entrée dans le site | introduction | LIVRE I | LIVRE II | LIVRE III | LIVRE IV | LIVRE V |
LIVRE CINQ. LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
|
CHAPITRE
PREMIER. NOUVELLES
CROYANCES LA PHILOSOPHIE CHANGE LES RÈGLES DE LA POLITIQUE. |
LIVRE V.
LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
On a vu dans ce
qui précède comment le régime municipal s'était constitué chez les anciens.
Une religion très antique avait fondé, d'abord la famille, puis la cité ;
elle avait établi d'abord le droit domestique et le gouvernement de la gens,
ensuite les lois civiles et le gouvernement municipal. L'État était
étroitement lié à la religion ; il venait d'elle et se confondait avec elle.
C'est pour cela que dans la cité primitive, toutes les institutions politiques
avaient été des institutions religieuses, les fêtes des cérémonies du
culte, les lois des formules sacrées, les rois et les magistrats des prêtres.
C'est pour cela encore que la liberté individuelle avait été inconnue, et que
l'homme n'avait pas pu soustraire sa conscience elle-même à l'omnipotence de
la cité. C'est pour cela enfin que l'État était resté borné aux limites
d'une ville, et n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux
lui avaient tracée à l'origine. Chaque cité avait non-seulement son
indépendance politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le
droit, le gouvernement, tout était municipal. La cité était la seule force
vive ; rien au-dessus, rien au-dessous ; ni unité nationale ni liberté
individuelle.
Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le
principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la religion,
le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu dans
l'antiquité.
La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut se
rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des faits
moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels ; la première
est la transformation des croyances, la seconde est la conquête romaine. Ces
deux grands faits sont du même temps ; ils se sont développés et accomplis
ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre ère.
La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du foyer et
le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille antique et
organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit. L'esprit humain
grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On commença à avoir l'idée
de la nature immatérielle ; la notion de l'âme humaine se précisa, et presque
en même temps celle d'une intelligence divine surgit dans les esprits.
Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui
vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes, de
ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments ? Une telle
foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au niveau de
l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers qu'ils
fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire; ils y
régnèrent longtemps encore ; mais dès le cinquième siècle avant notre ère,
les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs. Ils
comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement, les
autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des âmes; dans
tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la tombe ; se
nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée trop haute
du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts fussent des dieux. On
se figurait au contraire l'âme humaine allant chercher dans les
Champs-Élysées sa récompense ou allant payer la peine de ses fautes ; et par
un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les hommes que ceux que la
reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-dessus de l'humanité.
L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la
puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord
appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta
aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature, en
attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en dehors
et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros perdirent
l'adoration de tout ce qui pensait.
Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se rattachait au
culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à avoir dans la
maison un foyer domestiqué, à le saluer, à l'adorer, à lui offrir la
libation ; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune foi ne
vivifiait plus.
Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le
discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il
signifiait ; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée
représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros
nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à
chanter les vieux hymnes : vaines cérémonies, dont on n'osait pas se
débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens.
Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers,
changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités
domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se
transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres
différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être qu'un
seul et même être ; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut embarrassé de la
multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en réduire le nombre. On
comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à une famille ou à une
ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain et veillaient sur
l'univers. Les poètes allaient de ville en ville et enseignaient aux hommes, au
lieu des vieux hymnes de la cité, des chants nouveaux où il n'était parlé ni
des dieux Lares ni des divinités poliades, et où se disaient les légendes des
grands dieux de la terre et du ciel ; et le peuple grec oubliait ses vieux
hymnes domestiques ou nationaux pour cette poésie nouvelle, qui n'était pas
fille de la religion, mais de l'art et de l'imagination libre. En même temps,
quelques grands sanctuaires, comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les
hommes et leur faisaient oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine
qu'ils contenaient, les habituaient à dédaigner la religion vide et
insignifiante de la cité.
Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les
prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance ; car dès que tes
sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur semblait
que l'ancienne religion était sauve ; les idées pouvaient changer et' la foi
périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il arriva donc que,
sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances se transformèrent, et
que la religion domestique et municipale perdit tout empire sur les âmes.
Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la vieille
politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes sans toucher
aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. Pythagore, ayant la
conception vague de l'Être suprême, dédaigna les cultes locaux, et c'en fut
assez pour qu'il. rejetât les vieux modes de gouvernement et essayât de fonder
une société nouvelle.
Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et sur
tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna aussi de
l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du prytanée, il ne
remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen ; il fuyait les assemblées
et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine portait atteinte à la cité ;
les Athéniens le frappèrent d'une sentence de mort.
Les Sophistes vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux
grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles erreurs.
Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au passé, ils ne
ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la
religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois qui régissaient
encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des
principes nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et
à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive que
l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, et dégagée des formules des âges
antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une tempête de haines et
de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion, ni morale, ni patriotisme. La
vérité est que sur toutes ces choses ils n'avaient pas une doctrine bien
arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez fait quand ils avaient combattu des
préjugés. Ils remuaient, comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été
immobile. Ils plaçaient la règle du sentiment religieux et celle de la
politique dans la conscience humaine, et non pas dans les coutumes des
ancêtres, dans l'immuable tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour
gouverner un État, il ne suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois
sacrées, mais qu'il fallait persuader les hommes et agir sur des volontés
libres. A la connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de
raisonner et de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires
avaient pour eux la tradition ; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.
Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus
croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner sans
discuter ses institutions.
Il douta de la justice de ses vieilles lois sociales, et d'autres principes lui
apparurent. Platon met dans la bouche d'un sophiste ces belles paroles : « Vous
tous qui êtes ici, je vous regarde comme parents entre vous. La nature, à
défaut de la loi, vous a faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme,
fait violence à la nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à
la loi et à la coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique
ancienne. En vain les Athéniens chassèrent Protagoras et brûlèrent ses
écrits ; le coup était porté ; le résultat de l'enseignement des Sophistes
avait été immense. L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité
des dieux nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les
maisons et sur la place publique.
Socrate, tout en réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de
douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de la
tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées dans la
conscience humaine. Une différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait cette
conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver l'obligation
d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-dessus de la
coutume, la justice au-dessus de la loi. Il dégageait la morale de la religion
; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un arrêt des anciens dieux ;
il montra que le principe du devoir est dans l'âme de l'homme. En tout cela,
qu'il le voulût ou non, il faisait la guerre aux cultes de la cité. En vain
prenait-il soin d'assister à toutes les fêtes et de prendre part aux
sacrifices ; ses croyances et ses paroles démentaient sa conduite. Il fondait
une religion nouvelle, qui était le contraire de la religion de la cité. On
l'accusa avec vérité « de ne pas adorer les dieux que l'État adorait.» On
le fit périr pour avoir attaqué les coutumes et les croyances des ancêtres,
ou, comme on disait, pour avoir corrompu la génération présente.
L'impopularité de Socrate et les violentes colères de ses concitoyens
s'expliquent, si l'on songe aux habitudes religieuses de cette société
athénienne, où il y avait tant de prêtres, et où ils étaient si puissants.
Mais la révolution que les Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait
reprise avec plus de mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La
société grecque s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des
vieilles croyances et des vieilles institutions.
Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et les
règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, Speusippe,
Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des traités sur la
politique. On chercha, on examina les grands problèmes de l'organisation de
l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des obligations et des droits, se
posèrent à tous les esprits.
Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a
faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des vieilles
idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique ; il est étroit ;
il ne doit contenir que 5000 membres. Le gouvernement y est encore réglé par
les anciens principes ; la liberté y est inconnue; le but que le législateur
se propose est moins le perfectionnement de l'homme que la sûreté et la
grandeur de l'association. La famille même est presque étouffée, pour qu'elle
ne fasse pas concurrence à la cité ; l'État seul est propriétaire; seul il
est libre ; seul il a une volonté ; seul il a une religion et des croyances, et
quiconque ne pense pas comme lui doit périr. Pourtant au milieu de tout cela,
les idées nouvelles se font jour. Platon proclame, comme Socrate et comme les
Sophistes, que la règle de la morale et de la politique est en nous-mêmes, que
la tradition n'est rien, que c'est la raison qu'il faut consulter, et que les
lois ne sont justes qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine.
Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est la
raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme à la
coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure que le
temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le respect des
ancêtres : « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du sein de la
terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient suivant toute
apparence à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de plus ignorant parmi
les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en tenir à l'opinion de
ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes, méconnaissait absolument
l'origine religieuse de la société humaine ; il ne parle pas des prytanées ;
il ignore que ces cultes locaux aient été le fondement de l'État. « L'État,
dit-il, n'est pas autre chose qu'une association d'êtres égaux recherchant en
commun une existence heureuse et facile. » Ainsi la philosophie rejette les
vieux principes des sociétés, et cherche un fondement nouveau sur lequel elle
puisse appuyer les lois sociales et l'idée de patrie (01).
L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se
vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa patrie à
lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques ajoutaient cette
vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de l'univers et que la
patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils considéraient le
patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient du nombre des
sentiments l'amour de la cité.
Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus des
affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du citoyen ; Platon
avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. Aristote, déjà plus
indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de l'État un objet
d'étude scientifique. Les épicuriens laissèrent de côté les affaires
publiques ; « n'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins que quelque
puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne voulaient même
pas être citoyens.
Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe
écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs
principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici en
quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient leurs
écrits. «Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé de nous
montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de telle ville,
séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives,
mais que nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous
appartenions tous au même dème et à la même cité (02).
» On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de Socrate à Zénon.
Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il pouvait, les dieux de
l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre gouvernement que celui d'une
cité. Zénon passe par-dessus ces étroites limites de l'association humaine.
Il dédaigne les divisions que la religion des vieux âges a établies. Comme il
conçoit le Dieu de l'univers, il a aussi l'idée d'un État où entrerait le
genre humain tout entier (03).
Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant
l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion de la
cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que la
personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare nettement
ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins la conscience.
Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, trouver en lui le
devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de s'occuper des
affaires publiques ; il l'y invite même, mais en l'avertissant que son
principal travail doit avoir pour objet son amélioration individuelle, et que,
quel que soit le gouvernement, sa conscience doit rester indépendante. Grand
principe, que la cité antique avait toujours méconnu, mais qui devait un jour
devenir l'une des règles les plus saintes de la politique.
On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs
envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à
d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et
si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de toutes
ses vertus ; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y avait eu
d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme qu'il a
une dignité, non de citoyen, mais d'homme ; qu'outre ses devoirs envers la loi,
il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas de vivre au de
mourir pour l'Etat, mais d'être vertueux et de plaire à la divinité. Vertus
un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance nationale et la
liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les vertus publiques allèrent
dépérissant, mais les vertus personnelles se dégagèrent et apparurent dans
le monde. Elles eurent d'abord à lutter, soit contre la corruption générale,
soit contre le despotisme. Mais elles s'enracinèrent peu à peu dans
l'humanité ; à la longue elles devinrent une puissance avec laquelle tout
gouvernement dut compter, et il fallut bien que les règles de la politique
fussent modifiées pour qu'une place libre leur fût faite.
Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances ; la religion municipale,
fondement de la cité, s'éteignit ; le régime municipal, tel que les anciens
l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de ces
règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des idées plus
hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus grandes. On était
entraîné vers l'unité ; ce fut l'aspiration générale des deux siècles qui
précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que portent ces
révolutions de l'intelligence, sont très lents à mûrir. Mais nous allons
voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements marchaient dans le
même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à la ruine du vieux
régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux modes de gouvernement.
LA CONQUÊTE ROMAINE.
Il paraît au
premier abord bien surprenant que parmi les mille cités de la Grèce et
d'Italie il s'en soit trouvé une qui ait été capable d'assujettir toutes les
autres. Ce grand événement est pourtant explicable par les causes ordinaires
qui déterminent la marche des affaires humaines. La sagesse de Rome a
consisté, comme toute sagesse, à profiter des circonstances favorables qu'elle
rencontrait.
On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquête romaine deux périodes. L'une
concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore beaucoup de
force ; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus d'obstacles. La seconde
appartient au temps où l'esprit municipal était fort affaibli ; la conquête
devint alors facile et s'accomplit rapidement.
1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome.
Les origines de
Rome et la composition de son peuple sont dignes de remarque. Elles expliquent
le caractère particulier de sa politique et le rôle exceptionnel qui lui fut
dévolu, dès le commencement, au milieu des autres cités.
La race romaine était étrangement mêlée. Le fond principal était latin et
originaire d'Albe ; mais ces Albains eux-mêmes, suivant des traditions
qu'aucune critique ne nous autorise à rejeter, se composaient de deux
populations associées et non confondues : l'une était la race aborigène,
véritables Latins ; l'autre était d'origine étrangère, et on la disait venue
de Troie, avec Énée, le prêtre-fondateur ; elle était peu nombreuse,
suivant. toute apparence, mais elle était considérable par le culte et les
institutions qu'elle avait apportés avec elle (04).
Ces Albains, mélange de deux races, fondèrent Rome en un endroit où
s'élevait déjà une autre ville, Pallantium, fondée par des Grecs. Or la
population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du culte
grec s'y conservèrent (05). Il y avait aussi, à
l'endroit où fut plus tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir été
fondée par Hercule, et dont les familles se perpétuèrent distinctes du reste
de la population romaine, pendant toute la durée de la république (06).
Ainsi à Rome toutes les races s'associent et se mêlent : il y a des Latins,
des Troyens, des Grecs ; il y aura bientôt des Sabins et des Étrusques. Voyez
les diverses collines : le Palatin est la ville latine, après avoir été la
ville d'Évandre ; le Capitolin, après avoir été la demeure des compagnons
d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius. Le Quirinal reçoit son nom
des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus. Le Coelius paraît avoir été
habité dès l'origine par des Étrusques.
Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que l'un
était un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisième un nom étrusque. Rome
n'était pas une seule ville ; elle était une confédération de plusieurs
villes, dont chacune était rattachée elle-même à une autre confédération.
Elle était le centre où Latins, Étrusques, Sabelliens et Grecs se
rencontraient.
Son premier roi fut un Latin ; le second un Sabin ; le cinquième était fils
d'un Grec ; le sixième fut un Étrusque.
Sa langue était un composé des éléments les plus divers ; le latin y
dominait ; mais les racines sabelliennes y étaient nombreuses, et on y trouvait
plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de l'Italie centrale.
Quant à son nom même, on ne savait pas à quelle langue il appartenait.
Suivant les uns, Rome était un mot troyen ; suivant d'autres, un mot grec ; il
y a des raisons de le croire latin, mais quelques anciens le croyaient
étrusque.
Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversité d'origine.
Au temps d'Auguste il y avait encore une cinquantaine de familles qui, en
remontant la série de leurs ancêtres, arrivaient à des compagnons d'Énée (07).
D'autres se disaient issues des Arcadiens d'Évandre, et depuis un temps
immémorial, les hommes de ces familles portaient sur leur chaussure, comme
signe distinctif, un petit croissant d'argent (08).
Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on appelait les
compagnons d'Hercule, et leur descendance était prouvée par le culte
héréditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius étaient
venus d'Albe après la conquête de cette ville. Beaucoup de familles joignaient
à leur nom un surnom qui rappelait leur origine étrangère ; il y avait ainsi
les Sulpicius Camerinus, les Cominius Auruncus, les Sicinius Sabinus, les
Claudius Regillensis, les Aquillius Tuscus. La famille Nautia était troyenne ;
les Aurélius étaient Sabins ; les Caecilius venaient de Préneste ; les
Octaviens étaient originaires de Vélitres.
L'effet de ce mélange des populations les plus diverses était que Rome avait
des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle pouvait se
dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, étrusque avec les
Étrusques, et grecque avec les Grecs.
Son culte national était aussi un assemblage de plusieurs cultes infiniment
divers, dont chacun la rattachait à l'un de ces peuples. Elle avait les cultes
grecs d'Évandre et d'Hercule ; elle se vantait de posséder le palladium
troyen. Ses pénates étaient dans la ville latine de Lavinium : elle adopta
dès l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu sabin, Quirinus,
s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa à Romulus, son fondateur.
Elle avait aussi les dieux des Étrusques, et leurs fêtes, et leur augurat, et
jusqu'à leurs insignes sacerdotaux.
Dans un temps où nul n'avait le droit d'assister aux fêtes religieuses d'une
nation, s'il n'appartenait à cette nation par la naissance, le Romain avait cet
avantage incomparable de pouvoir prendre part aux féries latines, aux fêtes
sabines, aux fêtes étrusques, et aux jeux olympiques (09).
Or la religion était un lien puissant. Quand deux villes avaient un culte
commun, elles se disaient parentes ; elles devaient se regarder comme alliées,
et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquité, d'autre union que
celle que la religion établissait. Aussi Rome conservait-elle avec grand soin
tout ce qui pouvait servir de témoignage de cette précieuse parenté avec les
autres nations. Aux Latins, elle présentait ses traditions sur Romulus ; aux
Sabins, sa légende de Tarpeia et de Tatius ; elle alléguait aux Grecs les
vieux hymnes qu'elle possédait en l'honneur de la mère d'Évandre, hymnes
qu'elle ne comprenait plus, mais qu'elle persistait à chanter. Elle gardait
aussi avec la plus grande attention le souvenir d'Énée ; car, si par Évandre
elle pouvait se dire parente des Péloponnésiens (10),
par Énée elle l'était de plus de trente villes (11)
répandues en Italie, en Sicile, en Grèce, en Thrace et en Asie-Mineure, toutes
ayant eu Énée pour fondateur ou étant colonies de villes fondées par lui,
toutes ayant par conséquent un culte commun avec Rome. On peut voir dans les
guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en Grèce contre Philippe,
quel parti elle tira de cette antique parenté.
La population romaine était donc un mélange de plusieurs races, son culte un
assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de plusieurs
foyers. Elle était presque la seule cité que sa religion municipale n'isolât
pas de toutes les autres. Elle touchait à toute l'Italie, à toute la Grèce.
Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne pût admettre à son foyer.
2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ).
Pendant les
siècles où la religion municipale était partout en vigueur, Rome régla sa
politique sur elle.
On dit que le premier acte de la nouvelle cité fut d'enlever quelques femmes
sabines : légende qui paraît bien invraisemblable, si l'on songe à la
sainteté du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que la
religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cités
différentes, à moins que ces deux cités n'eussent un lien d'origine ou un
culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe, d'où
ils étaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres voisins,
les Sabins. Ce que Romulus voulut conquérir tout d'abord, ce n'étaient pas
quelques femmes, c'était le droit de mariage, c'est-à-dire le droit de
contracter des relations régulières avec la population sabine. Pour cela, il
lui fallait établir entre elle et lui un lien religieux ; il adopta donc le
culte du dieu sabin Consus et en célébra la fête. La tradition ajoute que
pendant cette fête il enleva les femmes ; s'il avait fait ainsi, les mariages
n'auraient pas pu être célébrés suivant les rites, puisque le premier acte
et le plus nécessaire du mariage était la traditio in manum,
c'est-à-dire le don de la fille par le père ; Romulus aurait manqué son but.
Mais la présence des Sabins et de leurs familles à la cérémonie religieuse
et leur participation au sacrifice établissaient entre les deux peuples un lien
tel que le connubiurn ne pouvait plus être refusé. Il n'était pas
besoin d'enlèvement ; la fête avait pour conséquence naturelle le droit de
mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les textes et les hymnes
anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariées suivant les rites les plus
solennels, ce que confirment Plutarque et Cicéron. Il est digne de remarque que
le premier effort des Romains ait eu pour résultat de faire tomber les
barrières que la religion municipale mettait entre eux et un peuple voisin. Il
ne nous est pas parvenu de légende analogue relativement à l'Étrurie ; mais
il paraît bien certain que Rome avait avec ce pays les mêmes relations qu'avec
le Latium et la Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par
le sang à tout ce qui était autour d'elle. Elle tenait à avoir le connubium
avec toutes les cités, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance
de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cités, ses sujettes,
l'eussent entre elles (12).
Rome entra ensuite dans la longue série de ses guerres. La première fut contre
les Sabins de Tatius ; elle se termina par une alliance religieuse et politique
entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre à Albe ; les
historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle en fût une
colonie. C'est précisément parce qu'elle en était une colonie, qu'elle jugea
nécessaire de la détruire. Toute métropole en effet exerçait sur ses
colonies une suprématie religieuse ; or la religion avait alors tant d'empire
que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait être qu'une cité
dépendante, et que ses destinées étaient à jamais arrêtées.
Albe détruite, Rome ne se contenta pas de n'être plus une colonie ; elle
prétendit s'élever au rang de métropole, en héritant des droits et de la
suprématie religieuse qu'Albe avait exercés jusque-là sur ses trente colonies
du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la présidence du
sacrifice des féries latines. C'était le moyen d'acquérir le seul genre de
supériorité et de domination que l'on conçût en ce temps-là.
Elle éleva chez elle un temple à Djana ; elle obligea les Latins à venir y
faire des sacrifices ; elle y attira même les Sabins (13).
Par là elle habitua les deux peuples à partager avec elle, sous sa
présidence, les fêtes, les prières, les chairs sacrées des victimes. Elle
les réunit sous sa suprématie religieuse.
Rome est la seule cité qui ait su par la guerre augmenter sa population. Elle
eut une politique inconnue à tout le reste du monde gréco-italien ; elle
s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les habitants des
villes prises, et des vaincus fit peu à peu des Romains. En même temps elle
envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette manière elle semait Rome
partout ; car ses colons, tout en formant des cités distinctes au point de vue
politique, conservaient avec la métropole la communauté religieuse ; or
c'était assez pour qu'ils fussent contraints de subordonner leur politique à
la sienne, de lui obéir, et de l'aider dans toutes ses guerres.
Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait à
elle tous les cultes des cités voisines. Elle s'attachait autant à conquérir
les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veji, d'un Jupiter de
Préneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de Lanuvium, d'une Vénus des
Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne connaissons pas (14).
« Car c'était l'usage à Rome, dit un ancien (15),
de faire entrer chez elle les religions des villes vaincues ; tantôt elle les
répartissait parmi ses gentes, et tantôt elle leur donnait place dans sa
religion nationale. »Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement
d'habile politique, de n'avoir pas imposé leurs dieux aux peuples vaincus. Mais
cela eût été absolument contraire à leurs idées et à celles de tous les
anciens. Rome conquérait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les
siens. Elle gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait même à en
augmenter le nombre. Elle tenait à posséder plus de cultes et plus de dieux
tutélaires qu'aucune autre cité.
Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux étaient, pour la plupart, pris aux
vaincus, Rome était par eux en communion religieuse avec tous les peuples. Les
liens d'origine, la conquête du connubium, celle de la présidence des
féries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle prétendait avoir de
sacrifier à Olympie et à Delphes, étaient autant de moyens par lesquels Rome
préparait sa domination. Comme toutes les villes, elle avait sa religion
municipale, source de son patriotisme ; mais elle était la seule ville qui fît
servir cette religion à son agrandissement. Tandis que, par la religion, les
autres villes étaient isolées, Rome avait l'adresse ou la bonne fortune de
l'employer à tout attirer à elle et à tout dominer.
3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ).
Pendant que Rome
s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la religion et les idées
d'alors mettaient à sa disposition, une série de changements sociaux et
politiques se déroulait dans toutes les cités et dans Rome même, transformant
à la fois le gouvernement des hommes et leur manière de penser. Nous avons
retracé plus haut cette révolution ; ce qu'il importe de remarquer ici, c'est
qu'elle coïncide avec le grand développement de la puissance romaine. Ces deux
faits qui se sont produits en même temps, n'ont pas été sans avoir quelque
action l'un sur l'autre. Les conquêtes de Rome n'auraient pas été si faciles,
si le vieil esprit municipal ne s'était pas alors éteint partout ; et l'on
peut croire aussi que le régime municipal ne serait pas tombé si tôt, si la
conquête romaine ne lui avait pas porté le dernier coup.
Au milieu des changements qui s'étaient produits dans les institutions, dans
les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui-même avait
changé de nature, et c'est une des choses qui contribuèrent le plus aux grands
progrès de Rome. Nous avons dit plus haut quel était ce sentiment dans le
premier âge des cités. Il faisait partie de la religion ; on aimait la patrie
parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que chez elle on trouvait un
prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, des hymnes, et parce que hors
d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte. Ce patriotisme était de la foi et
de la piété. Mais quand la domination eut été retirée à la caste
sacerdotale, cette sorte de patriotisme disparut avec toutes les vieilles
croyances. L'amour de la cité ne périt pas encore, mais il prit une forme
nouvelle.
On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux ; on l'aima seulement
pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la sécurité qu'elle
accordait à ses membres. Voyez dans l'oraison funèbre que Thucydide met dans
la bouche de Périclès, quelles sont les raisons qui font aimer Athènes :
c'est que cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi ; » c'est
«qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs ;
c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure aux magistrats l'autorité,
protège les faibles, donne à tous des spectacles et des fêtes qui sont
l'éducation de l'âme. » Et l'orateur termine en disant : «Voilà pourquoi
nos guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se laisser ravir cette
patrie ; voilà pourquoi ceux qui survivent sont tout prêts à souffrir et à
se dévouer pour elle. » L'homme a donc encore des devoirs envers la cité ;
mais ces devoirs ne découlent plus du même principe qu'autrefois. Il donne
encore son sang et sa vie, mais ce n'est plus pour défendre sa divinité
nationale et le foyer de ses pères ; c'est pour défendre les institutions dont
il jouit et les avantages que la cité lui procure.
Or ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les mêmes effets que celui des
vieux âges. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanée, aux dieux
protecteurs, au sol sacré, mais seulement aux institutions et aux lois, et que
d'ailleurs celles-ci, dans l'état d'instabilité où toutes les cités se
trouvèrent alors, changeaient fréquemment, le patriotisme devint un sentiment
variable et inconsistant qui dépendit des circonstances et qui fut sujet aux
mêmes fluctuations que le gouvernement lui-même. On n'aima sa patrie qu'autant
qu'on aimait le régime politique qui y prévalait momentanément ; celui qui en
trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien qui l'attachât à elle.
Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et périt dans les âmes. L'opinion
de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le triomphe de sa faction
lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la gloire de sa cité. Chacun
en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y trouvait pas les institutions
qu'il aimait, telle autre ville où il voyait ces institutions en vigueur. On
commença alors à émigrer plus volontiers ; on redouta moins l'exil.
Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et d'être privé de l'eau lustrale ?
On ne pensait plus guère aux dieux protecteurs, et l'on s'accoutumait
facilement à se passer de la patrie.
De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très loin. On s'allia à une
ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux Argiens,
l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc mieux Sparte
qu'Argos ; l'autre préférait la démocratie, et il aimait Athènes. Ni l'un ni
l'autre ne tenait très fort à l'indépendance de sa cité, et ne répugnait
beaucoup à se dire le sujet d'une autre ville, pourvu que cette ville soutînt
sa faction dans Argos. On voit clairement dans Thucydide et dans Xénophon que
c'est cette disposition des esprits qui engendra et fit durer la guerre du
Péloponnèse. A Platée, les riches étaient du partide Thèbes et de
Lacédémone, les démocrates étaient du parti d'Athènes. A Corcyre, la
faction populaire était pour Athènes, et l'aristocratie pour Sparte (16).
Athènes avait des alliés dans toutes les villes du Péloponnèse, et Sparte en
avait dans toutes les villes ioniennes. Thucydide et Xénophon s'accordent à
dire qu'il n'y avait pas une seule cité où le peuple ne fût favorable aux
Athéniens et l'aristocratie aux Spartiates (17).
Cette guerre représente un effort général que font les Grecs pour établir
partout une même constitution, avec l'hégémonie d'une ville ; mais les uns
veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte, les autres la démocratie
avec l'appui d'Athènes. Il en fut de même au temps de Philippe : le parti
aristocratique, dans toutes les villes, appela de ses voeux la domination de la
Macédoine. Au temps de Philopémen, les rôles étaient intervertis, mais les
sentiments restaient les mêmes : le parti populaire acceptait l'empire de la
Macédoine, et tout ce qui était pour l'aristocratie s'attachait à la ligue
achéenne. Ainsi les voeux et les affections des hommes n'avaient plus pour
objet la cité. Il y avait peu de Grecs qui ne fussent prêts à sacrifier
l'indépendance municipale, pour avoir la constitution qu'ils préféraient.
Quant aux hommes honnêtes et scrupuleux, les dissensions perpétuelles dont ils
étaient témoins, leur donnaient le dégoût du régime municipal. Ils ne
pouvaient pas aimer une forme de société où il fallait se combattre tous les
jours, où le pauvre et le riche étaient toujours en guerre, où ils voyaient
alterner sans fin les violences populaires et les vengeances aristocratiques.
Ils voulaient échapper à un régime qui, après avoir produit une véritable
grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et des haines. On commençait à
sentir la nécessité de sortir du système municipal et d'arriver à une autre
forme de gouvernement que la cité. Beaucoup d'hommes songeaient au moins à
établir au-dessus des cités une sorte de pouvoir souverain qui veillât au
maintien de l'ordre et qui forçât ces petites sociétés turbulentes à vivre
en paix. C'est ainsi que Phocion, un bon citoyen, conseillait à ses
compatriotes d'accepter l'autorité de Philippe, et leur promettait à ce prix
la concorde et la sécurité.
En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grèce. Les villes du
Latium, de la Sabine, de l'Étrurie étaient troublées par les mêmes
révolutions et les mêmes luttes, et l'amour de la cité disparaissait. Comme
en Grèce, chacun s'attachait volontiers à une ville étrangère, pour faire
prévaloir ses opinions ou ses intérêts dans la sienne.
Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya partout
l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliée. Citons quelques
exemples. La gens Claudia quitta la Sabine parce que les institutions romaines
lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la même époque, beaucoup de
familles latines émigrèrent à Rome, parce qu'elles n'aimaient pas le régime
démocratique du Latium et que Rome venait de rétablir le règne du patriciat (18).
A Ardée, l'aristocratie et la plèbe étant en lutte, la plèbe appela les
Volsques à son aide, et l'aristocratie livra la ville aux. Romains (19).
L'Étrurie était pleine de dissensions; Veji avait renversé son gouverment
aristocratique ; les Romains l'attaquèrent, et les autres villes étrusques,
où dominait encore l'aristocratie sacerdotale, refusèrent de secourir les
Véiens. La légende ajoute que dans cette guerre les Romains enlevèrent un
aruspice véien et se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire
; cette légende ne signifie-t-elle pas que les prêtres étrusques ouvrirent la
ville aux Romains ?
Plus tard, lorsque Capoue se révolta contre Rome, on remarqua que les
chevaliers, c'est-à-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part à cette
insurrection (20). En 313, les villes d'Ausona, de
Sora, de Minturne, de Vescia furent livrées aux Romains par le parti
aristocratique (21). Lorsqu'on vit les Étrusques
se coaliser contre Rome, c'est que le gouvernement populaire s'était établi
chez eux ;.une seule ville, celle d'Arrétium, refusa d'entrer dans cette
coalition ; c'est que l'aristocratie prévalait encore dans Arrétium (22).
Quand Annibal était en Italie, toutes les villes étaient agitées ; mais il ne
s'agissait pas de l'indépendance ; dans chaque ville l'aristocratie était pour
Rome, et la plèbe pour les Carthaginois (23).
La manière dont Rome était gouvernée peut rendre compte de cette préférence
constante que l'aristocratie avait pour elle. La série des révolutions s'y
déroulait comme dans toutes les villes, mais plus lentement. En 509, quand les
cités latines avaient déjà des tyrans, une réaction patricienne avait
réussi dans Rome. La démocratie s'éleva ensuite, mais à la longue, avec
beaucoup de mesure et de tempérament. Le gouvernement romain fut donc plus
longtemps aristocratique qu'aucun autre, et put être longtemps l'espoir du
parti aristocratique.
Il est vrai que la démocratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors
même, les procédés et ce qu'on pourrait appeler les artifices du gouvernement
restèrent aristocratiques. Dans les comices par centuries les voix étaient
réparties d'après la richesse. Il n'en était pas tout à fait autrement des
comices par tribus ; en droit, nulle distinction de richesse n'y était admise;
en fait, la classe pauvre, étant enfermée dans les quatre tribus urbaines,
n'avait que quatre suffrages à opposer aux trente et un de la classe des
propriétaires. D'ailleurs, rien n'était plus calme, à l'ordinaire, que ces
réunions, nul n'y parlait que le président ou celui à qui il donnait la
parole ; on n'y écoutait guère d'orateurs; on y discutait peu ; tout se
réduisait, le plus souvent, à voter par oui ou par non, et à compter les
votes ; cette dernière opération étant fort compliquée demandait beaucoup de
temps et beaucoup de calme. Il faut ajouter à cela que le Sénat n'était pas
renouvelé tous les ans, comme dans les cités démocratiques de la Grèce ; il
était à vie, et se recrutait à peu près lui-même ; il était véritablement
un corps oligarchique.
Les moeurs étaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les
sénateurs avaient des places réservées au théâtre. Les riches seuls
servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armée étaient en grande partie
réservés aux jeunes gens des grandes familles ; Scipion n'avait pas seize ans
qu'il commandait déjà un escadron.
La domination de la classe riche se soutint à Rome plus longtemps que dans
aucune autre ville. Cela tient à deux causes. L'une est que l'on fit de grandes
conquêtes, et que les profits en furent pour la classe qui était déjà riche
; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par elle ; elle
s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes bénéfices de
la perception des impôts et de l'administration des provinces. Ces familles,
s'enrichissant ainsi à chaque génération, devinrent démesurément opulentes,
et chacune d'elles fut une puissance vis-à-vis du peuple. L'autre cause était
que le Romain, même le plus pauvre, avait un respect inné pour la richesse.
Alors que la vraie clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme
ressuscitée sous la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes ; et l'usage
s'établit que les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches.
Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome comme
dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu'au temps des Gracques,
c'est-à-dire après que la conquête était presque achevée. D'ailleurs cette
lutte n'eut jamais à Rome le caractère de violence qu'elle avait partout
ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très ardemment la richesse ; il
aida mollement les Gracques ; il se refusa à croire que ces réformateurs
travaillassent pour lui, et il les abandonna au moment décisif. Les lois
agraires, si souvent présentées aux riches comme une menace, laissèrent
toujours le peuple assez indifférent et ne l'agitèrent qu'à la surface. On
voit bien qu'il ne souhaitait pas très vivement de posséder des terres ;
d'ailleurs, si on lui offrait le partage des terres publiques, c'est-à-dire du
domaine de l'État, du moins il n'avait pas la pensée de dépouiller les riches
de leurs propriétés. Moitié par un respect invétéré, et moitié par
habitude de ne rien faire, il aimait à vivre à côté et comme à l'ombre des
riches.
Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus
considérables des villes sujettes ou des alliés. Tout ce qui était riche en
Italie, arriva peu à peu à former la classe riche de Rome. Ce corps grandit
toujours en importance et fut maître de l'État. Il exerça seul les
magistratures, parce qu'elles coûtaient beaucoup à acheter ; et il composa
seul le Sénat, parce qu'il fallait un cens très élevé pour être sénateur.
Ainsi l'on vit se produire ce fait étrange, qu'en dépit des lois qui étaient
démocratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui était
tout-puissant, souffrit qu'elle s'élevât au-dessus de lui et ne lui fit jamais
une véritable opposition. Rome était donc, au troisième et au second siècle
avant notre ère, la ville la plus aristocratiquement gouvernée qu'il y eût en
Italie et en Grèce. Remarquons enfin que, si dans les affaires intérieures le
Sénat était obligé de ménager la foule, pour ce qui concernait la politique
extérieure il était maître absolu. C'était lui qui recevait les
ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces et les
légions, qui ratifiait les actes des généraux, qui déterminait les
conditions faites aux vaincus : toutes choses qui, partout ailleurs, étaient
dans les attributions de l'assemblée populaire. Les étrangers, dans leurs
relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire au peuple; ils n'entendaient
parler que du Sénat, et on les entretenait dans cette idée que le peuple
n'avait aucun pouvoir. C'est là l'opinion qu'un Grec ex-primait à Flamininus :
« Dans votre pays, disait-il, la richesse gouverne, et tout le reste lui est
soumis (24). »
Il résulta de là que dans toutes les cités l'aristocratie tourna les yeux
vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaîna à sa
fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'était pour personne une
ville étrangère : Sabins, Latins, Étrusques voyaient en elle une ville
sabine, une ville latine, ou une ville étrusque, et les Grecs reconnaissaient
en elle des Grecs.
Dès que Rome se montra à la Grèce (199 avant Jésus-Christ), l'aristocratie
se livra à elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eût à choisir
entre l'indépendance et la sujétion; pour la plupart des hommes, la question
n'était qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans toutes les villes,
celui-ci était pour Philippe, pour Antiochus, ou pour Persée, celle-là pour
Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite Live que si, en 198, Argos ouvre ses
portes aux Macédoniens, c'est que le peuple y domine ; que l'année suivante,
c'est le parti des riches qui livre Opunte aux Romains ; que, chez les
Acarnaniens, l'aristocratie fait un traité d'alliance avec Rome, mais que,
l'année d'après, ce traité est rompu, parce que dans l'intervalle le peuple a
repris l'avantage ; que Thèbes est dans l'alliance de Philippe, tant que le
parti populaire y est le plus fort, et se rapproche de Rome aussitôt que
l'aristocratie y devient maîtresse ; qu'à Athènes, à Démétriade, à
Phocée, la populace est hostile aux Romains ; que Nabis, le tyran démocrate,
leur fait la guerre ; que la ligue achéenne, tant qu'elle est gouvernée par
l'aristocratie, leur est favorable ; que les hommes comme Philopémen et Polybe
souhaitent l'indépendance nationale, mais aiment encore mieux la domination
romaine que la démocratie ; que dans la ligne achéenne elle-même il vient un
moment où le parti populaire surgit à son tour ; qu'à partir de ce moment la
ligue est l'ennemie de Rome ; que Diaeeos et Critolaos sont à la fois les chefs
de la faction populaire et les généraux de la ligue contre les Romains ; et
qu'ils combattent bravement à Scarphée et à Leucopétra, moins peut-être
pour l'indépendance de la Grèce que pour le triomphe de la démocratie.
De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de très grands efforts,
obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu à peu. L'amour de
l'indépendance devenait un sentiment très rare, et les coeurs étaient tout
entiers aux intérêts et aux passions des partis. Insensiblement on oubliait la
cité. Les barrières qui avaient autrefois séparé les villes et en avaient
fait autant de petits mondes distincts, dont l'horizon bornait les voeux et les
pensées de chacun, tombaient l'une après l'autre. On ne distinguait plus, pour
toute l'Italie et pour toute la Grèce, que deux groupes d'hommes : d'une part
une classe aristocratique, de l'autre un parti populaire, l'une appelant la
domination de Rome, l'autre la repoussant. Ce fut l'aristocratie qui l'emporta,
et Rome acquit l'empire.
4° Rome détruit partout le régime municipal.
Les institutions
de la cité antique avaient été affaiblies et comme épuisées par une série
de révolutions. La domination romaine eut pour premier résultat d'achever de
les détruire, et d'effacer ce qui en subsistait encore. C'est ce qu'on peut
voir en observant la condition des peuples soumis à Rome.
Il faut d'abord écarter de notre esprit toutes les habitudes de la politique
moderne, et ne pas nous représenter les peuples entrant l'un après l'autre
dans l'État romain, comme, de nos jours, des provinces conquises sont annexées
à un royaume qui, en accueillant ces nouveaux membres, recule ses limites.
L'État romain, civitas romana, ne s'agrandissait pas par la conquête ;
il ne comprenait toujours que les familles qui figuraient dans la cérémonie
religieuse du cens. Le territoire romain, ager romanus, ne s'étendait
pas davantage ; il restait enfermé dans les limites immuables que les rois lui
avaient tracées et que la cérémonie des Ambarvales sanctifiait chaque année.
Une seule chose s'agrandissait à chaque conquête : c'était la domination de
Rome, imperium romanum.
Tant que dura la république, il ne vint à l'esprit de personne que les Romains
et les autres peuples pussent former une même nation. Rome pouvait bien
accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire habiter ses
murs, et les transformer à la longue en Romains ; mais elle ne pouvait pas
assimiler toute une population étrangère à sa population, tout un territoire
à son territoire. Cela ne tenait pas à la politique particulière de Rome,
mais à un principe qui était constant dans l'antiquité, principe dont Rome se
serait plus volontiers écartée qu'aucune autre ville, mais dont elle ne
pouvait pas s'affranchir entièrement. Lors donc qu'un peuple était assujetti,
il n'entrait pas dans l'État romain, mais seulement dans la domination romaine.
Il ne s'unissait pas à Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies à une
capitale ; entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de
lien, la sujétion ou l'alliance.
Il semblerait d'après cela que les institutions municipales dussent subsister
chez les vaincus, et que le monde dût être un vaste ensemble de cités
distinctes entre elles, et ayant à leur tête une cité maîtresse. Il n'en
était rien. La conquête romaine avait pour effet d'opérer dans l'intérieur
de chaque ville une véritable transformation.
D'une part étaient les sujets, dedititii ; c'étaient ceux qui, ayant
prononcé la formule de deditio, avaient livré au peuple romain « leurs
personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs
temples, leurs dieux. » Ils avaient donc renoncé, non seulement à leur
gouvernement municipal, mais encore à tout ce qui y tenait chez les anciens,
c'est-à-dire à leur religion et à leur droit privé. A partir de ce moment,
ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique ; ils n'avaient plus
rien d'une société régulière. Leur ville pouvait rester debout, mais leur
cité avait péri. S'ils continuaient à vivre ensemble, c'était sans avoir ni
institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorité arbitraire d'un praefectus
envoyé par Rome maintenait parmi eux l'ordre matériel (25).
D'autre part étaient les alliés, foederati ou socii. Ils
étaient moins mal traités. Le jour où ils étaient entrés dans la domination
romaine, il avait été stipulé qu'ils conserveraient leur régime municipal et
resteraient organisés en cités. Ils continuaient donc à avoir, dans chaque
ville, une constitution propre, des magistratures, un sénat, un prytanée, des
lois, des juges. La ville était réputée indépendante et semblait n'avoir
d'autres relations avec Rome que celles d'une alliée avec son alliée.
Toutefois dans les termes du traité qui avait été rédigé au moment de la
conquête, Rome avait inséré cette formule : majestatem populi romani
comiter conservato (26). Ces mots
établissaient la dépendance de la cité alliée à l'égard de la cité
maîtresse, et comme ils étaient très vagues, il en résultait que la mesure
de cette dépendance était toujours au gré du plus fort. Ces villes qu'on
appelait libres, recevaient des ordres de Rome, obéissaient aux proconsuls, et
payaient des impôts aux publicains ; leurs magistrats rendaient leurs comptes
au gouverneur de la province, qui recevait aussi les appels de leurs juges (27).
Or telle était la nature du régime municipal chez les anciens qu'il lui
fallait une indépendance complète ou qu'il cessait d'être. Entre le maintien
des institutions de la cité et la subordination à un pouvoir étranger il y
avait une contradiction, qui n'apparaît peut-être pas clairement aux yeux des
modernes, mais qui devait frapper tous les hommes, de cette époque. La liberté
municipale et l'empire de Rome étaient inconciliables ; la première ne pouvait
être qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon à occuper les
hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque année, une députation
à Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus minutieuses étaient
réglées dans le Sénat. Elles avaient encore leurs magistrats municipaux,
archontes et stratèges, librement élus par elles ; mais l'archonte n'avait
plus d'autre attribution que d'inscrire son nom sur les registres publics pour
marquer l'année, et le stratège, autrefois chef de l'armée et de l'État,
n'avait plus que le soin de la voirie et l'inspection des marchés (28).
Les institutions municipales périssaient donc aussi bien chez les peuples qu'on
appelait alliés que chez ceux qu'on appelait sujets ; il y avait seulement
cette différence que les premiers en gardaient encore les formes extérieures.
A vrai dire, la cité, telle que l'antiquité l'avait conçue, ne se voyait plus
nulle part, si ce n'était dans les murs de Rome.
D'ailleurs Rome, en détruisant partout le régime de la cité, ne mettait rien
à la place. Aux peuples à qui elle enlevait leurs institutions, elle ne
donnait pas les siennes en échange. Elle ne songeait même pas à créer des
institutions nouvelles qui fussent à leur usage. Elle ne fit jamais une
constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas établir des règles
fixes pour les gouverner. L'autorité même qu'elle exerçait sur eux n'avait
rien de régulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son État, de sa cité,
elle n'avait sur eux aucune action légale. Ses sujets étaient pour elle des
étrangers ; aussi avait-elle vis-à-vis d'eux ce pouvoir irrégulier et
illimité que l'ancien droit municipal laissait au citoyen à l'égard de
l'étranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se régla longtemps
l'administration romaine, et voici comment elle procédait.
Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays ; elle faisait de ce pays la
province de cet homme, c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son affaire
personnelle ; c'était le sens du mot provincia. En même temps elle
conférait à ce citoyen l'imperium ; cela signifiait qu'elle se
dessaisissait en sa faveur, pour un temps déterminé, de la souveraineté
qu'elle possédait sur le pays. Dès lors ce citoyen représentait en sa
personne tous les droits de la république, et, à ce titre, il était un
maître absolu. Il fixait le chiffre de l'impôt ; il exerçait le pouvoir
militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les alliés
n'étaient réglés par aucune constitution. Quand il siégeait sur son
tribunal, il jugeait suivant sa seule volonté ; aucune loi ne pouvait s'imposer
à lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il était romain, ni la loi romaine,
puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eût des lois entre lui et ses
administrés, il fallait qu'il les eût faites lui-même ; car lui seul pouvait
se lier. Aussi l'imperium dont il était revêtu, comprenait-il la
puissance législative. De là vient que les gouverneurs eurent le droit et
contractèrent l'habitude de publier à leur entrée dans la province un code de
lois, qu'ils appelaient leur Édit, et auquel ils s'engageaient moralement à se
conformer. Mais comme les gouverneurs changeaient tous les ans, ces codes
changèrent aussi chaque année, par la raison que la loi n'avait sa source que
dans la volonté de l'homme momentanément revêtu de l'imperium. Ce
principe était si rigoureusement appliqué que, lorsqu'un jugement avait été
prononcé par le gouverneur, mais n'avait pas été entièrement exécuté au
moment de son départ de la province, l'arrivée du successeur annulait de plein
droit ce jugement, et la procédure était à recommencer (29).
Telle était l'omnipotence du gouverneur. Il était la loi vivante. Quant à
invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les provinciaux
ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui voulût leur servir
de patron (30). Car d'eux-mêmes ils n'avaient pas
le droit d'alléguer la loi de la cité ni de s'adresser à ses tribunaux. Ils
étaient des étrangers ; la langue juridique et officielle les appelait peregrini
; tout ce que la loi disait du hostis continuait à s'appliquer à eux.
La situation légale des habitants de l'empire apparaît clairement dans les
écrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont considérés
comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les lois romaines.
Pour eux le droit n'existe donc en aucune façon. Aux yeux du jurisconsulte
romain, le provincial n'est ni mari, ni père, c'est-à-dire que la loi ne lui
reconnaît ni la puissance maritale ni l'autorité paternelle. La propriété
n'existe pas pour lui ; il y a même une double impossibilité à ce qu'il soit
propriétaire : impossibilité à cause de sa condition personnelle, parce qu'il
n'est pas citoyen romain ; impossibilité à cause de la condition de sa terre,
parce qu'elle n'est pas terre romaine, et que la loi n'admet le droit de
propriété complète que dans les limites de l’ager romanus. Aussi les
jurisconsultes enseignent-ils que le sol provincial n'est jamais propriété
privée, et que les hommes ne peuvent en avoir que la possession et l'usufruit (31).
Or ce qu'ils disent, au second siècle de notre ère, du sol provincial, avait
été également vrai du sol italien avant le jour où l'Italie avait obtenu le
droit de cité romaine, comme nous le verrons tout à l'heure.
Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu'ils entraient dans l'empire
romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit
privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la
sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne
reconnaissait pas au sujet l'autorité paternelle, encore laissait-on cette
autorité subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas à un tel homme de
se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession ; il
cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que cette terre
fût sienne, mais on disait qu'elle était comme sienne, pro suo. Elle
n'était pas sa propriété, dominium, mais elle était dans ses biens,
in bonis (32). Rome imaginait ainsi au profit du
sujet une foule de détours et d'artifices de langage. Assurément le génie
romain, si ses traditions municipales l'empêchaient de faire des lois pour les
vaincus, ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en
dissolution. En principe on les mettait en dehors du droit ; en fait ils
vivaient comme s'ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du
vainqueur, on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes
leurs lois disparaître. L'empire romain présenta, pendant plusieurs
générations, ce singulier spectacle : une seule cité restait debout et
conservait des institutions et un droit ; tout le reste, c'est-à-dire plus de
cent millions d'âmes, ou n'avait plus aucune espèce de lois ou du moins n'en
avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors n'était
pas précisément un chaos ; mais la force, l'arbitraire, la convention, à
défaut de lois et de principes, soutenaient seuls la société.
Tel fut l'effet de la conquête romaine sur les peuples qui en devinrent
successivement la proie. De la cité, tout tomba : la religion d'abord, puis le
gouvernement, et enfin le droit privé ; toutes les institutions municipales,
déjà ébranlées depuis longtemps, furent enfin déracinées et anéanties.
Mais aucune société régulière, aucun système de gouvernement ne remplaça
tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arrêt entre le moment
où les hommes virent le régime municipal se dissoudre, et celui où ils virent
naître un autre mode de société. La nation ne succéda pas d'abord à la
cité, car l'empire romain ne ressemblait en aucune manière à une nation.
C'était une multitude confuse, où il n'y avait d'ordre vrai qu'en un point
central, et où tout le reste n'avait qu'un ordre factice et transitoire, et ne
l'avait même qu'au prix de l'obéissance. Les peuples soumis ne parvinrent à
se constituer en un corps organisé qu'en conquérant, à leur tour, les droits
et les institutions que Rome voulait garder pour elle ; il leur fallut pour cela
entrer dans la cité romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer
elle aussi, afin de faire d'eux et de Rome un même corps. Ce fut une oeuvre
longue et difficile.
5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine.
On vient de voir
combien la condition de sujet de Rome était déplorable, et combien le sort du
citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas seule à souffrir ; il y
allait des intérêts les plus réels et les plus chers. Qui n'était pas
citoyen romain n'était réputé ni mari ni père ; il ne pouvait être
légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la valeur du titre de
citoyen romain que sans lui on était en dehors du droit, et que par lui on
entrait dans la société régulière. Il arriva donc que ce titre devint
l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin, l'Italien, le Grec, plus
tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être citoyens romains, seul moyen
d'avoir des droits et de compter pour quelque chose. Tous, l'un après l'autre,
à peu près dans l'ordre où ils étaient entrés dans l'empire de Rome,
travaillèrent à entrer dans la cité romaine, et, après de longs efforts, y
réussirent.
Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier acte de
la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour observer ce
grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le voir commencer
au quatrième siècle avant notre ère.
Le Latium avait été soumis ; des quarante petits peuples qui l'habitaient,
Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de leurs
terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 347, ceux-ci
s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur fallait
obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer chaque année leur
sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se coalisèrent ; leur chef
Annius formula ainsi leurs réclamations dans le Sénat de Rome : « Qu'on nous
donne l'égalité ; ayons mêmes lois ; ne formons avec vous qu'un seul État, una
civitas; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on nous appelle tous également
Romains.» Annius énonçait ainsi dès l'année 347 le voeu que tous les
peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre, et qui ne devait être
complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi. Alors une telle pensée
était bien nouvelle, bien inattendue ; les Romains la déclarèrent monstrueuse
et criminelle ; elle était en effet contraire à la vieille religion et aux
vieux droits des cités. Le consul Manlius répondit que, s'il arrivait qu'une
telle proposition fût acceptée, lui, consul, tuerait de sa main le premier
Latin qui viendrait siéger dans le Sénat ; puis, se tournant vers l'autel, il
prit le dieu à témoin, disant : « Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles
impies qui sont sorties de la bouche de cet homme ! Pourras-tu tolérer, ô
dieu, qu'un étranger vienne s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur,
comme consul ? » Manlius exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui
séparait le citoyen de l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi
religieuse, qui prescrivait que l'étranger fût détesté des hommes, parce
qu'il était maudit des dieux de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un
Latin fût sénateur, parce que le lieu de réunion du Sénat était un temple,
et que les dieux romains ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la
présence d'un étranger.
La guerre s'ensuivit ; les Latins vaincus firent dédition, c'est-à-dire
livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs terres.
Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si l'on ne
voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait régler le
sort des Latins avec quelque clémence. Tite Live n'explique pas clairement ce
qui fut fait ; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le droit de cité
romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le droit de suffrage, ni
dans l'ordre civil le droit de mariage ; on peut noter en outre que ces nouveaux
citoyens n'étaient pas comptés dans le cens. On voit bien que le Sénat
trompait les Latins, en leur appliquant le nom de citoyens romains; ce titre
déguisait une véritable sujétion, puisque les hommes qui le portaient avaient
les obligations du citoyen sans en avoir les droits. Cela est si vrai que
plusieurs villes latines se révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu
droit de cité.
Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite Live nous en avertisse, on
reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition de Latins ayant
droit de cité sans suffrage et sans connubium, n'existe plus. Rome leur
a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait disparaître ce mensonge,
et elle s'est décidée à rendre aux différentes villes leur gouvernement
municipal, leurs lois, leurs magistratures.
Mais par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porte qui, si étroite
qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine. Elle
accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa ville
natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge (33).
Cette fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve :
suffrages, magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome
se résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses
lois ; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à
des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome
n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche, de
plus considéré dans le Latium.
Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet,
ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les comices
de la ville la plus puissante de l'Italie ; on pouvait être consul, et
commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions plus
modestes ; grâce à lui, on pouvait s'allier par mariage à une famille romaine
; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire ; on pouvait faire le
négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de commerce
du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains, c'est-à-dire
prendre part aux énormes bénéfices que procurait la perception des impôts ou
la spéculation sur les terres de l'ager publicus. En quelque lieu qu'on
habitât, on était protégé très efficacement ; on échappait à l'autorité
des magistrats municipaux, et l'on était à l'abri des caprices des magistrats
romains eux-mêmes. A être citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse,
sécurité.
Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent de
toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se montrer un
peu sévère, elle découvrit que 12.000 d'entre eux l'avaient obtenu par
fraude.
Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population
s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les villes
latines souffraient ; leurs plus riches habitants devenaient citoyens romains,
et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus riches étaient exempts à
titre de citoyens romains, devenait de plus en plus lourd, et le contingent de
soldats qu'il fallait fournir à Rome était chaque année plus difficile à
compléter. Plus était grand le nombre de ceux qui obtenaient le droit de
cité, plus était dure la condition de ceux qui ne l'avaient pas. Il vint un
temps où les villes latines demandèrent que ce droit de cité cessât d'être
un privilège. Les villes italiennes qui, soumises depuis deux siècles,
étaient à peu près dans la même condition que les villes latines, et
voyaient aussi leurs plus riches habitants les abandonner pour devenir romains,
réclamèrent pour elles ce droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés
était devenu d'autant moins supportable à cette époque, que la démocratie
romaine agitait alors la grande question des lois agraires. Or le principe de
toutes ces lois était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être
propriétaire du sol, sauf un acte formel de la cité, et que la plus grande
partie des terres italiennes appartenait à la république ; un parti demandait
donc que ces terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens,
fussent reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les
Italiens étaient donc menacés d'une ruine générale ; ils sentaient vivement
le besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en devenant
citoyens romains.
La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre sociale ; c'étaient les alliés
de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir romains.
Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui demandait, et
les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors aux Romains, ils
purent voter au forum ; dans la vie privée, ils furent régis par les lois
romaines ; leur droit sur le sol fut reconnu, et la terre italienne, â l'égal
de la terre romaine, put être possédée en propre. Alors s'établit le jus
italicum, qui était le droit, non de la personne italienne, puisque
l'italien était devenu romain, mais du sol italique, qui fut susceptible de
propriété, comme s'il était ager romanus (34).
A partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait
encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces.
Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce. A
l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête, n'avaient pas
connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer ce régime chez
ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les gouverner autrement, soit
que, pour les assimiler peu à peu aux populations italiennes, il fallût les
faire passer par la même route que ces populations avaient suivie. De là vient
que les empereurs, qui supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient
avec soin les formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma
ainsi des cités en Gaule ; chacune d'elles eut son Sénat, son corps
aristocratique, ses magistratures électives ; chacune eut même son culte
local, son Genius, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans
l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on
établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine ;
il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre ces
villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher in
sensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait :1 ° les
alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien de droit
avec les citoyens romains ; 2° les colonies, qui jouissaient du droit civil des
Romains, sans en avoir les droits politiques ; 3° les villes de droit italique,
c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome avait accordé le droit de
propriété complète sur leurs terres, comme si ces terres eussent été en
Italie ; 4° les villes de droit latin, c'est-à-dire celles dont les habitants
pouvaient, suivant l'usage autrefois établi dans le Latium, devenir citoyens
romains, après avoir exercé une magistrature municipale. Ces distinctions
étaient si profondes qu'entre personnes de deux catégories différentes il n'y
avait ni mariage possible ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent
soin que les villes pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon,
de la condition de sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au
droit latin. Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles
devenaient romaines l'une après l'autre.La Grèce entra aussi peu à peu dans
l'État romain. Chaque ville conserva d'abord les formes et les rouages du
régime municipal. Au moment de la conquête, la Grèce s'était montrée
désireuse de garder son autonomie ; on la lui laissa, et plus longtemps
peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout de peu de générations, elle aspira
à se faire romaine ; la vanité, l'ambition, l'intérêt y travaillèrent.
Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement à un
maître étranger ; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la vénération ;
d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte, et lui élevaient des temples comme à
un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et adorait à sa place la
déesse Rome et le dieu César ; les plus belles fêtes étaient pour eux, et
les premiers magistrats n'avaient pas de fonction plus haute que celle de
célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les hommes s'habituaient ainsi à
lever les yeux au-dessus de leurs cités ; ils voyaient dans Rome la cité par
excellence, la vrai patrie, le prytanée de tous les peuples. La ville où l'on
était né paraissait petite : ses intérêts n'occupaient plus la pensée ; les
honneurs qu'elle donnait ne satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait
rien, si l'on n'était pas citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs,
ce titre ne conférait plus de droits politiques, mais il offrait de plus
solides avantages, puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même
temps le plein droit de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage,
l'autorité paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun
trouvait dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui
n'avaient qu'une valeur de tolérance ; le Romain les méprisait et le Grec
lui-même les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et
vraiment saintes, il fallait avoir les lois romaines.
On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait
formellement demandé ce droit de cité si désiré : mais les hommes
travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez bonne
grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur ; d'autres l'achetèrent
; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la société, ou qui
servaient dans certains corps de l'armée ; quelquefois il suffit pour l'obtenir
d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage déterminé, ou d'avoir
porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de l'acquérir était de se
vendre comme esclave à un citoyen romain ; car l'affranchissement dans les
formes légales conduisait au droit de cité (35).
L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie
civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à
l'habiter, mais il y était réputé étranger ; il n'était plus soumis aux
lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus les
charges pécuniaires (36). C'était la conséquence
du vieux principe qui ne permettait pas qu'un même homme appartint à deux
cités à la fois (37). Il arriva naturellement
qu'après quelques générations il y eut dans chaque ville grecque un assez
grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement les plus riches, qui ne
reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de cette ville. Le régime
municipal périt ainsi lentement, et comme de mort naturelle. Il vint un jour
où la cité fut un cadre qui ne renferma plus rien, où les lois locales ne
s'appliquèrent presque plus à personne, où les juges municipaux n'eurent plus
de justiciables.
Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité
romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut un
décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans distinction.
Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date de
ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec quelque
vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut jamais de vues
bien élevées ; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une simple mesure
fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets plus importants que
celui-là : il supprimait la distinction qui existait depuis la conquête
romaine entre le peuple dominateur et les peuples sujets ; il faisait même
disparaître la distinction beaucoup plus vieille que la religion et le droit
avaient marquée entre les cités. Cependant les historiens de ce temps-là n'en
ont pas pris note, et nous ne le connaissons que par deux textes vagues des
jurisconsultes et une courte indication de Dion Cassius (38).
Si ce décret n'a pas frappé les contemporains et n'a pas été remarqué de
ceux qui écrivaient alors l'histoire, c'est que le changement dont il était
l'expression légale était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les
citoyens et les sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu
à peu effacée. Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure
fiscale ; il proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était
déjà un fait accompli.
Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut
encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à
celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de
l'empire romain, depuis l'Espagne j usqu'à l'Euphrate, forma véritablement un
seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu ; celle
des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants de cet
immense empire étaient également romains. Le Gaulois abandonna son nom de
Gaulois et prit avec empressement celui de Romain ; ainsi fit l'Espagnol ; ainsi
fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut plus qu'un seul nom,
qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un seul droit.
On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A
l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients ; ensuite la
classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens;
enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce
grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les
concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et l'empressement des
intérêts individuels. Alors toutes les cités disparurent peu à peu ; et la
cité romaine, la dernière debout, se transforma elle-même si bien qu'elle
devint la réunion d'une douzaine de grands peuples sous un maître unique.
Ainsi tomba le régime municipal.
Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement ce
régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus
avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment où
les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent effacées
pour jamais.
LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.
La victoire du
christianisme marque la fin de la société antique. Ce n'est qu'avec la
religion nouvelle que s'achève cette transformation sociale que nous avons vue
commencer six ou sept siècles avant notre ère.
Pour savoir combien le christianisme a changé les règles de la politique, il
suffit de se rappeler que l'ancienne société avait été constituée par une
vieille religion dont le principal dogme était que chaque dieu protégeait
exclusivement une famille ou une cité, et n'existait que pour elle. C'était le
temps des dieux domestiques et des divinités poliades. Cette religion avait
enfanté le droit ; les relations entre les hommes, la propriété, l'héritage,
la procédure, tout s'était trouvé réglé, non par les principes de
l'équité naturelle, mais par les dogmes de cette religion et en vue des
besoins de son culte. C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement
parmi les hommes : celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat
dans la cité. Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que
l'homme se faisait de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient
confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers.
Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la
religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie publique ;
où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat
un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de la piété,
l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était inconnue, où
l'homme était asservi à l'État de l'âme, par son corps, par ses biens ; où
la haine était obligatoire contre l'étranger, où la notion du droit et du
devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait aux limites de la cité ;
où l'association humaine était nécessairement bornée dans une certaine
circonférence autour d'un prytanée, et où l'on ne voyait pas la possibilité
de fonder des sociétés plus grandes. Tels furent les traits caractéristiques
de la société grecque et italienne pendant une période dont on peut évaluer
l'étendue à quinze siècles.
Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements
s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que dans
les croyances. Déjà dans les cinq siècles qui précèdent le christianisme,
l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion d'une part, le droit et
la politique de l'autre. Les efforts des classes opprimées, le renversement de
la caste sacerdotale, le travail des philosophes, le progrès de la pensée
avaient ébranlé les vieux principes de l'association humaine. On avait fait
d'incessants efforts pour s'affranchir de l'empire de cette religion, à
laquelle l'homme ne pouvait plus croire; le droit et la politique s'étaient peu
à peu dégagés de ses liens.
Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne
religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu
indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances ; si la
société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait uniquement à ce
que la religion n'avait plus de force. Or il vint un jour où le sentiment
religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la croyance
ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors reparaître l'antique
confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi et de la loi ?
Avec le christianisme, non seulement le sentiment religieux fut ravivé, il prit
encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis qu'autrefois on
s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes forces physiques, on
commença à concevoir Dieu comme véritablement étranger, par son essence, à
la nature humaine d'une part, au monde de l'autre. Le Divin fut décidément
placé en dehors de la nature visible et au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois
chaque homme s'était fait son dieu, et qu'il y en avait eu autant que de
familles et de cités, Dieu apparut alors comme un être unique, immense,
universel, seul animant les mondes, et seul devant remplir le besoin d'adoration
qui est en l'homme. Au lieu qu'autrefois la religion, chez les peuples de la
Grèce et de l'Italie, n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques,
une série de rites que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de
formules que souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait
vieilli, une tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son
caractère sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un
ensemble de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus
extérieure ; elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus
matière ; elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de
l'adoration ; l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage ; la
prière ne fut plus une formule d'incantation ; elle fut un acte de foi et une
humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité : la
crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu.Le christianisme apportait
encore d'autres nouveautés. Il n'était la religion domestique d'aucune
famille, la religion nationale d'aucune cité ni d'aucune race. Il n'appartenait
ni à une caste ni à une corporation. Dès son début, il appelait à lui
l'humanité entière. Jésus-Christ disait à ses disciples: Allez et instruisez
tous les peuples.
Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers disciples
eurent un moment d'hésitation ; on peut voir dans les Actes des apôtres que
plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle doctrine en dehors du
peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces disciples pensaient, comme les
anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne voulait pas être adoré par des
étrangers ; comme les Romains et les Grecs des temps anciens, ils croyaient que
chaque race avait son dieu, que propager le nom et le culte de ce dieu c'était
se dessaisir d'un bien propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle
propagande était à la fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre
répliqua à ces disciples : « Dieu ne fait pas de différence entre les
gentils et nous. » Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute
occasion et sous toute espèce de forme : « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les
portes de la foi.... Dieu n'est-il Dieu que des Juifs ? non certes, il l'est
aussi des gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs.
»
Il y avait en tout cela quelque chose de très nouveau. Car partout, dans le
premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant
spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les
Athéniens à la Pallas Athénienne, les Romains au Jupiter Capitolin. Le droit
de pratiquer un culte était un privilège. L'étranger était repoussé des
temples ; le non Juif ne pouvait pas entrer dans le temple des Juifs ; le
Lacédémonien n'avait pas le droit d'invoquer Pallas athénienne. Il est juste
de dire que, dans les siècles qui précédèrent le christianisme, tout ce qui
pensait s'insurgeait déjà contre ces règles étroites. Les Juifs
commençaient à admettre l'étranger dans leur religion ; les Grecs et les
Romains l'admettaient dans leurs cités. La philosophie avait enseigné maintes
fois depuis Anaxagore que le Dieu de l'univers reçoit les hommages de toutes
les nations ; mais la philosophie n'aboutissait pas à une foi bien vive. Il y
avait bien aussi en Grèce une religion qui ne tenait presque aucun compte des
distinctions de cités, celle d'Éleusis; mais encore fallait-il obtenir d'y
être initié. Il y avait aussi des cultes qui, depuis plusieurs siècles, se
propageaient à travers les nations, comme celui de Sérapis et celui de Cybèle
; mais ces cultes ne s'emparaient pas de l'âme tout entière ; ils
s'associaient et s'ajoutaient aux vieilles religions au lieu de les remplacer.
Le christianisme pour la première fois en Occident, fit adorer à l'homme un
Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu qui était à tous, qui n'avait pas de
peuple choisi, et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les
États.
Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus le
temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple fut
ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être héréditaire,
parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne fut plus tenu
secret ; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus cachés ; au
contraire, il y eut désormis un enseignement religieux, qui ne se donna pas
seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus éloignés, qui
alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande remplaça la loi
d'exclusion.
Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les peuples que
pour le gouvernement des États.
Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine ; elle ne fit plus un
devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au contraire,
de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers l'ennemi, des devoirs de
justice et même de bienveillance. Les barrières entre les peuples et les races
furent ainsi abaissées ; le pomaerium disparut ; « Jésus-Christ, dit
l'apôtre, a rompu la muraille de séparation et d'inimitié. » « Il y a
plusieurs membres, dit-il encore; mais tous ne font qu'un seul corps. Il n'y a
ni gentil , ni Juif ; ni circoncis, ni incirconcis; ni barbare, ni scythe. Tout
le genre humain est ordonné dans l'unité. » On enseigna même aux peuples
qu'ils descendaient tous d'un même père commun. Avec l'unité de Dieu,
l'unité de la race humaine apparut aux esprits ; et ce fut dès lors une
nécessité de la religion de défendre à l'homme de haïr les autres hommes.
Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le christianisme
l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne s'en est pas
occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne faisaient qu'un, chaque
peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait son peuple ; le même code
réglait les relations entre les hommes et les devoirs envers les dieux de la
cité. La religion commandait alors à l'État, et lui désignait ses chefs par
la voie du sort ou par celle des auspices ; l'État, à son tour intervenait
dans le domaine de la conscience et punissait toute infraction aux rites et au
culte de la cité. Au lieu de cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est
pas de ce monde. Il sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant
plus terrestre, ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la
terre. Jésus-Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si
nettement Dieu de l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand
pontife, le chef et le principal organe de la religion romaine ; il était le
gardien et l'interprète des croyances ; il tenait dans ses mains le culte et le
dogme. Sa personne même était sacrée et divine ; car c'était précisément
un des traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les
attributs de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère
divin que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux
prêtres-fondateurs. Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le
paganisme et l'empire voulaient renouer ; il proclame que la religion n'est plus
l'État, et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu.
Le christianisme renverse les cultes locaux, éteint les prytanées, brise les
divinités poliades. Il fait plus : il ne prend pas pour lui l'empire que ces
cultes avaient exercé sur la société civile. Il professe qu'entre l'État et
la religion il n'y a rien de commun ; il sépare ce que toute l'antiquité avait
confondu. On peut d'ailleurs remarquer que pendant trois siècles, la religion
nouvelle vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État ; elle sut se
passer de sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles
établirent un abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la
religion. Et comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer,
il s'en est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et
incontestable que rien n'a pu déraciner.
Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut
définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui
avait tracées. On put gouverner les hommes, sans avoir à se plier à des
usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans conformer
tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus
libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la
gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître en certaines choses, son
action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l'homme lui échappa Le
christianisme enseignait que l'homme n'appartenait plus à la société que par
une partie de lui-même, qu'il était engagé à elle par son corps et par ses
intérêts matériels, que, sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que,
citoyen d'une république, il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son
âme, il était libre et n'était engagé qu'à Dieu.
Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation ; il avait rendu l'homme à
lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que
l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle
universelle et inébranlable des générations suivantes ; de ce qui n'était
que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité.
Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence de
l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de son
caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait un
empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a pu
venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée affranchie,
le plus difficile était fait, et la liberté est devenue possible dans l'ordre
social.
Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés aussi bien que la
politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie. Le
devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces et sa
vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de l'homme ;
toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme ; car l'âme
n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres obligations que
celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme a distingué les
vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles-ci, il a relevé
celles-là ; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine au-dessus de la
patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.
Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le droit
avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses règles.
Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens et
les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés. Aussi chaque
religion avait-elle fait le droit à son image. Le christianisme est la
première religion qui n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il
s'occupa des devoirs des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le
vit régler ni le droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les
obligations, ni la procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors
de toute chose purement terrestre. Le droit fut donc indépendant ; il put
prendre ses règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la
puissante idée du juste qui est en nous. Il put se développer en toute
liberté, se réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de
la morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque
génération.
L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire du
droit romain. Durant lesquelques siècles qui précédèrent le triomphe du
christianisme, le droit romain travaillait à se dégager de la religion et à
se rapprocher de l'équité et de la nature ; mais il ne procédait que par des
détours et par des subtilités, qui l'énervaient et affaiblissaient son
autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit, annoncée par la
philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts des jurisconsultes
romains, ébauchée par les artifices et les ruses du préteur, ne put réussir
complètement qu'à la faveur de l'indépendance que la nouvelle religion
laissait au droit. On put voir, à mesure que le christianisme conquérait la
société, les codes romains admettre les règles nouvelles, non plus par des
subterfuges, mais ouvertement et sans hésitation. Les pénates domestiques
ayant été renversés et les foyers éteints, l'antique constitution de la
famille disparut pour toujours, et avec elle les règles qui en avaient
découlé. Le père perdit l'autorité absolue que son sacerdoce lui avait
autrefois donnée, et ne conserva que celle que la nature même lui confère
pour les besoins de l'enfant. La femme, que le vieux culte plaçait dans une
position inférieure au mari, devint moralement son égale. Le droit de
propriété fut transformé dans son essence ; les bornes sacrées des champs
disparurent ; la propriété ne découla plus de la religion, mais du travail ;
l'acquisition en fut rendue plus facile, et les formalités du vieux droit
furent définitivement écartées.
Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa
constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul que
l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement des
hommes furent changées pour toujours.
Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne
de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
s'établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société
traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de
face. Telle a été la loi des temps antiques.
(01)
Aristote, Politique, II, 5, 12 ; IV, 5 ; IV, 7, 2 ; VII, 4 (VI, 4).
(02) Pseudo-Plutarque, fortune
d'Alexandre, 1.
(03) L'idée de la cité
universelle est exprimée par Sénèque, ad Marc., 4 ; De tranquill.,
14 ; par Plutarque, De l'exil ; par Marc-Aurèle : « Comme Antonin, j'ai
Rome pour patrie : comme homme, le monde. »
(04) L'origine troyenne d Rome
était une opinion reçue avant que Rome fût en rapports suivis avec l'Orient.
Un vieux devin, dans une prédiction qui se rapportait à la seconde guerre
punique, donnait au Romain l'épithète de trojugena ; Tite-Live, XXV,
12.
(05) Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII.
Ovide, Fastes, I, 579. Plutarque, Quest. rom., 56. Strabon, V, p. 230.
(06) Denys, I, 85. Varron, L.
L., V, 42. Virgile, VIII, 358.
(07) Denys,
I, 85.
(08) Plutarque,
Quest. rom. 76.
(09) Pausanias,
V, 23, 24. Comp. Tite-Live, XXIX, 12 ; XXXVII, 37.
(10) Pausanias,
VIII, 43. Strabon, V, 232.
(11) Servius,
ad .En., III, 12.
(12) Tite-Live,
IX, 43 ; XXIII, 4.
(13) Tite-Live,
I, 45. Denys, IV, 48, 49.
(14) Tite-Live,
V, 21, 22 ; VI, 29. Ovide, Fastes, III, 837, 843. Plutarque, Parall. des
hist. gr. et rom., 75.
(15) Cincius,
cité par Arnobe, adv. gentes, III, 38.
(16)
Thucydide, II, 2 ; III, 65, 70 ; V, 29, 31, 76.
(17) Thucydide,
III, 47. Xénophon, Helléniques, VI, 3.
(18) Denys,
VI, 2.
(19) Tite
Live, 1V, 9, 10.
(20) Tite
Live, VIII, 11.
(21) Id., 1X, 24, 25.
(22) Id., X, 1.
(23) Tite Live, XXIII, 13, 14, 39 ;
XXIV, 2, 3.
(24) Tite
Live, XXXIV, 31.
(25) Tite
Live, 1, 3 8; VII, 31 ; IX, 20 ; XXVI, 16 ; XXVIII, 34. Cicéron, De lege agr.,
I, 6 ; II, 32. Festus, v° Praefecturae.
(26) Cicéron,
pro Balbo, 16.
(27) Tite
Live, XLV, 18. Cicéron, ad Att., VI, 1 ; VI, 2. Appien, Guerres
civiles, 1, 102. Tacite, XV, 45.
(28) Philostrate,
Vie des sophistes, 1, 23. Boeckh, Corp. inscr., passim.
(29) Gaius,
IV, 103, 105.
(30)
Cicéron, De orat., I, 9.
(31) Gaius,
11, 7 ; Cicéron, pro Flacco, 32.
(32) Gaius,
I, 54 ; II. 5, 6, 7.
(33) Appien,
Guerres civiles, II, 26.
(34) Aussi
est-il appelé dès lors, en droit, res mancipi. Voy. Ulpien.
(35) Suétone,
Néron, 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17.
(36)
Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait pas
comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline, Panégyr.,
37.
(37)
Cic., pro Balbo, 28 ; pro
Archia, 5 ; pro Caecina, 36. Corn. Nepos, Atticus, 3. La
Grèce avait depuis longtemps abandonné ce principe ; mais Rome s'y tenait
fidèlement.
(38) "Antoninus
Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donanvit. Justinien, Novelles,
78, ch. 5. « In orbe romano qui sunt, ex constitutione imperatoris Antonini,
cives romani effecti sunt." Ulpien, au Digeste, liv. I, tit. 5, 17. On
sait d'ailleurs par Spartien que Caracalla se faisait appeler Antonin dans les
actes officiels. Dion Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de
l'empire le droit de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les
affranchissements et sur les successions. — La distinction entre pérégrins,
latins et citoyens n'a pas entièrement disparu ; on la trouve encore dans
Ulpien et dans le Code ; il parut en effet naturel que les esclaves affranchis
ne devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les
anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit aussi
à certains indices que la distinction entre les terres italiques et les terres
provinciales subsista encore assez longtemps (Code, VII, 25 ; VII, 31 ; X, 39 ;
Digeste, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en Phénicie , encore après
Caracalla, jouissait par privilège du droit italique (Digeste, IV, 15) ; le
maintien de cette distinction s'explique par l'intérêt des empereurs, qui ne
voulaient pas se priver des tributs que le sol provincial payait au fisc.