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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

 

ARISTOTE

 

Thomas d’Aquin

 

Commentaire au traité de l’âme 

 

Livre I Livre I (suite) Livre II Livre II (suite) Livre III

LIVRE II (2ème partie) 

traduction par Yvan Pelletier

2000

Site http://www.thomas-d-aquin.com/

Yvan Pelletier Yvan Pelletier (né en 1946) est professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l'Université Laval, où il enseigne depuis 1975 et où il a complété sa formation philosophique jusqu'au doctorat, en s'attachant à l'enseignement de Mgr Maurice Dionne, de M. l'abbé Jasmin Boulay et de MM. Warren Murray, Alphonse Saint-Jacques et quelques autres professeurs d'une tradition aristotélico-thomiste initiée à cette faculté par M. Charles De Koninck. Son enseignement est agencé de façon à offrir aux étudiants du baccalauréat une présentation des principes fondamentaux et de la méthode de chacune des disciplines philosophiques de base - dans une perspective aristotélicienne : éthique, politique, physique, métaphysique - et aux étudiants de maîtrise et doctorat une réflexion critique sur les éléments du credo contemporain - démocratie, nouvelle morale, logique symbolique, dissociation de l'être et du devoir, primauté de la conscience, etc. - à partir de ces principes fondamentaux.   


 

Leçon  9

#720. — Après avoir montré la nature de l’intellect possible, et avoir montré son objet, le Philosophe soulève ici quelques difficultés sur ce qu’il a établi. Cela se divise en deux parties : dans la première, il soulève362 des difficultés ; dans la seconde (429b29), il les résout. Par ailleurs, il soulève d’abord deux difficultés, dont la première va comme suit. Si l’intelligence est simple et impassible, et si elle n’a rien de commun avec rien, comme Anaxagore le dit, comment l’intelligence peut-elle concevoir, puisque concevoir est une façon d’être affecté, et qu’il semble bien inhérent à la nature de qui est affecté d’avoir quelque chose de commun avec son agent ? Car, semble-t-il bien, c’est en tant qu’il y a quelque chose de commun à l’un et à l’autre, à savoir, à qui agit et à qui est affecté, que l’un agit et que l’autre est affecté. En effet, qui agit et qui est affecté communiquent nécessairement l’un avec l’autre en leur matière, comme il est dit, De la Génération, I, 7.

#721. — Il présente ensuite sa seconde difficulté (429b26). Cette difficulté surgit de ce qu’il a dit plus haut (#704), que l’intelligence, une fois passée à l’acte, se conçoit elle-même. Voici la difficulté. Si l’intelligence est intelligible, cela peut se produire de deux manières : de l’une, elle est intelligible par elle-même, et non par autre chose ; de l’autre, il y a quelque chose d’adjoint à elle qui la rend intelligible. Or si elle est intelligible par elle-même, et non par autre chose, et que l’objet intelligible en tant que tel est unique spécifiquement, il s’ensuivra, si tel objet intelligible n’est pas seulement objet intelligible, mais aussi intelligence, que les autres objets intelligibles seront aussi des intelligences, et qu’ainsi tous les objets intelligibles concevront. Si, par contre, elle est intelligible du fait qu’il y ait autre chose adjoint à elle, il s’ensuivra qu’il y ait autre chose363 qui la rende intelligible, et il en ira pareillement pour les autres objets conçus. D’où, semble-t-il bien, la même conséquence qu’antérieurement, à savoir, que toujours ce qui est conçu conçoit.

#722. — Ensuite (429b29), il résout les difficultés soulevées. En premier, il résout la première. Plus haut (#365-366), au moment de traiter du sens, rappelle-t-il, on a distingué, à propos de l’affection, qu’être affecté s’attribue à des situations différentes, en rapport à un élément commun. C’est-à-dire, être affecté est commun à l’affection qui porte à des dispositions contraires, comme il en va de la première affection364 mutuelle dans les choses naturelles, qui communiquent en leur matière, 361Autre tentative d’intégrer l’idée de fin à la traduction de .  363Léonine: intelligibile per hoc quod habet aliquid sibi admixtum, sequetur quod habeat aliquid aliud. Marietti: intelligibiis per hoc quod habet aliquid aliud sibi adiunctum, sequeretur quod habeat aliquid. 364Léonine: prima passio. Marietti: passio. 184 et à l’affection365 qui se dit seulement d’après la réception. Or on attribue à l’intelligence d’être affectée pour autant qu’elle est d’une certaine manière en puissance aux intelligibles et qu’elle n’est rien en acte avant de concevoir. Nécessairement, donc, il en va comme il arrive à une tablette sur laquelle il n’y a rien d’inscrit en acte, mais où bien des choses peuvent s’inscrire. C’est cela aussi qui arrrive à l’intellect possible, car aucun des intelligibles n’est en lui en acte, mais chacun l’est seulement en puissance.

#723. — Avec cela, on exclut autant l’opinion des anciens naturalistes, qui soutenaient que l’âme est composée de toutes choses, pour les concevoir toutes, qu’aussi l’opinion de Platon, qui soutenait que c’est naturellement que l’âme humaine possède toute science et qu’elle l’a simplement de quelque manière oubliée, en raison de son union366 avec le corps ; aussi disait-il qu’apprendre n’est rien d’autre que se rappeler.

#724. — Ensuite (430a2), il résout la seconde difficulté. En premier, il résout la question ; en second (430a5), il répond a une objection qu’on pourrait apporter. L’intellect possible, commence-til, n’est pas intelligible par son essence, mais par une espèce intelligible, tout comme les autres objets intelligibles. Il prouve cela du fait que ce qui se trouve conçu en acte et l’intelligence en acte sont une seule chose, comme il a aussi dit, plus haut (#590-593), que le sensible en acte et le sens en acte sont une seule chose. Par ailleurs, quelque chose devient intelligible en acte du fait qu’il se trouve abstrait en acte de la matière ; ainsi a-t-il dit, plus haut (#707-719), que c’est de la manière dont les choses sont séparables de la matière qu’aussi elles se rapportent à l’intelligence. C’est pourquoi il parle ici de «ce qui va sans matière». C’est-à-dire, si nous prenons les intelligibles en acte, c’est la même chose ce qui conçoit367 et ce qui est conçu, comme c’est la même chose ce qui sent en acte et ce qui est senti en acte. En effet, la science spéculative en elle-même «et ce qu’on peut savoir de cette manière», c’est-à-dire, l’objet qu’on peut savoir de science, pris en acte, sont la même chose. Donc, l’espèce de la chose conçue en acte est l’espèce de l’intelligence même ; et ainsi, c’est par elle qu’elle peut se concevoir elle-même. Aussi le Philosophe a-t-il lui-même, plus haut (#672-699), scruté la nature de l’intellect possible moyennant l’acte même de concevoir et l’objet conçu. En effet, nous ne connaissons pas notre intelligence sauf du fait que nous concevons que nous concevons.

#725. — Ce fait, que l’intellect possible ne soit pas conçu par son essence, mais par une espèce intelligible, lui arrive368 du fait qu’il est seulement une puissance, dans l’ordre des intelligibles. Le Philosophe montre, en effet, Métaphysique, IX, 9, que rien n’est conçu, à part ce qui est en acte. On peut faire une comparaison avec les choses sensibles. En effet, ce qui est en puissance seulement chez elles, à savoir, la matière première, ne détient aucune action par son essence, mais seulement par la forme qui s’adjoint à elle : les substances sensibles, qui sont partie en acte et partie en puissance, détiennent par elles-mêmes une action. Pareillement aussi, l’intellect possible, qui est seulement en puissance dans l’ordre des intelligibles, ne conçoit ni n’est conçu sinon par l’espèce reçue en lui.

#726. — Dieu, par contre, qui est un acte pur dans l’ordre des intelligibles, et les autres substances séparées, qui sont intermédiaires entre la puissance et l’acte par leur essence, à la fois conçoivent et sont conçues.

#727. — Ensuite (430a5), il répond à l’objection qui allait en sens contraire. Du fait que l’intellect possible a quelque chose qui le rend intelligible, comme aussi les autres, il reste à regarder «la cause» pour laquelle l’intelligence «ne conçoit pas toujours», c’est-à-dire pourquoi elle ne conçoit pas toujours l’intelligible. La raison en est que, chez les choses qui ont une matière, l’espèce n’est pas intelligible en acte, mais seulement en puissance. Or ce n’est pas l’intelligible en puissance qui 365Léonine: et ad pati. Marietti: et est aliquod pati. 366Léonine: esse eam quodammodo obrutam per unionem. Marietti: esse eam quodammodo oblitam propter unionem. 367Léonine: intelligens. Marietti: intellectus. 368Léonine: accidit autem hoc intellectui possibili. Marietti: accidit aut hoc in iontellectu possibili. 185 est la même chose que l’intelligence, mais seulement l’intelligible en acte. Aussi, chez les êtres qui ont leur espèce en une matière, il n’y aura pas d’intelligence inhérente qui puisse concevoir, parce que «l’intelligence de pareilles choses», c’est-à-dire des intelligibles, est une puissance sans matière. Or ce qui est dans la matière est intelligible, mais en puissance seulement, tandis que ce qui est dans l’intelligence, est une espèce intelligible en acte.

Chapitre 5 (430a10-430a25) 430a10 Partout dans la nature, on trouve cette distinction : quelque chose sert de matière à chaque genre, et cela est en puissance toutes les choses de ce genre, tandis qu’autre chose en est la cause et l’agent auquel revient de les produire toutes, comme il en va de l’art en rapport à la matière. Par conséquent, cette distinction se retrouve nécessairement dans l’âme aussi. De fait, il y a, d’un côté, l’intellect capable de devenir toutes choses, et de l'autre, l'intellect capable de les produire toutes, comme une espèce d’habitus comparable à la lumière: d'une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait des couleurs qui en sont en puissance des couleurs en acte. 430a17 Cet intellect, quant à lui, est séparé, sans mélange et impassible, se trouvant par essence en acte. Toujours, en effet, l'agent a plus de dignité que ce qu’il affecte, et le principe que la matière. 430a19 [La science en acte est la même chose que son objet. Par contre, celle qui est en puissance est antérieure en temps dans un sujet unique, mais, de manière absolue, elle ne l'est pas même en temps.369] Mais il est exclu que tantôt elle370 pense et tantôt ne pense pas. 430a22 Séparée, elle n’est plus que cela même qu'elle est, et cela seul est immortel et éternel. 430a23 Mais nous ne nous souvenons pas, du fait que, bien que l’intelligence soit impassible, l'intellect passif371, lui, est corruptible et que sans lui l’intelligence ne conçoit pas.

 

Leçon  10

#728. — Maintenant qu’il a traité de l’intellect possible, le Philosophe traite de l’intellect agent. À ce propos, il développe deux points : en premier, il montre qu’il y a un intellect agent, à part l’intellect possible, et cela avec un raisonnement et avec un exemple ; en second (430a17), il montre la nature de cet intellect. En rapport au premier point, donc, il présente le raisonnement qui suit. En toute nature qui se trouve tantôt en puissance et tantôt en acte, il faut admettre, en chaque genre, quelque chose qui intervienne comme matière, c’est-à-dire qui soit en puissance à toutes les choses de ce genre, et 369«Après les mots la matière (tès hulès : 430a19), figure dans les manuscrits un très court passage qu’on retrouve mot à mot quelque quarante lignes plus loin (l’espace moyen d’une colonne d’écriture sur les anciens papyrus) et cela, après les mêmes mots tès hulès d’une autre phrase (430b31). Faisant distraitement un saut du même au même, un ancien scribe a probablement commencé à recopier ici le texte qu’il lisait là, dans son modèle, sur une colonne en regard. Les lignes transcrites à tort et probablement mal identifiées comme une erreur de transcription, semblent avoir été fidèlement conservées ici par le ou les copistes ultérieurs qui se sont servis de la copie fautive. C’est pourquoi nous les traduisons entre crochets. Ces lignes ont peut-être même pris la place d’une portion de texte disparue et l’on peut supposer une lacune avant 430a22.» (Bodéüs, 229, note 2) 370L’intelligence en acte. Le texte ne nomme pas le sujet, mais ce ne peut être la science; en dehors du contexte, qui l’exclut, il y a que cet antécédent appartient vraisemblablement à un passage intercalé par erreur. Sans doute n’est-ce pas non plus l’intellect agent, à qui il n’appartient ni de concevoir comme tel, ni de toujours être à impressionner l’intellect possible. Le plus sensé est de comprendre, comme Thomas d’Aquin, qu’Aristote, dans le passage remplacé par accident, commençait à traiter de l’intelligence en exercice. On en comprendrait encore mieux la possibilité de confondre deux passages parallèles où on identifie d’une part l’intelligence en acte et d’autre part la science en acte avec son objet. 371 . 186 autre chose qui intervienne comme cause efficiente et productrice, et qui entretienne de quelque manière, pour ce qui est de produire toutes ces choses, la relation de l’art avec sa matière. Or l’âme, quant à sa partie intellective, se trouve tantôt en puissance et tantôt en acte. On trouve donc nécessairement dans l’âme intellective cette distinction : il y a un intellect dans lequel puissent se produire tous les intelligibles, et c’est l’intellect possible dont on a parlé plus haut (#671-727) ; et il y a un autre intellect pour qu’elle puisse réduire à l’acte tous les intelligibles, et on appelle celui-ci intellect agent, et il se trouve comme une espèce d’habitus.

#729. — À l’occasion de cette formule, certains ont soutenu que l’intellect agent est la même chose que cette intelligence qui est l’habitus des principes. Mais cela ne se peut pas, parce que l’intelligence qui est l’habitus des principes présuppose déjà des concepts en acte, à savoir, les termes des principes par l’intelligence desquels nous connaissons les principes. De sorte qu’il s’ensuivrait que l’intellect agent ne réduirait pas tous les intelligibles en acte, comme le Philosophe le dit ici. L’habitus, doit-on dire, donc, se prend ici372 de la manière dont le Philosophe a coutume de nommer souvent toute forme et nature un habitus, pour autant que l’habitus se distingue en opposition à la privation et à la puissance ; par conséquent, du fait de le nommer habitus, il le distingue de l’intellect possible, qui est en puissance 373.

#730. — C’est, dit-il par suite, un habitus comme la lumière, qui fait que les couleurs en puissance deviennent des couleurs en acte. Et il précise «d’une certaine manière», parce qu’il a été montré plus haut (#400) que la couleur est en soi visible. La lumière fait seulement que cela devienne couleur en acte pour autant qu’elle fait que le diaphane soit en acte, de façon qu’il puisse être mû par la couleur, et374 qu’alors on voie la couleur. L’intellect agent, par contre, fait que les intelligibles mêmes deviennent en acte, quand ils étaient auparavant en puissance, du fait de les abstraire de la matière ; car c’est ainsi qu’ils deviennent intelligibles en acte, comme on l’a dit (#716).

#731. — Aristote est conduit à établir un intellect agent pour exclure l’opinion de Platon, qui soutenait que les quiddités des choses sensibles sont séparées de la matière et intelligibles en acte ; aussi ne lui était-il pas nécessaire d’établir un intellect agent. Mais comme Aristote soutient que les quiddités des choses sensibles sont dans la matière, et qu’elles ne sont pas intelligibles en acte, il lui a fallu établir un intellect qui les abstraie de la matière, et ainsi les rende intelligibles en acte.

#732. — Ensuite (430a17), il présente quatre propriétés de l’intellect agent : la première est qu’il soit séparable ; la seconde, qu’il soit impassible ; la troisième, qu’il soit sans mélange, c’est-à-dire pas composé de natures corporelles, ni adjoint à un organe corporel. Dans ces trois propriétés, cependant, l’intellect agent ressemble à l’intellect possible. Mais la quatrième propriété est qu’il soit en acte par essence375. En cela il diffère de l’intellect possible, qui est en puissance par essence, et devient en acte seulement grâce à l’espèce reçue.

#733. — Pour confirmer ces quatre propriétés, il apporte un raisonnement, qui va comme suit. L’agent a plus de dignité que ce qu’il affecte, et le principe actif l’est davantage que la matière. Or l’intellect agent se compare à l’intellect possible comme un agent à ce qu’il affecte, comme on l’a déjà dit (#728). Donc, l’intellect agent est plus noble que le possible. Or l’intellect possible est séparé, impassible et sans mélange, comme on l’a montré plus haut (#677-683). Donc, encore plus l’intellect agent. Il en appert aussi qu’il soit en acte en son essence, puisque l’agent n’est plus noble que la matière qu’il affecte que376 pour autant qu’il est en acte.

#734. — Toutefois, à l’occasion de ce que l’on dit ici, certains ont soutenu que l’intellect agent est une substance séparée et qu’il diffère en sujet377 de l’intellect possible. Mais manifestement cela 372Léonine: hic. Marietti: sic. 373Léonine: in potentia. Marietti: potentia. 374Léonine: et. Marietti: ut. 375Secundum suam substantiam. 376Léonine: agens non est nobilius patiente et materia nisi. Marietti: agens est nobilius patiente, non nisi. 377Secundum substantiam. 187 n’est pas vrai. En effet, l’homme ne serait pas suffisamment institué par la nature, s’il n’avait en lui-même les principes par lesquels il puisse accomplir son opération378, qui est de concevoir. Et il ne peut de fait l’accomplir qu’avec l’intellect possible et l’intellect agent. Aussi la perfection de la nature humaine requiert-elle que l’un et l’autre d’entre eux corresponde à quelque chose dans l’homme. Nous observons aussi que, comme l’opération de l’intellect possible, qui consiste à percevoir les intelligibles, s’attribue à l’homme, de même aussi l’opération de l’intellect agent, qui consiste à abstraire les intelligibles. Or cela ne pourrait être, si le principe formel de cette action ne lui était pas adjoint en réalité379.

#735. — Et pour qu’on attribue cette action à l’homme, il ne suffit pas que les espèces intelligibles produites par l’intellect agent aient de quelque manière pour sujet les phantasmes, qui sont en nous. Car, comme nous le disions plus haut (#692), quand il s’est agi de l’intellect possible, les espèces ne sont intelligibles en acte que du fait de se trouver380 abstraites des phantasmes. Ainsi, l’action de l’intellect agent ne pourrait nous être attribuée par leur intermédiaire. En outre, l’intellect agent se rapporte aux espèces de l’intelligence en acte comme l’art aux espèces des artéfacts, et il est manifeste que les artéfacts ne tiennent pas de leurs espèces l’action de l’art. Aussi, même en concédant que les espèces devenues intelligibles en acte seraient en nous, il ne s’ensuivrait pas que nous puissions posséder l’action de l’intellect agent.

#736. — En outre, la position citée va contre l’intention d’Aristote, qui dit expressément que ces deux différences, à savoir, l’intellect agent et l’intellect possible, sont dans l’âme. Par là, il donne expressément à comprendre que ce sont des parties de l’âme, ou des puissances, et non pas des substances séparées.

#737. — Mais ce qui principalement semble s’opposer à l’intention d’Aristote, c’est que l’intellect possible se rapporte aux intelligibles comme se trouvant en puissance à leur égard, tandis que l’intellect agent se rapporte à eux comme se trouvant en acte. Or manifestement la même chose ne peut pas être, en regard de la même autre, à la fois en puissance et en acte. Aussi, ne semble-t-il pas possible que les intellects agent et possible se retrouvent dans la seule et unique substance de l’âme.

#738. — Néanmoins, cela se résout facilement, si on regarde correctement de quelle manière l’intellect possible est en puissance à l’égard des intelligibles, et de quelle manière les intelligibles sont en puissance en regard de l’intellect agent. En effet, l’intellect possible est en puissance aux intelligibles comme une chose indéterminée en rapport à une déterminée. Car l’intellect possible ne possède pas déterminément la nature de l’une des choses sensibles. Par contre, chaque intelligible est une nature déterminée d’une espèce. Aussi a-t-il dit, plus haut (#722), que l’intellect possible se rapporte aux intelligibles comme une tablette à des desseins déterminés. Sous ce rapport, l’intellect agent n’est pas en acte.

#739. — En effet, si l’intellect agent avait en lui la détermination de tous les intelligibles, l’intellect possible n’aurait pas besoin de phantasmes ; il se trouverait réduit en l’acte de tous les intelligibles par le seul intellect agent, et ainsi on ne rapporterait pas celui-ci aux intelligibles comme le producteur à son produit, ainsi que le Philosophe le fait ici, mais comme constituant les intelligibles mêmes. Il se rapporte donc comme acte en regard des intelligibles en tant qu’il est une puissance active immatérielle qui peut rendre autre chose semblable à lui, à savoir, immatériel. De cette manière, ce qui est intelligible en puissance, il le rend intelligible en acte. C’est de cette façon, en effet, que la lumière fait que les couleurs soient en acte381, et non pas du fait d’avoir en elle la détermination de toutes les couleurs. Une puissance active de la sorte, par ailleurs, est comme une participation à la lumière intellectuelle issue des substances séparées382. C’est 378Léonine: quibus posset suam operationem explere. Marietti: quibus posset operationem complere. 379Secundum esse. 380Léonine: secundum quod sunt. Marietti: quia sunt. 381Facit colores in actu. 382Quaedam participatio luminis intellectualis a substantiis separatis. 188 pourquoi le Philosophe dit qu’il est comme un habitus, ou comme une lumière, ce qu’il ne conviendrait pas de dire de lui, s’il était une substance séparée383.

#740. — Ensuite (430a19), il traite de l’intelligence en acte. À ce propos, il développe deux points : en premier, il présente les propriétés de l’intelligence en acte ; en second (430a22), il montre les propriétés de toute la partie intellective, en ce qu’elle diffère des autres parties de l’âme. Concernant le premier point, il énumère trois propriétés de l’intelligence en acte, dont la première est que la science en acte est la même chose que la chose sue, ce qui n’est pas vrai de l’intelligence en puissance. Sa seconde propriété est que la science en puissance, dans le même et unique sujet, est antérieure en temps à la science en acte ; toutefois, elle n’est pas universellement antérieure, non seulement en nature, mais aussi en temps. C’est ce que veut dire le Philosophe, Métaphysique, IX, 8, quand il affirme que l’acte est antérieur en nature à la puissance, mais qu’en temps la puissance est antérieure à l’acte dans le même et unique sujet, parce que la même et unique chose est d’abord en puissance et devient par après en acte. Par contre, à parler universellement, l’acte est antérieur même en temps. En effet, ce qui est en puissance ne se réduit en acte que moyennant autre chose qui soit en acte. Aussi, du fait de se trouver savant en puissance, on ne devient savant en acte, que ce soit par la découverte ou par l’enseignement, que moyennant une science qui préexiste en acte ; car toute doctrine et toute discipline intellectuelle est issue d’une connaissance antérieure, comme il est dit, Premiers Analytiques, I, 1.

#741. — La troisième propriété de l’intelligence en acte, c’est celle par laquelle elle diffère de l’intellect possible et de l’intellect agent, dont384 l’un et l’autre tantôt conçoit tantôt ne conçoit pas. Cela, par contre, ne peut se dire de l’intelligence en acte, qui consiste dans le fait même de concevoir.

#742. — Ensuite (430a22), il énumère les propriétés de toute la partie intellective. En premier, il présente la vérité ; en second (430a23), il exclut une objection. C’est le seul intellect séparé, commence-t-il, qui est ce qui est vraiment. Et cela, certes, on ne peut le comprendre ni de l’intellect agent ni de l’intellect possible seulement, mais des deux, car c’est de l’un et de l’autre qu’il a dit, plus haut (#688), qu’ils sont séparés. Aussi appert-il qu’il parle ici de toute la partie intellective, laquelle on dit séparée du fait qu’elle ait son opération sans organe corporel.

#743. — Il a dit, au début de ce livre (#21), que si une opération de l’âme lui est propre385, l’âme peut exister séparément. Par conséquent, conclut-il, cette seule partie de l’âme, à savoir, l’intellective, est incorruptible et perpétuelle. C’est ce qu’il a déjà affirmé, plus haut, au second livre (#268), que ce genre d’âme se distingue des autres comme le perpétuel du corruptible. On la dit toutefois perpétuelle non du fait qu’elle ait toujours été, mais du fait qu’elle sera toujours. Aussi le Philosophe dit-il, Métaphysique, XII, 3, que la forme n’existe jamais avant la matière, mais que l’âme demeure après, non pas toute, mais l’intelligence.

#744. — Ensuite (430a23), il exclut une objection. En effet, on pourrait croire que, du fait que la partie intellective de l’âme est incorruptible, la science des choses reste dans l’âme intellective après la mort de la même manière qu’elle la possède maintenant. Mais il a dit le contraire, plus haut, au premier livre (#163-167) : l’acte de concevoir se corrompt, une fois quelque chose corrompu à l’intérieur, et, une fois corrompu le corps, l’âme ne se souvient plus386 ni n’aime.

#745. — C’est pourquoi il dit ici que nous ne nous souvenons plus, après la mort, de ce que nous avons su durant la vie, parce que «l’intelligence est impassible», c’est-à-dire : cette partie de l’âme intellective est impassible, aussi n’est-elle pas sujette aux affections de l’âme telles que l’amour, la 383Léonine: sicut habitus, ut lumen. Marietti: sicut habitus, vel lumen. 384Léonine: et intellectu agente, quorum. Marietti: et intellectu in habitu, est quia. 385Léonine: propria ei. Marietti: propria. 386Léonine: non reminiscitur. Marietti: non reminiscitur anima. 189 haine et la réminiscence, et les autres de la sorte, qui deviennent possibles moyennant387 une affection corporelle. Par contre, l’intellect passif est corruptible, c’est-à-dire : la partie de l’âme sujette aux affections mentionnées388 est corruptible, comme ces dernières appartiennent à la partie sensitive. Cependant, on appelle cette partie de l’âme intellect, comme on la dit aussi rationnelle, pour autant qu’elle participe d’une certaine manière à la raison, en obéissant à la raison et en suivant son mouvement, comme il est dit, Éth. Nic., I, 13. Or sans cette partie corruptible389 de l’âme, notre intelligence390 ne conçoit rien. En effet, elle ne conçoit rien sans phantasme, comme on le dira plus loin (#772). C’est pourquoi, une fois le corps détruit, la science ne reste pas dans l’âme de manière à lui permettre de concevoir. Comment alors elle conçoit, il n’appartient pas à la présente intention d’en discuter.

Chapitre 6 (430a26-b31) 430a26 L'intelligence des indivisibles concerne les objets à propos desquels le faux ne se peut pas. Où le faux et le vrai sont possibles, on trouve déjà une composition des concepts formant une espèce d’unité, à la manière dont Empédocle disait: «Là où pour beaucoup d’animaux ont poussé des têtes sans cou», elles se sont trouvées composées par l’action de l’amitié. C’est de même aussi que les concepts, d'abord séparés, entrent en composition, comme, par exemple, le disproportionné391 et la diagonale. S'il s'agit de faits passés ou futurs, toutefois, on conçoit et compose le temps en plus. En effet, le faux a toujours lieu en composition, car si l'on a prétendu que le blanc n'est pas blanc, on a composé avec lui le non-blanc. On peut aussi bien appeler tout cela de la division. Cependant, le faux et le vrai ne concernent pas seulement l'affirmation que Cléon est blanc, mais aussi qu'il l'était ou le sera. Par ailleurs, ce qui fait l'unité en chaque cas, c'est l'intelligence. 430b6 Quant à l'indivisible, puisqu'il se dit de deux manières, soit en puissance soit en acte, rien n'empêche de concevoir l'indivisible quand on conçoit la longueur, car elle est indivisible en acte. Et de la concevoir en un temps indivisible. Car le temps est divisible et indivisible de la même manière que la longueur. Il n’est donc pas question de dire quelle partie on conçoit dans chaque moitié du temps: car sans division il n’existe pas de moitié, sauf en puissance. En concevant séparément chacune des moitiés, par contre, on le fait pareillement pour le temps. Il en va alors comme de la longueur : si par contre l’intelligence conçoit la longueur comme formée de ses deux moitiés, elle la conçoit alors dans un temps qui enveloppe simultanément l'une et l'autre. 430b14 Pour ce qui est indivisible non pas selon la quantité mais selon l’espèce, l’intelligence le conçoit en un temps indivisible et par un acte indivisible de l'âme. Par accident, toutefois, mais non en tant que tels, l’acte par lequel on conçoit et le temps dans lequel on conçoit sont divisibles, mais on les prend en tant qu’indivisibles. Car il se trouve, même en eux, quelque chose d’indivisible, quoique sans doute inséparable, qui rend un le temps et la longueur. Et cette chose se retrouve pareillement dans tout ce qui est continu, temps et longueur. 430b21 Le point, lui, et toute division, et ce qui est indivisible de cette manière se montrent comme la privation. C’est la même explication pour le reste, par exemple, comment on connaît le mal ou le noir, car c'est par leur contraire, de quelque manière, qu'on les connaît. Mais celui qui connaît doit être en puissance ces opposés et en avoir l'un en lui-même. Mais si 1'une des causes n'a pas de contraire, elle se connaît elle-même, et se trouve en acte et séparée. 430b26 L'énonciation, quant à elle, dit une chose d’une autre, comme l'affirmation, et elle est toujours ou vraie ou fausse. L'intelligence, par contre, ne l’est pas toujours. Néanmoins, celle qui saisit ce que c’est conformément à ce que ce devait être est vraie et ne dit rien d’autre chose. Il en va de fait comme de la vue, vraie en rapport à son objet propre, mais pas toujours vraie quant à si 387Léonine: cum. Marietti: ex. 388Léonine: pars animae, quae subiecta est praedictis passionibus. Marietti: pars animae, quae non est sine praedictis passionibus. 389Léonine: corruptibili. Marietti: corporalis. 390Léonine: intellectus noster. Marietti: intellectus. 391 , l’incommensurable. 190 le blanc qu’elle voit est un homme ou non. C’est ainsi que cela se passe pour tout ce qui va sans matière.

Chapitre 7 (431a1-4) 431a1 La science en acte est la même chose que son objet. Par contre, celle qui est en puissance est antérieure en temps dans un sujet unique, mais, de manière absolue, elle ne l'est pas même en temps. Tout ce qui se produit, en effet, est issu d'un être finalisé.

 

Leçon  11

#746. — Maintenant qu’il a traité de l’intelligence, le Philosophe traite ici de l’opération de l’intelligence. Cela se divise en deux parties : dans la première, il distingue deux opérations de l’intelligence ; dans la seconde (430b6), il traite de chacune d’elles. Il y a, commence-t-il, une opération de l’intelligence392 par laquelle elle conçoit les essences indivisibles, par exemple lorsqu’elle conçoit l’homme ou le bœuf, ou quelque autre393 des essences incomplexes. Cette intelligence porte sur les objets à propos desquels il n’y a pas de faux, tant parce que les essences incomplexes ne sont ni vraies ni fausses, tant parce que l’intelligence ne se trompe pas sur ce que c’est394, comme on le dira plus loin (#761-763).

#747. — Par contre, dans les intelligibles dans lesquels il y a du vrai et du faux, il se trouve déjà une composition de concepts, c’est-à-dire de choses conçues, comme lorsque de plusieurs choses on fait quelque chose d’un. Il donne un exemple tiré d’Empédocle, qui pensait que tous les êtres s’engendraient par hasard, non pas en vue d’une fin, mais selon que cela adonnait, à la suite de la division des choses par la haine et de leur conjonction par l’amour. Aussi disait-il qu’au début ont poussé beaucoup de têtes sans cou, et pareillement plusieurs autres parties d’animaux séparées d’autres parties. Et il dit ont poussé, au sens qu’elles sont nées des éléments, sans semence d’animal, comme la terre fait pousser l’herbe verdoyante. Mais par la suite, pareilles parties, ainsi séparées, se sont composées par l’action de la concorde et il en est sorti un animal unique doté de parties diverses, comme une tête, des mains, des pieds et autres parties semblables395. Par la suite, quand se trouvait constitué un animal doté de toutes les parties nécessaires à sa conservation, cet animal se conservait et en engendrait un semblable à lui. Quand, par contre, manquait l’une des parties, l’animal ne pouvait se conserver ni se prolonger par génération dans un semblable à lui. Comme, donc, Empédocle soutenait que l’amour composait beaucoup de parties et en constituait un animal unique, de même aussi l’intelligence compose bien des essences incomplexes d’abord séparées et forme à partir d’elles un concept unique. Et en pareille composition, il se trouve tantôt de la vérité, tantôt de la fausseté.

#748. — La vérité, bien sûr, c’est lorsque l’intelligence compose ce qui, en réalité, est un et396 composé ; par exemple, quand elle compose le disproportionné, c’est-à-dire l’incommensurable, et la diagonale ; car la diagonale du carré est incommensurable à son côté. Il y a par contre composition fausse quand l’intelligence compose ce qui ne se trouve pas composé dans les choses ; par exemple, quand elle compose le proportionné à la diagonale, en disant que la diagonale du carré est proportionnée, c’est-à-dire qu’elle est commensurable au côté. 392Léonine: una operatio intellectus est. Marietti: una operationum intellectus est. 393Léonine: aliud. Marietti: huiusmodi. 394Léonine: in quod quid est. Marietti: in eo quod quid est. 395Léonine: et similia. Marietti: et huiusmodi. 396Léonine: vel. Marietti: et. 191

#749. — L’intelligence conçoit donc le proportioné et la diagonale d’une certaine manière indépendamment et à part, et alors ce sont deux concepts. Mais quand elle les compose, il se forme un concept unique, que l’intelligence conçoit tout ensemble. Cependant, comme l’intelligence ne compose pas toujours ce qui existe à présent, mais aussi ce qui fut ou sera, Aristote ajoute que si l’intelligence élabore une composition de faits, c’est-à-dire de faits passés et futurs, il faut qu’elle intègre à ce qu’elle compose le temps passé et futur. Ainsi compose-t-elle quand elle le fait en ce qui a trait au passé ou au futur.

#750. — Que cela soit vrai, il le prouve du fait qu’il se peut que la composition qui porte sur le passé ou sur le futur soit fausse. Or le faux a toujours lieu dans la composition. Car il y a faux, si le non-blanc est composé à ce qui est blanc, comme si l’on dit : un cygne n’est pas blanc. Ou si le blanc est composé à ce qui n’est pas blanc, comme si l’on dit que le corbeau est blanc. Or comme n’importe quoi peut s’affirmer et peut aussi se nier, il ajoute que tout ce qui précède peut s’obtenir par division.

#751. — En effet, l’intelligence peut tout397 diviser tant quant au présent que quant au passé et au futur, et cela avec vérité et avec fausseté. Ainsi donc, appert-il, comme la composition et la division398 ne se font pas seulement quant au temps présent, mais quant au passé et au futur, et comme le vrai et le faux consistent dans la composition et la division, le vrai et le faux, nécessairement, sont non seulement dans les propositions qui portent sur le présent, que Cléon est blanc, par exemple, mais aussi dans celles qui portent sur le passé et le futur, que Cléon sera ou était blanc, par exemple. La composition de la proposition, doit-on toutefois tenir compte, n’est pas l’œuvre de la nature, mais celle de la raison et de l’intelligence. C’est pourquoi il précise que ce qui constitue chacun des intelligibles, en composant les propositions à partir des intelligibles, c’est l’intelligence. Et comme le vrai et le faux consistent dans la composition, c’est la raison pour laquelle il est dit, Métaphysique, VI, 4, que le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans l’esprit.

#752. — Ensuite (430b6), il traite de chacune des opérations mentionnées. Et en premier de celle qui est l’intelligence des indivisibles. En second (430b26), celle qui constitue une composition et une division. En troisième (431a1), il présente quelque chose qui est commun aux deux. La première partie se divise en trois, selon que l’indivisible se dit de trois manières, à savoir, d’autant de manières que se dit aussi l’un, dont la définition procède de l’indivision. D’une manière, en effet, on dit quelque chose un par continuité. Aussi dit-on indivisible ce qui est continu, en tant qu’il n’est pas divisé en acte, bien qu’il soit divisible en puissance. C’est ce qu’il se trouve à dire, quand il dit que, comme l’indivisible399 se dit de deux manières, à savoir, en acte et en puissance, rien n’empêche l’intelligence de concevoir l’indivisible quand elle conçoit quelque chose de continu, à savoir, une longueur, qui est indivisée400 en acte, bien qu’elle soit divisible en puissance. La raison pour laquelle elle la conçoit dans l’indivisible quant au temps, c’est qu’elle la conçoit comme indivisible.

#753. — Cela va contre l’opinion de Platon présentée au premier livre (#107-131). Celui-ci soutenait que la conception se fait par un mouvement continu de la grandeur. L’intelligence peut donc concevoir la grandeur de deux manières. D’une manière, pour autant qu’elle est divisible en puissance : c’est ainsi qu’elle conçoit la ligne en en énumérant partie après partie ; aussi la conçoit-elle dans le temps. De l’autre manière, pour autant qu’elle est indivisée en acte, et ainsi elle la conçoit comme une chose constituée de plusieurs parties ; alors elle la conçoit toute à la fois. C’est pourquoi il ajoute que c’est pareillement que le temps et la longueur se divisent ou ne se divisent pas quand on les conçoit. 397Léonine: potest enim anima. Marietti: potest enim intellectus omnia. 398Léonine: compositio et divisio. Marietti: compositio. 399Léonine: indivisible. Marietti: divisibile. 400Indivisibile. 192

#754. — Aussi ne faut-il pas dire qu’elle est conçue suivant le milieu de l’une et de l’autre, c’està- dire que la moitié serait conçue dans la moitié du temps. Cela ne se pourrait pas, en effet, à moins que la ligne ne soit divisée en acte ; or elle est seulement divisible en puissance. Si, par ailleurs, les deux moitiés de la ligne se conçoivent à part, alors quant à l’intelligence la ligne se trouve divisée en acte. Le temps aussi, alors, se divise simultanément tout comme la longueur. Mais si la ligne se conçoit comme chose constituée de deux parties, elle se conçoit aussi en un temps non divisé, mais suivant quelque chose qui se trouve dans les deux parties du temps, à savoir, dans l’instant. Et si la représentation se continue pendant quelque temps, ce temps ne sera pas divisé, de sorte que l’intelligence concevrait une chose dans une partie du temps et autre chose dans une autre ; au contraire, elle concevra la même chose dans les deux parties.

#755. — Ensuite (430b14), il présente une autre modalité de l’indivisible. En effet, on dit un d’une manière ce qui401 a une espèce unique, même s’il se trouve402 composé de parties non continues, comme l’homme, ou la maison, ou même l’armée ; et à cela correspond l’indivisible quant à l’espèce. À son sujet, il dit ici que ce qui est indivisible non pas suivant la quantité, mais suivant l’espèce, l’âme le conçoit en un temps indivisible et avec une partie indivisible de l’âme. Mais non pas que l’intelligence qui le conçoit soit comme une grandeur403, comme Platon le soutenait. En outre, bien que ce qui est indivisible en son espèce comporte une division en parties, l’intelligence cependant conçoit par accident ces choses divisées, non en tant qu’elles sont divisibles et du côté de ce qui est conçu, et du côté du temps, mais en tant qu’elles sont indivisibles ; car dans les parties divisées même en acte, il y a quelque chose d’indivisible, à savoir, l’espèce même que l’intelligence conçoit indivisiblement. Mais si elle concevait les parties comme divisées, par exemple, la chair toute seule, et les os tout seuls, et ainsi de suite, alors elle ne concevrait pas en un temps indivisible.

#756. — Le Philosophe veut par la suite montrer la ressemblance de cette modalité avec la première. De même, en effet, que dans cette modalité il y a quelque chose d’indivisible, à savoir, l’espèce, qui fait que toutes les parties du tout fassent un, de même peut-être aussi dans les continus il y a quelque chose d’inséparable404, c’est-à-dire d’indivisible, qui fait que le temps soit un et la longueur une, soit qu’on dise que c’est le point dans la longueur, et l’instant dans le temps, soit que ce soit l’espèce même de la longueur ou du temps. Mais il y a cette différence que cet indivisible existe pareillement en tout continu, temps et longueur, tandis que l’indivisible qui est l’espèce n’est pas le même dans tout ce qui a espèce ; en effet, certaines choses sont composées de parties homogènes, d’autres de parties hétérogènes, et de celles-ci en manière dissemblable.

#757. — Ensuite (430b20), il continue avec l’indivisible dit de la troisième manière. On dit405 en effet qu’est un ce qui est tout à fait indivisible, comme le point et l’unité. Il montre maintenant à ce sujet comment on le conçoit et dit que le point, qui est une marque de division entre les parties de la ligne, et tout ce qui est division entre les parties du continu, comme l’instant entre les parties du temps, et ainsi de suite, et tout ce qui est ainsi indivisible à la fois en puissance et en acte, comme le point, «se montre», c’est-à-dire se manifeste à l’intelligence «comme la privation», c’est-à-dire par la privation du continu et du divisible.

#758. — La raison en est que notre intelligence reçoit du sens. C’est pourquoi vient en premier dans l’appréhension de notre intelligence ce qui est sensible. Or est de la sorte ce qui a grandeur ; aussi le point et l’unité ne se définissent que négativement. C’est de là aussi que vient que tout ce qui dépasse ce qui nous est sensible ne nous est connu que par négation ; par exemple, des substances séparées, nous savons qu’elles sont immatérielles et incorporelles, et ainsi de suite. 401Léonine: quod. Marietti: quando. 402Léonine: iam sit. Marietti: etsi sit. 403Léonine: velut aliqua magnitudo. Marietti: aliqua magnitudo. 404Léonine: separabile. Marietti: inseparabile. 405Léonine: dicitur. Marietti: videtur. 193

#759. — Il en va d’une raison pareille en ce que nous connaissons par son opposé ; par exemple, comment406 l’intelligence connaît le mal, ou le noir, qui se rapportent à leurs opposés comme des privations. Toujours, en effet, l’un des contraires se présente comme imparfait et comme privation en regard de l’autre. Et il ajoute sous mode de réponse que l’intelligence connaît l’un et l’autre de ceux-là d’une certaine manière par son contraire, à savoir, le mal par le bien et le noir par le blanc. Il faut par ailleurs que notre intelligence, qui connaît ainsi un contraire par l’autre, soit en puissance connaissante, et qu’en elle il y ait l’espèce d’un opposé par laquelle elle connaisse l’autre, de sorte qu’il y ait en elle tantôt l’espèce du blanc, et tantôt l’espèce du noir, de sorte que par l’une elle puisse connaître l’autre. Si, par contre, il y a une intelligence à laquelle n’appartienne pas l’un des contraires, pour la connaissance de l’autre, alors il faut que pareille intelligence se connaisse soi-même en premier et connaisse par soi-même les autres choses, et qu’elle soit toujours en acte, et soit tout à fait séparable de la matière aussi selon son être, comme il est montré de l’intelligence de Dieu, Métaphysique, XII, 7.

#760. —Ensuite (430b26), il traite de la seconde opération de l’intelligence, qui est la composition et la division. L’énonciation407, avec laquelle l’intelligence dit une chose d’une autre, comme il arrive dans l’affirmation, est toujours ou bien vraie ou bien fausse. Mais l’intelligence n’est pas toujours vraie ou fausse, parce qu’il y a l’intelligence des essences incomplexes, qui n’est ni vraie ni fausse quant à ce qu’elle conçoit. En effet, la vérité et la fausseté consistent en une adéquation ou une comparaison408 d’une chose à une autre, laquelle a lieu dans la composition et409 dans la division de l’intelligence, mais non dans l’intelligible incomplexe.

#761. — Cependant, bien que l’intelligible incomplexe ne soit ni vrai ni faux, l’intelligence est toutefois vraie en le concevant, dans la mesure où il est adéquat à la chose connue. C’est pourquoi il ajoute que l’intelligence qui porte sur ce qu’est une chose et qu’elle devait être, c’est-à-dire selon qu’elle conçoit ce qu’est une chose, est toujours vraie, mais elle ne l’est pas selon qu’elle conçoit une chose à propos d’une autre.

#762. — Il en donne la raison : c’est que ce qu’est la chose est le premier objet de l’intelligence. Aussi, comme la vue ne se trompe jamais en son objet propre, de même l’intelligence non plus en connaissant ce qu’est une chose. Aussi, l’intelligence ne se trompe jamais en concevant ce qu’est l’homme. Mais comme la vue n’est pas toujours vraie en jugeant de ce qui s’ajoute à son objet propre, par exemple, si le blanc qu’elle voit est un homme ou non, de même l’intelligence non plus n’est pas toujours vraie en composant une chose avec une autre. Par ailleurs, il en va des substances séparées, quand elles connaissent, elles qui sont tout à fait sans matière, comme lorsque nous concevons ce qu’est une chose. C’est pourquoi en leur intelligence il ne peut y avoir de faux.

#763. — En connaissant ce qu’est une chose, doit-on pourtant savoir, il se peut qu’il y ait de l’erreur par accident, de deux manières, en raison de la composition qui intervient. D’une manière, pour autant que la définition d’une chose est fausse pour une autre chose, comme la définition du cercle est fausse pour le triangle. De l’autre manière, pour autant que les parties d’une définition sont incompatibles entre elles ; et alors la définition est fausse absolument. Si, par exemple, on met dans la définition de quoi que ce soit animal insensible. Aussi, chez les êtres dans la définition desquels il n’y a aucune composition, il ne se peut pas qu’il y ait erreur. Mais il faut ou bien les concevoir avec vérité, ou bien d’aucune façon, comme il est dit, Métaphysique, IX, 10.

#764. — Ensuite (431a1), il reprend quelque chose qu’il a dit plus haut à propos de l’intelligence en acte, étant donné que maintenant aussi il vient de parler de l’acte de l’intelligence. La science en acte, dit-il, est la même chose que la chose connue en acte ; et la science qui est en puissance est, chez le même et unique sujet, antérieure en temps ; mais universellement, elle n’est pas même 406Léonine: quomodo. Marietti: quando. 407Dictio, en traduction de . 408Léonine: comparatione. Marietti: adaequatione vel comparatione. 409Léonine: et. Marietti: vel. 194 antérieure en temps, car tout ce qui est en acte est issu d’un être en acte. Mais cela il l’a aussi exposé plus haut (#740-741).

Chapitre 7 (431a4-b19) 431a4 Manifestement, le sensible réduit en acte le sensitif, de la puissance où il se trouve, car il ne s’en trouve ni affecté ni altéré. Aussi est-ce là une espèce différente de mouvement. Le mouvement était l'acte de l’imparfait, tandis que ce mouvement-ci est un acte absolument différent, car il est celui du sujet déjà parfait. 431a8 Ainsi donc, sentir est semblable à simplement dire et concevoir; mais quand c’est plaisant ou pénible, c’est comme si on affirmait ou niait : on poursuit ou on fuit. Avoir plaisir ou peine, de plus, c’est réagir avec le milieu sensitif410 en rapport au bien ou au mal comme tels. En outre, la fuite et l’appétit, c’est aussi la même chose, du point de vue de ce dont c’est l’acte : la capacité de désirer et celle de fuir ne sont pas distinctes, ni entre elles ni de celle de sentir ; mais leur être diffère. 431a15 Pour 1’âme qui use de conceptions411, les phantasmes lui tiennent lieu de sensibles. Et quand il y a bien ou mal, elle affirme ou nie, et fuit ou poursuit. C'est pourquoi l'âme ne conçoit jamais sans phantasme. 431a17 Une fois que l'air a rendu la pupille de telle qualité, la pupille fait pareil sur autre chose, et l'ouïe de même. Mais le terme est unique; il constitue un milieu unique, même si son être est multiple. À quoi il revient de juger en quoi diffèrent le doux et le chaud, on en a traité plus haut, mais on doit encore le dire maintenant. C’est quelque chose d’unique, de la manière dont la limite412 aussi est quelque chose d’unique. Du fait qu’il soit unique, tant par la proportion que par le nombre, il tient ces qualités, dans le rapport qu'elles entretiennent entre elles413. Car quelle différence y a-t-il à se demander comment il juge les qualités de genres différents ou les contraires, comme le blanc et le noir ? Mettons que , le blanc, est à , le noir, comme est à , de la manière dont ces qualités se rapportent l’une avec l’autre. Par conséquent, la proportion se renverse. Si ensuite les qualités appartiennent à un sujet unique, il en ira pour elles comme pour les qualités : elles seront la seule et même chose, mais leur être ne sera pas le même. Il en va pareillement pour elle414. Le même raisonnement vaudrait si était le doux et le blanc. 431b2 Ainsi donc, les formes, la capacité de concevoir les conçoit dans les phantasmes. Aussi, comme c’est en eux que se définit pour elle ce qui doit se poursuivre ou se fuir, lorsque, même en dehors de la sensation, elle s'applique aux phantasmes, elle s’émeut. Par exemple, quand on perçoit la torche, parce qu’on perçoit du feu, on sait, par l’aspect commun, en la voyant bouger, que c’est un ennemi415. D'autres fois, grâce aux phantasmes ou aux conceptions présents dans l'âme, on raisonne et délibère, comme si on le voyait, ce qui doit venir d’après ce qui est déjà là. Puis, quand on dit que là il y a du plaisant ou du pénible, alors on le fuit ou le recherche. 410 . 411 Voir supra, note 141. 412 C’est-à-dire le point. Voir 427a10. 413 Bodéüs a une note éclairante: «L’unité du sens commun est exactement celle du sensible extérieur ; il est un numériquement, parce que le même objet sensible est à la fois doux et chaud; et il est un analogiquement, parce que le doux (sapide) est l’analogue du chaud (tangible); la même limite qui distingue l’un et l’autre objectivement, dans le sensible, se retrouve, subjectivement, dans le sens.» 414 L’intelligence, l’âme qui use de conceptions. 415 Bodéüs y voit une «allusion aux signaux lumineux en usage dans les armées… L’intelligence décode une forme intelligible à fuir (l’ennemi) dans une perception sensible propre (le feu, visible) et commune (le feu, mobile).» — Boèce met saint Thomas devant un texte assez différent: «Et sentiens quod fugibile est, quia ignis communi cognoscit, videns id, quod movetur, quoniam impugnans est. — Percevant que c’est à fuir, parce que c’est du feu, il sait par son aspect commun, en voyant ce qui se meut, que c’est un ennemi.» 195 431b10 En général, dans l’action, comme aussi en dehors de l'action, le vrai et le faux se rangent dans le même genre que le bien et le mal, mais ils diffèrent du fait de l’être absolument et en tel cas. 431b12 Par ailleurs, ce qu'on appelle les abstractions, l’intelligence les conçoit comme dans le cas du camus. Le camus, en tant que tel, on ne le conçoit pas séparément ; mais en tant que concave, si on le conçoit effectivement, on le conçoit sans la chair où dans laquelle existe ce caractère concave. C'est ainsi que les objets mathématiques, qui n’existent pas séparément, se conçoivent d’une certaine manière séparément, quand on les conçoit. Généralement, l'intelligence, quand elle est en acte, s’identifie aux objets qu’elle conçoit. 431b17 Quant à savoir si notre intelligence peut concevoir un être séparé, alors qu’elle-même n’est pas séparée de la grandeur, ou si elle ne le peut pas, on devra l'examiner par après.

 

Leçon  12

#765. — Maintenant qu’il a traité de l’intelligence en elle-même, le Philosophe traite ici de l’intelligence en rapport au sens. À ce propos, il développe deux points : en premier, il montre de quelle nature est le mouvement du sens ; en second (431a8), il assimile le mouvement de l’intelligence au mouvement du sens. Manifestement, commence-t-il, le sensible réduit416 en acte la partie sensitive, alors qu’elle était en puissance. En effet, le sensible n’agit pas sur le sens à la manière d’un contraire sur son contraire, de sorte qu’autre chose en sortirait par sa transformation et son altération ; plutôt, il le réduit tout simplement de la puissance à l’acte. C’est le sens de ce qu’il ajoute, que le sensitif n’est ni affecté ni altéré par le sensible, en prenant proprement l’affection et l’altération, à savoir, selon qu’elles se font de417 contraire à contraire.

#766. — Le mouvement qui a lieu dans les choses corporelles, et dont il est traité dans la Physique, va de contraire à contraire. Par conséquent, il est manifeste que sentir, si on dit que c’est un mouvement, est une autre espèce de mouvement que celle dont il est traité, Physique, III, 1. Ce mouvement-là, en effet, est l’acte de ce qui est en puissance, car il s’écarte d’un contraire et, tant qu’il se meut, il n’atteint pas l’autre contraire, qui est le terme du mouvement, mais il y reste en puissance418. En outre, comme tout ce qui est en puissance est, en tant que tel, imparfait, ce mouvement-là est l’acte d’un être imparfait. Tandis que ce mouvement-ci est l’acte d’un être parfait : il est en effet l’opération du sens déjà réduit en acte par son espèce. Car sentir ne convient au sens qu’à la condition qu’il soit déjà en acte. Aussi est-ce un mouvement absolument419 différent du mouvement naturel. Pareil mouvement se dit proprement une opération, comme sentir, concevoir et vouloir. Quant à ce mouvement, d’après Platon, c’est l’âme qui se meut elle-même, en tant qu’elle se connaît et s’aime elle-même.

#767. — Ensuite (431a8), il assimile le mouvement de l’intelligence au mouvement du sens. À ce propos, il développe deux points : en premier, il montre de quelle manière procède le mouvement dans le sens ; en second (431a14), il montre qu’il procède pareillement dans l’intelligence. Puisque le sensible, commence-t-il, réduit en acte le sensitif sans affection ni altération, comme on l’a dit aussi plus haut (#722; 738-739) de l’intelligence, il devient manifeste, partant de ce qu’on a dit, que sentir est semblable à concevoir, en ceci du moins que, lorsqu’on se limite à sentir, c’est-à-dire à saisir et à juger selon le sens, cela est semblable à lorsqu’on se limite à dire et à concevoir, c’est-à-dire quand l’intelligence se limite à distinguer une chose et à la saisir420. Ce qui revient à 416Léonine: videtur esse faciens. Marietti: videtur faciens. 417Léonine: a. Marietti: ex. 418Léonine: est in potentia ad ipsum. Marietti: est in potentia. 419Léonine: est motus simpliciter. Marietti: iste motus simpliciter est. 420Léonine: quando scilicet intellectus tantum iudicat aliquid, et apprehendit. Marietti: quando scilicet intellectus iudicat aliquid, et apprehendit. 196 dire que la simple saisie et distinction par le sens s’assimile au regard421 de l’intelligence. Mais lorsque le sens sent quelque chose de plaisant ou de triste, et comme affirme ou422 nie que l’objet perçu par le sens est plaisant ou triste, alors le mouvement se continue avec l’appétit, c’est-à-dire il y a désir ou fuite. Aussi dit-il à dessein «affirme ou nie», parce que former423 une affirmation et une négation est le propre de l’intelligence, comme on l’a dit plus haut (#746-751). Cependant, le sens fait quelque chose de semblable à cela, quand il saisit quelque chose comme plaisant ou424 triste.

#768. — Pour que l’on sache ce qu’est avoir plaisir ou tristesse, il ajoute qu’avoir plaisir et tristesse, c’est réagir avec le milieu sensitif, c’est-à-dire, c’est une action de la capacité de sentir, appelée milieu, du fait que le sens commun se rapporte aux sens propres comme une espèce de milieu, de la manière dont le centre se rapporte aux lignes qui se terminent à lui. Par ailleurs, ce n’est pas toute action de la partie sensitive qui consiste à prendre plaisir ou à s’attrister, mais celle seulement qui regarde le bien ou le mal en tant que tels. En effet, le bien du sens, à savoir, ce qui lui convient, lui cause un plaisir, tandis que le mal qui lui répugne et lui nuit lui cause de la tristesse. Puis, au fait de s’attrister ou de se plaire s’ensuivent la fuite ou l’appétit, c’est-à-dire le désir, lesquels ont rapport d’actes.

#769. — Il appert donc que le mouvement sensible procède dans le sens comme en parcourant trois degrés : en effet, en premier, le sens saisit le sensible comme convenant ou nocif ; en second, il s’ensuit de cela plaisir ou tristesse ; en troisième, par ailleurs, il s’ensuit désir ou fuite. Et quoique désirer ou fuir ou sentir sont des actes différents, leur principe, pourtant, est identique en sujet, bien qu’il diffère en définition. C’est cela qu’il veut dire, quand il ajoute que «la capacité de désirer et celle de fuir», c’est-à-dire les parties de l’âme qui fuient et qui désirent, ne sont pas des parties différentes en leur sujet, ni entre elles ni avec la partie sensitive, «mais leur être est différent», c’est-à-dire elles diffèrent en leur définition. Et cela, il le dit contre Platon, qui situait dans une partie du corps l’organe de la capacité de désirer, et dans une autre l’organe de celle de sentir.

#770. — Ensuite (431a14), il assimile le processus du mouvement dans l’intelligence à celui qui a été décrit à propos du sens. À ce propos, il développe deux points : il montre, en premier, comment l’intelligence se rapporte425 aux sensibles et, en second (431b12), comment elle se rapporte à ce qui est séparé des sensibles. Sur le premier point, il en développe deux autres : en premier, il montre comment l’intelligence se rapporte aux sensibles en rapport à l’agir ; en second (431b10), il compare l’intelligence active à la spéculative. Sur le premier point, il en développe deux autres : en premier, il assimile le processus de l’intelligence au processus du sens ; en second (431a17), il manifeste la ressemblance. Les phantasmes, commence-t-il, se rapportent à la partie intellective de l’âme comme les sensibles au sens. Aussi, comme le sens est mû par les sensibles, de même l’intelligence l’est par les phantasmes. En outre, comme, lorsque le sens saisit une chose comme plaisante ou triste, il la poursuit ou la fuit, de même aussi lorsque l’intelligence saisit une chose en affirmant ou niant qu’elle soit un bien ou un mal, elle la fuit ou la poursuit.

#771. — La manière même de parler d’Aristote laisse attendre deux différences entre l’intelligence et le sens, parce que dans le sens il y avait trois éléments. En effet, partant de la saisie du bien ou du mal, il ne s’ensuivait pas immédiatement désir ou fuite, comme ici pour l’intelligence ; il s’ensuivait plutôt plaisir ou tristesse, et à partir de là ensuite désir et fuite. La raison en est que, comme le sens ne saisit pas le bien universel, de même l’appétit de la partie sensitive n’est pas mû par un bien ou un mal universel, mais par un bien déterminé, plaisant au sens, et par un mal 421 Speculationi. 422Léonine: aut. Marietti: et. 423Léonine: formare. Marietti: facere. 424Léonine: vel. Marietti: et. 425Léonine: intellectus habet se. Marietti: habet se. 197 déterminé qui attriste le sens. Dans la partie intellective, par contre, il y a saisie du bien et du mal universel ; aussi, l’appétit de la partie intellective est mû dès que le bien ou le mal est saisi.

#772. — La seconde différence est que, de l’intelligence, il dit simplement qu’elle affirme ou nie, tandis que, du sens, qu’il affirme ou nie de quelque manière. La raison en appert de ce qui a été dit. Partant de ce qu’il avait dit, il conclut ensuite que si les phantasmes se rapportent à l’âme intellective comme le sensible se rapporte au sens, étant donné que le sens ne peut sentir sans sensible, de même l’âme ne peut concevoir sans phantasme.

#773. — Ensuite (431a17), il manifeste la ressemblance présentée. En premier, quant à ce qu’il a dit, que les phantasmes tiennent lieu des sensibles pour l’âme intellective ; en second (431b2), quant à ce qu’il a dit, que lorsqu’elle affirme ou nie le bien ou le mal, elle le fuit ou le poursuit. L’air, commence-t-il, affecté par la couleur, qualifie la pupille, c’est-à-dire la rend de telle qualité, en imprimant en elle l’espèce de la couleur. Et elle, à savoir, la pupille ainsi affectée, affecte l’autre, à savoir, le sens commun. Pareillement, l’ouïe affectée par l’air affecte le sens commun. Et bien que les sens extérieurs soient plusieurs, cependant le terme auquel aboutissent les affections de ces sens est unique, car il est comme un milieu entre tous les sens, comme un centre auquel se terminent toutes les lignes aboutissant à un milieu.

#774. — Quoique unique quant à son sujet, ce milieu de tous les sens a toutefois un être multiple ; c’est-à-dire, sa définition se diversifie suivant qu’on le rapporte à des sens différents. Il est ce par quoi l’âme discerne en quoi diffèrent le doux et le chaud, et dont on a parlé plus haut (#609-610), quand on en parlait en lui-même. Maintenant, on doit en parler aussi en rapport à l’intelligence, parce qu’il est quelque chose d’unique en regard de tous les sensibles, comme l’intelligence est le terme426 de tous les phantasmes. Et de même que, de ce côté, il y avait plusieurs objets jugés par une seule faculté, de même aussi, du côté de l’intelligence, les objets ont quelque chose de proportionnel427 : l’intelligence, c’est-à-dire, correspond proportionnellement à un pouvoir unique de juger les sensibles. En somme, il y a une ressemblance quant au nombre des pouvoirs de juger : en tant que ce terme, dis-je, qui est l’intelligence, est un être unique, elle se rapporte428 aux deux entre lesquels elle discerne comme ceux-là se rapportaient entre eux, c’est-à-dire comme il y avait un sens commun unique pour des sensibles différents entre lesquels il discernait.

#775. — Et il n’y a pas de différence si nous prenons, par exemple, ou bien des choses nonhomogènes, c’est-à-dire des sensibles différents qui ne soient pas d’un genre unique, comme le blanc, qui est dans le genre de la couleur, et le doux, qui est dans le genre de la saveur, entre lesquels le sens commun discerne, ou bien si nous prenons des contraires, comme le blanc et le noir, qui sont d’un seul genre, parce qu’entre les deux c’est aussi le sens commun qui discerne.

#776. — Prenons donc A, à la place du blanc, et B, à la place du noir, de façon que A, le blanc, se rapporte à B, le noir, de la façon dont G429 se rapporte à D, c’est-à-dire comme le phantasme du blanc au phantasme430 du noir. Par suite aussi, selon la proportion renversée431, A se rapporte à G comme B à D, c’est-à-dire le blanc au phantasme du blanc comme le noir au phantasme du noir. De même encore, l’intelligence se rapporte à G et D, à savoir, aux phantasmes432 du blanc et du noir, comme le sens se rapporte à A et B, c’est-à-dire au blanc et et au noir. Si donc G et D, c’està- dire les phantasmes du blanc et du noir, existent en une seule, c’est-à-dire sont jugés par une intelligence, ils entretiendront le même rapport que A et B, c’est-à-dire, le blanc et le noir, qui 426Léonine: sicut inquam terminus. Marietti: sicut intellectus est terminus. 427Léonine: in quodam proportionali. Marietti: in quodam modo proportionabili. 428Léonine: inquantum iste, inquam, terminus, qui est intellectus ens unum se habet. Marietti: inquantum intellectus se habet. 429Léonine: G. Marietti: C. 430Léonine: phantasma. Marietti: phantasiam. 431Léonine: secundum permutatam proportionem. Marietti: secundum permutationem proportionum. 432Léonine: phantasmata. Marietti: phantasma. 198 étaient jugés433 par un sens. De sorte que comme le sens, en jugeant des deux, était unique en son sujet, mais différait en sa définition, de même en sera-t-il aussi de l’intelligence. Et la même raison vaut si nous ne prenons pas des objets homogènes, comme si, par exemple, A était le doux et B le blanc.

#777. — Ensuite (431b32), il manifeste ce qu’il a dit plus haut (#767) que lorsque l’intelligence affirme ou nie que c’est bon ou que c’est mauvais, elle fuit ou poursuit. Pour ce faire, il conclut, de ce qui précède, que la partie intellective de l’âme conçoit les espèces une fois abstraites des phantasmes434. Aussi, de même que, pour l’intelligence, une chose est établie comme à imiter435 ou à fuir en eux, c’est-à-dire dans les sensibles, en leur présence, de la même manière encore elle est mue436 à l’imiter ou437 à la fuir, lorsqu’elle se présente438 dans les phantasmes, en dehors du sens, c’est-à-dire lorsque les phantasmes sont représentés en l’absence des sensibles.

#778. — Il présente un exemple de l’un et de l’autre cas. En premier, quand elle est mue en la présence des sensibles : par exemple, quand on sent une chose qu’on doit fuir, c’est-à-dire une chose épeurante, comme un cliquetis, ou lorsqu’on voit qu’il y a un feu allumé dans la ville : en voyant ce feu bouger, on sait «par son aspect commun», c’est-à-dire par une puissance commune de juger, ou «par son aspect commun», c’est-à-dire par ce qui a l’habitude d’arriver communément, on sait, dis-je, qu’il y a bataille, ou qu’un combat fait rage, et ainsi l’intelligence meut parfois à fuir ou à imiter le sensible présent. Parfois, par ailleurs, à partir de phantasmes, ou de concepts439 qu’on a dans l’âme, on raisonne et délibère d’événements futurs en rapport à440 des événements présents comme si on les voyait en acte. Et lorsqu’on juge qu’une chose est joyeuse ou triste, on la fuit ou l’imite, comme lorsqu’on était mû par un sensible présent.

#779. — Ensuite (431b10), il compare la connaissance de l’intelligence pratique et spéculative. «Le vrai et le faux», dit-il, c’est-à-dire la connaissance vraie et fausse de l’intelligence «en action», c’est-à-dire selon qu’elle appartient à l’intelligence pratique, «et sans action», c’est-à-dire selon qu’elle appartient à l’intelligence spéculative, est dans le même genre, que ce genre soit bon ou mauvais. Cela, on peut le comprendre de deux manières. D’une manière, de sorte que la chose conçue, ou pratiquement ou spéculativement, parfois est bonne, parfois est mauvaise. Et le genre de la chose ne se trouve pas diversifié pour cela, qu’on regarde de manière spéculative ou pratique. D’une autre manière, on peut comprendre que la connaissance vraie est un bien de l’intelligence ou spéculative ou pratique. Et que la connaissance fausse est un mal de l’intelligence, tant spéculative que pratique.

#780. — Il n’entend donc pas comparer le vrai et le faux au bien et au mal quant à la convenance du genre, mais le vrai et le faux qui est dans l’action au vrai et au faux qui est sans action. Cela appert de la différence qu’il donne ensuite, disant qu’il y a différence entre ce qui est dans l’action et ce qui va sans action, «en ce qui est absolument et d’une certaine manière». En effet, l’intelligence spéculative considère que quelque chose est vrai ou faux universellement, ce qui est considérer absolument, tandis que l’intelligence pratique le fait en appliquant à un particulier opérable, parce que l’action s’exécute dans les situations particulières.

#781. — Ensuite (431b12), comme le Philosophe a dit que jamais l’âme ne conçoit sans phantasme, et que par ailleurs les phantasmes sont reçus par le sens, il veut montrer que notre intelligence conçoit ce qui est séparé des sensibles441. À ce propos, il développe deux points : en premier, il 433Léonine: iudicabantur. Marietti: iudicantur. 434Léonine: intelligit species in phantasmatibus. Marietti: intelligit species a phantasmatibus abstractas. 435Boèce traduit , à poursuivre, par imitabilis. 436Léonine: ita et movetur. Marietti: ita et modo. 437Léonine: et. Marietti: vel. 438Léonine: fuerint. Marietti: fiunt. 439Léonine: intellectibus. Marietti: intelligibilibus. 440Léonine: ad. Marietti: aut. 441Léonine: a sensibilibus. Marietti: a sensibus. 199 montre comment elle conçoit les êtres mathématiques, qui sont abstraits de la matière sensible ; en second (431b17), il s’enquiert si elle conçoit ce qui est séparé en son être de la matière. Sur le premier point, on doit tenir compte que, pour les choses qui sont unies dans la réalité, il est possible de concevoir l’une sans l’autre, et avec vérité, tant que l’une d’elles n’est pas dans la définition de l’autre. En effet, si Socrate est musicien et blanc, nous pouvons concevoir la blancheur en ne concevant rien de la musique. Cependant, je ne peux pas concevoir l’homme en ne concevant rien de l’animal, parce que l’animal est dans la définition de l’homme. Ainsi donc, séparer quant à l’intelligence ce qui est uni dans la réalité de la manière qu’on vient de dire n’implique pas de fausseté.

#782. — Si, par ailleurs, l’intelligence concevait que ce qui est uni est séparé442, ce serait une intelligence fausse. Par exemple, si dans l’exemple qui précède, on disait que le musicien n’est pas blanc. Par ailleurs, l’intelligence abstrait ce qui est dans les sensibles, non pas toutefois en concevant qu’il est séparé, mais en le concevant séparément, c’est-à-dire443 à part. C’est ce qu’il veut dire, quand il dit que l’intelligence conçoit ce qui se dit par abstraction, à savoir, les mathématiques, de cette manière, comme, lorsqu’elle conçoit le camus selon qu’il est camus, elle ne conçoit pas le camus séparément, c’est-à-dire à part, de la matière sensible, parce que la matière sensible, à savoir le nez, entre dans la définition du camus.

#783. — Mais si l’intelligence conçoit en acte une chose en tant qu’elle est courbe, elle la conçoit sans la chair dans laquelle elle existe ainsi courbe444 ; non pas de sorte qu’elle conçoit que le courbe existe sans chair, mais de sorte qu’elle conçoit le courbe sans concevoir la chair. La raison en est que la chair n’entre pas dans la définition du courbe. Et ainsi l’intelligence conçoit tous les êtres mathématiques séparément, comme s’ils étaient séparés, quoiqu’ils ne soient pas séparés en réalité445.

#784. — Mais ce n’est pas ainsi qu’elle conçoit les êtres naturels, parce que dans la définition des êtres naturels se met de la matière sensible, alors que ce n’est pas le cas dans la définition des êtres mathématiques. Cependant, pour les êtres naturels, l’intelligence abstrait l’universel du particulier d’une manière semblable, en tant qu’elle conçoit la nature de l’espèce sans les principes individuants, qui n’entrent pas dans la définition de l’espèce. De plus, l’intelligence en acte est tout à fait la chose conçue, parce que, dans la mesure où les choses ont ou n’ont pas de matière dans leur définition, ainsi sont-elles perçues par l’intelligence. Mais parce que Platon n’a pas aperçu ce mode d’abstraction, il a été forcé de poser des êtres mathématiques et des espèces séparées, en lieu de quoi Aristote a posé l’intellect agent pour réaliser l’abstraction dont on vient de parler.

#785. — Ensuite (431b17), il soulève la question de ce qui est séparé de la matière en son être. Par après, dit-il, on devra examiner s’il se peut que notre intelligence, sans être séparée de la grandeur, c’est-à-dire du corps, conçoive l’un des êtres séparés, c’est-à-dire quelque substance séparée. Il n’a pu traiter de cette question ici, en effet, parce qu’il n’était pas encore manifeste qu’il existe des substances séparées, ni lesquelles ou de quelle nature elles seraient. Aussi, cette question appartient- elle au métaphysicien. On ne la trouve toutefois pas résolue par Aristote, parce que le complément de cette science ne nous est pas parvenu, soit que le livre n’ait pas été entièrement transmis, soit peut-être que surpris446 par la mort il ne l’ait pas complété.

#786. — On doit cependant tenir compte qu’il dit ici que l’intelligence n’est pas séparée du corps en tant qu’elle est une puissance de l’âme, qui est l’acte du corps. Plus haut (#688; 699), par contre, il a dit qu’elle est séparée du corps, parce qu’elle ne possède pas un organe assigné à son opération. 442Léonine: si autem intellectus separet intelligens ea quae sunt coniunctaesse separata, esset falsus. Marietti: si autem intellectus intelligat ea quae sunt coniuncta, esse separata, esset intellectus falsus. 443Léonine: et. Marietti: vel. 444Léonine: sine carne intellexit in qua est curvum. Marietti: sine carne intelligit inquantum est curvum. 445Léonine: secundum esse. Marietti: secundum rem. 446Praeoccupatus ! 200

Chapitre 8 (431b20-432a14) 431b20 Et maintenant pour récapituler ce qu’on a dit sur l'âme, redisons qu’en quelque sorte, l'âme s’identifie à tous les êtres. Car les êtres sont ou sensibles ou intelligibles, et la science s'identifie en quelque sorte à ses objets comme la sensation aux objets sensibles. Maintenant, de quelle manière?, c'est ce qu’il faut chercher. Or donc, la science et la sensation se divisent en leurs objets447, mais, en puissance, elles se divisent en leurs objets en puissance, et, finalisées, en leurs objets finalisés. Or les parties sensitive et scientifique de l'âme sont en puissance leurs objets, l'intelligible et le sensible. 431b28 C’est-à-dire, nécessairement, ou bien eux-mêmes ou bien leurs formes. Eux-mêmes, ce n'est certes pas le cas, car ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, mais sa forme. Aussi en est-il de l'âme comme de la main, car la main est instrument d'instruments, l'intelligence forme de formes, et le sens forme de sensibles448. 432a3 Mais puisque, à ce qu’il semble449, rien n’existe séparément des grandeurs sensibles, c'est dans les formes sensibles que les intelligibles existent, tant ceux qu'on appelle des «abstractions» que tous les habitus et affections des sensibles. Voilà pourquoi, sans sentir, on n’apprendrait ni ne porterait attention à rien. Et quand on pense, nécessairement on pense en même temps un phantasme, car les phantasmes sont pour l’intelligence comme les sensibles pour le sens, mais sans matière. 432a10 L'imagination est pourtant différente de l'affirmation et de la négation, car cette composition des conceptions implique le vrai ou le faux. 432a12 Mais alors, les premières conceptions, quelle différence fera qu’elles ne soient pas des phantasmes? N’est-ce pas que les autres450 ne sont pas des phantasmes, bien qu'ils n’aillent jamais sans phantasmes ?

Leçon  13

#787. — Le Philosophe vient de traiter du sens et de l’intelligence. Maintenant, à l’aide de ce qui a été traité451 sur l’un et sur l’autre, il montre ce qu’on doit penser de la nature de l’âme. Cela se divise en deux parties : dans la première, il montre que la nature de l’âme est d’une certaine manière comme les anciens croyaient et d’une certaine manière autrement ; dans la seconde (432a3), il montre la dépendance de l’intelligence au sens. Sur le premier point, il en développe deux autres : en premier, il montre que l’âme est d’une certaine manière toutes choses, comme les anciens le disaient ; en second (431b28), il montre452 qu’elle est toutes choses autrement qu’ils ne le disaient. 447 . 448 «La main est potentiellement plusieurs instruments dans le sens où elle peut avoir plusieurs usages (couper, frapper), non dans le sens où elle peut devenir plusieurs instruments (une scie, un marteau). De la même façon, l’âme est potentiellement tout ce qui est connaissable, dans le sens où elle peut recevoir toutes les formes (intelligibles et sensibles), non dans le sens où elle peut devenir tout ce qui est (à la fois sensible et intelligible).» (Bodéüs) — Mieux, il me semble: la main est tous les instruments parce qu’elle peut prendre chacun; de même, l’intelligence est toutes les natures et le sens tous les sensibles parce qu’ils peuvent prendre la forme de chacun. 449 «Opinion que partage Aristote (et qui l’oppose aux partisans des Idées), mais sous réserve : elle ne vaut que pour l’analyse du naturaliste et du mathématicien, qui considère les formes des grandeurs.» (Bodéüs) 450 Les autres conceptions, celles qui en sont composées, ne sont pas des phantasmes, leurs parties ne peuvent donc pas en être non plus. 451 Léonine: determinata. Marietti: dicta. 452 Léonine: ostendit. Marietti: dicit. 201 L’âme, commence-t-il, est d’une certaine manière toutes choses. Il récapitule ainsi ce qui a été dit sur l’âme, de façon à montrer son propos. En effet, tout ce qui est est ou sensible ou intelligible ; or l’âme est d’une certaine manière à la fois les sensibles et les intelligibles453, puisqu’il y a dans l’âme le sens et l’intelligence, ou la science, et que le sens est d’une certaine manière les sensibles mêmes, et l’intelligence les intelligibles, ou la science les objets susceptibles de science.

#788. — Il faut chercher de quelle manière il en va ainsi. En effet, le sens et la science se divisent «en leurs objets», c’est-à-dire se divisent en acte et puissance comme leurs objets, de sorte toutefois que la science et le sens en puissance aux sensibles et aux objets de science se rapportent aux objets de science et aux sensibles en puissance, tandis que la science et le sens qui sont en acte sont ordonnés aux sensibles et aux objets de science en acte. Mais de manière différente. En effet, le sens en acte et la science ou l’intelligence en acte sont des objets de science et des sensibles en acte aussi454. Mais la puissance sensitive de l’âme455, et sa capacité de science, c’est-à-dire la puissance intellective, ne sont pas le sensible ou l’objet de science comme tels, mais sont en puissance à le devenir. Certes, respectivement, la puissance sensitive est en puissance le sensible, et la capacité de science est en puissance l’objet de science. Il reste donc que, de quelque manière, l’âme est toutes choses.

#789. — Ensuite (431b28), il montre qu’elle est toutes choses d’une autre manière que ne le soutenaient les anciens. Si l’âme, dit-il, est toutes choses, il est nécessaire qu’elle soit ou les objets de science et les sensibles en eux-mêmes, comme Empédocle soutenait que nous connaissons la terre par de la terre et l’eau par de l’eau, et ainsi du reste, ou bien qu’elle soit les espèces de ces choses. Or l’âme n’est pas les choses elles-mêmes, comme ceux-là le soutenaient, car il n’y a pas dans l’âme la pierre, mais l’espèce de la pierre. Et de cette manière on dit que l’intelligence en acte est l’intelligence en acte comme telle, dans la mesure où l’espèce de l’intelligence, c’est l’espèce de l’intelligence en acte.

#790. — Par là il appert que l’âme s’assimile à la main. La main, en effet, est l’instrument des instruments, parce que les mains ont été données à l’homme au lieu de tous les instruments qui ont été donnés aux autres animaux pour leur défense, ou pour l’attaque, ou pour leur abri. En effet, toutes ces choses l’homme se les fabrique à la main. Et pareillement, l’âme a été donnée à l’homme au lieu de toutes les formes, de sorte que l’homme soit d’une certaine manière tout être, en tant que par son âme il est d’une certaine manière toutes choses, pour autant que son âme reçoit toutes les formes. En effet, l’intelligence est une forme456 qui revêt toutes les formes intelligibles, et le sens est une forme457 qui revêt toutes les formes sensibles.

#791. — Ensuite (432a3), étant donné qu’il a dit que l’intelligence est d’une certaine manière l’intelligible comme le sens est le sensible, on pourrait croire que l’intelligence ne dépend pas du sens. Et cela serait de fait vrai, si par soi les objets intelligibles à notre intelligence étaient séparés des sensibles, comme les Platoniciens le soutenaient. C’est pourquoi il montre ici que l’intelligence a besoin du sens. Et ensuite (432a10), que l’intelligence diffère de l’imagination, qui dépend aussi du sens. Aucune chose intelligée par nous, commence-t-il, n’est en dehors des grandeurs sensibles comme si elle en était séparée dans l’être, à la manière dont les sensibles, manifestement, existent séparément les uns des autres. Quant à leur existence, par conséquent, les objets intelligibles à notre intelligence sont nécessairement dans les espèces sensibles, tant ceux qui se disent par abstraction, à savoir, les objets mathématiques, que les objets naturels, lesquels sont de fait les dispositions stables et les affections des choses sensibles. À cause de cela, sans le sens on ne peut apprendre du neuf, dans l’acquisition de la science, ni intelliger par l’usage de la science déjà possédée. Il faut 453 Léonine: et sensibilia et intelligibilia. Marietti: omnia sensibilia et intelligibilia. 454 Léonine: scibilia et sensibilia etiam in actu. Marietti: scibilia et sensibilia in actu. 455 Léonine: potentia animae sensitiva. Marietti: potentia animae sensitivae. 456 Léonine: forma. Marietti: potentia. 457 Léonine: forma. Marietti: potentia. 202 au contraire, lorsqu’on spécule en acte, qu’en même temps on se forme un phantasme. En effet458, les phantasmes sont les similitudes des choses sensibles.

#792. — Mais il y a cette différence entre eux qu’ils sont en dehors de la matière. En effet, le sens est réceptif des espèces sans leur matière, comme on l’a dit plus haut (#284; 551). L’imagination, quant à elle, est un mouvement issu du sens en acte459. De là appert faux ce qu’Avicenne soutient, que l’intelligence n’a pas besoin du sens une fois la science acquise. Manifestement, en effet, même après avoir acquis l’habitus de science, il reste nécessaire, pour spéculer avec, d’user du phantasme. C’est pour cela que, par une lésion de l’organe, l’usage de la science déjà acquise se trouve empêché.

#793. — Ensuite (432a10), il montre la différence entre l’imagination et l’intelligence. En premier, quant à l’opération de l’intelligence460 qui réside dans la composition et la division. L’imagination, dit-il, est différente de l’affirmation et461 de la négation de l’intelligence, parce que dans la composition de l’intelligence462 il y a déjà du vrai et du faux, et qu’il n’y en a pas dans l’imagination. En effet, connaître le vrai et le faux appartient à la seule intelligence.

#794. — En second (432a12), il enquête en quoi diffèrent les premières intelligences, c’est-à-dire les intelligences des indivisibles, pour ne pas être463 des phantasmes. Elles ne vont pas sans phantasmes, répond-il, mais cependant elles ne sont pas des phantasmes, parce que les phantasmes sont des similitudes des objets particuliers, tandis que les conceptions formées par l’intelligence sont des universels abstraits des conditions individuantes. Aussi les phantasmes sont-ils indivisibles en puissance, mais non en acte.

Chapitre 9 (432a15-433a8) 432a15 Ainsi donc l'âme, celle des animaux, se définit d’après deux puissances: celle de juger, fonction de conception et de sensation, et celle de mouvoir selon le mouvement local. Pour le sens et l'intelligence, voilà de quoi on a traité jusqu’ici. Pour la capacité de mouvoir, on doit examiner ce qu’elle peut bien être pour l'âme : en est-ce une partie unique, séparable en grandeur ou en notion, ou est-ce toute l’âme ? Et si c’en est une partie, en est-ce une spéciale, en dehors de celles qu'on a coutume d’énumérer et que nous avons nommées, ou est-ce l'une d’elles ? 432a22 Mais il y a tout de suite difficulté à savoir de quelle manière on doit parler de parties de l’âme et combien il y en a. D’une certaine façon, en effet, elles paraissent infinies, et ne se réduisent pas, selon les distinctions des uns, aux parties raisonnante, irascible et concupiscible, ou, selon d'autres, à la partie dotée de raison et à la partie irrationnelle. 432a26 En effet, au regard des différences avec lesquelles on distingue ces parties-là, d’autres parties paraissent présenter entre elles plus de distance encore qu’elles : celles que nous avons déjà énumérées, à savoir, la partie nutritive, qui se trouve chez les plantes et chez tous les animaux, et la partie sensitive, que l'on ne saurait facilement placer ni comme irrationnelle ni comme dotée de raison. 432a31 En outre, la partie imaginative, qui diffère de toutes les autres en son être, il y aurait grande difficulté à préciser à laquelle de ces parties elle s’assimile et de laquelle elle se distingue, si on les suppose comme des parties séparées de l’âme. 432a3 En plus d’elles, la partie appétitive paraît bien être différente de toutes les autres à la fois en définition et en puissance. Il serait pourtant absurde de la séparer des autres, car dans la partie 458 Léonine: autem. Marietti: enim. 459 Léonine: motus a sensu secundum actum. Marietti: motus factus a sensu secundum actum. 460 Léonine: quantum ad operationem intellectus. Marietti: quantum ad operationem communem intellectus. 461 Léonine: et. Marietti: vel. 462 Léonine: intellectuum. Marietti: intelligibilium. 463 Léonine: quod non sint. Marietti: cum non sint. 203 rationnelle on rencontre le vouloir et, dans la partie irrationnelle, le désir et la colère. Si donc l'âme a trois parties, en chacune on retrouvera l’appétit. 432b7 Certes, en outre, ce sur quoi porte notre discours actuel : qu’est-ce qui meut l’animal localement ? Car le mouvement de croissance et de décroissance, présent chez tous, c’est, semble-t-il bien, la partie générative et nutritive, aussi présente chez tous, qui le provoque. Quant à l'inspiration et à l'expiration, au sommeil et à la veille, on devra en faire l’examen plus tard. Car ces problèmes comportent aussi beaucoup de difficulté. 432b13 Concernant le mouvement local, on doit examiner qu’est-ce qui meut l'animal du mouvement de locomotion. Que ce n’est certes pas la puissance nutritive, c'est évident: toujours, en effet, c'est en vue d'une fin que ce mouvement s'accomplit, et il se fait soit avec imagination soit avec appétit. Car, sans désir ni fuite, rien ne se meut, sinon par violence. 432b17 En outre, même les plantes, alors, seraient aptes à se déplacer et posséderaient une partie comme organe en vue de ce mouvement. 432b19 Pareillement, ce n'est assurément pas non plus la puissance sensitive. Car il y a beaucoup d’animaux dotés de sensation et qui demeurent fixes et immobiles jusqu’à la fin. Or si la nature ne fait rien en vain ni ne néglige rien de ce qui est nécessaire, sauf chez ceux qui sont mutilés et imparfaits, et si ces animaux fixes sont parfaits et non mutilés — ils en donnent le signe dans le fait qu'ils se reproduisent et ont maturité et déclin —, ils auraient aussi les organes de la locomotion, [s’ils en avaient la capacité]. 432b26 Mais ce n'est pas davantage la capacité de concevoir, qu'on appelle aussi intelligence, qui meut. En effet, l'intelligence spéculative ne regarde à rien qui soit à faire, ni ne parle de rien qui soit à fuir ou à poursuivre. Pourtant, le mouvement consiste toujours à fuir ou poursuivre quelque chose. Mais même quand elle regarde pareil objet, elle ne commande pas alors assurément de le fuir ou de le poursuivre. Par exemple, elle conçoit souvent quelque chose de terrible ou de plaisant, mais n’ordonne pas de le fuir ou de le poursuivre. Par contre, le cœur est ému, ou encore une autre partie, s’il s’agit de quelque chose de plaisant. 433a1 En outre, même quand l'intelligence ordonne et que la raison dit de fuir ou de poursuivre un objet, on ne se meut pas nécessairement, mais on agit éventuellement selon son désir, comme les incontinents. Et de manière générale, nous observons que celui qui possède la science médicale ne guérit pas toujours, comme si c’était autre chose le principe qu’on agisse selon la science, et non la science même. 433a6 Enfin, ce n'est pas non plus l'appétit qui est maître du mouvement. Les continents, en effet, quelque appétit et désir qu’ils éprouvent, ne font pas ce dont ils ont l’appétit, mais suivent leur intelligence.

 

Leçon  14

#795. — Le Philosophe a traité des parties végétative, sensitive et intellective de l'âme. Maintenant, en quatrième, il traite de la partie motrice de l'âme. Cela se divise en deux parties. Dans la première, il dit sur quoi porte son intention; dans la seconde (432a22), il l'exécute. L'âme qui appartient aux animaux, commence-t-il 464, est définie, même par les philosophes anciens, d'après deux puissances, c'est-à-dire d'après le fait qu'elle possède une puissance à deux activités dont l'une est le discernement effectué par la connaissance — discernement qui est l'œuvre des parties intellective et sensitive —, tandis que l'autre est le mouvement local. Tout ce dont nous avons traité dans les parties antérieures portait sur le sens et l'intelligence. Il nous faut maintenant observer l'autre partie, c'est-à-dire le principe moteur

465: qu'est-il pour l'âme? Est-ce une partie de l'âme séparable des autres en grandeur, c'est-à-dire quant à son sujet, de sorte qu'elle aurait dans le corps un lieu distinct de celui des autres puissances, comme les Platoniciens le 464Léonine: dicit ergo. Marietti: dicit ergo primo. 465Léonine: de principio movente. Marietti: de alia parte scilicet de principio movente.

204 soutenaient, ou bien séparable des autres parties de l'âme seulement quant à sa définition? Ou encore 466 serait-ce non pas une partie de l'âme, mais toute l'âme? Puis, en admettant que ce soit une partie de l'âme, il reste à regarder si c'est une autre partie de l'âme que les autres 467, extérieure à celles que l'on a coutume d'énumérer, et extérieure à celles que nous avons énumérées, ou si c'est l'une d'entre elles.

#796. — Ensuite (432a22), il poursuit son intention. En premier, par mode de discussion; en second (433a9), par mode de détermination. Dans la première partie, il développe deux points: en premier, il discute contre la distinction des puissances de l'âme; en second (432b13), il discute spécialement sur le principe moteur468, qui est une partie de l'âme. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente la division des puissances de l'âme telle que d'aucuns la soutenaient; en second (432a26), il discute contre elles. Dès le début de cette recherche, commence-t-il, surgit cette difficulté: comment faut-il diviser les parties de l'âme, et combien y en a-t-il ? Car d'une certaine manière elles paraissent infinies, c'est-à-dire ne pas pouvoir être comprises sous un certain nombre. Et cela serait vrai, s'il était nécessaire d'attribuer des parties différentes de l'âme à chacune des opérations

469 et des mouvements qui sont issus de l'âme. De la sorte, il semble qu'il n'y aurait pas seulement ces parties que certains traitent, à savoir, la rationnelle, l'irascible et l'affective, c'est-à-dire l'appétit

470. D'ailleurs, cette division ne comprend pas toutes les parties de l'âme, mais seulement les forces motrices chez l'homme.

#797. — Par contre, d'autres distinguent les forces de l'âme par celle qui est dotée de raison et l'irrationnelle. Cette division, cependant, bien qu'elle comprenne d'une certaine façon toutes les parties de l'âme, n'est toutefois pas une division appropriée des parties de l'âme en tant qu'elles sont des parties de l'âme, mais seulement, peut-être, selon qu'elles sont dans l'âme dotée de raison; aussi Aristote en fait-il usage, Éthique I, 13.

#798. — Ensuite (432a22), il soulève plusieurs objections contre les divisions qui précèdent. La première objection est la suivante : si ces différences avec lesquelles ces auteurs différencient les parties de l'âme suffisent à constituer une diversité entre elles, il y a d'autres parties qui entretiennent une plus grande différence entre elles que celles que l'on a dites, et dont on a parlé en ce livre même (#199-210). En effet, la partie végétative est dans les plantes et en tous les animaux, en fait en tous les vivants, et la partie sensitive est aussi en tous les animaux; et il est manifeste que la végétative et la sensitive diffèrent plus entre elles et de la rationnelle et de la concupiscible et de l'irascible que l'irascible diffère de la concupiscible. Pourtant, ces deux puissances ne sont pas comprises sous ces divisions.

#799. — Qu'elles ne sont pas comprises sous la première division est manifeste. Il appert, en effet, que ni la végétative ni la sensitive ne peuvent se dire rationnelles ou concupiscibles ou irascibles. Aussi, cela mis de côté, il prouve que celles-ci ne sont pas comprises sous la seconde division, disant qu'on ne peut pas facilement soutenir que la végétative ou que la sensitive soit irrationnelle ou soit dotée de raison.

#800. — Toutefois, qu'aucune d'entre elles ne possède la raison, c'est manifeste. Mais qu’aucune d'entre elles non plus ne soit irrationnelle, cela peut devenir manifeste comme suit: est irrationnel ou bien ce qui est contraire à la raison, ou bien ce qui est de nature à avoir la raison et ne l'a pas. Or ni l'un ni l'autre ne convient471 aux parties nommées. Si, en effet, on voulait seulement dire la négation de la raison, on ne pourrait poser cela comme genre pour les puissances de l'âme. Aussi, il semble manifeste que les divisions qui précèdent sont inconvenantes pour les puissances de l'âme. 466Léonine: aut. Marietti: an. 467Léonine: alia pars ab aliis animae. Marietti: alia pars animae. 468Léonine: principium motivum. Marietti: principium motus. 469Léonine: operationibus. Marietti: operibus. 470Appetitivam, idest concupiscibilem. 471Léonine: convenit. Marietti: contingit. 205

#801. — Il présente ensuite une deuxième raison contre le même point (432a31). Cette partie de l'âme qu'est l'imagination, qui472 diffère en définition de toutes les autres, présente beaucoup de difficulté quant à savoir avec laquelle des puissances nommées elle peut s'identifier ou se distinguer. Principalement si on soutient que les parties de l'âme sont séparées quant à leur sujet, comme certains le soutenaient.

#802. — Il présente ensuite une troisième raison (432a3). Même la puissance appétitive, dit-il, semble différer en définition et comme puissance de toutes les parties de l'âme. Et si, d'après la division qui précède, les parties de l'âme se distinguent quant à leur sujet en la rationnelle et l'irrationelle, «une absurdité semblera s'ensuivre de la donner comme partie séparée» : on divisera l'appétit en trois473 parties différentes quant à son sujet. Pourtant, il le faudra bien, si on dit que la rationnelle et l'irrationnelle sont des parties de l'âme distinctes quant à leur sujet. Car il y a de l’appétitif dans la partie rationnelle : la volonté, et de l’appétitif dans la partie irrationnelle : l'irascible et le concupiscible. Si donc on distingue les parties de l'âme en trois distinctes quant à leur sujet, à savoir, la rationnelle, l'irrationnelle et l'irascible, il s'ensuivra qu'en chacune d'elles il y aura de l’appétit. En effet, dans la rationnelle, il y a la volonté, comme on a dit; à l'irascible appartient aussi un appétit, et pareillement au concupiscible. Il y aura donc, d'après la division qui précède, trois appétits dans l'âme, distincts quant à leur sujet.

#803. — Par contre, on se demande pourquoi, dans l'appétit sensible, il y a deux puissances appétitives, à savoir, l'irascible et le concupiscible, tandis que dans l'appétit rationnel il n'y a qu'un seul appétit, à savoir, la volonté. Les puissances, doit-on répondre, se distinguent d'après les définitions de leurs objets. Or l'objet de la partie appétitive est le bien connu.

#804. — Or c'est de façon différente que l'intelligence et le sens saisissent le bien. En effet, l'intelligence saisit le bien d'après une notion universelle du bien, tandis que le sens le saisit sous une notion limitée. C'est pourquoi l'appétit qui suit la saisie de l'intelligence est unique, tandis que les appétits qui suivent la saisie du sens se distinguent selon une notion différente du bien saisi. En effet, certaine chose saisie par le sens a la nature d'un bien désirable en tant qu'elle est délectable quant au sens; c'est à ce bien qu'est ordonné l'appétit concupiscible. Par ailleurs, certaine chose a la nature d'un bien et d'une chose désirable en tant qu'elle tient son achèvement de choses délectables, comme ayant la faculté d'en user à volonté; à ce bien, c'est l'appétit irascible qui est ordonné, lequel est comme un défenseur de l'appétit concupiscible. De là vient que les animaux ne se fâchent ni ne se battent que pour des biens délectables, c'est-à-dire pour des nourritures et des relations sexuelles, comme il est dit, Histoire des animaux, VI, 18.

#805. — Pour cette raison, toutes les affections de l'appétit irascible commencent par des affections de l'appétit concupiscible et se terminent à elles. La colère, en effet, est une émotion issue de la tristesse et s'achève dans le plaisir. En effet, les gens fâchés ont du plaisir à punir. C'est pour cela que certains disent que l'objet de l'appétit irascible est le difficile.

#806. — Par contre, ce que d'autres disent, que l'appétit irascible est ordonné à la fuite du mal, ne se justifie d'aucune façon. En effet, c'est la même puissance qui porte sur les contraires; par exemple, la vue voit à la fois le blanc et le noir. Aussi, le bien et le mal ne peuvent pas relever d'une puissance appétitive différente. Pour cette raison, de même que l'amour du bien appartient à l'appétit concupiscible, de même aussi la haine du mal, comme le dit le Philosophe, Éth. Nic., II, 5; de même, l'espoir du bien et la crainte du mal appartiennent à l'appétit irascible.

#807. — Il présente ensuite une quatrième raison (432b7). En outre, dit-il, ce sur quoi nous enquêtons maintenant, à savoir, ce qui meut l'animal localement, entraîne aussi une difficulté à l'encontre474 des divisions qui précèdent, puisque cela ne semble pas contenu sous elles. Pour ce qui est du mouvement de croissance et de décroissance, qui est commun à tous les êtres vivants475, 472Léonine: quae. Marietti: qua. 473 Duas. Lire tres. 474Léonine: contra. Marietti: circa. 475Léonine: inferioribus. Marietti: viventibus. 206 il est manifeste qu'il a un principe commun chez tous les vivants, à savoir476, la puissance générative et végétative. Il y a toutefois encore d'autres changements chez les animaux, comme la respiration et l'expiration, le sommeil et la veille, dont il y aura lieu de traiter plus tard ce qui les cause. Ils comportent en effet beaucoup de difficulté et pour cette raison exigent un traité spécial.

#808. — Ensuite (432b13), encore par attaques, il se met à la recherche du principe du mouvement local chez les animaux. En premier, il montre que ce n'est pas la puissance végétative ; en second (432b19), que ce n'est pas non plus la puissance sensitive ; en troisième (432b26), que ce n'est pas non plus la puissance intellective ; en quatrième (433a6), que ce n'est pas non plus la puissance appétitive. Il y a maintenant lieu de traiter, commence-t-il, de ce qui meut l'animal localement d'un mouvement progressif. Que cela n'est pas la puissance végétative, il le montre avec deux raisonnements, dont le premier va comme suit. Le mouvement local progressif a toujours lieu en vue d'un objet imaginé et désiré. En effet, l'animal ne se meut que pour autant qu'il désire ou fuit quelque chose, du moins si ce n'est pas par violence; or l'imagination et l'appétit n'appartiennent pas à la partie végétative; donc, la partie végétative n'est pas le principe du mouvement local progressif.

#809. — Il présente ensuite le second raisonnement (432b17), qui va comme suit. La partie végétative est aussi dans les plantes; si donc la partie végétative était principe de mouvement local progressif, il s'ensuivrait que les plantes se meuvraient elles-mêmes de ce mouvement et auraient des parties organiques convenant477 à ce mouvement. Or cela appert être faux. Ce n'est donc pas la partie végétative qui est le principe du mouvement local progressif chez les animaux.

#810. — Ensuite (432b19), il montre que le sens non plus n'est pas le principe de pareil478 mouvement, avec un raisonnement comme suit. Le sens appartient à tous les animaux479; si donc le sens était le principe du mouvement mentionné, il s'ensuivrait que tout animal se meuvrait de cette manière480. Or cela appert être faux, car il y a beaucoup de vivants dotés de sens481 qui, pourtant, demeurent toujours au même lieu et sont immobiles «jusqu'à la fin», c'est-à-dire tant qu'ils vivent.

#811. — Toutefois, on pourrait dire482 que ce n'est pas parce que le principe du mouvement leur manque, mais parce que les instruments qui habilitent au mouvement leur manquent. Aussi, pour exclure cela, il ajoute que la nature ne fait rien en vain ni ne laisse rien manquer des instruments nécessaires, sauf chez les animaux mutilés et imparfaits, comme le sont les animaux monstrueux; mais ces monstres se produisent483 en dehors de l'intention de la nature, en raison de la corruption de quelque principe dans la semence. Par contre, les animaux immobiles sont parfaits dans leur espèce et ne sont pas mutilés comme des monstres. Un signe en est qu'ils engendrent semblable à eux et qu'ils ont croissance et décroissance due, ce qui n'est pas le cas pour les animaux mutilés. Donc, même chez des animaux de la sorte, la nature ne fait rien en vain ni ne laisse rien manquer des instruments nécessaires. Aussi s'ensuit-il que s'ils avaient le principe du mouvement, ils auraient les parties organiques qui habilitent au mouvement progressif. Autrement, le principe moteur serait superflu en eux et les instruments nécessaires pour l'exercice de leur puissance motrice leur feraient défaut. Par là, nous pouvons admettre qu'à quoi que ce soit qu'appartienne un principe de vie appartiennent aussi les organes qui conviennent à ce principe; et que les parties du corps sont en vue des parties de l'âme.

#812. — Ensuite (432b26), il montre que l'intelligence non plus n'est pas le principe moteur. La partie raisonnante, que l’on appelle intelligence, ne semble pas non plus être motrice. Par là, nous 476Léonine: scilicet. Marietti: secundum. 477Léonine: congruas. Marietti: convenientes. 478Léonine: praedicti. Marietti: talis. 479Léonine: sensus inest omnibus animalibus. Marietti: sensus enim est omnibus animalibus. 480Léonine: hoc motu. Marietti: hoc modo. 481Léonine: multa sunt animalia habentia sensum. Marietti: multa sunt habentia sensum. 482Léonine: dicere. Marietti: credere. 483Léonine: quae quidem monstra accidunt. Marietti: quae quidem monstra animalibus accidunt. 207 pouvons comprendre que la raison et l'intelligence ne sont pas des parties différentes de l'âme, et que c’est notre intelligence même484 qu’on appelle raison, pour autant qu'elle a besoin d’une certaine recherche pour connaître la vérité intelligible.

#813. — Que l'intelligence ne soit pas principe moteur485, il le prouve en premier pour l'intelligence spéculative. Car l'intelligence spéculative regarde spéculativement ce qui n'est objet que de spéculation et aucunement faisable. Par exemple, quand elle regarde le fait que le triangle a trois angles égaux à deux angles droits, et d'autres objets de la sorte, il est manifeste que l'intelligence spéculative ne regarde pas quelque chose de faisable486, ni ne dit quoi que ce soit quant à fuir et rechercher quoi que ce soit. Elle ne peut donc pas mouvoir, car toujours le mouvement est le cas de quelque chose qui fuit ou recherche487 une chose suivant son appétit.

#814. — Parfois, cependant, l'intelligence regarde quelque chose de faisable non pas pratiquement mais spéculativement, car elle le regarde universellement, et non selon qu'il est le principe d'un acte particulier. C'est de cela qu'il dit par la suite que l'intelligence, «même quand elle regarde»488, c'est-à-dire quand elle a regardé spéculativement, «une chose de la sorte», c'est-à-dire quelque chose de faisable, ne prescrit pas encore non plus de poursuivre ou de fuir. Par exemple, quand nous comprenons de bien des façons qu'une chose est terrible ou délectable. Pourtant, l'intelligence n'ordonne pas encore alors de craindre ou de désirer. Parfois, par contre, le cœur est mû à craindre sans le commandement de l'intelligence. Et si le délectable meut encore l'appétit489, ce sera une autre partie que le cœur qui sera mue.

#815. — Cela il le dit à cause de l'opinion de Platon, qui soutenait que les parties de l'âme étaient distinctes quant à leur sujet, de sorte que l'appétit irascible, à qui revient de craindre, serait dans le cœur, et l'appétit concupiscible serait dans une autre partie du corps, par exemple, dans le foie. Ainsi donc, il est manifeste que l'intelligence, en regardant spéculativement quelque chose de faisable, ne meut pas. Par où il appert que l'intelligence spéculative ne meut d'aucune façon490.

#816. — Ensuite (433a1), il prouve que l'intelligence pratique491 ne meut pas non plus. Même quand l'intelligence pratique commande, ce qui arrive quand l'intelligence dit qu'une chose est à fuir ou à poursuivre, ce n'est pas à cause de cela qu'on est mû, mais on agit par la concupiscence. Par exemple, il en appert ainsi des incontinents, dont la raison est droite, mais qui ne demeurent pas dans492 cette raison droite. Par là, il semble que l'intelligence ne meuve pas. Il prouve ensuite la même chose à partir des médecins, qui, tout en ayant la science médicale, ne sont pas guéris, parce qu'ils ne font pas en eux-mêmes ce que leur prescrit l'art493. Par là, il semble que d'agir d'après la science n'appartienne pas à la science pratique, mais à quelque chose d'autre.

#817. — Ensuite (433a6), il montre que la partie appétitive494 n’est pas non plus maître de ce mouvement, puisque que nous voyons les continents être en appétit et désirer, mais ne pas faire ce dont ils ont l'appétit. Il en va à l'inverse dans les incontinents, comme il apparaît, Éth. Nic., VII, 3. Il semble donc que pas même l'appétit ne meuve. 484Léonine: ipse intellectus noster. Marietti: ipse intellectus. 485Léonine: movens. Marietti: motus. 486Léonine: actuale. Marietti: agibile. 487Léonine: persequentis. Marietti: prosequentis. 488Léonine: secundum quod fuerit speculatus. Marietti: c um fuerit speculatus. 489Léonine: appetitus. Marietti: appetitum. 490Léonine: nullo modo movet. Marietti: nullo modo movet aliquid. 491Léonine: practicus. Marietti: intellectus practicus. 492Léonine: inmanent. Marietti: inhaerent. 493Léonine: quod praecipit ars. Marietti: quod praecipit ars eis. 494Léonine: appetitiva. Marietti: appetita. 208

Chapitre 10 (433a9-b27) 433a9 À ce qu’il paraît, ces deux-là sont moteurs: l’appétit et l'intellect, si on range l'imagination comme une espèce d’intelligence. Car beaucoup qui s’écartent de la science suivent leurs imaginations, et chez les autres animaux il n’y a ni intelligence ni raisonnement, mais il y a imagination. Ces deux-là sont donc motrices localement: l'intelligence et l’appétit. 433a14 L'intelligence, ici, c’est celle qui raisonne en vue d'autre chose, c’est l'intelligence pratique. Elle se différencie de l'intelligence spéculative par sa fin. Tout appétit aussi est en vue d’autre chose, et c’est cet objet de l’appétit, le principe de l'intelligence pratique. Et son terme est le principe de l'action. C'est donc à juste raison que ces deux-là apparaissent comme moteurs : appétit et intelligence pratique. En effet, l’objet de l’appétit meut, et par lui l’intelligence meut aussi, puisque son principe est l’objet de l’appétit. L'imagination non plus, quand elle meut, ne meut pas sans l’appétit. C’est donc quelque chose d’un, le premier principe moteur, c’est l'objet de l’appétit. Car si deux principes, l'intelligence et l’appétit faisaient mouvoir, c'était en vertu d'une forme commune qu'ils le faisaient. Maintenant, l'intelligence, à ce qu’il paraît, ne meut pas sans l’appétit. Car la volonté est un appétit, et quand on se meut selon le raisonnement, c’est aussi selon la volonté qu’on se meut. Par contre, l’appétit peut mouvoir sans le raisonnement, car le désir est une espèce d’appétit. 433a26 De fait, toute intelligence est droite, tandis que l’appétit et l'imagination peuvent être droits ou non. Voilà pourquoi c'est toujours l'objet de l’appétit qui meut, mais il peut être le bien ou le bien apparent. Pas tout bien, encore, mais le bien à faire; or le bien à faire, c’est celui à propos duquel il peut en aller autrement. Que donc c'est pareille puissance de l'âme qui fait mouvoir, celle qu’on appelle l’appétit, c’est manifeste. 433b1 Par contre, ceux qui divisent les parties de l'âme, s’ils font leurs distinctions d’après les puissances de l'âme, il en surgit énormément : on aura les parties nutritive, sensitive, conceptuelle, délibérante, et encore appétitive, car ces parties diffèrent davantage entre elles que le concupiscible et l’irascible. 433b5 Les appétits se développent en se contrariant les uns les autres. C’est ce qui arrive quand raison et désirs se contrarient, mais cela se produit chez ceux qui ont sensation du temps. L'intelligence, en effet, c’est en considération de l'avenir qu’elle commande de résister, tandis que l'appétit ne regarde que le présent. Le plaisir du moment paraît plaisant absolument et bon absolument, du fait qu'on ne voit pas l'avenir. 433b10 Ainsi donc, ce qui fait mouvoir doit être spécifiquement un: c'est l’appétitif comme tel, mais le premier de tous, c’est l’objet de l’appétit, car c’est lui qui, du fait d’être conçu ou imaginé, meut sans être mû. Pourtant, numériquement, il y en a davantage qui meuvent. 433b13 Il y a trois éléments concernés : le premier est le moteur, le deuxième ce par quoi il meut, le troisième, ensuite, l’objet mû. Mais il y a deux moteurs, l'un immobile, l'autre moteur et mû. Celui qui est immobile, c’est le bien à faire495; celui qui est moteur et mû, c’est la capacité de désirer496, car celui qui désire est mû, en tant qu'il désire, et son désir497 est une sorte de mouvement, ou un acte; l’objet mû, quant à lui, c’est l'animal ; enfin, ce par quoi meut l’appétit498, c'est bien sûr quelque chose de corporel. Aussi est-ce avec les fonctions communes au corps et à l'âme qu’il faut regarder à ces éléments. 433b21 Maintenant, pour nous en tenir comme à un résumé, le moteur qui agit avec des organes se situe là où principe et terme coïncident, comme la charnière : son côté convexe et son côté concave agissent l'un comme terme, l'autre comme principe. Aussi l’un est-il au repos et l’autre se meut-il, ils diffèrent en leur notion, mais sont inséparables en leur grandeur. Car tout se meut par poussée 495 . 496 . 497 . 498 . Avec ce mot, Aristote désigne, homonymement, tantôt, comme ici, la faculté, qu’il a appelée plus haut , tantôt, comme la ligne précédente, l’acte ou le mouvement de cette faculté motrice. 209 et traction. Aussi faut-il, comme dans la roue, quelque chose qui soit fixe et où commence le mouvement.

 

Leçon  15

#818. — Le Philosophe a procédé par attaques à la recherche de ce qu’est le principe du mouvement local chez les animaux. Il établit ici la vérité à ce propos. En premier, il montre universellement ce qu'est le principe du mouvement ; en second (433b27), comment ce principe se retrouve499 de différentes façons en des animaux différents. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre ce qu’est le principe du mouvement chez les animaux; en second (433b10), il enseigne l'ordre suivant lequel ce mouvement s'accomplit, quant aux moteurs et aux mobiles. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il affirme qu'il y a deux principes du mouvement; en second (433a14), il les réduit à un seul; en troisième (433b5), il résout une objection présentée plus haut. Une fois qu'on a regardé ce qui précède, commence-t-il, comme il est manifeste que la partie végétative n'est pas motrice, et pareillement le sens non plus, du fait que tous ceux en lesquels ils se trouvent ne se meuvent pas, comme il appert de ce qu’on a dit, il semble rester ces deux moteurs, à savoir, l'appétit et l'intelligence, de cette façon, toutefois, que, sous l'intelligence, on comprenne aussi l'imagination, qui a quelque chose de semblable à l'intelligence, en tant qu'elle meut en l'absence des sensibles, comme l'intelligence, parce que celle-ci aussi est principe de mouvement.

#819. — En effet, beaucoup de gens, en oubliant la science de l'intelligence, suivent dans leurs mouvements leur imagination. Par exemple, ceux qui n'agissent pas selon leur raison, mais se meuvent sous une impulsion à faire quelque chose. Chez les autres animaux, il est manifeste que ce n'est pas500 l'intelligence ni la raison qui peut les mouvoir, mais seulement l'imagination. Chez les hommes, toutefois, c'est l'imagination et l'intelligence.501 Ainsi donc, il est manifeste que l'un et l'autre meuvent, à savoir, l'intelligence, comprenant sous elle l'imagination, et l'appétit.

#820. — Ensuite (433a14), il réduit les moteurs précédents à un seul. À ce propos, il développe trois points: en premier, il montre son propos; en second (433a26), à partir de ce qui est montré, il assigne la cause de quelque accident en relation au mouvement des animaux; en troisième (433b1), il infirme la division des puissances que les anciens soutenaient. L'intelligence qui meut, commence-t-il, est l'intelligence qui raisonne en vue de quelque chose et non seulement pour raisonner. Celle-ci, c’est l'intelligence pratique, qui diffère de la spéculative par sa fin. En effet, l'intelligence spéculative regarde la vérité non pour autre chose, mais pour ellemême502 seulement, tandis que l'intelligence pratique regarde la vérité en vue de l'action.

#821. — Il est manifeste que tout appétit est en vue de quelque chose. En effet, il est stupide de dire qu'on désire pour désirer503. Car désirer est un mouvement qui tend vers autre chose. Cependant, ce dont il y a appétit, à savoir, l'objet désirable, est le principe de l'intelligence pratique. En effet, ce qui est en premier désirable est la fin par où commence la considération de l'intelligence pratique. En effet, quand nous voulons délibérer sur ce qu'il y a à faire en vue de quelque chose, nous supposons en premier la fin ; ensuite, nous procédons par ordre à la recherche des moyens504 en vue de cette fin; et ainsi, allant toujours du postérieur à l'antérieur, jusqu'à ce qu'il convient en premier de faire. C'est ce qu'il veut dire, en ajoutant que le dernier objet de 499Léonine: inveniatur. Marietti: reperitur. 500Léonine: non. Marietti: nunquam. 501Léonine: sed solum phantasia. Marietti: sed solum phantasia. In hominibus vero est phantasia et intellectus. 502Léonine: ipsam. Marietti: seipsum. 503Stultum enim est dicere, quod aliquis appetat propter appetere. 504Léonine: illa quae agenda sunt. Marietti: illa quae sunt. 210 l'intelligence pratique505 est le début de l'action, c'est-à-dire ce par quoi nous devons commencer l'action. Aussi est-ce avec raison qu'on a dit que ces deux-là sont moteurs, à savoir, l'appétit et l'intelligence pratique. Étant donné, en effet, que l'objet même de l'appétit, qui est le premier objet considéré par l'intelligence pratique, meut, pour cette raison on dit que l'intelligence pratique meut, à savoir, parce que son principe, qui est l'objet de l'appétit, meut.

#822. — Et ce qu'on dit de l'intelligence, on doit le comprendre aussi de l'imagination, car lorsque l'imagination meut, elle ne meut pas sans l'appétit. En effet, elle ne meut qu'en tant qu'elle représente l'objet désirable. C’est aussi le cas de l'intelligence.

#823. — Il apparaît donc ainsi qu'il n'y a qu'un seul moteur, à savoir, l'objet désirable. C'est lui, en effet, une fois désiré, qui meut, et il est le principe de l'intelligence, et voilà les deux que l'on disait moteurs.

#824. — Et cela est raisonnable, que l'on réduise ces deux moteurs à un seul, l'objet désirable. Car on soutient que ces deux-là, l'intelligence et l'appétit, sont moteurs en relation au même mouvement. Aussi, étant donné que, pour un effet, il n'y a qu'une cause propre, ces deux-là doivent mouvoir selon une espèce commune. Or on ne doit pas dire que l'appétit meut sous l'espèce de l'intelligence, mais plutôt inversement l’intelligence ou l’intelligible [sous l’espèce de l’appétit]506, car l'intelligence ne se trouve pas mouvoir sans l'appétit, parce que la volonté, selon laquelle l'intelligence meut, est un certain appétit.

#825. — La raison en est fournie, Métaphysique, VIII, 5. C'est que tant que la raison de la science pratique garde un rapport aux opposés, elle ne meut pas, tant qu'elle n'est pas fixée sur l'un par l'appétit. Par contre, l'appétit meut sans la raison, comme il appert chez ceux507 qui sont mus par leur concupiscence. La concupiscence, en effet, est un appétit. Il donne exemple plutôt de la concupiscence que de la colère, car la colère a quelque chose de la raison, et pas la concupiscence, comme le Philosophe le prouve, Éth. Nic., VII, 6. Et ainsi, il appert que les deux moteurs se réduisent à un seul508, qui est l'objet désirable.

#826. — Ensuite (433a26), il fournit à partir de ce qui précède la raison d'un accident concernant le mouvement ou l'action. Il montre pourquoi nous nous trompons dans nos actions et nos mouvements. «Toute intelligence est droite», dit-il, ce qu'on doit comprendre de l'intelligence des principes. En effet, nous ne nous trompons pas concernant les premiers principes dans les actions à poser ; par exemple, sur ce qu'il ne faut nuire à personne, qu'il ne faut pas agir injustement, et autres principes pareils. Comme nous ne nous trompons pas non plus concernant les premiers principes en matière spéculative. Puis, en ce qui vient après les principes, si nous atteignons une connaissance correcte, cela provient de la rectitude qui appartient aux premiers principes, tandis que si nous dévions509 de la rectitude, cela vient de l'erreur qui arrive en raisonnant. Par contre, l'appétit et l'imagination, qui meuvent eux aussi, vont et avec rectitude et sans rectitude. Et c'est pourquoi, en nos actions, il se peut qu'on manque de rectitude, pour autant que nous manquions d'intelligence et de raison. Ainsi appert-il de ce qui précède que l'objet désirable meut toujours.

#827. — Cet objet désirable, toutefois, est ou vraiment bon, quand on persiste dans le jugement de l'intelligence droite, ou un bien apparent, quand on décline du jugement de l'intelligence droite, en raison de l'appétit ou de l'imagination. Par ailleurs, tout bien n'est pas désirable et moteur, mais seulement le bien à faire, qui est le bien appliqué à l'action. Et il se peut qu'il en aille autrement, comme tout ce qui est soumis à notre action. Aussi, le bien universel et nécessaire, pris dans son 505Léonine: ultimum in consideratione intellectus practici. Marietti: ultimum de actione intellectus practici. 506Léonine: sed magis e converso intellectus vel intelligibilis [sub specie appetitus]. Marietti: sed magis e converso. 507Léonine: in his. Marietti: ex his. 508Léonine: duo moventia reducuntur ad unum. Marietti: moventia reducuntur in unum. 509Léonine: declinamus. Marietti: deviamus. 211 universalité510, ne meut pas. Il est donc manifeste que la puissance de l'âme que l'on appelle appétit soit motrice.

#828. — Ensuite (433b1), il exclut ce que les anciens ont dit sur la distinction des parties motrices de l’âme511. Pour ceux qui divisent les parties de l'âme en rationnelle, irascible et concupiscible, dit-il, s'ils ont l'intention d’énumérer les puissances de l'âme distinctes les unes des autres, il y en a bien plus qu'ils n'en mettent: le végétatif, le sensitif, l'intellectif, le délibératif et l’appétitif. Par ailleurs, il distingue le délibératif de l’intellectif512, comme, en Éth. Nic., VI, 3-4, on distingue la réflexion qui porte sur les contingents de la réflexion scientifique, qui porte sur les matières nécessaires, et pour la raison qui est touchée là. Or ces parties de l'âme diffèrent plus entre elles que le concupiscible et l'irascible, qui sont compris sous l'appétit sensible. Aussi y a-t-il plus de parties qu'ils n'en mettent.

#829. — Ensuite (433b5), il exclut une objection présentée plus haut (#817) pour montrer que l'appétit ne meut pas, du fait que les continents ne suivent pas leur appétit. Cependant, ce raisonnement se résout, car il y a en l'homme des appétits contraires dont les continents suivent l'un et répugnent à l'autre. C’est, dit-il donc, qu'il peut se produire des appétits contraires entre eux : cela se peut, quand la nature de la concupiscence est contrariée, et «cela se fait», c'est-à-dire se produit, «chez ceux qui ont le sens du temps», c'est-à-dire qui connaissent non seulement ce qui est dans le présent, mais connaissent aussi le passé et le futur, parce que l'intelligence ordonne parfois de se retirer d'un objet désirable en raison de sa connaissance du futur. Par exemple, lorsque quelqu'un de fiévreux, par le jugement de son intelligence, pense devoir s'abstenir de vin pour ne pas faire monter la fièvre. Pourtant, la concupiscence l’incite à en prendre «pour lui-même simplement», c'est-à-dire pour ce qui est dans le présent; en effet, ce qui est délectable dans le présent paraît délectable et bon absolument, du fait qu'on ne le considère pas comme futur513.

#830. — Ensuite (433b10), il montre l'ordre du mouvement. À ce propos, il développe trois points: en premier, il montre comment il n’y a qu’un seul moteur, et comment il y en a plusieurs; en second (433b13), comment ils sont ordonnés entre eux; en troisième (433b21), il traite sommairement de l’une des choses requises au mouvement514. Si les moteurs sont regardés formellement et en leur nature, commence-t-il, l'un sera moteur, à savoir, l'objet désirable ou l'appétit, parce qu'entre eux le premier moteur est l'objet désirable. Lui, en effet, il est moteur non mû, en tant qu'imaginé ou conçu. Il est manifeste, en effet, que les seconds moteurs ne meuvent515 qu’en tant qu'ils participent du premier. Aussi tous se rangent-ils sous l’espèce du premier moteur. Mais bien que tous les moteurs soient uns avec le premier moteur spécifiquement516, ils restent cependant plusieurs numériquement.

#831. — Ensuite (433b13), il donne l'ordre du mouvement. Il y a trois choses, dit-il, dans le mouvement : l'une est le moteur, une autre est l'organe par lequel le moteur meut, et la troisième est l’objet mû. Par ailleurs, il y a deux moteurs : l'un est immobile et l'autre est un moteur mû. Dans le mouvement de l'animal, donc, le moteur qui n'est pas mû est le bien actuel, qui meut l'appétit en tant que conçu ou imaginé. Le moteur mû, par contre, c’est l'appétit même, parce que tout ce qui désire, en tant qu'il désire, est mû, et le fait même de désirer est un acte ou un mouvement. En tant que mouvement, il est l'acte d'un parfait, pour autant qu'on l’attribue à l'opération du sens517 et de 510Léonine: bonum universale et necessarium in sua universalitate consideratum. Marietti: bonum ultimum et necessarium in sua universitate consistens. 511Léonine: partium motivarum animae. Marietti: partium motivarum. 512Léonine: intelectivo. Marietti: appetitivo. 513Léonine: futurum. Marietti: ut futurum. 514Léonine: de uno eorum quae ad motum requiruntur. Marietti: de unoquoque eorum quaedam, uae ad motum requiruntur. 515Léonine: movent. Marietti: moventur. 516Léonine: quamvis autem omnia moventia sint unum secundum speciem primi moventis. Marietti: quamvis autem omnia conveniant in specie primi moventis. 517Léonine: sicut supra dictum est de operatione sensus. Marietti: prout dictum est de operatione sensus. 212 l'intelligence. Par ailleurs, l’objet mû est l'animal. L'organe, enfin, par lequel l'appétit meut est quelque chose de corporel, à savoir, le premier organe du mouvement. C'est pourquoi on doit regarder les organes de la sorte dans les opérations communes de l'âme et du corps. Aristote en traite au livre De la cause du mouvement des animaux518, 6. Dans ce livre-ci, en effet, il n’entend traiter que de l'âme en elle-même.

#832. — Ensuite (433b21), il traite sommairement de l'organe du mouvement local. En résumé, ditil, le premier moteur doit organiquement être tel qu'il y ait en lui à la fois le principe et la fin du mouvement, comme dans une rotation, qui comporte un côté convexe et un côté concave, dont l'un tienne lieu de fin et l'autre de principe. En effet, le côté concave tient lieu de fin, et le côté convexe paraît tenir lieu de principe du mouvement. Dans la concavité, en effet, on est ramassé en soi ; la convexité, par contre, est affaire de dilatation, pour autant que d'elle surgit le principe du mouvement et l'impulsion.

#833. — Il y a donc, dans le premier moteur, le principe du mouvement et sa fin. En outre, le principe du mouvement doit être immobile en chaque mouvement. Par exemple, lorsque la main est mue, le bras est au repos, et lorsque le bras est mû, l'épaule est au repos. Comme, donc, tout mouvement procède de quelque chose d'immobile, il faut que, dans le premier organe519 du mouvement, qui est le cœur, il y ait quelque chose au repos, en tant que principe du mouvement, et autre chose mû, en tant que le mouvement s’y termine. Et ces deux, en lui, à savoir, ce qui est en repos et ce qui est mû, entrent sous une définition différente, bien qu’en sujet et grandeur ils soient inséparables l’un de l’autre.

#834. — Qu'il faille là un principe du mouvement et une fin520, qui soit par conséquent au repos et mobile, cela devient manifeste du fait que tout mouvement d'animal est composé d'impulsion et de traction. Dans la poussée, par ailleurs, ce qui est moteur est seulement principe du mouvement, parce qu’en poussant, il éloigne de lui ce qu’il pousse. Mais dans la traction, ce qui meut est aussi terme du mouvement, parce qu'en tirant il meut à lui ce qu’il tire. À cause de cela, il faut que le premier organe du mouvement local dans l'animal agisse à la fois comme principe et terme du mouvement.

#835. —C'est pourquoi il faut qu'en lui il y ait quelque chose de stable et que le mouvement en parte, comme il appert dans le mouvement de rotation. En effet, le corps qui se meut en rond, à cause de l'immobilité du centre et des pôles, ne change pas totalement de lieu, sauf peut-être en définition. Quant à son tout il demeure dans le même lieu, comme sujet. Par contre, ses parties changent de lieu, comme sujets, et non seulement dans leur définition. C’est ainsi encore qu’il en va dans le mouvement du cœur521. En effet, le cœur demeure fixé dans la même partie du corps, mais il se meut selon une dilatation et une contraction, de façon à produire un mouvement de poussée et de traction. Ainsi il est d'une certaine manière mobile et d'une certaine manière au repos.

Chapitre 10 (433b27-30) 433b27 En général donc, comme on l'a dit, c'est parce que capable de désir que l’animal se meut lui-même. Mais la capacité de désirer ne va pas sans imagination. Toute imagination, néanmoins, est ou rationnelle ou sensible. C’est à cette dernière que les autres animaux participent. 518 C’est-à-dire : Du mouvement des animaux. 519Léonine: in primo organo. Marietti: in ipso organo. 520Léonine: oporteat ibi esse principium motus et finis. Marietti: oporteat id esse principium motus et finis. 521Léonine: in motu cordis. Marietti: in omni motu cordis. 213

Chapitre 11 (433b31-434a21) 433b31 On doit regarder aussi ce qui est moteur chez les animaux imparfaits, ceux à qui appartient seulement le toucher. Est-il possible, ou non, qu'il y ait chez eux imagination, et désir ? Car manifestement plaisir et peine y sont présents. Or si c’est le cas, le désir522 aussi, nécessairement. Mais comment l’imagination y serait-elle ? N’est-ce pas que, tout comme ils se meuvent de manière indéterminée, de même ces fonctions sont en eux, mais elles y sont d'une manière indéterminée ? 434a5 L'imagination sensible, on l'a dit, est présente même chez les animaux irrationnels, tandis que celle qui peut délibérer est réservée aux animaux rationnels, car se demander si l'on fera telle chose ou telle autre, c'est déjà une fonction de la raison. Nécessairement aussi, c’est toujours avec un même critère qu’on mesure cela : on poursuit ce qu’il y a de mieux. C’est ainsi qu’on peut, partant de plusieurs phantasmes, en former un unique. Voilà la raison pourquoi les animaux irrationnels ne donnent pas impression de tenir d'opinion : ils n'ont pas l'imagination issue du raisonnement, tandis que celle-ci en implique523. C’est pourquoi l’appétit n’implique pas de capacité de délibérer. 434a12 Mais celui-ci l’emporte parfois et meut la volonté. Parfois encore, c'est cette dernière qui l’emporte sur l’autre, comme une sphère sur une autre. En somme, c’est un appétit qui meut un appétit, quand interviennent continence ou incontinence524. Par nature, cependant, la puissance supérieure est toujours davantage principe et c’est elle qui meut. De la sorte, il y a trois espèces de transports dont on peut être mû. 434a16 La capacité de science, elle, ne meut rien, mais demeure en repos. Par ailleurs, le jugement et la raison portent tantôt sur l'universel, tantôt sur le singulier. Le premier dit que tel genre de personne doit accomplir tel genre d’action ; le second, que l’action envisagée est de tel genre et que moi je suis tel genre de personne. Assurément, c'est cette opinion qui fait se mouvoir, non1'opinion universelle. Ou bien ce sont les deux, mais la première comme plus stable, et l'autre non.

 

Leçon  16

#836. — Le Philosophe vient de traiter du principe moteur local en commun et en lui-même. Maintenant, il en traite par rapport à différents genres d'animaux. À ce propos, il développe trois points: en premier, il montre ce qu'il y a de commun à tous les animaux qui participent au mouvement; en second (433b31), comment le principe moteur se trouve dans les animaux imparfaits; en troisième (434a5), il montre comment ce principe de mouvement est différemment, dans l'animal le plus parfait, l'homme, que dans les autres animaux. Tout animal, commence-t-il, en tant qu'il est doté d'appétit, est ainsi moteur de lui-même. En effet, l'appétit est la cause propre du mouvement. Or l'appétit ne va pas sans l'imagination, qui est ou rationnelle ou sensible. Par ailleurs, les autres animaux que l'homme participent de l'imagination sensible, mais non de l'imagination rationnelle. 522 . Autre mot qui signifie d’abord le désir, mais aussi, par homonymie, l’appétit. Dans la traduction, j’use de désir avec la même homonymie. 523 L’imagination délibérative implique au départ une opinion générale sur ce qui est mieux. 524 . Littéralement : quand il y a incontinence. De fait, il y a incontinence dans le cas de la victoire de l’appétit sensible sur la volonté, et continence dans le cas contraire de la victoire de la volonté sur l’appétit sensible. Les manuscrits mentionnent seulement l’incontinence, ce qui violente le sens, comme la mention intervient en explication de la victoire de la volonté sur l’appétit. Boèce traduit incontinentia, que, génialement, saint Thomas lit in continentia. Mais l’opposition grecque — ne se prête pas à cette correction par simple jeu de ponctuation. Aussi ai-je jugé préférable d’entendre comme signifiant les deux dispositions par patronymie et traduit plus clairement en les nommant toutes deux. 214

#837. — De même que, plus haut (#818-819), doit-on tenir compte, sous l'intelligence Aristote comprenait l'imagination, de même aussi525 il étend maintenant526 l'imagination jusqu'à l'intelligence, en suivant le motif du nom. En effet, l'imagination est une faiseuse d’images. Or quelque chose fait image et quant au sens et quant à la raison. L'imagination a aussi son opération en l'absence des sensibles, comme la raison et l'intelligence.

#838. — Ensuite (433b31), il montre ce qui tient lieu de principe de mouvement chez les animaux imparfaits. On appelle des animaux imparfaits ceux qui ne sont dotés que du sens du toucher. On doit regarder, dit-il, ce qui les meut: est-ce aussi en eux l'imagination et la concupiscence, ou non ? À ce qu’il semble, par ailleurs, il y a en eux de la concupiscence, puisqu’en eux, manifestement, il y a joie et tristesse. En effet, ils se retirent, lorsque quelque chose de nocif les touche, et ils s'ouvrent et s'étendent vers ce qui leur convient, ce qui ne se ferait pas, s'il n'y avait en eux douleur et plaisir. Or s’il y a cela en eux, il y a nécessairement aussi en eux concupiscence, car de la sensation du plaisir s’ensuit la concupiscence527. Or la concupiscence ne va pas sans imagination528.

#839. — Il reste donc à chercher comment il y a en eux de l'imagination. Le Philosophe répond que c’est de la manière dont ils sont mus que leur appartient, aux animaux de la sorte, tant l'imagination que la concupiscence. Or ils se meuvent non pas de manière déterminée, comme tendant à un lieu déterminé dans leur mouvement, comme il arrive chez les animaux qui se meuvent d'un mouvement progressif, qui imaginent quelque chose d'éloigné et le désirent et se meuvent vers lui. Des animaux imparfaits de la sorte, par contre, n'imaginent pas quelque chose d'éloigné, car ils n'imaginent rien sinon en présence même du sensible. Quand ils sont blessés, par exemple, ils en imaginent la source comme nocive, et ils se retirent; quand ils ont du plaisir, par contre, ils s'étendent vers sa source et se l'appliquent. Ainsi y a-t-il en eux une imagination ou une concupiscence indéterminée, en tant qu'ils imaginent et désirent une chose d’après sa convenance et non suivant qu’elle soit ceci ou cela, ici ou là. Bref, ils ont une imagination et une concupiscence confuse.

#840. — Ensuite (434a5), il montre comment529 il y a principe moteur chez les hommes. À ce propos, il développe trois points: en premier, il montre comment le principe moteur, chez les hommes, est la raison délibérante ; en second (434a12), comment parfois la délibération de la raison est vaincue par l'appétit; en troisième (434a16), il montre quelle raison est motrice. L'imagination sensible, commence-t-il, comme il appert de ce qui précède (#657; 838), est aussi présente chez les autres animaux. Mais celle qui va par délibération est présente seulement chez les animaux rationnels, parce qu’examiner si c'est telle chose qui est à faire ou telle autre, ce qui est délibérer, c'est l’œuvre de la raison.

#841. — En pareil examen, on doit prendre une règle, ou une fin, ou quelque chose de la sorte, à quoi mesurer ce qui est à faire de préférence. Manifestement, en effet, l'homme «imite», c’est-à-dire désire, ce qui comporte davantage de bonté, c’est-à-dire530 ce qui est mieux. Or nous jugeons toujours du mieux avec une mesure; aussi doit-on admettre une mesure pour délibérer de ce qui est à faire de préférence. Voilà le moyen terme dont la raison pratique conclut ce qui est à choisir. Ainsi devient-il manifeste que la raison délibérante peut, de plusieurs phantasmes, en faire un seul, 525Léonine: considerandum autem quod sicut supra sub intelligentia phantasiam comprehendit, ita etiam nunc. Marietti: considerandum autem est, quod sicut supra dictum est, sicut sub intellectu phantasiam comprehendit, ita etiam.. 526Léonine: nunc ... extendit. Marietti: extendit. 527Léonine: quod etiam in eis sit concupiscentia, ex sensu enim delectationis sequitur concupiscentia. Marietti: quod in eis sit concupiscentia. 528Léonine: cum concupiscentia non sit sine phantasia. Marietti: cum concupiscentia ex sensu fiat delectationis, sequitur quod concupiscentia non sit sine phantasia. 529Léonine: quomodo. Marietti: quod. 530Léonine: id est. Marietti: et. 215 partant de trois objets, dont l'un est à préférer au second, et le troisième est comme la mesure qui le fait préférer.

#842. — Voilà la cause pour laquelle les animaux n'ont pas d'opinion, bien qu'ils aient une imagination: ils ne peuvent pas user du raisonnement par lequel une chose est préférée à une autre. Mais la délibération de la raison comporte cela, à savoir l'opinion531 ; autrement, elle ne ferait pas de plusieurs phantasmes un seul. Il s’ensuit que l'appétit inférieur, qui suit l'imagination, n'a pas de délibération, mais se meut sans délibération à désirer et à se fâcher, car il ne suit que l'imagination sensible.

#843. — Ensuite (434a12), il montre comment la délibération de la raison est vaincue par l'appétit inférieur. L'appétit inférieur, dit-il, qui va sans délibération, l’emporte quelquefois532 sur la délibération et éloigne l'homme du fruit de sa délibération. Parfois, à l'inverse, l'appétit meut l'appétit, à savoir : l’appétit supérieur, qui relève de la raison délibérante, meut l’appétit qui relève de l'imagination sensible — comme dans les corps célestes, où la sphère supérieure en meut une inférieure. C’est ce qui arrive quand on est continent. En effet, il appartient au continent de l’emporter sur l’élan de l’affection533 grâce à la délibération de sa raison.

#844. — C'est celui-là l'ordre naturel, que l'appétit supérieur meuve l'inférieur, car même dans les corps célestes la sphère supérieure est naturellement principale et meut l'inférieure, de sorte que l'inférieure est mue de trois mouvements locaux. Par exemple, la sphère de Saturne est mue et du mouvement diurne, qui est sur les pôles du monde, et du mouvement contraire, qui est sur les pôle du zodiaque, et, en plus de cela, de son mouvement propre. Pareillement, l'appétit inférieur, bien qu'il retienne quelque chose de son mouvement propre, se meut cependant d'un ordre naturel par le mouvement de l'appétit supérieur et le mouvement de la raison délibérante. Si, par ailleurs, il en arrive à l'inverse, et que l'appétit supérieur soit mû par l'inférieur, cela va contre l'ordre naturel. Aussi cela entraîne-t-il faute dans les moeurs, comme les monstres constituent des fautes dans la nature.

#845. — Ensuite (434a16), il montre quelle raison est motrice. En premier, on doit savoir que la raison spéculative, qu'il appelle scientifique, ne meut pas, mais est dans le repos, parce qu'elle ne dit rien à imiter ou à fuir, comme on l'a dit plus haut (#813). Par ailleurs, la raison pratique est tantôt universelle et tantôt particulière. Universelle, quand elle dit, par exemple, qu'il faut que tel type de personne fasse tel type d'action, par exemple, qu'un fils doit honorer ses parents. Comme raison particulière, elle dit alors que telle personne est telle, et que moi je suis tel, par exemple, que je suis fils et que je dois rendre honneur à mes parents.

#846. — Cette dernière opinion meut, toutefois, mais pas celle qui est universelle. Ou, si l'une et l'autre meuvent, celle qui est universelle meut comme cause première et en repos, tandis que la particulière comme cause prochaine, et appliquée d'une certaine manière au mouvement. En effet, les actions et les mouvements sont dans les choses particulières; aussi faut-il, pour que le mouvement s'ensuive, que l'opinion universelle soit appliquée aux particuliers. À cause de cela, aussi, la faute se produit dans les actions quand une opinion se corrompt dans un particulier opérable, à cause d'un plaisir, ou à cause d'une autre affection, mais qui ne corrompent pas l’opinion universelle534. 531Léonine: phantasiam. Marietti: opinionem. 532Léonine: aliquando ... vincit. Marietti: vincit. 533Léonine: impetum passionis. Marietti: passiones. 534Léonine: quae tamen universalem opinionem non corrumpit. Marietti: quae talem universalem opinionem non corrumpit. 216

Chapitre 12 (434a22-435a10) 434a22 Ainsi donc, tout ce qui vit, quel qu’il soit, et possède une âme a nécessairement l'âme végétative, de sa génération jusqu'à sa corruption. Car nécessairement ce qui naît a croissance, maturité et dépérissement, ce qui serait impossible sans nourriture. Par nécessité, donc, la puissance végétative se retrouve en tout ce qui croît et dépérit. 434a27 Par contre, la sensation n'est pas nécessairement présente en tous les vivants. En effet, le toucher — sans lequel rien n’est de nature à constituer un animal — ne peut exister chez ceux dont le corps est simple, ni chez ceux qui ne sont pas susceptibles des formes sans leur matière. 434a30 L'animal, quant à lui, possède nécessairement le sens, si la nature ne fait rien en vain. Car tout ce qui existe par nature vise une fin, ou constitue des accidents de moyens. Si donc tout corps capable de locomotion n’est pas pourvu du sens, il périra avant d’atteindre sa fin, la fonction que vise la nature. Car comment se nourrira-t-il ? Seuls les vivants fixes ont par nature de quoi se nourrir. 434b3 Par ailleurs, il est impossible à un corps d’avoir âme et intelligence capable de juger sans avoir le sens, s'il n’est pas fixe, mais tout de même engendré. Même pas, de toutes façons, s’il est inengendré. Car pourquoi aurait-il pareille intelligence535 ? Ne faudrait-il pas que cela constitue un meilleur bien pour l'âme ou pour le corps ? Mais ce ne serait de fait ni l’un ni l’autre : l'âme n’en concevrait pas davantage, ni le corps n’en garantirait mieux son existence. Ainsi donc aucun corps doté d’âme ne se meut536 sans aussi sentir. 434b9 Mais s’il possède le sens, le corps est nécessairement ou simple ou composé. Or il ne peut être simple, car alors il serait privé du toucher, dont il est nécessairement doté. 434b11 Cela devient évident comme suit. L'animal, en effet, est un corps animé. Or tout corps est tangible, le tangible étant le sensible au toucher. Le corps de l'animal possède donc nécessairement la capacité de toucher, si l'animal est pour se conserver. C’est que les autres sens — comme l’odorat, la vue, l’ouïe — s'exercent par autre chose. Mais si l’animal est touché, et qu’il n’en ait pas la sensation, il ne pourra pas fuir des objets et en saisir d’autres. S’il en va ainsi, il sera impossible à l’animal de se conserver. 434b18 Voilà pourquoi même le goût est comme une espèce de toucher: il porte sur l'aliment, et l'aliment, c'est justement le corps tangible. Par contre, le son, la couleur et l'odeur ne nourrissent ni ne font rien à la croissance et au dépérissement. En conséquence, le goût lui-même est nécessairement une espèce de toucher, du fait d’être le sens du tangible et de l’aliment. Ces deux sens sont donc nécessaires à l'animal et l'animal ne peut manifestement pas exister sans le toucher. 434b24 Les autres sens visent le bien et ne sont pas le fait de n’importe quel genre d'animaux, mais de certains seulement : ceux, nécessairement, qui sont capables de locomotion. Car s’ils sont pour se conserver, ils doivent sentir non seulement ce qui les touche, mais aussi à distance. Cela se pourra si c’est par le milieu qu’il peut sentir, du fait que celui-là soit affecté et mû par le sensible, et lui par celui-là. 434b29 Ce qui meut localement fait qu’on se déplace jusqu'à un point quelconque : ce qui pousse fait qu’un autre pousse, de sorte que le mouvement se fait grâce à un milieu : le premier facteur est moteur premier et pousse sans être poussé, le dernier est poussé seulement, mais ne pousse pas, et celui du milieu fait les deux; et il y en a plusieurs au milieu. Il en va de même pour l'altération, sauf que celui qui produit l’altération reste dans le même lieu. Par exemple, si l'on enfonce537 dans la cire, elle est affectée jusqu'où on enfonce. La pierre, par contre, ne serait nullement affectée, mais l'eau le serait encore plus loin. Quant à l'air, c’est lui qui se meut, affecte et est affecté le plus, pourvu qu'il garde sa masse et son unité. Voilà pourquoi, concernant la réflexion, plutôt que la vision sorte de l'œil et se réfléchisse, il est mieux que l'air soit affecté par la forme et la couleur 535 D’autres manuscrits ont : C’est ainsi que traduit Boèce — Quare enim non habebit ? — et que commente saint Thomas (#856). 536 . Boèce traduit à partir de manuscrits qui présentent , non fixe. 537 . Boèce a traduit tinxerit, en recourant au deuxième sens, mais saint thomas ne s’y est pas trompé. 217 aussi longtemps qu'il garde son unité. Or sur une surface lisse, il garde son unité. Voilà pourquoi il meut lui-même la vue — comme si le sceau, dans la cire, traversait jusqu'au bout.

 

Leçon  17

#847. — Le Philosophe a traité de chacune des parties de l'âme. Il montre ici comment elles sont ordonnées entre elles. En premier, il montre que la partie végétative se trouve nécessairement en tous les vivants ; en second (434a27), il montre que la partie sensitive ne se trouve pas en tous, mais en quelques-uns. À partir de ce dont on a traité plus haut concernant les parties de l'âme, commence-t-il, tout ce qui vit et a, par conséquent, quelque partie de l'âme a nécessairement l'âme végétative, conclut-il, du début de sa génération jusqu'à sa corruption. Avec cela, on doit comprendre que c’est aussi le cas des animaux538, car ils connaissent génération et corruption.

#848. — Il prouve cela comme suit: nécessairement, tout vivant qui s'engendre a croissance, état adulte, puis décroissance539; or cela ne se peut faire sans aliment, car, au temps de la croissance, il faut assimiler plus d'aliment qu'il n'en suffirait à la simple conservation de la grandeur préexistante; et au temps de l'état adulte, également; puis, au temps de la décroissance, moins. Or user d'aliment appartient à la partie végétative ; nécessairement, donc, cette partie de l'âme est en tous les vivants qui s’engendrent et se corrompent. Ainsi appert que cette partie de l'âme est ordonnée aux autres parties, puisque toutes les autres la présupposent.

#849. — Ensuite (434a27), il montre comment la partie sensitive se rapporte aux vivants. En premier, il montre qu'elle n'est pas présente en tous les vivants. En second (434a30), il montre en quels vivants elle se trouve. Tous les vivants, commence-t-il, n’ont pas nécessairement le sens. Sans le sens du toucher, en effet, aucun autre sens540 ne peut exister, et par conséquent aucun animal non plus, puisque la définition de celui-ci s’achève dans la possession du sens. Or cela ne peut avoir lieu en un corps simple, parce que l'organe du sens du toucher se situe nécessairement dans une certaine médiété entre les contraires, comme on l'a montré plus haut (#521-524). C’est ce qui ne convient à aucun corps simple, puisque les corps simples, c’est-à-dire les éléments, revêtent les qualités sensibles dans toute leur excellence541 ; par exemple, le feu est chaud à l’extrême, et l'eau froide à l’extrême.

#850. — Pareillement aussi, tout ce qui n'est pas susceptible des espèces sans la matière est privé de sens, car le sens est susceptible des espèces sans la matière, comme on l'a dit plus haut (#284; 551; 792). Mais il y a des vivants, à savoir, les plantes, qui sont proches des corps simples, en raison de leur caractère terrestre, et ne reçoivent pas les espèces des sensibles, sauf par une affection matérielle. Ce ne sont donc pas tous les vivants qui ont le sens.

#851. — Ensuite (434a30), il montre que tous les animaux ont le sens. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre cela des animaux qui se meuvent d’un mouvement progressif; en second (434b9), de tous les animaux absolument. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre son propos, en second (434b3), il exclut quelque chose par quoi on pourrait objecter à son raisonnement. L'animal, commence-t-il, possède nécessairement le sens. Pour le prouver, il propose en premier que la nature ne fait rien en vain, car tout ce qui est dans la nature l'est en vue d'autre chose (car la 538 Léonine: hoc esse in viventibus. Marietti: hoc esse in animalibus. 539 Léonine: detrimentum. Marietti: decrementum. 540 Léonine: nullus alius sensus. Marietti: nullus alius. 541 Léonine: cum in corporibus simplicibus, id est in elementis, sint excellentiae qualitatum s tangibilium. Marietti: cum in corporibus simplicibus sint excellentiae qualitatum sensibilium. 218 nature agit en vue d’une fin), ou du moins est la rencontre de choses qui sont en vue d’autres542, c'est-à-dire résulte nécessairement de choses qui sont en vue d’autres. Par exemple, la nature fait les membres en vue des opérations. Mais, du fait que les membres sont de telle disposition, il s'ensuit qu'ils aient certains accidents : qu'ils aient des poils, ou des couleurs, ou des corruptions, tout cela ne servant pas à la fin, mais suivant la nécessité de la matière. Ainsi donc, comme la nature opère en vue d’autre chose, si les choses naturelles ne pouvaient parvenir à la fin que la nature vise, elles existeraient en vain.

#852. — Or la nature a fait le corps progressif — celui, c'est-à-dire, de l'animal qui peut se mouvoir d'un mouvement progressif — ainsi organisé et disposé, en vue du mouvement, de sorte que par le mouvement il obtienne543 ensuite l'aliment par lequel il puisse se conserver dans l'être. Or cela ne pourrait être, si cet animal n'avait pas le sens; car il ne discernerait pas les éléments corrupteurs544 qui peuvent lui faire obstacle et ainsi se corromprait et ne parviendrait pas à la fin que la nature vise, à savoir, qu'il se conserve par l'aliment acquis dans le mouvement. Comment, en effet, se nourrirait-il, s'il ne cherchait pas son aliment par le mouvement?

#853. — Même les animaux immobiles ne constituent pas une objection. Pour ces animaux qui demeurent immobiles, existe quelque chose tout près capable de les nourrir. Aussi n’ont-ils pas à chercher des aliments éloignés. Il est donc manifeste que si les corps progressifs n'avaient pas le sens, ils ne pourraient atteindre la fin à laquelle la nature les a ordonnés, et auraient ainsi en vain ce mouvement, ce qui est absurde.

#854. — Ensuite (434b3), il exclut quelque chose par quoi on pourrait s'objecter au raisonnement précédent. En effet, on pourrait dire que le corps progressif peut parvenir à la fin recherchée par la nature en discernant avec l'intelligence les éléments corrupteurs545, même s'il n'a pas le sens. Mais il exclut cela : le corps qui n'est pas à demeure, mais progressif, dit-il, ne peut avoir une âme et une intelligence pour discerner les objets nocifs sans avoir de sens, qu'il soit générable ou non. Pour le générable, certes, on l'a montré. En effet, des vivants générables seuls les hommes ont l'intelligence. Or l'intelligence humaine a besoin du sens, comme on l'a montré plus haut (#772; 791).

#855. — Mais cela qu'il dit, que «même pas, de toutes façons, s’il est inengendré» n'a-t-il d'intelligence sans sens, est faux, à ce qu’il semble, d’après l'opinion d'Aristote. En effet, les corps célestes, qu'il soutient être animés, ont, entre parties de l'âme, l'intelligence. Pourtant, ils n'ont pas le sens, puisque ce sont des corps uniformes, sans la distinction d’organes requise au sens. Aussi, des auteurs expliquent la chose de façon à faire la phrase se terminer où il est dit : «mais tout de même engendré». Par conséquent, le sens serait qu'aucun corps non fixe ne peut avoir l'intelligence sans le sens, s'il est engendré. Puis, ce qu'il ajoute — «Même pas, de toutes façons, s’il est inengendré…» — serait le début d'une autre phrase. En somme, il dirait que ce qui a été dit du corps engendré ne vaut pas aussi du corps non engendré, à savoir, qu'il ne puisse avoir d'intelligence sans sens.

#856. — Ce serait le sens de ce qu'il ajoute : «Pourquoi n'en aurait-il pas ?». On doit comprendre relativement plutôt qu'interrogativement, de sorte que le sens soit que la cause pour laquelle le corps non engendrable, à savoir, le corps céleste, n'a pas de sens, bien qu'il ait intelligence est celle-ci: s'il avait le sens, il devrait en résulter ou bien quelque chose de mieux, pour l'âme du corps céleste546, ou bien quelque chose de mieux pour le corps céleste. Mais ni l'un ni l'autre ne peut se produire, parce que l'âme du corps céleste ne comprendrait pas plus avec547 le sens qu’elle 542 Léonine: sunt propter aliquid (natura enim agit propter finem), vel sunt coincidentia eorum quae sunt propter aliquid. Marietti: sunt propter aliud. 543 Léonine: consequeretur. Marietti: prosequeretur. 544 Léonine: corruptiva. Marietti: corruptibilia. 545 Léonine: corruptiva. Marietti: corruptibilia. 546 Léonine: corporis celestis. Marietti: corporis. 547 Léonine: propter. Marietti: per. 219 ne comprend déjà sans le sens — car elle intellige à la manière des substances séparées ce qui est par soi intelligible. En outre, le corps céleste ne pourrait pas non plus se conserver davantage dans l'être grâce au sens, parce qu'il ne lui est pas possible de se corrompre — aussi n'a-t-il pas besoin du sens pour éviter les causes de corruption. Cependant, la conclusion qui s'ensuit — qu'un corps qui ne demeure pas, c'est-à-dire qui n'est pas immobile, a l'âme sans le sens — n'est pas adaptée à cette interprétation. À moins peut-être de dire que cette conclusion ne suit pas de ce qui a été dit immédiatement, mais de ce qui a été dit auparavant.

#857. — Comme cette explication semble plutôt tordue, on doit dire qu’avec le corps non engendré il n’entend pas le corps céleste, mais le corps de certains animaux des airs que décrivaient les Platoniciens, qu’ils appelaient des démons, et qu'Apulée le platonicien définit comme suit: les démons sont des animaux aériens de corps, raisonnables d'esprit, passifs d'âme, éternels de temps. C'est de corps d'animaux de la sorte que le Philosophe veut montrer qu'il n'est pas possible qu'ils aient intelligence sans sens, comme les Platoniciens le soutenaient, de sorte qu'on lise interrogativement ce qui est dit: «Pourquoi, en effet, n'en sera-t-il pas ainsi?», à savoir, quant au sens d’un corps de la sorte. Comme s'il disait: il n'y a pas de raison à en donner. Car s’il n'a pas de sens, ou bien cela est à cause du bien de l'âme, ou bien à cause du bien du corps. Mais ni l'un ni l'autre d'entre eux ne s’impose, car sans sens ni leur âme n'intellige mieux, ni leur corps ne sera davantage conservé. Ensuite, la conclusion qu’il amène suit aussitôt directement, qu'aucun corps mobile doté d’âme ne manque de sens. Il semble bien d'ailleurs548 que voilà l'intention d'Aristote, du fait qu'il ajoute immédiatement qu'il est impossible qu'un corps simple soit le corps d'un animal.

#858. — Ensuite (434b9), il montre que le sens est absolument nécessaire à tout animal. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre son propos; en second (435b4), il tire une conclusion de ce qui a été dit. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il propose ce qu'il vise; en second (434b11), il prouve son propos. Par ailleurs, il propose deux choses549, dont la première est que si un corps a le sens, il est nécessairement ou simple, ou mixte. Or il est impossible qu'il soit simple, car s'il était un corps simple, il n'aurait pas le toucher, lequel sens appartient nécessairement à tout animal, non seulement aux animaux progressifs, mais aussi aux animaux immobiles, comme il l'a montré plus haut (#849).

#859. — Ensuite (434b11), il prouve son propos : en premier, que le sens du toucher est en tous les animaux ; en second (435a11), que le corps de l'animal ne peut être un corps simple. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre que le sens du toucher et du goût550 appartient nécessairement à tous les animaux; en second (434b24), que les autres sens que le sens du toucher551 n’appartiennent pas à tous. Sur le premier point, il en développe deux autres : en premier, il montre que le toucher est nécessairement présent chez tous les animaux ; en second (434b18), il montre la même chose pour le goût. Cela, commence-t-il, que le toucher appartient nécessairement à tous les animaux, devient manifeste avec ce que nous allons dire. Un animal, en effet, est un corps animé. Or tout corps, à savoir, engendrable et corruptible, est tangible; tangible au sens de sensible au toucher. Par ailleurs, les corps célestes qui sont non engendrables et incorruptibles ne sont pas tangibles. En effet, ils ne sont pas de la nature des éléments, de manière à pouvoir avoir des qualités élémentaires, lesquelles sont les qualités tangibles. Par contre, tous les corps corruptibles, nécessairement, ont des qualités tangibles, puisqu'ils sont ou bien des éléments simples, ou bien composés de ces éléments.

#860. — De là, conclut-il, le corps d'un animal a nécessairement le sens du toucher, si l’animal552 doit se conserver, car comme le corps de l'animal est tangible, c'est-à-dire doté des qualités tangibles, et qu’il en va pareillement des corps qui le touchent, le corps de l'animal peut être altéré 548 Léonine: etiam. Marietti: autem. 549 Léonine: proponit autem primo duo. Marietti: proponit autem duo. 550 Léonine: sensus tactus et gustus. Marietti: sensum tactus. 551 Léonine: alii sensus. Marietti: alii sensus a sensu tactus. 552 Léonine: animal Marietti: corpus animalis. 220 par ceux qui le touchent, du fait d’une affection matérielle553 qui peut aller jusqu'à sa corruption. Il en va autrement, par ailleurs, des autres sens, qui sentent à travers des milieux distincts, et non en touchant comme le toucher : la vue et l'ouïe. Ces sensibles, comme ils sont éloignés, ne touchent pas le corps de l'animal, et ils ne peuvent l'altérer jusqu'à sa corruption, comme les tangibles. C'est pourquoi, si l'animal n'avait le sens du toucher grâce auquel il discerne ce qui lui convient de ce qui le corrompt, il ne pourrait fuir ceci et admettre cela, et ainsi il ne pourrait se sauver. Il est donc nécessaire au salut de l'animal qu'il ait le sens du toucher.

#861. — Ensuite (434b18), il montre la même chose à propos du goût, parce que le goût est comme une espèce de toucher. Le goût, en effet, porte sur l'aliment; c'est avec lui qu’on discerne si l'aliment convient ou non. Or l'aliment est une espèce de corps tangible : il nourrit du fait qu'il est chaud, humide, froid et sec, car nous nous nourrissons de ce dont nous sommes. Le son, la couleur et l'odeur, eux, ne font rien à l'aliment, ni à la croissance ou à la décroissance. La saveur, par contre, a à voir avec l'aliment, pour autant qu'elle découle de sa complexion. Ainsi donc, appert-il, le gôut est une espèce de toucher, parce qu'il est le sens de quelque chose de tangible et de végétal, c'est-à-dire de nutritif : l'aliment. Ainsi appert-il que ces sens sont nécessaires à l'animal. Il en devient manifeste aussi que l'animal ne peut se passer du toucher.

#862. — Ensuite (434b24), il montre que les autres sens n'appartiennent pas à tous les animaux, mais à certains. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre son propos; en second (434b29), il manifeste quelque chose qu'il avait dit. Les autres sens, commence-t-il, à savoir, la vue, l'ouïe et l'odorat, servent l'animal non pas en ce qui lui est nécessaire, mais pour son bien-être. Mais nécessairement ils appartiennent non pas à n'importe quel genre d'animaux, mais à certains déterminément : à ceux qui se meuvent d'un mouvement progressif. En effet, si un animal de la sorte doit se sauver, il doit sentir non seulement ce qui le touche554, mais aussi ce qui est éloigné de lui, parce que c’est vers cela qu’il se meut. Et cela, qu'il sente quelque chose de loin, dépendra qu'il ait des sens qui s’exercent par l’entremise d’un milieu; car c’est ce milieu qui est affecté et mû par le sensible, et le sens l’est par ce milieu.

#863. — C'est ce qu'il montre par la suite (434b29). Il le montre555 par un cas semblable dans le mouvement local. Ce qui fait mouvoir localement, observons-nous, en effet, amène à se transporter jusqu'à un certain lieu déterminé, du fait d’abord qu'il pousse, et que ce qu’il a ainsi poussé pousse ensuite autre chose, de sorte que le premier qui pousse se trouve à pousser le troisième par celui qui se trouve en leur milieu. Le premier moteur pousse, mais n'est pas poussé, tandis que le dernier, où le mouvement se termine, est poussé, mais ne pousse pas. Par contre, celui du milieu a l'un et l'autre caractères : il pousse et il est poussé. Il se peut d’ailleurs qu'il y en ait ainsi plusieurs au milieu. Cela se fait ainsi dans le mouvement local ; il se peut qu’il y ait de même, dans l'altération, un premier moteur, un ultime mû, et quelque chose, au milieu, qui soit à la fois moteur et mû.

#864. — Il y a cependant556 là cette différence que le premier qui altère demeure au même lieu pendant qu'il altère, ce qu’on ne peut dire pour ce qui pousse. Il donne un exemple : si on touche de la cire liquéfiée, elle est déplacée, comme par l'action557 de la chaleur, jusqu'où va notre action quand on la touche. La pierre, elle, parce qu’elle est dure, ne serait pas susceptible de pareille impression ; dans l'eau, par contre, pareille action558 s'étendrait plus loin que dans la cire ; mais c’est l'air, le plus passible, qui se meut le plus loin : il affecte et est affecté et agit comme un milieu tant qu’il demeure en repos et reste un, c’est-à-dire qu’il n’est pas arrêté par un obstacle interposé. C'est pourquoi, concernant la répercussion sur la vue559, il vaut mieux dire que l'air est affecté par 553 Léonine: materiali. Marietti: naturali. 554 Léonine: id quod tangit ipsum. Marietti: id quod tangit. 555 Marietti: manifestat. Marietti: ostendit. 556 Léonine: tantum. Marietti: tamen. 557 Léonine: alterationem. Marietti: actionem. 558 Léonine: altertio. Marietti: actio. 559 Léonine: repercussionem visus. Marietti: repercussionem sensus. 221 la figure et par la couleur tant qu'il demeure un et continu, ce qui est possible quand il est léger560 et sans arrêt, plutôt que de prétendre que les rayons partent de la vue puis se trouvent répercutés par le visible, comme les Platoniciens le soutenaient. Voilà pourquoi l'air ainsi mû par la figure et la couleur mouvra la vue en tant que le visible change tout l'air jusqu'à la vue. Il en irait pareillement pour la cire et le sceau, si la figure du sceau était imprimée dans la cire jusqu'à son ultime terme, comme le visible imprime son espèce dans l'air jusqu'à la vue.

Chapitre 13 (435a11-b25) 435a11 Le corps de l'animal n’est pas de nature à être simple, par exemple, en feu ou en air. C'est manifeste. Sans le toucher, en effet, on ne peut avoir aucun autre sens, et le corps, tout corps animé du moins561, possède la capacité de toucher, comme on l'a dit. Certes, les éléments, sauf la terre, peuvent constituer des organes sensoriels, mais tous ils produisent la sensation moyennant autre chose que le sens et le sensible, et par l’entremise de ce qu’il y a entre eux deux. Le toucher, au contraire, se réalise déjà à toucher les sensibles ; c’est d’ailleurs pourquoi il porte ce nom. De fait, même les autres organes sentent en touchant, mais ils touchent avec quelque chose d’autre ; seul le toucher, à ce qu’il semble, sent par lui-même. Par conséquent, aucun de pareils éléments ne saurait constituer le corps de l'animal. Il ne peut non plus être de terre. En effet, le toucher réalise une espèce de moyenne entre toutes les qualités tangibles, et son organe sensoriel peut revêtir non seulement tous les caractères de la terre, mais aussi le chaud, le froid, et toutes les autres qualités tangibles. La raison pour laquelle nous ne sentons pas avec nos os, nos cheveux, et autres pareilles parties, c’est qu'ils sont de terre. Les plantes aussi c’est pour cela qu’elles n'ont aucune sensation: elles sont de terre. Bref, sans le toucher il ne peut exister aucun autre sens, et l’organe sensoriel de ce sens n'est exclusivement ni de terre, ni d'aucun autre élément. 435b4 C’est donc manifeste: c’est le seul sens dont, privés, les animaux meurent nécessairement. Car on n’est pas de nature à le posséder, si on n’est animal, et si on est animal, on n’en possède pas nécessairement d’autre que lui. Voilà pourquoi les autres sensibles — comme la couleur, le son et l'odeur — ne détruisent pas l'animal, dans leur démesure, mais seulement ses organes sensoriels. Sauf par accident: par exemple, si avec le son se produit une poussée et un choc, et si des spectacles et des odeurs mettent en mouvement autre chose dont le toucher détruise. Le sapide aussi, c'est en tant que par accident il est aussi tangible, qu'il est destructeur. Par contre, la démesure des tangibles — comme des objets chauds, froids et durs — supprime l'animal. C’est que la démesure de tout sensible supprime l'organe sensoriel : le tangible détruit donc le toucher, et c’est par lui que se définit la vie. Sans le toucher, on l'a montré, il est impossible qu’il y ait animal. C'est pourquoi la démesure des tangibles détruit non seulement l'organe sensoriel, mais aussi l'animal même, puisque c’est le seul sens que les animaux ont nécessairement. 435b19 Ainsi qu’on l’a dit, l’animal possède ses autres sens non pas en vue d’être, mais pour être bien. Il possède ainsi la vue, puisqu’il vit dans l'air, dans l'eau, ou en général dans un milieu diaphane, de manière à voir ; le goût, en raison du plaisant et du pénible, pour les sentir dans l'aliment, les désirer, et s’y mouvoir ; l'ouïe, de manière à se faire signifier les choses ; et la langue, de manière à les signifier à autrui.

 

Leçon  18

#865. — Le Philosophe a montré que le toucher appartient nécessairement à tous les animaux. Il entend montrer ici qu'il est impossible que le corps d'un animal soit simple : qu'il soit, par exemple, de bois, ou d'air, comme les Platoniciens soutenaient que certains animaux étaient d'air. 560 Léonine: levis. Marietti: lenis. 561 Animé d’une âme sensible, comme le précisera saint Thomas. 222 Il le prouve562 du fait qu'aucun autre sens n'est possible sans le toucher. Car tout animal doit avoir le toucher, comme il a été montré (#249; 252). Par conséquent, tout corps animé par une âme sensible, doit être tel qu’avec lui le sens du toucher puisse s’exercer. Toutefois, tous les éléments, sauf la terre, peuvent constituer des organes ou des milieux pour d'autres sens. L'air et l'eau, par exemple, du fait que l'air et l'eau font sentir par l’entremise d’autre chose, c'est-à-dire par l’entremise d’un milieu. Le toucher, par contre, ne se fait pas par l’entremise d’un milieu, mais en touchant les sensibles eux-mêmes. C'est d’ailleurs pourquoi il est ainsi nommé, quoique les autres sens aussi sentent en touchant, d'une certaine manière, non pas immédiatement, toutefois, mais par l’entremise d’un milieu. En effet, le sensible touche le sens par l’entremise d’un milieu, comme aussi il l’affecte par l’entremise d’un milieu. Seul le sens du toucher sent le sensible en le touchant par lui-même, et non par l’entremise d’un milieu.

#866. — Par là, il est manifeste que le corps de l'animal doit être de nature à ce que le toucher puisse s’exercer avec lui, mais non nécessairement à ce que la vue et l'ouïe puissent s’exercer avec lui, parce que ces sens s’exercent par l’entremise d’un milieu extrinsèque. Puisque donc le corps de l'animal doit être de nature à ce que que le sens du toucher s’exerce avec lui, il est impossible qu’un seul des éléments constitue ce corps : ni la terre, par l’entremise de laquelle les autres sens ne s’exercent pas ; ni les autres éléments, par l’entremise desquels les autres sens s’exercent.

#867. — La raison en est que ce avec quoi le toucher s’exerce doit avoir une position intermédiaire, entre les qualités tangibles contraires563, pour en être susceptible, de manière à y être en puissance, comme il a été montré plus haut (#521-524; 849). Cela est vrai non seulement en rapport aux qualités de la terre, mais aussi à toutes les qualités tangibles. Or dans les corps simples, il n’existe pas de position intermédiaire dans les qualités tangibles ; on trouve au contraire ces qualités mêmes, dans l'extrême de leur contrariété. Il en devient manifeste que le sens du toucher ne peut s’exercer avec aucun corps simple, ni avec quoi que ce soit de voisin des corps simples. C'est pourquoi, avec les os, les cheveux et autres pareilles parties, nous ne sentons pas, parce qu'y surabonde ce qui appartient à la terre, et qu'ils ne se réduisent pas à une position intermédiaire, comme le toucher le requiert.

#868. — Pour cette raison encore, les plantes n'ont aucun sens, puisqu'elles gardent beaucoup de terrestre, que sans le toucher il n'est possible d’avoir aucun autre sens, et que le toucher n'est pas possible avec un élément simple564. Ainsi donc, il est manifeste qu'aucun corps simple ne peut être animé d'une âme sensible.

#869. — Ensuite (435b4), il conclut de ce qui précède la relation des sens avec les animaux : en premier, quant au toucher; en second (435b19), quant aux autres sens. Étant donné, commence-t-il, que tout animal a nécessairement le toucher, comme il a été montré (#849;852;865), il est manifeste que c’est seulement par la privation de ce sens du toucher que les animaux doivent mourir. Car ce sens se convertit avec l'animal, puisque rien ne peut l'avoir sinon l'animal, et rien ne peut être animal sans l’avoir.

#870. — Certes, dans leur démesure, en conclut-il ensuite, les sensibles des autres sens corrompent les sens singuliers. Par exemple, les objets trop brillants corrompent la vue, et les sons forts corrompent l'ouïe. Mais comme, néanmoins, une fois ces sens corrompus, l'animal peut rester, la démesure de ces objets ne corrompt pas l'animal, sauf par accident, s'il arrive, par exemple, que l'animal soit en même temps affecté par des tangibles qui le corrompent. Par exemple, si simultanément avec le son, se fait une poussée et un coup, comme il arrive avec le tonnerre, qui fait parfois mourir les animaux. Pareillement, le visible fait mourir certains animaux, non en se faisant voir, mais en insufflant de l’air, comme il est dit de certains objets vénéneux. On doit le comprendre pareillement pour les odeurs : aux mauvaises odeurs s'ajoute parfois la corruption de l'air. Il en va encore ainsi de la saveur : elle peut corrompre l'animal non en tant qu'elle est saveur, 562 Léonine: sic probat. Marietti: probat. 563 Léonine: inter contrarias qualitates tangibiles. Marietti: inter qualitates tangibiles. 564 Léonine: aliud. Marietti: simplex. 223 mais en tant que s'y ajoute une qualité tangible. Par exemple, telle saveur produit une chaleur ou un froid excessifs.

#871. — La démesure des qualités tangibles, quant à elle, corrompt l'animal par soi et non par accident, parce que toute démesure sensible corrompt le sens. Aussi, ce qui peut se toucher, c'està- dire le tangible, s'il est démesuré, corrompt le toucher. Or c'est selon ce sens que se détermine la vie de l'animal; en effet, la vie de l'animal565 dure tant que dure en lui le sens du toucher. Il a été montré (#849; 852; 865; 869), en effet, qu'il est impossible qu'il y ait animal sans toucher. Aussi est-il manifeste que la démesure des tangibles corrompt non seulement le sens du toucher, mais corrompt aussi l'animal en tant que seul ce sens appartient nécessairement à l'animal.

#872. — Ensuite (435b19), il montre quel rapport entretiennent les autres sens avec l'animal. L'animal a les autres sens, dit-il, non comme nécessaires à son être, puisqu'il peut être et vivre sans eux, mais en vue de son bien-être. Par exemple, il a la vue, lui qui vit566 dans l'air et dans l'eau, pour voir, par l’entremise de l'air et de l'eau ce qui est loin. Et non seulement par l’entremise de l'air et de l'eau, mais par celle aussi de n'importe quoi de diaphane, parce que nous voyons même par l’entremise des corps célestes. Par ailleurs, l'animal a le goût en vue du plaisir et de la tristesse présents dans la nourriture, pour sentir le plaisir de l'aliment et ainsi le désirer et se mouvoir à le chercher.

#873. — Mais, doit-on noter, il a affirmé plus haut (#861) que le goût est nécessaire aux animaux, en tant qu'il est comme un toucher de l'aliment. Ici, par contre, il l'énumère parmi les sens non nécessaires, en tant qu'il discerne les saveurs, qui font l'aliment plaisant ou pénible, et permettent de l'accepter ou de le refuser plus facilement. Ce qu’on dit du goût, on doit le comprendre de l'odorat aussi, parce que par leur odorat les animaux sont attirés de loin à l'aliment. Mais chez les hommes il y a aussi une autre espèce et une autre utilité de l'odorat, comme il est dit, Du sens et du sensible, 5.

#874. — Par ailleurs, l'ouïe est dans l'animal pour que quelque chose lui soit signifié. En effet, il est nécessaire que les conceptions d'un animal soient signifiées à un autre, pour autant qu'un animal doit recevoir l'aide d'un autre, comme il appert surtout chez les animaux grégaires, où ceux qui sont engendrés sont éduqués par ceux qui les engendrent. C'est pourquoi l'animal doit aussi avoir une langue avec laquelle il signifie ses affections à l'autre en produisant des sons. Que cela suffise pour le moment sur l’âme. 565 Léonine: vita animalis. Marietti: animal. 566 Qui videt. Il faut lire : qui vivit.     

 

362 Léonine: movet. Marietti: ponit.

363.

364.

365

366.

367.

368. Impossibile. On doit lire impotens

369. Adnatum. En d'autres versions: adunatum.

370. C’est une interrogation qui échappe aux animaux aquatiques : ils ne peuvent penser à se demander si des corps mouillés se touchent, ni par conséquent s’apercevoir que de fait ce n’est pas le cas, l’eau constituant un milieu entre eux. Barbotin, Bodéüs et Vernier font contre-sens, en donnant que les animaux aquatiques ne s’aperçoivent pas que des corps mouillés se touchent. 

371. Voir De la génération et de la corruption, II, 2 et 3. 

372. Le feu est par nature chaud et l’eau par nature froide. 

373

374. Léonine: postquam Philosophus. Marietti: postquam Philosophus in parte precedenti.

375. Léonine: sensibilibus. Marietti: sensibus.

376. Léonine: circa passionem sensus. Marietti: circa passionem. 

377. Léonine: quod sit susceptibus. Marietti: quod sit receptivus.

378. Léonine: licet hoc sit commune. Marietti: licette hoc sit.

379. Léonine: unumquodque. Marietti: quodcumque.

380. Léonine: secundum modum recipientis. Marietti: secundum modum recipientis recipitur.

381. Léonine: quae erat in. Marietti: quae est in.

382. Léonine: sive. Marietti: et.

383 Léonine: erat. Marietti: est.  

384. Léonine: id est. Marietti: vel.

385. Léonine: et. Marietti: vel.

386. Léonine: organo. Marietti: organis. 

387. Léonine: igitur. Marietti: enim.

388. Léonine: a tangibilibus. Marietti: a quibuscam sensibilibus.

389. Léonine: movet igitur primo. Marietti: primo movet.

390. Proprium olfactibilis est facere olfactum, le propre de l'odorant est de se faire ‘odorer’ (flairer). 

391. Léonine: si aliquid facit facit olfactum. Marietti: si aliquid facit olfactum, facit per odorem.   

392. Odor facit olfactum.

393. Ce qui précède, depuis l'allusion à une autre version, est omis dans la Léonine.

394. Léonine: hoc idem. Marietti: hoc. 

395. Léonine: corpora insensibilia. Marietti: corpora sensibilia. — Les corps non dotés de sens.

396. Léonine: igitur. Marietti: enim.

397. Léonine: insensibilibus. Marietti: sensibilibus.

398. Léonine: a tangibilibus. Marietti: a qualitatibus tangibilibus.

399. Léonine: inanimata. Marietti: corpora inanimata.

400. Léonine: sensibilia etiam alia. Marietti: sensibilia alia.

401. Léonine: faciunt aliquem effectum. Marietti: faciunt aliquem effectum et olfactum.

402. Léonine: terminabilia. Marietti: determinabilia.

403. Léonine: quia videlicet media in aliis sensibus deferunt species ad sensum. Marietti: quia scilicet mediantibus aliis sensibilibus deferuntur species ad sensum. — La traduction de la version Marietti donnerait: car c'est par le moyen d'autres sensibles que les espèces sont apportées au sens.