OVIDE
Introduction | Héroïdes | Amours | L'art d'aimer | Le remède d'Amour | Les cosmétiques | |
les halieutiques | les Métamorphoses | les Fastes | les Tristes | les Pontiques | consolation | Ibis Noyer |
LES PONTIQUES.
LIVRE
TROISIÈME
LETTRE
1
À
SA FEMME
Ô
mer sillonnée pour la première fois par le vaisseau de Jason ! Et toi, contrée
que se disputent tour à tour un ennemi barbare et les frimas, quand viendra le
jour où Ovide vous quittera, pour aller, docile aux ordres de César, subir
ailleurs un exil moins dangereux ! Me faudra-t-il toujours vivre dans ce pays
barbare, et dois-je être inhumé dans la terre de Tomes ? Permets que je dise,
sans troubler la paix (s'il en peut être aucune avec toi ) qui règne entre
nous, terre du Pont, toi que foule sans cesse le coursier rapide de l'ennemi qui
m'environne, permets que je le dise : c'est toi qui fais le plus cruel tourment
de mon exil, c'est toi qui rends mes malheurs plus lourds â supporter. Jamais
tu ne respires le souffle du printemps couronné de fleurs. Jamais tu ne vois le
moissonneur dépouillé de ses vêtements. L'automne ne t'offre pas de pampre
chargé de raisins, mais un froid excessif est ta température dans toutes les
saisons. La glace enchaîne les mers qui te baignent, et les poissons nagent
prisonniers sous cette voûte solide qui couvre les flots. Tu n'as point de
fontaines, si ce n'est d'eau salée, boisson aussi propre peut-être à irriter
la soif qu'à l'apaiser. Çà et là, dans tes vastes plaines, s'élèvent
quelques arbres rares et inféconds, et tes plaines elles-mêmes semblent être
une autre mer. Le chant des oiseaux y est inconnu, mais on y entend les cris
rauques de ceux qui se désaltèrent, au fond des forêts éloignées, à
quelque flaque d'eau marine. Tes champs stériles sont hérissés d'absinthe,
moisson amère, et bien digne du sol qui la produit. Parlerai-je de ces frayeurs
continuelles, de ces attaques incessantes dirigées contre tes villes, par un
ennemi dont les flèches sont trempées dans un poison mortel, de l'éloignement
de ce pays isolé, inaccessible, où la terre n'offre pas plus de sûreté aux
piétons que la mer aux navigateurs ? Il n'est donc pas étonnant que, cherchant
un terme à tant de maux, je demande avec instance un autre exil. Ce qui est étonnant,
chère épouse, c'est que tu n'obtiennes pas cette faveur, c'est que tes larmes
ne coulent pas au récit de mon infortune. Tu me demandes ce que tu dois faire ?
Demande-le plutôt à toi-même. Tu le sauras si tu veux en effet le savoir.
Mais c'est peu de vouloir, il faut pour cela désirer avec ardeur. Il faut que
de tels soucis abrègent ton sommeil. La volonté, beaucoup d'autres l'ont sans
doute, car est-il un homme assez cruel pour regretter que je goûte un peu de
repos dans mon exil ? Mais toi, c'est de tout ton cœur, de toutes tes forces
que tu dois travailler à me servir. Si d'autres m'accordent leur appui, ton zèle
doit l'emporter sur celui même de mes amis. Toi, ma femme, tu dois en tout leur
donner l'exemple.
Mes écrits t'imposent un grand rôle. Tu y es citée comme le modèle des
tendres épouses. Crains de compromettre ce titre, si tu veux qu'on croie à la
vérité de mes éloges et au courage avec lequel tu soutiens l'œuvre de ta
renommée. Quand j'ensevelirais mes plaintes dans le silence, la renommée se
plaindrait à ma place, si je ne recevais de toi tous les soins que je dois en
attendre. Ma nouvelle fortune m'a exposé aux regards du peuple. Elle m'a rendu
plus célèbre que je ne l'étais jadis. Capanée, frappé de la foudre, en
acquit plus de célébrité. Amphiaraüs, englouti avec ses chevaux dans le sein
de la terre, n'est inconnu à personne. Le nom d'Ulysse serait moins répandu si
ce héros eût erré moins longtemps sur les mers. Philoctète enfin doit à sa
blessure une grande partie de sa gloire. Et moi aussi, si toutefois mon modeste
nom n'est pas déplacé parmi de si grands noms, mes malheurs ont fait ma célébrité.
Mes vers ne permettront pas non plus que tu restes ignorée, et déjà tu leur
dois une renommée qui ne le cède en rien à celle de Battis de Cos. Ainsi
toutes tes actions seront livrées au contrôle du public sur un vaste théâtre,
et une multitude de spectateurs attestera ta piété conjugale. Crois-moi,
toutes les fois que ton éloge revient dans mes vers, la femme qui les lit
s'informe si tu les mérites réellement, et s'il en est plusieurs, comme je le
pense, qui sont disposées à rendre justice à tes vertus, il en est plus d'une
aussi qui ne manquera pas de chercher à critiquer tes actions. Fais donc en
sorte que l'envie ne puisse dire de toi : "Cette femme est bien lente à
servir son malheureux époux !" Et puisque les forces me manquent, que je
suis incapable de conduire le char, tâche de soutenir seule le joug chancelant.
Malade, épuisé, je tourne les yeux vers le médecin. Viens à mon aide,
pendant qu'il me reste encore un souffle de vie. Ce que je ferais pour toi si j'étais
le plus fort, toi qui possèdes cet heureux avantage, fais-le aujourd'hui. Tout
l'exige, notre amour commun, les liens qui nous unissent, ton propre caractère.
De plus, tu le dois à la famille dont tu fais partie. Sache l'honorer par les
vertus de ton sexe autant que par tes services. Quoi que tu fasses, si ta
conduite n'est pas entièrement digne d'admiration, on ne pourra croire que tu
sois l'amie de Marcia. Du reste, ces soins que je demande, je crois les mériter,
et si tu veux en convenir, j'ai mérité aussi de toi quelque reconnaissance. Il
est vrai que j'ai déjà reçu avec usure tout ce que j'étais en droit
d'attendre, et l'envie, quand elle le voudrait, ne pourrait trouver prise sur
toi. Mais à tes services passés, il en est un pourtant qu'il faut ajouter
encore : que l'idée de mes malheurs te porte à oser davantage. Obtiens que je
sois relégué dans un pays moins horrible, et tous tes devoirs seront
accomplis. Je demande beaucoup, mais tes prières pour moi n'auront rien
d'odieux et quand elles seraient vaines, ta défaite serait sans danger. Ne
t'irrite pas si tant de fois, dans mes vers, j'insiste pour que tu fasses ce que
tu fais réellement, et que tu sois semblable à toi-même. Ce son de la
trompette anime au combat les plus braves, et la voix du général excite les
meilleurs soldats. Ta sagesse est connue. À toutes les époques de ta vie, tu
en as donné des preuves. Que ton courage égale donc ta sagesse ! Il ne s'agit
pas de t'armer pour moi de la hache des Amazones ni de porter d'une main légère
le bouclier échancré. Il s'agit d'implorer un dieu, non pour m'obtenir ses
faveurs, mais l'adoucissement de sa colère. Si tu n'as pas de crédit, tes
larmes y suppléeront. Par les larmes ou jamais, on fléchit les dieux. Mes
malheurs pourvoient amplement à ce que les tiennes ne tarissent pas. Celle dont
je suis l'époux n'a que trop de sujets de pleurs. Telle est ma destinée, pour
toi sans doute à jamais lamentable. Telles sont les richesses dont ma fortune
te fait hommage.
S'il fallait, ce qu'aux dieux ne plaise ! racheter ma vie aux dépens de la
tienne, l'épouse d'Admète serait la femme que tu imiterais. Tu deviendrais
rivale de Pénélope, si tu cherchais, fidèle à tes serments d'épouse, à
tromper par une ruse innocente des adorateurs trop pressants. Si tu devais
suivre au tombeau les mânes de ton époux, Laodamie serait ton guide, Tu te
rappellerais la fille d'Iphias, si tu voulais te jeter vivante dans les flammes
d'un bûcher. Mais tu n'as besoin ni de mourir ni d'entreprendre la tâche de Pénélope
: il ne faut que prier l'épouse de César, cette femme dont la vertu et la
pudeur donnent à notre siècle un éclat que n'efface pas celui des siècles
antiques et qui, unissant les grâces de Vénus à la chasteté de Junon, fut
seule trouvée digne de partager la couche d'un dieu. Pourquoi trembler à sa
vue ! Pourquoi craindre de l'aborder ? Tes prières ne doivent s'adresser ni à
l'impie Procné, ni à la fille Eétès, ni aux brus d'Egyptus, ni à l'odieuse
épouse Agamemnon, ni à Scylla, dont les flancs épouvantent les dots du détroit
de Sicile, ni à la mère de Télégonus, habile à donner aux hommes de
nouvelles formes, ni à Méduse, dont la chevelure est entrelacée de serpents.
Celle que tu dois fléchir est la première des femmes, celle que la Fortune a
choisie pour prouver qu'elle n'est pas toujours aveugle, et qu'on l'en accuse à
tort, celle enfin qui, dans le monde entier, du couchant à l'aurore, ne trouve
personne de plus illustre qu'elle, excepté César. Cherche avec discernement et
saisis aussitôt l'occasion de l'implorer, de peur que ton navire, en quittant
le port, ne lutte contre une mer orageuse. Les oracles ne rendent pas toujours
leurs arrêts sacrés, les temples eux-mêmes ne sont pas toujours ouverts.
Quand Rome sera dans l'état où je suppose qu'elle est maintenant, lorsque
aucune douleur ne viendra attrister le visage du peuple, quand la maison
d'Auguste, digne d'être honorée comme le Capitole, sera, comme aujourd'hui (et
puisse-t-elle l'être toujours ! ), au milieu de l'allégresse et de la paix,
alors fassent les dieux que tu trouves un libre accès ! alors espère dans
l'heureuse issue de tes prières. Si elle est occupée d'intérêts plus graves,
diffère encore, et crains, par trop de hâte, de renverser mes espérances. Je
ne t'engage pas non plus à attendre qu'elle soit entièrement libre. À peine
a-t-elle le loisir de songer à sa parure. Le palais fût-il entouré du
majestueux cortège des sénateurs, il faut que tu pénètres jusqu'à elle, en
dépit des obstacles. Arrivée en présence de cette nouvelle Junon, n'oublie
pas le rôle que tu as à remplir.
N'excuse pas ma faute. Le silence est ce qui convient le mieux à une mauvaise
cause. Que tes paroles ne soient que d'ardentes prières ! Laisse alors couler
tes larmes, et, prosternée aux pieds de l'immortelle, tends vers elle tes mains
suppliantes. Puis, demande seulement qu'on m'éloigne de mes cruels ennemis,
qu'il me suffise d'avoir contre moi la Fortune. J'ai bien d'autres
recommandations à te faire, mais déjà troublée par la crainte, tu pourras à
peine, d'une voix tremblante, prononcer ce que je viens de te dire. Le trouble,
si je ne me trompe, ne saurait te nuire. Qu'elle sente que tu redoutes sa majesté
! Les paroles entrecoupées de sanglots n'en serviront que mieux ma cause.
Parfois les larmes ne sont pas moins puissantes que les paroles. Fais encore que
cette tentative soit favorisée par un jour heureux, une heure convenable, et
inaugurée par de bons présages. Mais avant tout, allume le feu sur les saints
autels, offre aux grands dieux l'encens et le vin pur, et que ces honneurs
s'adressent surtout à Auguste, à son fils pieux, à celle qui partage sa
couche. Puissent-ils te témoigner encore leur bienveillance habituelle, et voir
d'un œil attendri couler tes larmes !
LETTRE
II
À
COTTA
Plaise
aux dieux, Cotta, que cette lettre et les vœux que j'y fais pour toi te
trouvent en aussi bonne santé que je le désire ! Mon assurance sur ce point
diminue mes souffrances, et ta santé fait celle de la meilleure partie de moi-même.
Lorsque mes autres amis, découragés, abandonnent mes voiles déchirées par la
tempête, tu restes comme la dernière ancre de mon navire fracassé. Ton amitié
m'est donc bien douce, et je pardonne à ceux qui m'ont tourné le dos avec la
Fortune. La foudre qui n'atteint qu'un seul homme en épouvante bien d'autres,
et la foule éperdue tremble d'effroi près de la victime. Quand un mur menace
ruine, l'inquiétude rend bientôt désert l'espace qui l'environne. Quel est
l'homme un peu timide qui, de peur de gagner un mal contagieux, ne se hâte de
quitter son voisin malade ? Ainsi quelques-uns de mes amis m'ont délaissé, non
par haine pour moi, mais par excès de crainte. Ni l'affection ni le zèle pour
mes intérêts ne leur a manqué. Ils ont redouté la colère des dieux. S'ils
peuvent sembler trop circonspects et trop timides, ils ne méritent pas qu'on
les flétrisse du nom de méchants. Ainsi, dans ma candeur, j'excuse les amis
qui me sont chers. Ainsi je les justifie de tout reproche à mon égard. Qu'ils
s'applaudissent de mon indulgence, et puissent dire que mon propre témoignage
est la preuve éclatante de leur innocence. Quant à toi et au petit nombre
d'amis qui auraient cru se déshonorer en me refusant toute espèce de secours
dans mon adversité, le souvenir de leurs bienfaits ne périra que lorsque de
mon corps consumé il ne restera plus que des cendres. Je me trompe. Ce souvenir
durera plus que ma vie, si toutefois la postérité lit mes écrits. Un corps
est le tribut que réclame le bûcher, mais un nom, mais la gloire échappent
aux ravages des flammes. Thésée est mort, le compagnon d'Oreste l'est aussi.
Cependant ils vivent par les éloges qui consacrent leurs belles actions. Nos
descendants rediront aussi vos louanges, et mes vers assureront votre gloire.
Ici, déjà, les Sarmates et les Gètes vous connaissent, et ce peuple de
barbares est lui-même sensible à votre généreux attachement. Comme je les
entretenais de la fidélité que vous m'avez gardée (car j'ai appris à parler
le gète et le sarmate ), un vieillard qui se trouvait par hasard dans l'assemblée,
répondant à ce qu'il venait d'entendre, nous raconta ce qui suit :
"Etrangers, habitants des rives du Danube, et loin de vos climats, nous
aussi nous connaissons bien le nom de l'amitié. Il est dans la Scythie un pays
que nos ancêtres ont nommé Tauride et qui n'est pas très éloigné de celui
des Gètes. C'est là que je suis né, et je n'en rougis pas. Mes compatriotes
adorent la déesse, sœur d'Apollon. Son temple, soutenu par de gigantesques
colonnes, y existe encore aujourd'hui, et l'on y monte par un escalier de
quarante degrés. La renommée rapporte qu'autrefois il y avait dans ce temple
une statue de la divinité, venue du ciel, et ce qui ne permet pas d'en douter,
c'est que la base en est encore debout. Un autel, dont la pierre, à son
origine, était blanche, a changé de couleur. Il est devenu rouge du sang qui
l'arrosa. Une femme pour qui ne brilla jamais le flambeau d'hyménée, et qui
surpasse en noblesse toutes les filles de la Scythie, préside aux sacrifices.
Tout étranger doit tomber sous le
fer sacré de la prêtresse : tel est le genre de sacrifices institués
par nos aïeux. Là régna Thoas, prince célèbre dans les Palus-Méotides, et
plus célèbre encore dans tous les pays baignés par les eaux de l'Euxin. Sous
son règne, je ne sais quelle Iphigénie y vint, dit-on, à travers les airs. On
prétend même que Diane la transporta, dans un nuage, au-dessus des mers et sur
les ailes des vents, et qu'elle la déposa en ces lieux. Depuis plusieurs années
elle présidait, selon les rites, au culte de la déesse, prêtant, malgré
elle, sa main à ces devoirs sanglants, quand deux jeunes hommes, portés sur un
navire aux voiles rapides, abordèrent à notre rivage. Tous deux de même âge,
leur amitié était aussi la même. Oreste était l'un, et l'autre Pylade : la
renommée a conservé leurs noms. Ils furent aussitôt conduits à l'autel
redoutable de Diane, les mains liées derrière le dos. La prêtresse grecque
arrosa d'eau lustrale les deux prisonniers, puis ceignit leur chevelure d'une
longue bandelette. Pendant qu'elle prépare le sacrifice, qu'elle couvre
lentement leur front du bandeau sacré, qu'elle imagine tous les moyens
possibles de retard : "Pardonnez, dit-elle, ô jeunes gens ! Ce n'est point
moi qui suis cruelle. Les sacrifices que j'accomplis sont plus barbares que ce
pays même, mais telle est la religion de ce peuple. Cependant de quelle ville
venez-vous ? Quelle route cherchiez-vous sur votre navire aux tristes présages
?" Elle dit, et la pieuse prêtresse, en entendant nommer leur patrie,
apprend qu'elle est aussi la sienne. "Que l'un de vous, dit-elle alors,
soit immolé au pied de l'autel, et que l'autre aille l'annoncer au séjour de
vos pères." Pylade, décidé à mourir, exige de son cher Oreste qu'il
soit le porteur du message. Oreste s'y refuse. Tous deux se disputent ainsi la
gloire de mourir l'un pour l'autre. Ce fut la seule fois qu'ils ne furent point
d'accord ; jusqu'alors aucun différend n'avait altéré leur union. Pendant que
les jeunes étrangers font assaut de dévouement, la prêtresse trace quelques
lignes qu'elle adresse à son frère. Elle lui donnait des ordres, et, admirez
les hasards de la vie humaine, celui qu'elle charge de les transmettre était
son frère lui-même. Aussitôt ils enlèvent du temple la statue de la déesse,
s'embarquent, et fuient secrètement à travers les vastes mers. L'amitié
admirable de ces jeunes gens, quoique bien des années se soient écoulées
depuis, a encore une immense célébrité dans toute la Scythie."
Lorsque le vieillard eut achevé cette histoire, déjà fort répandue dans
cette contrée, tous les auditeurs applaudirent à cette conduite, à cette
pieuse fidélité. C'est que sur ces bords, les plus sauvages du monde, le nom
de l'amitié attendrit aussi ces cœurs farouches. Que ne devez-vous pas faire,
vous, enfants de la capitale de l'Ausonie, lorsque de telles actions adoucissent
l'insensibilité même des Gètes, toi surtout, Cotta, dont le cœur fut
toujours tendre, et dont le caractère est un si noble indice de ta haute
naissance ? Ces qualités ne seraient désavouées ni par Volésus, qui a donné
son nom à ta famille, ni par Numa, ton ancêtre maternel : ils applaudiraient
à ce surnom de Cotta, ajouté au nom d'une antique maison, laquelle sans toi
allait s'éteindre ! Digne héritier de cette longue suite d'aïeux, songe qu'il
sied aux vertus de ta famille de secourir un ami tombé dans la disgrâce.
LETTRE
III
À
FABIUS MAXIMUS
Maxime,
toi la gloire de la maison des Fabius, si tu peux donner quelques instants à un
ami exilé, accorde-moi cette faveur, tandis que je vais te raconter ce que j'ai
vu, et ce qui est ou l'ombre d'un corps ou un être réel ou simplement
l'illusion d'un songe.
Il faisait nuit. À travers les doubles battants des mes fenêtres, la lune pénétrait
brillante et telle qu'elle est à peu près vers le milieu du mois. J'étais
plongé dans le sommeil, le remède ordinaire de tous les soucis, et une molle
langueur enchaînait mes membres sur mon lit, quand tout à coup l'air frémit,
agité par des ailes, et ma fenêtre, légèrement secouée, fit entendre comme
un faible gémissement. Saisi d'effroi, je me lève, appuyé sur le bras gauche,
et le sommeil s'enfuit, chassé par mes alarmes. L'Amour était devant moi, non
pas avec ce visage que je lui connaissais jadis, mais triste, abattu et la main
gauche armée d'un bâton d'érable. Il n'avait ni collier au cou ni réseau sur
la tête ; sa chevelure, dans un désordre qu'elle n'avait point autrefois,
tombait avec négligence sur sa figure horriblement altérée. Il me sembla même
que ses ailes étaient hérissées, ainsi que l'est le plumage d'une colombe que
plusieurs mains ont froissée. Aussitôt que je l'eus reconnu, car nul n'est
plus connu de moi, j'osai lui parler en ces termes : "Enfant, toi qui
trompas ton maître, et qui causas son exil, toi que je n'aurais jamais dû
instruire des secrets de ta puissance, te voilà donc venu dans un pays d'où la
paix est à jamais bannie, dans ces contrées sauvages où l'Ister est toujours
enchaîné par les glaces ! Quel motif t'y amène, si ce n'est pour être témoin
de mes maux ? Ces maux, si tu l'ignores, t'ont rendu odieux. C'est toi qui le
premier me dictas des vers badins. C'est pour t'obéir que je fis alterner
l'hexamètre et le pentamètre. Tu ne m'as pas permis de m'élever jusqu'au
rythme d'Homère, ni de chanter les hauts-faits des guerriers fameux. Peut-être
que ton arc et ton flambeau ont diminué la vigueur peu étendue, mais cependant
réelle, de mon génie, car, occupé que j'étais à célébrer ton empire et
celui de ta mère, mon esprit ne pouvait songer à une œuvre plus sérieuse. Ce
ne fut pas assez. J'ai fait, insensé ! d'autres vers encore, afin de te rendre,
par mes leçons, plus habile, et, malheureux que je suis ! l'exil a été ma récompense,
l'exil aux extrémités du monde, dans un pays où les douceurs de la paix sont
inconnues. Tel ne fut pas Eumolpus, fils de Chionée, envers Orphée. Tel ne fut
pas Olympus envers le satyre Marsyas. Telle ne fut pas la récompense que Chiron
reçut d'Achille, et l'on ne dit pas que Numa ait jamais nui à Pythagore.
Enfin, pour ne pas rappeler tous ces noms empruntés aux siècles passés, je
suis le seul qu'ait perdu un disciple ingrat. Je te donnais, folâtre enfant,
des armes et des leçons, et voilà le prix que le maître reçoit de son élève
! Cependant, tu le sais, et tu pourrais hardiment le jurer, je n'ai jamais
conspiré dans mes vers contre des nœuds légitimes. J'ai écrit pour ces
femmes dont la chevelure ne porte point de bandelette, symbole de la pudeur,
dont les pieds ne sont pas, à la faveur d'une robe traînante, invisibles aux
regards. Dis encore, je te prie, quand ai-je appris à séduire les épouses et
à jeter de l'incertitude sur la naissance des enfants ? N'ai-je pas, censeur
rigide, interdit la lecture de mes livres à toutes les femmes que la loi empêche
de lier des intrigues galantes ? À quoi m'ont servi tous ces ménagements,
puisque je suis accusé d'avoir favorisé l'adultère, ce crime réprouvé par
une loi rigoureuse ? Mais, je t'en supplie, et si tu m'exauces, que tes flèches
soient partout triomphantes ! Que ton flambeau brûle d'un feu actif et éternel
! Que César, ton neveu, puisque Énée est ton frère, gouverne l'empire,
et tienne soumis à son sceptre tout l'univers ! Fais en sorte que sa colère ne
soit pas implacable, et que j'aille, s'il le veut bien, expier ma faute dans un
lieu moins affreux !" C'est ainsi qu'il me semblait parler à l'enfant ailé,
et voilà la réponse que je crus entendre : "Je jure par mon flambeau et
par mes flèches, par ces armes également redoutables, par ma mère, par la tête
sacrée de César, que tes leçons ne m'ont rien appris d'illicite, et que, dans
ton Art d'aimer, il n'est rien de
coupable. Plût au ciel que tu justifiasses aussi bien tout le reste ! Mais une
autre chose, tu le sais, te nuisit bien davantage. Quel que soit ce grief (car
c'est une blessure que je ne veux pas rouvrir), tu ne peux te dire innocent.
Quand je donnerais à ta faute le nom spécieux d'erreur, la colère de ton juge
n'alla pas au-delà de ce que tu méritais. Cependant, pour te voir et te
consoler dans ton accablement, j'ai fatigué mes ailes à franchir
d'incommensurables espaces. J'ai visité ces lieux pour la première fois
lorsque, à la prière de ma mère, la vierge du Phase fut percée de mes traits
; si je les revois aujourd'hui, après tant de siècles, c'est pour toi, le
soldat le plus cher de toute ma milice. Sois donc rassuré. Le courroux de César
s'apaisera. Tes vœux ardents seront satisfaits, et tu verras briller un jour
plus heureux. Ne crains pas les retards ; l'instant que nous désirons approche.
Le triomphe de Tibère a répandu la joie dans tous les cœurs. Quand la famille
d'Auguste, ses fils et Livie leur mère, sont dans l'allégresse, quand toi-même,
père de la patrie et du jeune triomphateur, tu t'associes à cette allégresse,
quand le peuple te félicite, et que, dans toute la ville, l'encens brûle sur
les autels, quand le temple le plus vénéré offre un accès facile, espérons
que nos prières ne resteront pas sans pouvoirs." Il dit, et le dieu
s'évanouit dans les airs ou moi-même je cessai de rêver. Si je doutais,
Maxime, que tu approuvasses ces paroles, j'aimerais mieux croire que les cygnes
sont de la couleur de Memnon. Mais le lait ne devient jamais noir comme la poix,
et l'ivoire éclatant de blancheur ne se change pas en térébinthe. Ta
naissance est digne de ton caractère, car tu as le noble cœur et la loyauté
d'Hercule. De tels sentiments sont inaccessibles à l'envie, ce vice des lâches,
qui rampe comme la vipère, et se dérobe aux regards. La noblesse même de ta
naissance est effacée par l'élévation de ton âme, et ton caractère ne dément
pas le nom que tu portes. Que d'autres donc persécutent les malheureux, qu'ils
aiment à se faire craindre, qu'ils s'arment de traits imprégnés d'un fiel
corrosif, toi, tu sors d'une famille accoutumée à venir au secours des
infortunés qui l'implorent. C'est parmi ces derniers que je te prie de vouloir
bien me compter.
LETTRE
IV
À
RUFIN
Ovide,
ton ami, t'adresse, ô Rufin, de son exil de Tomes, l'hommage de ses vœux sincères,
et te prie en même temps d'accueillir avec faveur son Triomphe,
si déjà ce poème est tombé entre tes mains. C'est un ouvrage bien modeste,
bien au-dessous de la grandeur du sujet, mais, tel qu'il est, je te prie de le
protéger. Un corps sain puise en lui-même sa force, et n'a nul besoin d'un
Machaon, mais le malade, inquiet sur son état, a recours aux conseils du médecin.
Les grands poètes se passent bien d'un lecteur indulgent, ils savent captiver
le plus difficile et le plus rebelle. Pour moi, dont les longues souffrances ont
émoussé le génie ou qui peut-être n'en eus jamais, je sens que mes forces
sont affaiblies, et je n'attends de salut que de ton indulgence. Si tu me la
refuses, tout est perdu pour moi. Et si tous mes ouvrages réclament l'appui
d'une faveur bienveillante, c'est surtout à l'indulgence que ce nouveau livre a
des droits. D'autres poètes ont chanté les triomphes dont ils ont été les témoins.
C'est quelque chose alors d'appeler sa mémoire au secours de sa main, et d'écrire
ce qu'on a vu. Moi, ce que je raconte, mon oreille avide en a à peine saisi le
bruit, et je n'ai vu que par les yeux de la renommée. Peut-on avoir les mêmes
inspirations, le même enthousiasme, que celui qui a tout vu, qui a tout entendu
? Cet argent, cet or, cette pourpre, confondant leurs couleurs éclatantes, ce
spectacle pompeux dont vous avez joui, ce n'est point là ce que mes yeux
regrettent, mais l'aspect des lieux, mais ces nations aux mille formes diverses,
mais l'image des combats, auraient fécondé ma muse. J'aurais puisé des
inspirations jusque sur le visage des rois captifs, ce miroir de leurs pensées.
Aux applaudissements du peuple, à ses transports de joie, le plus froid génie
pouvait s'échauffer, et j'aurais senti, à ces acclamations bruyantes, mon
ardeur s'éveiller, comme le soldat novice aux accents du clairon. Mon cœur, fût-il
plus froid que la neige et la glace, plus froid que le pays où je languis exilé,
la figure du triomphateur debout sur son char d'ivoire aurait arraché mes sens
à l'engourdissement. Privé de tels secours, n'ayant pour guide que des bruits
incertains, ce n'est pas sans motif que je fais un appel à ta bienveillance. Je
ne connaissais ni les noms des chefs ni les noms des lieux. À peine avais-je
sous ma main les premiers matériaux. Quelle partie de ce grand événement, la
renommée pouvait-elle m'apprendre ? Que pouvait m'écrire un ami ? Je n'en ai
que plus de droit, ô lecteur, à ton indulgence, s'il est vrai que j'ai commis
quelque erreur ou négligé quelque fait ! D'ailleurs, ma lyre, éternel écho
des plaintes de son maître, s'est prêtée difficilement à des chants d'allégresse.
Après une si longue désuétude, à peine si quelques mots heureux naissaient
sous ma plume. Il me semblait étrange que je me réjouisse de quelque
chose. Comme les yeux redoutent l'éclat du soleil dont ils ont perdu
l'habitude, ainsi mon esprit ne pouvait s'animer à des pensées joyeuses. La
nouveauté est aussi, de toutes les choses, celle qui nous plaît le plus : un
service qui s'est fait attendre perd tout son prix. Les écrits publiés à
l'envi sur ce glorieux triomphe sont lus sans doute, depuis longtemps, par le
peuple romain. C'était alors un breuvage offert à des lutteurs altérés, et
la coupe que je leur présente les trouvera rassasiés. C'était une eau fraîche
qu'ils buvaient, et la mienne est tiède maintenant. Cependant je ne suis pas
resté oisif. Ce n'est pas à la paresse qu'il faut attribuer mon retard, mais
j'habite les rivages les plus reculés du vaste Océan, et, pendant que la
nouvelle arrive en ces lieux, que mes vers se font à la hâte, que l'œuvre,
achevée, s'achemine vers vous, une année peut s'écouler. En outre, il n'est
point indifférent que ta main cueille la première rose, intacte encore ou
qu'elle ne trouve plus que quelques roses oubliées. Est-il donc étonnant,
lorsque le jardin est épuisé de ses fleurs, que je n'aie pu tresser une
couronne digne de mon héros ? Que nul poète, je te prie, ne m'accuse ici de
venir faire le procès à ses vers. Ma muse n'a parlé que pour elle. Poètes,
votre sainte mission m'est commune, si toutefois les malheureux ont encore accès
dans vos chœurs. Amis, vous eûtes toujours une grande part dans ma vie, et je
n'ai pas cessé de vous être présent et fidèle. Souffrez donc que je vous
recommande mes vers, puisque moi-même je ne puis les défendre. Un écrivain
n'a guère de succès qu'après sa mort, car l'envie s'attaque aux vivants, et
les déchire misérablement. Si une triste existence est déjà presque la mort,
la terre attend ma dépouille, et il ne manque plus à ma destinée, pour être
accomplie, que le séjour de la tombe. Enfin, quand chacun critiquerait mon œuvre,
personne, du moins, ne blâmera mon zèle. Si mes forces ont failli, mes
intentions ont toujours été dignes d'éloges, et cela, je l'espère, suffit
aux dieux. C'est pour cela que le pauvre est bienvenu au pied de leurs autels,
et que le sacrifice d'une jeune brebis leur est aussi agréable que celui d'un
taureau. Au reste, le sujet était si grand que même le chantre immortel de l'Iliade
eût fléchi sous le poids, et puis, le char trop faible de l'élégie n'aurait
pu, sur ses roues inégales, soutenir le poids énorme d'un tel triomphe. Quelle
mesure emploierai-je désormais ? Je l'ignore. Ta conquête, fleuve du Rhin,
nous présage un nouveau triomphe, et les présages des poètes ne sont point
menteurs. Donnons à Jupiter un second laurier, quand le premier est vert
encore. Relégué sur les bords du Danube et des fleuves où le Gète, ennemi de
la paix, se désaltère, ce n'est pas moi qui te parle. Ma voix est la voix d'un
dieu, d'un dieu qui m'inspire et qui m'ordonne de rendre ses oracles. Que
tardes-tu, Livie, à préparer la pompe et le char des triomphes ? Déjà la
guerre engagée ne te permet plus de différer. La perfide Germanie jette les
armes qu'elle maudit. Bientôt tu connaîtras la vérité de mes présages.
Bientôt, crois-moi, ils se réaliseront. Pour la seconde fois, ton fils recevra
les honneurs du triomphe, et reparaîtra sur le char qui le porta naguère. Prépare
le manteau de pourpre dont tu couvriras ses épaules glorieuses, et la couronne
peut déjà reconnaître cette tête dont elle est l'habituel ornement. Que les
boucliers et les casques étincellent d'or et de pierreries ! Qu'au-dessus des
guerriers enchaînés s'élèvent des armes en trophées ! Que les images des
villes, sculptées d'ivoire, y apparaissent ceintes de leurs remparts, et qu'à
la vue de ces images nous croyions voir la réalité ! Que le Rhin, en deuil et
les cheveux souillés par la fange de ses roseaux brisés, roule ses eaux
ensanglantées ! Déjà les rois captifs réclament leurs insignes barbares et
leurs tissus, plus riches que leur fortune présente. Prépare enfin cette pompe
dont la valeur des tiens a si souvent exigé le tribut, et qu'elle exigera plus
d'une fois encore. Dieux qui m'ordonnâtes de dévoiler l'avenir, faites que
bientôt l'événement justifie mes paroles !
LETTRE
V
À
MAXIME COTTA
Tu
te demandes d'où vient la lettre que tu lis. Elle vient du pays où l'lster se
jette dans les flots azurés des mers. À cet indice, tu dois te rappeler
l'auteur de la lettre, Ovide, le poète victime de son génie. Ces vœux, qu'il
aimerait mieux t'apporter lui-même, il te les envoie, Cotta, de chez les Gètes
farouches. J'ai lu, digne héritier de l'éloquence de ton frère, j'ai lu le
brillant discours que tu as prononcé dans le forum. Quoique, même pour le lire
assez vite, j'aie passé bien des heures, je me plains de sa brièveté, mais
j'y ai suppléé par des lectures multipliées, qui toutes m'ont causé le même
plaisir. Un écrit, qui ne perd rien de son charme à être lu tant de fois, a
son mérite dans sa valeur propre, et non dans sa nouveauté. Heureux ceux qui
ont pu assister à ton débit, et entendre ta voix éloquente ! En effet,
quelque délicieuse que soit l'eau qu'on nous sert, il est plus agréable de la
boire à sa source même. Il est aussi plus agréable de cueillir un fruit en
attirant à soi la branche qui le porte que de le prendre sur un plat ciselé,
et pourtant, sans la faute que j'ai faite, sans cet exil que je subis à cause
de mes vers, ce discours que j'ai lu, je l'aurais entendu de ta bouche. Peut-être
même, comme cela m'est arrivé souvent, choisi parmi les centeniers, aurais-je
été l'un de tes juges. Ce plaisir eût été bien plus vif à mon cœur,
quand, entraîné par la véhémence de tes paroles, je t'aurais donné mon
suffrage. Mais puisque le sort a voulu que, loin de vous, loin de ma patrie, je
vécusse au milieu des Gètes inhumains, je t'en conjure, du moins, pour tromper
ma douleur, envoie-moi souvent le fruit de tes études, afin qu'en te lisant, je
me croie près de toi. Suis mon exemple, si j'en suis digne ; imite-moi, toi qui
devrais être mon modèle. Je tâche, moi qui depuis longtemps ne vis plus pour
vous, de me faire revivre dans mes oeuvres. Rends-moi la pareille, et que je reçoive
moins rarement ces monuments de ton génie, qui doivent toujours m'être si précieux.
Dis-moi cependant, ô mon jeune ami, toi dont les goûts sont restés les mêmes,
ces goûts ne me rappellent-ils pas à ton souvenir ? Quand tu lis à tes amis
les vers que tu viens d'achever ou quand, suivant la coutume, tu les leur fais
lire, ton cœur se plaint-il quelquefois, ne sachant ce qui lui manque ?
Sans doute il sent un vide qu'il ne peut définir. Toi qui parlais beaucoup de
moi quand j'étais à Rome, le nom d'Ovide vient-il encore quelquefois sur tes lèvres
? Que je meure percé des flèches des Gètes (et ce châtiment, tu le sais,
pourrait suivre de près mon parjure) si, malgré mon absence, je ne te vois
presque à chaque instant du jour. Grâce aux dieux, la pensée va où elle
veut. Quand, par la pensée, j'arrive, invisible, au milieu de Rome, souvent je
parle avec toi, souvent je t'entends parler ; il me serait difficile de te
peindre la joie que j'en éprouve, et combien cette heure fugitive m'offre de
charmes. Alors, tu peux m'en croire, je m'imagine, nouvel habitant du ciel,
jouir, dans la société des dieux, du céleste bonheur. Puis, quand je me
retrouve ici, j'ai quitté le ciel et les dieux, et la terre du Pont est bien
voisine du Styx. Que si c'était malgré la volonté du destin que j'essayasse
d'en sortir, délivre-moi, Maxime, de cet inutile espoir.
LETTRE
VI
À
UN AMI
Des
rives du Pont-Euxin, Ovide envoie cette courte épître à son ami, qu'il a
presque nommé. Mais s'il eût été assez imprudent pour écrire ce nom,
cette préoccupation de l'amitié eût peut-être excité tes plaintes. Et
pourtant, lorsque d'autres amis n'y voient aucun danger, pourquoi seul
demandes-tu que je ne te nomme pas dans mes vers. Si tu ignores combien César
met de clémence jusque dans son ressentiment, c'est moi qui te l'apprendrai.
Forcé d'être le propre juge du châtiment que je méritais, je n'aurais pu
rien ôter à celui qui m'est infligé. César ne défend à personne de se
rappeler un ami, il me permet de t'écrire comme il te le permet à toi-même.
Ce ne serait pas un crime pour toi de consoler un ami, d'adoucir par de tendres
paroles la rigueur de sa destinée. Pourquoi, redoutant des périls chimériques,
évoquer, à force de les craindre, la haine sur d'augustes divinités ? Nous
avons vu plus d'une fois des hommes frappés de la foudre se ranimer et revivre,
sans que Jupiter s'y opposât. Neptune, après avoir mis en pièces le vaisseau
d'Ulysse, ne défendit point à Leucothoé de secourir le héros naufragé.
Crois-moi, les dieux immortels ont pitié des malheureux. Leur vengeance ne
poursuit point sans relâche. Or, il n'est point de divinité plus clémente
qu'Auguste, lequel tempère sa puissance par sa justice. Il vient d'élever à
celle-ci un temple de marbre, mais depuis longtemps elle en avait un dans son cœur.
Jupiter lance inconsidérément ses foudres sur plus d'un mortel, et ceux
qu'elles atteignent ne sont pas tous également coupables. De tous les infortunés
précipités par le roi des mers dans les flots impitoyables, combien peu ont mérité
d'y être engloutis ! Quand les plus braves guerriers périssent dans les
combats, Mars lui-même, je l'en atteste, est souvent injuste dans le choix de
ses victimes. Mais si tu veux interroger chacun de nous, chacun avouera qu'il a
mérité sa peine ; je dirai plus : il n'est plus de retour possible à la vie
pour les victimes du naufrage, de la guerre, et de la foudre : et César a
accordé le soulagement de leurs peines ou fait grâce entière à plusieurs
d'entre nous. Puisse-t-il, je l'en conjure, m'admettre dans le nombre de ces
derniers ! Quand nous vivons sous le sceptre d'un tel prince, tu crois t'exposer
en entretenant des rapports avec un proscrit ? Je te permettrais de pareils
scrupules sous la domination d'un Busiris ou du monstre qui brûlait des hommes
dans un taureau d'airain. Cesse de calomnier, par tes vaines terreurs, une âme
compatissante. Pourquoi craindre, au milieu d'une mer tranquille, les perfides
écueils ? Peu s'en faut que je ne m'estime moi-même inexcusable pour t'avoir
écrit le premier sans signer mon nom, mais la frayeur et l'étonnement
m'avaient ôté l'usage de ma raison, et, dans ma nouvelle disgrâce, je ne
pouvais prendre conseil de mon jugement. Redoutant ma mauvaise étoile et non le
courroux du prince, mon nom en tête de mes lettres était pour moi-même un
sujet d'effroi. Maintenant que tu es rassuré, permets au poète reconnaissant
de nommer dans ses tablettes un ami qui lui est si cher. Ce serait une honte
pour tous deux si, malgré notre longue intimité, ton nom ne paraissait point
dans mes ouvrages. Cependant de peur que cette appréhension ne vienne à
troubler ton sommeil, mon affection n'ira pas au-delà des bornes que tu me
prescriras. Je tairai toujours qui tu es, tant que je n'aurai pas reçu l'ordre
contraire. Mon amitié ne doit être à charge à personne. Ainsi toi, qui
pourrais m'aimer ouvertement et en toute sûreté, si ce rôle désormais te
semble dangereux, aime-moi du moins en secret.
LETTRE
VII
À
SES AMIS
Les
paroles me manquent pour vous renouveler tant de fois les mêmes prières. J'ai
honte enfin d'y recourir sans cesse inutilement. Et vous, sans doute que ces
requêtes uniformes vous ennuient, et que chacun de vous sait d'avance ce que je
vais lui demander. Oui, vous connaissez le contenu de ma lettre avant même
d'avoir rompu les liens qui l'entourent. Je vais donc changer de discours pour
ne pas lutter plus longtemps contre le courant du fleuve. Pardonnez, mes amis,
si j'ai trop compté sur vous. C'est une faute dont je veux enfin me corriger.
On ne dira plus que je suis à charge à ma femme, qui me fait expier sa fidélité
par son inexpérience et son peu d'empressement à venir à mon secours. Tu
supporteras encore ce malheur, Ovide, toi qui en as supporté de plus grands.
Maintenant il n'est plus pour toi de fardeau trop pesant. Le taureau qu'on enlève
au troupeau refuse de tirer la charrue, et soustrait sa tête novice aux dures
épreuves du joug. Moi, qui suis habitué aux rigueurs du destin, depuis
longtemps toutes les adversités me sont familières. Je suis venu sur les rives
du Gète, il faut que j'y meure, et que mon sort, tel qu'il a commencé,
s'accomplisse jusqu'au bout. Qu'ils espèrent, ceux qui ne furent pas toujours déçus
par l'espérance. Qu'ils fassent des vœux, ceux qui croient encore à l'avenir.
Le mieux, après cela, c'est de savoir désespérer à propos, c'est de se
croire, une fois pour toutes, irrévocablement perdu. Plus d'une blessure
s'envenime par les soins qu'on y apporte. Il eût mieux valu ne pas y toucher.
On souffre moins à périr englouti tout à coup dans les flots, qu'à lutter
d'un bras impuissant contre les vagues en courroux. Pourquoi me suis-je figuré
que je parviendrais à quitter les frontières de la Scythie, et à jouir d'un
exil plus supportable ? ... Pourquoi ai-je espéré un adoucissement à mes
peines ? La Fortune m'avait-elle donc livré ses secrets ? Je n'ai fait
qu'aggraver mes tourments, et l'image de ces lieux, qui se représente sans
cesse à mon esprit, renouvelle mes douleurs et me reporte aux premiers jours de
mon exil. Je préfère cependant que mes amis cessent de s'occuper de moi, que
de fatiguer leur zèle à des sollicitations inutiles. Elle est difficile à
aborder sans doute, ô mes amis, l'affaire dont vous n'osez vous charger, et
cependant, si quelqu'un osait parler, il trouverait des oreilles disposées à
l'entendre. Pourvu que la colère de César ne vous ait point répondu par un
refus, je mourrai avec courage sur les rives de l'Euxin.
LETTRE
VIII
À
MAXIME
Je
cherchais ce que, du territoire de Tomes, je pourrais t'envoyer comme un gage de
mon tendre souvenir. De l'argent serait digne de toi, de l'or plus digne encore,
mais ton plaisir est de faire, non de recevoir de tels dons. D'ailleurs on ne
trouve ici aucun métal précieux. À peine l'ennemi permet-il au laboureur de
remuer le sein de la terre. La pourpre éclatante a plus d'une fois brillé sur
tes vêtements, mais les mains sarmates n'apprirent jamais à la teindre.
La toison de leurs troupeaux est grossière, et les filles de Tomes n'ont jamais
appris l'art de Pallas. Ici les femmes, au lieu de filer, broient sous la meule
les présents de Cérès, et portent sur leur tête le vase où elles ont puisé
l'eau. Ici point d'orme que la vigne couvre de ses pampres comme d'un manteau de
verdure. Ici point d'arbre dont les branches plient sous le poids de ses fruits.
Des plaines affreuses ne produisent que la triste absinthe. La terre annonce par
ses fruits son amertume. Ainsi, sur toute la rive gauche du Pont-Euxin, ton ami,
malgré son zèle à découvrir quelque chose, n'a pu rien trouver qui fût
digne de toi. Je t'envoie cependant des flèches scythes et le carquois qui les
renferme. Puissent-elles être teintes du sang de tes ennemis ! Voilà les
plumes de cette contrée ; voilà ses livres ; voilà, Maxime, la muse qui règne
en ces lieux. Je rougis presque de t'envoyer un présent d'aussi modeste
apparence, reçois-le cependant avec bienveillance.
LETTRE
IX
À
BRUTUS
Tu
me mandes, Brutus, que, suivant je ne sais quel critique, mes vers expriment
toujours la même pensée, que mon unique demande est d'obtenir un exil moins éloigné,
mon unique plainte, d'être entouré d'ennemis nombreux. Eh quoi ! De tant de défauts
que j'ai d'ailleurs, voilà le seul qu'on me reproche ! Si c'est là en effet le
seul défaut de ma muse, je m'en applaudis. Je suis le premier à voir le côté
faible de mes ouvrages, quoiqu'un poète s'aveugle souvent sur le mérite de ses
vers. Tout auteur s'admire dans son œuvre. Ainsi jadis Agrius trouvait peut-être
que les traits de Thersite n'étaient pas sans beauté. Pour moi je n'ai point
ce travers. Je ne suis pas père tendre pour tous mes enfants. Pourquoi donc, me
diras-tu, faire des fautes, puisque aucune ne m'échappe, et pourquoi en
souffrir dans mes écrits ? Mais sentir sa maladie et la guérir sont deux
choses bien différentes, chacun a le sentiment de la douleur. L'art seul y remédie.
Souvent je voudrais changer un mot, et pourtant je le laisse, la puissance d'exécution
ne répondant pas à mon goût. Souvent (car pourquoi n'avouerais-je pas la vérité
?), j'ai peine à corriger, et à supporter le poids d'un long travail.
L'enthousiasme soutient. Le poète qui écrit y prend goût. L'écrivain oublie
la fatigue, et son cœur s'échauffe à mesure que son poème grandit. Mais la
difficulté de corriger est à l'invention ce qu'était l'esprit d'Aristarque au
génie d'Homère. Par les soins pénibles qu'elle exige, ta correction déprime
les facultés de l'esprit ; c'est comme le cavalier qui serre la bride à son
ardent coursier. Puissent les dieux cléments apaiser la colère de César !
Puissent mes restes reposer dans une terre plus tranquille, comme il est vrai
que toutes les fois que je tente d'appliquer mon esprit, l'image de ma fortune
vient paralyser mes efforts ! J'ai peine à ne pas me croire fou de faire des
vers et de les vouloir corriger au milieu des Gètes barbares. Après tout, rien
n'est plus excusable dans mes écrits que ce retour presque continuel de la même
pensée. Lorsque mon cœur connaissait la joie, mes chants étaient joyeux ; ils
se ressentent aujourd'hui de ma tristesse ; chacune de mes oeuvres porte
l'empreinte de son temps. De quoi parlerais-je, si ce n'est des misères de cet
odieux pays ? Que demanderai-je, si ce n'est de mourir dans un pays plus heureux
? En vain je le répète sans cesse ; à peine si l'on m'écoute, et mes
paroles, qu'on feint de ne pas comprendre, restent sans effet. D'ailleurs, si
mes lettres sont toutes les mêmes, elles ne sont pas toutes adressées aux mêmes
personnes ; et si ma prière est la même, elle s'adresse à des intercesseurs
différents. Quoi donc ! Brutus, fallait-il, pour éviter au lecteur le désagrément
de revenir sur la même pensée, n'invoquer qu'un seul ami ? Je n'ai pas jugé
le fait d'une si haute importance : doctes esprits, pardonnez à un coupable qui
avoue sa faute. J'estime ma réputation d'écrivain au-dessous de mon propre
salut. Le dirai-je enfin, le poète, une fois maître de son sujet, peut le façonner
à son gré et de mille manières ; mais ma muse n'est que l'écho, hélas !
trop fidèle de mes malheurs, et sa voix a toute l'autorité d'un témoin
incorruptible. Je n'ai eu ni l'intention ni le souci de composer un livre, mais
d'écrire à chacun de mes amis. Puis j'ai recueilli mes lettres et les ai
rassemblées au hasard, afin qu'on ne vît pas dans ce recueil, fait sans méthode,
un choix prémédité. Ainsi grâce pour des vers qui ne m'ont point été dictés
par l'amour de la gloire, mais par le sentiment de mes intérêts et le devoir
de l'amitié.