entrée dans le site | introduction | LIVRE I | LIVRE II | LIVRE III | LIVRE IV | LIVRE V |
LIVRE III. LA CITÉ. |
CHAPITRE
PREMIER. LA
PHRATRIE ET LA CURIE ; LA TRIBU. |
LA PHRATRIE ET LA CURIE ; LA TRIBU.
Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous
ne pouvons présenter encore aucune date. Dans l'histoire de ces sociétés
antiques, les époques sont plus facilement marquées par la succession des
idées et des institutions que par celles des années.
L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par delà
les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant lesquels
la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait alors contenir
dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains. Mais dans ces limites
l'association humaine était encore trop étroite : trop étroite pour les
besoins matériels, car il était difficile que cette famille se suffit en
présence de toutes les chances de la vie ; trop étroite aussi pour les besoins
moraux de notre nature, car nous avons vu combien dans ce petit monde
l'intelligence du divin était insuffisante et la morale incomplète.
La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de
l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux, et
l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais il ne
devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de ce que son
intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup de siècles pour
arriver à se représenter Dieu comme un être unique, incomparable, infini, du
moins il devait se rapprocher insensiblement de cet idéal en agrandissant
d'âge en âge sa conception et en reculant peu à peu l'horizon dont la ligne
sépare pour lui l'Être divin des choses de la terre.
L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même temps.
La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se fondre
ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien sacrifier de
leur religion particulière, s'unissent du moins pour la célébration d'un
autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un certain nombre de
familles formèrent un groupe, que la langue grecque appelait une phratrie, la
langue latine une curie (01). Existait-il
entre les familles d'un même groupe un lien de naissance ? Il est impossible de
l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit pas
sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où elles
s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs
divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait sur
le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu sacré et
instituèrent un culte.
Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu
protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille. Il
consistait essentiellement en un repas fait en commun ; la nourriture avait
été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée ; on
là mangeait en récitant quelques prières ; la divinité était présente et
recevait sa part d'aliments et de breuvage.
Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome ; Cicéron les
mentionne, Ovide les décrit (02). Au temps
d'Auguste ils avaient encore conservé toutes leurs formes antiques. "J'ai
vu dans ces demeures sacrées, dit un historien de cette époque,
le repas dressé devant le dieu ; les tables étaient de bois, suivant l'usage
des ancêtres, et la vaisselle était de terre. Les aliments étaient des pains,
des gâteaux de fleur de farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations
; elles ne tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile ; et
j'ai admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux
coutumes de leurs pères (03)."
A Athènes ces repas avaient lieu pendant la fête qu'on appelait Apaturies (04).
Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire grecque
et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie antique. Ainsi nous
voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie d'une phratrie, il
fallait être né d'un mariage légitime dans une des familles qui la
composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle de la famille, ne se
transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était présenté à la
phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils. L'admission avait lieu
sous une forme religieuse. La phratrie immolait une victime et en faisait cuire
la chair sur l'autel ; tous les membres étaient présents. Refusaient-ils
d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en avaient, le droit s'ils doutaient de
la légitimité de sa naissance, ils devaient enlever la chair de dessus
l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si après la cuisson ils partageaient avec
le nouveau venu les chairs de la victime, le jeune homme était admis et
devenait irrévocablement membre de l'association (05).
Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens croyaient que toute
nourriture préparée sur un autel et partagée entre plusieurs personnes
établissait entre elles un lien indissoluble et une union sainte qui ne cessait
qu'avec la vie.
Chaque phratrie ou curie avait un chef, curio, magister curiae, phratiarchos,
dont la principale fonction était de présider aux sacrifices (06).
Peut-être ses attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues.
La phratrie avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets.
En elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un
sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui
était modelée exactement sur la famille.
L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode.
Plusieurs curies ou phratries groupèrent et formèrent une tribu.
Ce nouveau cercle eut encore sa religion ; dans chaque tribu il y eut un autel
et une divinité protectrice.
Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la
phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un héros. De lui
la tribu tirait son nom ; aussi les Grecs l'appelaient-ils le héros éponyme.
Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la cérémonie
religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part (07).
La tribu, comme la phratrie, avait des
assemblées et portait des décrets, auxquels tous ses membres devaient se
soumettre. Elle avait un tribunal et un droit de justice sur ses membres. Elle
avait un chef, tribunus, phulobasileus (08). Dans ce qui nous
reste des institutions de la tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à
l'origine, pour être une société indépendante, et comme s’il n'y eût eu
aucun pouvoir social au-dessus d'elle.
NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES.
1° les dieux de la nature physique
Avant de passer de la formation des tribus
à la naissance des cités, il faut parler d'un grand événement qui
s'accomplit dans la vie intellectuelle de ces antiques populations.
Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples, nous
avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour principal
symbole le foyer ; c'est elle qui a constitué la famille et établi les
premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses branches, une autre
religion, celle dont les principales figures ont été Zeus, Héra, Athéné,
Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole romain.
De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine ; la
seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la force vive
et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme la première
idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui l'écrase traça
à son sentiment religieux un autre cours.
L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature ; les
habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle et
lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces grandeurs. Il
jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand il voyait revenir "la
sainte clarté des cieux", il éprouvait de la reconnaissance. Sa
vie était dans les mains de la nature ; il attendait le nuage bienfaisant d'où
dépendait sa récolte ; il redoutait l'orage qui pouvait détruire le travail
et l'espoir de toute une année. Il sentait à tout moment sa faiblesse et
l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il éprouvait perpétuellement un
mélange de vénération, d'amour et de terreur pour cette puissante nature.
Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu unique
régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers. Il ne
savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un même corps
; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par un même
Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur, l'homme se le
figura comme une sorte de république confuse où des forces rivales se
faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures d'après lui même
et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi dans chaque partie de
la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le nuage, dans l'eau du fleuve,
dans le soleil, autant de personnes semblables à la sienne ; il leur attribua
la pensée, la volonté, le choix des actes ; comme il les sentait puissants et
qu'il subissait leur empire, il avoua sa dépendance ; il les pria et les adora
; il en fit des dieux.
Ainsi, dans celte race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes très
différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe
invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il
sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux objets
extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents physiques
qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie.
Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit
durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se firent
pas la guerre ; elles vécurent même en assez bonne intelligence et se
partagèrent l'empire sur l'homme ; mais elles ne se confondirent jamais. Elles
eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent contradictoires, des
cérémonies et des pratiques absolument différentes. Le culte des dieux de
l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent jamais entre eux rien de
commun. De ces deux religions, l'une, celle des morts, ayant été fixée à une
époque très lointaine, resta toujours immuable dans ses pratiques, mais ses
dogmes s'effacèrent peu à peu ; l'autre, celle de la nature physique, plus
jeune et plus progressive, se développa librement à travers les âges,
modifiant peu à peu ses légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse
son autorité sur l'homme.
2° Rapport de cette religion avec le développement de la société humaine.
On peut croire que les premiers rudiments
de cette religion de la nature sont fort antiques ; ils le sont peut-être
autant que le culte des ancêtres ; mais comme elle répondait à des
conceptions plus générales et plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de
temps pour se fixer en une doctrine précise (09).
Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans le monde en un jour et
qu'elle ne sortait pas toute faite du cerveau d'un homme On ne voit à l'origine
de cette religion ni un prophète ni un corps de prêtres. Elle naquit dans les
différentes intelligences par un effet de leur force naturelle. Chacune se la
fit à sa façon. Entre tous ces dieux, issus d'esprits divers, il y eut des
ressemblances, parce que les idées se formaient en l'homme suivant un mode à
peu près uniforme ; mais il y eut aussi une très grande variété, parce que
chaque esprit était l'auteur de ses dieux. Il résulta de là que cette
religion fut longtemps confuse et que ses dieux furent innombrables.
Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très
nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à tour
bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances dont on pût
faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers de dieux
naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des aspects divers,
reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, fut appelé ici
Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs Apollon (celui qui
chasse la nuit ou le mal) ; l'un le nomma l'Être élevé (Hypérion), l'autre
le bienfaisant (Alexicacos) ; et, à la longue, les groupes d'hommes qui avaient
donné ces noms divers à l'astre brillant, ne reconnurent pas qu'ils avaient le
même dieu.
En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très restreint de divinités ;
mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient, à la
vérité, se ressembler ; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément à
leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule ; ces mots appartenaient à la
langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être divin
par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous ce même nom
les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il n'y eût qu'un
dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents ; il y avait une
multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient fort peu.
Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre de chaque
esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces dieux furent
longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun d’eux eut sa
légende particulière et son culte.
Comme la première apparition de ces
croyances est d'une époque où les hommes vivaient encore dans l'état de
famille, ces dieux nouveaux eurent d'abord, comme les démons, les héros et les
lares, le caractère de divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses
dieux, et chacune les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne
voulait pas partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une
pensée qui apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas ; et il n'y a pas
de doute qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident ; car
elle a laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille
avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait à
son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour lui à
sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent chez les
anciens des expressions comme celles-ci : les dieux qui siègent près de mon
foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères (10).
"Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au
nom du Jupiter qui siège près de ton foyer." - Médée la
magicienne dit dans Euripide : "Je jure par Hécate,
ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon foyer."
Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la religion de Rome, il
montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré par lui comme divinité
domestique.
De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne put
jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est plein et
qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes. De là enfin
cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne connaissons
assurément que la moindre partie : car beaucoup ont péri, sans laisser même
le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les adoraient se sont
éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un culte ont été
détruites.
Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des familles
qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur patrimoine. On sait
même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais de cette sorte de lien
domestique. La Déméter d'Éleusis resta la divinité particulière de la
famille des Eumolpides ; l'Athéné de l'acropole d'Athènes appartenait à la
famille des Butades. Les Potitii de Rome avaient un Hercule et les Nautii une
Minerve (11). Il y a grande apparence que le
culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et que cette
déesse n'eut pas de culte public dans Rome.
Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand
prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en proportion de
la prospérité de cette famille, toute une cité voulut l'adopter et lui rendre
un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce qui eut lieu pour la
Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades, l'Hercule des Potitii. Mais
quand une famille consentit à partager ainsi son dieu, elle se réserva du
moins le sacerdoce. On peut remarquer que la dignité de prêtre, pour chaque
dieu, fut longtemps héréditaire et ne put pas sortir d'une certaine famille (12).
C'est le vestige d'un temps où le dieu lui-même était la propriété de cette
famille, ne protégeait qu'elle et ne voulait être servi que par elle.
Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à l'unisson de
l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque famille et resta
longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se prêtait mieux que le
culte des morts aux progrès futurs de l'association humaine. En effet les
ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux qui, par leur essence
même, ne pouvaient être adorés que par un très petit nombre d'hommes et qui
établissaient à perpétuité d'infranchissables lignes de démarcation entre
les familles. La religion des dieux de la nature était un cadre plus large.
Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce que chacun de ces cultes se propageât
; il n'était pas dans la nature intime de ces dieux de n'être adorés que par
une famille et de repousser l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver
insensiblement à s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le
même être ou la même conception que le Jupiter d'une autre ; ce qu'ils ne
pouvaient jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers.
Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne se
bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était le
dieu de l'hospitalité ; c'est de sa part que venaient les étrangers, les
suppliants, "les vénérables indigents",
ceux qu'il fallait traiter "comme des frères."
Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et se montraient aux mortels.
C'était bien quelquefois pour assister à leurs luttes et prendre part à leurs
combats ; souvent aussi c'était pour leur prescrire la concorde et leur
apprendre à s'aider les uns les autres.
A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut
grandir. Or il est assez manifeste que celte religion, faible d'abord, prit
ensuite une extension très grande. A l'origine, elle s'était comme abritée
sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique. Là le dieu
nouveau avait obtenu une petite place, une étroite cella, en regard et
à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les hommes avaient
pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, prenant plus d'autorité
sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle ; il quitta le foyer domestique ;
il eut une demeure à lui et des sacrifices qui lui furent propres. Cette
demeure (naos, de naiô, habiter) fut d'ailleurs bâtie à l'image
de l'ancien sanctuaire ; ce fut, comme auparavant, une cella vis-à-vis
d'un foyer ; mais la cella s'élargit, s'embellit, devint un temple. Le
foyer resta à l'entrée de la maison du dieu, mais il parut bien petit à
côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le principal, il ne fut plus que
l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et descendit au rang d'autel du dieu,
d'instrument pour le sacrifice. Il fut chargé de brûler la chair de la victime
et de porter l'offrande avec la prière de l'homme à la divinité majestueuse
dont la statue résidait dans le temple.
Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule des
adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi.
LA CITÉ SE FORME.
La tribu, comme la famille et la phratrie,
était constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle avait un culte
spécial dont l'étranger était exclu. Une fois formée, aucune famille
nouvelle ne pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient pas davantage
se fondre en une seule ; leur religion s'y opposait. Mais de même que plusieurs
phratries s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent s'associer
entre elles, à la condition que le culte de chacune d'elles, fût respecté. Le
jour où cette alliance se fit, la cité exista.
Il importe peu de chercher la cause qui détermina plusieurs tribus voisines à
s'unir. Tantôt l'union fut volontaire, tantôt elle fut imposée par la force
supérieure d'une tribu ou par la volonté puissante d'un homme. Ce qui est
certain, c'est que le lien de la nouvelle association fut encore un culte. Les
tribus qui se groupèrent pour former une cité, ne manquèrent jamais d'allumer
un feu sacré et de se donner une religion commune.
Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas grandi à la façon d'un
cercle qui s'élargirait peu à peu, gagnant de proche en proche. Ce sont au
contraire de petits groupes qui, constitués longtemps à l'avance, se sont
agrégés les uns aux autres. Plusieurs familles ont formé la phratrie,
plusieurs phratries la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, phratrie,
tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés exactement semblables entre elles
et qui sont nées l'une de l'autre par une série de fédérations.
Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents groupes s'associaient
ainsi entre eux, aucun d'eux ne perdait pourtant ni son individualité ni son
indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent unies en une phratrie,
chacune d'elles restait constituée comme à l'époque de son isolement ; rien
n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, ni son droit de
propriété, ni sa justice intérieure. Des curies s'associaient ensuite ; mais
chacune gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son chef. De la tribu on
passa à la cité, mais les tribus ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune
d'elles continua à former un corps, à peu près comme si la cité n'existait
pas. En religion il subsista une multitude de petits cultes au-dessus desquels
s'établit un culte commun ; en politique, une foule de petits gouvernements
continuèrent à fonctionner, et au-dessus d'eux un gouvernement commun
s'éleva.
La cité était une confédération. C'est pour cela qu'elle fut obligée, au
moins pendant plusieurs siècles, de respecter l'indépendance religieuse et
civile des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut pas d'abord le
droit d'intervenir dans les affaires particulières de chacun de ces petits
corps. Elle n'avait rien à voir dans l'intérieur d'une famille ; elle n'était
pas juge de ce qui s'y passait ; elle laissait au père le droit et le devoir de
juger sa femme, son fils, son client. C'est pour cette raison que le droit
privé, qui avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles, a pu
subsister dans les cités et n'a été modifié que fort tard.
Ce mode d'enfantement des cités anciennes est attesté par des usages qui ont
duré fort longtemps. Si nous regardons l’armée de la cité, dans les
premiers temps, nous la trouvons distribuée en tribus, en curies, en familles (13),
"de telle sorte, dit un ancien, que
le guerrier ait pour voisin dans le combat celui avec qui, en temps de paix, il
fait la libation et le sacrifice au même autel." Si nous regardons
le peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, il vote par curies et
par gentes (14). Si nous regardons le
culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux pour chaque tribu ; à Athènes,
l'archonte fait le sacrifice au nom de la cité entière, mais il est assisté
pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres qu'il y a de tribus.
Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus : c'est une confédération
de plusieurs groupes qui étaient constitués avant elle et qu'elle laisse
subsister. On voit dans les orateurs attiques que chaque Athénien fait partie
à la fois de quatre sociétés distinctes ; il est membre d'une famille, d'une
phratrie, d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même temps et le même
jour dans toutes les quatre, comme le Français qui du moment de sa naissance
appartient à la fois à une famille, à une commune, à un département et à
une patrie. La phratrie et tribu ne sont pas des divisions administratives. L’homme
entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en
quelque sorte, de l'une à l'autre. L'enfant est d'abord admis dans la famille
par la cérémonie religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. Quelques
années après, il entre dans la phratrie par une nouvelle cérémonie que nous
avons décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit ans, il se
présente pour être admis dans la cité. Ce jour-là, en présence d'un autel
et devant les chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment par lequel
il s'engage, entre autres choses, à respecter toujours lu religion de la cité.
A partir de ce jour-là il est initié au culte public et devient citoyen (15).
Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant d'échelon en échelon, de culte
en culte, et l'on aura l'image des degrés par lesquels l'association humaine a
passé. La marche que ce jeune homme est astreint à suivre est celle que la
société a d'abord suivie. Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il
nous est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions et de
souvenirs pour que nous puissions voir avec quelque netteté comment s'est
formée la cité athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique était
divisée par familles kata genê (16).
Quelques-unes de ces familles de l'époque primitive, comme les Eumolpides, les
Cécropides, les Géphyréens, les Phytalides, les Lakiades, se sont
perpétuées jusque dans les âges suivants. Alors la cité athénienne
n'existait pas ; mais chaque famille, entourée de ses branches cadettes et de
ses clients, occupait un canton et y vivait dans une indépendance absolue.
Chacune avait sa religion propre : les Eumolpides, fixés à Éleusis, adoraient
Déméter ; les Crécopides, qui habitaient le rocher où fut plus tard
Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et Athéné. Tout à
côté, sur la petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur était
Arès ; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies un Apollon, un autre Apollon
à Phlyes, les Dioscures à Céphale et ainsi de tous les autres cantons (17).
Chaque famille, comme elle avait son dieu et son autel ; avait aussi son chef.
Quand Pausanias visita l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques
traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte ; or ces traditions lui
apprirent que chaque bourg avait eu son roi avant le temps où Cécrops régnait
à Athènes (18). N'était-ce pas le
souvenir d'une époque lointaine où ces grandes familles patriarcales,
semblables aux clans celtiques, avaient chacune son chef héréditaire, qui
était à la fois prêtre et juge ? Une centaine de petites sociétés vivaient
donc isolées dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux ni lien
politique, ayant chacune son territoire, se faisant souvent la guerre, étant
enfin à tel point séparées les unes des autres que le mariage entre elles
n'était pas toujours réputé permis (19).
Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. Insensiblement elles
s'unirent en petits groupes, par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons
dans les traditions que les quatre bourgs de la plaine de Marathon
s'associèrent pour adorer ensemble Apollon Delphinien (20)
; les hommes du Pirée, de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de leur
côté et bâtirent en commun un temple à Hercule (21).
A la longue cette centaine de petits États se réduisit à douze
confédérations (22). Ce changement, par
lequel la population de l'Attique passa de l'état de famille patriarcale à une
société un peu plus étendue, était attribué par les traditions aux efforts
de Cécrops ; il faut seulement entendre par là qu'il ne fut achevé qu'à
l'époque où l'on plaçait le règne de ce personnage, c'est-à-dire vers le
seizième siècle avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops ne
régnait que sur l'une des douze associations, celle qui fut plus tard Athènes,
les onze autres étaient pleinement indépendantes ; chacune avait son dieu
protecteur, son autel, son feu sacré, son chef (23).
Plusieurs générations se passèrent
pendant lesquelles le groupe des Cécropides acquit insensiblement plus
d'importance. De cette période, il est resté le souvenir d'une lutte sanglante
qu'ils soutinrent contre les Eumolpides d'Eleusis, et dont le résultat fut que
ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve de conserver le sacerdoce
héréditaire de leur divinité (24). On
peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et d'autres conquêtes dont le souvenir
ne s'est pas conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu à peu
développé le culte d'Athéné et qui avait fini par adopter le nom de sa
divinité principale, acquit la suprématie sur les onze autres États. Alors
parut Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions s'accordent à
dire qu'il réunit les douze groupes en une cité. Il réussit en effet à faire
adopter dans toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte que tout le
pays célébra dès lors en commun le sacrifice des Panathénées. Avant lui
chaque bourgade avait son feu sacré et son prytanée ; il voulut que le
prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute l'Attique (25).
Dès lors l'unité athénienne fut fondée ; religieusement, chaque canton
conserva son ancien culte, mais tous adoptèrent un culte commun ;
politiquement, chacun conserva ses chefs, ses juges, son droit de s'assembler,
mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y eut le gouvernement central de
la cité (26).
De ces souvenirs et de ces traditions si précises qu'Athènes conservait
religieusement, il nous semble qu'il ressort deux vérités également
manifestes ; l’une est que la cité a été une confédération de groupes
constitués avant elles ; l'autre est que la société ne s'est développée
qu'autant que la religion s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le
progrès religieux qui a amené le progrès social ; ce qui est certain, c'est
qu'ils se sont produits tous les deux en même temps et avec un remarquable
accord.
Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y avait pour les
populations primitives à fonder des sociétés régulières. Le lien social
n'est pas facile à établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si
libres, si inconstants. Pour leur donner des règles communes, pour instituer le
commandement et faire accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à la
raison, et la raison individuelle à la raison publique, il faut assurément
quelque chose de plus fort que la force matérielle, de plus respectable que
l'intérêt, de plus sûr qu'une théorie philosophique, de plus immuable qu'une
convention, quelque chose qui soit également au fond de tous les coeurs et qui
y siège avec empire.
Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien de plus 'puissant sur l'âme.
Une croyance est l'oeuvre de l’esprit, mais nous ne sommes pas libres de la
modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas.
Elle est humaine, et nous la croyons dieu. - Elle est l'effet de notre puissance
et elle est plus forte que nous. Elle est en nous ; elle ne nous quitte pas ;
elle nous parle à tout moment. Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons ; si
elle nous trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme peut bien dompter la
terre, mais il est assujetti à sa pensée.
Or une antique croyance commandait à l'homme d'honorer l'ancêtre ; le culte de
l'ancêtre a groupé la famille autour d'un autel. De là la première religion,
les premières prières, la première idée du devoir et la première morale ;
de là aussi la propriété établie, l'ordre de la succession fixé ; de là
enfin tout le droit privé et toutes les règles de l'organisation domestique.
Puis la croyance grandit, et l'association en même temps. A mesure que les
hommes sentent qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent en
groupes plus étendus. Les mêmes règles, trouvées et établies dans la
famille, s'appliquent successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.
Embrassons du regard le chemin que les hommes ont parcouru. A l'origine, la
famille vit isolée et l'homme ne connaît due les dieux domestiques, theoi
patrôioi, dii gentiles. Au-dessus de la famille se forme la phratrie
avec son dieu, theos phratrios, Junio curialis. Vient ensuite la
tribu et le dieu de la tribu, theos phulios. On arrive enfin à la cité,
et l'on conçoit un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, theos
polieus, penates publici. Hiérarchie de croyances, hiérarchie
d'association. L'idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle
inspirateur et organisateur de la société.
Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques racontaient que les dieux
avaient révélé aux hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire il
y a une vérité. Les lois sociales ont été l'oeuvre des dieux ; mais ces
dieux si puissants et si bienfaisants n'étaient pas antre chose que les
croyances des hommes.
Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez les anciens ; cette étude
était nécessaire pour nous rendre compte tout à l'heure de la nature et des
institutions ale la cité. Mais il faut faire ici une réserve. Si les
premières cités se sont formées par la confédération de petites sociétés
constituées antérieurement, ce n'est pas à dire que toutes les cités à nous
connues aient été formées de la même manière. L'organisation municipale une
fois trouvée, il n'était pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on
recommençât la même route longue et difficile. Il put même arriver assez
souvent que l'on suivît l'ordre inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville
déjà constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena d'ordinaire avec lui
qu'un petit nombre de ses concitoyens et il s'adjoignit beaucoup d'autres hommes
qui venaient de divers lieux et pouvaient même appartenir à des races
diverses. Mais ce chef ne manqua jamais de constituer le nouvel État à l'image
de celui qu'il venait de quitter. En conséquence, il partagea son peuple en
tribus et en phratries. Chacune de ces petites associations eut un autel, des
sacrifices, des fêtes ; chacune imagina même un ancien héros qu'elle honora
d'un culte, et duquel elle vint à la longue à se croire issue.
Souvent encore il arriva que les hommes d'un certain pays vivaient sans lois et
sans ordre, soit que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir,
comme en Arcadie, sait qu'elle eût été corrompue et dissoute par des
révolutions trop brusques, comme à Cyrène et à Thurii. Si un législateur
entreprenait de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait jamais de
commencer par les répartir en tribus et en phratries, comme s'il n'y avait pas
d'autre type de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres il instituait
un héros éponyme, il établissait des sacrifices, il inaugurait des
traditions.
C'était toujours par là que l'on commençait si l'on voulait fonder une
société régulière. Ainsi fait Platon lui-même lorsqu'il imagine une cité
modèle (27).
LA VILLE.
Cité et ville n'étaient pas des mots
synonymes chez les anciens. La cité était l'association religieuse et
politique des familles et des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le
domicile de cette association.
Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent
celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, c'est
un village ; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est une ville ;
et nous finissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et d'une muraille.
Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la longue, par le lent
accroissement du nombre des hommes et des constructions. On fondait une ville
d'un seul coup, tout entière en un jour.
Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la
plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, les
phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même culte,
aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte commun Aussi
la fondation d'une ville était-elle toujours un acte religieux.
Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la vogue
d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien souvent
répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait un
peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces hommes
ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y enfermer
leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits d'une tout
autre façon ; et il nous semble que, si l'on veut connaître l'antiquité, la
première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages qui nous viennent
d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile, c'est-à-dire d'un
enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se présentèrent ; en quoi il
suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de villes lui avaient donné. Mais
cet asile n'était pas la ville ; il ne fut même ouvert qu'après que la ville
avait été fondée et complètement bâtie. C'était un appendice ajouté à
Rome ; ce n'était pas Rome. Il ne faisait même pas partie de la ville de
Romulus ; car il était situé au pied du mont Capitolin, tandis que la ville
occupait le plateau du Palatin. Il importe de bien distinguer le double
élément de la population romaine. Dans l'asile sont les aventuriers sans feu
ni lieu ; sur le Palatin sont les hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes
déjà organisés en société, distribués en gentes et en curies, ayant
des cultes domestiques et des lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de
faubourg où les cabanes se bâtissent au hasard et sans règles ; sur le
Palatin s'élève une ville religieuse et sainte.
Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en
renseignements ; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait chez des
auteurs plus anciens que lui ; on en trouve dans Plutarque, dans les Fastes
d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé les vieilles
annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout nous inspirer une
grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius Flaccus que Festus nous
a en partie conservé, tous les deux fort instruits des antiquités romaines,
amis de la vérité, nullement crédules, et connaissant assez bien les règles
de la critique historique. Tous ces écrivains nous ont transmis le souvenir de
la cérémonie religieuse qui avait marqué la fondation de Rome, et nous ne
sommes pas en droit de rejeter un tel nombre de témoignages.
Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous étonnent ;
est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces faits qui
s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent parfaitement avec celles
des anciens ? Nous avons vu dans leur vie privée une religion qui réglait tous
leurs actes ; nous avons vu ensuite que cette religion les avait constitués en
société ; qu'y a-t-il d'étonnant après cela que la fondation d'une ville ait
été aussi un acte sacré et que Romulus lui-même ait dû accomplir des rites
qui étaient observés partout ?
Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville nouvelle.
Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du peuple dépend,
est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût été Grec, il
aurait consulté l'oracle de Delphes ; Samnite, il eût suivi l'animal sacré,
le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques, initié à la science
augurale (28), il demande aux dieux de lui
révéler leur volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le
Palatin.
Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses compagnons sont
rangés autour de lui ; ils allument un feu de broussailles, et chacun saute à
travers la flamme légère (29)
L'explication de ce rite est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le
peuple soit pur ; or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique
ou morale en sautant à travers la flamme sacrée.
Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la
fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette une
motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe (30).
Puis chacun de ses compagnons s'approchant à son tour, jette comme lui un peu
de terre qu'il a apporté du pays d'où il vient.
Ce rite est remarquable, et il nous révèle chez ces hommes une pensée qu'il
importe de signaler. Avant de venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou
quelque autre des villes voisines. Là était leur foyer ; c'est là que leurs
pères avaient vécu et étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter
la terre où le foyer avait été fixé et où les ancêtres divins reposaient.
Il avait donc fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces
hommes usât d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d’une
motte de terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel
leurs mânes étaient attachés L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant
avec lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il
pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée : ceci est encore
la terre de mes pères, terra patrum, patria ; ici est ma patrie,
car ici sont les mânes de ma famille.
La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait mundus
; or ce mot désignait, dans l'ancienne langue la région des mânes (31).
De cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient
trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons-nous
pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens hommes ? En
déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne patrie, ils avaient
cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces âmes réunies-là
devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs descendants. Romulus
à cette même place posa un autel et y alluma du feu. Ce fut le foyer de la
cité (32).
Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour du
foyer domestique ; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici encore les
moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se servir d'un
soc de cuivre ; sa charrue est traînée par un taureau blanc et une vache
blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal, tient
lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des prières Ses
compagnons marchent derrière lui en observant un silence religieux. A mesure
que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette soigneusement à
l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de cette terre sacrée ne
soit du côté de l'étranger (33).
Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni citoyen
n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est un acte
d'impiété ; la tradition romaine disait que le frère du fondateur avait
commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie (34).
Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est
interrompu en quelques endroits (35) ; pour
cela Romulus a soulevé et porté le soc ; ces intervalles s'appellent portae
; ce sont les portes de la ville.
Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles ;
elles sont sacrées aussi (36). Nul ne
pourra y toucher, même pour les réparer, sans la permission des pontifes. Des
deux côtés de cette muraille, un espace de quelques pas est donné à la
religion ; on l'appelle pomoerium (37)
; il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y élever aucune
construction.
Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la
fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en conserver
jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette cérémonie était
rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête anniversaire
qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été célébrée dans toute
l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la célèbre encore
aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril ; tant les hommes à
travers leurs incessantes transformations, restent fidèles aux vieux usages !
On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été imaginés
pour la première fois par Romulus. Il est certain au contraire que beaucoup de
villes avant Rome avaient été fondées de la même manière. Varron dit que
ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton l'Ancien qui, pour
écrire son livre des Origines, avait consulté les annales de tous les
peuples italiens, nous apprend que des rites analogues étaient pratiqués par
tous les fondateurs de villes. Les Étrusques possédaient des livres
liturgiques où était consigné le rituel complet de ces cérémonies (38).
Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville devait
être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en fonder
une, consultaient-ils l'oracle de Delphes (39).
Hérodote signale comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée
ait osé bâtir une ville "sans consulter l'oracle et
sans pratiquer aucune des cérémonies prescrites", et le pieux
historien n'est pas surpris qu'une ville ainsi construite en dépit des règles
n'ait duré que trois ans (40). Thucydide
rappelant le jour où Sparte fut fondée mentionne les chants pieux et les
sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les Athéniens
avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une colonie sans s'y
conformer (41). On peut voir dans une
comédie d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était
usitée en pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de
la ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient
observées dans la fondation des villes des hommes ; aussi mettait-il sur la
scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poète qui
chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles.
Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie, il
se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène et il nous
a transmis leur récit (42). L'événement
n'était pas très ancien ; il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois
siècles auparavant, les Messéniens avaient été chassés de leur pays, et
depuis ce temps-là ils avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans
patrie, mais gardant avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion
nationale. Les Thébains voulaient les ramener dans le Péloponnèse pour
attacher un ennemi aux flancs de Sparte ; mais le plus difficile était de
décider les Messéniens. Épaminondas qui avait affaire à des hommes
superstitieux, crut devoir mettre en circulation un oracle prédisant à ce
peuple le retour dans son ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses
attestèrent que les dieux nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à
l'époque de la conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide
se décida alors à rentrer dans le Péloponnèse à la suite d'une armée
thébaine. Mais il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie ; car d'aller
réoccuper les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer ; elles
avaient été souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on
s'établirait, on n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de
Delphes ; car la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux
avaient d'autres moyens de révéler leur volonté ; un prêtre messénien eut
un songe où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se
fixer sur le mont Ithôme et qu'il invitait le peuple à l'y suivre.
L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore à
savoir les rites qui étaient nécessaire pour la fondation ; mais les
Messéniens les avaient oubliés ; ils ne pouvaient pas d'ailleurs adopter ceux
des Thébains ni d'aucun autre peuple ; et l'on ne savait comment bâtir la
ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien : les dieux lui
ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui se
trouvait auprès d'un myrte et de creuser la terre en cet endroit. Il obéit ;
il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur lesquelles
se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les prêtres en
prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On ne manqua pas de
croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi des Messéniens
avant la conquête du pays.
Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres
offrirent d'abord un sacrifice ; on invoqua les anciens dieux de la Messénie,
les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les ancêtres connus
et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l’avaient apparemment quitté,
suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi s'en était rendu
maître ; on les conjura d'y revenir. On prononça des formules qui devaient
avoir pour effet de les déterminer à habiter la ville nouvelle en commun avec
les citoyens. C'était là l'important ; fixer les dieux avec eux était ce que
ces hommes avaient le plus à coeur, et l'on peut croire que la cérémonie
religieuse n'avait pas d'autre but. De même que les compagnons de Romulus
creusaient une fosse et croyaient y déposer les mânes de leurs ancêtres,
ainsi les contemporains d'Épaminondas appelaient à eux leurs héros, leurs
ancêtres divins, les dieux du pays ; ils croyaient par des formules et par des
rites les attacher au sol qu'ils allaient eux-mêmes occuper et les enfermer
dans l'enceinte qu'ils allaient tracer. Aussi leur disaient-ils : "Venez
avec nous, ô Êtres divins, et habitez en commun avec nous cette ville."
Une première journée fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le
lendemain on traça l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes
religieux.
On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y avait
aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir le nom de
son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne pouvait pas
perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa naissance ; car
chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un sacrifice. Athènes,
aussi bien que Rome, fêtait son jour natal.
Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans une
ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire ; car rien ne
s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient à
accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre
foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est pour
cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens fondèrent
Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples eussent trouvé ces
villes toutes bâties et déjà fort anciennes.
Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la pensée
des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée et s'étendant autour d'un autel,
elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les hommes de la
cité. Tite Live disait de Rome : "Il n'y a pas une
place dans cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit
occupée par quelque divinité... Les dieux l'habitent." Ce que Tite
Live disait de Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville ; car, si
elle avait été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte
des dieux protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne
devaient plus le quitter. Toute ville était un sanctuaire ; toute ville pouvait
être appelée sainte (43).
Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne
devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y avait
à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les dieux et
les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome, dévastée par
les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruine, qu'à cinq lieues de là il
existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien située, et vide
d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la conquête, qu'il fallait
donc laisser là Rome détruite et se transporter à Veii. Mais le pieux Camille
leur répondit : "Notre ville a été fondée religieusement ; les dieux
mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis avec nos pères. Toute
ruinée qu'elle est, elle est encore ma demeure de nos dieux nationaux."
Les Romains restèrent à Rome.
Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes que
les dieux avaient élevées (44) et qu'ils
continuaient à remplir de leur présence. On sait que les traditions romaines
promettaient à Rome l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables.
On bâtissait toutes les villes pour être éternelles.
LE CULTE DU FONDATEUR, LA LÉGENDE D'ÉNÉE.
Le fondateur était l'homme qui
accomplissait l'acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être.
C'était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré
; c'était lui qui par ses prières et ses rites appelait les dieux et les
fixait pour toujours dans la ville nouvelle.
On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son vivant,
les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la cité ; mort, il
devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui se succédaient ;
il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour la famille, un
Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du foyer qu'il avait
allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la ville l'adorait comme
sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient renouvelés chaque année
sur son tombeau (45).
Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des
prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du culte
auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même celui qui
l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant été
successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère faisait des
sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à Ténès,
Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon (46).
Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la Chersonèse
de Thrace ; cette colonie lui institua un culte après sa mort, "suivant
l'usage ordinaire (47)". Hiéron
de Syracuse ayant fondé la ville d'Aetna, y jouit dans la suite du culte des
fondateurs (48).
Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa
fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère,
chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et les
principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient pas sortir
de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils étaient
rappelés chaque année dans les cérémonies sacrées.
On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poèmes grecs qui avaient pour
sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de Salamine, Ion
celle de Chio, Criton celle de Syracuse. Zopyre celle de Milet ; Apollonius,
Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le même sujet des poèmes
ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une seule ville qui ne possédât
son poème ou au moins son hymne sur l'acte sacré qui lui avait donné
naissance.
Parmi tous ces anciens poèmes, qui avaient pour objet la fondation sainte d'une
ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le rendait cher à
une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les peuples et tous les
siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où étaient issus les
Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent regardé comme le
premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un ensemble de traditions
et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans les vers du vieux Naevius
et dans les histoires de Caton l'ancien. Virgile s'empara de ce sujet et
écrivit le poème national de la cité romaine.
C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en
Italie qui est le sujet de l'Énéide. Le poète chante cet homme qui traversa
les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le Latium,
dum conderet urbem
Inferretque Deos Latio.
Il ne faut pas juger l'Énéide avec nos idées modernes. On se plaint souvent
de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se fatigue de
cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de voir ce
guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, invoquer à tout
propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il s'agit de combattre,
se laisser ballotter par les oracles à travers toutes les mers, et verser des
larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère non plus de lui reprocher sa
froideur pour Didon et l'on est tenté de dire avec la malheureuse reine :
Nullis ille movetur
Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.
C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le poète
veut nous montrer un prêtre.
Énée est le chef du culte, l'homme sacré, le divin fondateur, dont la mission
est de sauver les Pénates de la cité,
Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Penates
Classe veho mecum.
Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poète lui
applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa vertu
doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non un homme,
mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des passions ? il n'a pas
le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond de son coeur,
Multa gemens multoque animum labefactus aurore,
Jussa tamen Divum insequitur.
Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le
peuple "vénérait à l'égal d'un dieu",
et que Jupiter préférait à Hector. Dans Virgile il est le gardien et le
sauveur des dieux troyens. Pendant la nuit qui a consommé la ruine de la ville,
Hector lui est apparu en songe. "Troie, lui
a-t-il dit, te confie ses dieux ; cherche-leur une
nouvelle ville." Et en même temps il lui a remis les choses
saintes, les statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas
s'éteindre. Ce songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du
poète. Il est au contraire le fondement sur lequel repose le poème tout entier
; car c'est par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité
et que sa mission sainte lui a été révélée.
La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne ; grâce à Énée, le
foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les dieux
fuient avec Énée ; ils parcourent les mers et cherchent une contrée où il
leur soit donné de s'arrêter,
Considere Teucros
Errantesque Deos agitataque numina Trojae.
Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux
paternels,
Dis sedem exiguam patriis.
Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera liée
pour toujours, ne dépend pas des hommes ; il appartient aux dieux. Énée
consulte les devins et interroge les oracles. Il ne manque pas lui-même sa
route et son but ; il se laisse diriger par la divinité :
Italiam non sponte sequor.
Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec Didon ;
fata obstant. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son amour,
vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée, fata.
Il ne faut pas s'y tromper : le vrai héros du poème n'est pas Énée ; ce sont
les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. Le
sujet de l'Énéide c'est la lutte des dieux Romains contre une divinité
hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,
Tantae molis erat romanam condere gentem !
Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme ne
les enchaîne. Mais ils triomphent dé tout et arrivent au but marqué,
Fata viam inveniunt.
Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains.
Dans ce poème ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs
institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité romaine
n'existerait pas (49).
LES DIEUX DE LA CITÉ.
Il ne faut pas perdre de vue que, chez les
anciens, ce qui faisait le lien de toute société c'était un culte. De même
qu'un autel domestique tenait groupés autour de lui les membres d'une famille,
de même la cité était la réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux
protecteurs et qui accomplissaient l'acte religieux au même autel.
Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les
Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta (50).
Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel le feu
sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande vénération
s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination grecque se laissa
entraîner du côté des plus beaux temples, des plus riches légendes et des
plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit jamais à Rome. Les Romains ne
cessèrent pas d'être convaincus que le destin de la cité était attaché à
ce foyer qui représentait leurs dieux. Le respect qu'on portait aux Vestales
prouve l'importance de leur sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son
passage, il faisait abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une
d'elles laissait le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son
devoir de chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux,
se vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.
Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des maisons
environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son avenir en péril.
Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de rechercher les auteurs de
l'incendie, et le consul porta aussitôt ses accusations contre quelques
habitants de Capoue qui se trouvaient alors à Rome. Ce n'était pas qu'il eût
aucune preuve contre eux, mais il faisait ce raisonnement : "Un
incendie a menacé notre foyer ; cet incendie qui devait briser notre grandeur
et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé que par la main de nos plus
cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus acharnés que les habitants de
Capoue, cette ville qui est présentement l'alliée d'Annibal et qui aspire à
être à notre place la capitale de l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui
ont voulu détruire notre temple de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce
garant de notre grandeur future (51)"
Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses, croyait que les
ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr de la vaincre que de
détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des anciens ; le foyer public
était le sanctuaire de la cité ; c'était ce qui l'avait fait naître et ce
qui la conservait.
De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille seule
avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était caché
aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au sacrifice. Le
seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux (52).
Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux étaient
ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des familles. On
les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros (53)
; sous tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car
nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord le
culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces Génies ou
ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple (54).
Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son territoire,
et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus haut, l'âme ne
quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins étaient attachés
au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de leurs tombeaux ils
veillaient sur la cité ; ils protégeaient le pays, et ils en étaient en
quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression de chefs du pays
appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé par la Pythie à Solon :
"Honore d'un culte les chefs du pays, les morts qui
habitent sous terre (55)". Ces
opinions venaient de la très grande puissance que les antiques générations
avaient attribuée à l'âme humaine après la mort. Tout homme qui avait rendu
un grand service à la cité, depuis celui qui l’avait fondée jusqu'à celui
qui lui avait donné une victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu
pour cette cité. Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme
ou un bienfaiteur ; il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses
contemporains et de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour
devenir un héros, c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à
désirer et la colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix
siècles à offrir des sacrifices à Étéocle et à Polynice (56).
Les habitants d'Acanthe rendaient un culte à un Perse qui était mort chez eux
pendant l'expédition de Xerxès (57).
Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène (58).
Pyrrhus, fils d'Achille, était un dieu à Delphes (59),
uniquement parce qu'il y était mort et y était enterré. Crotone rendait un
culte à un héros par le seul motif qu'il avait été de son vivant le plus bel
homme de la ville (60). Athènes adorait
comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un Argien ; mais
Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il fait paraître sur la
scène Eurysthée près de mourir et lui fait dire aux Athéniens : "Ensevelissez-moi
dans l'Attique ; je vous serai propice, et dans le sein de la terre je serai
pour votre pays un hôte protecteur (61)."
Toute la tragédie d'Œdipe à Colone repose sur ces croyances : Athènes et
Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir un
dieu.
C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu
marquants (62). Mantinée parlait avec
orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes de ceux de Géryon, Messène de ceux
d'Aristomène (63). Pour se procurer ces
reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par quelle
supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d’Oreste (64).
Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros,
donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut
acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer des
ossements de Thésée, qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de
leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
protecteurs.
Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre
espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la nature
avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de
l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités
domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant sur
le genre humain tout entier ; on crut que chacun d'eux appartenait en propre à
une famille ou à une cité.
Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore
un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à
ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en Italie
une foule de divinités poliades. Chaque ville avait ses dieux qui
l'habitaient (65).
Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés ; c'est par hasard qu'on a
conservé le souvenir du dieu Satrapès qui appartenait à la ville d'Élis, de
la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de Britomartis en
Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra, Jupiter,
Minerve, Neptune nous sont plus connue et nous savons qu'ils étaient souvent
appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux villes
donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure qu'elles adoraient
le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y en avait une à
Sparte ; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cité : avaient un Jupiter
pour divinité poliade ; c'étaient autant de Jupiters qu'il y avait de
villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une Pallas qui combat
pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre Pallas qui reçoit un culte
et qui protège ses adorateurs (66).
Dira-t-on que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées ?
Non certes ; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don
d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra poliade ;
ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans les deux
villes avec des attributs bien différents. Il y avait à Rome une Junon ; à
cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre ; c'était si peu la
même divinité que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant Veii,
s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la ville
Étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la statue,
bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la transporte
dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices. Même
histoire, quelques années après, pour un Jupiter qu'un autre dictateur apporta
de Préneste (67), alors que Rome en avait
déjà trois ou quatre chez elle (68).
La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle
protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux.
La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les Argiens
seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos (69).
Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes il fallait être Athénien (70).
Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas entrer dans le
temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite ville de Lanuvium (71).
Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu
comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs
innombrables dieux avait son petit domaine ; à l'un une famille, à l'autre une
tribu, à celui-ci une cité : c'était là le monde qui suffisait à la
Providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes
ont pu le deviner, les mystères d'Éleusis ont pu le faire entrevoir aux plus
intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a jamais cru. Pendant
longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme une force qui le
protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque groupe d'hommes a voulu
avoir son dieu. Aujourd'hui encore chez les descendants de ces Grecs, on voit
des paysans grossiers prier les saints avec ferveur ; mais on doute s'ils ont
l'idée de Dieu ; chacun d'eux veut avoir parmi ces saints un protecteur
particulier, une Providence spéciale. A Naples chaque quartier a sa Madone ; le
lazzarone s'agenouille devant celle de sa rue, et il insulte celle de la rue
d'à côté ; il n'est pas rare devoir deux facchini se quereller et se battre
à coups de couteau pour les mérites de leurs deux Madones. Ce sont là des
exceptions aujourd'hui, et on ne les rencontre que chez de certains peuples et
dans de certaines classes. C'était la règle chez les anciens.
Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité
étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle
communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait d'une
ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes, d'autres
cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques ; mais ceux dune ville
ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son recueil de
prières et de pratiques qu'elle tenait fort secret ; elle eût cru compromettre
sa religion et sa destinée, si elle l'eût laissé voir aux étrangers. Ainsi
la religion était toute locale, toute civile, à prendre ce mot dans le sens
ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité (72).
En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait et ne
respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie d'Eschyle, un
étranger dit aux Argiennes : "Je ne crains pas les
dieux de votre pays et je ne leur dois rien (73)."
Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le danger,
on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à eux d'une
défaite ; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de défenseurs de
la ville. On allait quelquefois jusqu'à renverser leurs autels et jeter des
pierres contre leurs temples (74).
Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont ils
recevaient un culte ; et cela était bien naturel ; ces dieux étaient avides
d'offrandes et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. S'ils voulaient
la continuation des sacrifices et des hécatombes, il fallait bien qu'ils
veillassent au salut de la cité (75). Voyez
dans Virgile comme Junon "fait effort et travaille"pour
que sa Carthage obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme
la Junon de Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient
mêmes intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre, ils
marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage qui
dit, à l'approche d'une bataille : "Les dieux qui
combattent avec nous valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis (76)."
Jamais les Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues
de leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes
leurs expéditions les Tyndarides (77). Dans
la mêlée, les dieux et les citoyens se soutenaient réciproquement, et quand
on était vainqueur, c'est que tous avaient fait leur devoir.
Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec elle
(78). Si une ville était prise, ses dieux
eux-mêmes étaient captifs.
Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et
variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être
prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsqu'Énée voit les Grecs maîtres de
Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant leurs
temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des thébaines exprime la même
croyance lorsqu'à l'approche de l'ennemi il conjure les dieux de ne pas quitter
la ville (79).
En vertu de cette opinion, il fallait pour prendre une ville en faire sortir les
dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule qu'ils avaient
dans leurs rituels et que Macrobe nous a conservée : "Toi,
ô très grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je t'adore,
je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de quitter ces
temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir à Rome chez
moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux sacrés te soient plus
agréables et plus chers ; prends-nous sous ta garde. Si tu fais ainsi, je
fonderai un temple en ton honneur (80)."
Or les anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement
efficaces et puissantes que, si on les prononçait exactement et sans y changer
un seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le dieu,
ainsi appela, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise.
On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au temps
de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas d'adresser une
invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût prise (81).
Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, les Grecs
préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît la légende
d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque, les Éginètes
voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever deux statues
protectrices de cette ville et les transportèrent chez eux (82).
Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes ;
mais l'entreprise était hasardeuse ; car Égine avait un héros protecteur
d'une grande puissance et d’une singulière fidélité ; c'était Éacus. Les
Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années
l'exécution de leur dessein ; en même temps ils élevèrent dans leur pays une
chapelle à ce même Éacus et lui vouèrent un culte. Ils étaient persuadés
que si ce culte était continué sans interruption durant trente ans, le dieu
n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il leur semblait en
effet qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si longtemps de grasses
victimes sans devenir l'obligé de ceux qui les lui offraient. Éacus serait
donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des Éginètes et de donner la
victoire aux Athéniens (83).
Il y a dans Plutarque cette autre histoire (84).
Solon voulait qu'Athènes fût maîtresse de la petite île de Salamine qui
appartenait alors aux Mégariens. Il consulta l'Oracle. L'Oracle lui répondit :
"Si tu veux conquérir l'île, il faut d'abord que tu
gagnes la faveur des héros qui la protègent et qui l'habitent."
Solon obéit ; au nom d'Athènes, il offrit des sacrifices aux deux principaux
héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent pas aux dons qu'on leur faisait
; ils passèrent du côté d'Athènes, et l'île privée de protecteurs fut
conquise.
En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des divinités
de la ville, les assiégés de leur côté les retenaient de leur mieux.
Quelquefois on attachait le dieu avec des chaises pour l'empêcher de déserter.
D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que l'ennemi ne pût pas le
trouver. Ou bien encore on opposait à la formule par laquelle l'ennemi essayait
de débaucher le dieu, une autre formule qui avait la vertu de le retenir. Les
Romains avaient imaginé un moyen qui leur semblait plus sûr : ils tenaient
secret le nom du principal et du plus puissant de leurs dieux protecteurs (85)
; ils pensaient que, les ennemis ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom,
il ne passerait jamais de leur côté et que leur ville ne serait jamais prise.
On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux. Ils
furent très longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance suprême.
Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa religion nationale.
Une ville était comme une petite Église complète, qui avait ses dieux, ses
dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien grossières ; mais elles
ont été celles du peuple le plus spirituel de ces temps-là, et elles ont
exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si forte action que la plus
grande partie de leurs lois, de leurs institutions, et de leur histoire est
venue de là.
LA RELIGION DE LA CITÉ.
On a vu plus haut que la principale
cérémonie du culte domestique était un repas qu'on appelait sacrifice. Manger
une nourriture préparée sur un autel, telle fut, suivant toute apparence, la
première forme que l'homme ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se
mettre en communion avec la divinité fut satisfait par ce repas auquel on la
conviait, et dont on lui donnait sa part.
La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette
nature ; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en l'honneur
des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était universel en
Grèce ; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur accomplissement
(86).
L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés ; neuf longues
tables sont dressées pour le peuple de Pylos ; à chacune d'elles cinq cents
citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur des
dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et finit par des
libations et des prières (87). L'antique
usage des repas en commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions
athéniennes ; on racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à
Athènes au moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait
l'acte sacré (88).
Les repas publics de Sparte sont fort connus ; mais on s'en fait ordinairement
une idée qui n'est pas conforme à la vérité. Or se figure les Spartiates
vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie privée n'eût pas été
connue chez eux. Nous savons au contraire par des textes anciens que les
Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur maison, au milieu de leur
famille (89). Les repas publics avaient lieu
deux fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes
religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos
et dans toute la Grèce (90).
Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne
pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion prescrivait
qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques hommes choisis
par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans l'enceinte du prytanée,
en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les Grecs étaient convaincus
que si ce repas venait à être omis un seul jour, l'État était menacé de
perdre la faveur de ses dieux.
A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas
commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter de
ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient revêtus
momentanément d'un caractère sacerdotal ; on les appelait parasites ;
ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par être un titre
sacré (91). Au temps de Démosthènes, les
parasites avaient disparu ; mais les prytanes étaient encore astreints à
manger ensemble au Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles
affectées aux repas communs (92).
A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien une
cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête ;
c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs
chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. "Plus
on est paré de fleurs, disait-on, et plus on est
sûr de plaire aux dieux ; mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se
détournent de toi (93)." "Une
couronne, disait-on encore, est la messagère
d'heureux augure que la prière envoie devant elle vers les dieux (94)."
Les convives, pour la même raison, étaient vêtus de robes blanches ; le blanc
était la couleur sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux (95).
Le repas commençait invariablement par une prière et des libations ; on
chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait servir
étaient réglées par le rituel de chaque cité. S'écarter en quoique ce fût
de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou altérer le
rythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité entière
eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à fixer la
nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson des
aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il fallait que le
pain fût placé dans des corbeilles de cuivre ; dans telle autre, on ne devait
employer que des vases de terre. La forme même des pains était immuablement
fixée (96). Ces règles de la vieille
religion ne cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés
gardèrent toujours leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social,
tout changea ; ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours
très scrupuleux observateurs de leur religion nationale.
Il est juste d'ajouter que lorsque les convives avaient satisfait à la religion
en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement après,
commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec leur goût.
C'était assez l'usage à Sparte (97).
La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce.
Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait
OEnotriens, Osques, Ausones (98). Virgile en
a consigné le souvenir, par deux fois, dans son Énéide ; le vieux Latinus
reçoit les envoyés d'Énée, non pas dans sa demeure, mais dans un temple
"consacré par la religion des ancêtres ; là ont
lieu les festins sacrés après l'immolation des victimes ; là tous les chefs
de famille s'asseyent ensemble à de longues tables." Plus loin,
quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve célébrant un sacrifice ; le
roi est au milieu de son peuple ; tous sont couronnés de fleurs ; tous, assis
à la même table, chantent un hymne à la louange du dieu de la cité.
Cet usage se perpétua à Rome Il y eut toujours une salle où les
représentants des curies mangèrent en commun. Le Sénat, à certains jours,
faisait un repas sacré au Capitole (99).
Aux fêtes solennelles, des tables étaient dressées dans les rues, et le
peuple entier y prenait place. A l'origine, les pontifes présidaient à ces
repas ; plus tard on délégua ce soin à des prêtres spéciaux que l'on appela
epulones.
Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait les
membres d'une cité. L'association humaine était une religion ; son symbole
était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces petites sociétés
primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de famille, à une
même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une couronne ; tous
font ensemble la libation, récitent une même prière, chantent les mêmes
hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même autel ; au milieu
d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs partagent le repas. Ce
qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni une convention, ni
l'habitude ; c'est cette communion sainte pieusement accomplie en présence des
dieux de la cité.
2° Les fêtes et le calendrier.
De tout temps et dans toutes les
sociétés, l'homme a voulu honorer ses dieux par des fêtes ; il a établi
qu'il y aurait des jours pendant lesquels le sentiment religieux régnerait seul
dans son âme, sans être distrait par les pensées et les labeurs terrestres.
Dans le nombre de journées qu'il a à vivre, il a fait la part des dieux.
Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des
anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux nationaux.
Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année par une
nouvelle cérémonie religieuse ; on appelait cette fête le jour natal ; tous
les citoyens devaient la célébrer.
Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de
l'enceinte de la ville, amburbalia, celle des limites du territoire, ambarvalia.
Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, vêtus de robes
blanches et couronnés de feuillage ; ils faisaient le tour de la ville ou du
territoire en chantant des prières ; en tête marchaient les prêtres,
conduisant des victimes qu'on immolait à la fin de la cérémonie (100).
Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité,
chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, réclamait
un culte ; Romulus avait le sien, et Servius Tullius, et bien d'autres, jusqu'à
la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes avait de même la
fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée ; et elle célébrait
chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et Eurysthée, et Androgée,
et une foule d'autres.
Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des semailles,
celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en Italie, chaque
acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de sacrifices, et on
exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A Rome, les prêtres
fixaient chaque année le jour où devaient commencer les vendanges, et le jour
où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était réglé par la religion.
C'était la religion qui ordonnait de tailler la vigne ; car elle disait aux
hommes : il y aura impiété à offrir aux dieux une libation avec le vin d'une
vigne non taillée (101).
Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait adoptées
comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A mesure que le culte
d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité, il fallait trouver dans
l'année un jour à lui consacrer. Ce qui caractérisait ces fêtes religieuses,
c'était l'interdiction du travail, l'obligation d'être joyeux, le chant et les
jeux en public. La religion athénienne ajoutait : gardez-vous dans ces
jours-là de vous faire tort les uns aux autres (102).
Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes religieuses.
Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut longtemps sans le mettre
en écrit ; le premier jour du mois, le pontife, après avoir offert un
sacrifice, convoquait le peuple et disait quelles fêtes il y aurait dans le
courant du mois. Cette convocation s'appelait calatio, d'où vient le nom
de calendes qu'on donnait à ce jour-là.
Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune ni sur le cours
apparent du soleil ; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois
mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion
prescrivait de raccourcir l'année et quelquefois de l'allonger. On peut se
faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les Albains le
mois de mai avait douze jours et que mars en avait trente-six (103).
On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à celui
d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et que les
fêtes, comme les dieux, différaient. L'année n'avait pas la même durée
d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom ; Athènes les
nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que Lavinium. Cela
vient de ce que le nom de chaque mois était tiré ordinairement de la
principale fête qu'il contenait ; or les fêtes n'étaient pas les mêmes. Les
cités ne s'accordaient pas pour faire commencer l'année à la même époque,
ni pour compter la série de leurs années à partir d'une même date. En
Grèce, la fête d'Olympie devint à la longue une date commune, mais qui
n'empêcha pas chaque cité d'avoir son année particulière. En Italie chaque
ville comptait les années à partir du jour de sa fondation.
Parmi les cérémonies les plus
importantes de la religion de la cité il y en avait une qu'on appelait la
purification. Elle avait lieu tous les ans à Athènes (104)
; on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les rites qui y
étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que cette
cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises parles
citoyens contre le culte. En effet cette religion si compliquée était une
source de terreurs pour les anciens ; comme la foi et la pureté des intentions
étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans la pratique
minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours craindre d'avoir
commis quelque négligence, quelque omission ou quelque erreur, et l'on n'était
jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère ou de la rancune de
quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur de l'homme, un sacrifice
expiatoire. Le magistrat qui était chargé de l'accomplir (c'était à Rome le
censeur ; avant le censeur c'était le consul, avant le consul le roi),
commençait par s'assurer à l'aide des auspices que les dieux agréeraient la
cérémonie. Puis il convoquait le peuple par l'intermédiaire d'un héraut qui
se servait à cet effet d'une formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour
dit, se réunissaient hors des murs ; là, tous étant en silence, le magistrat
faisait trois fois le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes,
un mouton, un porc, un taureau (suovetaurile) ; la réunion de ces trois
animaux constituait chez les Grecs comme chez les Romains un sacrifice
expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession ; quand le
troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de prière,
et il immolait les victimes (105). A
partir de ce moment, toute souillure était effacée, toute négligence dans le
culte réparée, et la cité était en paix avec ses dieux.
Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses étaient
nécessaires : l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les
citoyens, ce qui eût troublé la cérémonie ; l'autre était que tous les
citoyens y soient présents, sans quoi la cité aurait pu garder quelque
souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût précédée
d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les comptait avec un
soin très scrupuleux ; il est probable que leur nombre était prononcé par le
magistrat dans la formule de prière, comme il était ensuite inscrit dans le
compte rendu que le censeur rédigeait de la cérémonie.
La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas
fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris part
à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière n'avait
pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre de la
cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, il
n'était plus citoyen (106).
On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant du
magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice,
rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les
chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la place
de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde étant
rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or il
résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante,
chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait assigné
dans la cérémonie. Il était sénateur, s'il avait. compté ce jour-là parmi
les sénateurs ; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers. Simple
citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle il avait été
ce jour-là ; et même, si le magistrat avait refusé de l'admettre dans la
cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi la place que chacun avait occupée
dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu, était celle qu'il gardait
dans la cité pendant quatre ans. L'immense pouvoir des censeurs est venu de
là.
A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient ; mais leurs femmes, leurs
enfants, leurs esclaves, leurs biens meubles et immeubles étaient, en quelque
façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela qu'avant le
sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des personnes et des
choses qui dépendaient de lui.
La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude et
les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la
regardaient encore comme un acte religieux ; les hommes d'État y voyaient au
moins une excellente mesure d'administration.
4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée ; le triomphe.
Il n'y avait pas un seul acte de la vie
publique dans lequel on ne fît intervenir les dieux. Comme on était sous
l'empire de cette idée qu'ils étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou
de cruels ennemis, l'homme n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui
fussent favorables.
Le peuple ne se réunissait en assemblée
qu'aux jours où la religion le lui permettait. On se souvenait que la cité
avait éprouvé un désastre un certain jour ; c'était, sans nul doute, que ce
jour-là les dieux avaient été ou absents ou irrités ; sans doute encore ils
devaient l'être chaque année à pareille époque pour des raisons inconnues
aux mortels. Donc ce jour était à tout jamais néfaste : on ne s'assemblait
pas, on ne jugeait pas, la vie publique était suspendue.
A Rome, avant d'entrer en séance, il
fallait que les augures assurassent que les dieux étaient propices.
L'assemblée commençait par une prière que l'augure prononçait et que le
consul répétait après lui.
Il en était de même chez les Athéniens
: l'assemblée commençait toujours par un acte religieux. Des prêtres
offraient un sacrifice ; puis on traçait un grand cercle en répandant à terre
de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle sacré que les citoyens se
réunissaient (107). Avant qu'aucun orateur prit la parole, une prière était
prononcée devant un peuple silencieux. On consultait aussi les auspices, et
s'il se manifestait dans le ciel quelque signe d'un caractère funeste,
l'assemblée se séparait aussitôt (108).
La tribune était un lieu sacré, et
l'orateur n'y montait qu'avec une couronne sur la tête (109).
Le lieu de réunion du sénat de Rome
était toujours un temple. Si une séance avait été tenue ailleurs que dans un
lieu sacré, les décisions prises eussent été entachées de nullité ; car
les dieux n'y eussent pas été présents. Avant toute délibération, le
président offrait un sacrifice et prononçait une prière. Il y avait dans la
salle un autel où chaque sénateur, en entrant, répandait une libation en
invoquant les dieux (110).
Le sénat d'Athènes n'était guère
différent. La salle renfermait aussi un autel, un foyer. On accomplissait un
acte religieux au début de chaque séance. Tout sénateur en entrant
s'approchait de l'autel et prononçait une prière. Tant que durait la séance,
chaque sénateur portait une couronne sur la tête comme dans les cérémonies
religieuses (111).
On ne rendait la justice dans la cité, à
Rome comme à Athènes, qu'aux jours que la religion indiquait comme favorables.
A Athènes, la séance du tribunal avait lieu près d'un autel et commençait
par un sacrifice (112). Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient "dans
un cercle sacré."
Festus dit que dans les rituels des
Étrusques se trouvait l'indication de la manière dont on devait fonder une
ville, consacrer un temple, distribuer les curies et les tribus en assemblée,
ranger une armée en bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les
rituels, parce que toutes ces choses touchaient à la religion. Dans la guerre
la religion était pour le moins aussi puissante que dans la paix. Il y avait
dans les villes italiennes (113) des collèges de prêtres appelés féciaux qui
présidaient, comme les kêrukes chez les Grecs, à toutes les
cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations internationales.
Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, déclarait la guerre en
prononçant une formule sacramentelle. En même temps, le consul en costume
sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait solennellement le temple de la
divinité la plus ancienne et la plus vénérée de l'Italie. Avant de partir
pour une expédition, l'armée étant rassemblée, le général prononçait des
prières et offrait un sacrifice. Il en était exactement de même à Athènes
et à Sparte (114).
L'armée en campagne présentait l'image
de la cité ; sa religion la suivait Les Grecs emportaient avec eux les statues
de leurs divinités. Toute armée grecque ou romaine portait avec elle un foyer
sur lequel on entretenait nuit et jour le feu sacré (115). Une armée romaine
était accompagnée d'augures et de pullaires ; toute armée grecque avait un
devin.
Regardons une armée romaine au moment où
elle se dispose au combat. Le consul fait amener une victime et la frappe de la
hache ; elle tombe : ses entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un
aruspice les examine, et si les signes sont favorables, le consul donne le
signal de la bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les
plus heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le
fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de
combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela
qu'ils faisaient de leur camp chaque jour, une sorte de citadelle.
Regardons maintenant une armée grecque,
et prenons pour exemple la bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en
ligne, chacun a son poste de combat ; ils ont tous une couronne sur la tête, et
les joueurs de flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en
arrière des rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les
signes favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre
victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie perse
approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de Spartiates. Les
Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs pieds, sans même se
mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils attendent le signal des
dieux. Enfin les victimes présentent les signes favorables ; alors les
Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée à la main, combattent et
sont vainqueurs.
Après chaque victoire on offrait un
sacrifice ; c'est là l'origine du triomphe qui est si connu chez les Romains et
qui n'était pas moins usité chez les Grecs. Cette coutume était la
conséquence de l'opinion qui attribuait la victoire aux dieux de la cité.
Avant la bataille, l'armée leur avait adressé une prière analogue à celle
qu'on lit dans Eschyle : "A vous, dieux qui habitez
et possédez notre territoire, si nos armes sont heureuses et si notre ville est
sauvée, je vous promets d'arroser vos autels du sang, des brebis, de vous
immoler des taureaux, et d'étaler dans vos temples saints les trophées conquis
par la lance (116)." En vertu de cette promesse, le vainqueur devait
un sacrifice. L'armée rentrait dans la ville pour l'accomplir ; elle se rendait
au temple en formant une longue procession et en chantant un hymne sacré,
thriambos (117).
A Rome la cérémonie était à peu près
la même. L'armée se rendait en procession au principal temple de la ville ;
les prêtres marchaient en tête du cortège, conduisant des victimes. Arrivé
au temple, le général immolait les victimes aux dieux. Chemin faisant, les
soldats portaient tous une couronne, comme il convenait dans une cérémonie
sacrée, et ils chantaient un hymne comme en Grèce. Il vint à la vérité un
temps où les soldats ne se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne
comprenaient plus, par des chansons de caserne ou des railleries contre leur
général. Mais ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en
temps le refrain, Io triomphe (118). C'était même ce refrain qui
donnait à la cérémonie son nom.
Ainsi en temps de paix et en temps de
guerre la religion intervenait dans tous les actes. Elle était partout
présente, elle enveloppait l'homme. L'âme, le corps, la vie privée, la vie
publique, les repas, les fêtes, les assemblées, les tribunaux, les combats,
tout était sous l'empire de cette religion de la cité. Elle réglait toutes
les actions de l'homme, disposait de tous les instants de sa vie, fixait foutes
ses habitudes. Elle gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue
qu'il ne restait rien qui fût en dehors d'elle.
Ce serait avoir une idée bien fausse de
la nature humaine que de croire que cette religion des anciens était une
imposture et pour ainsi dire une comédie. Montesquieu prétend que les Romains
ne se sont donné un culte que pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une
telle origine, et toute religion qui en est venue à ne se soutenir que par
cette raison d'utilité publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu
dit encore que les Romains assujettissaient la religion à l'État ; c'est le
contraire qui est vrai ; il est impossible de lire quelques pages de Tite Live
sans en être convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes
conflits qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et
l'État. Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à
Athènes, l'État était asservi à la religion ; ou plutôt, l'État et la
religion étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible
non seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les
distinguer l'un de l'autre.
CHAPITRE VIII.
LES RITUELS ET LES ANNALES.
Le caractère et la vertu de la religion
des anciens n'était pas d'élever l'intelligence humaine à la conception de
l'absolu, d'ouvrir à l'avide esprit une route éclatante au bout de laquelle il
pût entrevoir Dieu. Cette religion était un ensemble mal lié de petites
croyances, de petites pratique, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher
le sens ; il n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion
ne signifiait pas ce qu'il signifie pour nous : sous ce mot nous entendons un
corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères qui
sont en nous et autour de nous ; ce même mot, chez les anciens, signifiait
rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était peu de chose
; c'étaient les pratiques qui étaient l'important ; c'étaient elles qui
étaient obligatoires et qui liaient l'homme (ligare, religio). La
religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l'homme esclave.
L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et
n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros,
des morts réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette,
pour se faire d'eux des amis, et plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.
Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, irritables,
sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec l'homme. Ni les
dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. Il croyait à leur
existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent pas. Même ses dieux
domestiques ou nationaux, il les redoutait, il craignait incessamment d'être
trahi par eux. Encourir la haine de ces êtres invisibles était sa grande
inquiétude. Il était occupé toute sa vie à les apaiser, paces deorum
quaerere, dit le poète. Mais le moyen de les contenter ? Le moyen surtout
d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les avait pour soi? On crut le
trouver dans l'emploi de certaines formules. Telle prière, composée de tels
mots, avait été suivie du succès qu'on avait demandé; c'était sans doute
qu'elle avait été entendue du dieu, qu'elle avait eu de l'action sur lui,
qu'elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu
lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette
prière. Après le père, le fils les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les
mit en écrit. Chaque famille, du moins chaque famille religieuse, eut un livre
où étaient contenues les formules dont les ancêtres s'étaient servis et
auxquelles les dieux avaient cédé (119).
C'était une arme que l'homme employait contre l'inconstance de ses dieux. Mais
il n'y fallait changer ni un mot ni une syllabe, ni surtout le rythme suivant
lequel elle devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et
les dieux fussent restés libres.
Mais la formule n'était pas assez : il y avait encore des actes extérieurs
dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du
sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En
s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée ; à un autre, la
tête découverte ; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé
sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y avait
des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les avoir
prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de la
victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme même du
couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir les chairs,
tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de chaque famille ou de
chaque cité. En vain le coeur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus
grasses victimes ; si l'un des innombrables rites du sacrifice était négligé,
le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d'un acte sacré un acte
impie. L'altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de
la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels.
C'est pour cela qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait
quelque chose aux anciens rites (120) ;
c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses consuls et ses dictateurs
qui avaient commis quelque erreur dans un sacrifice.
Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres
qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait
se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété
consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance changeât
: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre mille
formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de l'imagination
populaire. Mais il était de la plus grande importance que les formules ne
tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés. Aussi chaque
cité avait-elle un livre où tout cela était conservé.
L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les Romains,
chez les Étrusques (121). Quelquefois le
rituel était écrit sur des tablettes de bois, quelquefois sur la toile ;
Athènes gravait ses rites sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent
impérissables. Rome avait ses livres des pontifes, ses livres des augures ; son
livre des cérémonies, et son recueil des Indigitamenta. Il n'y avait
pas de ville qui n'eût aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses
dieux (122) ; en vain la langue changeait
avec les moeurs et les croyances ; les paroles et le rythme restaient immuables,
et dans les fêtes on continuait à chanter ces hymnes sans les comprendre.
Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux
avec un très grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler un
rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer ses
dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux citoyens,
et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.
Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable et
sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il disait :
cela est antique peur moi ; les Grecs avaient la même expression. Les villes
tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé qu'elles
trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur religion. Elles
avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des souvenirs et des traditions
que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire avait-elle pour les anciens
beaucoup plus d’importance qu'elle n'en a pour nous. Elle a existé longtemps
avant les Hérodote et les Thucydide ; écrite ou non écrite, simple tradition
orale ou livre, elle a été contemporaine de la naissance des cités. Il n'y
avait pas de ville, si petite et obscure qu'elle fût, qui ne mît la plus
grande attention a conserver le souvenir de ce qui s'était passé en elle. Ce
n'était pas de la vanité, c'était de la religion. Une ville ne croyait pas
avoir le droit de rien oublier ; car tout dans son histoire se liait à son
culte.
L'histoire commençait en effet par l'acte de la fondation, et disait le nom
sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la cité,
des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison de chaque
culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les prodiges que les
dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient manifesté leur
puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les cérémonies par
lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un mauvais présage ou
apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles épidémies avaient frappé
la cité et par quelles formules saintes on les avait guéries, quel jour un
temple avait été consacré et pour quel motif un sacrifice avait été
établi. On y inscrivait tous les événements qui pouvaient se rapporter à la
religion, les victoires qui prouvaient l'assistance des dieux et dans lesquelles
on avait souvent vu ces dieux combattre, les défaites qui indiquaient leur
colère et pour lesquelles il avait fallu instituer un sacrifice expiatoire.
Tout cela était écrit pour l'enseignement et la piété des descendants. Toute
cette histoire était la preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux ;
car les événements qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle
ces dieux s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en
avait beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels.
L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et tout ce
qu'il devait adorer.
Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses
annales des pontifes ; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les prêtres
étrusques en avaient de semblables (123).
Chez les Grecs il nous est resté le souvenir des livres ou annales sacrées
d'Athènes, de Sparte, de Delphes, de Naxos, de Tarente (124).
Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, au temps d'Adrien, les prêtres de chaque
ville lui racontèrent les vieilles histoires locales ; ils ne les inventaient
pas ; ils les avaient apprises dans leurs annales.
Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation,
parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la cité
; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs origines.
Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la cité s'était
trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la terre. Chaque cité
avait son histoire spéciale, comme elle avait sa religion et son calendrier.
On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort bizarres
pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre d'art, mais une
oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, les conteurs comme
Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est sortie alors des mains
des prêtres et s'est transformée. Malheureusement, ces beaux et brillants
écrits nous laissent encore regretter les vieilles annales des villes et tout
ce qu'elles nous apprendraient sur les croyances et la vie intime des anciens.
Mais ces livres, qui paraissent avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas
des sanctuaires, dont on ne faisait pas de copie et que les prêtres seuls
lisaient, ont tous péri, et il ne nous en est resté qu'un faible souvenir.
Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on serait
peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous racontent de
leurs antiquités ; tous ces récits, qui nous paraissent si peu vraisemblables,
parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre manière de penser et
d'agir, pourraient passer pour le produit de l'imagination des hommes. Mais ce
souvenir qui nous est resté des vieilles annales, nous montre le respect pieux
que les anciens avaient pour leur histoire. Chaque ville avait des archives où
les faits étaient religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient.
Dans ces livres sacrés chaque page était contemporaine de l'événement
qu'elle racontait. Il était matériellement impossible d'altérer ces
documents, car les prêtres en avaient la garde, et la religion était
grandement intéressée à ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même
pas facile au pontife, à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer
sciemment des faits contraires à la vérité. Car on croyait que tout
événement venait des dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu
pour les générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes
sacrés ; tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt
partie de la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien
qu'il y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de
la prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux ; mais
le mensonge volontaire ne se conçoit pas ; car il eût été impie ; il eût
violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc
croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il n'y
avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est pour l'historien qui cherche
à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de confiance, que
de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas affaire à l'imposture.
Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être contemporaines des vieux
âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le détail des événements,
du moins les croyances sincères des hommes.
Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes ; ni. Hérodote ni Tite
Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent qu'il
en transpirait quelque chose dans le public et qu'il en parvint des fragments à
la connaissance des historiens.
Il y avait d'ailleurs à côté des annales, documents écrits et authentiques,
une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une cité : non pas
tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, mais tradition
chère aux villes, qui ne variait pas au gré de l'imagination, et qu'on
n'était pas libre de modifier ; car elle faisait partie du culte et elle se
composait de récits et de chants qui se répétaient d'année en année dans
les fêtes de la religion. Ces hymnes sacrés et immuables fixaient les
souvenirs et ravivaient perpétuellement la tradition.
Sans doute on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des
annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de la
vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales et se
trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient et
qui liaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où les
vieux récits étaient chantés.
Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées ; Rome finit par
publier les siennes ; celles des autres villes italiennes furent connues ; les
prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de raconter ce que les
leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces monuments authentiques. Il se
forma une école d'érudits, depuis Marron et Verrius Flaccus jusqu'à
Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur toute l'ancienne histoire. On
corrigea quelques erreurs qui s'étaient glissées dans la tradition et due les
historiens de l'époque précédente avaient répétées ; on sut, par exemple,
que Porsenna avait pris Rome et que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge
de la critique historique commença. Mais il est bien digne de remarque que
cette critique, qui remontait aux sources et étudiait les annales, n'y ait rien
trouvé qui lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les
Hérodote et les Tite Live avaient construit.
GOUVERNEMENT DE LA CITE. LE ROI.
1° Autorité religieuse du roi.
Il ne faut pas se représenter une cité,
à sa naissance, délibérant sur le gouvernement qu'elle va se donner,
cherchant et discutant ses lois, combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi
que les lois se trouvèrent et que les gouvernements s'établirent. Les
institutions politiques de la cité naquirent avec la cité elle-même, le même
jour qu'elle ; chaque membre de la cité les portait en lui-même ; car elles
étaient en germe dans les croyances et la religion de chaque homme.
La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême ; elle
n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer domestique
avait un grand prêtre, qui était le père de famille ; le foyer de la curie
avait son curion ou phratriarque ; chaque tribu avait de même son chef
religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La religion de la
cité devait avoir aussi son prêtre suprême.
Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui donnait
d'autres titres ; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, les Grecs
l'appelaient volontiers prytane ; quelquefois encore ils l'appelaient archonte.
Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous devons voir un personnage qui
est surtout le chef du culte ; il entretient le foyer, il fait le sacrifice et
prononce la prière, il préside aux repas religieux.
Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce étaient
des prêtres. On lit dans Aristote : « Le soin des
sacrifices publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à
des prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer,
et que l'on appelle ici rois, là prytanes, ailleurs archontes (125).
» Ainsi parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des
cités grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots, roi,
prytane, archonte, ont été longtemps synonymes ; cela est si vrai qu'un ancien
historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de Lacédémone,
l'intitula Archontes et prytanes des Lacédémoniens (126).
Il prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l’un
de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre de
la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité et de
sa puissance.
Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par
les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de
Danaüs s'adressent au roi d'Argon en ces termes : « Tu es le prytane suprême,
et c'est toi qui veilles sur le foyer de ce pays (127).
» Dans Euripide, Oreste meurtrier de sa mère dit à Ménélas : « Il
est juste que, fils d'Agamemnon, je règne dans Argos ; » et Ménélas
lui répond : « Es-tu donc en mesure, toi meurtrier, de
toucher-les vases d'eau lustrale pour les sacrifices ? Es-tu en mesure
d'égorger les victimes (128) ?
" La principale fonction d'un roi était donc d'accomplir les cérémonies
religieuses. Un ancien roi de Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant
été souillée par un meurtre, il n'était plus en état d'offrir les
sacrifices (129). Ne pouvant plus être
prêtre, il ne pouvait plus être roi.
Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies
sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'attique
faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la religion
de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les chefs de la
religion lacédémonienne (130). Les
lucumons étrusques étaient à la fois des magistrats, des chefs militaires et
des pontifes (131).
Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente
toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit dans la
science augurale et qui fonda la ville suivant des rites religieux. Le second
fut Numa : « Il remplissait, dit Tite Live, la plupart
des fonctions sacerdotales ; mais il prévit que ses successeurs, ayant souvent
des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin des
sacrifices, et il institua les pontifes pour remplacer les rois, quand ceux-ci
seraient absents de Rome. » Ainsi le pontificat romain n'était qu'une
sorte d'émanation de la royauté primitive.
Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le
nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un siège de
pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un augure, la
tête couverte de bandelettes sacrées et tenant à la main le bâton augural.
Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et posant la
main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible
que ce chef leur était agréable. Puis, dès qu'un éclair ou le vol des
oiseaux avait manifesté l'assentiment des dieux, le nouveau roi prenait
possession de sa charge. Tite Live décrit cette cérémonie pour l'installation
de Numa ; Denys assure qu'elle eut lieu pour tous les rois et, après les rois,
pour les consuls ; il ajoute qu'elle était pratiquée encore de son temps (132).
Un tel usage avait sa raison d'être : comme le roi allait être le chef
suprême de la religion et que de ses prières et de ses sacrifices le salut de
la cité allait dépendre, on avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce
roi était accepté par les dieux.
Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte
étaient élus ; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait intervenir
dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de vieux usages
qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la cérémonie par
laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf ans ; tant on
craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la Divinité. "Tous
les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une nuit très claire,
mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux fixés vers le ciel.
Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à l'autre, cela leur
indique que leurs rois sont coupables de quelque faute envers les dieux. Ils les
suspendent alors de la royauté, jusqu'à ce qu'un oracle venu de Delphes les
relève de leur déchéance (133)."
De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce et
que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge
et maître, de même le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef
politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la dignité et
la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'arien qui doive
surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les sociétés, soit que
dans l'enfance des peuples il n'y ait que la religion qui puisse obtenir d'eux
l'obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se soumettre
jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée morale.
Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses.
L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux et par conséquent de
ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui veillait
sur le feu sacré ; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque jour qui
sauvait chaque jour la cité'. C'était lui qui connaissait les formules de
prière auxquelles les dieux ne résistaient pas ; au moment du combat, c'était
lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée la protection des
dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une telle puissance fût
accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion se mêlait au
gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta nécessairement que le
prêtre fut en même temps magistrat, juge ; chef militaire. «
LE MAGISTRAT.
La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même
personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le
régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange paraissait
fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société humaine Le
magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même temps qu'un
chef politique.
Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi (140).
Ailleurs le nom de prytane (141), qui lui
fut conservé, indiqua sa principale fonction. Dans d'autres villes, le titre
d'archonte prévalut. A Thèbes, par exemple, le premier magistrat fut appelé
de ce nom ; mais ce que Plutarque dit de cette magistrature montre qu'elle
différait peu d'un sacerdoce. Cet archonte, pendant le temps de sa charge,
devait porter une couronne (142), comme il
convenait à un prêtre ; la religion lui défendait de laisser croître ses
cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, prescriptions qui le
font ressembler un peu aux flamines romains. La ville de Platée avait aussi un
archonte, et la religion de cette cité ordonnait que, pendant tout le cours de
sa magistrature, il fût vêtu de blanc(143),
c'est-à-dire de la couleur sacrée.
Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à
l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la
divinité poliade (144). C'était aussi
l'usage que dans l'exercice de leurs fonctions ils eussent une couronne de
feuillage sur la tête (145). Or il est
certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée l'emblème
de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe extérieur
qui accompagnait la prière et le sacrifice (146).
Parmi ces neuf archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la
religion ; mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à
remplir, quelque sacrifice à offrir aux dieux (147).
Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats ; ils
disaient
LA LOI.
Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut
d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un
ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps que
de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du droit
de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices, de la
sépulture et du culte des morts.
Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois
royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie civile.
L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des autels ; une
autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés ; une troisième
disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur devait faire en
rentrant dans la ville. Le code des Douze-Tables, quoique plus récent,
contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites religieux de la
sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une constitution, et un
rituel ; l'ordre des sacrifices et le pris des victimes y étaient réglés
ainsi que les rites des noces et le culte des morts.
Cicéron, dans son traité des lois, trace le plan d'une législation qui n'est
pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son code il
imite les anciens législateurs. Or voici les premières lois qu'il écrit :
"
LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER.
On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et
c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et
politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons parlé
plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du culte
national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce fût par
sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens (170). A Athènes,
celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, perdait le droit
de cité (171). A Rome, il fallait avoir
été présent à la cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits
politiques (172). L'homme qui n'y avait
pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à la prière commune et au
sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre suivant.
Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que c'est
l'homme qui a la religion de la cité (173).
L'étranger au contraire est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les
dieux de la cité ne protègent pas et qui n'a pas même le droit de les
invoquer. Car ces dieux nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes
que du citoyen ; ils repoussent l'étranger ; l'entrée de leurs temples lui est
interdite et sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage
de cet antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux
rites du culte romain ; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir
la tête voilée, "
LE PATRIOTISME. L'EXIL.
Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, terra patria. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était L'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion.
« Terre sacrée de la patrie," disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État, Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les modernes ; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l'âme.Fertur pudicae conjugis
osculum
Parvosque natos, ut capitis minor,
A se removisse (197).
«
L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. » Mort, il n'a pas le droit d être enseveli dans le tombeau de sa famille ; car il est un étranger (198).DE L'ESPRIT MUNICIPAL.
Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions et surtout des
anciennes croyances a pu nous donner une idée de la distinction profonde qu'il
y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles fussent, elles
formaient toujours deux sociétés complètement séparées. Entre elles il y
avait bien plus que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes, bien plus
que la frontière qui divise deux États ; les dieux n'étaient pas les mêmes,
ni les cérémonies, ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à
l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux d'une ville repoussaient
les hommages et les prières de quiconque n'était pas leur concitoyen.
Il est v rai que ces vieilles croyances se sont à la longue modifiées et
adoucies ; mais elles avaient été dans leur pleine vigueur à l'époque où
les sociétés s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours gardé
l'empreinte.
On conçoit aisément deux choses : d'abord, que cette religion propre à chaque
ville a dû constituer la cité d'une manière très forte et presque
inébranlable ; il est en effet merveilleux combien cette organisation sociale,
malgré ses défauts et toutes ses chances de ruine, a duré longtemps ;
ensuite, que cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs siècles,
de rendre impossible l'établissement d'une autre forme sociale que la cité.
Chaque cité, par l'exigence de sa religion même, devait être absolument
indépendante. Il fallait que chacune eût son code particulier, puisque chacune
avait sa religion et que c'était de la religion que la loi découlait. Chacune
devait avoir sa justice souveraine, et il ne pouvait t'avoir aucune justice
supérieure à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes religieuses et son
calendrier ; les mois et l'année ne pouvaient pas être les mêmes dans deux
villes, puisque la série des actes religieux était différente. Chacune avait
sa monnaie particulière, qui, à l'origine, était ordinairement marquée de
son emblème religieux. Chacune avait ses poids et ses mesures. On n'admettait
pas qu'il pût t'avoir rien de commun entre deux cités. La ligne de
démarcation était si profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût
permis entre habitants de deux villes différentes. Unetelle union parut
toujours étrange et fut longtemps réputée illégitime. La législation de
Rome et celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre. Presque partout
les enfants qui naissaient d'un tel mariage étaient confondus parmi les
bâtards et privés des droits de citoyen. Pour que le mari age fût légitime
entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y eût entre elles une
convention particulière (jus connubii,
RELATIONS ENTRE LES CITÉS ; LA GUERRE, LA PAIX ; L'ALLIANCE DES DIEUX.
La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la
cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les
cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment les
hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils concluaient la
paix, comment ils formaient des alliances.
Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les
mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les
hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on ne
croie pas que ce sait là une simple fiction poétique. Il y a eu chez les
anciens une croyance très arrêtée et très vivace en vertu de laquelle chaque
armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils combattaient
dans la mêlée ; les soldats les défendaient et ils défendaient les soldats.
En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi contre les dieux
de l'autre cité ; ces dieux étrangers, il était permis de les détester, de
les injurier, de les frapper ; on pouvait les faire prisonniers.
La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux
petites armées en présence - chacune a au milieu d'elle ses statues, son
autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés ; chacune a ses oracles qui
lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent la
victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense et dit
comme ce Grec dans Euripide : "
LE ROMAIN ; L'ATHÉNIEN.
Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et, qui les gouverna
longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par
ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une certaine
manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne purent de
longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout, dieux petits,
dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait l'homme sous la
crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui laissait aucune liberté
dans ses actes.
Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa maison
est pour lui ce qu'est pour nous un temple ; il y trouve son culte et ses dieux.
C'est un dieu que son foyer ; les murs, les portes, le seuil sont des dieux (211)
; les bornes qui entourent son champ sont encore des dieux. Le tombeau est un
autel, et ses ancêtres sont des êtres divins.
Chacune de ses actions de chaque jour est un rite ; toute sa journée appartient
à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses pénates, ses
ancêtres ; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur adresse une prière.
Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec ses divinités
domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la toge, le mariage et les
anniversaires de tous ces événements sont les actes solennels de son culte.
Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un objet
sacré ; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la foudre, ou
c'est un tombeau ; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce une prière,
tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour éviter la vue
d'un objet funeste.
Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, plusieurs
fois par an dans sa gens ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces dieux, il
doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de dieux que de
citoyens.
Il fait des sacrifices pour remercier les dieux ; il en fait d'autres, et en
plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une
procession en dansant suivant un rythme ancien au son de la flûte sacrée. Un
autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues des
divinités. Une autre fois c'est un lectisternium ; une table est
dressée dans une rue et chargée de mets ; sur des lits sont couchées les
statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur la
tête et une branche de laurier à la main (212).
Il a une fête pour les semailles, une pour la moisson, une pour la taille de la
vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix sacrifices et
invoqué une dizaine de divinités particulières pour le succès de sa
récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les morts, parce qu'il a
peur d'eux.
Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque oiseau
de mauvais augure. IL y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. Forme-t-il
quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il dépose aux pieds de
la statue d'un dieu (213).
A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve
toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des
oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un boeuf
qui a parlé, le trouble et le fait trembler ; il ne sera tranquille que
lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.
Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les cheveux que
pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il couvre les murs de sa
maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il sait des formules pour
éviter la maladie, et d'autres pour la guérir ; mais il faut les répéter
vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une certaine façon (214).
Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes
favorables. II quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une souris.
Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais présage
ou si une parole funeste a frappé son oreille. II est brave au combat, mais à
condition que les auspices lui assurent la victoire.
Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à
l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la superstition.
Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et riche. Ce patricien est
tour à tour guerrier, magistrat, consul, agriculteur, commerçant ; mais
partout et toujours il est prêtre et sa pensée est fixée sur les dieux.
Patriotisme, amour de la gloire, amour de l'or, si puissants que soient ces
sentiments sur son âme, la crainte des dieux domine tout. Horace a dit le mot
le plus vrai sur le Romain :
Dis te minorem quod geris, imperas (215).
On a dis que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer
qu'un sénat de trois cent membres, un corps de trois mille patriciens se soit
entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant ? et cela
pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de haines
personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire : ceci est un
mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si, s'adressant
aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette religion, il les
eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices et de ces
sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit qu'il fût
devenu le maître de l'État. Croit-on que si les patriciens n'eussent pas cru
à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation n'aurait pas été assez
forte pour déterminer au moins un d'entre eux à révéler le secret ? On se
trompe gravement sur la nature humaine si l'on suppose qu'une religion puisse
s'établir par convention et se soutenir par imposture. Que l'on compte dans
Tite-Live combien de fois cette religion gênait les patriciens eux-mêmes,
combien de fois elle embarrassa le Sénat et entrava son action, et que l'on
dise ensuite si cette religion avait été inventée pour la commodité des
hommes d'État. C'est bien tard, c'est seulement au temps des Scipions que l'on
a commencé de croire que la religion était utile au gouvernement ; mais déjà
la religion était morte dans les âmes.
Prenons un Romain des premiers siècles ; choisissons un des plus grands
guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus de dix
batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant comme un
prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la gens Furia ; son surnom est
un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui a fait porter la
robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui détourne les mauvais
sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux cérémonies du culte ; il a
passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la religion. Il est vrai qu'une
guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait soldat ; on l'a vu, blessé à la
cuisse dans un combat de cavalerie, arracher le fer de la blessure et continuer
à combattre. Après plusieurs campagnes, il a été élevé aux magistratures ;
comme tribun consulaire, il a fait les sacrifices publics, il a jugé, il a
commandé l'armée. Un jour vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce
jour-là, le magistrat en charge, après s'être recueilli pendant une nuit
claire, a consulté les dieux ; sa pensée était attachée à Camille dont il
prononçait tout bas le nom ; et ses yeux étaient fixés au ciel où ils
cherchaient les présages. Les dieux n'en ont envoyé que de bons ; c'est que
Camille leur est agréable ; il est nommé dictateur.
Le voilà chef d'armée ; il sort de la ville, non sans avoir consulté les
auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup d'officiers,
presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des aruspices, des
pullaires, des victimaires, un porte-foyer.
On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans succès
depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque une ville
sainte ; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si depuis neuf
ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques connaissent mieux les
rites qui sont agréables aux dieux et les formules magiques qui gagnent leur
faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres Sibyllins et y a cherché la
volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses féries latines avaient été
souillées par quelque vice de forme et elle a renouvelé le sacrifice. Pourtant
les Étrusques ont encore la supériorité ; il ne reste qu'une ressource,
s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par lui le secret des dieux. Un
prêtre véien est pris et mené au Sénat : «
DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT ; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE.
La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une
Église. De là sa force ; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu
qu'elle exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels
principes, la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était
soumis en toutes choses et sans nulle réserve à la cité ; il lui appartenait
tout entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait
la religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un ; ces deux
puissances associées et confondues formaient une puissance presque surhumaine
à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis.
Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait à
l'État et était voué à sa défense ; à Rome, le service militaire était
dû jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours.
Sa fortune était toujours à la disposition de l'État ; si la cité avait
besoin d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux,
aux créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de
lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée (231).
La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi
athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester célibataire
(232). Sparte punissait non seulement
celui qui ne se mariait pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État
pouvait prescrire à Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa
tyrannie jusque dans les plus petites choses ; à Locres, la loi défendait aux
hommes de boire du vin pur ; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait
aux femmes (233). Il était ordinaire que
le costume fût fixé invariablement par les lois de chaque cité ; la
législation de Sparte réglait la coiffure des femmes, et celle d'Athènes leur
interdisait d'emporter en voyage plus de trois robes (234).
A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la barbe (235).
L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes ou
contrefait. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel enfant,
de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes de Sparte et de
Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes ; nous savons seulement
qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs législations idéales.
Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau admiraient
fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et beaucoup de ses
citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des morts durent se
montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait que son fils avait
échappé au désastre et qu'elle allait le revoir, montrait de l'affliction et
pleurait. Celle qui savait qu'elle ne reverrait plus son fils, témoignait de la
joie et parcourait les temples en remerciant les dieux. Quelle était donc la
puissance de l'État, qui ordonnait le renversement des sentiments naturels et
qui était obéi !
L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts ; le
philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était une
obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son tour.
Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne ne
permettait pas au citoyen de rester neutre ; il devait combattre avec l'un ou
avec l'autre parti ; contre celui qui voulait demeurer à l'écart des factions
et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil avec confiscation des
biens.
II s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il n'y
avait rien au contraire où l'État tînt davantage à être maître. A Sparte,
le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi paraît
avoir été moins rigoureuse à, Athènes ; encore la cité faisait-elle en
sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle.
Aristophane, dans un passage éloquent (236),
nous montre les enfants d'Athènes se rendant à leur école ; en ordre,
distribués par quartiers, ils marchent en rangs serrés, par la pluie, par la
neige ou au grand soleil ; ces enfants semblent déjà comprendre que c'est un
devoir civique qu'ils remplissent. L'État voulait diriger seul l'éducation, et
Platon dit le motif de cette exigence : «
(01) Homère, Iliade, II, 362. Démosthènes, in Macart. Isée, III, 37 ; VI 10 ; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, Isthm., VII, 18, et Scholiaste. A la phratrie athénienne correspondait l'ôbê des Spartiates. Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par l'autre : Denys d'Hal., II. 85 ; Dion Cassius, fr. 14.
(02) Cicéron, De orat., I. 7. Ovide, Fast., VI, 305. Denys. II, 65.
(03) Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient introduits Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité, bonne pour les Prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par une distribution de vivres et d'argent : Plaute, Aululaire, V, 69 et 137.
(04) Aristophane, Acharn., 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, apatouria. 10.
(05) Démosthènes, in Eubul., ; in Macart., Isée, VIII, 18.
(06) Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, in Eubul., 23.
(07) Démosthènes, in Theocrinem. Eschine III, 27. Isée, VII, 36. Pausa nias, I, 38. Schol. in Demosth., 702.- Il y a dans l'histoire des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières ; les secondes leur sont bien postérieures.. L’existence des tribus est un fait universel en Grèce. Iliade, II, 362, 668: Odyssée, XIX, 177. Hérodote, IV, 161. Thucydide, III, 92.
(08) Eschine, III, 30, 31. Aristote, Frag. cité par Photius, v. vaukraria. Pollux. VIII, 111. Boeckh, Corp. inscr., 82, 85, 108. L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome a laissé peu de traces Ces tribus étaient des corps trop considérables pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter l'indépendance. Les plébéiens d'ailleurs ont travaillé à les faire disparaître.
(09) Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et relativement récente ? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion n'était pas encore formée. Ovide, Fast., II, 289; Virgile, Géorg., I, 125. Eschyle, Euménides. Pausanias, Vlll, 8. De même il y a apparence que chez les Hindous les Pitris ont été antérieurs aux Déras.
(10) hestiouchoi, hephestioi, patrôioi. Ho emos Zeus, Euripide, Hécube, 345 : Médée, 395. Sophocle, Ajax, 492. Virgile, VIII, 543. Hérodote, I, 44.
(11) Tite-Live IX, 29. Denys, VI, 69.
(12) Hérodote, V, 64, 65 ; IX, 27. Pindare, Isthm., VII, 18. Xénophon, Hell., VI, 8. Platon, Lois, p. 759 ; Banquet, p. 40. Cicéron, De divin., I, 41. Tacite, Ann., II, 54. Plutarque, Thésée, 23. Strabon, IX, 421 ; XIV, 634. Callimaque, Hymne à Apoll., 84. Pausanias, I, 37; VI, 17 ; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, v. Eunidai. Boeckh, Corp. inscript., 1340.
(13) Homère, Iliade, II, 362. Varron, De ling. lat., V, 89. Isée, II, 42.
(14) Aulu-Gelle, XV, 27.
(15) Démosthènes, in Eubul. Isée, VII : IX. Lycurgue. I, 76. Schol., in Demosth., p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, de républ.
(16) Plutarque, Thésée, 24 ; Ibid., 13.
(17) Pausanias, I, 15 ; I , 31 ; I , 37 ; II, 18.
(18) Pausanias, I , passim.
(19) Plutarque, Thésée, 13.
(20) Id., Ibid., 14.
(21) Pollux, VI, 105. Étienne de Byz., echelidai
(22) Philochore cité par Strabon, IX.
(23) Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
(24) Pausanias, I, 38.
(25) Thucydide, II , 15. Plutarque, Thésée, 24. Pausanias, 1, 26 ; VIII, 2.
(26) Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire, il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous trouvons encore les cultes locaux, les assemblées, les rois de tribus. Boeckh, Corp. inscr., 82, 85. Démosthènes, in Theocrinem. Pollux, VIII, 111. - Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant comme le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens (Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour la plupart ? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique s'appelait Ionia et Ias. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens ; ils sont infiniment antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui eût opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur aucun témoignage ancien.
(27) Platon, Lois, V, 738 ; VI, 771. Hérodote, IV, 161.
(28) Cicéron, De divin, I, 17. Plutarque, Camille, 32. Pline, XIV, 2 ; XVIII, 12.
(29) Denys, I, 88.
(30) Plutarque, Romulus, 11. Dion Cassius, Fragm., 12. Ovide, Fastes. IV, 821. Festus, v. Quadrata.
(31) Festus, v. Mundus. Servius, ad Aen., III, 134. Plutarque, Romulus, 11.
(32) Ovide, ibid. Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le foyer commua ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les trois collines.
(33) Plutarque, Rom., 11. Ovide, Fast., 825-829. Varron, De ling. Lat., V, 143. Festus, v. Primigenius; v. Urvat. Virgile, V, 755.
(34) Voy. Plutarque, Quest. rom., 27
(35) Caton, dans Servius, V, 755.
(36) Cicéron, De nat. deor., III, 40. Digeste, liv. I, tit. 8, 8. Gaius, II, 8.
(37) Plutarque, ibid. Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14
(38) Varron, L. 1,., V, 143. Caton dans Servius, V, 755. Festus, v. Rituales.
(39) Hérodote, passim. Diodore, XII, 10. Pausanias, VII, 2. Athénée, VIII, 62.
(40) Hérodote, V, 42.
(41) Thucydide, V, 16 ; III, 24.
(42) Pausanias, IV, 27.
(43) Hilios hirê, hierai Athênai (Aristophane, Cher., 1319), Lakedaimoni diêi ('l'héognis, v. 837) ; hieran polin dit Théognis en parlant de Mégare.
(44) Neptunia Troja, theodmêtoi Athênai. Voy. Théognis, 755 (Welcker).
(45) Pindare, Pyth., V, 129, Olymp., VII, 145. Cicéron, De nat. deor., III, 19. Catulle, VII, 6.
(46) Hérodote, I, 168. Pindare, Pyth., IV. Thucydide, V, 11. Strabon, XIV, 1. Plutarque, Quest. gr., 20. Pausanias, I, 34 ; III, 1.
(47) Hérodote, VI, 38
(48) Diodore, XI, 78.
(49) Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait réel ; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se faisaient du penatiger, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Êpire, à Cythère, à Zacynthe, en Sicile, en Italie. croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient un culte.
(50) Le prytanée contenait le foyer commun de la cité ; Denys d'Hal., II , 23. Pollux, I, 7. Sclioliaste de Pindare, Ném. XI. Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville grecque : Hérodote, III, 57 ; V, 67 ; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, G. de Mithr., 2. ; G. puniq., 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, De signis, 53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42 ; V, 25 ; VIII, 9. Athénée, I, 58 ; X, 24. Boeckh, Corp. inscr., 1193. A Rome, le temple de Vesta n'était pas autre chose qu'un foyer : Cicéron, De legib., 11, 8; 11, 12. Ovide, Fast., VI, 297. Florus, I, 2. Tite Live, XXVIII, 31.
(51) Tite Live, XXVI, 27.
(52) Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, G. civ., I, 54.
(53) Ovide, Fast., II, 616.
(54) Plutarque, Aristide, 11.
(55) Plutarque, Solon, 9.
(56) Pausanias, IX, 18.
(57) Hérodote, VII, 117.
(58) Diodore, IV, 62.
(59) Pausanias, X, 23. Pindare, Ném., 65 et suiv.
(60) Hérodote, V, 47.
(61) Euripide, Héracl., 1032.
(62) Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, Trin., II, 2, 14.
(63) Pausanias, IV, 32 ; VIII, 9.
(64) Hérodote, I, 68.
(65) Hérodote, V, 82. Sophocle, Phil., 134. Thucyd., II, 71. Euripide, Électre, 674. Pausanias, I, 24 ; IV, 8 ; VIII, 47. Aristoph., Oiseaux, 828 ; Chev., 577. Virgile, IX, 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
(66) Homère, Iliade, VI, 88.
(67) Tite Live, V, 21, 22 ; VI, 29.
(68) Varron dit même qu'il y avait à Rome 300 Jupiters différents.
(69) Hérodote, VI, 81.
(70) Hérodote, V, 72.
(71) Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite Live, VIII, 14.
(72) Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de confédérations; nous en parlerons ailleurs.
(73) Eschyle, Suppl., 858.
(74) Suétone, Calig., 5; Sénèque, De vita beata, 36.
(75) Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759 (Welcker).
(76) Euripide, Héracl., 347.
(77) Hérodote, V, 65 ; V, 80.
(78) Virgile, Én., I, 68.
(79) Eschyle, Sept chefs, 202.
(80) Macrobe, III, 9.
(81) Thucydide, II, 74.
(82) Hérodote, V, 83.
(83) Hérodote, V, 89.
(84) Plutarque, Solon, 9.
(85) Macrobe, III, 9.
(86) sôtêria tôn pôleôn sundeipna. Athénée, V, 2.
(87) Homère, Od., III, 5-9 ; 43-50 : 339-341.
(88) Athénée, X, 49.
(89) Athénée, IV, 17 ; IV, 21. Hérodote, I, 51. Plutarque, Cléomène, 13.
(90) (90) Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, Gouv. d'Ath., 2 ; le scholiaste d'Aristophane, Nuées, 393 ; Athénée, X, 49 ; pour la Crète et la Thessalie, par des auteurs que cite Athénée, IV, 22 ; pour Argos, par une inscription, Boeckh, 1122 ; pour d'antres villes, par Pindare, Ném., XI ; Théognis, 269 ; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32 ; IV, 61 ; I , 58 ; X, 24, X, 25 ; XI, 66.
(91) Plutarque, Solon, 24. Athénée, VI, 26.
(92) Démosth., Pro corona., 53. Aristote, Pol., VII, 1, 19. Pollux, VIII, 155.
(93) Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.
(94) Athénée XV, 19.
(95) Platon, Lois, XII, 956. Cic., De legib. II. 18. Virgile, V, 70, 774 ; VII. 135 ; VIII, 274. De même chez les Hindous dans les actes religieux il fallait farter une couronne et être vêtu de blanc : Lois de Manou, IV, 66, 72.
(96) Athénée, I 58; IV, 32 ; XI, 66.
(97) Athénée, 1V, 19 ; IV, 20.
(98) Aristote. Pol., IV. 9. 3.
(99) Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite Live, XL, 59.
(100) Tibulle, II, 1. Festus, v. Amburbiales.
(101) Varron, VI, 16. Virgile, Géorg., I, 340-350. Pline, XVIII, 29. Festus. v. Vinalia. Théophraste, Caract., 3. Plutarque, Quest. rom., 40 ; Numa 14.
(102) Loi de Solon, citée par Démosthènes, in Timocrat.
(103) Censorinus, 22. Macrobe, I, 14 ; I, 15. Varron, V, 28 ; VI, 27 .
(104) Diogène Laërce, Vie de Socrate 23. Harpocration, pharmakos. De même on purifiait chaque année le foyer domestique : Eschyle, Choéph., 966.
(105) Varron, l.. L., VI, 86. Valère-Maxime, V; I, 10. Tite Live, I, 44 ; III, 22 ; VI, 27. Properce, IV, 1, 20. Servius, ad Eclog., X, 55 ; ad Aen., VIII, 231. Tite Live attribue cette institution au roi Servius ; on peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et, qu'elle existait dans toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus tard.
(106) Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration ; aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.
(107) Aristophane, Acharn., 44. Eschine, in Timarch., 1, 21; in Ctesiph., 176, et Schol. Dinarque, in Aristog., 14.
(108) Aristophane, Acharn., 171.
(109) Aristophane, Thesmoph., 381, et Schol. : stephanon etho ên tois legousi stephanousthai prôton.
(110) Aulu-Gelle, d'après Varron, XIV, 7. Cicéron ad Famil., X, 12. Suétone, Aug., 35. Dion Cassius. LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
(111) Andocide, De myst.,44 ; De red , 15. Antiphon., Pro chor., 45. Lycurgue, in Leocr., 122. Démosth., in Midiam., 114. Diodore, XIV, 4.
(112) Aristophane, Guêpes, 860-865. Homère, Iliade, XVIII, 504.
(113) Denys, 11, 73. Servius, X, 14.
(114) Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, Hellen., VI, 5.
(115) Hérodote, VIII, 6. Plutarque, Agésil., 6 ; Public., 17. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 14. Denys, IX, 6. Julius Obsequens, 12. 116. Stobée. 42.
(116) Eschyle, Sept chefs, 252-260. Euripide, Phénic., 513.
(117) Diodore, IV, 5. Photius : thriambos, epideixis nikês. Pompê.
(118) Varron, L. I , VI, 64. Pline. H. N.., VII, 56. Macrobe. I, 19.
(119) Denys, I, 7.5. Varron, VI, 90. Cicéron, Brut., 16. Aulu-Gelle, XIII, 19.
(120) Démosthènes, in Neaer., 116, 117.
(121) Pausanias, IV, 27, Plutarque, contre Colotès, 17. Pollux, VIII, 123. Pline, H. N., XIII, 21. Valère-Maxime, I, I, 3. Varron L. 1.., V1. 16. Censorinus, 17. Festus, v. Rituales.
(122) Plutarque, Thésée, 16. Tacite, Ann.. IV, 43. Elien, H. V. II, 39.
(123) Denys, il, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, De divin., II, 41 ; I. 33. II. 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, Claude, 42. Macrobe, I, 12 ; V, 19. Solin, II, 9. Servius, VII, 678 ; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.
(124) Plutarque, contre Colotès, 17. Athénée, XI, 49. Plutarque, Solon, XI, Morales, p. 869. Tite Live, XXI, 9. Tacite, Ann., IV, 43.
(125) Aristote, Polit., VII, 5, 11 (VI, 8). Comparez Denys, II, 65.
(126) Suidas, v. X‹rvn.
(127) Eschyle, Suppl., 361 (357).
(128) Euripide, Oreste, 1605.
(129)Nicolas de Damas, dans les Fragm. des hist. grecs, t. III, p. 394.
(130) Démosth., contre Néère. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 13.
(131)Virgile, X, 175. Tite Live, V, 1. Censorinus, 4.
(132) Plutarque, Agis, 11.
(133) Pindare, Ném., XI, 5.
(134) Aristote, Polit., III, 9.
(135) Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire.
(136) 136) Hérodote, I, Pausinias, VI. Strabon.
(137) Sophocle, Oedipe roi, 34.
(138) Strabon, IV, 171 ; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, VIII, 576.
(139) Tite-Live, III, 39. Suétone, Jules César, 1 et 6. Cicéron, Républ., I, 33.
(140) A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5 ; Boeckh, Corp. inscr. ,10:,2.
(141) Boeckh, n° 1845. Pindare, Ném., XI.
(142) Plutarque, Quest. rom., 40.
(143) Id., Aristide 21.
(144)Thucydide, VIII, 70. Apollodore, Fragm. 21 (coll. Didot).
145) Démosthènes, in Midiam, 33. Eschine, in Timarch., 19.
(146) Plutarque, Nicias, 3; Phocion, 37. Cicéron, in Verr., IV, 50.
(147) Pollux, VIII, ch. IX. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
(148) Thucydide, I, 10 ; II, 10 ; III; 36 ; IV . 65. Comparez : Hérodote, I, 133 ; III, 18; Eschyle, Pers., 204 ; Agam., 1202 ; Euripide, Trach., 238.
(149) Cicéron, De lege agr.. II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III 3,
(150) Tite-Live. XXVII, 44.
(151) Varron, l. L., VI, 54. Athénée, XIV, 99.
(152) Platon, Lois, III, p. 690 ; VI, p. 759. Comparez : Démosth., in Aristog., p. 832; Démétrius de Phal., fr. 4. Il est surprenant que plusieurs historiens modernes représentent ce mode d'élection par le sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était au contraire en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque, Périclès, 9). Lorsque la démocratie prit le dessus, elle garda le tirage au sort pour le choix des archontes, auxquels elle ne laissait aucun pouvoir effectif, et elle l'abandonna pour le choix des stratèges, qui eurent alors la véritable autorité. Nous reviendrons sur ce point. Il importe de ne pas attribuer à la démocratie un procédé de
(153) Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, Marcellus, 5.
(154) (154) Velléius, II, 92. Tite-Live, XXXIX, 39. Valère-Maxime, III, 8, 3.
(155) Denys, IV, 84 ; V, 19 ; V, 72 ; V, 77 ; VI, 49.
(156) Tite-Live, II, 42 ; II, 43.
(157) Platon, Lois, VI. Xénophon, Mémor., II. Pollux, VIII, 8,5, 86, 95.
(158) Denys, II, 73.
(159) Cicéron De legib. II, 9: II, 19: De arusp. resp,. 7. Dentys, II, 13 ; Tacite, Ann. I, 10 : Hist.. I, 15, Dion Cassius, XLVIII, 44, Pline, Hist. Nat., XVIII, 2. Aulu-Gelle, V. 18 ; XV, 25.
(160) Pollux, VIII, 90.
(161) Denys, IX, 41; IX, 49.
(162) Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.
(163) Andocide, I, 131, 83 ; Démosthènes, in Everg., 71.
(164) Varron, L.L,, VI, 16.
(165) Denys, X, 1
166.Plutarque, Solon, 25.
167 Elien, H. V., II, 39.
168. Aristote, Probl., XIX, 28.
169. n¡mv partager, nñmow, division, mesure, rythme, chant ; voy. Plutarque, De musica, p. 1133 ; Pindare, Pyth.. XII, 41 ; fragm. 190 (édit. Heyne). Schol. d'Aristophane, Chev., 9 : nñmoi kaloèntai oß eÞw yeoçw ìmnai.
170.Aristote, Pol., II, 6, 21 (II, 7).
171.Boeckh, Corp. inscr., 3641 b.
172.Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne ; encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés comme présents.
173.Démosthènes, in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec sunteleÝn, c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou meteÝnai ßervn kaÜ õsiÇn.
174.Virgile,
En., III, 406. Festus, v. exesto : Lictor in quibusdam sacris
clamitabat, hostis exesto. On sait que hostis se disait de
l'étranger (Macrobe, I, 17); hostilis facies, dans Virgile, signifie le
visage d'un étranger.
175.Digeste, liv. XI, tit. 6, 36.
176.Plutarque, Aristide. 20. Tite-Live, V, 50.
177. Démosthènes, in Neoer., 89-91.
178. Id., Ibid., 92, 113, 114.
179. Plutarque, Solon, 24. Cicéron, Pro Coecina, 34.
180. Aristote, Pot., III, 43. Platon, Lois, VI.
181. Démosthènes, in Neoer., 49. Lysias, in Pancleonem.
182. Gaius, fr. 234.
183. Gaius, f, 67. Ulpien, V, 4 ; V, 9. Paul, II, 9. Aristophane, Ois., 1652.
184. Ulpien, XIX, 4. Démosthènes, Pro Phorm.
185. Démosthènes, in Eubul.
186. Cicéron, Pro Archia, V. Gaius, II, 110.
187.Pausanias, VIII, 43.
188.Digeste, liv. XI, tit. 7, 2 ; liv. XLVII, tit. 12, 4.
189. Harpocration, pro st‹thw.
190.Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, Pro domo, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.
191. Sophocle, OEdipe roi, 239. Platon, Lois, IX, 881.
192.Ovide, Tristes, I, 3, 43.
193. Pindare, Pyth., IV, 517. Platon, Lois, IX, 877. Diodore, XIII, 49. Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.
194. Institutes, I, 12.
(195. Gaius, I 128.
196. Denys, VIII. 41.
197. Horace, Odes, III.
198. Thucydide, I, 138.
199. Tite-Live, III, 8 ; VI , 31 ; VII, 22; X, 15. Pline, XXXV, 12.
200. Cicéron, in Verr., II, 3 6. Siculus Flaccus, passim. Thucydide, III, 50 et 68.
201. Tite-Live, I, 38. Plaute, Amphitr., 100-105.
202. Festus v. foedum et foedus.
203. En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, Hell., IV, 7. 3.
204. Cicéron, De nat. Deor., III, 19.
205. Thucydide, II ; V, 18.
206. Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25. 33.
207. Tite-Live, VIII, 14.
208. Pausanias, V, 15.
209. Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.
210.Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l’île de Délos, les villes de l'Argolide à Calaurie. L'amphictyonie des Thermopyles était une association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des temples et avaient pour objet principal un sacrifice: chacune des cités confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries latines on elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de même des ville étrusques.
211. Saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 1. Tertullien, Ad ant., Ii, 15.
212. Tite-Live, XXXIV, 55 ; XL, 37.
213. Juvénal X, 55.
214. Caton, De re rust., 160. Varron, De re rust., 1, 2 ; 1, 37. Pline, Hist. nat., XVII, 28 ; XXVII, 12 ; XXVIII, 2.
215."Romain, c'est parce que tu crains les dieux que tu es le maître de la terre"
216. Tite-Live, x, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, G. puniq., 59. Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
217. Xénophon, Gour. d'Ath., III, 2.
218. Aristophane, Nuées.
219. Plutarque, Thésée, 20, 22, 23.
220. Platon, Lois, VII, p. 800.
221. ) Philochore, Fragm., collect. Didot, I, 414.
222. Euripide, Suppl., 80.
223. Aristophane, Paix. 1084.
224.Thucydide, II, 8.
225. Scholiaste d'Aristophane, Ois., 721.
226.Aristophane, Ois., 596, 718.
227. Aristophane, Acharniens.
228. Lycurgue, I, 1. Aristophane, Chevaliers, 903, 999, 1171, 1179.
229. Plutarque, Nicias. Thucydide, VI.
230.Plutarque, Nicias, 23.
231. Aristote, Économ., II.
232. Pollux, VIII, 40. Plutarque, Lysandre, 30.
233. Athénée, x, 33. Elien, H. V., 11, 37.
234. Fragm. des hist. grecs, colt. Didot, t. II, p. 129, 211. Plutarque, Solon, 21.
235. ) Athénée, XIII. Plutarque, Cléomène, 9. - «Les Romains ne croyaient pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement préalable. » Plutarque, Caton l'Ancien, 23.
236. Aristophane, Nuées, 960-965.
237. Platon, Lois, VII.
238. Aristophane, Nuées, 966-968.
239. Xénophon, Mémor., I, 2. Diogène Laërce, Théophr.
240. Pollux, VIII, 46. Ulpien, schol. in Démosth., in Midian.
241. Aristote, Pol., VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristoph., Cheval., 851.
242. Plutarque, Publicola, 12.
243. Cicéron, De legibus, III, 3.