ATHÉNÉE
DE NAUCRATIS
De l'Amour
Le Livre XIII des Deipnosophistes
Traduction
Sophocle et le jeune echanson
81.
Si
Euripide aimait beaucoup les femmes, Sophocle, de son côté, trouvait son
plaisir chez les garçons. Dans son livre intitulé les Séjours, le poète
Ion nous dit ceci :
« J'ai
rencontré Sophocle le poète à Chios : en qualité de général, il naviguait
vers Lesbos. Quand il avait bu, c'était un homme fort enjoué autant que
spirituel. Un jour, un ami de Chios, Hermésilaos, proxène d'Athènes, le
convia à un banquet. À un moment, debout près du feu, un jeune garçon lui
versa du vin ; comme il rougissait, Sophocle lui dit ces mots :
-
« Veux-tu que je boive avec plaisir ? »
Et
comme le garçon répondait par l'affirmative, le poète lui dit :
-
« Alors, donne-moi ma coupe puis reprends-la moi avec une infinie lenteur. »
Le
garçon se mit à rougir davantage et Sophocle dit à l'homme qui partageait sa
banquette :
« Comme Phrynichos a trouvé les mots justes : « Sur ses joues
écarlates brille la lumière de l'amour. »
Aussitôt,
un homme venu d'Érétrie, expert en littérature, lui rétorqua :
-
« Tu es certainement fort versé dans la poésie, Sophocle, mais je pense
que Phrynichos ne s'est pas bien exprimé en qualifiant d'écarlates les joues
du beau garçon. Si un peintre enduisait d'une couleur rouge les joues de ce
personnage, il perdrait sa beauté. Non, il ne faut pas faire la confusion entre
le beau et le laid ! »
En
riant fort, Sophocle répondit à l’Érétréen :
-
« Alors, étranger, tu ne vas pas aimer ce vers de Simonide, que les
Grecs, pourtant, trouvent sublime : « De sa bouche écarlate, la jeune
fille fit retentir sa voix » ; ni celui-ci, d’un autre poète : « Apollon
à l'éclatante chevelure dorée. » En effet, si un artiste avait d'un or
très vif coloré la chevelure du dieu au lieu de la peindre en noir, l'œuvre
aurait été fort laide, si l'on te suit. Tu dois détester aussi : « Les
doigts de rose » ; si l'on plongeait ses doigts dans de la peinture rose,
on obtiendrait des mains de teinturier, pas celles d'une jolie femme. »
Au
milieu des rires, l'Érétréen ne sut quoi répondre à la brillante répartie
de Sophocle, qui reprit sa conversation avec le jeune échanson. Alors que
celui-ci tentait d'enlever un brin de paille avec le petit doigt, le poète
demanda au garçon s'il distinguait la paille. Et comme il disait « oui »,
Sophocle lui répondit :
-
« Souffle dessus pour le sortir, je ne veux pas que tu te mouilles les
doigts ! »
Le
garçon se pencha sur la coupe et, soudain, Sophocle approcha ses lèvres des
siennes, si bien que leurs deux têtes furent l'une à côté de l'autre. Et
quand il fut tout près du gamin, il le prit dans ses bras et l'embrassa. Tout
le monde se mit à applaudir le poète qui avait agi d’une manière si
subtile. Sophocle leur dit alors :
-
« Mes chers hôtes, je m'exerce à la stratégie, depuis que Périclès
m'a déclaré en qu'en poésie je suis génial mais qu'en matière stratégique,
je suis nul. Ne pensez-vous pas que mon stratagème avait du bon ? »
Notre
poète parlait et agissait avec esprit, tant dans les moments de fête que dans
l'intimité. Cependant, en politique, il faut bien convenir qu'il n'était pas
très efficace, et qu'il se comportait comme n'importe quel représentant des
classes supérieures.
Sophocle et le manteau
82.
Hiéronymos de Rhodes raconte ceci dans ses
Commentaires historiques :
« Un jour, Sophocle amena un beau garçon derrière les remparts de la cité pour faire l'amour avec lui. Le garçon se dévêtit et étendit son petit manteau sur l'herbe, puis se joignit à Sophocle sous son magnifique manteau. Quand la passade fut terminée, le garçon déroba le manteau de Sophocle, lui laissant sa pauvre pelisse. Naturellement, cette mésaventure fit jaser. Quand Euripide l'apprit, il se moqua de son rival, avouant qu'il avait, lui aussi, tâté de ce garçon mais qu'il s'était contenté de le payer normalement, tandis que Sophocle avait été joué en raison de ses propres excès. Sophocle, informé de cette médisance, adressa à Euripide l'épigramme suivante, où il faisait intervenir le Soleil et Borée, faisant ainsi allusion au goût qu'avait Euripide pour l'adultère :
« C'était Hélios et non un garçon, Euripide, qui par sa chaleur, m'a laissé nu. Mais toi, quand tu baises l'épouse d'un autre, c'est Borée qui t'unit à elle. Et tu es bien sot de jeter sa semence dans le champ d'autrui, et d'amener en plus chez toi ce voyou d’Éros. »
Les trÉsors de Delphes : mignons et courtisanes se les partagent
83.
Théopompe, dans son traité sur les Trésors pillés à Delphes, dit
qu'Asopichos, le mignon d'Épaminondas, avait fait graver sur son bouclier le
trophée de Leuctres, une cité où il avait été échappé à maints dangers.
Il dit encore que ce bouclier fut ensuite consacré dans le portique de Delphes.
Dans le même ouvrage, Théopompe rapporte que Phayllos, tyran de
Phocée, était amateur de femmes, alors que son frère préférait, lui, les
garçons ; ce dernier fut tellement épris du fils de Pythodoros de Sicyone, un
beau jeune homme venu à Delphes consacrer quelques mèches de ses cheveux,
qu’il lui offrit quatre étrilles d’or, en fait, une offrande de Sybaris
qu’il avait détourné.
Quant à Phayllos, il donna à la joueuse de flûte Bromias, la
fille de Deiniadès, une coupe d’argent, offrande votive des Phocéens, ainsi
qu’une couronne de lierre en or, don des Péparéthiens. Laissons parler Théopompe :
« Cette
fille aurait joué de la lyre aux jeux pythiques, si elle n'en avait pas été
empêchée par la foule. »
On raconte qu’Onomarchos puisa dans les
offrandes des Éphésiens pour offrir à son bien-aimé, Physcidas, fils de
Lycolas de Trichonéios, une couronne de laurier en or. Ce beau garçon avait été
envoyé chez Philippe par son propre père afin qu’il y fut prostitué. Mais
Philippe le congédia sans l’avoir touché aucunement. Une autre fois,
Onomarchos gratifia le gracieux Damippos, fils d'Épilycos d'Amphipolis, d’une
une offrande de Pleisthénès.
À Pharsalia, une
danseuse thessalienne, Philomèlos offrit également une couronne de laurier en
or, offrande des gens de Lampsaque. On sait que cette Pharsalia périt à Métaponte
dans un marché, par les propres mains des devins. On raconte qu’une voix s’était
mise retentir d’un laurier en bronze que les Métapontins avaient consacré
pour célébrer la visite dans leur patrie d’Aristéas de Proconède, lequel
prétendait revenir du pays des Hyperboréens. Au même instant, on vit surgir
Pharsalia au cœur du marché : aussitôt, les devins, pris de fureur, se
jetèrent sur elle et la mirent en pièces. Plus tard, quand on voulut savoir la
raison d’un tel crime, on s’aperçut que la jeune femme avait été punie
pour avoir dérobé la couronne offerte au dieu de Delphes.
Attirance pour les statues
84.
Prenez garde, chers amis philosophes, qui pratiquez une
passion contraire à la nature, vous qui déshonorez la déesse de l'amour :
vous pourriez bien subir le même châtiment ! Certes, les garçons restent
beaux, tant qu’ils ressemblent à des filles : c’est en tout cas ce
qu’aurait dit la courtisane Glycéra, selon Cléarchos.
Quant à moi,
j’estime que Cléonymos le Spartiate a agi tout à fait en conformité avec la
nature, puisqu’il a été le premier des hommes à prendre comme otages, chez
les Métapontins, deux cents filles et deux cents femmes d’une grande beauté
et d’une prestigieuse noblesse. Douris de Samos rapporte ce fait dans le
troisième livre son Histoire d'Agathoclès. Car, moi aussi, comme le dit
si bien d’Epicratès dans son Anti-Lais :
« J'ai
appris à fond toutes les secrets de l'amour chez Sappho, Mélétos, Cleomènès
et Lamynthios. »
Mais
vous, mes chers philosophes, si jamais vous aimez des femmes et que vous
constatiez que votre bonheur est inaccessible, apprenez... (lacune)
L’amour cesse alors, comme l'affirme Cléarchos. Des exemples ?
Non loin de la
fontaine de Pirène, un taureau essaya de saillir une vache de bronze !
Dans le même genre, une chienne, une colombe et une oie avaient été peints
sur des tableaux : or chacune des peintures fut prise d’assaut, l’une
par un chien, l'autre par un pigeon, et la troisième par un jars. Malgré leur
ardeur, ils ne purent « apprécier » ces choses et ils finirent par
renoncer.
Cléisophos de Sélymbria
renonça de même. Lui, tomba éperdument amoureux d’une statue en marbre de
Paros. Nous étions à Samos. Notre homme s’enferma dans le temple avec
l’espoir de faire l’amour à la statue. Mais il se heurta à la froideur et
à la résistance du marbre, tant et si bien qu’il renonça à son désir. Il
prit alors un bout de viande et baisa avec cet objet…
Cette histoire est
racontée par le poète Alexis dans la pièce, intitulée La Peinture :
« Un
cas semblable se produisit, dit-on, à Samos. Un homme conçut une vive passion
pour une jeune fille de marbre, et s’enferma dans le temple. »
Philémon, lui aussi, parla de cette aventure en ces termes :
« Mais
à Samos, un jour un homme tomba amoureux d'une image de marbre, si bien qu’il
s’enferma dans le temple. »
Précisons que cette statue fut sculptée par
Ctésiclès, comme nous l’apprend Adéos de Mytilène dans son livre sur
les Sculpteurs.
Polémon
- ou l’auteur du livre sur la Grèce - dit ceci :
« À
Delphes, dans le trésor du Spinatae, on trouve deux garçons sculptés dans le
marbre. Selon les gens de Delphes, un pèlerin serait tombé jadis fort amoureux
de l'une des deux images, et il voulut en jouir en s’enfermant dans le temple.
Le rapport terminé, il offrit ensuite une couronne comme prix de sa jouissance.
Les Delphiens eurent vent de son forfait et consultèrent l’oracle du dieu qui
leur ordonna de laisser partir l'homme qui avait si bien payé son plaisir. »
Philanthropie des animaux
85.
Des animaux furent aussi amoureux d'êtres humains.
Ainsi, on raconte qu’un coq s’éprit d'un certain Secundus, un
échanson royal. Dans le sixième livre de ses Evénements extraordinaires, Nicandre
ajoute que le coq s'appelait Centaure et que Secundus était un esclave de Nicomède,
roi de Bithynie.
A Aigion, une oie fut amoureuse d'un enfant, s’il faut en croire
Cléarchos
dans le premier livre de ses Érotiques. Dans son Erotique,
Théophraste
nous précise que l’enfant, originaire d’Olène, se nommait
Amphilichos. Cependant, Herméias, le fils d’Hermodoros, un Samien, déclare,
de son côté, que cette aventure survint au philosophe Lacydès.
En Leucadie, selon Cléarchos, un paon conçut une telle passion
pour une jeune fille que lorsque celle-ci mourut, il se laissa mourir.
De même, on raconte qu'à Iasos, un dauphin aima un enfant, légende
rappoortée par Douris
dans son neuvième livre, dans un passage où il est
question d'Alexandre :
«
Il envoya chercher le garçon d'Iasos. Dans le voisinage de cette ville, il y
avait en effet un enfant du nom de Dionysios qui, à chaque fois qu’il
revenait de la palestre avec ses camarades, se rendait sur la plage pour se
baigner dans la mer. Or, à chaque fois, un dauphin venait à sa rencontre, le
prenait sur son dos et nageait avec lui sur une vaste étendue, avant de le déposer
soigneusement sur le rivage »
Il est vrai que le dauphin est un animal fort sympathique, très intelligent, et qui plus est, se montre reconnaissant. À ce propos, Phylarchos raconte une anecdote dans son douzième livre :
« Coirianos
de Milet vit un jour des pêcheurs qui avaient attrapé un dauphin dans leur
filet et étaient sur le point de le découper. C’est alors qu’il les
supplia de ne rien faire, puis leur donna de l'argent pour qu’ils rejettent le
dauphin dans la mer. Quelque temps plus tard, il fit naufrage près de Mykonos et,
alors que tous les passagers avaient péri, lui, en revanche, fut sauvé par son
dauphin. Quand il mourut, très vieux, dans sa patrie, la cérémonie funèbre
eut lieu sur le bord de la mer. Soudain, une troupe des dauphins surgirent dans
le port de Milet, non loin des gens qui transportaient les restes de Coirianos,
comme s'ils voulaient participer aux funérailles de cet homme. »
Phylarchos
raconte aussi dans son vingtième livre la vive affection qu'un éléphant conçut
pour un nourrisson humain. Écoutez plutôt :
« Un éléphant femelle du nom de Nicaia était nourrie avec un éléphant mâle. Quand la femme du garde indien qui s’occupait de ces animaux, se sentit mourir, elle confia son enfant, âgé de trente jours au soin de l'éléphant femelle. Quand la femme décéda, une affection stupéfiante naquit entre l’éléphant et le nourrisson, à tel point que le petit enfant ne supportait pas d’être séparé de lui ; de même, c’était un déchirement pour l’animal que de ne plus voir le nourrisson. Aussi, après avoir allaité l'enfant, la nourrice plaçait-elle le berceau entre les pattes de l'animal. Quand elle ne le posait pas, l'éléphant refusait de se nourrir. Au cours de la journée, prenant quelques pailles de son fourrage, il écartait les mouches de l’enfant, pendant son sommeil ; quand le petit se mettait à pleurer, il balançait en cadence le berceau avec sa trompe afin de l'endormir. Précisons que l’éléphant mâle avait la même attention envers lui. »
Des philosophes et des joueuses de flÛte
86.
Mais vous, mes chers philosophes, vous êtes plus cruels et moins policés dans
vos cœurs que les dauphins et les éléphants. Il est vrai que Persée de
Cition crie haut et fort ces mots dans ses Souvenirs de Banquet :
« Il
est tout à fait normal qu'un homme sous l’empire du vin se laisse aller à
parler de sexe. En effet, tous autant que nous sommes, nous inclinons vers ce
genre de conversation quand nous buvons plus qu’il ne faut. C'est pourquoi il
faut féliciter ceux qui en usent avec modération, et blâmer ceux qui
s’enivrent vulgairement. Si quelques habiles dialecticiens se mettent à jeter
des syllogismes en plein cœur d’un banquet bien arrosé, on pourrait les
critiquer car la chose est peu circonstanciée. Il peut arriver qu’un homme
sage s’enivre. Et ceux qui se sont jurés de rester sobres, on sait bien
qu’ils ne tiennent que peu de temps : dès qu’une méchante petite
coupe leur passe entre les mains, ils se montrent bientôt dans toute leur
grossièreté.
C'est
ce qui arriva, il y a peu, aux ambassadeurs envoyés par Antigone. Ceux-ci déjeunaient
avec solennité et décence, selon leurs coutumes, ne jetant pas un seul regard
sur nous, ni même entre eux. Cependant, alors que le vin commençait à faire
son effet, on vit entrer pour le divertissement des danseuses thessaliennes qui
dansèrent, comme elles en ont l’habitude, c’est-à-dire dire nues sous leur
pagne. Les hommes ne pouvant plus se retenir, se levèrent soudain de leurs lits
de table et poussèrent des cris frénétiques à la vue de ce spectacle à
leurs yeux confondants de beauté. Ils proclamèrent que le roi était décidément
un bien heureux homme puisqu’il lui était permis de contempler de si belles
choses. Enfin, ils se livrèrent à des actes tous plus désolants les uns que
les autres.
Avec nous, buvait un philosophe. Une joueuse
de flûte entra et demanda à s’asseoir sur son lit. Il refusa en prenant un
air pincé. Mais plus tard, la joueuse de flûte fut mise aux enchères, comme
c’est la coutume dans les banquets. Alors, plus vif qu’un jeune puceau, il
participa à l’adjudication ; quand la jeune fille fut adjugée à un
autre que lui, il se fâcha tout rouge contre l’homme, en prétendant qu’il
n’avait pas agi de façon légale. En fin de compte, ce philosophe austère en
vint aux coups, lui, qui, quelques instants auparavant, n’avait pas même
daigné offrir à la jeune fille une petite place à ses côtés. »
«
Persée acheta une petite joueuse de flûte lors d’un banquet, mais il hésitait
à l’emmener chez lui parce qu'il habitait dans la même maison que Zénon. Dès
que Zénon de Cition le sut, il invita la jeune fille à venir chez lui et
l'enferma aussitôt avec Persée. »
J’ai appris aussi que Polystrate d'Athènes, surnommé l'Étrusque, et disciple de Théophraste, avait l'habitude d’effeuiller les joueuses de flûte…
La beautÉ des femmes
87. Les rois aussi s'intéressèrent aussi aux musiciennes, comme le prouve avec évidence Parménion dans une lettre qu'il adressa à Alexandre après la prise de Damas, et la capture de toute la domesticité de Darius. Ayant fait l'inventaire du butin, il écrivit ce qui suit :
«
J'ai donc trouvé :
Musiciennes et concubines du roi : 329
Tresseurs de couronnes : 46
Cuisiniers : 277
Potiers : 29
Laitiers : 13
Echansons : 17
Filtreurs de vin : 70
Parfumeurs : 14. »
Et à vous, mes chers compagnons, je dis qu'il n'y a rien de plus émouvant pour
les yeux que la beauté d'une femme. Oinéos, personnage principal de la pièce
du même nom composée par le poète tragique Chérémon, parle ainsi des jeunes
filles qu'il observait :
« L'une était mollement étendue au clair de lune, découvrant son sein blanc, sa tunique s'étant dégrafée ; l'autre avait le flanc gauche dénudé à cause de la danse : nue, elle montrait au ciel un tableau vivant et la couleur blanche de sa peau triomphait de l'obscurité. Une autre fille avait dévoilé ses bras et ses belles épaules pendant qu'elle enlaçait le cou délicat d'une de ses compagnes ; une autre, dont la robe était fendue, révélait sa cuisse, si bien qu'un désir m'étreignit, bien qu'il fût sans espoir. Ce corps de rêve brillait de l'éclat de sa peau de lait ; cependant, la pudeur atténuait harmonieusement cette éblouissante pâleur d'un rose très pur. Quant à sa chevelure dorée, telle celle d'une statue de cire, une brise la soulevait avec sensualité. »
Un amoureux des fleurs
88.
Ce poète aimait visiblement les fleurs,
s'il faut en croire les vers suivants :
«
Épuisées de fatigue, elles s'était affalées sur des lits de calament,
froissant les pétales sombres des violettes et des crocus, imprimaient leurs
teintes brillantes sur les étoffes de leur manteau, cependant que la luxuriante
marjolaine, nourrie de rosée, étirait ses tiges fines sur l'herbe moelleuse
des prés. »
Dans Io, il appelle les fleurs : « Filles du printemps ».
« Il
répandait aux alentours les filles du printemps florissant. »
Mais dans le Centaure, pièce écrite en divers mètres, elles sont les enfants des
près:
"Là une armée infinie de jeunes filles, s'est mise en route sans armes, pour aller gaiement à la chasse des enfants des près."
Dans son Dionysos, il écrit :
« Le
lierre, compagnons des choeurs dansants, nés des fils de l'année. »
Voici ce qu'il dit des roses dans son Odysséos :
« Dans
leurs cheveux il y avait des roses, créatures de Heures, subtils enfants du
printemps. »
Et dans Thyestès :
« Des
roses éblouissantes et des lis blancs. »
Enfin, dans ses Argonautes :
« Des
raisins foisonnants, fruits de Cypris, émergeaient doucement le long des
pampres. »
Les plus belles femmes au monde
89.
Bien des femmes ont acquis la célébrité grâce à leur beauté : je ne
le nie pas, au contraire !
Euripide
n’a-t-il pas dit qu’un poète, même
vieux, sait encore dignement les honorer ?
Parmi ces femmes superbes, je
rappellerai Thargélia de Milet, qui se maria pas moins de quatorze fois, et
dont la beauté était légendaire, s’il faut en croire le sophiste Hippias
dans son Répertoire.
Dinon, dans le cinquième livre de son Histoire
de la Perse, affirme au début de son ouvrage, qu’Anoutis, l'épouse de
Bagabaze, demi-sœur de Xerxès – ils eurent le même père - était la plus
belle femme de l’Asie, mais aussi la plus débauchée.
Quant à Phylarchos, il déclare dans
son dix-neuvième livre, que Timosa, la concubine d'Oxyartès, surpassa toutes
les autres femmes en beauté. Elle avait été offerte gracieusement par le roi
d'Égypte à Statira, l'épouse royale.
Théopompe, au cinquante-sixième livre
de ses Histoires, prétend que Xénopeithéia, la mère de Lysandridas,
était considérée comme la plus belle femme du Péloponnèse. Mais les Lacédémoniens
la supplicièrent avec sa sœur Chrysé lorsque le roi Agésilas, à la suite
d’une sédition, détrôna et bannit Lysandridas, son ennemi politique.
Très
belle aussi était Pantica de Chypre. Phylarchos rapporte à son sujet, dans le
dixième livre de son Histoire, qu’elle vivait à la cour d'Olympias, mère
d'Alexandre, quand elle fut demandée en mariage par Monimos, le fils de
Pythion. Comme cette femme n’était pas d’une moralité exemplaire, Olympias
lança à Monimos :
« Pauvre
imbécile, tu te maries avec tes yeux et non avec ta raison. »
N’oublions pas d’évoquer celle qui ramena Pisistrate à la tyrannie, dont la beauté et les formes admirables, selon Phylarchos, la faisaient comparer à Athéna. Ce n’était pourtant qu’une marchande de fleurs ; et Pisistrate la donna en mariage à son fils Hipparque, d’après Cléidémos, dans le huitième livre de ses Retours :
«
À son fils Hipparque, il offrit la main de sa propre maîtresse, Phyé, la
fille de Socrate, et à Hippias, qui fut tyran à son tour, il donna la fille de
l'ancien polémarque Charmos, une fort belle femme,. Or il advint que ce Charmos
tomba amoureux d'Hippias, tant et si bien qu’il fut le premier à ériger, non
loin de l'académie, un Éros, sur le socle duquel furent inscrits ces vers :
«
Éros aux ruses multiples, Charmos t’a élevé cet autel à la lisière ombragée
de la palestre. »
Hésiode, dans le troisième livre de sa Mélampodie,
assure que Chalcis d’Eubée recèle les femmes les plus charmantes de Grèce.
Je n’en doute point : les femmes de cette cité ont un port majestueux.
Théophraste en était aussi convaincu.
Pour continuer sur le même sujet, Nymphodoros prétend dans sa Description
de l’Asie qu’à Ténédos, une ville située aux environs de Troie, les
femmes sont plus belles qu’ailleurs.
Les concours de beauté
90.
Je n’ignore pas qu’il y eut autrefois
des concours de beauté féminine. Nicias le dit
formellement
dans son Histoire d'Arcadie. Selon lui, ce serait Cypsélos qui les
aurait instituées après avoir fondé dans la plaine de l'Alphée une ville qui
fut d’abord peuplé de gens venus de Parrhasia. Il aurait ensuite consacré
une enceinte et un autel à la Déméter d'Éleusis. C’est pendant les fêtes
honorant cette déesse, que se seraient tenus des concours de beauté. On
dit que, lors de la première manifestation, ce fut la propre épouse de Cypsélos,
Hérodicé, qui remporta le prix. Ce concours existe encore aujourd’hui et les
femmes qui y participent sont appelées « Chrysophores. »
De son côté, Théophraste nous rapporte que c’est un concours
de beauté masculine qu’on organise à Élis. L’épreuve est extrêmement
rigoureuse et les vainqueurs reçoivent des armes en guise de prix. Dionysos de
Leuctres ajoute que ces armes sont aussitôt consacrées à Athéna par le
vainqueur qui, le front ceint de bandelettes, est conduit en procession
jusqu’au sanctuaire. Selon Myrsilos, dans ses Paradoxes historiques, la
couronne offerte serait de myrte.
Dans d’autres régions, Théophraste, déjà nommé, dit que les
concours féminins sont souvent basés sur la vertu et les compétences
domestiques de celles-ci, comme cela se pratique chez les Barbares. En revanche,
il est des contrées où c’est la seule beauté qui induit une récompense,
comme c’est le cas à Ténédos et à Lesbos. Néanmoins, Théophraste observe
que la récompense offerte tient avant tout du hasard ou de la nature, et
qu’il vaudrait bien mieux ne louer que la seule sagesse. Pour lui, la beauté
n’est complète qu’accompagnée par la vertu ; la beauté seule prend
le risque de mener la femme au désordre.
Critiques d’erudits
91.
Dès que Myrtilos eût fait son discours
avec un grand sens du détail, faisant l’admiration de toute l’assistance,
Cynulcos prit la parole :
« Érudition !
Ah ! que cela est vain ! »
Hippon l'athée est l’auteur de cette formule. Quant au très religieux Héraclite, il dit ceci :
« L’érudition
ne donne pas la sagesse. »
Écoutons Timon :
« On
a beau se targuer d’érudition, on n’en reste pas moins creux. »
À quoi bon nous assommer de tous ces noms, mon cher lettré : ça nous
perturberait plutôt et ça ne nous rend pas plus sage. Si on te demandait de
citer les noms des soldats qui s’enfermèrent dans le cheval de Bois, tu ne
m’en citerais qu’un ou deux, pas plus ! Même en te décarcassant, tu
n’en trouverais aucun dans les poèmes de Stésichore. Par contre, tu les dénicherais
dans la Destruction de Troie d’Agias d'Argos, qui en a donné une liste
fort exhaustive. Je parie même que tu serais bien incapable de m’énumérer
les noms des compagnons d'Ulysse ! Qui furent ceux que le Cyclope ou les
Lestrygons dévorèrent, s'ils furent vraiment dévorés. En fait, tu ne sais
rien de tout ça et tu préfères nous citer ton Phylarchos à tout bout de
champ, et nous dire que dans les villes de Chios, on ne voit jamais, ni
courtisanes, ni joueuses de flûte. »
Je hais les philosophes
92.
Alors Myrtilos demanda :
- « Où diantre Phylarchos a-t-il pu dire cela ? J’ai pourtant lu son Histoire
d'un bout à l’autre. »
Et Cynulcos de répondre :
- « Eh bien ! dans son vingt-troisième livre ! »
Myrtilos :
- « J’ai bien raison de vous détester tous autant quez vous êtes, vous
les philosophes, les ennemis de la littérature, vous qui avez été chassés
par Lysimaque de son royaume par décret officiel, comme le rapporte justement
Carystios dans ses Commentaires historiques. Les Athéniens ont fait de même,
c’est Alexis qui le confirme :
« Qu'est-ce
que l'académie, sinon Xénocrate ? Mais les dieux sont gré à Démétrios et
à ses ministres d’avoir expulsé de d'Attique les hommes qui transmettent à
notre jeunesse « la puissance du verbe », comme ils disent. »
Un certain Sophocle fit également chasser de l’Attique, par un décret, tous
les philosophes qui s’y trouvaient. Philon, un disciple d'Aristote, écrivit
alors un discours contre lui, tandis que Démocharès, cousin de Démosthène,
fit un éloge vibrant de ce Sophocle. Et les Romains, les plus vertueux de tous
les hommes, bannirent de Rome les sophistes, responsables de la corruption de la
jeunesse. Plus tard, pour je ne sais quelle raison, ils les rappelèrent. Le poète
comique Anaxippos vous dénonce avec vigueur dans ces vers tirés de l’Abasourdi :
« Tu
te compliques la vie avec ta philosophie ! Moi, je ne trouve les philosophes
vraiment bons que dans leur langage, car dès qu’ils en viennent aux actes,
ils sont d’une affligeante stupidité. »
C’est donc à juste titre que de nombreuses cités, et, en particulier, celle
des Lacédémoniens - Chaméléon nous l’affirme dans son Simonide -,
ont interdit l'enseignement de la rhétorique ou de la philosophie en raison de
vos parlottes sans queue ni tête et de vos disputes stériles. Socrate fut
victime de tels décrets. Devant ses juges, il usa des arguments les plus vils
tout en prétendant parler juste. Théodore l'athée fut aussi condamné à mort
et Diagoras envoyé en exil. Soit dit en passant, il mourut en mer, quand son
bateau fit naufrage. On sait aussi que Diotime, auteur de livres contre Épicure,
fut livré aux tribunaux par Zénon l'épicurien et finalement mis à la mort,
selon Démétrios de Magnésie, dans ses Homonymes. »
À bas le cyniques !
93.
Pour parler bref, comme Cléarchos de Soli, je dirai que vous menez une vie sans
courage, comme des chiens : entendez bien ! le chien, lui, est d’une
nature exceptionnelle, doté de quatre qualités avec lesquelles vous n’avez
en commun avec lui que la plus détestable. Pour ce qui est du flair et de la
faculté de reconnaître ce qui est familier de ce qui ne l'est pas, le chien
est infaillible : en tant que compagnon de l’homme et gardien vigilant de
la maison, sur son regard porté envers ceux qui le soignent tout au long de sa
vie, il est sans égal. Hélas, aucune de ces deux dernières qualités ne vous
sont propres, vous qui vous targuez pourtant d’imiter la vie des chiens. Vous
n’êtes pas les amis des hommes, et ne cherchez nullement à les comprendre ;
en outre,
contrairement
au chien, vous n’avez aucune sensation, vous vivez dans la facilité et la
mollesse.
Certes, le chien est par nature coléreux et vorace, et qui est
plus, il passe une vie sans intérêt et sans but, deux caractéristiques qui
vous vont à merveille, vous, si prompts aux abus de toutes sortes, qui êtes
gloutons comme pas un, qui n’avez ni toit, ni d’esprit. Aussi la vertu vous
est-elle parfaitement étrangère ; votre vie est absurde. À la vérité,
il n'y a rien de moins philosophes que ces prétendus philosophes-là !
Qui a jamais espéré qu'Eschine, le disciple de Socrate ait le
caractère que l'orateur Lysias décrit dans ses discours sur les Proverbes ?
Nous admirons Eschine comme un homme bon et mesuré, à en juger par ses
dialogues édités sous son nom, à moins que nous ayons affaire aux écrits du
sage Socrate, car Xanthippe, l'épouse de Socrate, eut des complaisances à son
égard, après la mort de celui-ci, comme l'affirment les disciples d'Idoménéos.
À bas les parfumeurs !
94.
Lysias, dans le discours intitulé Contre Eschine le Socratique, pour dette
- je vais le citer, et tant pis si l’extrait est un peu long, je dois réagir
contre votre arrogance, très chers philosophes - l'orateur commence ainsi :
« Mes bien chers juges, à vrai dire, je m’attendais à ce qu’Eschine se lance dans une entreprise aussi honteuse, et je ne pense pas qu'on puisse trouver un procès plus « sycophantique » que celui-ci. Le plaignant, qui devait beaucoup d’argent au banquier Sosinomos et à Aristogiton, ainsi que trois drachmes d'intérêt mensuel, fit appel à moi, me suppliant d’éviter son expulsion de chez lui, à cause des intérêts. « Je vais créer bientôt, me dit-il, une distillerie de parfum. J'ai donc besoin d’un capital, et je te paierai en intérêt neuf oboles par mine. »
Pour le philosophe, cette affaire de parfumerie est le comble du bonheur, le
bonheur qui est aussi à la base de la sagesse socratique. Mais Socrate réprouvait
l’usage des parfums, et Solon le législateur refusait qu’on laissât un
homme se lancer dans ce genre d'affaires. C'est pourquoi Phérécrate dit aussi
dans le Four ou la Veillée :
« Pourquoi faudrait-il supporter un parfumeur, assis plein de morgue sous son auvent, offrant un lieu pour que des jeunes gens y jacassent à longueur de journée? »
Plus loin, il dit:
« Et
personne, pourtant, n'a jamais vu ni bouchères, ni poissonnières. »
Il voulait dire par là que chaque métier devrait être réparti en fonction du
sexe. Plus loin, l'orateur poursuit :
« J'avais été convaincu par ses propos, me disant qu’Eschine, qui avait été le disciple de Socrate et qui n’avait que les mots « justice » et « vertu » en bouche lors de ses conférences, ne se jetterait pas dans cette affaire en usant des méthodes dignes des hommes les plus vils et les plus dépravés. »
95.
Ensuite, l'orateur oriente ses attaques vers sa manière très particulière
d’emprunter de l'argent : il n'a payé, ni intérêt, ni principal ; il a
laissé passer le jour de l’expiration de paiement et a été condamné par défaut ;
un de ses esclaves a même été mis en gage. En fin de compte, après avoir
porté d'autres accusations, Lysias conclut :
« Ça
suffit maintenant, mes chers juges, car, voyez-vous, d’autres ont subi ses
malversations : oui, il a agi tout aussi frauduleusement avec ses
collaborateurs. Il n'y a pas un seul détaillant qu'il n’ait fréquenté –
et de qui il avait obtenu quelque délai pour payer ses factures – qui l’ait
traîné devant les tribunaux, après avoir été contraint de fermer boutique ;
ses voisins ont été aussi fort mal lotis avec cet aigrefin, au point
d'abandonner leurs propres maisons et d'en louer d'autres plus loin. Quant aux
cotisations qu'il avait collectées, il les a gardées pour son usage personnel.
Bref, tous ont été ruinés à cause de ce trafiquant, cet escroc,
et ils se sont retrouvés semblables au chariot qui se renverse quand il tourne
à la borne. Dès le matin, des foules se pressent chez lui pour réclamer leur
dû, si bien que les passants croient que notre homme vient de rendre l’âme,
et que ces gens sont venus assister à ses funérailles. D'ailleurs, les négociants
du Pirée sont dans un tel état d'esprit qu'il leur semble beaucoup plus
prudent d’armer un bateau pour naviguer dans l'Adriatique que de lui prêter
de l'argent.
On considère, en effet, qu'il dépense bien plus que ce que son père
lui a légué. N'a-t-il pas acquis la propriété d'Herméos le parfumeur, après
avoir séduit son épouse, qui avait soixante-dix ans ? Feignant d'être
amoureux d'elle, il a jeté mari et fils dans un tel dénuement qu'ils en sont réduits
à faire l’aumône. En revanche, lui, est passé du stade de marchand ambulant
à celui de parfumeur. Avec quelle passion érotique il a harcelé cette « jeunette
en abusant de sa fraîcheur », elle, dont on comptait plus facilement les
dents que les doigts de la main ! Faites venir les témoins à la tribune ! ».
Voila donc, mon cher Cynulcos, du Lysias tout pur ! Quant à moi, après avoir parlé, comme le dit le poète tragique Aristarque, « non pas pour agresser mais pour venger », je cesse maintenant de jeter mon venin sur toi et sur ta meute de chiens (cyniques).