, etc. Mais il est assez vraisemblable que les chants bucoliques tenaient une large place dans ce qui a péri; et ce n'est pas sans raison que Moschus donnait à Bion le titre de berger, et qu'il tenait sur lui-même le langage qu'on vient d'entendre.
La première idylle de Bion, qui a près de cent vers, et qui passe pour son chef-d'oeuvre, est une complainte sur la mort du bel Adonis. Ce poème est gracieux et touchant, plein de sentiments doux et d'attendrissantes images. Il y a même une scène vraiment pathétique, et qui a fourni au Tasse un de ses tableaux les plus admirés. Vénus arrive près d'Adonis mourant, comme Herminie près de Tancrède ; et l'expression de la douleur et du désespoir d'une amante n'est guère moins poignante et vraie dans les vers du poète grec que dans ceux du grand poète italien. Cependant il y a plus d'un trait, plus d'un mot, qu'eût effacés Théocrite, s'il avait écrit l'idylle de Bion. Il y en a jusque dans le discours que Bion prête à Vénus. Ce n'est pas Théocrite qui eût fait dire à la déesse : « Ma ceinture a péri avec toi. » L'idée est juste ; mais Théocrite l'eût présentée autrement, et sous une image moins recherchée. Aussi, quel que soit le charme de ce poème, je ne puis m'empêcher de préférer d'autres morceaux où le langage de Bion est plus simple, et où le goût, même sévère, n'a rien à désavouer. Tel est le fragment de l'idylle qui était intitulée Épithalame d'Achille et de Déidamie ; telle est surtout la deuxième idylle, que je vais transcrire en entier : « Un oiseleur encore tout jeune, qui chassait aux oiseaux dans un bocage épais, aperçut le volage Amour perché sur la branche d'un buis. Ravi à la vue de cet oiseau, qui lui apparaissait si grand, il réunit ensemble tous ses gluaux, et il se mit à guetter l'Amour, qui voltigeait çà et là. Mais bientôt l'enfant se dépite du peu de succès de ses efforts : il jette ses gluaux, et il s'en va trouver un vieux laboureur, qui lui avait enseigné l'art de la pipée. Il lui conte son aventure, il lui montre l'Amour perché sur la branche. Mais le vieillard hoche la tête, et répond à l'enfant : « Suspends ta chasse, et n'attaque pas cet oiseau. Fuis loin de a lui, car c'est une bête dangereuse. Tu seras heureux tant que tu ne l'auras pas pris ; mais, quand tu auras atteint a l'âge d'homme, cet oiseau, qui maintenant fuit et voltige, il viendra soudain de lui-même se poser sur ta tête. »
Les vers que j ai cités de la complainte sur la mort de Bion sont les meilleurs de Moschus. On a pu remarquer, à côté des accents d'une douleur vraie et bien sentie, une certaine emphase et je ne sais quoi de forcé. D'ailleurs, l'idylle est bien loin d'être un chef-d'oeuvre. Moschus, pleurant son maître et son ami, a été moins bien inspiré que Bion pleurant un héros imaginaire. Mais peut-être le modèle qu'il avait sous les yeux a-t-il nui plutôt qu'aidé à la perfection de son poème. Bion avait montré toute la nature en deuil à la port d'Adonis, les Amours se lamentant, puis Vénus, puis les Grâces, puis les Muses ; mais c'est la douleur des Amours, surtout celle de Vénus, qui remplit presque toute l'idylle. Moschus nous peint à son tour un deuil universel; mais ici l'énumération n'en finit pas. Avant d'arriver à ces traits d'éloquence et de sentiment que j'ai notés, il faut passer à travers les gémissements et les soupirs, non seulement des Muses siciliennes, non seulement de Phoebus, non seulement des rossignols et des cygnes, mais des abeilles et des hirondelles, mais des brebis et des dauphins, mais des arbres et des fleurs, des vallons et des montagnes, et, comme on l'a vu, des fleuves eux-mêmes.
Il y a, outre la complainte en l'honneur de Bion, trois idylles entières, l'Amour fugitif, Europe, Mégare femme d'Hercule. La première est un signalement de l'Amour, fait par Vénus. Il me semble que cette mère connaît et dépeint beaucoup trop bien les défauts et la malice de son enfant ; et, si le portrait est vrai, on peut remarquer que ce n'était point à Vénus de le faire. Je crois aussi que Moschus eût pu se dispenser de faire dire à Vénus que le flambeau de l'Amour embrase le soleil lui-même. Europe est un morceau beaucoup plus développé, et écrit non plus en langue dorienne mais en dialecte épique. C'est le récit de l'enlèvement de la fille d'Agénor. Mais les préliminaires du récit sont d'une longueur disproportionnée. Le poème entier n'a que cent soixante et un, ou, selon quelques éditeurs, cent soixante-deux vers ; et Jupiter n'aperçoit Europe qu'au vers soixante-quatorzième, et le taureau divin n'arrive qu'au quatre-vingt-neuvième dans la prairie où la jeune fille joue avec ses compagnes ! La troisième idylle est une conversation naïve et touchante entre la femme d'Hercule absent et la mère du héros. Mégare se lamente sur la mort de ses enfants, massacrés par leur père, et sur le triste abandon où se consume sa vie. Alcmène la console en gémissant avec elle, en lui témoignant une tendresse de mère, et en lui racontant un songe qui semble présager de nouveaux malheurs à celui qu'elles chérissent l'une et l'autre. Cette idylle est, selon moi, le chef-d'oeuvre de Moschus. C'est du moins la plus simplement écrite. A peine peut-on reprocher au poète tel mot recherché, telle image trop brillante, telle comparaison trop complaisamment épuisée. Quant aux fragments d'idylles qui suivent les pièces entières, ils sont tout à fait insignifiants. Le recueil se termine par une épigramme qui témoigne avec quelle facilité Moschus se laissait aller aux idées fausses et au mauvais goût. Voici cette épigramme, qui est intitulée l'Amour laboureur : « Le redoutable Amour, ayant déposé son flambeau et son arc, prit un aiguillon à piquer les boeufs, et suspendit la besace à son épaule. Puis il attela le cou des taureaux sous le joug pénible, et il ensemença le fertile sillon de Cérès. Puis il leva les yeux au ciel, et il s'adressa ainsi à Jupiter lui-même : Féconde mes guérets, si tu ne veux pas que je te fasse traîner ma charrue, toi taureau d'Europe ! »
Ceux qui pourraient avoir la fantaisie de comparer cet article sur Bion et Moschus avec ce que j'ai imprimé dans la première édition de mon ouvrage, m'accuseront sans doute de contradiction, et s'étonneront que je consacre aujourd'hui plusieurs pages à ces deux poètes, quand je m'étais contenté autrefois de leur accorder trente-deux lignes. Il est bien vrai qu'autrefois j'ai insisté presque uniquement sur leurs défauts. Aujourd'hui je leur rends plus impartiale justice. J'explique ce qu'ils ont d'excellent ; je les juge en eux-mêmes; je ne leur demande plus si impérieusement de remplir cet idéal que j'avais conçu en lisant Théocrite. On a vu d'ailleurs que je ne dissimule aucune de leurs imperfections. Je suis heureux d'avoir obtempéré ainsi aux aimables remontrances que j'ai trouvées à mon adresse dans la Literatura griega du savant don Braulio Fos, et de m'être mis d'accord avec lui sur le seul point peut-être où ses opinions et les miennes paraissaient essentiellement différer, et dans le fond et surtout dans les termes.

CHAPITRE XL.

AUTRES ÉCRIVAINS DU TROISIÈME SIÈCLE AV. J. C.

Rhianus.- Aratus. - Euphorion de Chalcis. - Hermésianax, etc.

Rhianus.

Tandis que la poésie et la science brillaient d'un si vif éclat dans la patrie de Théocrite et d'Archimède, et que l'érudition alexandrine contrefaisait le talent et le génie, c'est à peine s'il restait çà et là, disséminés dans diverses contrées, quelques hommes dignes du nom de poètes ou de prosateurs.
Un certain Rhianus, Crétois, avait écrit plusieurs poèmes héroïques : une Héracléide, des Thessaliques, des Messéniaques, etc. C'est à l'aide surtout des Messéniaques de Rhianus que Pausanias a écrit ses intéressants sinon authentiques récits des guerres de Messénie. Il est probable que les Thessaliques n'étaient, comme les Messéniaques, qu'une sorte d'histoire en vers. L'Héracléide devait ressembler à tous les poèmes du même nom, et appartenir à cette espèce d'épopée dont la vie entière d'un héros était le sujet, et qui péchait, comme le remarquent les ancien, par un vice fondamental, le défaut d'unité. Au reste, les vers qu'on cite de Rhianus ne sont pas de nature à nous faire bien vivement regretter la perte de ses ouvrages. Il n'y en a guère qui s'élèvent au-dessus du médiocre. Le fragment de vingt et un vers sur l'action de la Justice, ou plutôt sur les vengeances d'Até, serait une chose remarquable, si Rhianus avait véritablement tiré de sa Minerve ces pensées, ces images, ces vives expressions. Mais il n'a guère fait que fouiller dans sa mémoire. C'est Homère, c'est Hésiode, c'est Eschyle, qu'il faut saluer ail passage, en lisant ces vers. Rhianus n'y est que pour l'arrangement, et pour quelques ornements de mauvais goût.

Aratus.

Le poème d'Aratus, intitulé Phénomènes et Pronostics, a eu l'honneur d'être imité en vers latins, d'abord par Cicéron, puis par Germanicus. L'homme qui a écrit ce poème était un savant universel, médecin, mathématicien, critique, etc. On s'en aperçoit en le lisant. Il a très exactement résumé ce qu'on savait alors et sur l'apparition et la disparition des astres, et sur les signes naturels qui permettent de pronostiquer le beau ou le mauvais temps ; il a même écrit en bon style, et ses vers sont généralement bien tournés et suffisamment simples. Mais il a oublié un peu trop que ce n'est pas là toute la poésie, je dis toute la poésie didactique ; et il est réglé sec et ennuyeux, en dépit de ses mérites, et malgré certains passages qui ne sont pas sans éclat. Comment en effet un poète, même mieux doué qu'Aratus, eût-il pu, captiver le lecteur en s'interdisant tout mouvement, toute variété; en s'abstenant de peindre l'homme, de le faire parler, ou d'exprimer tout au moins des sentiments qui répondissent, dans notre coeur, à ces fibres par quoi nous-mêmes nous nous sentons hommes ? Aratus n'a donc fait, peu s'en faut, qu'un manuel scientifique versifié, et non pas proprement une épopée didactique, un poème qui rappelle les Oeuvres et Jours. Il parait que les Phénomènes étaient le plus estimé dé tous les ouvrages composés par Aratus, soit en prose, soit en vers. Aratus était né dans les premières années du troisième siècle, à Soles en Cilicie ; et il passa de longues années , à la cour d'Antigonus Gonatas, roi de Macédoine.

Euphorion de Chalcis.

Euphorion de Chalcis, qui fut bibliothécaire d'Antiochus le Grand, était un érudit et un poète : Quintilien se contente, à son sujet, de remarquer que Virgile faisait cas de ses ouvrages, puisqu'il parle, dans les Bucoliques, de chants que lui-même composait à la manière du poète de Chalcis. Mais le rhéteur latin s'est privé de lire les vers d'Euphorion. Cette lecture n'était pas chose très facile. Le poète, qui était compatriote de Lycophron, semblait avoir ambitionné, comme Lycophron, le surnom de ténébreux. L'espèce d'épopée où Euphorion avait raconté les traditions de l'Attique ancienne partageait, avec l'Alexandra, l'honneur d'être impénétrable au vulgaire, et obscure même pour de consommés mythologues. Il est probable que ce n'est point là ce qui valait à Euphorion l'estime de Virgile, et qu'il y avait, parmi ses poèmes de diverses sortes, des productions un peu moins savantes et un peu plus humaines ; mais il est douteux qu'un poète épique aussi détestable que l'auteur des Mélanges (c'était le titre de l'épopée d'Euphorion) ait été autre chose, dans aucun genre, qu'un modèle assez peu digne d'être imité.

Hermésianax, etc.

Il reste d'Hermésianax de Colophon un fragment d'élégie amoureuse qui n'est pas sans quelque valeur poétique. C'est «une revue spirituelle et piquante de tous les poètes et de tous les sages fameux, depuis Homère jusqu'à Philétas, qui s'étaient laissé subjuger par l'amour. »
Tels sont, avec le Chaldéen Bérose, qui avait écrit en grec une histoire de son pays d'après les monuments authentiques, les seuls noms un peu connus que fournisse le catalogue littéraire de ce siècle, en dehors de ceux qui appartiennent à l'Attique, à l'Égypte et à la Sicile. J'en ai passé sous silence un grand nombre ; mais je ne crois pas qu'on me sache mauvais gré de n'avoir rien dit, par exemple, de prétendus poètes qui avaient imaginé des acrostiches plus ou moins extraordinaires, ou qui arrangeaient la longueur respective des vers d'un poème de telle façon que l'ensemble présentât la forme de quelque objet, d'un oeuf, d'une hache, d'un autel, d'une paire d'ailes, d'une flûte de Pan, etc. Ces sottises métriques n'ont rien de commun avec la poésie.

CHAPITRE XLI.

ECRIVAINS DES DEUX DERNIERS SIÈCLES AV. J. C.

Stérilité littéraire de cette période. - Nicandre. - Méléagre. - Panétius et Posidonius. - Polybe.

Stérilité littéraire de cette période.

Nous allons rapidement parcourir la longue période qui s'étend depuis la première apparition des Romains dans la Grèce jusqu'au règne de l'empereur Auguste. C'est une sorte de Sahara littéraire, où nous ne rencontrerons pas beaucoup d'oasis. On dirait que les Grecs, durant ces soixante et dix années, n'aient eu d'autre affaire que de se façonner au joug de leurs maîtres, ou de travailler, comme dit Horace, à conquérir un farouche vainqueur et à porter dans le Latium les arts de la civilisation. Pendant qu'ils servaient aux R-mains de pédagogues et d'initiateurs, ils perdaient eux-mêmes cette activité féconde qui naguère encore produisait des merveilles. Deux poètes du troisième ou du quatrième ordre, deux philosophes moralistes, un historien philosophe, voilà toute la littérature grecque de ces temps misérables. Non pas qu'il ne nous reste d'autres écrits que les vers de Nicandre et de Méléagre, que la prose de Polybe ou le souvenir de celle de Panétius et de Posidonius ; mais que nous importent ici les travaux de quelques savants, les commentaires de quelques grammairiens, ou même des compilations de récits mythologiques, comme le livre d'Apollodore ?

Nicandre.

Quintilien nous apprend que Nicandre avait eu chez les Latins deux imitateurs, Macer et Virgile. Il paraît en effet que Nicandre était l'auteur d'un poème didactique sur l'agriculture, dont Virgile tira quelque parti pour ses Géorgiques. Mais les deux poèmes de Nicandre que nous possédons ne donnent pas une haute idée de ce que devaient être ceux que nous n'avons plus. Nicandre, qui florissait vers le milieu du deuxième siècle avant J. C., était prêtre d'Apollon à Claros en Ionie, et passait pour un habile médecin en même temps que pour un bon poète. Ses deux poèmes, intitulés l'un Thériaques, l'autre Alexipharmaques, sont de la médecine versifiée et non point de la poésie. Il énumère, dans le premier, les animaux venimeux, dans le second les divers poisons qui peuvent s'ingérer avec les aliments, et les contre-poisons par lesquels on peut combattre leurs ravages. Une série de sèches descriptions, c'est à peu près tout ce qu'on trouve chez Nicandre. Aratus s'est donné quelquefois carrière, et a oublié l'astronomie pour la poésie ; mais Nicandre n'oublie pas un instant qu'il est médecin, et il fait oeuvre, sauf le mètre, la langue poétique et les épithètes, de disciple d'Hippocrate et non de disciple d'Homère.

Méléagre.

Méléagre du moins est un poète. Il vivait quelque temps après Nicandre, et il était né à Gadares dans la Syrie. On croit que ce poète ne fait qu'un avec le philosophe cynique du même nom, qui avait composé des satires en prose. La nature de quelques-unes de ses épigrammes ne dément pas l'opinion qui le range parmi les hommes de l'école de Diogène. Il avait les passions vives, mais autre chose que de la délicatesse dans les goûts. Les petites pièces qu'on a de lui ne sont pas sans mérite, surtout par rapport au temps où il a vécu. A part un certain luxe de synonymes et d'épithètes, on ne peut pas lui reprocher de bien graves défauts ; j'entends au point de vue de la poésie, non à celui de la morale. Il a du mouvement, de la grâce, et il ne manque pas trop de naturel. Sa description du printemps serait une charmante idylle, si l'on en pouvait retrancher quelques mots surabondants, quelques images hasardées. Méléagre mérite une place à côté de Bion et de Moschus, ou, si l'on veut, à peu de distance au-dessous d'eux. Ce poète, dont les vers sont un des ornements de l'Anthologie, est le premier Grec qui ait eu l'idée de former un recueil de morceaux choisis. La Couronne d'Épigrammes, comme il avait intitulé son anthologie, était formée de fleurs empruntées à quarante-six poètes plus ou moins fameux. Mais ce recueil n'existe plus.

Panétius et Posidonius.

Panétius, né à Rhodes vers l'an 190, était un philosophe stoïcien. Il tint quelque temps à Rome une école que fréquentèrent les hommes les plus illustres, entre autres Scipion Emilien. Cicéron nous apprend lui-même que le traité des Devoirs n'est qu'une traduction un peu arrangée, une imitation libre, de l'ouvrage que Panétius avait empesé sur le même sujet. Posidonius, disciple de Panétius et un des maîtres de Cicéron, avait fourni de même, au grand philosophe romain, la matière des beaux traités de la Divination, du Destin et de la Nature des Dieux. C'est dire assez que les écrits des deux stoïciens étaient des œuvres du plus haut mérite, puisqu'il a suffi de les transcrire et de les remanier pour en faire des chefs-d'œuvre. Cicéron en a embelli la forme; mais qui peut douter que les originaux n'aient été remarquables par la gravité du style, par la précision, par la vigueur, par cette mâle éloquence qui naît toujours d'une conviction profonde et d'un véritable amour de la vertu ? Nous savons que Panétius et Posidonius étaient éloquents lorsqu'ils parlaient ; leur enthousiasme pour Platon prouve que le beau ne leur était pas plus indifférent que le bien ; ils avaient, dans le stoïcisme même, de bons modèles littéraires ; et sans doute ils durent être plus jaloux de rivaliser de perfection avec Cléanthe que d'imperfection avec Chrysippe.

Polybe.

Polybe naquit en 200 ou 204, à Mégalopolis en Arcadie. Lycortas son père était un des chefs de la Ligue achéenne. Lui-même il joua un rôle considérable dans les événements qui décidèrent sans retour du sort de la Grèce. Il ne tint pas à lui que sa patrie ne conservât son indépendance Mais les Romains l'emportèrent, et Polybe fut un des otages qu'ils emmenèrent avec eux pour s'assurer de la fidélité de leurs sujets. C'est en 166 qu'il vint à Rome; et son exil dura de longues années. Scipion Émilien sut apprécier dignement le mérite de Polybe. Il le traita comme un ami ; il en fit son conseiller, son compagnon inséparable. Polybe était à ses côtés lorsqu'il entra dans Carthage vaincue. Cette illustre amitié servit à son tour le héros achéen dans l'exécution du grand dessein qu'il avait conçu dès les premiers temps de son séjour en Italie. Il se proposait d'écrire l'histoire des conquêtes de Rome, et de faire comprendre à ses concitoyens pourquoi un petit peuple du Latium, si longtemps inconnu des Grecs, avait dû finir par commander au monde. On lui permit de consulter les archives de l'État, et d'y puiser tous les renseignements dont il avait besoin. On s'empressa à l'envi de lui fournir des matériaux. On le laissa voyager en Égypte, en Gaule, en Espagne et dans d'antres contrées, pour compléter ses recherches.
Au bout de plusieurs années, Polybe mit la dernière main à son ouvrage, et le publia sous le titre d'Histoire générale. C'était en effet l'histoire générale du monde, durant la période qui avait suffi à Rome pour en faire la conquête, ou du moins pour abattre tous les ennemis papables de lui disputer l'empire : «Y a-t-il un homme, dit Polybe dans son préambule, assez frivole eu indolent pour ne pas se soucier de reconnaître comment, et par quelle sorte dg politique, presque tous les pays de la terre habitée furent soumis en moins de cinquante-trois ans, et n'eurent plus que les Romains pour maîtres (09) ? Le demi-siècle dont parle Polybe est le temps qui s'écoula depuis le commencement de la deuxième guerre Punique jusqu'à la défaite du roi Persée : « Avant cette époque, dit encore Polybe (10), les événements du monde étaient comme disséminés.... Mais, à partir de là, l'histoire commence à former comme un corps : les événements de l'Italie et de l'Afrique s'enlacent avec ceux qui se passent en Asie et en Grèce, et tout aboutit à une fin unique. » Toutefois, avant d'entrer au coeur de son sujet, l'historien consacre deux livres entiers à en exposer les préliminaires. Il raconte même avec quelque détail la première guerre Punique, et tous les faits importants qui s'étaient accomplis en Sicile, en Afrique, en Illyrie, en Gaule, en Espagne et en Grèce avant l'invasion de l'Italie par Annibal. L'ouvrage n'avait pas moins de quarante livres, c'est-à-dire cinq fois environ l'étendue de celui de Thucydide. Nous ne possédons en entier que les cinq premiers livres ; mais on a d'assez considérables fragments de la plupart des autres, surtout depuis les découvertes de l'illustre Angelo Mai.
L'histoire, telle que l'a conçue Polybe, ne se borne point à raconter ni à peindre, ni même à suggérer des réflexions utiles. La recherche approfondie des causes qui ont engendré les événements, la mise en lumière des occasions qui les ont déterminés, des circonstances où ils se sont produits, des effets qui en ont été les conséquences, voilà ce que se propose essentiellement cette histoire, que Polybe appelle histoire pragmatique, d'un terme emprunté à l'école péripatéticienne, et qui servait à désigner les sciences d'application pratique et particulièrement les sciences morales. L'historien contemple les faits historiques, il les explique, il les juge ; c'est directement et en son nom qu'il donne ses explications, qu'il exprime ses jugements; il disserte, il enseigne, en même temps qu'il peint ou raconte: il fait une pragmatie, comme Polybe nomme maintes fois son oeuvre, c'est-à-dire un traité de politique et de morale à propos du spectacle des choses humaines. II travaille à former l'expérience du lecteur, à l'initier au maniement des affaires, à élever sa pensée, à développer en lui les germes de l'homme d'État. Polybe est resté jusqu'à ce jour le type le plus accompli de ce genre d'histoire, dont il fut le premier modèle. Nul historien n'a jamais été ni plus passionné pour la vérité, ni plus exact dans le récit des faits, ni plus judicieux dans leur appréciation. Il a la conscience, le savoir, le coup d'oeil ; il ne déclame jamais ; il est du petit nombre des hommes dont la bouche n'a jamais servi d'interprète qu'à la raison. Sans lui nous ne connaîtrions que fort imparfaitement les Romains, en dépit même de Tite Live, de Salluste et de tant d'autres. C'est lui qui nous a livré les secrets de leur politique ; c'est chez lui qu'on saisit l'esprit de leurs institutions; et, n'eût-il fait que nous apprendre ce qu'était leur organisation militaire, il nous aurait mieux dit pourquoi ils furent les héritiers de l'empire d'Alexandre, que ne le disent les belles phrases sur la Fortune qui domine en toutes choses, et sur la vertu des vieux temps, et sur les consuls pris à la charrue. Bossuet et Montesquieu se bornent bien souvent à traduire Polybe. Les idées les plus fécondes et les plus vraies qu'on admire dans le Discours sur l'Histoire universelle, et dans la Grandeur des Romains, ne sont autre chose que des emprunts faits à l'Histoire générale. Et ni Montesquieu ni Bossuet n'y ont pris, tant s'en faut, tout ce qu'ils y eussent pu recueillir, je dis plus, tout ce qu'ils y auraient dû prendre.
Cet ouvrage a ses défauts. Le récit est un peu froid, et les grandes figures n'ont point, dans les tableaux de l'historien, cette vivacité et cet éclat qui attirent et charment les regards. L'esprit est toujours satisfait avec Polybe ; l'imagination a toujours à désirer. Elle voudrait, dans le style, plus de lumière et de mouvement ; elle voudrait quelque chose de la grâce d'Hérodote ou de l'énergie pittoresque de Thucydide. Les passages de Polybe que j'ai cités à propos de Timée montrent pourtant que l'historien trouvait quelquefois, pour exprimer sa pensée, des formes agréables et piquantes. Les Grecs reprochaient aussi à Polybe de n'avoir pas écrit dans la langue classique. Ils remarquaient dans sa prose des termes et des tournures insolites, et un certain abus des expressions techniques empruntées au vocabulaire péripatéticien. L'Histoire générale n'en est pas moins un des plus beaux monuments du. génie antique, et un de ceux qui font le plus d'honneur à l'humanité.
Denys d'Halicarnasse reproche durement à Polybe son manque d'art dans ce que les rhéteurs nommaient l'arrangement des mots. Il va jusqu'à dire que la lecture de Polybe est assommante Le bon Rollin lui-même s'est senti indigné de cette condamnation. Il montre que la prétendue qualité prônée par Denys, le ton oratoire et les périodes cadencées, est un vrai défaut, et que Polybe a bien fait de n'y point tomber. Puis il ajoute : « Un style militaire, simple, négligé, se pardonne à un écrivain tel que le nôtre, plus attentif aux choses mêmes qu'aux tours et à la diction. Je n'hésite donc point à préférer au jugement de ce rhéteur celui de Brutus, qui, loin de trouver la lecture de Polybe ennuyeuse, s'en occupait continuellement et en faisait des extraits dans ses heures de loisir. On le trouva appliqué à cette lecture la veille du jour où se donna la fameuse bataille de Pharsale. Polybe n'a jamais beaucoup souffert des sottises débitées à son intention par un homme que personne, chez les anciens, ne prenait pour un oracle ; mais je sais un gré infini à Rollin de sa protestation. »
Polybe, durant son long exil, avait toujours présente cette patrie achéenne pour laquelle il avait tant travaillé et tant souffert. Plutarque nous le peint défendant la mémoire de Philopoemen contre les accusations d'un Romain qui voulait faire détruire les monuments élevés à la gloire du vainqueur de Machanidas. La cause se plaidait en justice, et l'éloquence de Polybe sauva les statues du héros. Ceci se passait vers le temps de la ruine de Corinthe, trente-sept ans après la mort de Philopoemen. Polybe demanda et obtint, dans sa vieillesse, de revoir son pays. Il y revint en 128 ; et il mourut, cinq ou six ans après, dans cette Achaïe où il s'était signalé jadis par sa bravoure, ses talents politiques et ses vertus.

CHAPITRE XLII.

ECRIVAINS GRECS CONTEMPORAINS D'AUGUSTE ET DES PREMIERS EMPEREURS. 

Imitateurs de Polybe. - Juba. - Denys d'Halicarnasse. - Diodore de Sicile. - Strabon. - Apion. - Josèphe. - Sophistes nouveaux. - Dion Chrysostome. - Histoire Eubéenne. - Philon.

Imitateurs de Polybe.

Polybe n'eut point d'héritiers vraiment dignes de lui. Toutefois il eut de nombreux imitateurs, et quelques-uns d'entre eux furent des écrivains utiles et estimables, sinon des penseurs bien profonds et des historiens bien parfaits. Il est à croire pourtant que la continuation de l'Histoire générale, dont Posidonius était l'auteur, se recommandait par des qualités analogues à celles que nous prisons dans l'ouvrage du héros de Mégalopolis. Mais il ne reste rien de ce travail, non plus que des compositions historiques de Castor, de Théophane, de Juba.

Juba.

Ce dernier est cité fréquemment par Plutarque et avec de grands éloges. La perte de son Histoire romaine est fort regrettable. il avait fait des recherches très consciencieuses, et il avait visé surtout à l'exactitude et à la clarté. Il était fils de ce roi Juba qui fut vaincu par César. Il fut amené enfant à Rome, et suivit le char triomphateur. César le fit élever avec soin, et Auguste le dédommagea plus tard des biens qu'il avait perdus : « La captivité, dit Plutarque dans la Vie de César, fut pour lui le plus heureux des accidents. Né barbare et Numide, il lui dut d'être compté parmi les plus savants des historiens grecs. » 

Denys d'Halicarnasse.

Nous possédons, du moins en partie, l'Histoire ancienne de Rome par Denys d'Halicarnasse. Cet ouvrage embrassait toute la période qui s'étend depuis la fondation de Rome jusqu'à la première guerre Punique, et finissait par conséquent au point même où commence celui de Polybe. Denys était venu se fixer à Rome après la bataille d'Actium, pour étudier la langue latine, et pour préparer les matériaux nécessaires à l'exécution de son dessein. Il y fit un long séjour ; et c'est là qu'il écrivit et publia son Histoire, fruit de vingt-deux ans de recherches. Des vingt livres qu'avait cet ouvrage nous possédons les onze premiers, ainsi qu'un certain nombre de fragments des neuf autres, retrouvés pour la plupart dans ces derniers temps par Angelo Mai.
Denys d'Halicarnasse présente les Romains comme un peuple d'origine grecque ; et c'est la Grèce qui leur a fourni, à l'entendre, leurs moeurs, leur culte, leurs institutions. Il conclut sans cesse de l'analogie plus ou moins réelle à l'imitation directe ; souvent même il lui arrive de voir des concordances là où il n'y a que des contrastes. On conçoit qu'une pareille préoccupation ne pouvait manquer de le jeter dans de graves erreurs. Ce n'est donc pas un guide auquel on se puisse fier, surtout dans les questions d'origines. Il a d'ailleurs altéré à plaisir la vérité de ses récits en prêtant à ses personnages, même aux êtres quasi fabuleux des temps héroïques, des discours d'une prolixité révoltante, et qui n'ont guère d'autre but que de faire admirer aux amateurs son habileté à manier la langue oratoire. Cependant il y a quelques parties traitées avec simplicité, des morceaux intéressants et où le goût n'a pas trop à reprendre ; et le style, assez recherché en général, se détend quelquefois et ne sent pas toujours le rhéteur.
Rollin, qui fait un grand éloge de Denys, est bien forcé d'avouer que son mérite principal est d'être un utile magasin de documents. Il critique même assez vivement l'opinion d'un traducteur de l'Histoire ancienne de Rome, qui mettait sans façon Denys sur la même ligne que Tite Live. Il montre, dans ce qui est commun aux deux historiens, le plus frappant contraste : chez le Romain, partout des qualités de premier ordre ; chez le Grec, presque toujours faiblesse, prolixité, langueur même. Il compare le récit du combat des Horaces et des Curiaces, tel que Tite Live l'a donné, avec les pages correspondantes de l'Histoire ancienne de Rome ; et le pauvre talent de Denys ne se trouve pas très bien de cette confrontation. Soyez sûr que ce n'est point Denys qui a fourni à Corneille la dramatique et saisissante matière des vers que vous savez par coeur.
Il faut bien le dire, Denys d'Halicarnasse était au-dessous de sa tâche d'historien. Ses livres de critique sont très inférieurs pourtant à son Histoire. Ce qui est au moins bizarre, c'est que ce compilateur des annales du peuple roi n'a pas l'air de se douter que Rome ait une littérature. Il ne dit pas un mot de l'éloquence latine. Il ne prononce pas même le nom de Cicéron. Au reste, ses jugements sur les orateurs prouvent qu'il ne savait pas ce que c'est que l'éloquence, et qu'il la mettait tout entière dans les artifices de la diction. Ses jugements sur les historiens sont presque ridicules. Il reproche par exemple à Thucydide d'avoir mal choisi son sujet, et d'avoir retracé à ses concitoyens de tristes et humiliants souvenirs. Il voudrait que l'historien eût réservé sa belle oraison funèbre pour une meilleure occasion, parce que les premières escarmouches de la guerre n'en valaient pas la peine : comme si Thucydide n'avait songé qu'à faire un discours dont la place était indifférente, et non pas à reproduire à sa manière ce qui s'était réellement passé aux funérailles des premières victimes. Denys d'Halicarnasse ne voit partout que des mots et des phrases. Aussi ne faut-il pas s'étonner de l'entendre s'extasier sur la renaissance de l'éloquence dans le siècle où il écrit lui-même. L'homme qui regardait le Phèdre de Platon comme une oeuvre sans valeur était de force à prendre pour des orateurs tous les rhéteurs du temps, et à se croire lui-même un phénix entre tous les écrivains anciens et modernes.

Diodore de Sicile.

Diodore, né à Argyrium en Sicile, a compilé, sous le titre de Bibliothèque historique, une histoire universelle en quarante livres. Il avait voyagé dans une grande partie de l'Europe et de l'Asie, il avait visité l'Égypte, et il n'avait rien négligé pour ramasser partout des matériaux utiles. Mais il n'a pas su coordonner ces matériaux et en former un tout harmonieux. Sa préface, où il exposé en fort bons termes les devoirs de l'historien, n'est, comme on l'a remarqué, que la brillante façade d'un médiocre édifice. Diodore est ordinairement ennuyeux. Il écrit simplement, mais sans chaleur, sans intérêt. Pourtant Diodore a eu des fanatiques. Henri Estienne, le premier éditeur de la Bibliothèque historique, va jusqu'à dire que Diodore brille parmi tous les historiens anciens que nous connaissons, comme le soleil parmi les astres. En revanche, la plupart des critiques parlent de Diodore avec un souverain mépris. L'abbé Terrasson, qui l'a traduit en français, le traitait d'inepte et de pis encore. Il disait à ses amis : « Je traduis Diodore dans toute sa turpitude. » Diodore n'est pas un grand écrivain ; ce n'est pas non plus un penseur profond ; ce n'est même pas toujours une autorité à laquelle on puisse se fier sans réserve. On a constaté, dans la Bibliothèque historique, d'assez nombreuses erreurs de faits et de dates. Diodore est inférieur non seulement à Hérodote et à Thucydide, mais à Denys même. Ce n'est pas dire qu'il soit sans mérite. Il a pour nous un mérite tout particulier, c'est d'avoir été un compilateur consciencieux . Si l'on considère son ouvrage non point proprement comme une histoire, mais seulement comme une collection de documents historiques, c'est des plus précieux monuments de l'antiquité ; car ce qu'on retrouve, sous Diodore, ce sont des textes empruntés à une foule d'historiens, dont les écrits n'existent plus, tels que Hécatée, Ctésias, Philistus et bien d'autres. C'est donc une véritable bibliothèque historique ; et l'ouvrage, sous ce rapport, n'est pas trop indigne de son titre. Nous possédons les cinq premiers livres, qui traitent de l'Égypte, de l'Assyrie et des premiers temps de la Grèce, et dix autres, qui vont jusqu'à la bataille d'Ipsus. Les fragments des vingt-cinq livres perdus ne sont pas très considérables ; et c'est encore à M. Mai qu'on en doit le plus grand nombre. Diodore avait poussé le récit des événements jusqu'aux campagnes de César dans les Gaules. Diodore était contemporain de Denys d'Halicarnasse, et il passa de longues années à Rome, sous César et Auguste.

Strabon

Strabon le géographe, né vers l'an 50 avant notre ère à Amasée en Cappadoce, vivait par conséquent vers le même temps que Denys et Diodore. Comme eux il habita longtemps à Rome. Il avait d'ailleurs fait de lointains voyages, et visité la plupart des contrées qu'il décrit. Sa Géographie en dix-sept livres, que nous possédons peu s'en faut tout entière, est une véritable encyclopédie, pleine de détails intéressants et d'aperçus lumineux sur l'histoire, la religion, les moeurs, les institutions politiques des anciens peuples. On y trouve même des discussions de critique littéraire assez importantes. Strabon a fort bien vu tout le parti qu'on peut tirer des fables antiques, comme témoignage naïf et spontané des idées et de la sagesse des temps primitifs. Esprit judicieux, érudit consommé, écrivain clair et correct, son ouvrage n'est pas seulement une mine inépuisable pour les historiens, les littérateurs et les philologues ; c'est une agréable lecture, et surtout une des plus utiles qu'on puisse faire.

Apion. Josèphe. 

Un certain Apion, grammairien, que les habitants d'Alexandrie avaient député à Caligula pour se plaindre des Juifs, avait composé divers ouvrages historiques ou politiques. Il était Égyptien, et son ouvrage le plus considérable était une Histoire d'Égypte. Cette histoire a péri, ainsi que tous les autres écrits d'Apion. On connaît pourtant assez bien son traité contre les sectateurs de la religion de Moïse, parce qu'Apion a eu un contradicteur, et que la réponse en faveur des Juifs nous est parvenue.
Le contradicteur d'Apion n'était autre que le célèbre historien Josèphe. Josèphe, ou plutôt Iosèpe, était Juif. Il était né à Jérusalem en l'an 37 de notre ère, et il appartenait à la race sacerdotale. Il combattit contre Vespasien, puis s'attacha à sa fortune, prit le prénom de Flavius, et fut en grande faveur auprès de lui et auprès de Titus son fils. Il accompagna Titus à ce siège de Jérusalem dont lui-même a retracé les terribles et saisissants épisodes. L'Histoire de la guerre de Judée par Josèphe est un récit dramatique, où l'intérêt croit de scène en scène jusqu'au dénouement, jusqu'à cette catastrophe qui n'a peut-être pas d'égale dans les annales de l'univers, et dont les conséquences, après dix-huit siècles, se font sentir encore. L'ouvrage a sept livres. Écrit d'abord en syriaque, l'auteur lui-même le traduisit en grec hellénistique, comme on appelait le grec courant d'alors, par opposition à la langue classique, que les atticistes essayaient de conserver pure de tout mélange. L'Histoire ancienne des Juifs, par le même écrivain, est précieuse surtout parce qu'elle remplit la lacune de plusieurs siècles qui se trouve entre les livres de l'Ancien Testament et ceux du Nouveau. Mais Josèphe a beaucoup sacrifié au goût de ses lecteurs grecs et romains. Il altère souvent les antiques traditions de la Bible ; il efface l'originalité de la physionomie du plus extraordinaire de tous les peuples ; il hellénise et romanise une histoire qui ne ressemble à rien au monde sinon à elle-même.

Sophistes nouveaux.

Le nom de sophiste, décrédité jadis par Socrate et Platon, reprit, sous les empereurs romains, une signification honorable ; ou plutôt on se borna à rendre leur véritable nom à ceux que les Romains appelaient rhéteurs, et que les Grecs avaient trop longtemps appelés des orateurs. Les sophistes étaient proprement des professeurs de belles-lettres. Ils enseignaient l'art d'improviser et d'écrire des discours, et ils étaient eux-mêmes écrivains et improvisateurs. Ils traitaient toute sorte de sujets. Ils faisaient des harangues politiques du genre de celles dont parle Juvénal : ils donnaient à Sylla le conseil d'abdiquer la dictature, ou ils exhortaient les Athéniens, comme fait Lesbonax, sophiste contemporain de Tibère, à s'armer de courage contre les ennemis dans la guerre du Péloponnèse. Ils dissertaient sur des questions morales ou même scientifiques, mais en s'attachant presque uniquement au bien dire, et avec peu de souci de la vérité pure et même du bon goût. En un mol, c'était Gorgias, c'était Protagoras; c'étaient même quelquefois des triomphes oratoires comparables à ceux qui avait jadis allumé la sainte indignation de Socrate. II va sans dire que la plupart de ces orateurs qui faisaient tant de bruit ne méritaient nullement leur réputation. Il faut pourtant faire exception pour quelques-uns ; et, sans parler de Plutarque et de Lucien, qui furent des hommes de génie, plusieurs de ces sophistes étaient mieux que de vides déclamateurs, et méritent une place clans l'histoire de la littérature.

Dion Chrysostome.

Le plus célèbre des sophistes du siècle dont nous énumérons les écrivains est Dion, qui fut nommé Chrysostome, c'est-à-dire bouche d'or, à cause de son éloquence. Il était né à Pruse en Bithynie, et il florissait à Rome dès le temps de Néron. Lorsque Vespasien parvint à l'empire, Dion lui conseilla de rétablir la république. Impliqué plus tard dans une conspiration contre Domitien, il s'enfuit loin de l'Italie. Il était sur les bords du Danube quand on y reçut la nouvelle de la mort de l'empereur et de l'élection de Nerva. L'armée campée dans ces parages allait se révolter : Dion, qui était dans le camp, mais déguisé en mendiant, se fait connaître, harangue les soldats, les ramène à l'obéissance; et Nerva est proclamé d'une voix unanime. Dion jouit d'une grande faveur sous Nerva et sous Trajan, et mourut dans un grand âge, avec le renom du premier des orateurs et des écrivain du temps.
C'était un homme, en effet, d'un talent très distingué, sinon un homme de génie. Parmi les quatre-vingts discours ou dissertations qui nous restent de lui, il y en a qui sont des morceaux remarquables : ainsi le Discours olympique, où Dion fait paraître Phidias expliquant devant les Grecs assemblés !à composition de son Jupiter Olympien ; ainsi le discours intitulé Diogène, où il s'agit du gouvernement des États, et plusieurs autres encore. On reconnaît dans ces ouvrages un esprit formé par la lecture et la méditation des antiques modèles. La chaleur du style, un peu factice quelquefois, n'est pas toujours le produit du choc des mots. Dion avait des entrailles, comme il avait de la science et du courage ; et ses phrases, trop bien tournées peut-être, sont pleines souvent d'une vraie émotion. Si Dion s'était moins attaché à la forme, s'il n'avait point abusé de l'atticisme, s'il avait écrit avec plus d'abandon, et qu'il n'eût point affecté de tant platoniser, ou de reproduire les tours et les expressions de Xénophon et de Démosthène, il occuperait un rang élevé parmi les écrivains moralistes, sinon parmi les orateurs.

L'Histoire Eubéenne.

C'est dans les discours de Dion Chrysostome que se trouve le premier écrit en langue grecque qu'on puisse intituler roman ou nouvelle. L'Histoire Eubéenne est une charmante pastorale. C'est le tableau du bonheur champêtre de deux familles qui vivent, dans un canton désert de l'Eubée, du produit de leur chasse, des fruits de leur petit domaine et du lait de leurs troupeaux. J'ai surtout remarqué le naïf récit que fait un des deux pères du voyage qu'il avait été forcé de faire à la ville, pour répondre aux sommations des collecteurs d'impôts, qui avaient découvert leur existence, et qui avaient envoyé demander de l'argent. Le pauvre chasseur ne connais­sait la ville que pour y avoir été conduit une fois, dans son enfance : « Je vis donc comme la première fois, dit-il, une foule de grandes maisons, environnées d'une forte muraille ; des bâtiments carrés d'une grande hauteur ; des tours sur le mur dans le port, des navires à l'ancre, et aussi immobiles, que sur le lac le plus tranquille. On ne voit rien de pareil sur cette côte où tu as abordé, et c'est pour cela que les vaisseaux y périssent. Je vis encore une immense multitude réunie dans la ville : ce n'étaient partout que cris, tumulte étourdissant. Il me semblait que tous ces gens-là se battaient entre eux. Mon conducteur me mena à je ne sais quels magistrats, et leur dit en riant : « Voici l'homme à qui vous a m'avez envoyé ; il ne possède rien qu'une cabane avec une solide enceinte de pieux. » Les magistrats partaient en ce moment pour le théâtre. J'y allai avec eux. Ce théâtre est une sorte d'enceinte qui ressemble à une vallée, avec cette différence que les côtés, au lieu d'être allongés, s'arrondis-sent en demi-cercle. Ce n'est pas une vallée naturelle ; elle est bâtie en pierres. Mais sans doute tu te ris de moi de te raconter ce que tu connais parfaitement. D'abord la foule s'occupa longtemps à je ne sais quoi : tantôt tout le peuple applaudissait gaiement et avec transport des gens qui étaient là ; tantôt il criait avec indignation et fureur ; sa colère était alors terrible ; aussi ceux qui en étaient l'objet étaient-ils aussitôt frappés d'épouvante : les uns couraient çà et là en demandant merci ; les autres, tout éperdus, jetaient leurs vêtements. Moi-même je faillis une fois tomber de frayeur, étourdi par une clameur semblable à une tempête subite ou à un coup de tonnerre qui aurait éclaté sur ma tête. Puis arrivèrent d'autres gens, qui se mirent à haranguer le peuple. Quelques-uns des spectateurs se levèrent du milieu de la foule, et en firent autant. Les uns ne disaient que quelques mots, les autres faisaient de longs discours. Il y en avait qu'on écoutait longtemps en silence; d'autres étaient accueillis tout d'abord par des vociférations, etc. »
Quand je dis que l'Histoire Eubéenne est le plus ancien des romans grecs, on entend bien que je ne parle que de ceux qui nous sont parvenus. Je rappellerai plus bas, à propos des romans de Lucien, le peu qu'on sait sur les devanciers de Dion et sur leurs ouvrages.

Philon.

Dion Chrysostome semble s'être proposé de donner au paganisme un caractère spiritualiste et moral, qui le rendit capable de lutter contre les nouvelles doctrines venues de l'Orient. Un esprit plus profond et plus sérieux, Philon le Juif, avait essayé d'établir l'accord de la théologie hébraïque avec la philosophie platonicienne. Philon ramène la Bible à des allégories ; il retrouve dans Moïse la création telle que Platon l'a conçue ; il applique au monde idéal, prototype du monde sensible, aux idées que Dieu enferme en lui de toute éternité, les noms de Verbe et de Fils de Dieu. Cet audacieux et éloquent théosophe, ce Platon juif, comme on le nommait, était né à Alexandrie en l'an 30 avant notre ère. Il appartenait, comme Josèphe, à la race sacerdotale. Il vint à Rome sous Caligula, demander pour les Juifs d'Alexandrie le droit de cité romaine ; mais il échoua dans cette entreprise. Il laissa une foule d'écrits, dont les plus importants subsistent encore.
Un autre Philon, contemporain de celui-là, mais qui n'avait de commun avec lui que le. nom, Philon de Byblos, est connu pour avoir traduit du phénicien en grec l'antique ouvrage de Sanchoniathon ; traduction dont la perte est plus regrettable que celle de bien des écrits originaux.

CHAPITRE XLIII.

PLUTARQUE.

Vie de Plutarque. - Génie de Plutarque. - Ouvrages historiques de Plutarque. - Plutarque moraliste. - Style de Plutarque.

Vie de Plutarque.

Plutarque naquit à Chéronée dans la Béotie, vers le milieu du premier siècle de notre ère. On ignore l'année précise de sa naissance ; mais on sait, par son propre témoignage, qu'à l'époque du voyage de Néron en Grèce, c'est-à-dira à la date de l'an 66, il suivait, à Delphes, les leçons du philosophe Amnronius. A son retour dans sa patrie, il fut employé, quoique fort jeune, à quelques négociations avec les villes voisines. Bientôt après il se maria. C'est à Chéronée qu'il passa sa vie presque tout entière. Il mettait sa gloire et son patriotisme à empêcher par sa présence, comme il le dit naïvement lui-même, que cette ville, qui n'avait jamais été bien importante, ne s'amoindrît encore, et à faire jouir ses concitoyens de l'estime et de la faveur dont il était l'objet. Il vint pourtant à Rome à plusieurs reprises, et il y donna, sur divers sujets de philosophie, de littérature et d'érudition, des leçons publiques, qui furent la première origine et la première occasion des nombreux traités qui composent ce qu'on appelle les Morales. Tout ce qu'il y avait d'illustres personnages dans Rome assistait à ces leçons ; et c'est là ce qui a pu faire dire que Trajan, presque aussi âgé que Plutarque, avait eu Plutarque pour maître. Plutarque parlait à ses auditeurs romains non point dans leur langue, mais dans la sienne. Le grec était un idiome qu'entendaient parfaitement tous les gens lettrés de l'Italie. D'ailleurs Plutarque n'a jamais su le latin assez bien pour le parler. Il nous dit lui-même, dans la Vie de Démosthène, qu'il n'avait pas eu le temps, durant son séjour en Italie, de se livrer à une étude approfondie de cette langue, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et de la quantité de gens qui venaient tous les jours s'entretenir avec lui de philosophie. Il ne commença à étudier fructueusement les auteurs latins que fort tard, quand il se mit à écrire ses Vies comparées des hommes illustres de la Grèce et de Rome.
On ne connaît pas l'année de sa mort ; mais l'opinion la plus probable est qu'il mourut quelque temps avant la fin de règne d'Adrien, à l'âge de soixante-douze ou soixante-quinze ans.

Génie de Plutarque.

De tous les écrivains de l'antiquité classique, Plutarque est sans contredit le plus populaire parmi nous. Il doit cette popularité à la nature de son génie, au choix des sujets qu'il a traités, surtout à l'éternel intérêt qui s'attache au souvenir des grands hommes dont il a peint les images. Mais son premier traducteur, le vieux Jacques Amyot, a contribué pour une large part à sa renommée. Amyot n'était pas un écrivain vulgaire. Le Plutarque d'Amyot est vivant ; et il n'est pas d'auteur, dans notre langue, qui soit plus Français que ce Grec mort en Béotie il y a dix-huit siècles.
L'idée sur laquelle reposent les Parallèles ou Vies comparées rappelle les thèses factices des écoles de rhéteurs. Mais rien n'est moins sophistique, rien n'est moins d'un rhéteur que l'exécution de ce plan, qui nous semble d'abord si bizarre ; et le lecteur est entraîné, bon gré mal gré, par le charme étrange répandu non pas dans les récits seulement, mais dans ces comparaisons mêmes qui suivent chaque couple de Vies, où deux héros, un Grec et un Romain, sont rapprochés trait pour trait, confrontés en vertu d'un principe uniforme, et pesés au même poids.
Je lis partout ces mots, le bon Plutarque. Mais cette épithète ne convient qu'au Plutarque français d'Amyot ; non point même proprement, mais par l'effet de l'illusion de naïveté que font sur nous cette langue et ce style, vieux de trois siècles. Plutarque est un écrivain sans fard et sans apprêt, heureusement doué par la nature, et qui répand à pleines mains tous les trésors de son âme. C'est un homme de bonne foi ; c'est le Montaigne des Grecs, comme le caractérise excellemment Thomas. Il a même quelque chose de cette manière pittoresque et hardie de rendre les idées et de cette imagination de style, qui donnent tant de prix aux Essais. Nul historien n'a excellé comme lui à reproduire les traits des personnages historiques, je dis surtout les traits de leur âme ; à les peindre, à les faire vivre, agir et marcher. Les poètes dramatiques n'ont eu qu'à le copier, pour tracer de saisissantes et immortelles figures.
« Quels plus grands tableaux, dit M. Villemain, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul-Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible oit elle s'est réfugiée, et s'efforçant de hisser et d'attirer vers elle Antoine, vaincu et blessé, qu'elle attend pour mourir ! Combien d'autres descriptions d'une admirable énergie ! Et, à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui prennent l'homme sur le fait, et, le peignent dans toute sa profondeur en le montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l'éclat du style et le génie pittoresque ; mais c'est ce double caractère d'éloquence et de vérité qui l'a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie fier et libre n'a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l'empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s'unissant à l'heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l'imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l'homme, et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l'espèce humaine. »

Ouvrages historiques de Plutarque.

Ces compositions ont pourtant leurs défauts, et même des défauts assez graves. Les Vies ne sont presque jamais des biographies complètes; et l'historien laisse trop souvent dans l'ombre les faits même les plus considérables, ou ne leur donne pas toute la place qu'ils devraient avoir. Ses préoccupations morales ou dramatiques lui font oublier quelque peu les droits imprescriptibles de la vérité, qui veut être dite tout entière. Plutarque, qui écrivait rapidement et sans beaucoup de critique, laisse échapper de temps en temps des erreurs matérielles, surtout en ce qui concerne Rome et ses institutions : il interprète souvent à faux le sens des auteurs latins d'où il tire ses documents. Souvent aussi il préfère, soit insouciance ou défaut de jugement, des autorités suspectes comme il a fait dans le récit de la prétendue corruption de Démosthène. Il se met quelquefois avec lui-même dans des contradictions manifestes. Tout cela est avéré, et d'autres péchés sans doute que j'oublie dans le nombre. Mais que ne pardonne-t-on pas à un écrivain qui sait nous prendre, et à chaque instant, par le coeur et par les entrailles, et qui ne cesse jamais de nous enchanter, même quand ce qu'il conte semble le plus vulgaire ou le plus futile ? « Plutarque, dit J. J. Rousseau, excelle par les mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses ; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste, lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant, Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie. Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du Grand-Roi. César, traversant un pauvre village et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir être que l'égal de Pompée. Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot : c'est le plus beau moment de sa vie. Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom. Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions : c'est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop apprêtées ; et c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter. »
Le style historique de Plutarque n'est pas un très grand style. C'est, comme dit Thomas, la manière d'un vieillard plein de sens, accoutumé au spectacle des choses humaines, qui ne s'échauffe ni ne s'ébahit, dont l'admiration est calme, dont le blâme évite les éclats. Il va, s'arrête, revient, suspend le récit, répand sur sa route les digressions et les parenthèses. A proprement parler, Plutarque n'est point un narrateur. C'est un ami qui s'entretient avec un ami au sujet d'hommes fameux et d'événements mémorables.

Plutarque moraliste.

La grande collection des oeuvres diverses de Plutarque, connue vulgairement sous le titre de Morales, contient des traités de toute valeur et presque de tout genre. Il est vrai que Plutarque est un moraliste avant tout. Son âme d'honnête homme passionné pour le bien se mêle à tout ce qu'il écrit : c'est là ce qui donne tant de vie même à ses dissertations d'antiquités; c'est là ce qui fait lire ses discussions métaphysiques, politiques ou religieuses; c'est là ce qui rend intéressantes jusqu'à ses faiblesses d'esprit. On lui pardonne sans peine d'avoir été fort injuste envers les stoïciens ; et, quand on songe à son amour tout filial pour Chéronée, on s'explique qu'il ait fait un livre contre l'historien Hérodote, qui avait dû traiter sévèrement dans ses récits la Béotie et les Béotiens. Mais parmi cette multitude d'écrits, qui pour la plupart n'ont avec la morale proprement dite que des rapports indirects et fortuits, il en est un certain nombre dont la morale didactique est le sujet, la substance même ; et ceux-là sont les plus renommés de toute la collection : ce sont ceux où le génie de Plutarque s'est montré avec tous ses avantages. Quelques-uns sont d'une haute éloquence. Le dialogue intitulé des Délais de la Justice divine est la plus grande et la plus belle oeuvre que la littérature et la philosophie grecques eussent enfantée depuis le temps de Platon. Le dialogue intitulé de l'Amour n'est guère moins remarquable en son genre. Plutarque n'a pas traité ce sujet dans la grande manière de Platon, et son livre n'est point une contrefaçon du Banquet. Il a laissé la métaphysique profonde et la haute poésie ; il s'est enfermé dans le domaine des réalités de la vie domestique ; il a voulu se montrer uniquement ce qu'il était, bon époux, bon père de famille, conteur très aimable. Son livre est le panégyrique de l'amour légitime, et contient le récit d'une foule d'anecdotes dont la tendresse conjugale est le thème ordinaire. C'est là, vers la fin du dialogue, que Plutarque raconte la touchante histoire du dévouement d'Empone, que nous nommons, d'après les Latins, Éponine. Il y a encore d'autres écrits, dans la collection, qui passeraient pour des chefs-d'oeuvre, s'ils n'étaient éclipsés par le voisinage de ces ouvrages renommés. Ainsi la Consolation à sa femme sur la mort de sa fille est une lettre pleine d'émotion, de naïveté et de tendresse. Les traités sur la Superstition, sur le Mariage, sur la Noblesse, bien d'autres encore, ou pour mieux dire tous les traités moraux de Plutarque, et en général tous ses écrits de quelque nature que ce soit, se recommandent par des qualités estimables, et procurent au lecteur agrément et profit. Toujours et partout on y sent cet amour du bon et du beau, cette simplicité de coeur, cette parfaite sincérité, qui captivent le sentiment, alors même que la raison a quelque chose encore à désirer.
Montaigne, au livre deuxième des Essais, fait une comparaison en règle entre les Morales de Plutarque et les Épîtres de Sénèque. Ce qui lui plaît surtout, c'est la brièveté des opuscules et la variété des sujets : « Ils ont touts deus cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy ie suis incapable.... Il ne fault pas grande entreprinse pour m'y mettre; et les quitte où il me plaist : car elles n'ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Les aucteurs se rencontrent en la plus-part des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siècle ; touts deux precepteurs de deux empereurs romains; touts deux venus de païs estran­gier; touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et présentée d'une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant; Se­neque plus ondoyant et divers : Cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits ;L'aultre semble n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la société civile ; L'aultre les a stoïques et épicuriennes, plus esloingnées de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes... Seneque est plein de poinctes et saillies; Plutarque, de choses : celuy là vous esehauffe plus et vous esmeut ; cettuy ci vous contente davantage et vous paye mieulx ; il nous guide, l'aultre nous poulse. » Montaigne, qui ne lisait Plutarque que dans Amyot, croyait comme Amyot que Plutarque avait été précepteur de Trajan et avait joué un rôle en politique. Sauf ce trait, le parallèle est juste; et Plutarque moraliste y est admirablement caractérisé.

Style de Plutarque.

Je ne dois pas dissimuler que la diction de Plutarque est loin d'être digne de celle des anciens maîtres. Plutarque a subi, autant et plus que personne, la fatale influence du siècle où il vivait. Sa langue n'est plus celle de Platon, de Xénophon, de Thucydide. Il n'a pas même essayé, comme ceux qu'on appelle atticistes, d'en retrouver les secrets. Il prend ses termes de toute main ; il se teint des couleurs de tous les écrivains dont il reproduit les pensées, peu soucieux d'effacer les disparates et d'adoucir les tons criards. Rien de fondu, rien d'achevé ; nulle conformité, nulle règle, nulle mesure. Sa façon d'écrire est plus aiguë, dit Jacques Amyot dans son expressif langage, plus docte et pressée, que claire, polie ou aisée. Dacier compare ce style à ces anciens bâtiments dont les pierres ne sont ni polies ni bien arrangées, mais bien assises, et ont plus de solidité que de grâce et ressentent plus la nature que l'art.

CHAPITRE XLIV.

STOÏCIENS NOUVEAUX.

Caractère du stoïcisme au temps des Antonins. - Épictète. - Arrien. - Marc-Aurèle.

Caractère du stoïcisme au temps des Antonins.

Le génie romain s'accommodait médiocrement des spéculations métaphysiques sur lesquelles les premiers stoïciens avaient prétendu construire l'édifice de leur système. On trouve , dans Épictète et dans Marc-Aurèle, des preuves assez multipliées d'une sorte d'indifférence au sujet d'une foule de problèmes plus ou moins importants, agités autrefois dans le Portique par Zénon, par Chrysippe, par tous les philosophes dont ils se glorifiaient pourtant de suivre la trace morale. Ils ont fait bon marché surtout de ces arguties où se complaisait la logique stoïcienne. Le stoïcisme, chez eux, est réduit à ses véritables proportions : ils en ont émondé, d'une main ferme et courageuse, toutes les superfétations parasites. D'accord avec leurs maîtres sur les points vraiment essentiels, ils ont porté dans tout le reste une grande liberté d'esprit et la féconde vertu de l'indépendance. D'ailleurs le stoïcisme, au deuxième siècle de notre ère, ne pouvait plus parler le langage qui avait suffi jadis aux contemporains de Pyrrhus. Le temps avait marché, et transformé, par son action insensible, les dispositions et la volonté des hommes. Il y avait, dans toutes les âmes, comme une source d'amour qui ne demandait qu'à s'épancher. L'idée de la fraternité humaine germait sourdement au fond des coeurs. Il suffit d'ouvrir au hasard les livres d'Épictète et de Marc-Aurèle, pour reconnaître la trace lumineuse de l'immense progrès moral accompli depuis trois siècles. Cette humilité, ce renoncement à soi-même, dont Épictète proclame sans cesse l'efficace vertu ; cette tendresse expansive, cet amour du prochain, ce dévouement au bonheur des hommes, qui furent à la fois toute la vie et toute la philosophie de Marc-Aurèle, semblent d'un autre monde, pour ainsi dire, si on les compare aux méditations de Zénon et de Chrysippe sur ce qui fait la force et la dignité de l'âme, sur les rapports de l'homme avec ses semblables. Les maîtres du Portique niaient la douleur et proscrivaient la pitié ; ils mettaient presque au rang des crimes les faiblesses de l'âme et les émotions les plus douces et les plus naturelles. La nature a repris ses droits, et dans le stoïcisme même, par Épictète et Marc-Aurèle. Il n'y a chez eux rien d'utopique : l'un a dicté des leçons qui sont devenues, par le changement de quelques mots, la règle de saint Nil et des solitaires du mont Sinaï ; et l'autre a fait, en se peignant lui-même, un des plus sublimes traités de morale qu'on ait jamais écrits.

Épictète.

« Épictète, dit Pascal dans les Pensées, est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet ; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon coeur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse: qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : J'ai perdu cela ; dites plutôt : Je l'ai rendu ; Mon fils est mort : Je l'ai rendu ; Ma femme est morte : Je l'ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme, direz-vous. Pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous l'a prêté vienne le redemander ? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un voyageur fait dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il encore, désirer que les choses se fassent comme vous le voulez, mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez votre personnage dans une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court ; s'il vous le donne long, jouez-le long : soyez sur le théâtre autant de temps qu'il lui plaît ; paraissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donné ; mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez toujours devant les yeux la mort, et les maux qui semblent les plus insupportables ; et jamais vous ne penserez rien de bas et ne désirerez rien avec excès. Il montre en mille manières ce que l'homme doit faire. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de connaître la volonté de Dieu et de la suivre. Telles étaient les lumières de ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l'homme. Heureux s'il avait aussi connu sa faiblesse ! »

Arrien.

Épictète n'avait rien écrit lui-même ; mais Arrien, un de ses disciples, a rédigé, sous le titre de Manuel, un abrégé des doctrines morales d'Épictète, et il a recueilli dans un ouvrage considérable, intitulé Dissertations, les leçons et les conversations de ce grand philosophe. Le Manuel et les Dissertations sont des chefs-d'oeuvre, non pas seulement par la noblesse et la vérité des pensées, mais par la mâle beauté d'un style simple, clair, correct, énergique, et qui n'est dénué ni d'élégance ni même de grâce. Arrien avait pris Xénophon pour modèle ; et les Dissertations rappellent, sans trop de désavantage, les Mémoires de Socrate. On y trouve même quelquefois des choses sublimes. C'est là, par exemple, qu'est ce dialogue de Vespasien et d'Helvidius Priscus, où l'âme humaine atteint à des proportions presque divines : « Ne va pas au sénat. - Il dépend de toi que je ne sois pas sénateur ; mais, tant que je le suis, il faut que je me rende aux délibérations. - Eh bien ! soit, vas-y ; mais n'y dit mot. - Ne me demande pas mon avis, et je me tairai. - Mais il faut que je te le demande. - Et moi, il faut que je dise ce qui me paraît juste. - Mais, si tu parles, je te ferai périr. - Quand donc t'ai-je dit que je fusse immortel ? Tu feras ce qui est ton affaire, et moi ce qui est la mienne. La tienne est de tuer : la mienne, de périr sans crainte ; la tienne est d'exiler : la mienne, de partir sans regret (11). »
Arrien n'était pas seulement un excellent écrivain philosophique, il fut encore un des meilleurs historiens de l'antiquité. Son Histoire de l'Expédition d'Alexandre, en sept livres, est un résumé fidèle et très bien fait des relations originales rédigées ou par les compagnons d'armes du conquérant macédonien, ou par les historiographes attachés à sa personne. Le récit est clair et intéressant ; la marche des armées, les batailles, les sièges, sont retracés demain de maître. Le style a les mêmes qualités qu'on admire dans les Dissertations, et l'ouvrage n'est pas indigne d'être rapproché de l'Anabase ; car c'est encore Xénophon qu'Arrien avait pris pour modèle dans cette composition historique. Cette histoire l'emporte infiniment sur tous les autres ouvrages dont Alexandre a fourni le sujet. L'Indique, qui en forme le complément, est écrite en dialecte ionien, dans la manière d'Hérodote. La description qu'Arrien nous a laissée de l'Inde, des moeurs des habitants, de leurs institutions, de leur caractère, s'accorde mieux que toutes les autres relations antiques avec ce que nous savons aujourd'hui de cette merveilleuse et immuable contrée. Arrien avait continué ses récits au delà du règne d'Alexandre. Photius donné l'abrégé de l'histoire des successeurs du conquérant macédonien, et nous apprend que cette histoire avait dix livres. Arrien avait écrit d'autres ouvrages de philosophie, d'histoire, de géographie, dont il ne reste que peu de chose, et deux traités sur l'art militaire et un autre sur la chasse, que nous possédons tous les trois. C'était un homme d'État, un général distingué, et non point un rhéteur ou un sophiste. Il était né à Nicomédie en Bithynie, dans les premières années du deuxième siècle. Il porta les armes avec distinction sous Adrien, et il s'éleva, par ses talents seuls, à une haute fortune. Dès l'an 134 il fut nommé gouverneur de la Cappadoce, et les Antonins lui prodiguèrent des marques de leur estime et de leur bienveillance.

Marc-Aurèle.

Le deuxième Antonin, que nous nommons ordinairement Marc-Aurèle, a écrit en grec l'admirable livre intitulé Pour lui-même, autrement dit les Pensées : « Jamais philosophe, dit Montesquieu, n'a mieux fait sentir aux hommes les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que Marc-Antonin. Le coeur est touché, l'âme agrandie, l'esprit élevé. » Marc-Aurèle est peut-être le plus grand des moralistes ; ce n'est pas, tant s'en faut, un parfait écrivain. Arrien soignait son style ; Marc-Aurèle jette rapidement des notes, sans s'inquiéter d'autrui. D'ailleurs il lui eût été impossible peut-être, à lui Romain, de ne pas laisser dans son grec des choses plus ou moins contestables. Ce qui est trop certain, c'est que Marc-Aurèle n'est pas, comme Arrien, un atticiste. Il n'a rien de commun, pour la langue, ni avec Xénophon, ni encore moins avec Platon, ni même avec aucun auteur classique. Il est presque à demi barbare. Souvent, au lieu d'exprimer explicitement sa pensée, il se borne à des formules de son invention, à des mots de rappel qui lui suffisaient pour s'entendre avec lui-même, et qui ne nous offrent à nous que des énigmes à déchiffrer. Le néologisme de l'auguste écrivain s'inquiète assez peu des prescriptions de l'analogie, et ses constructions insolites déroutent à chaque instant toutes les prévisions grammaticales. Mais de combien de beautés sublimes n'étincelle pas ce style, ou plutôt cette pensée, malgré la bizarre irrégularité de la forme et les âpretés de la diction ! J'en pourrais citer de nombreux et frappants exemples. Je me bornerai à un seul ; c'est le passage où Marc-Aurèle résume en quelques mots les principes fondamentaux de sa doctrine : « Tout ce qui t'accommode, ô monde ! m'accommode moi-même. Rien n'est pour moi prématuré ou tardif, qui est de saison pour toi. Tout ce que m'apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô nature ! Tout vient de toi ; tout est dans toi ; tout rentre dans toi. Un personnage dit : O bien-aimée cité de Cécrops ! Mais toi (Marc-Aurèle), ne peux-tu pas dire : O bien-aimée cité de Jupiter ! « C. Martha, qui a écrit sur Marc-Aurèle des pages si émues, dit admirablement dans quel esprit nous devons nous mettre pour bien comprendre ce qu'il appelle l'examen de conscience d'un empereur romain : « Si l'on veut pénétrer dans ce livre si simple, il faut le lire avec simplicité, écarter les discussions philosophiques, ne pas regarder au système qu'il renferme. On fait tort à Marc-Aurèle, quand on rajuste en corps de doctrine ces pensées décousues, et que de ces libres et paisibles effusions on fait un sujet d'érudition ou de controverse. Ce n'est pas une oeuvre de philosophie, mais, si l'on peut dire, de piété stoïque. On ne le comprend que si on le lit avec le coeur. Une. âme qui se relire dans la solitude, qui veut oublier les jugements des hommes, les livres, le monde, qui ne s'entretient , qu'avec elle-même et avec Dieu, ne doit pas être l'objet de curiosités vaines. Il y a, comme une bienséance morale à l'écouter comme elle parle, avec candeur, à se laisser char-mer par son accent. Serait-ce donc se montrer trop profane que d'apporter à la lecture et à l'étude de ce livre si pur quelques-uns des sentiments que nous croyons nécessaires pour bien goûter la mysticité de Gerson ou de Fénelon?

 

(01)   Lycophron, Alexandra, vers 4 et suivants.
(02)   Lycophron, Alexandra, vers 34 et suivants.
(03)   Lycophron, Alexandra, vers 258 et suivants.
(04)   Polybe, Histoire générale, livre XII, chapitre XXV, i, o.
(05)   Moschus, Idylles, III, vers 74 et suivants.
(06)   Moschus, Idylles, III, vers 146 et suivants.
(07)   Id., ibid., vers 94 et suivants.
(08)  Id., ibid., vers 400 et suivants.
(09)    Polybe. Histoire générale, livre I, chapitre IV.
(10)   Id., ibid., livre 1, chapitre III.
(11)  Dissertations, livre I, chapitre I, paragraphe 19.