CICÉRON
ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA
TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M.
NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
- TOME TROISIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE
CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° 60. 1848.
TOME ΙΙΙ.
DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX - DE FINIBUS
LIVRE Ι - LIBER PRIMUS (autre traduction)
Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman
Notes sur les Secondes Académiques - de finibus livre II
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE CICÉRON,
AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,
PUBLIÉES
SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,
PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
TOME TROISIEME
PARIS,
J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° 60.
1848.
DES VRAIS BIENS ET DES VRAIS MAUX,
A BRUTUS.
486 INTRODUCTION.
Cicéron écrivait à Atticus vers le milieu de l'année 709: “Les ouvrages que j'ai terminés depuis peu sont dans le genre de ceux où Aristote fait parler différents personnages, en se réservant le droit de juger. C'est ainsi que je viens d'achever cinq livres sur le souverain bien (περὶ τελων) où je fais développer la doctrine d'Épicure par L. Torquatus, celle des Stoïciens par M. Caton, et celle des péripatéticiens par M. Pison.” Il indique encore plus précisément l'objet de ce traité au commencement du second livre de la Divination: “La connaissance des vrais biens et des vrais maux “dit-il, étant le fondement de la philosophie, j'ai éclairci cette question dans cinq livres, où l'on peut voir tout ce qui a été dit pour et contre chaque opinion.” Exposer les doctrines les plus accréditées de la philosophie grecque sur la première question de toute la morale, entendue comme elle l'était par l'antiquité, montrer le fort et le faible de chaque système et s'élever peu à peu par l'histoire et la critique au point de vue le plus haut et le plus sage, le plus conforme à la raison et au bon sens à la fois, voilà le but de Cicéron dans ce grand ouvrage philosophique qui suivit les Académiques et précéda les Tusculanes.
Dans le premier livre, après une préface à Brutus sur la nécessité d'exposer la philosophie grecque dans des écrits en langue latine, et généralement sur les études philosophiques, L. Manlius Torquatus expose le système d'Épicure, en présence de C. Valérius Triarius, et de Cicéron, lequel remplit le rôle d'adversaire de Torquatus, qu'il réfute dans le livre suivant. Le troisième, qui s'ouvre par une nouvelle préface à Brutus, et le quatrième sont consacrés à l'exposition et à la critique de la morale stoïcienne. Caton d'Utique la défend, et Cicéron, usant de son droit de juger, la réfute. Enfin le cinquième est réservé à la théorie plus sensée des écoles socratiques, théorie dont Pison se fait l'organe, et que Cicéron apprécie plus qu'il ne la combat, laissant voir pour cette doctrine une préférence que tempère la retenue académique. L'ouvrage se compose donc de trois parties ou dialogues, unis par an lien fort simple: le premier est sensé avoir en lieu dans la maison de campagne de Cicéron près de Cumes, vers la fin de l'année 704; le second à Tusculum (1) dans la bibliothèque du jeune Lucullus, qui avait pour tuteur Caton, représentant et organe naturel des opinions stoïciennes. Cicéron transporte le troisième à Athènes, dans les jardins mêmes de l'Académie, vers l'an de Rome 675. C'est M. Pupius Pison, qui en présence d'Atticus, de Q. et de L. Cicéron (2), et à la prière de Marcus, expose le système des Péripatéticiens et de l'ancienne académie.
Quel est le but dernier des actions de l'homme? la fin légitime de ses désirs? le bien suprême et parfait? quis finis bonorum? C'est la question que se faisaient tous les philosophes anciens. Combien de réponses diverses à cette question unique l'histoire n'a t-elle point recueillies? et cependant la vérité était ici la clef du bonheur et de la vertu.
Tous les systèmes sans exception avaient la prétention de mener l'homme au bonheur; rendre la vie heureuse, c'était le but commun des doctrines les plus opposées. L'antiquité convenait que la morale est faite pour nous donner la félicité pure, et que la règle suprême, l'abrégé des devoirs et du bonheur, c'est de vivre conformément à la nature. Mais, lorsqu'il fallait dire en quoi consiste une vie conforme à la nature, l'accord disparaissait, et une incroyable divergence d'opinions se manifestait à l'instant.
487 De ces opinions, il en est trois qui eurent un grand retentissement et une influence toute particulière; ce sont celles-là mêmes qui sont exposées successivement dans le traité de Cicéron et auxquelles se rattachent toutes les autres. Épicure soutient que le bonheur est dans la volupté bien entendue; Zénon le met uniquement dans la vertu; Aristote, ses disciples et l'ancienne Académie, tout en reconnaissant à la vertu un prix inestimable, déclarent qu'au-dessous d'elle et avec elle il est une foule de biens, et que le bonheur n'est pas complet si tous les désirs légitimes de notre nature ne sont à la fois satisfaits. Comme la condition fondamentale de la vérité pour ces diverses théories était de rendre conforme à la nature la vie humaine qu'elles prétendaient régler, il n'est pas difficile d'entendre quelles objections un bon esprit pouvait faire aux systèmes exagérés de Zénon et d'Épicure, en contradiction perpétuelle avec eux-mêmes, et quelles raisons devaient le conduire à trouver la dernière doctrine plus conséquente, plus humaine et seule véritablement praticable.
Les deux qualités essentielles d'un excellent esprit, comme celui de Cicéron, sont l'élévation et le bon sens. Nulle part ces qualités ne pouvaient mieux se déployer qu'ici; tour à tour noble en présence d'Épicure, et sensé en face de Zénon, l'élève et l'admirateur discret de Platon, celui que l'on pourrait sans trop d'exagération appeler le Socrate romain, a tour à tour des accents d'une noble indignation pour venger la nature humaine dégradée par le troupeau si énergiquement flétri par le mot d'Horace (Epicuri de grege porcum), et de fines et mordantes railleries pour montrer la vanité de l'entreprise plus qu'héroïque des stoïciens, ces Titans de la morale.
Pour l'histoire de la philosophie le traité de Finibus est précieux; on ne peut douter que Cicéron n'ait eu sous les yeux les livres des philosophes dont il parla, et qu'il n'ait puisé même la plupart de ses arguments critiques dans les écrits des écoles grecques, qui se combattaient ardemment et ingénieusement les unes les autres. Les ouvrages de Chrysippe et surtout les livres jtepi teXûv, ceux d'Antiochus, cet académicien célèbre, rendu à l'ancienne doctrine et presque conquis au stoïcisme, ont servi et très-probablement guidé Cicéron dans la composition de ce traité, monument que l'histoire, la philosophie et les lettres peuvent à bon droit se disputer.
Le texte d'Orelli, qui a été suivi dans cette traduction, a permis de résoudre quelques difficultés dont les anciens traducteurs ont été justement embarrassés, et qui répandaient quelque obscurité sur cet ouvrage.
(1) On sait que la maison de Tusculum avait appartenu d'abord a Lucullus.
(2) Lucius Cicéron était l'oncle de Marcus et de Quintus.
MARCI TVLLI CICERONIS DE FINIBVS BONORVM ET MALORVM LIBER PRIMVS I. Non eram nescius, Brute, cum, quae summis ingeniis exquisitaque doctrina philosophi Graeco sermone tractavissent, ea Latinis litteris mandaremus, fore ut hic noster labor in varias reprehensiones incurreret. Nam quibusdam, et iis quidem non admodum indoctis, totum hoc displicet philosophari. Quidam autem non tam id reprehendunt, si remissius agatur, sed tantum studium tamque multam operam ponendam in eo non arbitrantur. Erunt etiam, et ii quidem eruditi Graecis litteris, contemnentes Latinas, qui se dicant in Graecis legendis operam malle consumere. Postremo aliquos futuros suspicor, qui me ad alias litteras vocent, genus hoc scribendi, etsi sit elegans, personae tamen et dignitatis esse negent. Contra quos omnis dicendum breviter existimo. Quamquam philosophiae quidem vituperatoribus satis responsum est eo libro, quo a nobis philosophia defensa et collaudata est, cum esset accusata et vituperata ab Hortensio. Qui liber cum et tibi probatus videretur et iis, quos ego posse iudicare arbitrarer, plura suscepi veritus ne movere hominum studia viderer, retinere non posse. Qui autem, si maxime hoc placeat, moderatius tamen id volunt fieri, difficilem quandam temperantiam postulant in eo, quod semel admissum coerceri reprimique non potest, ut propemodum iustioribus utamur illis, qui omnino avocent a philosophia, quam his, qui rebus infinitis modum constituant in reque eo meliore, quo maior sit, mediocritatem desiderent. Sive enim ad sapientiam perveniri potest, non paranda nobis solum ea, sed fruenda etiam (sapientia) est; sive hoc difficile est, tamen nec modus est ullus investigandi veri, nisi inveneris, et quaerendi defetigatio turpis est, cum id, quod quaeritur, sit pulcherrimum. Etenim si delectamur, cum scribimus, quis est tam invidus, qui ab eo nos abducat? sin laboramus, quis est, qui alienae modum statuat industriae? nam ut Terentianus Chremes non inhumanus, qui novum vicinum non vult Fodere aut arare aut aliquid ferre denique : non enim illum ab industria, sed ab illiberali labore deterret --, sic isti curiosi, quos offendit noster minime nobis iniucundus labor. II. His igitur est difficilius satis facere, qui se Latina scripta dicunt contemnere. In quibus hoc primum est in quo admirer, cur in gravissimis rebus non delectet eos sermo patrius, cum idem fabellas Latinas ad verbum e Graecis expressas non inviti legant. Quis enim tam inimicus paene nomini Romano est, qui Ennii Medeam aut Antiopam Pacuvii spernat aut reiciat, quod se isdem Euripidis fabulis delectari dicat, Latinas litteras oderit? Synephebos ego, inquit, potius Caecilii aut Andriam Terentii quam utramque Menandri legam? A quibus tantum dissentio, ut, cum Sophocles vel optime scripserit Electram, tamen male conversam Atilii mihi legendam putem, de quo Lucilius: 'ferreum scriptorem', verum, opinor, scriptorem tamen, ut legendus sit. Rudem enim esse omnino in nostris poetis aut inertissimae segnitiae est aut fastidii delicatissimi. Mihi quidem nulli satis eruditi videntur, quibus nostra ignota sunt. An Utinam ne in nemore . . . nihilominus legimus quam hoc idem Graecum, quae autem de bene beateque vivendo a Platone disputata sunt, haec explicari non placebit Latine? Quid? si nos non interpretum fungimur munere, sed tuemur ea, quae dicta sunt ab iis quos probamus, eisque nostrum iudicium et nostrum scribendi ordinem adiungimus, quid habent, cur Graeca anteponant iis, quae et splendide dicta sint neque sint conversa de Graecis? nam si dicent ab illis has res esse tractatas, ne ipsos quidem Graecos est cur tam multos legant, quam legendi sunt. Quid enim est a Chrysippo praetermissum in Stoicis? legimus tamen Diogenem, Antipatrum, Mnesarchum, Panaetium, multos alios in primisque familiarem nostrum Posidonium. Quid? Theophrastus mediocriterne delectat, cum tractat locos ab Aristotele ante tractatos? quid? Epicurei num desistunt de isdem, de quibus et ab Epicuro scriptum est et ab antiquis, ad arbitrium suum scribere? quodsi Graeci leguntur a Graecis isdem de rebus alia ratione compositis, quid est, cur nostri a nostris non legantur? III. Quamquam, si plane sic verterem Platonem aut Aristotelem, ut verterunt nostri poetae fabulas, male, credo, mererer de meis civibus, si ad eorum cognitionem divina illa ingenia transferrem. Sed id neque feci adhuc nec mihi tamen, ne faciam, interdictum puto. Locos quidem quosdam, si videbitur, transferam, et maxime ab iis, quos modo nominavi, cum inciderit, ut id apte fieri possit, ut ab Homero Ennius, Afranius a Menandro solet. Nec vero, ut noster Lucilius, recusabo, quo minus omnes mea legant. Utinam esset ille Persius, Scipio vero et Rutilius multo etiam magis, quorum ille iudicium reformidans Tarentinis ait se et Consentinis et Siculis scribere. Facete is quidem, sicut alia; sed neque tam docti tum erant, ad quorum iudicium elaboraret, et sunt illius scripta leviora, ut urbanitas summa appareat, doctrina mediocris. Ego autem quem timeam lectorem, cum ad te ne Graecis quidem cedentem in philosophia audeam scribere? quamquam a te ipso id quidem facio provocatus gratissimo mihi libro, quem ad me de virtute misisti. Sed ex eo credo quibusdam usu venire; ut abhorreant a Latinis, quod inciderint in inculta quaedam et horrida, de malis Graecis Latine scripta deterius. Quibus ego assentior, dum modo de isdem rebus ne Graecos quidem legendos putent. Res vero bonas verbis electis graviter ornateque dictas quis non legat? nisi qui se plane Graecum dici velit, ut a Scaevola est praetore salutatus Athenis Albucius. Quem quidem locum comit multa venustate et omni sale idem Lucilius, apud quem praeclare Scaevola:
Graecum te, Albuci, quam Romanum atque Sabinum, Sed iure Mucius. Ego autem mirari [satis] non queo unde hoc sit tam insolens domesticarum rerum fastidium. Non est omnino hic docendi locus; sed ita sentio et saepe disserui, Latinam linguam non modo non inopem, ut vulgo putarent, sed locupletiorem etiam esse quam Graecam. Quando enim nobis, vel dicam aut oratoribus bonis aut poetis, postea quidem quam fuit quem imitarentur, ullus orationis vel copiosae vel elegantis ornatus defuit? IV. Ego vero, quoniam forensibus operis, laboribus, periculis non deseruisse mihi videor praesidium, in quo a populo Romano locatus sum, debeo profecto, quantumcumque possum, in eo quoque elaborare, ut sint opera, studio, labore meo doctiores cives mei, nec cum istis tantopere pugnare, qui Graeca legere malint, modo legant illa ipsa, ne simulent, et iis servire, qui vel utrisque litteris uti velint vel, si suas habent, illas non magnopere desiderent. Qui autem alia malunt scribi a nobis, aequi esse debent, quod et scripta multa sunt, sic ut plura nemini e nostris, et scribentur fortasse plura, si vita suppetet; et tamen, qui diligenter haec, quae de philosophia litteris mandamus, legere assueverit, iudicabit nulla ad legendum his esse potiora. Quid est enim in vita tantopere quaerendum quam cum omnia in philosophia, tum id, quod his libris quaeritur, qui sit finis, quid extremum, quid ultimum, quo sint omnia bene vivendi recteque faciendi consilia referenda, quid sequatur natura ut summum ex rebus expetendis, quid fugiat ut extremum malorum? qua de re cum sit inter doctissimos summa dissensio, quis alienum putet eius esse dignitatis, quam mihi quisque tribuat, quid in omni munere vitae optimum et verissimum sit, exquirere? An, partus ancillae sitne in fructu habendus, disseretur inter principes civitatis, P. Scaevolam M'.que Manilium, ab iisque M. Brutus dissentiet -- quod et acutum genus est et ad usus civium non inutile, nosque ea scripta reliquaque eiusdem generis et legimus libenter et legemus --, haec, quae vitam omnem continent, neglegentur? nam, ut sint illa vendibiliora, haec uberiora certe sunt. Quamquam id quidem licebit iis existimare, qui legerint. Nos autem hanc omnem quaestionem de finibus bonorum et malorum fere a nobis explicatam esse his litteris arbitramur, in quibus, quantum potuimus, non modo quid nobis probaretur, sed etiam quid a singulis philosophiae disciplinis diceretur, persecuti sumus. V. Ut autem a facillimis ordiamur, prima veniat in medium Epicuri ratio, quae plerisque notissima est. Quam a nobis sic intelleges expositam, ut ab ipsis, qui eam disciplinam probant, non soleat accuratius explicari; verum enim invenire volumus, non tamquam adversarium aliquem convincere. Accurate autem quondam a L. Torquato, homine omni doctrina erudito, defensa est Epicuri sententia de voluptate, a meque ei responsum, cum C. Triarius, in primis gravis et doctus adolescens, ei disputationi interesset. Nam cum ad me in Cumanum salutandi causa uterque venisset, pauca primo inter nos de litteris, quarum summum erat in utroque studium, deinde Torquatus: Quoniam nacti te, inquit, sumus aliquando otiosum, certe audiam, quid sit, quod Epicurum nostrum non tu quidem oderis, ut fere faciunt, qui ab eo dissentiunt, sed certe non probes, eum quem ego arbitror unum vidisse verum maximisque erroribus animos hominum liberavisse et omnia tradidisse, quae pertinerent ad bene beateque vivendum. Sed existimo te, sicut nostrum Triarium, minus ab eo delectari, quod ista Platonis, Aristoteli, Theophrasti orationis ornamenta neglexerit. Nam illud quidem adduci vix possum, ut ea, quae senserit ille, tibi non vera videantur. Vide, quantum, inquam, fallare, Torquate. Oratio me istius philosophi non offendit; nam et complectitur verbis, quod vult, et dicit plane, quod intellegam; et tamen ego a philosopho, si afferat eloquentiam, non asperner, si non habeat, non admodum flagitem. Re mihi non aeque satisfacit, et quidem locis pluribus. Sed quot homines, tot sententiae; falli igitur possumus. Quam ob rem tandem, inquit, non satisfacit? te enim iudicem aequum puto, modo quae dicat ille bene noris. Nisi mihi Phaedrum, inquam, tu mentitum aut Zenonem putas, quorum utrumque audivi, cum mihi nihil sane praeter sedulitatem probarent, omnes mihi Epicuri sententiae satis notae sunt. Atque eos, quos nominavi, cum Attico nostro frequenter audivi, cum miraretur ille quidem utrumque, Phaedrum autem etiam amaret, cotidieque inter nos ea, quae audiebamus, conferebamus, neque erat umquam controversia, quid ego intellegerem, sed quid probarem. VI. Quid igitur est? inquit; audire enim cupio, quid non probes. Principio, inquam, in physicis, quibus maxime gloriatur, primum totus est alienus. Democritea dicit perpauca mutans, sed ita, ut ea, quae corrigere vult, mihi quidem depravare videatur. Ille atomos quas appellat, id est corpora individua propter soliditatem, censet in infinito inani, in quo nihil nec summum nec infimum nec medium nec ultimum nec extremum sit, ita ferri, ut concursionibus inter se cohaerescant, ex quo efficiantur ea, quae sint quaeque cernantur, omnia, eumque motum atomorum nullo a principio, sed ex aeterno tempore intellegi convenire. Epicurus autem, in quibus sequitur Democritum, non fere labitur. Quamquam utriusque cum multa non probo, tum illud in primis, quod, cum in rerum natura duo quaerenda sint, unum, quae materia sit, ex qua quaeque res efficiatur, alterum, quae vis sit, quae quidque efficiat, de materia disseruerunt, vim et causam efficiendi reliquerunt. Sed hoc commune vitium, illae Epicuri propriae ruinae: censet enim eadem illa individua et solida corpora ferri deorsum suo pondere ad lineam, hunc naturalem esse omnium corporum motum. Deinde ibidem homo acutus, cum illud occurreret, si omnia deorsus e regione ferrentur et, ut dixi, ad lineam, numquam fore ut atomus altera alteram posset attingere, attulit rem commenticiam; * itaque declinare dixit atomum perpaulum, quo nihil posset fieri minus; ita effici complexiones et copulationes et adhaesiones atomorum inter se, ex quo efficeretur mundus omnesque partes mundi, quaeque in eo essent. Quae cum tota res (est) ficta pueriliter, tum ne efficit quidem, quod vult. Nam et ipsa declinatio ad libidinem fingitur (ait enim declinare atomum sine causa; quo nihil turpius physico, quam fieri quicquam sine causa dicere), et illum motum naturalem omnium ponderum, ut ipse constituit, e regione inferiorem locum petentium sine causa eripuit atomis nec tamen id, cuius causa haec finxerat, assecutus est. Nam si omnes atomi declinabunt, nullae umquam cohaerescent, sive aliae declinabunt, aliae suo nutu recte ferentur, primum erit hoc quasi, provincias atomis dare, quae recte, quae oblique ferantur, deinde eadem illa atomorum, in quo etiam Democritus haeret, turbulenta concursio hunc mundi ornatum efficere non poterit. Ne illud quidem physici, credere aliquid esse minimum, quod profecto numquam putavisset, si a Polyaeno, familiari suo, geometrica discere maluisset quam illum etiam ipsum dedocere. Sol Democrito magnus videtur, quippe homini erudito in geometriaque perfecto, huic pedalis fortasse; tantum enim esse censet, quantus videtur, vel paulo aut maiorem aut minorem. Ita, quae mutat, ea corrumpit, quae sequitur sunt tota Democriti, atomi, inane, imagines, quae εἴδωλα nominant, quorum incursione non solum videamus, sed etiam cogitemus; infinitio ipsa, quam ἀπειρίαν vocant, tota ab illo est, tum innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant cotidie. Quae etsi mihi nullo modo probantur, tamen Democritum laudatum a ceteris ab hoc, qui eum unum secutus esset, nollem vituperatum. VII. Iam in altera philosophiae parte. Quae est quaerendi ac disserendi, quae λογική dicitur, iste vester plane, ut mihi quidem videtur, inermis ac nudus est. Tollit definitiones, nihil de dividendo ac partiendo docet, non quo modo efficiatur concludaturque ratio tradit, non qua via captiosa solvantur ambigua distinguantur ostendit; iudicia rerum in sensibus ponit, quibus si semel aliquid falsi pro vero probatum sit, sublatum esse omne iudicium veri et falsi putat. Confirmat autem illud vel maxime, quod ipsa natura, ut ait ille, sciscat et probet, id est voluptatem et dolorem. Ad haec et quae sequamur et quae fugiamus refert omnia. Quod quamquam Aristippi est a Cyrenaicisque melius liberiusque defenditur, tamen eius modi esse iudico, ut nihil homine videatur indignius. Ad maiora enim quaedam nos natura genuit et conformavit, ut mihi quidem videtur. Ac fieri potest, ut errem, sed ita prorsus existimo, neque eum Torquatum, qui hoc primus cognomen invenerit, aut torquem illum hosti detraxisse, ut aliquam ex eo perciperet corpore voluptatem, aut cum Latinis tertio consulatu conflixisse apud Veserim propter voluptatem; quod vero securi percussit filium, privavisse se etiam videtur multis voluptatibus, cum ipsi naturae patrioque amori praetulerit ius maiestatis atque imperii. Quid? T. Torquatus, is qui consul cum Cn. Octavio fuit, cum illam severitatem in eo filio adhibuit, quem in adoptionem D. Silano emancipaverat, ut eum Macedonum legatis accusantibus, quod pecunias praetorem in provincia cepisse arguerent, causam apud se dicere iuberet reque ex utraque parte audita pronuntiaret eum non talem videri fuisse in imperio, quales eius maiores fuissent, et in conspectum suum venire vetuit, numquid tibi videtur de voluptatibus suis cogitavisse? Sed ut omittam pericula, labores, dolorem etiam, quem optimus quisque pro patria et pro suis suscipit, ut non modo nullam captet, sed etiam praetereat omnes voluptates, dolores denique quosvis suscipere malit quam deserere ullam officii partem, ad ea, quae hoc non minus declarant, sed videntur leviora, veniamus. Quid tibi, Torquate, quid huic Triario litterae, quid historiae cognitioque rerum, quid poetarum evolutio, quid tanta tot versuum memoria voluptatis affert? nec mihi illud dixeris: Haec enim ipsa mihi sunt voluptati, et erant illa Torquatis. Numquam hoc ita defendit Epicurus neque Metrodorus aut quisquam eorum, qui aut saperet aliquid aut ista didicisset. Et quod quaeritur saepe, cur tam multi sint Epicurei, sunt aliae quoque causae, sed multitudinem haec maxime allicit, quod ita putant dici ab illo, recta et honesta quae sint, ea facere ipsa per se laetitiam, id est voluptatem. Homines optimi non intellegunt totam rationem everti, si ita res se habeat. Nam si concederetur, etiamsi ad corpus nihil referatur, ista sua sponte et per se esse iucunda, per se esset et virtus et cognitio rerum, quod minime ille vult expetenda. Haec igitur Epicuri non probo, inquam. De cetero vellem equidem aut ipse doctrinis fuisset instructior -- est enim, quod tibi ita videri necesse est, non satis politus iis artibus, quas qui tenent, eruditi appellantur -- aut ne deterruisset alios a studiis. Quamquam te quidem video minime esse deterritum. VIII. Quae cum dixissem, magis ut illum provocarem quam ut ipse loquerer, tum Triarius leniter arridens: Tu quidem, inquit, totum Epicurum paene e philosophorum choro sustulisti. Quid ei reliquisti, nisi te, quoquo modo loqueretur, intellegere, quid diceret? Aliena dixit in physicis nec ea ipsa, quae tibi probarentur; si qua in iis corrigere voluit, deteriora fecit. Disserendi artem nullam habuit. Voluptatem cum summum bonum diceret, primum in eo ipso parum vidit, deinde hoc quoque alienum; nam ante Aristippus, et ille melius. Addidisti ad extremum etiam indoctum fuisse. Fieri, inquam, Triari, nullo pacto potest, ut non dicas, quid non probes eius, a quo dissentias. Quid enim me prohiberet Epicureum esse, si probarem, quae ille diceret? cum praesertim illa perdiscere ludus esset. Quam ob rem dissentientium inter se reprehensiones non sunt vituperandae, maledicta, contumeliae, tum iracundiae, contentiones concertationesque in disputando pertinaces indignae philosophia mihi videri solent. um Torquatus: Prorsus, inquit, assentior; neque enim disputari sine reprehensione nec cum iracundia aut pertinacia recte disputari potest. Sed ad haec, nisi molestum est, habeo quae velim. An me, inquam, nisi te audire vellem, censes haec dicturum fuisse? Utrum igitur percurri omnem Epicuri disciplinam placet an de una voluptate quaeri, de qua omne certamen est? Tuo vero id quidem, inquam, arbitratu. Sic faciam igitur, inquit: unam rem explicabo, eamque maximam, de physicis alias, et quidem tibi et declinationem istam atomorum et magnitudinem solis probabo et Democriti errata ab Epicuro reprehensa et correcta permulta. Nunc dicam de voluptate, nihil scilicet novi, ea tamen, quae te ipsum probaturum esse confidam. Certe, inquam, pertinax non ero tibique, si mihi probabis ea, quae dices, libenter assentiar. Probabo, inquit, modo ista sis aequitate, quam ostendis. Sed uti oratione perpetua malo quam interrogare aut interrogari. Ut placet, inquam. Tum dicere exorsus est. IX. Primum igitur, inquit, sic agam, ut ipsi auctori huius disciplinae placet: constituam, quid et quale sit id, de quo quaerimus, non quo ignorare vos arbitrer, sed ut ratione et via procedat oratio. Quaerimus igitur, quid sit extremum et ultimum bonorum, quod omnium philosophorum sententia tale debet esse, ut ad id omnia referri oporteat, ipsum autem nusquam. Hoc Epicurus in voluptate ponit, quod summum bonum esse vult, summumque malum dolorem, idque instituit docere sic: Omne animal, simul atque natum sit, voluptatem appetere eaque gaudere ut summo bono, dolorem aspernari ut summum malum et, quantum possit, a se repellere, idque facere nondum depravatum ipsa natura incorrupte atque integre iudicante. Itaque negat opus esse ratione neque disputatione, quam ob rem voluptas expetenda, fugiendus dolor sit. Sentiri haec putat, ut calere ignem, nivem esse albam, dulce mel. Quorum nihil oportere exquisitis rationibus confirmare, tantum satis esse admonere. Interesse enim inter argumentum conclusionemque rationis et inter mediocrem animadversionem atque admonitionem. Altera occulta quaedam et quasi involuta aperiri, altera prompta et aperta iudicari. Etenim quoniam detractis de homine sensibus reliqui nihil est, necesse est, quid aut ad naturam aut contra sit, a natura ipsa iudicari. Ea quid percipit aut quid iudicat, quo aut petat aut fugiat aliquid, praeter voluptatem et dolorem? Sunt autem quidam e nostris, qui haec subtilius velint tradere et negent satis esse, quid bonum sit aut quid malum, sensu iudicari, sed animo etiam ac ratione intellegi posse et voluptatem ipsam per se esse expetendam et dolorem ipsum per se esse fugiendum. Itaque aiunt hanc quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem, ut alterum esse appetendum, alterum aspernandum sentiamus. Alii autem, quibus ego assentior, cum a philosophis compluribus permulta dicantur, cur nec voluptas in bonis sit numeranda nec in malis dolor, non existimant oportere nimium nos causae confidere, sed et argumentandum et accurate disserendum et rationibus conquisitis de voluptate et dolore disputandum putant. X. Sed ut perspiciatis, unde omnis iste natus error sit voluptatem accusantium doloremque laudantium, totam rem aperiam eaque ipsa, quae ab illo inventore veritatis et quasi architecto beatae vitae dicta sunt, explicabo. Nemo enim ipsam voluptatem, quia voluptas sit, aspernatur aut odit aut fugit, sed quia consequuntur magni dolores eos, qui ratione voluptatem sequi nesciunt, neque porro quisquam est, qui dolorem ipsum, quia dolor sit, amet, consectetur, adipisci velit, sed quia non numquam eius modi tempora incidunt, ut labore et dolore magnam aliquam quaerat voluptatem. Ut enim ad minima veniam, quis nostrum exercitationem ullam corporis suscipit laboriosam, nisi ut aliquid ex ea commodi consequatur? quis autem vel eum iure reprehenderit, qui in ea voluptate velit esse, quam nihil molestiae consequatur, vel illum, qui dolorem eum fugiat, quo voluptas nulla pariatur? At vero eos et accusamus et iusto odio dignissimos ducimus, qui blanditiis praesentium voluptatum deleniti atque corrupti, quos dolores et quas molestias excepturi sint, obcaecati cupiditate non provident, similique sunt in culpa, qui officia deserunt mollitia animi, id est laborum et dolorum fuga. Et harum quidem rerum facilis est et expedita distinctio. Nam libero tempore, cum soluta nobis est eligendi optio, cumque nihil impedit, quo minus id, quod maxime placeat, facere possimus, omnis voluptas assumenda est, omnis dolor repellendus. Temporibus autem quibusdam et aut officiis debitis aut rerum necessitatibus saepe eveniet, ut et voluptates repudiandae sint et molestiae non recusandae. Itaque earum rerum hic tenetur a sapiente delectus, ut aut reiciendis voluptatibus maiores alias consequatur aut perferendis doloribus asperiores repellat. Hanc ego cum teneam sententiam, quid est cur verear, ne ad eam non possim accommodare Torquatos nostros? quos tu paulo ante cum memoriter, tum etiam erga nos amice et benivole collegisti, nec me tamen laudandis maioribus meis corrupisti nec segniorem ad respondendum reddidisti. Quorum facta quem ad modum, quaeso, interpretaris? Sicine eos censes aut in armatum hostem impetum fecisse aut in liberos atque in sanguinem suum tam crudelis fuisse, nihil ut de utilitatibus, nihil ut de commodis suis cogitarent? at id ne ferae quidem faciunt, ut ita ruant itaque turbent, ut earum motus et impetus quo pertineant non intellegamus, tu tam egregios viros censes tantas res gessisse sine causa? Quae fuerit causa, mox videro; interea hoc tenebo, si ob aliquam causam ista, quae sine dubio praeclara sunt, fecerint, virtutem iis per se ipsam causam non fuisse. -- Torquem detraxit hosti. -- Et quidem se texit, ne interiret. -- At magnum periculum adiit. -- In oculis quidem exercitus. -- Quid ex eo est consecutus? -- Laudem et caritatem, quae sunt vitae sine metu degendae praesidia firmissima. -- Filium morte multavit. -- Si sine causa, nollem me ab eo ortum, tam importuno tamque crudeli; sin, ut dolore suo sanciret militaris imperii disciplinam exercitumque in gravissimo bello animadversionis metu contineret, saluti prospexit civium, qua intellegebat contineri suam. Atque haec ratio late patet. In quo enim maxime consuevit iactare vestra se oratio, tua praesertim, qui studiose antiqua persequeris, claris et fortibus viris commemorandis eorumque factis non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore laudandis, id totum evertitur eo delectu rerum, quem modo dixi, constituto, ut aut voluptates omittantur maiorum voluptatum adipiscendarum causa aut dolores suscipiantur maiorum dolorum effugiendorum gratia. XI. Sed de clarorum hominum factis illustribus et gloriosis satis hoc loco dictum sit. Erit enim iam de omnium virtutum cursu ad voluptatem proprius disserendi locus. Nunc autem explicabo, voluptas ipsa quae qualisque sit, ut tollatur error omnis imperitorum intellegaturque ea, quae voluptaria, delicata, mollis habeatur disciplina, quam gravis, quam continens, quam severa sit. Non enim hanc solam sequimur, quae suavitate aliqua naturam ipsam movet et cum iucunditate quadam percipitur sensibus, sed maximam voluptatem illam habemus, quae percipitur omni dolore detracto, nam quoniam, cum privamur dolore, ipsa liberatione et vacuitate omnis molestiae gaudemus, omne autem id, quo gaudemus, voluptas est, ut omne, quo offendimur, dolor, doloris omnis privatio recte nominata est voluptas. Ut enim, cum cibo et potione fames sitisque depulsa est, ipsa detractio molestiae consecutionem affert voluptatis, sic in omni re doloris amotio successionem efficit voluptatis. Itaque non placuit Epicuro medium esse se quiddam inter dolorem et voluptatem; illud enim ipsum, quod quibusdam medium videretur, cum omni dolore careret, non modo voluptatem esse, verum etiam summam voluptatem. Quisquis enim sentit, quem ad modum sit affectus, eum necesse est aut in voluptate esse aut in dolore. Omnis autem privatione doloris putat Epicurus terminari summam voluptatem, ut postea variari voluptas distinguique possit, augeri amplificarique non possit. At etiam Athenis, ut e patre audiebam facete et urbane Stoicos irridente, statua est in Ceramico Chrysippi sedentis porrecta manu, quae manus significet illum in hae esse rogatiuncula delectatum: 'Numquidnam manus tua sic affecta, quem ad modum affecta nunc est, desiderat?' -- Nihil sane. -- 'At, si voluptas esset bonum, desideraret.' -- Ita credo. -- 'Non est igitur voluptas bonum.' Hoc ne statuam quidem dicturam pater aiebat, si loqui posset. Conclusum est enim contra Cyrenaicos acute, nihil ad Epicurum. Nam si ea sola voluptas esset, quae quasi titillaret sensus, ut ita dicam, et ad eos cum suavitate afflueret et illaberetur, nec manus esse contenta posset nec ulla pars vacuitate doloris sine iucundo motu voluptatis. Sin autem summa voluptas est, ut Epicuro placet, nihil dolere, primum tibi recte, Chrysippe, concessum est nihil desiderare manum, cum ita esset affecta, secundum non recte, si voluptas esset bonum, fuisse desideraturam. Idcirco enim non desideraret, quia, quod dolore caret, id in voluptate est. XII. Extremum autem esse bonorum voluptatem ex hoc facillime perspici potest: Constituamus aliquem magnis, multis, perpetuis fruentem et animo et corpore voluptatibus nullo dolore nec impediente nec impendente, quem tandem hoc statu praestabiliorem aut magis expetendum possimus dicere? inesse enim necesse est in eo, qui ita sit affectus, et firmitatem animi nec mortem nec dolorem timentis, quod mors sensu careat, dolor in longinquitate levis, in gravitate brevis soleat esse, ut eius magnitudinem celeritas, diuturnitatem allevatio consoletur. Ad ea cum accedit, ut neque divinum numen horreat nec praeteritas voluptates effluere patiatur earumque assidua recordatione laetetur, quid est, quod huc possit, quod melius sit, accedere? Statue contra aliquem confectum tantis animi corporisque doloribus, quanti in hominem maximi cadere possunt, nulla spe proposita fore levius aliquando, nulla praeterea neque praesenti nec expectata voluptate, quid eo miserius dici aut fingi potest? quodsi vita doloribus referta maxime fugienda est, summum profecto malum est vivere cum dolore, cui sententiae consentaneum est ultimum esse bonorum eum voluptate vivere. Nec enim habet nostra mens quicquam, ubi consistat tamquam in extremo, omnesque et metus et aegritudines ad dolorem referuntur, nec praeterea est res ulla, quae sua natura aut sollicitare possit aut angere. Praeterea et appetendi et refugiendi et omnino rerum gerendarum initia proficiscuntur aut a voluptate aut a dolore. Quod cum ita sit, perspicuum est omnis rectas res atque laudabilis eo referri, ut cum voluptate vivatur. quoniam autem id est vel summum bonorum vel ultimum vel extremum ( quod Graeci τέλος nominant , quod ipsum nullam ad aliam rem, ad id autem res referuntur omnes, fatendum est summum esse bonum iucunde vivere. XIII. Id qui in una virtute ponunt et splendore nominis capti quid natura postulet non intellegunt, errore maximo, si Epicurum audire voluerint, liberabuntur: istae enim vestrae eximiae pulchraeque virtutes nisi voluptatem efficerent, quis eas aut laudabilis aut expetendas arbitraretur? ut enim medicorum scientiam non ipsius artis, sed bonae valetudinis causa probamus, et gubernatoris ars, quia bene navigandi rationem habet, utilitate, non arte laudatur, sic sapientia, quae ars vivendi putanda est, non expeteretur, si nihil efficeret; nunc expetitur, quod est tamquam artifex conquirendae et comparandae voluptatis (Quam autem ego dicam voluptatem, iam videtis, ne invidia verbi labefactetur oratio mea). Nam cum ignoratione rerum bonarum et malarum maxime hominum vita vexetur, ob eumque errorem et voluptatibus maximis saepe priventur et durissimis animi doloribus torqueantur, sapientia est adhibenda, quae et terroribus cupiditatibusque detractis et omnium falsarum opinionum temeritate derepta certissimam se nobis ducem praebeat ad voluptatem. Sapientia enim est una, quae maestitiam pellat ex animis, quae nos exhorrescere metu non sinat. Qua praeceptrice in tranquillitate vivi potest omnium cupiditatum ardore restincto. Cupiditates enim sunt insatiabiles, quae non modo singulos homines, sed universas familias evertunt, totam etiam labefactant saepe rem publicam. Ex cupiditatibus odia, discidia, discordiae, seditiones, bella nascuntur, nec eae se foris solum iactant nec tantum in alios caeco impetu incurrunt, sed intus etiam in animis inclusae inter se dissident atque discordant, ex quo vitam amarissimam necesse est effici, ut sapiens solum amputata circumcisaque inanitate omni et errore naturae finibus contentus sine aegritudine possit et sine metu vivere. Quae est enim aut utilior aut ad bene vivendum aptior partitio quam illa, qua est usus Epicurus? qui unum genus posuit earum cupiditatum, quae essent et naturales et necessariae, alterum, quae naturales essent nec tamen necessariae, tertium, quae nec naturales nec necessariae. Quarum ea ratio est, ut necessariae nec opera multa nec impensa expleantur; ne naturales quidem multa desiderant, propterea quod ipsa natura divitias, quibus contenta sit, et parabiles et terminatas habet; inanium autem cupiditatum nec modus ullus nec finis inveniri potest. XIV. Quodsi vitam omnem perturbari videmus errore et inscientia, sapientiamque esse solam, quae nos a libidinum impetu et a formidinum terrore vindicet et ipsius fortunae modice ferre doceat iniurias et omnis monstret vias, quae ad quietem et ad tranquillitatem ferant, quid est cur dubitemus dicere et sapientiam propter voluptates expetendam et insipientiam propter molestias esse fugiendam? Eademque ratione ne temperantiam quidem propter se expetendam esse dicemus, sed quia pacem animis afferat et eos quasi concordia quadam placet ac leniat. Temperantia est enim, quae in rebus aut expetendis aut fugiendis ut rationem sequamur monet. Nec enim satis est iudicare quid faciendum non faciendumve sit, sed stare etiam oportet in eo, quod sit iudicatum. Plerique autem, quod tenere atque servare id, quod ipsi statuerunt, non possunt, victi et debilitati obiecta specie voluptatis tradunt se libidinibus constringendos nec quid eventurum sit provident ob eamque causam propter voluptatem et parvam et non necessariam et quae vel aliter pararetur et qua etiam carere possent sine dolore tum in morbos gravis, tum in damna, tum in dedecora incurrunt, saepe etiam legum iudiciorumque poenis obligantur. Qui autem ita frui volunt voluptatibus, ut nulli propter eas consequantur dolores, et qui suum iudicium retinent, ne voluptate victi faciant id, quod sentiant non esse faciendum, ii voluptatem maximam adipiscuntur praetermittenda voluptate. Idem etiam dolorem saepe perpetiuntur, ne, si id non faciant, incidant in maiorem. Ex quo intellegitur nec intemperantiam propter se esse fugiendam temperantiamque expetendam, non quia voluptates fugiat, sed quia maiores consequatur. XV. Eadem fortitudinis ratio reperietur. Nam neque laborum perfunctio neque perpessio dolorum per se ipsa allicit nec patientia nec assiduitates nec vigiliae nec ea ipsa, quae laudatur, industria, ne fortitudo quidem, sed ista sequimur, ut sine cura metuque vivamus animumque et corpus, quantum efficere possimus, molestia liberemus. Ut enim mortis metu omnis quietae vitae status perturbatur, et ut succumbere doloribus eosque humili animo imbecilloque ferre miserum est, ob eamque debilitatem animi multi parentes, multi amicos, non nulli patriam, plerique autem se ipsos penitus perdiderunt, sic robustus animus et excelsus omni est liber cura et angore, cum et mortem contemnit, qua qui affecti sunt in eadem causa sunt, qua ante quam nati, et ad dolores ita paratus est, ut meminerit maximos morte finiri, parvos multa habere intervalla requietis, mediocrium nos esse dominos, ut, si tolerabiles sint, feramus, si minus, animo aequo e vita, cum ea non placeat, tamquam e theatro exeamus. Quibus rebus intellegitur nec timiditatem ignaviamque vituperari nec fortitudinem patientiamque laudari suo nomine, sed illas reici, quia dolorem pariant, has optari, quia voluptatem. XVI. Iustitia restat, ut de omni virtute sit dictum. Sed similia fere dici possunt. Ut enim sapientiam, temperantiam, fortitudinem copulatas esse docui cum voluptate, ut ab ea nullo modo nec divelli nec distrahi possint, sic de iustitia iudicandum est, quae non modo numquam nocet cuiquam, sed contra semper afficit cum vi sua atque natura, quod tranquillet animos, tum spe nihil earum rerum defuturum, quas natura non depravata desiderat. Et quem ad modum temeritas et libido et ignavia semper animum excruciant et semper sollicitant turbulentaeque sunt, sic improbitas si cuius in mente consedit, hoc ipso, quod adest, turbulenta est; si vero molita quippiam est, quamvis occulte fecerit, numquam tamen id confidet fore semper occultum. Plerumque improborum facta primo suspicio insequitur, dein sermo atque fama, tum accusator, tum iudex; Multi etiam, ut te consule, ipsi se indicaverunt. Quodsi qui satis sibi contra hominum conscientiam saepti esse et muniti videntur, deorum tamen horrent easque ipsas sollicitudines, quibus eorum animi noctesque diesque exeduntur, a diis inmortalibus supplicii causa importari putant. Quae autem tanta ex improbis factis ad minuendas vitae molestias accessio potest fieri, quanta ad augendas, cum conscientia factorum, tum poena legum odioque civium? et tamen in quibusdam neque pecuniae modus est neque honoris neque imperii nec libidinum nec epularum nec reliquarum cupiditatum, quas nulla praeda umquam improbe parta minuit, * inflammat potius , ut coercendi magis quam dedocendi esse videantur. Invitat igitur vera ratio bene sanos ad iustitiam, aequitatem, fidem, neque homini infanti aut impotenti iniuste facta conducunt, qui nec facile efficere possit, quod conetur, nec optinere, si effecerit, et opes vel fortunae vel ingenii liberalitati magis conveniunt, qua qui utuntur, benivolentiam sibi conciliant et, quod aptissimum est ad quiete vivendum, caritatem, praesertim cum omnino nulla sit causa peccandi. Quae enim cupiditates a natura proficiscuntur, facile explentur sine ulla iniuria, quae autem inanes sunt, iis parendum non est. Nihil enim desiderabile concupiscunt, plusque in ipsa iniuria detrimenti est quam in iis rebus emolumenti, quae pariuntur iniuria. Itaque ne iustitiam quidem recte quis dixerit per se ipsam optabilem, sed quia iucunditatis vel plurimum afferat. Nam diligi et carum esse iucundum est propterea, quia tutiorem vitam et voluptatem pleniorem efficit. Itaque non ob ea solum incommoda, quae eveniunt improbis, fugiendam improbitatem putamus, sed multo etiam magis, quod, cuius in animo versatur, numquam sinit eum respirare, numquam adquiescere. Quodsi ne ipsarum quidem virtutum laus, in qua maxime ceterorum philosophorum exultat oratio, reperire exitum potest, nisi derigatur ad voluptatem, voluptas autem est sola, quae nos vocet ad se et alliciat suapte natura, non potest esse dubium, quin id sit summum atque extremum bonorum omnium, beateque vivere nihil aliud sit nisi cum voluptate vivere. XVII. Huic certae stabilique sententiae quae sint coniuncta explicabo brevi. Nullus in ipsis error est finibus bonorum et malorum, id est in voluptate aut in dolore, sed in his rebus peccant, cum e quibus haec efficiantur ignorant. Animi autem voluptates et dolores nasci fatemur e corporis voluptatibus et doloribus -- itaque concedo, quod modo dicebas, cadere causa, si qui e nostris aliter existimant, quos quidem video esse multos, sed imperitos --, quamquam autem et laetitiam nobis voluptas animi et molestiam dolor afferat, eorum tamen utrumque et ortum esse e corpore et ad corpus referri, nec ob eam causam non multo maiores esse et voluptates et dolores animi quam corporis. Nam corpore nihil nisi praesens et quod adest sentire possumus, animo autem et praeterita et futura. Ut enim aeque doleamus animo, cum corpore dolemus, fieri tamen permagna accessio potest, si aliquod aeternum et infinitum impendere malum nobis opinemur. Quod idem licet transferre in voluptatem, ut ea maior sit, si nihil tale metuamus. Iam illud quidem perspicuum est, maximam animi aut voluptatem aut molestiam plus aut ad beatam aut ad miseram vitam afferre momenti quam eorum utrumvis, si aeque diu sit in corpore. Non placet autem detracta voluptate aegritudinem statim consequi, nisi in voluptatis locum dolor forte successerit, at contra gaudere nosmet omittendis doloribus, etiamsi voluptas ea, quae sensum moveat, nulla successerit, eoque intellegi potest quanta voluptas sit non dolere. Sed ut iis bonis erigimur, quae expectamus, sic laetamur iis, quae recordamur. Stulti autem malorum memoria torquentur, sapientes bona praeterita grata recordatione renovata delectant. Est autem situm in nobis ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus et secunda iucunde ac suaviter meminerimus. sed cum ea, quae praeterierunt, acri animo et attento intuemur, tum fit ut aegritudo sequatur, si illa mala sint, laetitia, si bona. XVIII. O praeclaram beate vivendi et apertam et simplicem et directam viam! eum enim certe nihil homini possit melius esse quam vacare omni dolore et molestia perfruique maximis et animi et corporis voluptatibus, videtisne quam nihil praetermittatur quod vitam adiuvet, quo facilius id, quod propositum est, summum bonum consequamur? clamat Epicurus, is quem vos nimis voluptatibus esse deditum dicitis; non posse iucunde vivi, nisi sapienter, honeste iusteque vivatur, nec sapienter, honeste, iuste, nisi iucunde. Neque enim civitas in seditione beata esse potest nec in discordia dominorum domus; quo minus animus a se ipse dissidens secumque discordans gustare partem ullam liquidae voluptatis et liberae potest. Atqui pugnantibus et contrariis studiis consiliisque semper utens nihil quieti videre, nihil tranquilli potest. Quodsi corporis gravioribus morbis vitae iucunditas impeditur, quanto magis animi morbis impediri necesse est! animi autem morbi sunt cupiditates inmensae et inanes divitiarum, gloriae, dominationis, libidinosarum etiam voluptatum. Accedunt aegritudines, molestiae, maerores, qui exedunt animos conficiuntque curis hominum non intellegentium nihil dolendum esse animo, quod sit a dolore corporis praesenti futurove seiunctum. Nec vero quisquam stultus non horum morborum aliquo laborat, nemo igitur est non miser. Accedit etiam mors, quae quasi saxum Tantalo semper impendet, tum superstitio, qua qui est imbutus quietus esse numquam potest. Praeterea bona praeterita non meminerunt, praesentibus non fruuntur, futura modo expectant, quae quia certa esse non possunt, conficiuntur et angore et metu maximeque cruciantur, cum sero sentiunt frustra se aut pecuniae studuisse aut imperiis aut opibus aut gloriae. Nullas enim consequuntur voluptates, quarum potiendi spe inflammati multos labores magnosque susceperant. Ecce autem alii minuti et angusti aut omnia semper desperantes aut malevoli, invidi, difficiles, lucifugi, maledici, monstruosi, alii autem etiam amatoriis levitatibus dediti, alii petulantes, alii audaces, protervi, idem intemperantes et ignavi, numquam in sententia permanentes, quas ob causas in eorum vita nulla est intercapedo molestiae. Igitur neque stultorum quisquam beatus neque sapientium non beatus. Multoque hoc melius nos veriusque quam Stoici. Illi enim negant esse bonum quicquam nisi nescio quam illam umbram, quod appellant honestum non tam solido quam splendido nomine, virtutem autem nixam hoc honesto nullam requirere voluptatem atque ad beate vivendum se ipsa esse contentam. XIX. Sed possunt haec quadam ratione dici non modo non repugnantibus, verum etiam approbantibus nobis. Sic enim ab Epicuro sapiens semper beatus inducitur: finitas habet cupiditates, neglegit mortem, de diis inmortalibus sine ullo metu vera sentit, non dubitat, si ita melius sit, migrare de vita. His rebus instructus semper est in voluptate. Neque enim tempus est ullum, quo non plus voluptatum habeat quam dolorum. Nam et praeterita grate meminit et praesentibus ita potitur, ut animadvertat quanta sint ea quamque iucunda, neque pendet ex futuris, sed expectat illa, fruitur praesentibus ab iisque vitiis, quae paulo ante collegi, abest plurimum et, cum stultorum vitam cum sua comparat, magna afficitur voluptate. Dolores autem si qui incurrunt, numquam vim tantam habent, ut non plus habeat sapiens, quod gaudeat, quam quod angatur. Optime vero Epicurus, quod exiguam dixit fortunam intervenire sapienti maximasque ab eo et gravissimas res consilio ipsius et ratione administrari neque maiorem voluptatem ex infinito tempore aetatis percipi posse, quam ex hoc percipiatur, quod videamus esse finitum. In dialectica autem vestra nullam existimavit esse nec ad melius vivendum nec ad commodius disserendum viam. In physicis plurimum posuit. Ea scientia et verborum vis et natura orationis et consequentium repugnantiumve ratio potest perspici. Omnium autem rerum natura cognita levamur superstitione, liberamur mortis metu, non conturbamur ignoratione rerum, e qua ipsa horribiles existunt saepe formidines. Denique etiam morati melius erimus, cum didicerimus quid natura desideret. Tum vero, si stabilem scientiam rerum tenebimus, servata illa, quae quasi delapsa de caelo est ad cognitionem omnium, regula, ad quam omnia iudicia rerum dirigentur, numquam ullius oratione victi sententia desistemus. Nisi autem rerum natura perspecta erit, nullo modo poterimus sensuum iudicia defendere. Quicquid porro animo cernimus, id omne oritur a sensibus; qui si omnes veri erunt, ut Epicuri ratio docet, tum denique poterit aliquid cognosci et percipi. Quos qui tollunt et nihil posse percipi dicunt, ii remotis sensibus ne id ipsum quidem expedire possunt, quod disserunt. Praeterea sublata cognitione et scientia tollitur omnis ratio et vitae degendae et rerum gerendarum. Sic e physicis et fortitudo sumitur contra mortis timorem et constantia contra metum religionis et sedatio animi omnium rerum occultarum ignoratione sublata et moderatio natura cupiditatum generibusque earum explicatis, et, ut modo docui, cognitionis regula et iudicio ab eadem illa constituto veri a falso distinctio traditur.
XX. Restat locus huic disputationi vel maxime necessarius de amicitia, quam, si
voluptas summum sit bonum, affirmatis nullam omnino fore.
De qua Epicurus quidem
ita dicit, omnium rerum, quas ad beate vivendum sapientia comparaverit, nihil
esse maius amicitia, nihil uberius, nihil iucundius. Nec vero hoc oratione
solum, sed multo magis vita et factis et moribus comprobavit. Quod quam magnum
sit fictae veterum fabulae declarant, in quibus tam multis tamque variis ab
ultima antiquitate repetitis tria vix amicorum paria reperiuntur, ut ad Orestem
pervenias profectus a Theseo. At vero Epicurus una in domo, et ea quidem
angusta, quam magnos quantaque amoris conspiratione consentientis tenuit
amicorum greges! quod fit etiam nunc ab Epicureis. Sed ad rem redeamus; de
hominibus dici non necesse est.
XXI. Quapropter si ea, quae dixi, sole ipso illustriora et clariora sunt, si
omnia dixi hausta e fonte naturae, si tota oratio nostra omnem sibi fidem
sensibus confirmat, id est incorruptis atque integris testibus, si infantes
pueri, mutae etiam bestiae paene loquuntur magistra ac duce natura nihil esse
prosperum nisi voluptatem, nihil asperum nisi dolorem, de quibus neque depravate
iudicant neque corrupte, nonne ei maximam gratiam habere debemus, qui hac
exaudita quasi voce naturae sic eam firme graviterque comprehenderit, ut omnes
bene sanos in viam placatae, tranquillae, quietae, beatae vitae deduceret? Qui
quod tibi parum videtur eruditus, ea causa est, quod nullam eruditionem esse
duxit, nisi quae beatae vitae disciplinam iuvaret. An ille tempus aut in poetis evolvendis, ut ego et Triarius te hortatore
facimus, consumeret, in quibus nulla solida utilitas omnisque puerilis est
delectatio, aut se, ut Plato, in musicis, geometria, numeris, astris contereret,
quae et a falsis initiis profecta vera esse non possunt et, si essent vera,
nihil afferrent, quo iucundius, id est quo melius viveremus, eas ergo artes
persequeretur, vivendi artem tantam tamque et operosam et perinde fructuosam
relinqueret? non ergo Epicurus ineruditus, sed ii indocti, qui, quae pueros non
didicisse turpe est, ea putant usque ad senectutem esse discenda.
Quae cum dixisset, Explicavi, inquit, sententiam meam, et eo quidem consilio,
tuum iudicium ut cognoscerem, quoniam mihi ea facultas, ut id meo arbitratu
facerem, ante hoc tempus numquam est data. |
I. Je n'ignorais pas, Brutus, que si nous voulions traiter en latin les mêmes matières que des philosophes d'un rare savoir et d'un excellent esprit ont traitées en grec, bien des gens trouveraient à redire à notre entreprise, les uns d'une façon, les autres d'une autre. Car il y a des personnes, et même assez éclairées, qui ne peuvent souffrir qu'on s'applique à la philosophie; et il y en a d'autres qui véritablement ne désapprouvent pas qu'on s'y adonne, pourvu qu'on y garde quelque mesure, mais qui tiennent qu'on ne doit pas s'y livrer avec tant de zèle et y consacrer tant d'efforts. Il y en a aussi qui, versées dans les lettres grecques, et méprisant notre littérature, diront qu'elles aiment mieux lire les écrivains originaux. Enfin il s'en trouvera quelques-unes, à ce que je soupçonne, qui m'engageront à cultiver de préférence tout autre genre d'écrire, prétendant que celui-ci, malgré son mérite, ne convient ni à la gravité de mon caractère ni à la dignité de mon rang. Je leur répondrai à tous en peu de mots, quoiqu'à l'égard de ceux qui dédaignent la philosophie, je leur aie déjà assez répondu dans le livre où j'ai présenté la défense et l'éloge de cette belle étude, injurieusement attaquée par Hortensius. Ce livre ayant eu votre approbation et celle des hommes que j'en regardais comme les juges, je me suis enhardi à continuer, de peur qu'il ne parût que j'eusse excité chez les esprits un goût que je ne pouvais nourrir. Quant à ceux qui trouvent bon que l'on s'adonne à la philosophie, mais sobrement, ils demandent une espèce de retenue très-difficile, et dont on n'est plus le maître du moment qu'on s'est embarqué; aussi ceux qui condamnent ouvertement la philosophie sont-ils en quelque façon plus équitables que ceux qui veulent donner des limites à une matière infinie, et demandent de la modération dans une étude qui a d'autant plus de prix qu'elle est poussée plus loin. En effet, ou l'on peut parvenir à la sagesse, et alors il ne suffit pas de l'avoir acquise, mais il faut en jouir; ou l'acquisition en est longue et pénible, et cependant on ne doit 488 pas cesser de chercher la vérité qu'on ne l'ait trouvée; car il serait honteux de se rebuter dans la poursuite de ce qu'il y a de plus excellent au monde. D'ailleurs, si c'est une jouissance pour moi que de traiter de tels sujets, pourquoi me l'envier et me l'interdire? si c'est une tâche que je me suis imposée, pourquoi vouloir régler les travaux d'autrui? C'est par esprit d'humanité que Chrémès dans Térence ne veut pas que son nouveau voisin Bêche la terre, ou laboure, ou porte quelque fardeau; Ce n'est pas le travail qu'il lui déconseille, mais ce sont ces occupations d'esclave; quant à mes censeurs, c'est par pure indiscrétion qu'ils se mettent en peine d'un travail où je trouve tans de charmes. II. Il n'est peut-être pas si aisé de répondre à ceux qui disent ne faire nul cas des ouvrages écrits en latin; quoiqu'on ait sujet de s'étonner que des gens qui ne laissent pas de prendre plaisir à des tragédies latines traduites du grec mot pour mot, ne puissent souffrir que l'on traite en leur langue les sujets les plus graves. Car y a-t-il quelqu'un assez ennemi du nom romain pour dédaigner ou rejeter superbement la Médée d'Ennius ou l'Antiope de Pacuvius, et pour oser dire que dans Euripide ces pièces le charment, mais que, traduites en latin, elles choquent son goût? Il faudra donc, dira-t-il, que je lise les Synéphèbes de Cécilius, ou l'Andrienne de Térence, plutôt que les deux comédies de Ménandre? Pour moi, je suis dans des sentiments si différents qu'encore que l'Electre soit admirable dans Sophocle et qu'Attilius l'ait fort mal rendue, je ne laisse pas pourtant de la lire dans Attilius, que, Licinius appelle un écrivain de fer, avec assez de raison, mais qui cependant est un écrivain, et mérite d'être lu. C'est après tout trop de nonchalance ou de vaine délicatesse que de ne vouloir pas jeter les yeux sur nos poètes. Pour moi, je ne saurais regarder comme des gens instruits ceux qui n'ont pas la moindre connaissance de nos auteurs. Eh quoi! nous lisons tout aussi volontiers dans Ennius que dans le grec: ”Plût au ciel que jamais dans les bois du Pélion.” et nous ne voudrons pas que l'on explique en latin les théories de Platon sur le bien et le bonheur? De plus, si je n'écris point en simple traducteur, mais si je soutiens les opinions des philosophes que j'approuve, si je mêle mes propres pensées et que je donne un autre tour, un autre ordre aux doctrines que je reproduis, pourquoi préférera-t-on les ouvrages grecs à des traités latins écrits élégamment et sans servilité? Que si l'on prétend que toutes ces matières ont été épuisées par les Grecs, il n'y a plus de raison alors pour lire parmi les Grecs eux-mêmes tous les écrivains qui méritent d'être lus. La doctrine des stoïciens n'est-elle pas tout entière dans Chrysippe? nous lisons cependant Diogène, Antipater, Mnésarques Panétius, bien d'autres encore, et, en première ligne, notre ami Posidonius. Est-ce que Théophraste ne nous fait pas grand plaisir, alors même qu'il traite les mêmes sujets qu'Aristote? Et les épicuriens n'écrivent-ils pas tous les jours avec la plus parfaite liberté sur les matières traitées par Épicure et leurs anciens auteurs? Que si les Grecs sont lus par les Grecs sur les mêmes sujets 489 développés d'une manière différente, pourquoi les Latins ne liraient-ils pas leurs écrivains? III. Toutefois, si je me bornais à traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes traduisent le théâtre grec, ce serait rendre, sans doute, un mauvais service à mes concitoyens que de leur faire connaitre ces divins génies. Mais c'est ce que je n'ai point encore fait, et je ne crois nullement qu'il me soit interdit de le faire; aussi lorsque l'occasion se présentera de traduire quelques passages, surtout des deux grands hommes que je viens de nommer, je me sens fort disposé à suivre l'exemple d'Ennius qui traduit souvent Homère, et d'Afranius qui reproduit Ménandre. Du reste, je n'appréhenderais point, comme notre Lucilius, d'écrire pour tout le monde. Eh! que ne puis-je avoir pour lecteurs Persius et plutôt encore Scipion et Rutilius dont il craignait tant le jugement, qu'il disait que ce n'était que pour les Tarentins, pour ceux de Consente et pour les Siciliens qu'il écrivait. C'est là une de ses nombreuses plaisanteries, mais, à la vérité, il n'y avait pas alors beaucoup de savants personnages, de l'approbation desquels il dût se mettre fort en peine; et dans tous ses écrits, d'un genre fort léger, on trouve de la politesse et de l'agrément, mais peu de savoir. Pour moi, quel lecteur aurais-je à redouter, puisque c'est à vous, qui ne le cédez pas même aux Grecs, que j'ose adresser mon ouvrage? Il est vrai que vous m'y avez en quelque sorte provoqué par votre livre de la Vertu, dont l'envoi m'a été si délicieusement agréable. Mais ce qui fait, je pense, que certaines personnes ont si peu de goût pour les lettres latines c'est qu'elles seront tombées sur quelques méchants livres, déjà mauvais en grec, et pitoyables en latin. Si cela est, je suis de leur avis, pourvu qu'elles reconnaissent que de tels ouvrages ne méritent pas même en grec l'honneur d'être lus. Mais si l'on exprime de bonnes idées en termes choisis, avec goût et dignité, qui pourrait dédaigner cette lecture, à moins de vouloir passer tout à fait pour Grec, comme cet Albucius, que le préteur Scévola salua en grec à Athènes! C'est un endroit que Lucilius a traité avec beaucoup d'élégance et de sel, en faisant dire à Scévola: “Vous avez préféré, Albucius, d'être appelé Grec, que Romain et Sabin, compatriote de Pontius, de Tritannus, centurions, hommes célèbres, les premiers de la cité, et dont la main a porté les aigles. Un préteur de Rome vous salue donc en grec à Athènes, lorsque vous l'abordez; χαῖρε, Titus! Les licteurs, toute la compagnie, la cohorte entière répètent en chœur: χαῖρε, Titus! C'est de là que date la haine d'Albucius contre moi.” Mucius avait bien raison, et je ne saurais assez m'étonner de voir l'insolent dédain de certaines gens pour tout ce qui est romain. Ce n'est pas ici le lieu de traiter un pareil sujet; mais j'ai toujours cru, et je m'en suis souvent expliqué, que non-seulement notre langue n'est point pauvre,comme on le croit vulgairement, mais qu'elle est même plus riche que la langue grecque. Car, a-t-on jamais vu, pour ne pas citer mon propre exemple, nos bons orateurs et nos bons poètes, dès qu'ils eurent un vrai modèle, manquer de termes pour exprimer leurs idées ou donner des grâces à leur langage? IV. Pour moi, qui au milieu des labeurs, des soucis et des périls du forum, crois n'avoir jamais abandonné le poste que le peuple romain 490 m'avait confié, je dois aussi essayer, selon la mesure de mes forces, d'éclairer mes concitoyens par mes travaux, mes études et mes veilles. Mon intention n'est point tant de m'opposer au goût de ceux qui aiment mieux lire les Grecs, pourvu qu'effectivement ils les lisent, et qu'ils ne se contentent pas d'en faire semblant, que de travailler pour ceux qui savent mêler les lettres latines aux grecques et pour ceux qui sont peu disposés à demander aux étrangers ce qu'ils trouvent à Rome. Quant à ceux qui voudraient que j'écrivisse sur toute autre chose que sur la philosophie, ils devraient être plus équitables, et songer que j'ai déjà beaucoup écrit sur divers sujets, et autant qu'aucun autre Romain ait jamais fait; je ne renonce pas cependant à traiter d'autres matières encore, si ma vie se prolonge; mais quiconque voudra s'appliquer à lire mes ouvrages de philosophie, trouvera qu'il n'y a point de lecture dont on puisse retirer plus de fruit. Qu'y a-t-il en effet de plus digne de nos recherches que tout ce que la philosophie enseigne, et ce qui fait en particulier le sujet des présents livres; savoir, quelle est la fin principale et dernière à laquelle il faut rapporter toutes les règles du bien vivre et les motifs éclairés des actions, et ce que la nature doit rechercher comme le plus grand des biens, ou fuir comme le plus grand des maux. Or les sentiments des plus savants hommes étant partagés là-dessus, puis-je croire que la recherche de la vérité la plus importante pour la conduite de toute la vie, soit une occupation qui ne réponde pas à l'opinion qu'on veut bien avoir de moi? Quoi! deux grands personnages de la république, L. Scévola et M. Manilius, auront consulté ensemble pour décider “si l'enfant d'une esclave doit être regardé comme un fruit qui appartient au maître;” Marcus Brutus aura été là-dessus d'un avis différent du leur; et comme ce sont là des questions de droit assez subtiles et de quelque usage dans la société, on lira leurs écrits et d'autres du même genre avec plaisir, et on négligera ce qui regarde le cours entier de la vie? De pareils livres peuvent certainement avoir plus de débit, mais les sujets que je traite sont assurément d'une utilité plus féconde; au reste, il faut en laisser le jugement aux lecteurs. Je crois avoir développé ici complètement toute la question des biens et des maux; je n'ai rien négligé dans cet écrit non-seulement pour expliquer mon opinion, mais pour faire entendre tout ce qui a été dit sur la matière par chacune des écoles philosophiques. V. Pour commencer par le plus aisé, je vais examiner la doctrine d'Épicure, si connue de tout le monde, et vous verrez que je l'expose avec tant de soin, que ceux mêmes qui la soutiennent ne sauraient l'expliquer mieux; car je ne songe qu'à chercher la vérité, et nullement à combattre, ni à vaincre un adversaire. L. Torquatus, homme d'un profond savoir, défendit un jour devant moi avec beaucoup de talent l'opinion d'Épicure sur la volupté; et je lui répondis, en présence de G. Triarius, jeune homme fort instruit et d'un esprit très-mûr, qui assista à notre discussion. Car l'un et l'autre m'étant venus voir dans ma campagne de Cumes, la conversation tomba d'abord sur les lettres, qu'ils aimaient passionnément tous deux. Bientôt Torquatus me dit: Puisque nous vous trouvons de loisir, il faut que je sache de vous, je ne dirai pas pourquoi vous haïssez Épicure, comme font d'ordinaire 491 ceux qui ne sont pas de son sentiment; mais au moins pourquoi vous n'approuvez pas un homme, le seul selon moi qui ait connu la vérité; un homme qui a délivré nos esprits des plus graves erreurs, et nous a donné tous les préceptes nécessaires pour pouvoir vivre sages et heureux. Pour moi, j'imagine que ce qui fait que vous ne le goûtez pas, vous et Triarius, c'est qu'il a négligé ces ornements du discours, si familiers à Platon, Aristote et Théophraste; car d'ailleurs je ne saurais me persuader que vous ne soyez pas de son sentiment. Voyez, lui répondis-je, combien vous vous trompez, Torquatus. Le style de ce philosophe ne me choque point; il dit ce qu'il veut dire, et il le fait fort bien entendre. Je ne suis pas fâché de trouver de l'éloquence dans un philosophe, mais ce n'est pas ce que j'y cherche. C'est uniquement sur les choses mêmes qu'Épicure ne me satisfait pas en plusieurs endroits. Mais, autant de têtes, autant d'opinions, et je puis bien me tromper. En quoi donc ne vous satisfait-il pas, reprit-il? Car, pourvu que vous ayez bien compris ce qu'il dit, je ne doute point que vous ne soyez un juge très-équitable. A moins que vous ne pensiez, lui répondis-je, que Phèdre et Zénon m'en ont imposé (car je les ai entendus tous deux et n'ai pu approuver en eux que leur zèle), vous devez croire que je possède assez bien la doctrine d'Épicure. Je les ai même entendus souvent avec mon cher Atticus qui les admirait tous deux et qui aimait particulièrement Phèdre; tous les jours nous nous entretenions sur ce que nous avions entendu, et jamais nous n'avions de dispute sur le sens des paroles, mais sur le fond même des opinions. VI. Encore une fois, ajouta-t-il, sur quoi Épicure ne vous contente-t-il pas? En premier lieu, lui répondis-je, il n'entend rien à la physique dans laquelle il se vante d'exceller. Il fait quelques changements et ajoute quelques traits au système de Démocrite, mais il me semble fort qu'il n'y touche que pour le gâter. Les atomes, selon lui (car c'est ainsi qu'il appelle de petits corpuscules indivisibles à cause de leur solidité), sont incessamment portés de telle sorte dans le vide infini, où il ne peut y avoir ni haut, ni bas, ni milieu, ni commencement, ni fin, que venant à s'attacher ensemble par leur concours, ils forment tout ce qui existe et ce que nous voyons. Il veut aussi que leur mouvement ne leur ait été imprimé par aucun principe étranger, mais qu'il leur ait été propre de toute éternité. Épicure se trompe moins dans les endroits où il suit Démocrite. Parmi tous les reproches que je puis adresser à leur commune doctrine, il en est un d'une extrême importance; c'est que tandis qu'il y a dans la nature deux principes à considérer, la matière dont tout est fait, et la force qui donne la forme à chaque chose, ils n'ont parlé que de la matière, et n'ont pas dit un mot de la force et de la cause efficace. Voici en quoi ils ont manqué l'un et l'autre, mais voici où Épicure a failli particulièrement. Il prétend que les atomes se portent d'eux-mêmes directement en bas, et que c'est là le mouvement naturel de tous les corps. Ensuite venant à songer que si tous les atomes se portaient toujours en bas et en ligne directe, il n'arriverait jamais qu'un atome pût toucher l'autre, notre habile homme se met en frais d'une proposition tout à fait chimérique et nous parle 492 d'un mouvement de déclinaison le plus léger possible, par le moyen duquel les atomes venant à se rencontrer, s'accrochent ensemble, et composent l'univers et toutes ses parties. Et cependant avec cette fiction puérile, il n'atteint nullement le but qu'il se propose, car il introduit tout à fait arbitrairement cette déclinaison, dont il n'allègue aucune cause; et rien n'est plus honteux pour un physicien que de recevoir des effets sans cause; d'un autre côté, il ôte aux atomes, également sans cause, le mouvement naturel et direct de haut en bas, qu'il avait établi dans tous les corps; et cependant avec toutes les suppositions qu'il invente, il ne peut venir à bout de ce qu'il prétend. Car si tous les atomes ont le même mouvement de déclinaison, jamais ils ne s'attachent ensemble; que si les uns ont ce mouvement, et les autres suivent la ligne droite, d'abord c'est leur donner de différents emplois à crédit, que d'assigner un mouvement direct aux uns et un oblique aux autres, outre qu'avec tout cela il ne laissera pas d'être impossible que cette rencontre tumultueuse des atomes, qui est la pierre d'achoppement de Démocrite lui-même, produise jamais l'ordre et la beauté de l'univers. Il est d'ailleurs indigne d'un physicien de croire qu'il existe des particules indivisibles; jamais Épicure n'aurait eu cette vision s'il eût mieux aimé apprendre la géométrie de Polyène, son ami, que de la lui faire désapprendre. Démocrite, qui était instruit et habile en géométrie, croit que le soleil est d'une grandeur immense; Épicure lui donne environ deux pieds, et pense que sa véritable grandeur est telle qu'elle nous parait, ou peut-être un peu plus ou un peu moins considérable. Ainsi donc, toutes les nouveautés qu'il apporte sont insoutenables; le reste de son système est du Démocrite pur; c'est de lui qu'il a pris les atomes, le vide, les images ou espèces sensibles qui, nous venant frapper, causent non-seulement nos perceptions, mais toutes nos pensées; c'est de lui aussi qu'il a reçu cette infinité qu'ils nomment εἴδωλα cette innombrable multitude de mondes qui naissent et périssent à toute heure. Et quoique je n'approuve nullement ces imaginations-là dans Démocrite, je ne puis souffrir qu'un homme qui les a toutes prises de lui se fasse le censeur d'un si beau génie que tout le monde admire. VII. Quant à la logique, qui est la seconde partie de la philosophie et nous apprend l'art des recherches et la conduite du raisonnement, votre Épicure, ce me semble, est extrêmement vide et faible. Il supprime les définitions, il n'enseigne ni à distinguer, ni à diviser, ni à tirer une conclusion, ni à résoudre un argument captieux, ni à lever les ambiguïtés des termes; enfin, il fait les sens juges de tout, et tient que si seulement une fois ils prenaient l'erreur pour la vérité, il n'y aurait plus aucun moyen de distinguer le vrai du faux. Il soutient avec beaucoup de force que la nature ne recherche que la volupté et ne craint que la douleur, et c'est à ces deux mobiles qu'il rapporte tout ce que nous devons poursuivre et fuir. Cette doctrine est d'Aristippe, et elle a été bien mieux soutenue et avec plus de vraisemblance par les cyrénaïques que par Épicure. Cependant rien ne me parait plus indigne d'un homme qu'une pareille opinion, et la nature à ce qu'il me semble, nous a créés et formés pour quelque chose de plus grand; mais au fond il se peut faire que je me trompe. Je ne puis croire pourtant que celui qui mérita le premier le nom 493 de Torquatus, ait arraché ce fameux collier à l'ennemi par sentiment de volupté; je ne puis croire que par volupté il ait combattu les Latins près du Vésère dans son troisième consulat. Et quand il fit frapper son fils de la hache, ne se priva-t-il pas de bien des jouissances, en étouffant le cri de la nature et l'amour paternel sous l'impérieux sentiment des droits du souverain commandement déposé dans ses mains? Quoi! lorsque T. Torquatus, celui qui fut consul avec Cn. Octavius, voulut que son fils qu'il avait émancipé pour être adopté par D. Silanus, plaidât lui-même sa cause devant lui contre les ambassadeurs macédonien qui l'accusaient de concussion pendant sa préture, et qu'après avoir entendu les deux parties, il prononça qu'il ne lui paraissait pas que son fils se fût comporté dans le commandement comme ses ancêtres, et lui défendit de se présenter davantage devant son père, croyez-vous que ce fût alors un sentiment de volupté qui le fit agir? Mais laissant à part ce que tout bon citoyen supporte pour son pays, et non-seulement les plaisirs dont il se prive, mais les périls où il s'expose, les fatigues et les maux qu'il endure en préférant de souffrir plutôt tous les supplices que de manquer au moindre de ses devoirs; je viens à ce qui est moins considérable, mais qui ne prouve pas moins. Quelle volupté, vous Torquatus, et vous Triarius, trouvez-vous dans la culture des lettres, dans l'étude de l'histoire et des poètes, dans le souvenir de tous ces vers qui ornent votre mémoire? Et ne m'allez pas dire tous deux que c'est pour vous une grande volupté; et que vos ancêtres, Torquatus, trouvaient une certaine jouissance dans leur héroïsme. Ce n'est pas ce qu'Épicure répond à une semblable objection; ce n'est pas non plus ce que vous y devez répondre, ni vous ni tout homme de bon sens, qui sera un peu instruit de ces matières. On demande souvent ce qui fait qu'il y a tant d'Épicuriens; à cette question je vois plus d'une réponse à faire; mais ce qui attire surtout la multitude, c'est qu'elle s'imagine qu'au dire d'Épicure, tout ce qui est juste et honnête donne de soi-même du plaisir et de la volupté. Mais ces excellentes gens ne prennent pas garde que tout le système serait renversé, s'il en était ainsi. Car si l'on accordait que les choses louables et honnêtes fussent agréables naturellement et par leur propre charme, sans aucun rapport aux voluptés physiques, il s'en suivrait que la vertu et la science seraient désirables pour elles-mêmes, ce dont Épicure est loin de tomber d'accord. Je ne puis donc pas l'approuver dans tout ce que je viens de vous dire. D'ailleurs je voudrais, ou qu'il eût été plus versé dans les sciences (car vous serez bien forcé d'avouer qu'il n'a presque aucune teinture de ce qui fait que les hommes sont appelés savants); ou qu'il n'eût pas détourné les autres de l'étude, quoiqu'il me semble que pour vous il n'ait pas eu le crédit de vous en détourner. VIII. Après que j'eus parlé de la sorte, plutôt encore pour provoquer Torquatus que pour exprimer mon opinion, Triarius me dit en souriant: Il ne s'en faut guère que vous n'ayez effacé Épicure du rang des philosophes. Car tout le mérite que vous lui laissez, c'est que, de quelque façon qu'il s'énonce, vous ne laissez pas de l'entendre. Sur la physique, il a pris des autres tout ce qu'il a dit, encore ses principes ne sont-ils pas de votre goût; et tout ce qu'il a voulu corriger, il l'a gâté. Il n'a eu aucune connaissance de la dialec- 494 tique. Et en mettant le souverain bien dans la volupté, premièrement il s'est fort trompé; en second lieu, il n'a rien dit qui lui fût propre, car Aristippe avait soutenu cette doctrine avant lui, et mieux que lui. Enfin vous avez ajouté que c'était un ignorant. — II est impossible, repris-je, Triarius, que lorsqu'on diffère de sentiment avec quelqu'un, on ne marque ce qu'on ne peut approuver chez lui; car qui m'empêcherait d'être épicurien, si j'adoptais toutes les opinions du maître, qu'il est si facile d'apprendre en se jouant? Il ne faut donc pas trouver mauvais que ceux qui discutent ensemble, parlent l'un contre l'autre pour se réfuter. Ce sont les injures, les invectives, les emportements, la trop grande vivacité et l'opiniâtreté sans frein qu'il faut bannir de la dispute et qui me semblent indignes de la philosophie. — Vous avez raison, dit Torquatus; il n'y a pas de discussion sans critique; tout comme il n'y a pas de bonne discussion, lorsque l'emportement et l'opiniâtreté s'y mêlent. Mais, si vous le trouvez bon, j'aurais quelque chose à répondre à ce que vous avez dit. — Croyez-vous donc, lui répliquai-je, que j'eusse parlé comme j'ai fait, si je n'avais eu envie de vous entendre? — Eh bien, dit-il, voulez-vous que nous parcourions toute la doctrine d'Épicure, ou que nous parlions seulement de la volupté qui est le principal sujet de la controverse? — A votre choix, lui répondis-je. — Je le veux bien: je ne développerai alors qu'une seule partie de la doctrine, mais la plus importante de toutes; nous remettrons à une autre fois ce qui regarde la physique, et je me fais fort de vous prouver la déclinaison des atomes, et la grandeur du soleil, telle qu'Épicure la suppose, et de vous faire voir qu'il a repris et réformé très-sagement beaucoup de choses dans Démocrite. Quant à présent, je ne parlerai que de la volupté, et sans rien dire de fort nouveau, je ne laisse pas d'espérer que vous finirez par être de mon sentiment. — Je vous assure, lui répondis-je, que je ne serai point opiniâtre, et que je me rendrai volontiers, si vous pouvez me persuader. — Je le ferai, ajouta-t-il, pourvu que vous demeuriez dans l'équitable disposition que vous témoignez. Mais j'aimerais mieux parler de suite que de faire des questions ou d'y répondre. — Comme il vous plaira.— Il entra alors ainsi en matière. IX. Je commencerai par me conformer à la méthode d'Épicure, dont je vais expliquer la doctrine: j'établirai d'abord en quoi consiste précisément le sujet de nos recherches, non pas que je pense que vous ne le sachiez très-bien, mais afin de procéder avec ordre. Nous cherchons donc quel est le dernier et le plus parfait des biens; et du consentement de tous les philosophes, il faut que ce soit celui auquel tous les autres biens doivent se rapporter et qui ne se rapporte à aucun autre. A ces traits Épicure reconnait la volupté qu'il prétend être le souverain bien, ajoutant que la douleur est le plus grand des maux; et voici comment il s'y prend pour le prouver. Tout animal, dès qu'il est né, recherche la volupté dont il jouit comme d'un bien excellent, redoute la douleur comme le plus grand des maux et la fuit autant qu'il le peut; et tout cela il le fait lorsque la nature n'a pas encore été corrompue en lui et qu'il peut juger le plus sainement. On n'a donc pas besoin de raisonnement ni de preuves pour démontrer que la volupté est à rechercher et la douleur à fuir. Cela se sent comme on sent que le feu est chaud, que la neige est blanche et que le miel est doux; il 495 est inutile d'employer une habile dialectique pour démontrer ce qui se prouve assez de soi-même. Car il y a différence, dit Épicure, entre ce qu'on ne peut démontrer que par raisonnement et syllogisme, et ce qui ne demande qu'un simple avertissement et comme un unique regard; les choses abstruses et enveloppées de ténèbres ont besoin d'étude pour être bien démêlées, les choses faciles à comprendre et évidentes se saisissent au premier coup d'œil. Otez les sens à l'homme, il ne lui reste plus rien; c'est donc aux sens, c'est-à-dire à la nature elle-même à juger de ce qui est conforme à la nature ou de ce qui lui est contraire. Et, je vous le demande, à quel signe pouvons-nous démêler et reconnaitre ce qu'il faut rechercher ou fuir, si ce n'est à cette marque sensible de la volupté ou de la douleur? Il y a dans notre école plusieurs esprits qui veulent établir avec plus d'art et d'appareil ce premier principe et qui disent que ce n'est pas assez de juger par les sens de ce qui est bon et mauvais, mais que l'on peut connaitre par l'esprit et par la raison que l'on doit rechercher la volupté pour elle-même et que la douleur inspire une aversion légitime, et qu'ainsi la recherche de l'une et la fuite de l'autre se déduisent d'une notion naturelle, gravée dans tous les esprits. D'autres, de l'avis desquels je suis, voyant que tant de philosophes soutiennent qu'il ne faut mettre ni la volupté au rang des biens, ni la douleur au rang des maux, disent que nous devons ne pas trop nous reposer sur la bonté de notre cause, mais soutenir la discussion, rechercher avec soin ce que l'on peut démontrer sur la volupté et la douleur, et établir notre doctrine par une habile argumentation. X. Mais pour vous faire bien connaitre d'où vient l'erreur de ceux qui accusent la volupté et se font les partisans de la douleur, je vais aller tout droit au fond du sujet, et vous expliquer ce qui a été dit à cet égard par l'inventeur de la vérité que l'on pourrait appeler l'architecte du bonheur. Personne certainement ne craint ni ne fuit la volupté parce que c'est la volupté, mais parce qu'elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage raisonnable; et d'un autre côté, personne n'aime, ne recherche et n'ambitionne la douleur pour elle-même, mais parce qu'il se présente quelquefois des conjonctures où le travail et la douleur nous conduisent à quelque grande jouissance. Car pour descendre jusqu'aux petites choses, qui de nous se livre jamais à un exercice pénible, si ce n'est pour en retirer quelque avantage? Et qui pourrait justement blâmer ou celui qui rechercherait une volupté de laquelle ne pourrait résulter aucune suite fâcheuse, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pourrait espérer aucun plaisir? Tout au contraire nous blâmons avec raison, et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant séduire et corrompre par les attraits d'une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J'en dis autant de ceux qui trahissent leurs devoirs par faiblesse d'âme, redoutant lâchement le travail et la douleur. Il est bien facile de justifier cette apparente diversité de vues. Car lorsque nous sommes tout à fait libres, et entièrement maîtres de nos actions, lorsque rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer sans 496 réserve à la volupté et fuir hardiment toute espèce de douleur; mais dans de certaines circonstances nos devoirs ou la nécessité des temps nous obligent à répudier la volupté et â ne point nous refuser à la peine. La règle que tient en cela un homme sage, c'est de renoncer à de légers plaisirs pour s'en préparer de plus grands, et de savoir supporter des douleurs légères, pour en éviter de plus fâcheuses. Qui m'empêchera donc d'expliquer suivant l'opinion que je professe les belles actions des Torquatus mes ancêtres? et ne croyez pas qu'en les louant comme vous l'avez fait avec tant d'amitié pour moi, vous m'ayez corrompu ou rendu moins délibéré à vous réfuter. De quelle manière, je vous prie, interprétez-vous ce qu'ils ont fait? pouvez-vous croire qu'ils se soient jetés au travers des ennemis ou qu'ils aient sévi contre leur propre sang, sans songer à leur plaisir ni à leur intérêt? Les bêtes féroces elles-mêmes dans leur plus grande impétuosité ne font rien sans qu'on puisse connaitre le motif de leurs bonds et de leur emportement; et vous penserez que des hommes d'un mérite si excellent ont fait de si grandes choses sans sujet! Nous examinerons bientôt quel peut avoir été leur mobile; en attendant, je tiendrai que s'ils en ont eu un dans ces actions incontestablement fort dignes d'éloges, ce ne fut point la vertu seule par son unique attrait. Le premier Torquatus alla hardiment arracher le collier à l'ennemi, mais il se couvrit en même temps de son bouclier pour n'être point tué. Il s'exposa à un grand péril, mais à la vue de toute l'armée. Et quel fut le fruit d'un tel courage? l'estime et l'amour de tout le monde, qui sont les gages et les soutiens les plus assurés d'une vie tranquille. Il condamna son fils à la mort; si ce fut sans raison, je voudrais certes n'être pas descendu d'un homme si dur et si cruel. Si ce fut pour sanctionner par un sacrifice personnel aussi terrible la discipline militaire, et pour contenir les troupes par le frein d'une terreur salutaire dans cette guerre difficile, il pourvut par là au salut de ses concitoyens, d'où il savait que le sien devait dépendre. On peut appliquer à bien des exemples le même raisonnement. Car ce qui donne un beau champ à l'éloquence de votre école, et surtout à la vôtre, Tullius, lorsque dans votre zèle ardent pour les anciens âges vous rapportez les belles actions de nos grands hommes et faites entendre qu'ils n'y ont été engagés par aucune vue d'intérêt, mais par le seul attrait de la vertu, tout cela se trouve entièrement renversé par ce principe d'action si simple que je viens de mettre en lumière, qu'on ne se dérobe à aucune volupté que pour se ménager une volupté plus grande, ou qu'on ne s'expose à aucune douleur que pour éviter une douleur plus fâcheuse. XI. Mais c'est assez parlé ici des glorieuses actions des grands personnages. Nous aurons plus tard à montrer expressément que toutes les vertus tendent à la volupté. Nous avons à montrer maintenant en quoi consiste précisément la volupté afin d'ôter aux ignorants tout sujet d'erreur, et de prouver combien une secte qui passe pour toute voluptueuse, et pour l'asile de la délicatesse et de la sensualité, est en effet grave, sévère et retenue. Car nous ne nous attachons pas à la seule volupté qui nous chatouille agréablement et fait naitre dans notre esprit des sensations délicieuses; mais pour nous, la première de toutes les voluptés, c'est l'absence de la douleur. 497 En effet, puisque du moment que nous ne sentons aucune douleur, cette trêve et ce soulagement nous donnent de la joie; puisque tout ce qui nous donne de la joie est volupté, comme tout ce qui nous blesse est douleur; c'est avec raison que l'absence de toute espèce de douleur est appelée volupté. Et de même que lorsqu'on a chassé la soif et la faim par le boire et le manger, c'est une volupté que de ne plus sentir le besoin; c'en est une aussi en toutes choses que de faire évanouir la douleur. C'est pourquoi Épicure n'a voulu admettre aucun milieu entre la douleur et la volupté; et ce que quelques uns ont regardé comme un milieu entre l'une et l'autre, je veux dire l'absence de toute douleur, il déclare, lui, que c'est non-seulement une volupté, mais encore la plus grande de toutes. En effet, avoir conscience des impressions que l'on éprouve, c'est nécessairement jouir ou souffrir; et Épicure pense que l'absence de la douleur est le dernier terme de la volupté, qui peut bien ensuite être diversifiée de plusieurs manières, mais qui ne peut jamais aller plus loin. Je me souviens d'avoir ouï dire à mon père, qui se moquait avec urbanité et finesse des Stoïciens, qu'il y a dans le Céramique à Athènes une statue de Chrysippe, assis et avançant la main; ce geste signifie qu'il se plaisait beaucoup à faire ce petit raisonnement subtil: “Votre main dans l'état où la voilà, désire t-elle quelque chose? – Non sans doute. – Mais si la volupté était le bien, ne la désirerait elle pas? – Je le crois. – La volupté n'est donc pas le bien.” Si la statue pouvait parler, disait mon père, elle ne tiendrait certes pas ce langage. D'ailleurs cet argument ne conclut que contre Aristippe et les cyrénaïques et nullement contre Épicure. Car s'il n'y avait de volupté que celle qui chatouille agréablement les sens et qui fait courir dans nos membres un frémissement délicieux, la main re se contenterait pas de ne point sentir de douleur et désirerait encore une vive impression de plaisir. Si au contraire la suprême volupté, comme l'entend Épicure, est l'absence de la douleur, en premier lieu, Chrysippc, on a eu raison de vous accorder que la main dans l'état où elle se trouve là, ne désire rien; mais ensuite on a eu tort de répondre que, si la volupté était le bien, la main la désirerait; car, comment pourrait-elle désirer ce qu'elle a, puisqu'étant sans douleur, elle jouit de la volupté? XII. Voici ce qui peut faire entendre facilement que la volupté est le souverain bien. Imaginons un homme qui jouisse continuellement de toutes sortes d'excellents plaisirs, tant du corps que de l'esprit, sans qu'aucune douleur vienne le frapper ou le menacer; pouvons-nous, je vous le demande, concevoir un état plus heureux et plus digne d'envie? Un tel homme a nécessairement l'âme forte; il ne craint ni la douleur ni la mort, parce que la mort, c'est la privation de tout sentiment; parce que la douleur, si elle dure, est légère, si elle est poignante, n'a pas de durée; de telle sorte que l'excès en est contre-balancé par le prompt évanouissement, et la longueur par le peu de force. Ajoutez aux traits de notre modèle qu'il ne soit point sous le coup des terreurs religieuses, et que même il sache jouir des voluptés passées en les fixant par le charme du souvenir; encore une fois, que pourrait-on ajouter à un état si heureux? Supposons au contraire un 498 homme accablé de toutes sortes de douleurs d'esprit et de corps les plus violentes qui puissent jamais fondre sur nous, sans aucun espoir de soulagement, sans goûter aucun plaisir et sans s'attendre à en goûter jamais; peut-on trouver ou imaginer un état plus misérable? Que si une vie remplie de douleurs est ce qu'il y a de plus à craindre, sans doute le plus grand des maux est de passer sa vie dans la souffrance; et par la même raison, le plus grand des biens est de vivre dans la volupté. Car notre esprit n'a rien autre chose où il puisse s'arrêter comme à sa fin que la volupté; et toutes nos craintes, tous nos chagrins, se rapportent à la douleur sans que nous puissions être sollicités à rien que par la volupté ou détournés de rien que par la douleur. En outre, la source universelle de nos désirs et de nos craintes, et le mobile de toutes nos actions est dans la douleur et la volupté. En conséquence il est clair que toutes les bonnes et louables actions n'ont d'autre terme que la volupté. Mais comme le souverain bien, ou la fin et l'accomplissement de tous les biens, ce que les Grecs nomment TÉXoç, est celui qui ne se rapporte à rien et auquel tout se rapporte, il faut avouer que le souverain bien est de vivre dans la jouissance. XIII. Ceux qui le font consister dans la vertu et qui, séduits par le seul éclat de ce beau nom, ne comprennent pas les besoins de la nature, se trouveraient délivrés d'une grande erreur, s'ils voulaient en croire Épicure. Car, pour vos vertus, si excellentes et magnifiques, qui pourrait les trouver dignes d'éloge ou d'envie, si elles ne vous donnaient des jouissances? Et de même que ce n'est point pour elle-même qu'on estime la science du médecin, mais à cause de la santé qu'elle procure; et que dans un pilote, ce n'est point l'art de naviguer dont on fait cas, mais l'utilité qu'on en retire; de même, si la sagesse qui est l'art de la vie n'était bonne à rien, on n'en voudrait pas; on n'en veut que parce qu'elle est comme l'artisan et la ménagère des voluptés. Mais vous voyez de quelle nature est la volupté dont j'entends ici parler; car il ne faudrait pas qu'un mot qui souvent est pris en mauvaise part discréditât tout mon sentiment. En effet, l'ignorance de ce qui est bon et mauvais est le principal écueil de la vie; et comme l'erreur où l'on est là-dessus prive souvent les hommes des jouissances les plus exquises, et les livre souvent aux plus terribles tourments de l'esprit, il n'y a que la sagesse qui, nous dépouillant de nos folles passions et de nos terreurs, et nous arrachant le bandeau des préjugés, puisse nous conduire sûrement à la volupté. Il n'y a que la sagesse qui bannisse le chagrin de notre esprit, qui nous défende des vaines frayeurs, et qui, éteignant en nous par ses préceptes l'ardeur des passions, nous fasse mener une vie tranquille. Car les passions sont insatiables, et non-seulement elles perdent les particuliers, mais souvent elles ruinent des familles entières, et portent même aux États des coups mortels. Des passions naissent les haines, les dissensions, les discordes, les séditions, les guerres. Et ce n'est pas seulement au dehors qu'elles se jettent avec une impétuosité aveugle; au sein de notre âme elles se combattent et nous déchirent. C'est ainsi que la vie est empoisonnée: 499 le sage seul, retranchant en lui et coupant au vif toute sorte de crainte frivole et d'erreur, et se renfermant dans les bornes de la nature, peut mener une vie exempte de crainte et de chagrin. Il serait impossible de trouver une division des passions plus utile et plus en rapport avec la félicité de la vie, que celle reçue par Épicure; il en reconnait trois espèces, les unes naturelles, et nécessaires, les secondes naturelles, mais non pas nécessaires, les troisièmes enfin qui n'ont ni l'un ni l'autre caractère. On satisfait les nécessaires sans beaucoup de peine et sans beaucoup de dépense; les naturelles n'en demandent pas beaucoup plus, parce que les richesses dont la nature se contente sont aisées à acquérir et ont leurs bornes; mais les vaines passions n'ont ni borne ni mesure. XIV. Si donc toute la vie des hommes est troublée par l'erreur et par l'ignorance, et si la sagesse seule peut nous affranchir de la guerre des passions, nous délivrer du fantôme de la terreur, nous apprendre à supporter doucement les injures de la fortune et nous enseigner tous les chemins qui vont à la tranquillité et au repos, pourquoi ferions-nous difficulté d'avouer qu'il faut rechercher la sagesse en vue de la volupté, et fuir l'ignorance et la folie à cause des maux qu'elles entrainent avec elles? Je dirai dans le même esprit que ce n'est point pour elle-même qu'il faut rechercher la tempérance, mais pour le calme qu'elle répand dans les âmes, en les mettant dans une assiette douce et tranquille. Car c'est la tempérance qui nous avertit de suivre toujours la raison dans la recherche des biens et la fuite des maux. Ce n'est pas assez en effet de savoir juger ce que l'on doit faire ou ne faire pas; il faut encore savoir se tenir ferme dans le parti que la raison a approuvé. Mais combien y a-t-il de gens qui, ne pouvant demeurer fermes dans aucune résolution et séduits par quelque apparence de volupté, se livrent de telle sorte à leurs passions qu'ils s'y laissent emporter, sans songer aux conséquences; et de là vient que pour une volupté médiocre, peu nécessaire, qu'ils auraient pu remplacer facilement, et dont la privation ne leur eût causé aucune douleur, ils tombent dans des maladies graves, dans l'infortune et l'opprobre, et souvent même ils encourent l'animadversion et la rigueur des lois. Mais ceux qui entendent assez bien la volupté pour ne point vouloir l'acheter au prix des souffrances, et qui sont assez fermes dans leurs résolutions pour ne point se laisser vaincre par l'attrait des plaisirs, et donner par leur conduite un démenti à leurs sentiments, ceux-là trouvent une grande volupté dans le mépris même de la volupté. Ils savent aussi quelquefois souffrir une douleur médiocre pour en éviter une plus forte. On voit par là que ce n'est point pour elle-même qu'il faut fuir l'intempérance; et qu'il faut prendre le parti de la tempérance, non parce qu'elle est l'ennemie des voluptés, mais parce qu'elle nous ménage les plus solides de toutes les jouissances. XV. J'en dirai autant de la force d'âme; car la fatigue du travail et la souffrance des douleurs n'ont par elles-mêmes aucun attrait qui nous sollicite; je n'en vois pas davantage dans la patience, l'assiduité, les veilles, dans cette industrieuse activité qu'on loue tant, dans l'énergie elle-même; mais il n'est rien qu'on ne souffre 500 pour vivre après sans souci et sans crainte, et pour affranchir autant qu'on le peut, son esprit et son corps de toute peine. En effet, de même que la crainte de la mort trouble entièrement le repos de la vie, de même que c'est un misérable état de succomber à la douleur, ou de la supporter avec une indigne faiblesse, et que par une telle lâcheté souvent l'homme a trahi ses parents, ses amis, sa patrie, et enfin a été jusqu'à s'immoler lui-même; ainsi un esprit ferme et élevé se trouve affranchi de toute espèce d'inquiétude et d'angoisse, parce qu'il méprise la mort qui remet tous les hommes dans l'état où ils étaient avant de naitre, et se trouve armé contre la douleur en se rappelant que les extrêmes souffrances finissent bientôt par la mort, que les légères sont entremêlées de plusieurs intervalles de relâche, et que pour les autres, suivant que nous les trouvons tolérables ou non, nous sommes maîtres ou de les supporter ou de nous en délivrer, et de sortir tranquillement de la vie comme d'un théâtre. Vous voyez par là que ce n'est point pour elles-mêmes que nous trouvons blâmables la timidité et la lâcheté, et louables la patience et la force, mais que l'on réprouve les unes parce qu'elles trainent les douleurs à leur suite, et qu'on estime les autres parce qu'elles sont mères de la volupté. XVI. Il me reste à parler de la justice pour avoir épuisé le cercle des vertus; et nous pouvons facilement la ramener aux mêmes principes, et ce que j'ai démontré de la sagesse, de la tempérance et de la force qui sont tellement identifiées avec la volupté qu'on ne les en peut ni séparer ni distraire, il faut l'appliquer à la justice qui, non-seulement n'entraine de douleur pour personne, mais fait éprouver un charme particulier par le doux effet de sa nature qui donne la tranquillité à l'esprit, et par l'espérance dont elle nous remplit que nous ne manquerons jamais d'aucun des biens que peut désirer une nature où la corruption n'a point pénétré. La témérité, la licence et la lâcheté déchirent l'âme où elles règnent; elles y nourrissent continuellement l'agitation et le trouble; tout pareillement? l'injustice répand le trouble dans l'esprit qu'elle possède; au milieu de ses entreprises perfides, de quelques ténèbres qu'on s'enveloppe, on ne peut avoir la confiance qu'on ne sera jamais dévoilé. Tel est le sort des actions des méchants; d'abord le soupçon, le bruit qui court, la renommée publique les découvre; bientôt l'accusateur les poursuit, le juge les frappe; quelquefois aussi les coupables se découvrent d'eux-mêmes, comme il arriva sous votre consulat. S'il en est qui croient leur conduite impénétrable aux regards humains, ils ne laissent pas cependant de redouter ceux des dieux; et les soins qui les dévorent, les tourments qui les déchirent nuit et jour, il les regardent comme un supplice que les dieux immortels leur envoient. Ce qu'on pourrait donc retirer d'utilité ou de plaisir d'une mauvaise action, peut-il se comparer aux maux et aux peines que nous infligent le remords, ou le glaive des lois, ou la réprobation de nos concitoyens? Il est vrai qu'il y a des gens au comble des biens, des honneurs et de la puissance, et gorgés de toutes sortes de plaisirs, qui, loin de pouvoir assouvir leurs passions par une proie injustement ravie, les sentent au contraire tous les jours s'allumer davantage; mais de tels hommes ont plutôt besoin d'être enchainés 501 que d'être instruits. La droite raison invite donc à la justice, à l'équité, à la bonne foi ceux qui ont un esprit sain; quant aux hommes sans esprit et sans ressources, l'injustice ne les peut servir, car ou ils manqueront des moyens d'atteindre leur but, ou leurs succès seront bientôt évanouis; pour ceux à qui les trésors de l'esprit ou de la fortune sont échus, la libéralité leur convient mieux, car avec elle ils se concilient l'estime et l'amour de leurs semblables, qui est le plus solide fondement du repos de la vie; d'ailleurs, quel sujet pourrait-on avoir d'être injuste, quand on est puissant? Les besoins qui ont une source tout à fait naturelle, sont aisés à contenter, sans faire tort à personne; quant aux passions factices, il ne faut point les satisfaire; elles ne portent à rien qui justifie nos désirs, et on ne saurait commettre d'injustice sans y perdre plus qu'on n'y gagne. De sorte qu'on ne peut pas dire que la justice soit à rechercher pour elle-même, mais seulement pour les nombreux avantages qu'on en retire. Car s'il est doux d'être aimé et cbéri, c'est parce que l'amour de nos semblables fait un rempart à notre tranquillité et double ainsi nos jouissances. Aussi ce n'est pas seulement pour éviter les inconvénients du dehors que nous croyons qu'il faut s'empêcher d'être injuste, mais principalement parce que l'injustice ne laisse jamais respirer ceux dans l'âme de qui elle pénètre, et ne leur donne jamais de trêve. Ainsi donc si les vertus, dont les autres philosophes ont accoutumé de faire sonner la louange si haut, ne peuvent avoir pour dernière fin que la volupté, et si la volupté seule a le don de nous appeler et de nous attirer naturellement à elle, il n'y a point de doute qu'elle ne soit le plus grand et le dernier des biens, et que par conséquent ce ne soit vivre heureux que de vivre dans la volupté. XVII. J'expliquerai en peu de mots les principales conséquences de cette maxime certaine et indubitable. Il est évident que ce n'est point en établissant la volupté pour le plus grand des biens et la douleur pour le plus grand des maux que l'on se trompe, mais en ignorant quelles sont les choses qui peuvent véritablement procurer la volupté ou causer la douleur. Nous avouons que les plaisirs et les peines de l'esprit viennent des plaisirs et des peines du corps; et je demeure d'accord de ce que vous disiez tantôt que ceux d'entre nous qui pensent autrement, et que je vois aussi nombreux qu'inhabiles, ne peuvent jamais soutenir leur opinion. Mais quoique les plaisirs et les chagrins de l'esprit causent de la joie et de la douleur; cependant les uns et les autres ont leur source dans les impressions du corps, et c'est au corps qu'ils se rapportent; ce qui n'empêche pas pourtant que les voluptés et les peines de l'esprit ne soient en effet plus grandes que celles du corps. Car nous ne pouvons sentir par le corps que ce qui est présent et ce qui nous touche; mais par l'esprit, notre sentiment s'étend au passé et à l'avenir; et supposant les douleurs de l'esprit égales à celles du corps, c'est toujours un grand surcroit de douleur que de s'imaginer que le mal qu'on ressent n'aura point de fin. Et ce que je dis de la douleur on peut l'appliquer au plaisir, qui est d'autant plus grand qu'on en jouit sans crainte. Il est manifeste qu'une extrême volupté ou une extrême douleur d'esprit contribue encore plus à rendre la vie heureuse ou misérable, que les mêmes impressions se rencon- 502 trant avec une égale durée dans le corps. Nous ne prétendons pas au reste que, dès qu'on n'a plus de volupté, on se trouve dans un état malheureux, à moins que la douleur n'ait pris la place de la volupté; au contraire nous tenons que c'est une joie que l'absence de la douleur, quand même cette absence ne serait accompagnée d'aucune volupté sensible. Et par là on peut juger quelle grande volupté c'est que de ne sentir aucune douleur. De plus, comme l'attente des biens que nous espérons nous donne de la joie, le souvenir de ceux dont nous avons joui est encore du bonheur; et tandis que les insensés se font un tourment des maux qu'ils n'ont plus, les sages trouvent une source de délices dans le souvenir charmant des biens qui sont passés. Il ne dépend que de nous d'ensevelir nos adversités dans un perpétuel oubli, et d'éterniser dans notre mémoire bienfaisante nos prospérités écoulées. Lorsqu'on jette un regard vif sur le passé dont le souvenir nous absorbe, si ce sont des maux que nous nous rappelons, nous éprouvons de la peine; et de la joie, si ce sont des biens. XVIII. N'est-ce pas là, je vous le demande, une voie courte et directe et en même temps brillante et commode pour arriver au bonheur? Car puisqu'il n'y a rien de meilleur que de vivre sans douleur ni chagrin, et de jouir des plus grandes voluptés de l'esprit et du corps; ne voyez-vous pas que nous n'avons rien oublié de tout ce qui peut rendre la vie agréable et conduire plus sûrement au souverain bien dont il s'agit? Épicure, que vous accusez d'être trop abandonné à la volupté, vous crie qu'on ne peut vivre agréablement à moins de vivre sagement, honnêtement et justement; niais aussi que l'on ne peut vivre sage, honnête et juste, si l'on est privé de tout agrément. Car, s'il ne peut y avoir de bonheur dans une ville livrée à la sédition et dans une maison dont les maîtres sont en dissentiment, comment un homme qui est en lutte avec lui-même pourrait-il porter ses lèvres à la coupe de la vraie et pure volupté? Tant qu'il sera agité de désirs et de sentiments contraires, il est impossible qu'il goûte la paix et qu'il juge de rien avec calme. Si de graves maladies du corps sont un obstacle à l'agrément de la vie, à combien plus forte raison les maladies de l'esprit n'en seront-elles pas un? Les maladies de l'esprit, ce sont les excessives et vaines convoitises des richesses, de la gloire, de la domination, des voluptés sensuelles; ajoutez-y les chagrins, les tourments et les ennuis dont se laissent continuellement ronger ceux qui ne veulent pas comprendre qu'il ne faut jamais s'affliger de ce qui n'est point une douleur du corps actuelle, ou ne traine point infailliblement une douleur à sa suite. Tous ceux qui n'ont pas la vraie sagesse sont attaqués de quelqu'une de ces maladies, et tous sans exception sont malheureux. Ajoutez à cela la frayeur de la mort, ce rocher de Tantale, toujours suspendu sur leur tête; joignez-y encore la superstition qui ne laisse jamais de relâche à ceux qui en sont imbus. Voyez-les; ils ne savent ni se ressouvenir des biens passés ni goûter les biens présents; ils sont toujours tendus vers l'avenir, dont l'incertitude les tient dans de continuelles angoisses; et c'est alors surtout qu'ils sont cruellement déchirés, lorsqu'ils s'aperçoivent enfin de la vanité de leurs efforts pour acquérir des richesses, des honneurs, de l'autorité et de la gloire. Tous ces plaisirs dont l'espérance les avait enflammés et pour la conquête desquels ils s'étaient 503 donné tant de peines et de tourments, leur échappent sans retour. On en voit d'autres d'un esprit faible et bas ou qui désespèrent de tout, on qui sont malintentionnés, envieux, difficiles à vivre, médisants, misanthropes, de véritables bêtes furieuses et malignes; d'autres, les hommes les plus légers du monde, qui font sans cesse des chapitres de roman; ceux-ci sont emportés, ceux-là téméraires, effrontés, sans frein, et en même temps sans caractère, et leur esprit n'est jamais dans la même assiette. Or tous les esprits tournés de la sorte souffrent d'une plaie qui ne leur laisse jamais de repos. Mais comme il n'y a aucun de tous ces insensés qui soit heureux, il n'y a aussi aucun sage qui ne le soit; et nous sommes beaucoup mieux fondés que les Stoïciens à le soutenir. Ils disent eux qu'il n'y a d'autre bien que cette je ne sais quelle ombre qu'ils appellent l'honnête, expression pompeuse qui ne sonne que le vide; et ils prétendent que la vertu reposant sur ce bien, ne recherche aucune volupté et se suffit à elle-même pour le bonheur. XIX. Cependant tout n'est pas déraisonnable dans leurs propositions, et il en est que loin de combattre, nous adoptons nous-mêmes. C'est ainsi que, pour Épicure, le sage est toujours heureux. Il est borné dans ses désirs; il méprise la mort; il pense des dieux immortels ce qu'il en faut croire, mais sans aucune terreur; et si la vie lui devient insupportable, il ne fait aucune difficulté d'en sortir. Ainsi préparé, il est toujours dans la volupté; car en tout instant, il éprouve toujours plus de jouissances que de douleurs. Il se ressouvient du passé avec joie, il jouit du présent qu'il sait apprécier et prendre par le beau côté; il attend doucement l'avenir sans en être l'esclave; et comme il est très-éloigné de tous les défauts et des erreurs dont nous venons de parler, il sent une volupté inconcevable quand il compare sa vie avec celle du vulgaire insensé. Lorsque les douleurs surviennent, elles ne sont jamais assez fortes pour que le sage ne puisse en faire une juste estime et trouver qu'il a toujours plus de sujets de se réjouir que de s'attrister. Épicure dit encore très-bien que la fortune a infiniment peu de prise sur le sage, mais qu'il n'y a point d'affaires si importantes qu'il ne puisse heureusement manier par la force de sa raison, et qu'on ne peut pas recevoir de plus grande volupté dans toute l'éternité des temps, qu'il en reçoit dans les courtes limites où sa vie est renfermée. Quant à votre dialectique, il l'a regardée comme ne pouvant en aucune façon nous servir ni à vivre plus heureusement ni à mieux raisonner. Il attachait au contraire beaucoup de prix à la physique; cette science selon lui peut nous faire connaitre la force des mots, la nature et les règles du discours, les lois de la conséquence et de la contradiction dans les propositions; d'un autre coté lorsque l'on connait bien la nature des choses, on est délivré de la superstition, affranchi de la crainte de la mort, soustrait au trouble qu'inspiré l'ignorance d'où naissent souvent de si terribles fantômes; enfin, quand on est parvenu à savoir bien ce que la nature désire, on est beaucoup plus réglé dans tout le cours de sa vie. De plus si nous possédons une solide et vraie connaissance des choses, et si nous suivons celle règle qui est comme descendue du ciel pour diriger et éclairer nos jugements, nous demeure- 504 rons toujours inébranlables dans nos sentiments, sans qu'aucune force d'éloquence puisse nous en faire dévier. Mais si nous ne connaissons à fond la nature des choses, il nous sera impossible de défendre l'autorité de nos sens. Or, toutes les conceptions de notre esprit ont leur source dans les impressions des sens, dont le témoignage, s'il est fidèle, comme renseigne Épicure, peut nous conduire ainsi à de légitimes connaissances. Mais ceux qui le ruinent et disent qu'on ne peut être certain d'aucune perception, récusant l'autorité des sens, se rendent par là même incapables et de mettre au jour et d'établir l'opinion qu'ils soutiennent. En outre, si vous supprimez la connaissance et la science, il n'est plus rien sur quoi on puisse fonder la conduite de la vie et la règle des actions. C'est ainsi que, dans l'étude de la physique, on puise la fermeté de l'esprit contre la crainte de la mort, la force de caractère contre les vaines frayeurs de la superstition; le repos de l'intelligence, qui a levé le voile dont les principes des choses sont naturellement couverts; la modération des désirs, qui vient toujours d'une connaissance approfondie des diverses sortes de passions; et enfin, comme je l'ai déjà dit, les lois de la connaissance elle-même, et, par la règle de nos jugements qu'on en déduit naturellement, l'art infaillible de distinguer le faux et le vrai. XX. Il me reste à parler d'un sujet qui appartient essentiellement à cette discussion, je veux dire l'amitié, que vous déclarez anéantie si la volupté est le souverain bien, et dont Épicure disait que, de tous les biens que la sagesse peut acquérir pour rendre la vie heureuse, il n'en est point de plus excellent, de plus fécond et de plus doux que l'amitié. Et ce n'est point seulement dans ses discours qu'il a fait paraitre ce sentiment; sa vie, ses actions, ses mœurs en sont une démonstration bien plus éloquente encore, et dont on ne peut comprendre tout le prix qu'en recourant aux anciennes fables, si riches et si variées, et où l'on trouve à peine trois couples d'amis, en descendant de Thésée jusqu'à Oreste. Mais quelle nombreuse troupe d'amis parfaits, et tous unis par la plus vive tendresse, Épicure n'avait-il point rassemblée dans une seule et étroite maison! Tous les Épicuriens ne suivent-ils pas encore son exemple? Mais revenons à notre sujet. C'est de l'amitié et non de ses héros que nous devons parler. Je vois dans notre école trois opinions différentes sur l'amitié. Les uns nient que le bien de nos amis doive être recherché par nous avec tout autant de zèle que le nôtre; en cela il semble que l'amitié soit un peu ébranlée; néanmoins ils soutiennent assez bien leur opinion et résolvent toutes les difficultés, à mon avis. Ils disent qu'il en est de l'amitié comme des vertus, dont nous avons parlé déjà, qu'elle est inséparable de la volupté. La vie d'un homme seul et sans amis est en effet exposée à de si grands dangers, que la raison même nous porte à nous faire des amis, dont l'attachement pour nous puisse mettre notre esprit en repos, et il est impossible que l'on forme ces belles liaisons sans songer aux avantages que l'on en retirera. De même que les haines, les jalousies et les marques de, mépris sont entièrement contraires à nos plaisirs bien entendus; de même il n'est pas pour nos voluptés d'appui plus solide ni de source plus féconde qu'une amitié réciproque, qui non-seulement est d'un commerce délicieux dans le temps même, mais qui nous donne encore l'espoir d'un riant et 505 paisible avenir. Comme donc il est impossible de mener une vie véritablement et continuellement heureuse sans l'amitié, et d'entretenir longtemps l'amitié si nous n'aimons nos amis comme nous même, alors il arrive qu'on aime ses amis de cette sorte, et que l'amitié se joignant ainsi à la volupté, on ne sent pas moins de joie ou de peine que son ami de tout ce qui lui arrive d'agréable ou de fâcheux. C'est pourquoi le sage aura toujours les mêmes sentiments pour les intérêts de ses amis que pour les siens, et toutes les peines qu'il se donnerait pour se procurer des voluptés, il n'hésitera pas à les souffrir pour en procurer à son ami. Voilà de quelle sorte ce que nous avons dit des vertus, qu'elles sont inséparables de la volupté, doit s'entendre aussi de l'amitié. A ce propos, je puis rappeler les excellentes paroles d'Épicure, qui dit à peu près en ces termes que la même doctrine qui nous a rendus fermes contre l'appréhension d'un malheur perpétuel, ou même d'une longue durée, nous a aussi fait voir que l'amitié est le secours le plus assuré qu'on puisse avoir dans toute la vie. Il y a d'autres Épicuriens qui, s'effrayant un peu trop de vos reproches, et ne manquant pas toutefois de finesse d'esprit, semblent craindre que ce ne soit faire boiter l'amitié que de ne lui donner d'autre prix que celui des plaisirs qu'elle nous procure. Ils demeurent bien d'accord que c'est l'intérêt qui forme les premiers liens et ébauche d'abord toutes les amitiés; mais ils disent que quand l'usage les a rendues plus étroites et plus intimes, alors la pure tendresse prend un tel essor, qu'indépendamment de toute utilité, nous venons à aimer nos amis uniquement pour eux-mêmes. Car si le temps et l'habitude nous donnent de l'attachement pour les maisons, les temples, les villes, les gymnases, et tous les lieux d'exercices, les chiens, les chevaux, les jeux et la chasse, à combien plus forte et plus juste raison l'habitude produira-t-elle le même effet à l'égard des hommes! Enfin le troisième sentiment de quelques-uns des nôtres sur l'amitié est qu'il y a une espèce de traité entre les sages, par lequel ils s'obligent à n'aimer pas moins leurs amis qu'eux-mêmes; ce que nous comprenons aisément qu'on peut faire et dont nous voyons des exemples fréquents; joint à cela, qu'évidemment rien n'est plus propre qu'une telle alliance à répandre le bonheur dans tout le cours de la vie. Par toutes ces raisons on peut donc juger que bien loin que ce soit détruire l'amitié, que de mettre le souverain bien dans la volupté, il serait impossible sans la volupté qu'aucune liaison d'amitié se formât parmi les hommes. XXI. Ainsi donc, si ce que je viens de dire est plus clair que le jour, si tout mon discours est puisé aux sources de la nature, s'il est confirmé par l'autorité des sens, ces témoins sincères et incorruptibles; si les enfants, si les animaux eux-mêmes prennent une voix pour nous dire, sous l'inspiration de la nature, qu'il n'y a de bonheur que dans la volupté et de misère que dans la douleur, toutes choses dont ils jugent avec le sens le plus droit et le plus inattaquable, quelles grâces ne devons-nous pas rendre à celui qui, ayant entendu ce cri universel de la nature, a si bien et si profondément compris tout ce qu'il veut dire, qu'il a ouvert à tous les hommes d'un esprit sain le chemin d'une vie paisible, tranquille, douce et heureuse? Épicure vous parait peu sa- 506 vant; c'est qu'il a cru qu'il n'y avait d'autre science utile, que celle qui apprend à pouvoir vivre heureusement. Aurait-il voulu passer le temps, comme nous avons fait, Triarius et moi, sur votre conseil, à feuilleter les poètes où l'on ne trouve que des amusements d'enfant et rien de solide? Ou se serait-il épuisé comme Platon, à étudier la musique, la géométrie, les nombres et le cours des astres, toutes sciences qui, étant fondées sur des principes faux, ne peuvent jamais nous conduire à la vérité, et qui, lors même qu'elles nous y conduiraient, ne contribueraient jamais à notre bonheur, et partant ne nous apprendraient pas à mieux vivre? Croyez-vous qu'il eût voulu s'embarrasser de tous ces astres, et négliger l'art de la vie le plus grand, le plus difficile, le plus fructueux de tous? Épicure n'était donc pas ignorant, mais ceux-là le sont véritablement qui croient que les études dont il serait honteux aux enfants de n'avoir pas de teinture doivent faire leur unique occupation jusqu'à l'extrême vieillesse. Vous voyez par là, ajouta-t-il, quel est mon sentiment, et je ne m'en suis ouvert qu'afin de savoir quel est le vôtre. Je n'avais pas encore jusqu'ici trouvé l'occasion de m'expliquer à mon aise sur cette grande question. |