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IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris
LA
CITÉ ANTIQUE
ÉTUDE
SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS
DE LA GRÈCE ET DE ROME
FUSTEL DE COULANGES
Professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Strasbourg
OUVRAGE
COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE
BOULEVARD SAINT-GERMAINS N° 77
1866
Droit de traduction réservé
INTRODUCTION.
DE LA NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS.
On se propose de montrer ici d'après
quels principes et par quelles règles la société grecque et la société
romaine se sont gouvernées. On réunit dans la même étude les Romains et les
Grecs, parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d'une même race,
et qui parlaient deux idiomes issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes
institutions et les mêmes principes de gouvernement et ont traversé une série
de révolutions semblables.
On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et
essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des sociétés
modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès l'enfance au
milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer sans cesse à
nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer nos révolutions
par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont légué nous fait
croire qu'ils nous ressemblaient ; nous avons quelque peine à les considérer
comme des peuples étrangers ; c'est presque toujours nous que nous voyons en
eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. On ne manque guère de se tromper
sur ces peuples anciens quand on les regarde à travers les opinions et les
faits de notre temps.
Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on s'est
faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir
mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire
revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez les anciens, et
pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril : Nos
quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l’une des grandes
difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne, est l'habitude
qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et romaine devant les
yeux.
Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étudier
sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait étrangers, avec le
même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous étudierions l'Inde
ancienne ou l'Arabie.
Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère
absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. Rien dans
l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer par quelles
règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera aisément que les
mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité.
D'où vient cela ? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne
sont-elles plus les mêmes qu'autrefois ? Les grands changements qui paraissent
de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent être l'effet
ni du hasard ni de la force seule. La, cause qui les produit doit être
puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois de
l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité, c'est q'il
y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet une partie de
notre être qui se modifie de siècle en siècle ; c'est notre intelligence.
Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en progrès, et à cause
d'elle nos institutions et nos lois sont sujettes au changement. L'homme ne
pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a vingt-cinq siècles, et c'est
pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il se gouvernait.
L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de
l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence
humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des anciens
sans penser à leurs croyances ; vous les trouvez obscures, bizarres,
inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des patrons et des
clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les différences
natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes ? Que signifient
ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si contraires à la
nature ? Comment expliquer ces bizarreries iniques de l'ancien droit privé : à
Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre ; à Athènes, à Rome,
inégalité dans la succession entre le frère et la soeur ? Qu'est-ce que les
jurisconsultes entendaient par l'agnation, par la gens ? Pourquoi
ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la politique ?
Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait quelquefois tous les
sentiments naturels ? Qu'entendait-on par cette liberté dont on parlait sans
cesse ? Comment se fait-il que des institutions qui s'éloignent si fort de tout
ce dont nous avons l'idée aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps
? Quel est le principe supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des
hommes ?
Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances ; les
faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se présentera
d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race, c'est-à-dire
au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée qu'elle se faisait
de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du principe
divin, on aperçoit un rapport intime entre ces opinions et les règles antiques
du droit privé, entre les rites qui dérivèrent de ces croyances et les
institutions politiques.
La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a
constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité
paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de
propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi
et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a
régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a
tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le
temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées ; le droit privé
et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s'est
déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi
régulièrement les transformations de l'intelligence.
Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus vieilles
sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les institutions et
les croyances que nous trouvons aux belles époques de la Grèce et de Rome, ne
sont que le développement de croyances et d'institutions antérieures ; il en
faut chercher les racines bien loin dans le passé. Les populations grecques et
italiennes sont infiniment plus vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une
époque plus ancienne, dans une antiquité sans date, que les croyances se sont
formées et que les institutions se sont ou établies ou préparées.
Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé lointain ?
Qui nous dira ce que pensaient les hommes dix ou quinze siècles avant notre
ère ? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si fugitif, des
croyances et des opinions ? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l'Orient,
il y a trente-cinq siècles ; nous le savons par les hymnes des Védas qui sont
assurément fort antiques, et par les lois de Manou où l'on peut distinguer des
passages qui sont d'une époque extrêmement reculée. Mais où sont les hymnes
des anciens Hellènes ? Ils avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de
vieux livres sacrés ; mais de tout cela il n'est rien parvenu jusqu'à nous.
Quel souvenir peut-il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas
laissé un seul texte écrit ?
Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme peut
bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est à chaque
époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures.
S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces différentes
époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui.
Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron ;
ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des
siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de
l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes ; ces légendes lui
viennent d'un temps très antique et elles portent témoignage de la manière de
penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue dont
les radicaux sont infiniment anciens ; cette langue, en exprimant les pensées
des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé l'empreinte
qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un radical peut
quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage ; les idées se
sont transformées et les souvenirs se sont évanouis ; mais les mots sont
restés, immuables témoins pie croyances qui ont disparu. Le contemporain de
Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les funérailles, dans la
cérémonie du mariage ; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui le prouve,
c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances qu'il a. Mais qu'on regarde de
près les rites qu'il observe ou les formules qu'il récite, et on y trouvera la
marque de ce que les hommes croyaient quinze ou vingt siècles avant lui.