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LIVRE II. LA FAMILLE.
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CHAPITRE
PREMIER. LA
RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE. |
LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
Si nous nous transportons par
la pensée au milieu de ces anciennes générations d'hommes, nous trouvons dans
chaque maison un autel et autour de cet autel la famille assemblée. Elle se
réunit chaque matin pour adresser au foyer ses premières prières, chaque soir
pour l’invoquer une dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit
encore auprès de lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la
prière et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des
hymnes que ses pères lui ont légués.
Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C'est la
seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations
d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette
seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble (01).
Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n'y a que cette
distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. A certains jours, qui
sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se
réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur
versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent
pour eux les chairs d'une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament
leur protection; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le
champ fertile, la maison prospère, les coeurs vertueux.
Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce qui
le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le frère,
c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement d'en faire
partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et
romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le droit
grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut.
exister au fond des coeurs, il n'est. rien dans le droit. Le père peut chérir
sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession,
c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des
idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction
flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection naturelle (02).
Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la
naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont cru
que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils
font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. Mais ils
n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne soit par la
supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les enfants. Or c'est
se tromper gravement que de, placer ainsi la force à l'origine du droit. Nous
verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité paternelle ou maritale, loin
d'avoir été une cause première, a été elle-même un effet; elle est
dérivée de la religion et a été établie par elle. Elle n'est donc pas le
principe qui a constitué la famille.
Ce qui unit les membres de la famille. antique, c'est quelque chose de plus
puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est la
religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un corps dans
cette vie et dans l'autre. La famille antique est une association religieuse
plus encore qu'une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la
femme n'y sera vraiment comptée qu'autant que la cérémonie sacrée du mariage
l'aura initiée au culte; que le fils n'y comptera plus, s'il a renoncé au
culte ou s'il a été émancipé; que l'adopté y sera au contraire un
véritable fils, parce que, s'il n'a pas le lien du sang, il aura quelque chose
de mieux, la communauté du culte; que le légataire qui refusera d'adopter le
culte de cette famille, n'aura pas la succession; qu'enfin la parenté et le
droit à l'héritage seront réglés, non d'après la naissance, mais d'après
les droits de participation au culte tels que la religion les a établis.
L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une
famille ; on disait epistion, mot qui signifie littéralement ce qui
est auprès d'un foyer (03). Une famille
était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d'invoquer le
même foyer et d'offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres.
LE MARIAGE.
La première institution que la religion
domestique ait établie, fut vraisemblablement le mariage.
Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se
transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à
l'homme ; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes
religieux de son père ; mariée, à ceux de son mari.
On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez les
anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre, mais elles ont des
dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part depuis son
enfance à la religion de son père ; elle invoque son foyer ; elle lui offre
chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de guirlandes aux jours de
fête, lui demande sa protection, le remercie de ses bienfaits. Ce foyer
paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la famille voisine la demande en
mariage, il s'agit pour elle de bien autre chose que de passer d'une maison dans
une autre. Il s'agit d'abandonner le foyer paternel pour aller invoquer
désormais le foyer de l'époux. Il s'agit de changer de religion, de pratiquer
d'autres rites et de prononcer d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu
de son enfance pour se mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas.
Qu'elle n'espère pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre ; car dans
cette religion c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas
invoquer deux foyers ni deux séries d'ancêtres. "A
partir du mariage, dit un ancien,
la femme n'a
plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères ; elle sacrifie au
foyer du mari. (04)"
Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave pour
l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour qu'on
ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de son foyer une
étrangère ; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de son culte ; il
lui révélera les rites et les formules qui sont le patrimoine de sa famille.
Il n'a rien de plus précieux que cet héritage ; ces dieux, ces rites, ces
hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui le protège dans la vie, c'est
ce qui lui promet la richesse, le bonheur, la vertu. Cependant au lieu de garder
pour soi cette puissance tutélaire, comme le sauvage garde son idole ou son
amulette, il va admettre une femme à la partager avec lui.
Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de
quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien l’intervention
de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que par quelque
cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle allait suivre
désormais ? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la naissance ne
l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination ou d'adoption ?
Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands effets.
Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le mariage par des
mots qui indiquent un acte religieux (05).
Pollux, qui vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des
vieux usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de
désigner le mariage par son nom particulier (gamos), on le désignait
simplement par le mot telos, qui signifie cérémonie sacrée (06)
; comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la cérémonie
sacrée par excellence.
Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de Junon ou
des autres dieux de l’Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans un temple ;
elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu domestique qui y
présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du ciel devint
prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans les prières
du mariage ; on prit même l'habitude de se rendre préalablement dans des
temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait les préludes
du mariage (07). Mais la partie principale
et essentielle de la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer
domestique.
Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait pour ainsi dire de trois
actes. Le premier se passait devant le foyer du père, egguêsis ; le
troisième au foyer du mari, telos ; le second était le passage de l'un
à l'autre, pompê (08).
1° Dans la maison paternelle, en présence
du prétendant, le père entouré ordinairement de sa famille offre un
sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule
sacramentelle, qu'il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout
à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout
à l'heure, adorer le foyer de l'époux, si son père ne l'avait pas
préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle
religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa
religion première.
2° La jeune fille est transportée à la
maison du mari. Quelquefois c'est le mari lui-même qui la conduit. Dans
certaines villes la charge d'amener la jeune fille appartient à un de ces
hommes qui étaient revêtus chez les Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils
appelaient kêrukes. La jeune fille est ordinairement placée sur un char
; elle a le visage couvert d'un voile et sur la tête une couronne. La couronne,
comme nous aurons souvent l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les
cérémonies du culte. Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des
vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau
; c'est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un
hymne religieux, qui a pour refrain ô humên, ô humenaie. On appelait
cet hymne l'hyménée, et l'importance de ce chant sacré était si grande que
l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière.
La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que
son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris et que les
femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce rite ? Est-ce un
symbole de la pudeur de la jeune fille ? Cela est peu probable ; le moment de la
pudeur n'est pas encore venu ; car ce qui va s'accomplir dans cette maison,
c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on pas plutôt marquer fortement que
la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y a par elle-même aucun droit, qu'elle
n'en approche pas par l'effet de sa volonté, et qu'il faut que le maître du
lieu, et du dieu, l'y introduise par un acte de sa puissance ? Quoi qu'il en
soit, après une lutte simulée, l'époux la soulève dans ses bras et lui fait
franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le
seuil.
Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte
sacré va commencer dans la maison.
3° On approche du foyer, l'épouse est mise
en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale ; elle
touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent
un gâteau ou un pain.
Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une
prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en
communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques.
Le mariage romain ressemblait, beaucoup au mariage grec, et comprenait comme lui
trois actes, traditio, deductio in domum, confarreatio (09).
1° La jeune fille quitte le foyer paternel.
Comme elle n'est pas attachée à ce foyer par son propre droit, mais seulement
par l'intermédiaire du père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui
puise l'en détacher. La tradition est donc une formalité indispensable.
2° La jeune fille est conduite à la maison
de l'époux. Comme en Grèce, elle est voilée, elle porte une couronne, et un
flambeau nuptial précède le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne
religieux. Les paroles de cet hymne changèrent sans doute avec le temps,
s'accommodant aux variations des croyances ou à celles du, langage ; mais le
refrain sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré : c'était le
mot Talassie, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas
mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot humenaie, et qui
était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule.
Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune
fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique ;
l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes
religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en
Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la
porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.
3° L'épouse est conduite alors devant le
foyer, là où sont les Pénates, où tous les dieux domestiques et les images
des ancêtres sont groupés autour du feu sacré. Les deux époux, comme en
Grèce, font un sacrifice, versent la libation, prononcent quelques prières, et
mangent ensemble un gâteau de fleur de farine (panis farreus).
Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et sous
les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de l'époux
et de l'épouse (10). Dès lors ils sont
associés dans le même culte. La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites,
les mêmes prières, les mêmes fêtes que son mari. De là cette vieille
définition du mariage que les jurisconsultes nous ont conservée ; Nuptiae
sunt divini juris et humani communicatio. Et cette autre : uxor socia
humanae rei atque divinae (11). C'est
que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette femme que,
suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont introduite dans la
maison (12).
La femme ainsi mariée a encore le culte des morts ; mais ce n'est plus à ces
propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre ; elle n'a plus ce droit. Le
mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et a brisé
tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux ancêtres de son
mari qu'elle porte l'offrande ; elle est de leur famille ; ils sont devenus ses
ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde naissance. Elle est dorénavant la
fille de son mari, filae loco, disent les jurisconsultes. On ne peut
appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques ; la femme est
tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les
conséquences de cette règle dans le droit de succession.
L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race
indo-européenne que la religion domestique ; car l'une ne va pas sans l'autre.
Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose qu'un
rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le
lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces
était d'ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu'on ne doit
pas être surpris que ces hommes ne l'aient crue permise et possible que pour
une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre
la polygamie.
On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût
impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio
ou par usus. Mais là dissolution du mariage religieux était fort
difficile (13). Pour cela, une nouvelle
cérémonie sacrée était nécessaire ; car la religion seule pouvait délier
ce que la religion avait uni. L'effet de la confarreatio ne pouvait être
détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se
séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun ; un
prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au
jour du mariage, un gâteau de fleur de farine (14).
Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu
de prières, ils prononçaient des formules d'un caractère étrange, sévère,
haineux, effrayant (15), une sorte de
malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari.
Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant,
toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous.
DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE ; CÉLIBAT INTERDIT ; DIVORCE EN CAS DE STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
Les croyances relatives aux morts et au
culte qui leur était dû, ont constitué la famille ancienne et lui ont donné
la plupart de ses règles.
On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux
et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le repas
funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il v avait déchéance pour le
mort qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car lorsque ces
anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie future,
elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments ; elles
avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite qu'il avait
menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à son égard.
Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas funèbres
qui devaient assurer à ses Mânes le repos et le bonheur.
Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les
anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dut se
perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne
s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre
sujet d'inquiétude que celui là. Leur unique pensée, comme leur unique
intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter les
offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts répétaient sans
cesse : "Puisse-t-il naître toujours dans notre
lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel."
L'Hindou disait encore : "L'extinction
d'une famille cause la ruine de la religion de cette famille ; les ancêtres
privés de l'offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux (16)."
Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. Sils ne
nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances aussi
nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, du moins
leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. A Athènes la
loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce qu'aucune
famille ne vînt à s'éteindre (17). De
même la loi romaine était attentive à ne laisser tomber aucun culte
domestique (18). On lit dans un discours
d'un orateur athénien : "Il n'est pas un homme qui,
sachant qu'il doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir
laisser sa famille sans descendants ; car il n'y aurait alors personne pour lui
rendre le culte qui est dû aux morts. (19)"
Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu
qu'il y allait de son immortalité heureuse. C'était même un devoir envers les
ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi
les lois de Manou appellent-elles le fils aîné "celui
qui est engendré pour l'accomplissement du devoir."
Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la famille
antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle ne périsse
pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il faut se
représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont pas encore
altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, précieux
dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa piété ait
à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion
disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses
morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt de
la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété
grave et un malheur ; une impiété, parce que le célibataire mettait en péril
le bonheur des mânes de sa famille ; un malheur, parce qu'il ne devait recevoir
lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas connaître "ce
qui réjouit les mânes." C'était à la fois pour lui et pour ses
ancêtres une sorte de damnation.
On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent
longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, dès
qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une chose
mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les vieilles
annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les jeunes gens à
se marier (20). Le traité des lois de
Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme philosophique,
les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat (21).
A Sparte, la législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen
l'homme qui ne se mariait pas (22). On sait
par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d'être défendu par les
lois, il le fut encore par les moeurs. Il parait enfin par un passage de Pollux
que dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat comme un
délit (23). Cela était conforme aux
croyances ; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait à la famille. Il
était un membre dans une série, et il ne fallait pas que la série s'arrêtât
à lui. Il n'était pas né par hasard ; on l'avait introduit dans la vie pour
qu'il continuât un culte ; il ne devait pas quitter la vie sans être sûr que
ce culte serait continué après lui.
Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer la
religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le bâtard,
l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient nothos et les Latins spurius,
ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet le
lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore le
lien du culte. Or le fils né d'une femme qui n'avait pas été associée au
culte de l'époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir
part au culte (24). Il n'avait pas le droit
d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour lui. Nous
verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit à
l'héritage.
Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son
objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et qui
voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. L'effet du
mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en unissant deux êtres
dans le même culte domestique, d'en faire naître un troisième qui fût apte
à continuer ce culte. On le voit bien par la formule sacramentelle qui était
prononcée dans l'acte du mariage : ducere uxorem liberum qaerendorum causa,
disaient les Romains ; paidôn ep'arotôi gnêsiôn, disaient les Grecs.
(25).
Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il semblait
juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce dans ce cas
a toujours été un droit chez les anciens ; il est même possible qu'il ait
été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que "la
femme stérile fût remplacée au bout de huit ans (26)."
Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le
prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de
répudier leurs femmes parce qu'elles étaient stériles (27).
Pour ce qui est de Rome, on connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le
divorce est le premier que les annales romaines aient mentionné. "Carvilius
Ruga, dit Aulu-Gelle, homme
de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu'il ne pouvait
pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec tendresse et n'avait qu'à se
louer de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment,
parce qu'il avait juré (dans la formule du mariage) qu'il la prenait pour
épouse afin d'avoir des enfants (28)."
La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre ; toute affection et
tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. Si un mariage
était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins que la famille
fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait se substituer à
lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. L'enfant qui naissait
de là était considéré comme fils du mari et continuait son culte. Telles
étaient les règles chez les anciens Hindous ; nous les retrouvons dans les
lois d'Athènes et dans celles de Sparte (29).
Tant cette religion avait d'empire ! tant le devoir religieux passait avant tous
les autres !
A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage de la
veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche parent de son
mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt (30).
La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet la
fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où elle se
mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et appartenait
à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se continuait, comme
le, culte, que par les mâles : fait capital, dont on verra plus loin les
conséquences.
C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire ; c'était lui
que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. "Par
lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père
acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres et s'assure à lui-même
l'immortalité." Ce fils n'était pas moins précieux aux yeux des
Grecs ; car il devait plus tard faire les sacrifices, offrir le repas funèbre,
et conserver par son culte la religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle,
le fils est-il appelé le sauveur du foyer paternel (31).
L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. Il
fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de maître
et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait prononcer
si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La naissance ne formait
que le lien physique ; la déclaration du père constituait le lien moral et
religieux. Cette formalité était également obligatoire à Rome, en Grèce et
dans l'Inde.
Il fallait de plus pour le fils, comme nous l’avons vu pour la femme, une
sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le
neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le
douzième (32). Ce jour-là, le père
réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son
foyer. L'enfant était présenté au dieu domestique ; une femme le portait dans
ses bras et encourant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré (33).
Cette cérémonie avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant,
c'est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait
contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte
domestique. A partir de ce moment, l’enfant état admis dans cette sorte de
société sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la
religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières ;
il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un
ancêtre honoré.
DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION.
Le devoir de perpétuer le culte
domestique a été le principe du droit d'adoption chez les anciens. La même
religion qui obligeait l'homme à se marier, qui prononçait le divorce en cas
de stérilité, qui, en cas d'impuissance ou de mort prématurée, substituait
au mari un parent, offrait encore à la famille une dernière ressource pour
échapper au malheur si redouté de l'extinction ; cette ressource était le
droit d'adopter.
"Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour
que les cérémonies funèbres ne cessent pas."
Ainsi parle le vieux législateur des Hindous (34).
Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur athénien dans un procès où l'on
contestait à un fils adoptif la légitimité de son adoption. Le défendeur
nous montre d'abord pour quel motif on adoptait un fils : "Ménéclès,
dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants ; il tenait à
laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire dans la suite
les cérémonies du culte funèbre." Il montre ensuite ce qui
arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à
lui-même, mais à celui qui l'a adopté ; Ménéclès est mort, mais c'est
encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. "Si
cous annulez mon adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de
fils après lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son
honneur, que nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans
culte (35)."
Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion
domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, au
repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que dans la
nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là qu'elle
c'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des Hindous est
formelle à cet égard (36). Celle
d'Athènes ne l'est pas moins ; tout le plaidoyer de Démosthènes contre
Léocharès en est la preuve (37). Aucun
texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit romain, et
nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir des fils par la
nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que ce point n'était pas
admis en droit au temps de Cicéron ; car dans un de ses plaidoyers l'orateur
s'exprime ainsi : "Quel est le droit qui régit
l'adoption ? Ne faut-il pas que l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir
d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir ? Adopter, c'est
demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la nature (38)."
Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce que l'homme qui l'a
adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette adoption est contraire au
droit religieux.
Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte, "l'introduire
dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates (39)."
Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît
avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là
le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, objets
sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père adoptif. On
disait de lui in sacra transiit, il est passé au culte de sa nouvelle
famille (40).
Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne (41).
Nous avons vu en effet que d'après ces vieilles croyances le même homme ne
pouvait pas sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis
dans une nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il
n'avait plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait
plus offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance
était brisé ; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si
complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir, son
père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et de
conduire son convoi. Le fil, adopté ne pouvait plus rentrer dans son ancienne
famille ; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un fils, il le
laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait que la
perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en sortir. Mais
alors il rompait tout lien avec son propre fils (42).
A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un fils
pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il eût pu
sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa religion (43).
Le principal effet de l'émancipation était le renoncement au culte de la
famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte par le nom bien
significatif de sacrorum detestatio (44).
DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.
Platon dit que la parenté est la
communauté des mêmes dieux domestiques (45).
Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre qu'ils
pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même tombeau.
C'était en effet la religion domestique qui constituait la parenté. Deux
hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les mêmes dieux, le même
foyer, le même repas funèbre.
Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au
foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne
s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de cette
règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes. Dans
l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni l'être ni
le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas d'ailleurs appartenir
à deux familles, invoquer deux foyers ; le fils n'avait donc d'autre religion
ni d'autre famille que celle du père (46).
Comment aurait-il eu une famille maternelle ? Sa mère elle même, le jour où
les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une
manière absolue à sa propre famille ; depuis ce temps, elle avait offert le
repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur
fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu'elle
n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien religieux
ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte raison, son
fils n'avait rien de commun avec cette famille.
Le principe de la parenté n'était pas la naissance ; c'était le culte. Cela
se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par mois,
offre le repas funèbre ; il présente un gâteau aux mânes de son père, un
autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père
paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère ni au
père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la même
ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième ascendant.
Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère ; c'est une simple libation
d'eau et quelques grains de riz (47). Tel
est le repas funèbre ; et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que
l'on compte la parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément
leurs repas funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six
ancêtres, en trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont
parents. Ils se disent samanodacas si l'ancêtre commun est de ceux à
qui l'on n'offre que la libation d'eau, sapindas s'il est de ceux à qui
le gâteau est présenté (48). A compter
d'après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu'au septième
degré, et celle des samanodacas jusqu'au quatorzième. Dans l'un et
l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on fait l'offrande à un même
ancêtre ; et l'on voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut
pas être admise.
Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les
jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème devient
facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la religion
domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle,
de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne
pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en
mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs (49).
La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait
entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre chose que
la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine. Pour rendre
cette vérité plus claire, traçons le tableau d'une famille romaine.
L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ. |
Publius Scipio Scipio Asiaticus Scipio Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus |
Cn. Scipio
P. Scipio Nasica
|
Dans ce tableau, la cinquième
génération, qui vivait vers l'an 140 avant Jésus-Christ, est représentée
par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux ? Ils le seraient
d'après nos idées modernes ; ils ne l'étaient pas tous dans l'opinion des
Romains. Examinons en effet s'ils avaient le même culte domestique,
c'est-à-dire s'ils faisaient les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le
troisième Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour
marqué le repas funèbre ; en remontant de mâle en mâle, il trouve pour
troisième ancêtre Publius Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son
sacrifice, rencontrera dans la série de ses ascendante ce même Publius Scipio.
Donc Scipio Asiaticus et Scipion Émilien sont parents entre eux ; chez les
Hindous on les appellerait sapindas.
D'autre part Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornelius Scipio
qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion-Émilien. Ils sont donc parents
entre eux ; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la
langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats ; les
deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l'est avec eux
au huitième.
Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos
coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n'était
pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe en effet pour
Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions ; ni lui ni
Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la religion. Il n'a
pas d'autres ancêtres que les Sempronius ; c'est à eux qu'il offre le repas
funèbre ; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un
Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien
du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte.
On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères
consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on ne
dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur
lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la naissance, c'était au
culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le fils que l'émancipation avait
détaché du culte, n'était plus agnat de son père. L'étranger qui avait
été adopté, c'est-à-dire admis au culte, devenait l'agnat de l'adoptant et
même de toute sa famille. Tant il est vrai que c'était la religion qui fixait
la parenté.
Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, où
la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure que
cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la
parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio
cette sorte de parente qui était absolument indépendante des règles de la
religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à
Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se
disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze-Tables, la seule parenté
d'agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l'héritage. On
verra plus loin qu'il en a été de même chez les Grecs.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.
Voici une institution des anciens dont il
ne faut pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les
anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus
ceux des générations présentes ; il en est résulté que les lois par
lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.
On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez elles
la propriété privée ; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et
péniblement. Ce n'est pas en effet un facile problème, à l'origine des
sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un tel
lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire : cette terre est
mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares conçoivent le
droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le comprennent plus
quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n'appartenait à
personne ; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à
cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. Le Germain était
propriétaire de la moisson ; il ne l'était pas de la terre. Il en est encore
de même dans une partie de la race sémitique et chez quelques peuples slaves.
Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité la
plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne trouve
pas une époque où la terre ait été commune (50) ; et
l'on ne voit non plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui
était usité chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis
que les races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui
accordent au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa
récolte, c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup, de villes les
citoyens étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la
plus grande partie, et devaient les consommer en commun ; l'individu n'était
donc pas maître du blé qu'il avait récolté ; mais en même temps, par une
contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La terre
était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la conception du
droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée à celle qui
paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson d'abord, et au sol
ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.
Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et
solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes : la religion
domestique, la famille, le droit de propriété ; trois choses qui ont eu entre
elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir été
inséparables.
L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille
avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que par
elle, ne protégeaient qu'elle ; ils étaient sa propriété.
Or, entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un rapport
mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de la vie
sédentaire ; son nom seul l'indique (51). Il doit être
posé sur le sol ; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu
de la famille veut avoir une demeure fixe ; matériellement, il est difficile de
transporter la pierre sur laquelle il brille ; religieusement, cela est plus
difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité le
presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. Quand on
pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera toujours à
cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, non pas même
pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette famille durera et qu'il
restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le sacrifice. Ainsi le foyer
prend possession du sol ; cette part de terre, il la fait sienne ; elle est sa
propriété.
Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée autour de
son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de domicile vient
naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer l'est au sol ; une
relation étroite s'établit donc entre le sol et la famille. Là doit être sa
demeure permanente, qu'elle ne songera pas à quitter, à moins qu'une
nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le foyer, elle occupera toujours
cette place. Cette place lui appartient ; elle est sa propriété, propriété
non d'un homme seulement, mais d'une famille dont les différents membres
doivent venir l'un après l'autre naître et mourir là.
Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités
distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais ; cela est si vrai
que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance entre leurs
dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement de tout ce
qui n'est pas lui ; il ne faut pas que l'étranger en approche au moment où les
cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue sur lui. C'est
pour cela qu'on appelle ce dieu le dieu caché, muchios, ou le dieu
intérieur, Penates. Pour que cette règle religieuse soit bien remplie,
il faut qu'autour du foyer, à une certaine distance, il y ait une enceinte. Peu
importe qu'elle soit formée par une haie, par une cloison de bois, ou par un
mur de pierre. Quelle qu'elle soit, elle marque la limite qui sépare le domaine
d'un foyer du domaine d'un autre foyer. Cette enceinte (herkos) est
réputée sacrée (52). Il y a impiété à la franchir.
Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde ; aussi donne-t-on à ce dieu
l'épithète de herkeios (53). Cette enceinte
tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain,
la marque la plus irrécusable du droit de propriété.
Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée que
les Grecs appellent herkos et les latins herctum, c'est l'enclos
assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ
qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons aux âges
suivants : la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie et elle a
bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées ; elles ne sont pourtant pas
contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de moindres proportions
; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à un fossé, à un sillon,
ou à un simple espace libre de quelques pieds de largeur. Dans tous les cas,
deux maisons ne doivent pas se toucher ; la mitoyenneté est une chose réputée
impossible. Le même mur ne peut pas être commun à deux maisons ; car alors
l'enceinte sacrée des dieux domestiques aurait disparu. A Rome, la loi fige à
deux pieds et demi la largeur de l'espace libre qui doit toujours séparer deux
maisons, et cet espace est consacré au "dieu
de l'enceinte (54)."
Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté
n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été
connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles
la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune
époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du
village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille
ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur le
sol, son domicile isolé, sa propriété.
Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des maisons
(55). En effet, l'homme qui était fixé par sa religion
à une place qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite
à élever en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe,
le chariot au Tartare ; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut
une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la
maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais pour la
famille dont les générations devaient se succéder dans la même demeure.
La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on
partageait en deux le carré que formait cette enceinte ; la première partie
était la cour ; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers le
milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et près de
l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente, mais le
principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de l'enceinte, mais
les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés, de manière à
l'enfermer au milieu d'une petite cour.
On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction : les murs se
sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut dire,
comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une maison.
Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire ; c'est sa
divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par la
présence perpétuelle des dieux ; elle est le temple qui les garde. "Qu'y
a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure
de chaque homme ? Là est l'autel ; là brille le feu sacré ; là sont les
choses saintes et la religion (56)." A
pénétrer dans cette maison avec des intentions malveillantes il y avait
sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant une tradition romaine, le
dieu domestique repoussait le voleur et écartait l'ennemi (57).
Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les mêmes
idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans la religion
des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres, et d'autre part la
principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas funèbre, devait
être accomplie sur le lieu même où les ancêtres reposaient (58).
La famille avait donc un tombeau commun où ses membres devaient venir
s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle était la même que
pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux familles dans une même
sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers domestiques en une seule maison.
C'était une égale impiété d'enterrer un mort hors du tombeau de sa famille
ou de placer dans ce tombeau le corps d'un étranger (59).
La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque
famille de toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de
communauté. De même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les
tombeaux ne devaient pas se toucher ; chacun d'eux avait, comme la maison, une
sorte d'enceinte isolante.
Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela ! Les
morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle a
seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol ; ils vivent
sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut penser à se
mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les déposséder du sol
qu'ils occupent ; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais être détruit ni
déplacé (60) ; les lois les plus sévères le
défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient un
objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est
approprié cette terre en y plaçant ses morts ; elle s'est implantée là pour
toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement : cette
terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui et
qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts est
inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une famille vend
le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire de ce tombeau et
conserve éternellement le droit de traverser le champ pour aller accomplir les
cérémonies de son culte (61).
L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou sur
les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette habitude des
temps antiques est attestée par une loi de Solon et par plusieurs passages de
Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes que, de son temps encore,
chaque famille enterrait ses morts dans son champ, et que lorsqu'on achetait un
domaine dans l'Attique, on y trouvait la sépulture des anciens propriétaires (62).
Pour l'Italie, cette même coutume nous est attestée par une loi des
Douze-Tables, par les textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de
Siculus Flaccus : "Il y avait anciennement deux
manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la limite du champ, les
autres vers le milieu (63)."
D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit
facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui
entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par
laquelle le laboureur italien priait les Mânes de veiller sur son champ, de
faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi
ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur droit
de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille était
maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union
indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété.
Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le droit de
propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham : "Je
suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce
pays", et à Moïse : "Je vous ferai
entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai
en héritage." Ainsi Dieu, propriétaire primitif par droit de
création, délègue à l'homme sa propriété sur une partie du sol. Il y a eu
quelque chose d'analogue chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il
est vrai que ce n'est pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit,
peut-être parce qu'elle n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à
chaque famille son droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer
et les mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi
celle qui constitua chez eux la propriété.
Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la
religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait
d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture ; la vie en commun a donc
été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au sol,
que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, le
foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront abandonnés et
sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture permanente, la famille a
pris possession du sol ; la terre a été en quelque sorte imbue et pénétrée
par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi l'homme des anciens âges fut
dispensé de résoudre de trop difficiles problèmes. Sans discussion, sans
travail, sans l'ombre d'une hésitation, il arriva d'un seul coup et par la
vertu de ses seules croyances à la conception du droit de propriété, de ce
droit d'où sort toute civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre
et devient lui même meilleur.
Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, ce
fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités domestiques
qui veillaient sur lui (64). Chaque champ devait être
entouré, comme nous l'avons vu peur la maison, d'une enceinte qui le séparât
nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un mur
de pierre ; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui devait
rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet espace était
sacré : la loi romaine le déclarait imprescriptible (65)
; il appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de
l'année, le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette
ligne ; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des
sacrifices (66). Par cette cérémonie il croyait avoir
éveillé la bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison
; il avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son
champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les
prières, était la limite inviolable du domaine.
Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses
pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des termes. On
peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient par
la manière dont la piété des hommes les posait en terre. "Voici,
dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient :
ils commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le
bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils
offraient un sacrifice ; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang
dans la fosse ; ils y jetaient des charbons allumés rallumés probablement au
feu sacré du foyer, des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de
miel. Quand tort cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore
chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de bois (67)."
On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme une
sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce
caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte sacré, en versant des
libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c'était donc,
en quelque sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer
que ce sol était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie
aidant, le Terme fut considéré comme un dieu distinct.
L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel
dans la race indo européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute
antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une grande
analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie (68).
Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins (69)
; nous le trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des
bornes sacrées qu’ils appelaient horoi, theoi horioi (70).
Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au monde
qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute éternité. Ce
principe religieux était exprimé à Rome par une légende : Jupiter ayant
voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n'avait
pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille tradition montre combien la
propriété était sacrée ; car le Terme immobile ne signifie pas autre chose
que la propriété inviolable.
Le Terme gardait en effet la limite du champ et veillait sur elle. Le voisin
n'osait pas en approcher de trop près ; "car alors,
comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc
ou le hoyau, criait : arrête, ceci est mon champ, voilà le tien (71)."
Pour empiéter sur le champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une
borne : or cette borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le
châtiment sévère ; la vieille loi romaine disait :
"Que l'homme et les boeufs qui auront touché le Terme, soient dévoués (72)
; " cela signifiait que l'homme et les boeufs seraient immolés en
expiation. La loi étrusque, parlant au nom de la religion, s'exprimait ainsi :
"Celui qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux
; sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra ; sa terre ne produira plus de
fruits ; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons
; les membres du coupable se couvriront d'ulcères et tomberont de consomption (73)."
Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet ; il ne
nous en est resté que trois mots qui signifient : "ne
dépasse pas la borne." Mais Platon paraît compléter la pensée du
législateur quand il dit : "Notre première loi doit être celle-ci : que
personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car
elle doit rester immobile... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui
sépare l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser
à sa place (74)."
De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il résulte
clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme à
s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.
On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et
établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il ne
peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres
principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique
qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La maison et
le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni les perdre ni
s'en dessaisir. Platon, dans son traité des lois, ne prétendait pas avancer
une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son champ ; il ne
faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que dans les anciens
temps la propriété était inaliénable.
Il est assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son
lot de terre (75). La même interdiction était écrite
dans les lois de Locres et de Leucade (76). Phidon de
Corinthe , législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des
familles et des propriétés restât immuable (77). Or
cette prescription ne pouvait être observée que s'il était interdit de vendre
les terres et même de les partager. La loi de Solon, postérieure de sept ou
huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l'homme
de vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d'une peine sévère, la
perte de tous les droits de citoyen (78). Enfin Aristote
nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes
législations interdisaient la vente des terres (79).
De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le
droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la religion, il
ne le pourra plus : un lien plus fort que la volonté de l'homme unit la terre
à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent les ancêtres divins,
où la famille doit à jamais accomplir un culte, n'est pas la propriété d'un
homme seulement, mais d'une famille. Ce n'est pas l'individu actuellement vivant
qui a établi son droit sur cette terre ; c'est le dieu domestique. L'individu
ne l'a qu'en dépôt ; elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui
sont à naître. Elle fait corps avec cette famille et ne peut plus s'en
séparer. Détacher l'une de l'autre, c'est altérer un culte et offenser une
religion. Chez les Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était
aussi inaliénable (80).
Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze-Tables ; il
est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était permise. Mais il
y a des raisons de penser que dans les premiers temps de Rome, et dans l'Italie
avant l'existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce. S'il ne
reste aucun témoignage de cette vieille loi, on distingue du moins les
adoucissements qui y ont été portés peu à peu. La loi des Douze-Tables, en
laissant au tombeau le caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ.
On a permis ensuite de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères,
mais à la condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et
que le nouveau partage serait fait par un prêtre (81) :
la religion seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé
indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine ; mais il a fallu encore
pour cela des formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait
avoir lieu qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait libripens et avec
la formalité sainte qu'on appelait mancipation. Quelque chose d'analogue
se voit en Grèce : la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours
accompagnée d'un sacrifice aux dieux (82). Toute
mutation de propriété avait besoin d'être autorisée par la religion.
Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa
terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui.
L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les anciens.
La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de l'arrêt d'exil (83),
c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait
plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L'expropriation pour dettes ne
se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités (84).
La loi des Douze-Tables ne ménage assurément pas le débiteur ; elle ne permet
pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le
corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, car la terre est
inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l'homme en servitude
que de lui enlever son droit de propriété ; le débiteur est mis dans les
mains de son créancier ; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage.
Le maître qui use à son profit des forces physiques de l'homme, jouit de même
des fruits de la terre ; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant
le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable (85).
LE DROIT DE SUCCESSION.
1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens.
Le droit de propriété ayant été
établi pour l'accomplissement d'un culte héréditaire, il n'était pas
possible que ce droit fût éteint après la courte existence d'un individu.
L'homme meurt, le culte reste ; le foyer ne doit pas s'éteindre ni le tombeau
être abandonné. La religion domestique se continuant, le droit de propriété
doit se continuer avec elle.
Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois des
anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille. Aussi
était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le droit
romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le culte
sans la propriété. "La religion prescrit,
dit Cicéron, que les biens et le culte de chaque famille
soient inséparables, et que le soin des sacrifices soit toujours dévolu à
celui à qui revient l'héritage (86)."
A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession : "Réfléchissez
bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, doit hériter des
biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son tombeau. (87)"
Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est inséparable de la
succession ? Il en est de même dans l'Inde : "La
personne qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes
sur le tombeau (88)."
De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez les
anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous l'avons
vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme le fils
est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi des biens. Par
là, la règle d'hérédité est trouvée ; elle n'est pas le résultat d’une
simple convention faite entre les hommes ; elle dérive de leurs croyances, de
leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur leurs âmes. Ce qui fait que
le fils hérite, ce n'est pas la volonté personnelle du père. Le père n'a pas
besoin de faire un testament ; le fils hérite de son plein droit, ipso jure
heres exstitit, dit le jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire,
heres necessarius (89) Il n'a ni
à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la propriété, comme
celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un droit. Qu'il le veuille
ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, quelle qu'elle puisse être,
même avec ses charges et ses dettes. Le bénéfice d'inventaire et le
bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour le fils dans le droit grec et ne
se sont introduits que fort tard dans le droit romain.
La langue juridique de Rome appelle le fils heres suus comme si l'on
disait heres sui ipsius. Il n'hérite en effet que de lui-même. Entre le
père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il y a
simplement continuation, morte parentis continuatur dominium. Déjà du
vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, vivo
quoque patre dominus existimatur (90).
Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut pas
se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La fortune est
immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est attachée. C'est
l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la famille déroule ses
générations, arrive à son heure marquée pour continuer le culte et prendre
soin du domaine.
2° Le fils hérite, non la fille.
C'est ici que les lois anciennes, à
première vue, semblent bizarres et injustes. On éprouve quelque surprise
lorsqu'on voit dans le droit romain que la fille n'hérite pas du père, si elle
est mariée, et dans le droit grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui
concerne les collatéraux paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la
nature et de la justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une
logique très rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons
observées plus haut.
La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle ; la règle pour
l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à continuer la
religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant elle renonce au
culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc aucun titre à
l'héritage ; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa fille, la
propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible. La fille ne
pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui est de
continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres de son mari
qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc d'hériter de son
père.
Tel est l'antique principe ; il s'impose également aux législateurs des
Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les
mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont tiré
leurs lois des mêmes croyances.
"Après la mort du père, dit le code de
Manou, que les frères se partagent entre eux le
patrimoine " ; et le législateur ajoute qu'il recommande aux
frères de doter leurs sueurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont par
elles mêmes aucun droit à la succession paternelle.
Il en est de même à Athènes. Démosthènes dans ses plaidoyers a souvent
l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas (91).
Il est lui-même un exemple de l'application de cette règle ; car il avait une
soeur, et nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier
du patrimoine ; son père en avait réservé seulement la septième partie pour
doter sa fille.
Pour ce qui est de Rome, les disposions du droit primitif qui excluaient les
filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes formels et
précis ; mais elles ont laissé des traces profondes dans le droit des époques
postérieures. Les Institutes de Justinien excluent encore la fille du
nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous la puissance du père ;
or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant les rites religieux (92).
Il résulte déjà de ce texte que, si la fille avant d'être mariée pouvait
partager l'héritage avec son frère, elle ne le pouvait certainement pas dès
que le mariage l'avait attachée à une autre religion et à une autre famille.
Et s'il en était encore ainsi au temps de Justinien, on peut supposer que dans
le droit primitif le principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la
fille non mariée encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas
hériter du patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux
principe, alors tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que
l'héritage passât toujours aux mâles (93).
C'est sans doute en souvenir de cette règle que la femme, en droit civil, ne
peut jamais être instituée héritière. Plus nous remontons de l'époque de
Justinien vers les époques anciennes, plus nous nous rapprochons de la règle
qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps de Cicéron, si un père laisse un
fils et une fille, il ne peut léguer à sa fille qu'un tiers de sa fortune ;
s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne peut encore avoir que la moitié. Encore
faut-il noter que pour que cette fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine,
il faut que le père ait fait un testament en sa faveur ; la fille n'a rien de
son plein droit (94). Enfin un siècle et
demi avant Cicéron, Caton voulant faire revivre les anciennes moeurs fait
porter la loi Voconia qui défend : 1 ° d'instituer héritière une femme,
fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée ; 2° de léguer à des femmes
plus du quart du patrimoine (95). La loi
Voconia ne fait que renouveler des lois plus anciennes ; car on ne peut pas
supposer qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle
ne s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle
rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à
l'égard de l'hérédité ab intestat, probablement parce que sous ce rapport
l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à réparer sur
ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la fille de
l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et inévitable des
principes que la religion avait posés.
Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour concilier
la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter, avec le
sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du père. La loi
décida que la fille épouserait l'héritier.
La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières
conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le frère, seul
héritier, devait épouser sa soeur, à moins qu'il ne préférât la doter (96).
Si le défunt ne laissait qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche
parent ; mais ce parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille,
devait pourtant la prendre pour femme. Il y a plus : si cette fille se trouvait
déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son
père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même ; il devait divorcer
pour épouser sa parente (97). Nous voyons
ici combien le droit antique, pour s'être conformé aux croyances religieuses,
a méconnu la nature.
La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver
les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce point-ci
le droit hindou et le droit athénien se rencontraient merveilleusement. On lit
dans les Lois de Manou : "Celui qui n'a pas d'enfant
mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne le sien et qui
accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre." Pour cela, le
père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en prononçant cette
formule : "Je te donne, parée de bijoux, cette fille
qui n'a pas de frère ; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes
obsèques (98)." L'usage était
le même à Athènes ; le père pouvait faire continuer sa descendance par sa
fille, en la donnant à un mari avec cette condition spéciale. Le fils qui
naissait d'un tel mariage était réputé fils du père de la femme ; il suivait
son culte, assistait à ses actes religieux, et plus tard il entretenait son
tombeau (99). Dans le droit hindou cet
enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils ; il en
était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa fille
unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni sa fille
ni son gendre, c'était le fils de la fille (100).
Dès que celui-ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du
patrimoine de son grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent
encore vivants (101).
Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle
que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais par
un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille unique
était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille pouvait se
continuer. Elle n'héritait pas ; mais le culte et l'héritage se transmettaient
par elle.
3° De la succession collatérale.
Un homme mourait sans enfants ; pour
savoir quel était l'héritier de ses biens, on n'avait qu'à chercher quel
devait être le continuateur de son culte.
Or la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en mâle. La
descendance en ligne masculine établissait seule entre deux hommes le rapport
religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de l'autre. Ce qu'on
appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous l'avons vu plus haut,
que l'expression de ce rapport. On était parent parce qu'on avait un même
culte, un même foyer originaire, les mêmes ancêtres. Mais on n'était pas
parent pour être sorti du même sein maternel ; la religion n'admettait pas de
parenté par les femmes. Les enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un
frère n'avaient entre eux aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion
domestique ni à la même famille.
Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu son
fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de son fils
héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de descendants, il avait
pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils de son frère, non pas le
fils de sa sueur. A défaut de frères et de neveux ? il fallait remonter dans
la série des ascendants du défunt, toujours dans la ligne masculine, jusqu'à
ce qu'un trouvât une branche qui se fût détachée de la famille par un mâle
; puis on redescendait dans cette branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on
trouvât un homme vivant ; c'était l'héritier.
Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs,
chez les Romains. Dans l'Inde "l'héritage appartient
au plus proche sapinda ; à défaut de sapinda, au samanodaca (102)."
Or nous avons vu que la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté
religieuse ou parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine.
Voici maintenant la loi d'Athènes : "Si un homme est
mort sans enfant, l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère
consanguin ; à défaut de lui, le fils du frère ; car la succession passe
toujours aux mâles et aux descendants des mâles(103)."
On citait encore cette vieille loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût
été déjà modifiée et qu'on eût commencé d'admettre à cette époque la
parenté par les femmes.
Les Douze-Tables décidaient de même que si un homme mourait sans héritier
sien, la succession appartenait au plus proche agnat. Or nous avons vu qu'on
n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain spécifiait encore
que le neveu héritait du patruus, c'est-à-dire du frère de son père,
et n'héritait pas de l'avunculus frère de sa mère (104).
Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des Scipions,
on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son héritage ne
devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, d'après nos
idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion Asiaticus qui était
réellement son parent le plus proche.
Du temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles lois ;
elles lui paraissaient inique, et il accusait de rigueur excessive le droit des
Douze-Tables "qui accordait toujours la préférence
à la postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés
au défunt que par les femmes (105)."
Droit inique, si l'on veut, car il ne tenait pas compte de la nature ; mais
droit singulièrement logique, car partant du principe que l'héritage était
lié au culte, il écartait de l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas
à continuer le culte.
4° Effets de l'émancipation et de l'adoption.
Nous avons vu précédemment que
l'émancipation et l'adoption produisaient pour l'homme un changement de culte.
La première le détachait du culte paternel, la seconde l'initiait à la
religion d'une autre famille. Ici encore le droit ancien se conformait aux
règles religieuses. Le fils qui avait été exclu du culte paternel par
l'émancipation, était écarté aussi de l'héritage. Au contraire l'étranger
qui avait été associé au culte d’une famille par l'adoption, y devenait un
fils, y continuait le culte et héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas,
l'ancien droit tenait plus de compte du lien religieux que du lien de naissance.
Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes
domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le fils
adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de sa famille
naturelle. Le droit athénien était très explicite sur cet objet. Les
plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des hommes qui ont été
adoptés dans une famille et qui veulent hériter de celle où ils sont nés.
Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut hériter de sa propre famille
qu'en y rentrant ; il n'y peut rentrer qu'en renonçant à la famille d'adoption
; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à deux conditions : l'une est qu'il
abandonne le patrimoine de cette famille ; l'autre est que le culte domestique,
pour la continuation duquel il a été adopté, ne cesse pas, par son abandon ;
et pour cela, il doit laisser dans cette famille un fils qui le remplace. Ce
fils prend le soin du culte et la possession des biens ; le père alors peut
retourner à sa famille de naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce
fils ne peuvent plus hériter l'un de l'autre ; ils ne sont pas de la même
famille, ils ne sont pas parents (106).
On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il
établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux
héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes
domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.
5° Le testament n'était pas connu à l'origine.
Le droit de tester, c'est-à-dire de
disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer à d'autres qu'à
l'héritier naturel, était en opposition avec les croyances religieuses qui
étaient le fondement du droit de propriété et du droit de succession. La
propriété étant inhérente au culte, et le culte étant héréditaire,
pouvait-on songer au testament ? D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à
l'individu mais à la famille ; car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit
du travail, mais par le culte domestique. Attachée à la famille, elle se
transmettait du mort au vivant, non d'après la volonté et le choix du mort,
mais en vertu de règles supérieures que la religion avait établies.
L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. - Le droit athénien,
jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne l'a
permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants (107).
Le testament a été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été
autorisé que postérieurement à la guerre du Péloponèse (108).
On a conservé le souvenir d'un temps où il en était de même à Corinthe et
à Thèbes (109). Il est certain que la
faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas reconnue d'abord comme
un droit naturel ; le principe constant des époques anciennes fut que toute
propriété devait rester dans la famille à laquelle la religion l'avait
attachée.
Platon dans son traité des Lois, qui n'est en grande partie qu'un commentaire
sur les lois athéniennes, explique très clairement la pensée des anciens
législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort, réclame la faculté
de faire un testament et qu'il s'écrie : "O dieux,
n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je l'entends
et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins à celui-là,
suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir ?" Mais le législateur
répond à cet homme : "Toi
qui ne peux te promettre plus d'un jour, toi qui ne fais que passer ici-bas,
est-ce bien à toi de décider de telles affaires ? Tu n'es le maître ni de tes
biens ni de toi-même ; toi et tes biens, tout cela appartient à ta famille,
c'est-à-dire à tes ancêtres et à ta postérité (110)."
L'ancien droit de Rome est pour nous très obscur ; il l'était déjà pour
Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les
Douze-Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et dont il
ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le testament ;
encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop court et trop
évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de connaître les
vraies dispositions du législateur en cette matière ; en accordant la faculté
de tester, nous ne savons pas quelles réserves et quelles conditions il pouvait
y mettre (111). Avant les Douze-Tables
nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou qui permette le testament. Mais
la langue conservait le souvenir d'un temps où il n'était pas connu ; car elle
appelait le fils héritier sien et nécessaire. Cette formule que Gaius
et Justinien employaient encore, mais qui n'était plus d'accord avec la
législation de leur temps, venait sans nul doute d'une époque lointaine où le
fils ne pouvait ni être déshérité ni refuser l'héritage. Le père n'avait
donc pas la libre disposition de sa fortune. A défaut de fils et si le défunt
n'avait que des collatéraux, le testament n'était pas absolument inconnu, mais
il était fort difficile. Il y fallait de grandes formalités. D'abord le secret
n'était pas accordé au testateur de son vivant ; l'homme qui déshéritait sa
famille et violait la loi que la religion avait établie, devait le faire
publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui
s'attachait à un tel acte. Ce n'est pas tout ; il fallait encore que la
volonté du testateur reçût l'approbation de l'autorité souveraine,
c'est-à-dire du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife (112).
Ne croyons pas que ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les
premiers siècles. Ces comices par curies étaient la réunion la plus
solennelle de la cité romaine ; et il serait puéril de dire que l'on
convoquait un peuple, sous la présidence de son chef religieux, pour assister
comme simple témoin à la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple
votait, et cela était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire ;
il y avait en effet une loi générale qui réglait l'ordre de la succession
d'une manière rigoureuse ; pour que cet ordre fût modifié dans un cas
particulier, il fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le
testament. La faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à
l'homme, et ne pouvait pas l'être tant que cette société restait sous
l'empire de la vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens,
l'homme vivant n'était que le représentant pour quelques années d'un être
constant et immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte
et la propriété ; son droit sur eux cessait avec sa vie.
Il faut nous reporter au delà des temps
dont l'histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant
lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions
sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester
aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont
laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.
Dans ces temps lointains on distingue une
institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable
sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution
ne pourrait pas s'expliquer. C'est le droit d'aînesse.
La vieille religion établissait une
différence entre le fils aîné et le cadet : "L'aîné,
disaient les anciens Aryas, a été engendré pour
l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de
l'amour." En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait
le privilège, après la mort du père, de présider à soutes les cérémonies
du culte domestique ; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui
prononçait les formules de prière ; "car le droit
de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le
premier." L'aîné était donc l'héritier des hymnes, le
continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance
découlait une règle de droit : l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le
disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait
encore dans son code : "L'aîné prend possession du patrimoine entier, et
les autres frères vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de
leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc
tout avoir (113)."
Le droit grec est issu des mêmes
croyances religieuses que le droit hindou ; il n'est donc pas étonnant d'y
trouver aussi, à l'origine, le droit d'aînesse. Sparte le conserva plus
longtemps que les autres villes grecques, parce qu'elle fut plus longtemps
fidèle aux vieilles institutions ; chez elle le patrimoine était indivisible
et le cadet n'avait aucune part (114). Il en était de même dans beaucoup
d'anciennes législations qu'Aristote avait étudiées ; il nous apprend en
effet que celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des
lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre
frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des familles
fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit d'aînesse
empêchait les familles de se démembrer à chaque génération (115).
Chez les Athéniens, il ne faut pas
s'attendre à trouver cette vieille institution encore en vigueur au temps de
Démosthènes ; mais il subsistait encore à cette époque ce qu'on appelait le
privilège de l'aîné (116). Il consistait à garder, en dehors du partage, la
maison paternelle ; avantage matériellement considérable, et plus
considérable encore au point de vue religieux ; car la maison paternelle
contenait l'ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de
Démosthènes, allait allumer un foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement
héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres ;
seul aussi il gardait le nom de la famille (117). C'étaient les vestiges d'un
temps où il avait eu seul le patrimoine.
On peut remarquer que l'iniquité du droit
d'aînesse, outre qu'elle ne frappait pas les esprits sur lesquels la religion
était toute puissante, était corrigée par plusieurs coutumes des anciens.
Tantôt le cadet était adopté dans une famille et il en héritait ; tantôt il
épousait une fille unique ; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une
famille éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient
envoyés en colonie.
Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons
aucune loi qui se rapporte au droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de
là qu'il ait été inconnu dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le
souvenir même s'en effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à
nous connus il avait été en vigueur, c'est que l'existence de la gens romaine
et sabine ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu
arriver à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille
Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la
famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une
longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en
l'empêchant de se démembrer ? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses
conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres (118).
L'AUTORITÉ DANS LA FAMILLE.
1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens.
La famille n'a pas reçu ses lois de la
cité. Si c'était la cité qui eût établi le droit privé, il est probable
qu'elle l'eût fait tout différent de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé
d'après d'autres principes le droit de propriété et le droit de succession ;
car il n'était pas de son intérêt que la terre fût inaliénable et le
patrimoine indivisible. La loi qui permet au père de vendre et même de tuer
son fils, loi que nous trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée
par la cité. La cité aurait plutôt dit au père : "La
vie de ta femme et de ton enfant ne t'appartient pas plus que leur liberté ; je
les protégerai, même contre toi ; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les
tueras s'ils ont failli ; je serai leur seul juge." Si la cité ne
parle pas ainsi, c'est apparemment qu'elle ne le peut pas. Le droit privé
existait avant elle. Lorsqu'elle a commencé à écrire ses lois, elle a trouvé
ce droit déjà établi, vivant, enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion
universelle. Elle l'a accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé
le modifier qu'à la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur
; il s'est au contraire imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a
pris naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes
qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient
universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui exerçaient
l'empire sur les intelligences et sur les volontés.
Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants, d'esclaves. Ce
groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc appartiendra
l'autorité première ? Au père ? Non. Il y a dans chaque maison quelque chose
qui est au-dessus du père lui-même ; c'est la religion domestique, c'est ce
dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, hestia despoina, que les
Latins nomment Lar familiaris. Cette divinité intérieure, ou, ce qui
revient au même, la croyance qui est dans l'âme humaine, voilà l'autorité la
moins discutable. C'est elle qui va fixer les rangs dans la famille.
Le père est le premier près du foyer ; il l'allume et l'entretient ; il en est
le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute fonction ; il
égorge la victime ; sa bouche prononce la formule de prière qui doit attirer
sur lui et les siens la protection des dieux. La famille et le culte se
perpétuent par lui ; il représente à lui seul toute la série des ancêtres
et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui repose le culte
domestique ; il peut presque dire comme le Hindou : c'est moi qui suis le dieu.
Quand la mort viendra, il sera un être divin que les descendants invoqueront.
La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. La femme, à la
vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maîtresse du
foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance ; elle y a été seulement
initiée par le mariage ; elle a appris de son mari la prière qu'elle prononce.
Elle ne représente pas les ancêtres puisqu'elle ne descend pas d'eux. Elle ne
deviendra pas elle-même un ancêtre ; mise au tombeau, elle n'y recevra pas un
culte spécial. Dans la mort comme dans la vie, elle ne compte que comme un
membre de son époux.
Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces croyances
religieuses, s'accordent à considérer la femme comme toujours mineure. Elle ne
peut jamais avoir un foyer à elle ; elle n'est jamais chef de culte. A Rome,
elle reçoit le titre de mater familias, mais elle le perd si son mari
meurt (119). N'ayant jamais un foyer qui
lui appartienne, elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans la maison.
Jamais elle ne commande ; elle n'est même jamais libre ni maîtresse
d'elle-même. Elle est toujours près du foyer d'un autre, répétant la prière
d'un autre ; pour tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et
pour tous les actes de la vie civile un tuteur.
La loi de Manou dit : "La femme pendant son enfance
dépend de son père ; pendant sa jeunesse, de son mari ; son mari mort, de ses
fils ; si elle n'a pas de fils, des proches parents de son mari ; car une femme
ne doit jamais se gouverner à sa guise (120)."
Les lois grecques et romaines disent la même chose. Fille, elle est soumise à
son père ; le père mort, à ses frères ; mariée, elle est sous la tutelle du
mari ; le mari mort, elle ne retourne pas dans sa propre famille, car elle a
renoncé à elle pour toujours par le mariage sacré (121)
; la veuve reste soumise à la tutelle des agnats de son mari, c'est-à-dire de
ses propres fils, s'il y en a, ou à défaut de fils, plus proches parents (122).
Son mari a une telle autorité sur elle, qu'il peut avant de mourir lui
désigner un tuteur et même lui choisir un second mari (123).
Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une très
ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée ; c'est le mot manu.
Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens primitif. Les commentateurs en font
l'expression de la force matérielle, comme si la femme était placée sous la
main brutale du mari. Il y a grande apparence qu'ils se trompent. La puissance
du mari sur la femme ne résultait nullement de la force plus grande du premier.
Elle dérivait, comme tout le droit privé, des croyances religieuses qui
plaçaient l'homme au-dessus de la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme
qui n'avait pas été mariée suivant les rites sacrés, et qui par conséquent
n'avait pas été associée au culte, n'était pas soumise à la puissance
maritale (124). C'était le mariage qui
faisait la subordination et en même temps la dignité de la femme. Tant il est
vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a constitué la famille.
Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez haut ; elle veut que
l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est d'accord avec
la nature ; elle dit que le père sera le chef du culte et que le fils devra
seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature n'exige cette
subordination que pendant un certain nombre d'années ; la religion exige
davantage. La nature fait au fils une majorité : la religion ne lui en accorde
pas. D'après les antiques principes, le foyer est indivisible et la propriété
l'est comme lui ; les frères ne se séparent pas à la mort de leur père ; à
plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher de lui de son vivant. Dans la
rigueur du droit primitif, les fils restent liés au foyer du père et par
conséquent soumis à son autorité ; tant qu'il vit, ils sont mineurs.
On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la vieille religion
domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du fils au père
disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus longtemps à Sparte, où
le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la vieille règle fut
scrupuleusement conservée : le fils ne put jamais entretenir un foyer
particulier du vivant du père ; même marié, même ayant des enfants, il fut
toujours en puissance (125).
Du reste il en était de la puissance paternelle comme de la puissance maritale
; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique. Le fils né d’une
concubine n'était pas placé sous l'autorité du père. Entre le père et lui
il n'existait pas de communauté religieuse ; il n'y avait donc rien qui
conférât à l'un l’autorité et qui commandât à l'autre l'obéissance, la
paternité ne donnait par elle seule aucun droit au père.
Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé,
une petite société qui avait son Chef et son gouvernement. Rien dans notre
société moderne ne peut nous donner une idée de cette puissance paternelle.
Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement l'homme fort qui protège et
qui a aussi le pouvoir de se faire obéir ; il est le prêtre, il est
l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des descendants, le
dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules secrètes de la
prière. Toute la religion réside en lui.
Le nom même dont on l'appelle, pater, porte en lui-même de curieux
enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit ; d'où l'on
peut déjà conclure que, ce mot date d'un temps où les Hellènes, les Italiens
et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale. Quel en était le
sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des hommes ? on peut le
savoir, car il a gardé sa signification première dans les formules de la
langue religieuse et dans celles de la langue juridique. Lorsque les anciens en
invoquant Jupiter l'appelaient pater hominum Deorumque, ils ne voulaient
pas dire que Jupiter fût le père des dieux et des hommes ; car ils ne l'ont
jamais considéré comme tel et ils ont cru au contraire que le genre humain
existait avant lui. Le même titre de pater était donné à Neptune, à
Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à Pluton, que les hommes assurément ne
considéraient pas comme leurs pères ; ainsi le titre de mater
s'appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta qui étaient réputées trois
déesses vierges. De même dans la langue juridique le titre de pater ou pater
familias, pouvait être donné à un homme qui n'avait pas d'enfants, qui
n'était pas marié, qui n'était même pas en âge de contracter le mariage.
L'idée de paternité ne s'attachait donc pas à ce mot. La vieille langue en
avait un autre qui désignait proprement le père, et qui, aussi ancien que
pater, se trouve comme lui dans les langues des Grecs, des Romains et des
Hindous (gânitar, gennêtêr, genitor). Le mot pater
avait un autre sens. Dans la langue religieuse on l'appliquait aux dieux ; dans
la langue du droit, à tout homme qui avait un culte et un domaine. Les poètes
nous montrent qu'on l'employait à l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer.
L'esclave et le client le donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots
rex, anax, basileus. Il contenait en lui, non pas l'idée
de paternité, mais celle de puissance, d'autorité, de dignité majestueuse.
Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir peu
à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien significatif
et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques institutions.
L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la puissance que le
père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment de vénération qui
s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain.
2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle.
Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très nombreux et très divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef religieux, comme maître de la propriété ou comme juge.
I. Le
père est le chef suprême de la religion domestique ; il règle toutes les
cérémonies du culte comme il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à son
père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale. La cité
elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte. Comme prêtre
du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur.
A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpétuité du
culte et par conséquent de celle de la famille. Tout ce qui touche à cette
perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend de lui
seul. De là dérive toute une série de droits :
Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce
droit est attribué au père par les lois grecques (126)
aussi bien que par les lois romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en
contradiction avec les principes sur lesquels la famille est fondée. La
filiation, même incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré
de la famille ; il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant,
que l'enfant n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le
père.
Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu'il ne
faut pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère, parce que la
famille et la descendance doivent être pures de toute altération.
Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre la
puissance qu'il a sur elle. Droit de marier son fils ; le mariage du fils
intéresse la perpétuité de la famille.
Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la famille et du
culte.
Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger près du foyer
domestique.
Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme et à ses enfants.
Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à
l'exclusion de tous les autres membres de la famille. La femme n'avait pas le
droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand elle était
veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était jamais tutrice,
même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants restaient avec le père,
même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants en sa puissance. Pour le
mariage de sa fille, son consentement n'était pas demandé (127).
II. On
a vu plus haut due la propriété n'avait pas été conçue, à l'origine, comme
un droit individuel, mais comme un droit de famille. La fortune appartenait,
comme dit formellement Platon et comme disent implicitement tous les anciens
législateurs, aux ancêtres et aux descendants. Cette propriété, par sa
nature même, ne se partageait pas. Il ne pouvait y avoir dans chaque famille
qu'un propriétaire qui était la famille même, et qu'un usufruitier qui était
le père. Ce principe explique plusieurs dispositions de l'ancien droit.
La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la tête
du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le régime dotal
et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot de la femme
appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens dotaux non
seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un propriétaire. Tout ce
que la femme pouvait acquérir durant le mariage, tombait dans les mains du
mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en devenant veuve (128).
Le fils était dans les mêmes conditions que la femme il ne possédait rien.
Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison qu'il n'avait rien
à lui. Il ne pouvait rien acquérir ; les fruits de son travail, les
bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un testament était fait
en sa faveur par un étranger, c'était son père et non pas lui qui recevait le
legs. Par là s'explique le texte du droit romain qui interdit tout contrat de
vente entre le père et le fils. Si le père eût vendu au fils, il se fût
vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait que pour le père (129).
On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athènes que
le père pouvait vendre son fils (130).
C'est que le père pouvait disposer de toute la propriété qui était dans la
famille, et que le fils lui-même pouvait être envisagé comme une propriété,
puisque ses bras et son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait
donc à son choix garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un
autre. Le céder, c'était ce qu'on appelait vendre le fils Les textes que nous
avons du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce
contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il
paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de l'acheteur.
Ce n'était pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son travail. Même
dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance paternelle, ce qui
prouve qu'il n'était pas considéré comme sorti de la famille. On peut croire
que cette vente n'avait d'autre effet que d'aliéner pour un temps la possession
du fils par une sorte de contrat de louage. Plus tard elle ne fut usitée que
comme un moyen détourné d'arriver à l'émancipation du fils.
III. Plutarque
nous apprend qu'à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître en justice, même
comme témoins (131). On lit dans le
jurisconsulte Gaius : "Il faut savoir qu'on ne peut
rien céder en justice aux personnes qui sont en puissance, c'est-à-dire à la
femme, au fils, à l'esclave. Car de ce que ces personnes ne pouvaient rien
avoir en propre on a conclu avec raison qu'elles ne pouvaient non plus rien
revendiquer en justice. Si votre fils, soumis à votre puissance, a commis un
délit, l'action en justice est donnée contre vous. Le délit commis par un
fils contre son père ne donne lieu à aucune action en justice (132)."
De tout cela il résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être
ni demandeurs, ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De
toute la famille, il n'y avait que le père qui pût paraître devant le
tribunal de la cité ; la justice publique n'existait que pour lui.
Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est
qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant
comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au nom
de la famille et sous les yeux des divinités domestiques (133).
Tite-Live raconte que le Sénat voulant extirper de Rome les Bacchanales,
décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret fut
aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes, qui
n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait ; les
femmes n'étaient pas justiciables de l'État ; la famille seule avait le droit
de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux maris et aux
pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de mort.
Ce droit de justice que le Chef de famille exerçait dans sa maison, était
complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le magistrat
dans la cité ; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses arrêts.
"Le mari, dit Caton l'Ancien, est
juge de sa femme ; son pouvoir n'a pas de limite ; il peut ce qu'il veut. Si
elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ;
si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue." Le droit
était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un certain Atilius
qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde connaît ce père qui
mit à mort son fils, complice de Catilina.
Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait sen
faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu de tuer
sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de mort, ce
n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de famille était
seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne pouvaient trouver
d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa famille l'unique
magistrat.
Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une
puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du plus
fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond des âmes,
et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par exemple, le père
avait le droit d'exclure le fils de sa famille ; mais il savait bien que, s'il
le faisait, la famille courait risque de s'éteindre et les mânes de ses
ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le droit d'adopter
l'étranger ; mais la religion lui défendait de le faire s'il avait un fils. Il
était propriétaire unique des biens ; mais il n'avait pas, du moins à
l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait répudier sa femme ; mais pour
le faire il fallait qu'il osât briser le lien religieux que le mariage avait
établi. Ainsi la religion imposait au père autant d'obligations qu'elle lui
conférait de droits.
Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans les
esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de l'autorité
d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui donner une
discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans tous ses détails
le droit privé.
L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.
L'histoire n'étudie pas seulement les
faits matériels et les institutions ; son véritable objet d'étude est l'âme
humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a
senti aux différents âges de la vie du genre humain.
Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme
s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite comment
ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé.
Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances sur la morale dans
les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé
les sentiments moraux dans le coeur de l'homme, on peut croire du moins qu'elle
s'est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus
grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de
l'homme.
La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale
l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un autre
homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut
pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du
tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne peut pas s'unir à
toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent
comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi.
Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur des
autres hommes ; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est
resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l'homme dans
la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l'égoïste : tu sacrifies
au foyer, hestiâi thueis. Cela signifiait : tu t'éloignes de tes
concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis
que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps où toute
religion était autour du foyer, où l'horizon de la morale et de l'affection ne
dépassait pas le cercle étroit de la famille.
Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès comme
l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette race,
était bien petit ; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand ; ainsi la
morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement élargie
jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le devoir
d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, et c'est
sous l'action des croyances de la religion domestique que les devoirs ont apparu
d'abord aux yeux de l'homme.
Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa pleine
vigueur. L'homme voit tout près de lui la divinité. Elle est présente, comme
la conscience même, à ses moindres actions. Cet être fragile se trouve sous
les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se sent jamais seul. A côté
de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des protecteurs pour le soutenir
dans les labeurs de la vie et des juges pour punir ses actions coupables. "Les
Lares, disent les Romains, sont des divinités
redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de veiller sur tout ce
qui se passe dans l'intérieur des maisons." "Les
Pénates, disent-ils encore, sont
les dieux qui nous font vivre ; ils nourrissent notre corps et règlent notre
âme (134)."
On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il
commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement
impur ne devait être commis à sa vue.
Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être venues
de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son propre foyer
; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y a plus de
sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de repas sacré. Le
dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse ; il ne distingue pas entre un
meurtre involontaire et un crime prémédité. La main tachée de sang ne peut
plus toucher les objets sacrés (135). Pour que l'homme
puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, il faut au
moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire (136).
Cette religion connaît la miséricorde ; elle a des rites pour effacer les
souillures de l'âme ; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait
consoler l'homme de ses fautes mêmes.
Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à
l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le mariage
obligatoire ; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui fait de la
continuité de la famille le premier et le plus saint des devoirs. Mais l'union
qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence des divinités domestiques
; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble de l'époux et de l'épouse.
Que l'homme ne se croie pas permis de laisser de côté les rites et de faire du
mariage un simple contrat consensuel, comme il fa été à la fin de la
société grecque et romaine. Cette antique religion le lui défend, et s'il ose
le faire, elle l'en punit. Car le fils qui vient à naître d'une telle union,
est considéré comme un bâtard, c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place
au foyer ; il n'a droit d'accomplir aucun acte sacré ; il ne peut pas prier (137).
Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses yeux,
la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la première
règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils ; or l'adultère
trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le tombeau ne
contienne que les membres de la famille ; or le fils de l'adultère est un
étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les principes de la religion
sont violés ; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au
tombeau devient une impiété. Il y a plus : par l'adultère la série des
descendants est brisée ; la famille, même à l'insu des hommes vivants, est
éteinte, et il n'y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou
dit-il : "Le
fils de l'adultère anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes
adressées aux mânes (138)."
Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de
repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si
rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au mari
de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à mort.
Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit de
pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa femme (139).
Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et
sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse qui
dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de cette
union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les
conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est venu le
caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens et la
pureté que la famille a conservée longtemps.
Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à l'épouse
qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur apprend à tous les
deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des droits ; car elle a sa place
au foyer ; c'est elle qui a la charge de veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas (140).
Elle a donc aussi son sacerdoce. Là où elle n'est pas, le culte domestique est
incomplet et insuffisant. C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir "un
foyer privé d'épouse (141)." Chez les
Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le sacrifice, que le
prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf (142).
On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère de
famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans la
société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille le
même titre que son mari : les Latins disent pater familias et mater
familias, les Grecs oikodespotês et oikodespoina, les Hindous
grihapati, grihapatni. De là vient aussi cette formule que la
femme prononçait dans le mariage romain : ubi tu Caius, ego Caia,
formule qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y
a au moins dignité égale.
Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le
vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le culte ;
il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses ; sa présence, à
certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a pas de fils est
forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin que les rites soient
accomplis (143). Et voyez quel lien puissant la
religion établit entre le père et le fils ! On croit à une seconde vie dans
le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement
offerts. Ainsi le père est convaincu que sa destinée après cette vie
dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son côté,
est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à l'invoquer.
On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et d'affection
réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus domestiques le nom
de piété : l'obéissance du fils envers le père, l'amour qu'il portait à sa
mère, c'était de la piété, pietas erga parentes ; l’attachement du
père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était encore de la piété,
pietas erga liberos. Tout était divin dans la famille. Sentiment du devoir,
affection naturelle, idée religieuse, tout cela se confondait et ne faisait
qu'un.
Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi les
vertus ; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et
puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, ne
veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on offre
tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la flamme
de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron ; ce n'est plus un poète, c'est un
homme d'État qui parle : "Ici est ma religion, ici
est ma race, ici les traces de mes pères ; je ne sais quel charme se trouve ici
qui pénètre mon coeur et mes sens (144)."
Il faut nous placer par la pensée au milieu des plus antiques générations,
pour comprendre combien ces sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron,
avaient été vifs et puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile,
un abri ; nous la quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y
attachons, ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour
nous la religion n'est pas là ; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le
trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens ; c'était dans
l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité, leur
providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs
prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se sentait
plus de dieu ; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme aimait alors sa
maison comme il aime aujourd'hui son église.
Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au
développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient la
pureté et défendaient de verser le sang ; la notion de justice, si elle n'est
pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces dieux
appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille ; la famille
s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres ont appris
à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux vivaient dans
l'intérieur de chaque maison ; l’homme a aimé sa maison, sa demeure fixe et
durable qu’il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants comme un
sanctuaire.
L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité ; mais elle
enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a été,
chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont apparu,
clairs, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle restreint. Et il
faudra nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce caractère étroit de la
morale primitive ; car la société civile, fondée plus tard sur les mêmes
principes, a revêtu le même caractère, et plusieurs traits singuliers de
l'ancienne politique s'expliqueront par là (145).
LA GENS A ROME ET EN GRÈCE.
On trouve chez les jurisconsultes romains
et les écrivains grecs les traces d'une antique institution qui paraît avoir
été en grande vigueur dans le premier âge des sociétés grecque et
italienne, mais qui, s'étant affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges
à peine perceptibles dans la dernière partie de leur histoire. Nous voulons
parler de ce que les latins appelaient gens et les grecs genos.
On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la gens. Il ne
sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du
problème.
La gens, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la
constitution était tout aristocratique ; c'est grâce à son organisation
intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes
perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire
prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette vieille
institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est probable qu'il ne
nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais elle était
singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs, on ne put pas la faire
disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier : on lui enleva ce
qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa subsister que ses formes
extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau régime. Ainsi à Rome les
plébéiens imaginèrent de former des gentes à l'imitation des
patriciens ; à Athènes on essaya de bouleverser les genê, de les
fondre entre eux et de les remplacer par les dèmes que l'on établit à leur
ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des
révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici que cette altération
profonde que la démocratie a introduite dans le régime de la gens est
de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître la constitution primitive.
En effet, presque tous les renseignements qui nous sont parvenus sur elle datent
de l'époque où elle avait été ainsi transformée. Ils ne nous montrent
d'elle que ce que les révolutions en avaient laissé subsister.
Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait péri,
qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution de 1789,
et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une idée des
institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans les mains lui
montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire quelque chose
de fort différent de la féodalité. Mais il songerait qu'une grande
révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit que cette
institution, comme toutes les autres, a dû être transformée ; cette noblesse,
que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui que l'ombre ou l'image
affaiblie et altérée d'une autre noblesse incomparablement plus puissante.
Puis s'il examinait avec attention les faibles débris de l'antique monument,
quelques expressions demeurées dans la langue, quelques termes échappés à la
loi, de vagues souvenirs ou de stériles regrets, il devinerait peut-être
quelque chose du régime féodal et se ferait des institutions du moyen âge une
idée qui ne serait pas trop éloignée de la vérité. La difficulté serait
grande assurément ; elle n'est pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut
connaître la gens antique ; car il n'a d'autres renseignements sur elle
que ceux qui datent d'un temps où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous disent de
la gens, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où elle
était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous essayerons
d'entrevoir le véritable régime de la gens antique.
1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la gens.
Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps
des guerres puniques, on rencontre trois personnages qui se nomment Claudius
Pulcher, Claudius Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une
même gens, la gens Claudia.
Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit sept témoins qui certifient
qu'ils font partie du même genos, celui des Brytides. Ce qui est
remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes citées comme membres
du même genos, se trouvaient inscrites dans six dèmes différents ; ce
qui permet de croire que le genos ne correspondait pas exactement au
dème et n'était pas comme lui une simple division administrative (146).
Voilà donc un premier fait avéré ; il y avait des gentes à Rome, des genê
à Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres villes
de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute vraisemblance,
cette institution a été universelle chez ces anciens peuples.
Chaque gens avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les
membres d'une même gens "à ce qu'ils
accomplissaient des sacrifices en commun depuis une époque fort reculée. (147)"
Plutarque mentionne le lieu des sacrifices de la gens des Lycomèdes, et Eschine
parle de l'autel de la gens des Boutades (148).
A Rome aussi, chaque gens avait des actes religieux à accomplir ; le
jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière (149).
Le Capitole est bloqué par les Gaulois ; un Fabius en sort et traverse les
lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets
sacrés ; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa gens qui est situé
sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui qu'on
appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal ; assurément la République
a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée ; il la laisse pourtant entre
les mains de l'imprudent Minucius : c'est que le jour anniversaire du sacrifice
de sa gens est arrivé et qu'il faut qu'il coure à Rome pour accomplir l'acte
sacré (150).
Ce culte devait être perpétué de génération en génération, et c'était un
devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi personnel de
Cicéron, Claudius, a quitté sa gens pour entrer dans une famille
plébéienne ; Cicéron lui dit :
"Pourquoi exposes-tu la religion de la gens Claudia à s'éteindre
par ta faute ?"
Les dieux de la gens, Dii gentiles, ne protégeaient qu'elle et ne
voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis
aux cérémonies religieuses. On croyait que si un étranger avait une part de
la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de la gens
en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup d'une impiété
grave.
De même que chaque gens avait son culte et ses fêtes religieuses, elle avait
aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes :
"Cet homme ayant perdu ses enfants les ensevelit dans le tombeau de ses
pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa gens. " La
suite du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce
tombeau.
Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la gens des
Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque année un
sacrifice funèbre ; "ce lieu de sépulture est un
champ assez vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne
(151)."
Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la gens
Quintilia, et Suétone nous apprend que la gens Claudia avait le sien sur la
pente du mont Capitolin (152).
L'ancien droit de Rome considère les membres d'une gens comme aptes à
hériter les uns des autres. Les Douze-Tables prononcent que, à défaut de fils
et d'agnats, le gentilis est héritier naturel. Dans cette législation,
le gentilis est donc plus proche que le cognat, c'est-à-dire plus proche
que le parent par les femmes.
Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une gens. Unis dans
la célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement
dans tous les besoins de la vie. La gens entière répond de la dette
d'un de ses membres ; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du
condamné. Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
dépenses qu'entraîne toute magistrature (153).
L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa gens
; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le corps dont
il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de plaider contre un
homme de sa gens ou même de porter témoignage contre lui. Un Claudius,
personnage considérable, était l'ennemi personnel d'Appius Claudius le
décemvir ; quand celui-ci fut cité en justice et menacé de mort, Claudius se
présenta pour le défendre et implora le peuple en sa faveur, non toutefois
sans avertir que s'il faisait cette démarche, "ce
n'était pas par affection, mais par devoir (154)."
Si un membre de la gens n'avait pas le droit d'en appeler un autre devant
la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la gens
elle-même. Chacune avait en effet son chef, qui était à la fois son juge, son
prêtre, et son commandant militaire (155).
On sait que lorsque la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les
trois mille personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus
tard, quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous
voyons que cette gens a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et
qui la conduit à l'ennemi (156).
En Grèce aussi, chaque gens avait son chef ; les inscriptions en font foi, et
elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le titre d'archonte
(157). Enfin à Rome comme en Grèce, la gens
avait ses assemblées ; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient
obéir, et que la cité elle-même respectait (158).
Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur aux
époques où la gens était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce
sont là les restes de cette antique institution.
2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la gens romaine.
Sur cet objet, qui est livré depuis
longtemps aux disputes des érudits, plusieurs systèmes ont été proposés.
Les uns disent : la gens n'est pas autre chose qu'une similitude de nom (159).
D'autres : Le mot gens désigne une sorte de parenté factice. Suivant
d'autres, la gens n'est que l'expression d'un rapport entre une famille
qui exerce le patronage et d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de
ces trois explications ne répond à toute la série de faits, de lois,
d'usages, que nous venons d'énumérer.
Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi : la gens
est une association politique de plusieurs familles qui étaient à l'origine
étrangères les unes aux autres ; à défaut de lien du sang, la cité a
établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté religieuse.
Mais une première objection se présente. Si la gens n'est qu'une
association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à
hériter les uns des autres ? Pourquoi le gentilis est-il préféré au
cognat ? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons dit
quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre le
droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi ancienne
se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession aux gentiles,
si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des étrangers ?
Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la gens, c'est
qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or si l'on cherche
quel est le dieu que chacun adore, on remarque que c'est presque toujours un
ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice est un tombeau. A
Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos auteur de leur race ; les
Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès, les Busélides
Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops (160).
A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus ; les Caecilius honorent comme chef
de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius un Julus,
les Claelius un Claelus (161).
Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces
généalogies ont été imaginées après coup ; mais il faut bien avouer que
cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage
constant chez les véritables gentes de reconnaître un ancêtre commun
et de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité.
D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous le
semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des règles
les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer comme
ancêtres que ceux dont on descendait véritablement ; offrir ce culte à un
étranger était une impiété grave. Si donc la gens adorait en commun
un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un
tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le
mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. Une
telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille religion des
familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte au temps où ces
croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que plusieurs familles,
s'associant dans une même fourberie, se soient dit, nous allons feindre d'avoir
un même ancêtre ; nous lui érigerons un tombeau, nous lui offrirons des repas
funèbres, et nos descendants l'adoreront dans toute la suite des temps. Une
telle pensée ne devait pas se présenter aux esprits, où elle était écartée
comme une pensée coupable.
Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de
demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent donner.
Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la désigne. Or le mot
gens est exactement le même que le mot genus, au point qu'on
pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment gens Fabia
et genus Fabium ; tous les deux correspondent au verbe gignere et
au substantif genitor, absolument comme genos correspond à gennâin
et à goneus. Tous ces mots portent en eux l'idée de filiation. Les
Grecs désignaient aussi les membres d'un genos par le mot homogalaktes,
qui signifie nourris du même lait. Que l'on compare à tous ces mots ceux que
nous avons l'habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec oikos.
Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de parenté. La
signification vraie de familia est propriété ; il désigne le champ, la
maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze-Tables disent
en parlant de l'héritier, familiam nancitor, qu'il prenne la succession.
Quant à oikos, il est clair qu’il ne présente à l'esprit aucune
autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà cependant les mots
que nous traduisons habituellement par famille. Or est-il admissible que des
termes dont le sens intrinsèque est celui de domicile ou de propriété, aient
pu être employés souvent pour désigner une famille, et que d'autres mots dont
le sens interne est filiation, naissance, paternité, n'aient jamais désigné
qu'une association artificielle ? Assurément cela ne serait pas conforme à la
logique si droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les
Grecs et les Romains attachaient aux mots gens et genos l'idée
d'une origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est
altérée, mais le mot est resté pour en porter témoignage.
Le système qui présente la gens comme une association factice, a donc
contre lui, 1 ° la vieille législation qui donne aux gentiles un droit
d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de
culte que là où il y a communauté de naissance, 3° les termes de la langue
qui attestent dans la gens une origine commune. Ce système a encore ce
défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par une
convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut pas admettre
comme vrai.
3° La gens est la famille ayant encore son organisation primitive et son unité.
Tout nous présente la gens comme
unie par un lien de naissance. Consultons encore le langage : les noms des
gentes, en Grèce aussi bien qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée
dans les deux langues pour les noms patronymiques. Claudius signifie fils de
Clausus, et Butadès fils de Butès.
Ceux qui croient voir dans la gens une association artificielle, partent
d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une gens comptait toujours
plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers l'exemple de
la gens Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des Lentulus, des
Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût toujours ainsi. La gens
Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule lignée ; on n'en voit qu'une
aussi dans la gens Lucrétia, et dans la gens Quintilia pendant
longtemps. Il serait assurément fort difficile de dire quelles sont les
familles qui ont formé la gens Fabia ; car tous les Fabius connus dans
l'histoire appartiennent manifestement à la même souche ; tous portent d'abord
le même surnom de Vibulanus ; ils le changent tous ensuite pour celui
d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui de Maximus ou de Dorso.
On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms. On
s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile de
rechercher lequel de ces trois mots était considéré comme le nom véritable.
Publius n'était qu'un nom mis en avant, praenomen ; Scipio était un nom
ajouté, agnomen. Le vrai nom était Cornélius ; or ce nom était en
même temps celui de la gens entière. N'aurions-nous que ce seul
renseignement sur la gens antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il
y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on le
dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour former
la gens Cornélia.
Nous voyons en effet par l'histoire que la gens Cornélia fut longtemps indivise
et que tous ses membres portaient également le surnom de Maluginensis et celui
de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur Camille qu'une de ses branches
adopte le surnom de Scipion ; un peu plus tard, une autre branche prend le
surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite par celui de Sylla. Les Lentulus ne
paraissent qu'à l'époque des guerres des Samnites, les Céthégus que dans la
seconde guerre punique. Il en est de même de la gens Claudia. Les Claudius
restent longtemps unis en une seule famille et portent tous le surnom de Sabinus
ou de Regillensis, signe de leur origine. On les suit pendant sept générations
sans distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est
seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première
guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois
surnoms qui leur deviennent héréditaires : ce sont les Claudius Pulcher qui se
continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent guère à
s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps de l'empire.
Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de familles,
mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait indifféremment ne
comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches nombreuses ; ce
n'était toujours qu'une famille.
Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens
antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux
vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra même
que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique et
du droit privé des anciens âges. Que prescrit en effet cette religion
primitive ? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été
enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et que
ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, lui
offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau toujours
honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les générations
viennent vivre et par lequel tontes les branches de la famille, quelque
nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un seul faisceau Que
dit encore le droit privé de ces vieux âges ? En observant ce qu'était
l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu que les fils ne se
séparaient pas du père ; en étudiant les règles de la transmission du
patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit d'aînesse, les frères
cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, tombeau, patrimoine, tout
cela à l'origine était indivisible. La famille l'était par conséquent. Le
temps ne la démembrait pas. Cette famille indivisible, qui se développait à
travers les âges, perpétuant de siècle en siècle son culte et son nom,
c'était véritablement la gens antique. La gens était la
famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa religion lui
commandait, et ayant atteint tout le développement que l'ancien droit privé
lui permettait d'atteindre.
Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la gens,
devient clair. Cette étroite solidarité que nous remarquions tout à l'heure
entre ses membres n'a plus rien de surprenant ; ils sont parents par la
naissance. Ce culte qu'ils pratiquent en commun n’est pas une fiction ; il
leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, ils ont une
sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze-Tables les déclare
aptes à hériter les uns des autres. Pour la même raison encore, ils portent
un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un même patrimoine indivis,
ce fut un usage et même une nécessité que la gens entière répondît
de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât la rançon du prisonnier ou
l'amende du condamné. Toutes ces règles s'étaient établies d'elles-mêmes
lorsque la gens avait encore son unité ; quand elle se démembra, elles
ne purent pas disparaître complètement. De l’unité antique et sainte de
cette famille il resta des marques persistantes dans le sacrifice annuel qui en
rassemblait les membres épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la
législation qui leur reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs
qui leur enjoignaient de s'entr’aider.
4° La famille (gens) a été d'abord la seule forme de société.
Ce que nous avons vu de la famille, sa
religion domestique, les dieux qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était
données, le droit d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son
développement d'âge en âge jusqu'à former la gens, sa justice, son
sacerdoce, son gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée
vers une époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir
supérieur, et où la cité n'existait pas encore.
Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient qu'à
une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une maison,
ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être propagée,
cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles : il est manifeste
que des croyances de cette nature n'ont pu prendre naissance dans les esprits
des hommes qu'à une époque où les grandes sociétés n'étaient pas encore
formées. Si le sentiment religieux s'est contenté d'une conception si étroite
du divin, c'est que l'association humaine était alors étroite en proportion.
Le temps où l'homme ne croyait qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où
il n'existait que des familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu
subsister ensuite, et même fort longtemps, lorsque les cités et les nations
étaient formées. L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont
une fois pris l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles
fussent alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il en effet de plus
contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque famille
des dieux particuliers ? Mais il est clair que cette contradiction n'avait pas
existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient établies dans
les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former une religion,
elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or le seul état
social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la famille vit
indépendante et isolée.
C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps.
Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux
Hindous, les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour ceux
qui sont devenus les Grecs et les Romains.
Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec celles
des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si l'on compare,
au contraire, les institutions domestiques de ces divers peuples, on s'aperçoit
que la famille était constituée d'après les mêmes principes dans la Grèce
et dans l'Inde ; ces principes étaient d'ailleurs, comme nous l'avons constaté
plus haut, d'une nature si singulière, qu'il n'est pas à supposer que cette
ressemblance fût l'effet du hasard ; enfin, non seulement ces institutions
offrent une évidente analogie, mais encore les mots qui les désignent sont
souvent les mêmes dans les différentes langues que cette race a parlées
depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut tirer de là une double conclusion :
l'une est que la naissance des institutions domestiques dans cette race est
antérieure à l'époque où ses différentes branches se sont séparées ;
l'autre est qu'au contraire la naissance des institutions politiques est
postérieure à cette séparation. Les premières ont été fixées dès le
temps où la race vivait encore dans son antique berceau de l'Asie centrale ;
les secondes se sont formées peu à peu dans les diverses contrées où ses
migrations l'ont conduite.
On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes n'ont
connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que s'est
produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une société
autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle au
développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé, qui plus
tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un peu
étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société dans
lequel il est né.
Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont
le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances et
leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses dieux,
son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi ; son culte est secret. Dans la
mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne se mêlent pas ;
chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où l'étranger est exclu.
Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa part de terre qui lui
est attachée inséparablement par sa religion ; ses dieux Termes gardent
l'enceinte, et ses Mânes veillent sur elle. L'isolement de la propriété est
tellement obligatoire que deux domaines ne peuvent pas confiner l'un à l'autre
et doivent laisser entre eux une bande de terre qui soit neutre et qui reste
inviolable. Enfin chaque famille a son chef, comme une nation aurait son roi.
Elle a ses lois, qui sans doute ne sont pas écrites, mais que la croyance
religieuse grave dans le coeur de chaque homme. Elle a sa justice intérieure
au-dessus de laquelle il n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler.
Tout ce dont l'homme a rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa
vie morale, la famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors ; elle
est un état organisé, une société qui se suffit.
Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de la
famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et
s'amoindrit ; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle se
développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes restent
groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du tombeau
commun.
Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille antique. Le
besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a du pauvre, fit des
serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, serviteurs ou esclaves
c'est tout un. On conçoit en effet que le principe d'un service libre,
volontaire, pouvant cesser au gré du serviteur, ne peut guère s'accorder avec
un état social où la famille vit isolée. D'ailleurs la religion domestique ne
permet pas d'admettre dans la famille un étranger. Il faut donc que par quelque
moyen le serviteur devienne un membre et une partie intégrante de cette
famille. C'est à quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au
culte domestique.
Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, nous
montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait approcher du
foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique ; on lui versait
sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la famille quelques
gâteaux et quelques fruits (162). Cette
cérémonie avait de l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption.
Elle signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait
désormais un membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave
assistait-il aux prières et partageait-il les fêtes (163)).
Le foyer le protégeait ; la religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien
qu'à son maître (164). C'est pour cela
que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la famille.
Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier,
il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il
était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui
suivait la mort.
Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en homme
libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme il y était
lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer d'elle. Sous le
nom d'affranchi ou sous celui de client, il continuait à reconnaître
l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des obligations envers
lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître, et les enfants qui
naissaient de lui, continuaient à obéir.
Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de
petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient
l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de cette
nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus vieille que
Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien que dans toute
l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et réglée ; elles l'ont
au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu a peu amoindrie et détruite.
La clientèle est une institution du droit domestique, et elle a existé dans
les familles avant qu'il y eût des cités.
Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les clients
que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut longtemps un
serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque chose qui faisait sa
dignité : c'est qu'il avait part au culte et qu'il était associé à la
religion de la famille. Il avait le même foyer, les mêmes fêtes, les mêmes sacra
que son patron. A Rome, en signe de cette communauté religieuse, il prenait le
nom de la famille. Il en était considéré comme un membre par l'adoption. De
là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le
client. Écoutez la vieille loi romaine : "Si le
patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, sacer esto, qu'il
meure." Le patron doit protéger le client par tous les moyens et
toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme prêtre, par sa lance
comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, quand la justice de la cité
appellera le client, le patron devra le défendre ; il devra même lui révéler
les formules mystérieuses de la loi qui lui feront gagner sa cause. On pourra
témoigner en justice contre un cognat, on ne le pourra pas contre un client ;
et l'on continuera à considérer les devoirs envers les clients comme fort
au-dessus des devoirs envers les. cognats (165).
Pourquoi ? C'est qu'un cognat, lié seulement par les femmes, n'est pas un
parent et n'a pas part à la religion de la famille. Le client, au contraire, a
la communauté du culte ; il a, tout inférieur qu'il est, la véritable
parenté, qui consiste, suivant l'expression de Platon, à adorer les mêmes
dieux domestiques.
La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut
rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle. La
clientèle est même héréditaire.
On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa branche
aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, pouvait former
un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa religion qui en
maintenait l’unité, grâce à son droit privé qui la rendait indivisible,
grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, arrivait à
former à la longue une société fort étendue qui avait son chef
héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la
race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de siècles.
Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de rapports entre
eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis par aucun lien ni
religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun son gouvernement
intérieur, chacun ses dieux.
(01) L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont obscurcies. Les mots taphos patrôios, taphos tôn progonôn reviennent sans cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus patrius ou avitus, sepulcrum gentis. Voy. Hérodote, II, 136. Démosth., in Eubul., 28 ; in Macart., 79. Lycurg., in Leocr., 25. Cic., De Offi., I, 17 : monumenta majorum, sepulcra communia. Cic.. De legib., II, 22 : mortuum extra gentem inferri fas negant. Ovide, Trist., IV, 3, 45. Velleius, II, 119. Suétone, Neron., 50 ; Tiber., I. Digeste, XI, 5 ; XVIII, I, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, Sept., 889 (914). taphôn patrôiôn lachai. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage ; quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à telle famille et a droit à l’héritage, ils ne manquent guère de dire que le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
(02) Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
(03) Hérodote, V, 72, 73, Denys d'Halic., I, 24 ; III, 99.
(04) Étienne de Byzance, patra.
(05) thuein gamon ou gamêlia. Pollux, VIII.107. Démosth., p.1313, 1820, telos, gamoio, Homère, Odyss., XX, 74. Sacrum nuptiale, Tite Live, XXX, 14.
(06) Pollux, III, 3, 38.
(07) proteleia, progamia. Poll., III, 38.
(08) Homère, Il., XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarque, Thes., 10 ; Lycurg. passim ; Solon, 20 ; Aristide, 20 ; Quest. Gr., 27. Démosth., in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725 ; Phoen., 345. Harpocration, v. gamêlis. Pollux, III, c. 3. - Même usage Chez les Macédoniens. Quinte-Curce, VIII, 16.
(09) Varron, De ling. lat., V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarque, Quest. rom., l et 29 ; Romul., 15. Pline, Hist. nat., XVIII, 3. Tacite, Ann, IV, 16 ; XI, 27. Juvénal, Sat., X. 329-336. Gains, Inst., I, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius ad Aen , IV, 168.- Mêmes usages chez les Étrusques, Varron., De re rust., II, 4. - Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172 ; V, 152 ; VIII, 227 ; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
(10) Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien ; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à mesure qu'elles s'affaiblissaient.
(11) Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halic., II, 25 : koinônos chrêmatôn kai hierôn. Étienne de Byz., patra.
(12) Platon, Lois, VIII, p. 841.
(13) Denys d'Halic., II. 25.
(14) Festus., v. diffarreatio. Pollux. III, c. 3 : apopompê. On lit dans une inscription : sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli n° 2648.
(15), phoikidê, allokta, skuthrôpa. Plutarque, Quest. rom., 60.
(16) Bhagavad-Gita. I, 40.
(17) Isée, VII, 30-32.
(18) Cic., De leg, II, 19. : perpetua sint sacra.
(19) Isée, VII, 30.
(20) Denys d'Halic., IX, 22.
(21) Cic., De legib., III, 2.
(22) Plutarq., Lycurg. ; apophth. des Lacéd..
(23) Pollux, III, 48.
(24) Isée, VII. Démosthènes contre Macartatos.
(25) Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphron, I, 16. Eschyle, Agam., 1166. éd. Hermann.
(26) Lois de Manou, IX, 81.
(27) Hérodote, V, 39 ; VI, 61.
(28) Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
(29) Xénophon, gouv. des Lacéd. Plutarque, Solon, 20. Lois de Manou. IX, 121.
(30) Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25.
(31) Eschyle, Choéph., 264.
(32) Aristophane, Oiseaux, 922. Démosthènes contre Baetos, p. 1016. Macrobe, Sat., I, 17. Lois de Manou, II, 30.
(33). Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. amphidromia..
(34) Lois de Manou, IX, 10.
(35) Isée, II, 10-46.
(36) Lois de Manou, IX 168, 174. Dattaca-Sandrica, tr. Orianne, p. 260.
(37) Voy. aussi Isée, II, 11-14.
(38) Cicéron, Pro domo, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
(39) epi ta hiera agein, Isée, VII. Venire in sacra, Cicéron, Pro domo, 13 ; in penates adsciscere, Tacite, Hist., I, 15.
(40). Valère-Maxime, VII, 7. Cicéron, Pro domo, 13 : est heres sacrorum.
(41) Amissis sacris paternis, Cic., ibid.
(42) Isée, VI, 44 ; X, II. Démosth. contre Léochares. Antiphon, Frag., 15. Comparez les Lois de Manou, IX, 142.
(43) Consuetudo apud antiquos fuit ut qui in familiam transiret prius se abdicaret ab ea in qua natus fuerat. Servius ad En., II, 156.
(44) Aulu-Gelle, XV, 27.
(45) Platon, Lois, V, p. 729.
(46) Patris non matris familiam sequitur, Digeste, liv. 50, tit. 16, § 196.
(47) Lois de Manou, V, 60.
(48). Mitakchara, tr. Orianne, p. 213.
(49) Gaius. I, 156 ; III, 10. Ulpien, 26. Instituts de Justinien, III, 2 ; III, 5.
(50) Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Nu ma. Cette erreur vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (République. II, 14) et de Denys (II 74). Ces trois auteurs disent en effet que Numa distribua des terres aux citoyens, mais ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu' à l'égard des termes conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l'origine de la ville.
(51) hestia, histêmi, stare. Voy. Plutarque, De primo frigido, 21; Macrobe, I, 23; Ovide, Fast., VI, 299.
(52) herkos hieron. Sophocle, Trachin., 606.
(53) A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l'épithète de herkeios. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur de l'enceinte était le dieu domestique. Denys d'Halic. l'atteste (I, 67) quand il dit que les theoi herkeioi sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort d'ailleurs du rapprochement d'un passage de Pausanias (IV, 17) avec un passage d'Euripide (Troy., l7) et un de Virgile (En., II, 514) ; ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le Dzeus herkeios n'est autre que le foyer domestique.
(54) Festus, v. ambitus. Varron, De ling. lat., V, 22. Servius ad Aen., II, 469.
(55) Diodore, V. 68.
(56) Cicéron, Pro domo, 41.
(57) Ovide, Fast., V, 141.
(58) Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le repas funèbre devait servir d'aliment aux morts. Voy. Euripide, Troyennes, 381.
(59) Cicéron, De legib., II, 22 ; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. - La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques.
(60) Lycurgue, contre Léocrate, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, Lettr., X, 73.
(61) Cic., De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6.
(62) Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste, liv. X, tit. I, 13. Démosth., contre Calliclès. Plutarque, Aristide, 1.
(63) Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, au Digeste, VIII, 1, 14.
(64) Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villaeque conspectu. Cicéron, De legib., II, 11.
(65) Cicéron, De legib., I, 21.
(66) Caton, De re rust,, 141. Script. rei agrar., éd. Goez, p. 308. Denys d'HaL, II, 14. Ovide, Fast., II, 639. Strabon, V, 3.
(67) Sicul. Flace, éd. Goez, p. 5.
(68) Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, P. 159.
(69) Varron, De ling. lat., V, 74.
(70) Pollux, IX, 9. Hesychius, horos. Platon, Lois, VIII, p. 842.
(71) Ovide, Fast., II, 677.
(72) Festus, v. Terminus.
(73) Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258.
(74) Platon, Lois, VIII, p. 842.
(75) Plutarque, Lycurgue, Agis. Aristote, Polit., II, 6, 10 (II, 7)
(76) Aristote, Polit., II, 4, 4 (II, 5).
(77) Id., ibid., II, 3, 7.
(78) Eschine, contre Timarque. Diogène Laërce, I, 55.
(79) Aristote, Polit, VII, 2.
(80) Mitakchara, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu quand le brahmanisme devint dominant.
(81) Ce prêtre était appelé agrimensor. Voy. Scriptores rei agrariae.
(82) Stobée, 42.
(83) Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités.
(84) Une loi des Eléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, Aristote, Polit., VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
(85) Dans l'article de la loi des Douze-Tables qui concerne le débiteur insolvable, nous lisons si volet suo vivito : donc le débiteur devenu presque esclave, conserve encore quelque chose à lui - sa propriété, s'il en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous les noms de mancipation avec fiducie et de pignus étaient, avant l'action Servierme, des moyens détournés pour assurer au créancier le paiement de la dette ; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du débiteur. Cela n'était pas facile ; mais la distinction que l'on faisait entre la propriété et la possession, offrit une ressource. Le créancier obtint du préteur le droit de faire rendre, non pas la propriété. dominium, mais les biens du débiteur, bona. Alors seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la jouissance de sa propriété.
(86) Cicéron, De legib., II, 19, 20. Festus, v. everriator.
(87) Isée, VI, 51. Platon appelle l’héritier diadochos theôn, Lois, V, 740.
(88) Lois de Manou, IX, 186.
(89) Digeste, liv. XXXVIII, tit. 16. 14.
(90). Institutes, III. I, 3 ; III, 9. 7 ; III, 19, 2.
(91) Démosth., in Boeotum. Isée, X, 4. Lysias, in Mantith., 10.
(92) Institutes, II, 9, 2.
(93) Institutes, III, 2, 3.
(94) Cicéron, De rep., III, 7.
(95) Cicéron, in Verr., I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité de Dieu, III, 21.
(96) Démosth., in Eubul., 21. Plutarque, Thémist., 32. Isée, X, 4. Corn. Népos, Cimon. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser un frère utérin ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
(97) Isée, III, 64 ; X, 5. Démosth , in Eubul., 41. La fille unique était appelée epiklêros, mot que l'on traduit à tort par héritière ; il signifie qui est à côté de l'héritage, qui passe avec l'héritage, que l'on prend avec lui. En fait la fille n'était jamais héritière.
(98) Lois de Manou, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
(99) Isée, VII.
(100) On ne l'appelait pas petit-fils ; on lui donnait le nom particulier de thugatridous.
(101) Isée, VIII, 31 ; X, 12. Démosthènes, in Steph., II, 20.
(102) Lois de Manou, IX, 186, 187.
(103) Démosth., in Macart. ; in Leoch. Isée, VII, 20.
(104) Institutes. III, 2, 4.
(105) Ibid., III, 3.
(106) Isée, X. Démosthènes, passim. Gaius, III, 2. Institutes, III, 1 , 2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le droit prétorien.
(107) Plutarque, Solon, 21.
(108) Id, Agis, 5.
(109) Aristote, Polit., II, 3, 4.
(110) Platon, Lois, XI.
(111) Uti legassit, ita jus esto. Si nous n'avions de la loi de Solon que les mots diathesthai hopôs an athelêi, nous supposerions aussi que le testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajoute an mê paides ôsi.
(112) Ulpien, XX, 2. Gaius, 1, l02, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament calatis comitiis fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué: il n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (De orat., I, 53).
(113) Lois de Manou, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été modifiée à
(114) Fragments des histor. grecs, coll. Didot. t. II, p. 211.
(115) Aristote, Polit.. II, 9 ; II, 3.
(116) presbeia, Démosth., Pro Phorm.. 34
(117) Démosth., in Boeot. de nomine.
(118) La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui, si faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait sors un lot de terre, domaine d'une famille; sors patrimonium significat, dit Festus ; le mot consortes se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez éloigné :témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient indivisibles. (Festus, v. Sors. Cicéron, in Verrem, II, 3, 23. Tite-Live, XLI, 27. Velleius, I. 10. Lucrèce, III, 772 ; VI, 1280.)
(119) 1. Festus, v. mater familiae.
(120) Lois de Manou, V, 147, 148.
(121) Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthénes, in Eubulid., 41.
(122) Démosthènes, in Steph., II ; in Aphob. Plutarque, Thémist., 32. Denis d'Halic., II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. Macrobe, I, 3.
(123) Démosthènes, in Aphobum ; pro Phormione.
(124) Cicéron, Topic., 14. Tacite, Ann., 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré.
(125) Lorsque Gains dit de la puissance paternelle : jus proprium est civium romanorum, il faut entendre que le droit romain ne reconnaît cette puisque chez le citoyen romain; cela ne veut pas dire quelle n'existât pas ailleurs et ne fût pas reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome.
(126) 1. Hérodote, I, 59. Plutarque, Alcib., 23 ; Agésilas, 3.
(127) Démosthènes, in Eubul., 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. Institutes, I, 9. Digeste, liv. I, tit. 1, 11.
(128) Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées par le droit prétorien.
(129) Cicéron, De legib., Il, 20. Gaius, II, 81. Digeste, liv. XVIII, tit. 1. 2.
(130) Plutarque, Solon, 13. Denys d'Halic., II, 26,. Gaius, I, 117 ; I, 132; IV. 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XIL, 8. Festus, v. deminutus.
(131) Plutarque, Publicola, 8.
(132) Gaius, II, 96 ; IV, 77. 78
(133) Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs ; le Père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il présidait. Tacite, XIII, 32. Digeste, liv. XXIII, tit.. 4, 5. Platon, Lois, IX.
(134) Plutarque, Quest. rom., 51. Macrobe, Sat., III, 4.
(135) I. Hérodote, I, 35. Virgile, En., II, 719. Plutarque, Thésée, 12.
(136) Apollonius de Rhodes, IV. 704-707. Eschyle, Choeph., 96.
(137) Isée, VII. Démosthènes, in Macartatum.
(138) Lois de Manou, III, 175.
(139) Démosthènes, in Neroeram, 89.
(140) Caton, 143. Denys d'Hal., II, 22. Lois de Manou, III, 62 ; V, 151.
(141) Xénophon, Gouv., de Lacéd.
(142) Plutarque, Quest. rom., 50.
(143) Denys d'Hal., II, 20, 22.
(144) Cicéron, De legib., II, 1. Pro domo, 41.
(145) Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et les Romains ? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs ? Déjà dans l'Odyssée nous trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs ; la suite de ce livre le montrera.
(146) Démosth., in Neaer., 71. Voy. Plutarque, Thémist., 1. Eschine, De falsa leg., 147. Boeckh, Corp. inscr., 385. Ross, demi Attici, 24. La gens chez les Grecs est souvent appelée patra : Pindare, passim.
(147) Hésychius, gennêtai. Pollux, III, 52 ; Harpocration, orgeônes.
(148) Plutarque, Thémist., I. Eschine, De falsa legat., 147.
(149) Cicéron, De arusp. resp., 15. Denys d'Hal., XI, 14. Festus, Propudi.
(150) Tite-Live, V, 46 ; XXII. 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. Denys d'Hal., II. 21 ; IX, 19 ; VI, 28. Pline XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
(151) Démosthènes, in Macart., 79 ; in Eubul., 28.
(152) Velléius, II, 119. Suétone, Tibère, I ; Néron, 50.
(153) Tite-Live, V, 32. Denys d'Hal., Fragm.. XIII, 5. Appien, Annib., 28.
(154) Denys d'Hal., XI, 14. Tite-Liv., III, 58.
(155) Denys d'Hal., II, 7.
(156) Id., IX, 5.
(157) Boeckh, Corp. inscr., 397, 399. Ross, demi Attici, p. 24.
(158) Tite-Live, VI, 20. Suétone, Tibère, 1. Ross, demi Attici, 24.
(159) Deux passages de Cicéron, Tusc., I, 16. et Topiques, 6, ont singulièrement embrouillé la question. Il faut bien reconnaître que Cicéron, comme presque tous ses contemporains, ignorait ce que c’était que la gens. Les explications qu’il en donne ne sont pas seulement incomplètes, elles sont puériles.
(160) Démosthène, in Macart., 79. Pausanias, I, 37. Inscription des Amynandrides, citée par Ross. P. 24.
(161) Festus, v. Caeculus, Calpurnii, Cloelia.
(162) Démosthènes, in Stephanum, I , 74. Aristophane, Plutus, 768. Ces deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails.
(163) Ferias in famulis habento. Cicéron, De legib., II, 8 ; II, 12.
(164) Quum dominis tum famulis religio Larum. Cicéron, De legib., II,11.
(165) Caton, dans Aulu-Gelle, V. 3 ; XXI, 1