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LIVRE QUATRE. LES RÉVOLUTIONS.
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CHAPITRE
PREMIER. PATRICIENS
ET CLIENTS. |
LIVRE IV.
LES RÉVOLUTIONS.
Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte, son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui, infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle-là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de révolutions. On ne peut pas dire d'une manière générale à quelle époque ces révolutions ont commencé. On conçoit en effet que cette époque n'ait pas été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui est certain, c'est que dès le septième siècle avant notre ère, cette organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle disparut. Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit la guerre sans relâche. Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions. Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer au contraire vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.
PATRICIENS ET CLIENTS.
Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions arrivé à l'époque des révolutions. La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction apparaît profonde et les rangs fortement marqués : preuve certaine que l'inégalité ne s’est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités. Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures défendront leur empire. On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce, la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille ; il présidait au sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine, appartenait le titre de pater ; car ce mot qui désignait la puissance et non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi. Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité. Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le pater ou patron exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui de thètes sont les plus connus. Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une branche cadette en remontant la série de ses ancêtres arrive toujours à un pater, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un pater, on l'appelle en latin patricius. Le fils d'un client, au contraire, si haut qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un esclave. Il n'a pas de pater parmi ses aïeux. De là pour lui un état d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir. La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt, elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait jus applicationis. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures. La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant d'un pater peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte ; ils se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine ; elle n'est pas de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une religion d'emprunt ; ils en ont la jouissance, non la propriété. Rappelons-nous que d'après les idées des anciennes générations le droit d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir une religion qui leur appartînt en propre. Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà une distinction de classes ; la vieille religion domestique avait établi des rangs. Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine, ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus, de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit romain laissa si longtemps au pater l'autorité absolue sur la famille, la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la cité. La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille. On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait posséder un dieu domestique (01). Aristote remarque « qu'anciennement, dans beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits politiques (02). » La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre. L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des patres. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus appela pères les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce titre parce qu'ils étaient les chefs des gentes. En même temps que ces hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu dans sa gens, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des curies ; mais elle diffère assez peu de celle des paires. Ce sont encore eux qui forment l'élément principal de cette assemblée ; seulement, chaque pater s'y montre entouré de sa famille ; ses parents, ses clients même lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs dans ces comices qu'un seul suffrage. On peut bien admettre que le chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis que son patron (03). Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée, mais c'est à la suite de leurs patrons. Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une agglomération d'hommes vivant pèle-mêle dans l'enceinte des mêmes murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu d'habitation ; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté ; elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie ; elle est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant plu-sieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle forme, sous l'autorité de son pater, un groupe indivisible. Puis, à certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa famille et de ses serviteurs (sua manus) ; ils se groupent par phratries ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi.
LES PLÉBÉIENS.
Il faut
maintenant signaler un autre élément de population qui était au-dessous des
clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit insensiblement assez de
force pour briser l'ancienne organisation sociale. Cette classe, qui devint plus
nombreuse à Rome que dans aucune autre cité, y était appelée la plèbe. Il
faut voir l'origine et le caractère de cette classe pour comprendre le rôle
qu'elle a joué dans l'histoire de la cité et de la famille chez les anciens.
Les plébéiens n'étaient pas les clients ; les historiens de l'antiquité ne
confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part : « La
plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls ; les consuls
furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et ailleurs « La
plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop d'influence dans les comices
grâce aux suffrages de leurs clients (04). » On lit dans Denys d'Halicarnasse
: « La plèbe sortit de Rome et se retira sur le mont Sacré ; les patriciens
restèrent seuls dans la ville avec leurs clients. » Et plus loin : « La
plèbe mécontente refusa de s'enrôler, les patriciens prirent les armes avec
leurs clients et firent la guerre (05). » Cette plèbe, bien séparée des
clients, ne faisait pas partie, du moins dans les premiers siècles, de ce qu'on
appelait le peuple romain. Dans une vieille formule de prière, qui se
répétait encore au temps des guerres puniques, on demandait aux dieux d'être
propices « au peuple et à la plèbe (06). » La plèbe n'était donc pas
comprise dans le peuple, du moins à l'origine. Le peuple comprenait les
patriciens et leurs clients ; la plèbe était en dehors. Ce qui fait le
caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est étrangère à
l'organisation religieuse de la cité, et même à celle de la famille. On
reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le client partage
au moins le culte de son patron et fait partie d'une famille, d'une gens.
Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne connaît pas la famille
sainte. Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des
anciens âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion
ne se propageait pas ; née dans une famille, elle y restait comme enfermée ;
il fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais
nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un grand
nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des dieux,
d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et le rythme
de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un état
d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion et ne purent pas
s'unir en société avec elles ; elles n'entrèrent ni dans les curies ni dans
la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui avaient un culte,
le perdirent, soit par négligence et oubli des rites, soit après une de ces
fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de son foyer et de continuer son
culte. Il a dû arriver aussi que des clients, coupables ou mal traités, aient
quitté la famille et renoncé à sa religion ; le fils qui était né d'un
mariage sans rites, était réputé bâtard, comme celui qui naissait de
l'adultère, et la religion de la famille n'existait pas pour lui. Tous ces
hommes, exclus de familles et mis en dehors du culte, tombaient dans la classe
des hommes sans foyer, c'est-à-dire dans la plèbe. On trouve cette classe à
côté de presque toutes les cités anciennes, mais séparée par une ligne de
démarcation. A l'origine, une ville grecque est double : il y a la ville
proprement dite, pñliw,
qui s'élève ordinairement sur le sommet d'une colline ; elle a été bâtie
avec des rites religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au
pied de la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été
bâties sans cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée ; c'est le domicile
de la plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte. A Rome, la
différence entre les deux populations est frappante. La ville des patriciens et
de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant les rites sur le
plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile, espèce d'enclos qui
est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus a admis les gens sans
feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans sa ville. Plus tard, quand de
nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils étaient étrangers à la
religion de la cité, on les établit sur l'Aventin, c'est-à-dire en dehors du
pomoerium et de la ville religieuse. Un mot caractérise ces plébéiens : ils
sont sans foyer ; ils ne possèdent pas, du moins à l'origine, d'autel
domestique. Leurs adversaires leur reprochent toujours de ne pas avoir
d'ancêtres, ce qui veut dire assurément qu'ils n'ont pas le culte des
ancêtres et ne possèdent pas un tombeau de famille où ils puissent porter le
repas funèbre. Ils n'ont pas de père, pater, c'est-à-dire qu'ils
remonteraient en vain la série de leurs ascendants, ils n'y rencontreraient
jamais un chef de famille religieuse. Ils n'ont pas de famille, gentem non
habent, c'est-à-dire qu'ils n'ont que la famille naturelle ; quant à celle
que forme et constitue la religion, ils ne l'ont pas. Le mariage sacré n'existe
pas pour eux ; ils n'en connaissent pas les rites. N'ayant pas le foyer, l'union
que le foyer établit leur est interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas
d'autre union régulière que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence
de la divinité domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens, connubia
promiscua habent more ferarum. Pas de famille pour eux, pas d'autorité
paternelle. Ils peuvent avoir sur leurs enfants le pouvoir que donne la force ;
mais cette autorité sainte dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas.
Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être
établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes,
c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien
possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré ; elle est profane
et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre, dans les
premiers temps ? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de propriété
s'il n'est citoyen ; or le plébéien, dans le premier âge de Rome, n'est pas
citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire que par le droit
des Quirites ; or le plébéien n'est pas compté d'abord parmi les Quirites. A
l'origine de Rome l'ager romanus a été partagé entre les tribus, les
curies et les gentes ; or le plébéien, qui n'appartient à aucun de ces
groupes, n'est certainement pas entré dans le partage. Ces plébéiens, qui
n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait que l'homme peut mettre son
empreinte sur une part de terre et la faire sienne. On sait qu'ils habitèrent
longtemps l'Aventin et y bâtirent des maisons ; mais ce ne fut qu'après trois
siècles et beaucoup de luttes qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce
terrain. Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice ; car la loi
est l'arrêt de la religion et la procédure est un ensemble de rites. Le client
ale bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron ; pour le
plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit formellement que le
sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour la plèbe, tandis que les
patriciens avaient les leurs depuis longtemps (07). Il paraît même que ces
lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou que, n'étant pas fondées sur la
religion, les patriciens refusèrent d'en tenir compte ; car nous voyons dans
l'historien que, lorsqu'on créa des tribuns, il fallut faire une loi spéciale
pour protéger leur vie et leur liberté, et que cette loi était conçue ainsi
: « Que nul ne s'avise de frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un
homme de la plèbe (08) » On avait donc le droit de frapper ou de tuer un
plébéien, ou du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la
loi, n'était pas puni. Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques.
Ils ne sont pas d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il
n'y a d'autre assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies ;
or les curies ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas
dans la composition de l'armée, tant que celle-ci est. distribuée par curies.
Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est que
le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il soit
revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les premiers
siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui être
révélés. C'est comme dans l'Inde où « le çoudra doit ignorer toujours les
formules sacrées. » Il est étranger et par conséquent sa seule présence
souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le patricien et
lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux hommes. La plèbe
est une population méprisée et abjecte, hors de la religion, hors de la loi,
hors de la société, hors de la famille. La patricien ne peut comparer cette
existence qu'à celle de la bête, more ferarum. Le contact du plébéien
est impur. Les Décemvirs, dans leurs dix premières tables, avaient oublié
d'interdire le mariage entre les deux ordres ; c'est que ces premiers décemvirs
étaient tous patriciens et qu'il ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel
mariage fût possible.
On voit combien
de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient superposées l'une à
l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de la famille, ceux que la
langue officielle de Rome appelait patres, que les clients appelaient reges, que
l'Odyssée nomme basileÝw
ou naktew.
Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au-dessous encore, les
clients ; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe. C'est de la religion que
cette distinction des classes était venue. Car au temps où les ancêtres des
Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie
centrale, la religion avait dit : « L'aîné fera la prière. » De là était
venue la prééminence de l'aîné en toutes choses ; la branche aînée dans
chaque famille avait été la branche sacerdotale et maîtresse. La religion
comptait néanmoins pour beaucoup les branches cadettes, qui étaient comme une
réserve pour remplacer un jour la branche aînée éteinte et sauver le culte.
Elle comptait encore pour quelque chose le client, même l'esclave, parce qu'ils
assistaient aux actes religieux. Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au
culte, elle ne le comptait absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi
fixés. Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est
immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort ; c'était
cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire
une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.
PREMIÈRE RÉVOLUTION.
1° L'autorité politique est enlevée aux rois.
Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans l'État avait été réuni dans les mains du roi. Mais les chefs des familles, les patres, et au dessus d'eux les chefs des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie très forte. Le roi n'était pas seul roi ; chaque pater l'était comme lui dans sa gens ; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de ces puissants patrons du nom de roi ; à Athènes, chaque phratrie et chaque tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des tribus,
fulobasileÝw. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous, dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la population entière ; l'intérieur des familles et toute la clientèle échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait qu'aux chefs des tribus et des gentes, dont chacun individuellement pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir. Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le chef du culte et le gardien du foyer ; mais ils avaient sans doute peu de soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être puissants et les pères ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte s'engagea donc , dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois. Partout l'issue de la lutte fut la même ; la royauté fut vaincue. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi ; il en fallait un pour la religion ; il en fallait un pour le salut de la cité. Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue, que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce ; elle n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi sans que la religion fût mise en péril. La royauté fut donc conservée ; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre ; mais dans la suite les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. » Plutarque dit la même chose : « Comme les rois se montraient orgueilleux et durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir et ne leur laissèrent que le soin de la religion (09). » Hérodote parle de la ville de Cyrène et dit : « On laissa à Battos, descendant des rois, le soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute la puissance dont ses pères avaient joui. » Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient encore la présidence des cérémonies religieuses (10). Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la royauté était devenue élective et ordinairement annuelle.2° Histoire de cette révolution à Sparte.
Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités. Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce ; on sait qu'un de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile (11). Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue ; son biographe commence par ces mots : « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation perpétuelle. » Ce qui ressort le plus clairement de tous les renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie (12). » Or ce Charilaos était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la royauté ; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir exécutif lui fut ôté ; on le confia à des magistrats annuels qui furent appelés éphores. Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores, sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi, le surveillaient ; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et commandaient toutes les opérations (13). Que restait-il donc aux rois, si on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations militaires Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs prérogatives : « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au repas sacré ; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils immolent à Apollon (14). » « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes, faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables, il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices ; mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les mouvements de l'armée (15). Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte La puissance appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent. Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux éphores. Aussi Hérodote peut-il dire (16) que Sparte ne connaît pas le régime monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une aristocratie.
3° Même révolution à Athènes.
On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre elles, se partageaient le pays ; chacune d'elles formait une petite société que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les
g¡nh. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des familles, les chefs des bourgades et des tribus, les basileÝw, les fulobasileÝw, ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire l'autorité suprême dans leur g¡now ou dans leur tribu. Ils défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent. Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité. Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son g¡now. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême ; mais dès que les intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment de cette sorte de Sénat. Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à peu près ainsi : Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate, Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine entre les mains du peuple. » Seulement, le mot peuple, d°mow, que la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce d°mow ou corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à-dire l'ensemble des chefs des g¡nh. Thésée en instituant cette assemblée n'était pas volontairement novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute l'Attique ; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi absolu, il ne fut plus que le chef d'un état fédératif, c'est-à-dire le premier entre des égaux. Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces guerriers-prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui. On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force ; ce qui est certain c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et qu'il mourut en exil. Les eupatrides l'emportaient donc ; ils ne supprimèrent pas la royauté, mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute cette époque a dû être très troublée ; mais le souvenir des guerres civiles ne nous a pas été nettement conservé.4° Même révolution à Rome.
La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le
grand prêtre de la cité ; il était en même temps le juge suprême ; en temps
de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les chefs
de famille, patres, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un roi,
parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et l'unité dans le
gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur toute affaire
importante consulter les chefs des familles confédérées (22). Les historiens
mentionnent, dès cette époque, une assemblée du peuple. Mais il faut se
demander quel pouvait être alors le sens du mot peuple (populus),
c'est-à-dire quel était le corps politique au temps des premiers rois. Tous
les témoignages s'accordent à montrer que ce peuple s'assemblait toujours par
curies ; or les curies étaient la réunion des gentes ; chaque gens
s'y rendait en corps et n'avait qu'un suffrage. Les clients étaient là,
rangés autour du pater, consultés peut-être, donnant peut-être leur
avis, contribuant à composer le vote unique que la gens prononçait, mais ne
pouvant pas être d'une autre opinion que le pater. Cette assemblée des curies
n'était donc pas autre chose que la cité patricienne réunie en face du roi.
On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les autres
cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très fortement
constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes conflits que
nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome. L'histoire des sept rois
est l'histoire de cette longue querelle. Le premier veut augmenter son pouvoir
et s'affranchir de l'autorité du Sénat. Il se fait aimer des classes
inférieures ; mais les Pères lui sont hostiles. Il périt assassiné dans une
réunion du Sénat. L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les
Pères exercent à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les
classes inférieures s'agitent ; elles ne veulent pas être gouvernées par les
chefs des gentes ; elles exigent le rétablissement de la royauté (23).
Mais les patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective
et ils fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection : le
Sénat devra choisir le candidat ; l'assemblée patricienne des curies
confirmera ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu
plaît aux dieux. Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort
religieux, plus prêtre que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les
rites du culte et par conséquent fort attaché à la constitution religieuse
des familles et de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et
mourut paisiblement dans son lit. Il semble que sous Numa la royauté ait été
réduite aux fonctions sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités
grecques. Il est au moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout
à fait distincte de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas
nécessairement l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double
élection. En vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux ; si
à cette dignité il voulait joindre la puissance politique, imperium, il
avait besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point
ressort clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi
le sacerdoce et la puissance étaient distincts ; ils pouvaient être placés
dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double
élection. Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le
sacerdoce et le commandement ; il fut même plus guerrier que prêtre ; il
dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de
l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en
dépit du principe religieux qui les exclut ; il ose même habiter au milieu
d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens quelques
terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des sacrifices.
Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même, chose plus
grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme Romulus ; les
dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils avec lui. Ce coup rend
l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus observe
scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et passe sa vie
dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.
Le cinquième roi est Tarquin qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et
par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule ; il
ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des augures. Il
est l'ennemi des anciennes familles ; il crée des patriciens ; il altère
autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité. Tarquin est
assassiné. Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise ; il
semble même que le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il
flatte les classes inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le
principe du droit de propriété ; il leur donne même des droits politiques.
Servius est égorgé sur les marches du Sénat. La querelle entre les rois et
l'aristocratie prenait le caractère d'une lutte sociale. Les rois s'attachaient
le peuple ; des clients et de la plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat
si puissamment organisé ils opposaient les classes inférieures si nombreuses
à Rome. L'aristocratie se trouva alors dans un double danger ; dont le pire
n'était pas d'avoir à plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière
elle les classes qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe
sans religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses
clients, dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit,
la religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc
pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à
bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité. A Servius
succède le second Tarquin ; il trompe l'espoir des sénateurs qui l'ont élu ;
il veut être maître ; de rege dominus exstitit. Il fait autant de mal
qu'il peut au patriciat ; il abat les hautes têtes ; il règne sans consulter
les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur approbation. Le
patriciat semble décidément vaincu. Enfin une occasion se présente. Tarquin
est loin de Rome ; non seulement lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le
soutient. La ville est momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet
de la ville, c'est-à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est
un patricien, Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a
l'autorité militaire après le roi, est un patricien, Junius (24). Ces deux
hommes préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un
Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la
petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés. Là,
ils montrent au peuple le cadavre d'une femme ; ils disent que cette femme s'est
tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le peuple de Collatie
se soulève ; on se porte à Rome ; on y renouvelle la même scène. Les esprits
sont troublés, les partisans du roi déconcertés ; et d'ailleurs, dans ce
moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à Junius et à Lucrétius.
Les conjurés se gardent d'assembler le peuple ; ils se rendent au Sénat. Le
Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret,du
Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de la
ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent ; elles
pensent comme les conjurés ; elles prononcent la déposition de Tarquin et la
création de deux consuls. Ce point principal décidé, on laisse le soin de
nommer les consuls à l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée, où les
plébéiens votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont
fait dans le sénat et dans les curies ? Elle ne le peut pas. Car toute
assemblée romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote,
et nul ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus : nul autre
que le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi
? les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
élection ? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que pour
les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par le
Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet de vote
l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages des centuries,
ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont nécessairement
élus. Puis le sénat ratifie l'élection, et enfin les augures la confirment au
nom des dieux. Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome.
Beaucoup de plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En
revanche, un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une gens
nombreuse, le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à
ses vues qu'il vint s'établir à Rome. Du reste la royauté politique fut seule
supprimée ; la royauté religieuse était sainte et devait durer. Aussi se
hâta-t-on de nommer un roi, mais qui ne fut roi que pour les sacrifices, rex
sacrorum. On prit toutes les précautions imaginables pour que ce
roi-prêtre n'abusât jamais du grand prestige que ses fonctions lui donnaient
pour s'emparer de l'autorité.
L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS.
La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie a Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie, partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie. Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le droit de dire la prière attaché a la naissance. La religion héréditaire était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un culte domestique ; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui le caractère religieux qui faisait le citoyen ; celui-là seul pouvait être prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte ; celui-là seul pouvait être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme, ou s'il ne s'y résignait pas, devait rester en dehors de toute société. Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la société humaine d'après d'autres règles. A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules sacrées. Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte héréditaire (25). La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient a certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite des intérêts communs. On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs. L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il vivait a titre d'eupatride ou à titre de serviteur. A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la cité ; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures Les seuls patriciens pouvaient être consuls ; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès, on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls ; mais nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la loi. Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce, au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse. L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social dans la partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons en effet un régime patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique. Quelques grandes et riches familles se partagent le pays ; de nombreux serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux ; la vie est simple; une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, naktew, basileÝw. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive appelaient basileæw le chef du n¡now et que les clients de Rome gardèrent l'usage d'appeler rex le chef de la gens. Ces chefs de famille ont un caractère sacré ; le poète les appelle les rois divins. Ithaque est bien petite ; elle renferme pourtant un grand nombre de ces rois. Parmi eux il y a à la vérité un roi suprême ; mais il n'a guère d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre ; quand il a tué quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et soutiennent une lutte que le poète ne songe pas à trouver blâmable. Chez les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le roi. Le poète décrit une assemblée de la cité phéacienne ; il s'en faut de beaucoup que ce soit une réunion de la multitude ; les chefs seuls, individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les comitia calata, se sont réunis ; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de sceptres. Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe d'hommes que le poète appelle les chefs ou les rois, basileÝw ; ce sont eux qui rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de chefs chez les Cadméens ; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore dans la société grecque au temps des guerres médiques ; et l'on devine par là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt. Car ce que le poète vante le plus dans ses héros c'est leur famille, et nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité ; dans la seule cité d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans toutes les villes dont il a occasion de parler. A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres ; tout le reste « était en dehors de la cité (26). » Les vrais citoyens étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes familles n'avaient pas de droits politiques (27). Il en fut longtemps de même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi à Apollonie (28). A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse s'appelait les Chevaliers (29). On peut remarquer à ce sujet que chez les anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval. La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle conserva son titre de propriétaires, ce qui semble indiquer que les classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos (30).
DEUXIÈME RÉVOLUTION : CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ; LE DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT ; LA GENS SE DÉMEMBRE.
La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme
extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution de
la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui
avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de l'aristocratie
qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite pour renverser la
constitution antique de la famille, mais bien pour la conserver. Les rois
avaient eu souvent la tentation d'élever les basses classes et d'affaiblir les gentes,
et c'était pour cela qu'on avait renversé les rois. L'aristocratie n'avait
opéré une révolution politique que pour empêcher une révolution sociale.
Elle avait pris en mains le pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour
défendre contre des attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes,
son culte domestique, son autorité paternelle, le régime de la gens et
enfin le droit privé que la religion primitive avait établi. Ce grand et
général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger. Or il parait
qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger subsista. Les
vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves changements
allaient s'introduire dans la constitution intime des familles. Le vieux régime
de la gens, fondé par la religion domestique, n'avait pas été détruit
le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité. On n'avait pas
voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les chefs tenant à
conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de suite la pensée
de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la gens avec celui
de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes opposés, que l'on ne
devait pas espérer d'allier pour toujours et qui devaient un jour ou l'autre se
faire la guerre. La famille, indivisible et nombreuse, était trop forte et trop
indépendante pour que le pouvoir social n'éprouvât pas la tentation et même
le besoin de l'affaiblir. Ou la cité ne devait pas durer, ou elle devait à la
longue briser la famille.
L'ancienne gens avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine
indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il
n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis en
cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri ; car en même temps
qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté ; comme tel, des
intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois générales lui
commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux yeux de ses
inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette communauté, si
aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs comptent pourtant
pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur nombre. La famille qui
comprend plusieurs branches et qui se rend aux comices entourée d'une foule de
clients, a naturellement plus d'autorité dans les délibérations communes que
la famille peu nombreuse et qui compte peu de bras et peu de soldats. Or ces
inférieurs ne tardent guère à sentir l'importance qu'ils ont et leur force ;
un certain sentiment de fierté et le désir d'un sort meilleur naissent en eux.
Ajoutez à cela les rivalités des chefs de famille luttant d'influence et
cherchant mutuellement à s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides
des magistratures de la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre
populaires, et que pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite
souveraineté locale. Ces causes produisirent peu à peu une sorte de
relâchement dans la constitution de la gens ; ceux qui avaient intérêt
à maintenir cette constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à
la modifier devenaient plus hardis et plus forts. La force d'individualité
qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit insensiblement. Le droit
d'aînesse, qui était la condition de son unité, disparut. On ne doit sans
doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de l'antiquité nous fournisse la
date exacte de ce grand changement. Il est probable qu'il n'a pas eu de date,
parce qu'il ne s'est pas accompli en une année. Il s'est fait à la longue,
d'abord dans une famille, puis dans une autre, et peu à peu dans toutes. Il
s'est achevé sans qu'en s'en fût pour ainsi dire aperçu. On peut bien croire
aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond de l'indivisibilité du
patrimoine au partage égal entre les frères. Il y eut vraisemblablement entre
ces deux régimes une transition. Les choses se passèrent peut-être en Grèce
et en Italie comme dans l'ancienne société hindoue, où la loi religieuse,
après avoir prescrit l'indivisibilité du patrimoine, laissa le père libre
d'en donner quelque portion à ses fils cadets, puis, après avoir exigé que
l'aîné eût au moins une part double, permit que le partage fût fait
également, et finit même par le recommander. Mais sur tout cela nous n'avons
aucune indication précise. Un seul point est certain, c'est que le droit
d'aînesse a existé à une époque ancienne et qu'ensuite il a disparu. Ce
changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière dans
toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint assez
longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au huitième
siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une certaine
préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a subsisté
jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a disparu qu'à
la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à Marseille,
les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois l'autorité
paternelle et le privilège de l'aîné (31). A partir de ce moment, telle cité
grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine d'hommes jouissant des
droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou six cents. Tous les membres
des familles aristocratiques furent citoyens et l'accès des magistratures et du
Sénat leur fut ouvert. Il n'est pas possible de dire à quelle époque le
privilège de l'aîné a disparu à Rome. Il est probable que les rois, au
milieu de leur lutte contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le
supprimer et pour désorganiser ainsi les gentes. Au début de la
république, nous voyons cent nouveaux membres entrer dans le Sénat ; Tite-Live
croit qu'ils sortaient de la plèbe, mais il n'est pas possible que la
domination si dure du patriciat ait commencé par une concession de cette
nature. Ces nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes.
Ils n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat ; on appelait
ceux-ci patres (chefs de famille) ; ceux-là furent appelés conscripti
(choisis (32)). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de croire
que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de famille,
appartenaient à des branches cadettes des gentes patriciennes ? On peut
supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et énergique,
n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères qu'à la
condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques. Elle acquit
ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la même classe conquit
par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille. Le droit d'aînesse
disparut donc partout : révolution considérable qui commença à transformer
la société. La gens italienne et le g¡now
hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se
séparèrent ; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son
domicile, ses intérêts à part, son indépendance. Singuli singulas
familias incipiunt habere, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue
latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque : familiam
ducere, disait-on de celui qui se détachait de la gens et allait
faire souche à part, comme on disait ducere coloniam de celui qui
quittait la métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui
s'était ainsi séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre,
qu'il avait sans doute allumé au foyer commun de la gens, comme la
colonie allumait le sien au prytanée de la métropole La gens ne
conserva plus qu'une sorte d'autorité religieuse à l'égard des différentes
familles qui s'étaient détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur
leurs cultes. Il ne leur fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de
cette gens ; elles continuèrent à porter son nom ; à des jours fixés,
elles se réunirent autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou
la divinité protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux
et il est probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui
resta longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes. Ce
démembrement de la gens eut de graves conséquences. L'antique famille
sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement constitué, si
puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution prépara et rendit plus
faciles d'autres changements.
LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.
1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est transformée.
Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui a
très certainement modifié la constitution de la famille et de la société
elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef unique,
deux classes de rang inégal : d'une part, les branches cadettes, c'est-à-dire
les individus naturellement libres; de l'autre, les serviteurs ou clients,
inférieurs par la naissance, mais rapprochés du chef par leur participation au
culte domestique. De ces deux classes, nous venons de voir la première sortir
de son état d'infériorité ; la seconde aspire aussi de bonne heure à
s'affranchir. Elle y réussit à la longue ; la clientèle se transforme et
finit par disparaître. Immense changement que les écrivains anciens ne nous
racontent pas. C'est ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous
disent pas comment la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il
y a eu dans l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de
révolutions dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les
écrivains ne les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient
lentement, d'une manière insensible, sans luttes visibles; révolutions
profondes et cachées qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il
en parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des générations
mêmes qui y travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps
après qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un
peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient
évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est
accomplie. Si l'on s'en rapportait au tableau que les écrivains nous tracent de
la clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge
d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en
justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à
l'éducation de ses enfants ? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye ses dettes, qui
donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon ? Mais il n'y a pas tant de
sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée et le
dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une autre
idée de la clientèle et du patronage. Ce que nous savons avec le plus de
certitude sur le client, c'est qu'il ne peut pas se séparer du patron ni en
choisir un autre, et qu'il est attaché de père en fils à une famille. Ne
saurions-nous que cela, ce serait assez pour croire que sa condition ne devait
pas être très douce. Ajoutons que le client n'est pas propriétaire du sol ;
la terre appartient au patron qui, comme chef d'un culte domestique et aussi
comme membre d'une cité, a seul qualité pour être propriétaire. Si le client
cultive le sol, c'est au nom et au profit du maître. Il n'a même pas la
propriété des objets mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en
est que le patron peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou
sa rançon. Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la
subsistance, à lui et à ses enfants ; mais en retour il doit son travail au
patron. On ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave ; mais il a un
maître auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute
chose. Toute sa vie il est client, et ses fils les ont après lui. Il y a
quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du moyen âge.
A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est pas le même.
Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui s'exerce sur la terre
et sur l'homme à la fois ; pour le client, ce principe est la religion
domestique à laquelle il est attaché sous l'autorité du patron qui en est le
prêtre. D'ailleurs pour le client et pour le serf la subordination est la même
; l'un est lié à son patron comme l'autre l'est à son seigneur ; le client ne
peut pas plus quitter la gens que le serf la glèbe. Le client, comme le serf,
reste soumis à un maître de père en fils. Un passage de Tite-Live fait
supposer qu'il lui est interdit de se marier hors de la gens, comme il
l'est au serf de se marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut
pas contracter mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre
le sol que le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut
le faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage revient
de droit au patron, de même que la succession du serf appartient au seigneur.
Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner
à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous cette
autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps et par son
âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au patron, mais des
devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y a pas de sanction. Le
client ne voit rien qui le protège ; il n'est pas citoyen par lui-même ; s'il
veut paraître devant le tribunal de la cité, il faut que son patron le
conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi ? Il n'en connaît pas les
formules sacrées ; les connaîtrait-t-il, la première loi pour lui est de ne
jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans le patron nulle justice ;
contre le patron nul recours. Ce client n'existe pas seulement à Rome ; on le
trouve chez les Sabins et les Étrusques, faisant partie de la manus de
chaque chef. Il a existé dans l'ancien g¡now
hellénique aussi bien que dans la gens italienne. Il est vrai qu'il ne faut pas
le chercher dans les cités doriennes, où le régime du g¡now
a disparu de bonne heure et où les vaincus sont attachés, non à la famille
d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le trouvons à Athènes et dans les
cités ioniennes et éoliennes sous le nom de thète ou de pélate. Tant que
dure le régime aristocratique, ce thète ne fait pas partie de la cité ;
enfermé dans le g¡now
dont il ne peut sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même
caractère et la même autorité que le patron romain. On peut bien présumer
que de bonne heure il y eut de la haine, entre le patron et le client. On se
figure sans peine ce qu'était l'existence dans cette famille où l'un avait
tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit, où l'obéissance sans réserve et
sans espoir était tout à côté de l'omnipotence sans frein, où le meilleur
maître avait ses emportements et ses caprices, où le serviteur le plus
résigné avait ses rancunes, ses gémissements et ses colères. Ulysse est un
bon maître voyez quelle affection paternelle il porte à Eumée et à
Philoetios. Mais il fait mettre à mort un serviteur qui l'a insulté sans le
reconnaître, et des servantes qui sont tombées dans le mal auquel son absence
même les a exposées. De la mort des prétendants il est responsable vis-à-vis
de la cité; mais de la mort des serviteurs personne ne lui demande compte. Dans
l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle avait pu
se former et se maintenir. La religion domestique était alors toute-puissante
sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit héréditaire,
apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré. Plus qu'un homme,
il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa bouche sortait la
prière puissante, la formule irrésistible qui attirait la faveur ou la colère
de la divinité. Devant une telle force il fallait s'incliner ; l'obéissance
était commandée par la foi et la religion. D'ailleurs comment le client
aurait-il eu la tentation de s'affranchir ? Il ne voyait pas d'autre horizon que
cette famille a laquelle tout l'attachait. En elle seule il trouvait une vie
calme, une subsistance assurée ; en elle seule, s il avait un maître, il avait
aussi un protecteur ; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût
approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette famille,
c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de tout droit ;
c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier. Mais la cité étant
fondée, les clients des différentes familles pouvaient se voir, se parler, se
communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, comparer les différents maîtres
et entrevoir un sort meilleur. Puis leur regard commençait à s'étendre au
delà de l'enceinte de la famille. Ils voyaient qu'en dehors d'elle il existait
une société, des règles, des lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir
de la famille n'était donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation
devenait chaque jour plus forte ; la clientèle semblait un fardeau de plus en
plus lourd, et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime
et sainte. Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être
libres. Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une
insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée,
elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille. C'est
là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté d'énergiques
efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression implacable. Il se
déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique histoire qu'il est
impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que les
efforts de la classe inférieure ne furent pas sans résultats. Une nécessité
invincible obligea peu à peu les maîtres à céder quelque chose de leur
omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de paraître juste aux sujets, il faut
encore du temps pour qu'elle cesse de le paraître aux maîtres ; mais cela
vient à la longue, et alors le maître, qui ne croit plus son autorité
légitime, la défend mal ou finit par y renoncer. Ajoutez que cette classe
inférieure était utile, que ses bras, en cultivant la terre, faisaient la
richesse du maître, et en portant les armes, faisaient sa force au milieu des
rivalités des familles ; qu'il était donc sage de la satisfaire et que
l'intérêt s'unissait à l'humanité pour conseiller des concessions. Il
paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A l'origine
ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le domaine commun.
Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre particulier. Le client dut
se trouver déjà plus heureux. Sans doute il travaillait encore au profit du
maître ; la terre n'était pas à lui, c'était plutôt lui qui était à elle.
N'importe, il la cultivait de longues années de suite et il l'aimait. Il
s'établissait entre elle et lui, non pas ce lien que la religion de la
propriété avait créé entre elle et le maître mais un autre lien, celui que
le travail et la souffrance même peuvent former entre l'homme qui donne sa
peine et la terre qui donne ses fruits.
Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais
pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut d'abord
variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. Ses sueurs
trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois plus libre et
plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien, assignaient des portions de
terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent été leurs propres enfants (33). » On lit de même dans l'Odyssée : « Un maître bienveillant donne à
son serviteur une maison et une terre; » et Eumée ajoute : « une épouse
désirée, » parce que le client ne peut pas encore se marier sans la volonté
du maître, et que c'est le maître qui lui choisit sa compagne. Mais ce champ
où s'écoulait désormais sa vie, où était tout son labeur et toute sa
jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client n'avait pas en lui
le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait devenir la propriété d'un
homme. Le lot qu'il occupait, continuait à porter la borne sainte, le dieu
Terme que la famille du maître avait autrefois posé. Cette borne inviolable
attestait que le champ, uni à la famille du maître par un lien sacré, ne
pourrait jamais appartenir en propre au client affranchi. En Italie, le champ et
la maison qu'occupait le villicus, client du patron, renfermait un foyer,
un Lar familiaris ; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était
le foyer du maître (34). Cela établissait à la fois le droit de propriété
du patron et la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du
patron, suivait encore son culte. Le client, devenu possesseur, souffrit de ne
pas être propriétaire et aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire
disparaître de ce champ, qui semblait bien à lui par le droit du travail, la
borne sacrée qui en faisait à jamais la propriété de l'ancien maître. On
voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but ; par quels
moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps, et d'efforts pour y
parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans
l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se
produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de la
glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs
abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent a la longue en paysans
propriétaires.
2° La clientèle disparaît à Athènes : oeuvre de Solon.
Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes.
Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du g¡now
; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune avait recommencé
à former un petit État qui avait pour chef un eupatride et pour sujets la
foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé lourdement sur la population
athénienne ; car elle en conserva un mauvais souvenir. Le peuple s'estima si
malheureux que l'époque précédente lui parut avoir été une sorte d'âge
d'or ; il regretta les rois ; il en vint à s'imaginer que sous la monarchie il
avait été heureux et libre, qu'il avait joui alors de l'égalité, et que
c'était seulement à partir de la chute des rois que l'inégalité et la
souffrance avaient commencé. Il y avait là une illusion comme les peuples en
ont souvent ; la tradition populaire plaçait le commencement de l'inégalité
là où le peuple avait commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette
sorte de servage, qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on
la faisait dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois
senti le poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est
pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la
clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur tort
; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les
acceptaient sans gémir ; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. Les
eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs que
n'avaient été leurs ancêtres ; ils furent pourtant détestés davantage.
Il paraît que même sous la domination de cette aristocratie, la condition
de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit clairement
cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la seule condition de
payer une redevance qui était fixée au sixième de la récolte. Ces hommes
étaient ainsi presque émancipés ; ayant un chez soi et n'étant plus sous les
yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et travaillaient à leur profit.
Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort
s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité.
N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité les
touchait sans doute médiocrement ; mais ne pas pouvoir devenir propriétaires
du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait bien davantage.
Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur condition présente,
manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment possesseurs du sol, pourtant
aucune loi formelle ne leur assurait ni cette possession ni l'indépendance qui
en résultait. On voit dans Plutarque que l'ancien patron pouvait ressaisir son
ancien serviteur ; si la redevance annuelle n'était pas payée ou pour toute
autre cause, ces hommes retombaient dans une sorte d'esclavage. De graves
questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite de quatre ou
cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de la classe
inférieure restassent dans cette position instable et irrégulière vers
laquelle un progrès insensible les avait conduits; et alors de deux choses
l'une, ou perdant cette position, ils devaient retomber dans les liens de la
dure clientèle, ou décidément affranchis par un progrès nouveau, ils
devaient monter au rang de propriétaires du sol et d'hommes libres. On peut
deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur, ancien client, de
résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce ne fut pas une guerre
civile ; aussi les annales athéniennes n'ont-elles conservé le souvenir
d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans chaque bourgade, dans chaque
maison, de père en fils. Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse
suivant la nature du sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où
l'eupatride avait son principal domaine et où il était toujours présent, son
autorité se maintint a peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui
étaient toujours sous ses yeux ; aussi les pédiéens se montrèrent-ils
généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient
péniblement le flanc de la montagne, les diacriens, plus loin du
maître, plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux,
renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une ferme
volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-la qui s'indignaient de
voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de sentir « leur
terre esclave (35). » Quant aux habitants des cantons voisins de la mer, aux paraliens,
la propriété du sol les tentait moins ; ils avaient la mer devant eux, et le
commerce et l'industrie. Plusieurs étaient devenus riches, et avec la richesse
ils étaient à peu près libres. Ils ne partageaient donc pas les ardentes
convoitises des diacriens et n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour
les eupatrides. Mais ils n'avaient pas non plus la lâche résignation des
pédiéens ; ils demandaient plus de stabilité dans leur condition et des
droits mieux assurés. C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la
mesure du possible. Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les
anciens ne nous font connaître que très imparfaitement, mais qui paraît en
avoir été la partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de
l'Attique étaient encore réduits à la possession précaire du sol et
pouvaient même retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette
nombreuse classe d'hommes ne se retrouve plus : le droit de propriété est
accessible à tous ; il n'y a plus de servitude pour l'Athénien ; les familles
de la classe inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles
eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que
Solon. Il est vrai que si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon
n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au créancier
le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à ce qu'un
écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces dettes qui
troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la Grèce et de
l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon une telle
circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et d'emprunteurs.
Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il y avait alors fort
peu de commerce ; l'échange des créances était inconnu et les emprunts
devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui n'était propriétaire de
rien. aurait-il emprunté ? Ce n'est guère l'usage, dans aucune société, de
prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi des traducteurs de
Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que l'emprunteur engageait sa
terre. Mais en supposant que cette terre fût sa propriété, il n'aurait pas pu
l'engager ; car le système des hypothèques n'était pas encore connu en ce
temps-là et était en contradiction avec la nature du droit de propriété.
Dans ces débiteurs dont Plutarque nous parle, il faut voir les anciens clients
; dans leurs dettes, la redevance annuelle qu'ils doivent payer aux anciens
maîtres; dans la servitude où ils tombent, s'ils ne payent pas, l'ancienne
clientèle qui les ressaisit. Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus
probablement, en réduisit le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt
facile ; il ajouta qu'à l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber
le laboureur en servitude. Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus
possesseurs du sol, ne pouvaient pas en devenir propriétaires; car sur leur
champ se dressait toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron.
Pour l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette
borne disparût. Solon la renversa : nous trouvons le témoignage de cette
grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même : « C'était une oeuvre
inespérée, dit-il ; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste la
déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les bornes,
la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En faisant cela,
Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait mis de côté
l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme immobile,
retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché la terre à la
religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec l'autorité de
l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il pouvait dire dans ses
vers : « Ceux qui sur cette terre subissaient la cruelle servitude et
tremblaient devant un maître, je les ai faits libres. » Il est probable que ce
fut cet affranchissement que les contemporains de Solon appelèrent du nom de seisaxyeÛa
(secouer le fardeau). Les générations suivantes qui, une fois habituées à la
liberté, ne voulaient ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été
serfs, expliquèrent ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des
dettes. Mais il a une énergie qui nous révèle une plus grande révolution.
Ajoutons-y cette phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre
de Solon, dit simplement : « Il fit cesser l'esclavage du peuple (36).
»
3° Transformation de la clientèle à Rome.
Cette guerre entre les clients et les patrons a rempli aussi une longue période
de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien, parce qu'il
n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des institutions;
d'ailleurs les annales des pontifes et les documents analogues où avaient
puisé les anciens historiens que Tite-Live compulsait, ne devaient pas donner
le récit de ces luttes domestiques. Une chose du moins est certaine. Il y a eu,
à l'origine de Rome, des clients ; il nous est même resté des témoignages
très précis de la dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs
siècles après, nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom
existe encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des
clients de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se
disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule. Il y a quelqu'un
qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi. Pas plus à la fin de
la république qu'aux premiers temps de Rome, l'homme en sortant de la servitude
ne devient immédiatement homme libre et citoyen. Il reste soumis au maître.
Autrefois on l'appelait client, maintenant on l'appelle affranchi ; le nom seul
est changé. Quant au maître, son nom même ne change pas ; autrefois on
l'appelait patron, c'est encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme
autrefois le client, reste attaché à la famille ; il en porte le nom, aussi
bien que l'ancien client. Il dépend de son patron ; il lui doit non seulement
de la reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la
mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait sur son
client ; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude (37).
L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il n'y a
qu'une différence : on était client autrefois de père en fils ; maintenant la
condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la troisième
génération. La clientèle n'a donc pas disparu ; elle saisit encore l'homme au
moment où la servitude le quitte ; seulement, elle n'est plus héréditaire.
Cela seul est déjà un changement considérable ; il est impossible de dire à
quelle époque il s'est opéré. On peut bien discerner les adoucissements
successifs qui furent apportés au sort du client, et par quels degrés il est
arrivé au droit de propriété. A l'origine le chef de la gens lui
assigne un lot de terre à cultiver (38). Il ne
tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot, moyennant qu'il contribue
à toutes les dépenses qui incombent à son ancien maître. Les dispositions si
dures de la vieille loi qui l'obligent à payer la rançon du patron, la dot de
sa fille, ou ses amendes judiciaires, prouvent du moins qu'au temps où cette
loi fut écrite il était déjà possesseur viager du sol. Le client fait
ensuite un progrès de plus : il obtient le droit, en mourant, de transmettre le
lot à son fils ; il est vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au
patron. Mais voici un progrès nouveau : le client qui ne laisse pas de fils,
obtient le droit de faire un testament. Ici la coutume hésite et varie ;
tantôt le patron reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur
est respectée tout entière ; en tout cas, son testament n'est jamais sans
valeur (39). Ainsi le client, s'il ne peut pas
encore se dire propriétaire, a du moins une jouissance aussi étendue qu'il est
possible.
Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun
document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont
définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de
Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les
premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a
grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius ; peut-être
même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on ne
peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis ; car
il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner à
leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela consenti à
leur donner des droits civils. Il ne paraît pas que la révolution qui
affranchit les clients à Rome, se soit achevée d'un seul coup comme à
Athènes. Elle s'accomplit fort lentement et d'une manière presque
imperceptible, sans qu'aucune loi formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de
la clientèle se relâchèrent peu à peu et le client s'éloigna insensiblement
du patron.
Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients : il changea
l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus, en
curies, en gentes ; c'était la division patricienne ; chaque chef de
gens était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en centuries ;
chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le client ne marcha
plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour chef dans le combat
et qu'il prit l'habitude de l'indépendance.
Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. Auparavant
l'assemblée se partageait en curies et en gentes, et le client, s'il
votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par centuries étant
établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne se trouva plus dans
le même cadre que son patron. Il est vrai que la vieille loi lui commanda
encore de voter comme lui ; mais comment vérifier son vote ! C'était beaucoup
que de séparer le client du patron dans les moments les plus solennels de la
vie, au moment du combat et au moment du vote. L'autorité du patron se trouva
fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut de jour en jour plus contesté. Dès
que le client eut goûté à l'indépendance, il la voulut tout entière Il
aspira à se détacher de la gens et à entrer dans la plèbe, où l'on
était libre. Que d'occasions se présentaient ! Sous les rois, il était sûr
d'être aidé par eux, car ils ne demandaient pas mieux que d'affaiblir les gentes.
Sous la république, il trouvait la protection de la plèbe elle-même et des
tribuns. Beaucoup de clients s'affranchirent ainsi et la gens ne put pas les
ressaisir. Les Marcellus paraissent être une branche ainsi détachée de la gens
Claudia ; leur nom était Claudius ; mais ils n'étaient pas patriciens. Libres
de bonne heure, enrichis pas des moyens qui nous sont inconnus, ils
s'élevèrent d'abord aux dignités de la plèbe, plus tard à celles de la
cité. Pendant plusieurs siècles, la gens Claudia parut avoir oublié ses
anciens droits sur eux. Un jour pourtant, au temps de Cicéron, elle s'en
souvint inopinément. Un affranchi ou client des Marcellus était mort et
laissait un héritage qui devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens
prétendirent que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas
avoir eux-mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et
leur héritage, dans les mains du chef de la gens patricienne, seul capable
d'exercer le patronage. Ce procès étonna fort le public et embarrassa les
jurisconsultes ; Cicéron trouva la question fort obscure (40).
Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt et les Claudius auraient
gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel ils fondaient
leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et que le tribunal put
bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne clientèle n'existait plus.
TROISIÈME RÉVOLUTION : LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITE.
1° Histoire générale de cette révolution.
Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de la
famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité. L'ancienne
famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le droit d'aînesse
ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur ; les clients s'étant
pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus grande partie de ses
sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient plus répartis dans les gentes
; vivant en dehors d'elles, ils formèrent entre eux un corps. Par là, la cité
changea d'aspect ; au lieu qu'elle avait été précédemment un assemblage
faiblement lié d'autant de petits États qu'il y avait de familles, l'union se
fit, d'une part entre les membres patriciens des gentes, de l'autre entre
les hommes de rang inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence,
deux sociétés ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une
lutte obscure dans chaque famille ; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte.
Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité fût
maintenue, et que le gouvernement comme le sacerdoce, restât dans les mains des
familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières qui la
plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société politique.
Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de
naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force
matérielle était tombée ; mais il lui restait le prestige de sa religion, son
organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, son
orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit ; en se défendant, elle
croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui que son grand nombre.
Il était gêné pur une habitude de respect dont il ne lui était pas facile de
se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs ; tout principe d'organisation
lui manquait. Il était, à l'origine, une multitude sans lien plutôt qu'un
corps bien constitué et vigoureux. Si nous nous rappelons que les hommes
n'avaient pas trouvé d'autre principe d'association que la religion
héréditaire des familles, et qu'ils n'avaient pas l'idée d'une autorité qui
ne dérivât pas du culte, nous comprendrons aisément que cette plèbe, qui
était en dehors du culte et de la religion, n'ait pas pu former d'abord une
société régulière, et qu'il lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en
elle les éléments d'une discipline et les règles d'un gouvernement. Cette
classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre moyen de
combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie. Dans les villes où la
classe populaire était déjà formée au temps des anciens rois, elle les
soutint de toute la force dont elle disposait, et les encouragea à augmenter
leur pouvoir. A Rome, elle exigea le rétablissement de la royauté après
Romulus ; elle fit nommer Hostilius ; elle fit roi Tarquin l'ancien ; elle aima
Servius et elle regretta Tarquin le Superbe. Lorsque les rois eurent été
partout vaincus et que l'aristocratie devint maîtresse, le peuple ne se borna
pas à regretter la monarchie ; il aspira à la restaurer sous une forme
nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, il réussit généralement à
se donner des chefs ; ne pouvant pas les appeler rois, parce que ce titre
impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne pouvait être porté que par
des familles sacerdotales, il les appela tyrans (41).
Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas
emprunté à la langue de la religion ; on ne pouvait pas l'appliquer aux dieux,
comme on faisait du mot roi ; on ne le prononçait pas dans les prières. Il
désignait en effet quelque chose de très nouveau parmi les hommes, une
autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la religion n'avait pas
établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque marque l'apparition d'un
principe que les générations précédentes n'avaient pas connu l'obéissance
de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y avait eu d'autres chefs d'État que
ceux qui étaient les chefs de la religion ; ceux-là seuls commandaient à la
cité, qui faisaient le sacrifice et invoquaient les dieux pour elle ; en leur
obéissant, on n'obéissait qu'à la loi religieuse et on ne faisait acte de
soumission qu'à la divinité. L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à
cet homme par d'autres hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine,
cela avait été inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le
jour où les classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et
cherchèrent un gouvernement nouveau.
Citons quelques exemples. A Corinthe, « le peuple supportait avec peine la
domination des Bacchides ; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait et
voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à l'affranchissement,
» s'offrit à être ce chef ; le peuple l'accepta, le fit tyran, chassa les
Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un certain Thrasybule ;
Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous trouvons des tyrans à
Argos, à Épidaure, à Mégare au sixième siècle ; Cicyone en a eu durant
cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs d'Italie, on voit des tyrans
à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A Syracuse, en 485, la classe
inférieure se rendit maîtresse de la ville et chassa la classe aristocratique
; mais elle ne put ni se maintenir ni se gouverner, et au but d'une année elle
dut se donner un tyran (42). Partout ces tyrans,
avec plus ou moins de violence, avaient la même politique. Un tyran de Corinthe
demandait un jour à un tyran de Milet des conseils sur le gouvernement.
Celui-ci pour toute réponse coupa les épis de blé qui dépassaient les
autres. Ainsi leur règle de conduite était d'abattre les hautes têtes et de
frapper l'aristocratie en s'appuyant sur le peuple. La plèbe romaine forma
d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle essaya ensuite de faire des
tyrans et jeta les yeux tour à tour sur Publicola, sur Spurius Cassius, sur
Manlius. L'accusation que le patriciat adresse si souvent à ceux des siens qui
se rendent populaires, ne doit pas être une pure calomnie. La crainte des
grands atteste les désirs de la plèbe.
Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à
relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce
régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La
monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais ce
gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait sur
aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des populations. On se
donnait un tyran pour le besoin de la lutte ; on lui laissait ensuite le pouvoir
par reconnaissance ou par nécessité ; mais lorsque quelques années s'étaient
écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s'était effacé, on
laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n'eut jamais l'affection des Grecs ;
ils ne l'acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que
le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se
gouverner lui-même. La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des
progrès qui s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir
d'une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre
ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La
terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se portaient
vers le beau et vers le luxe ; même les arts naissaient ; alors l'industrie et
le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse
mobilière ; on frappa des monnaies ; l'argent parut. Or l'apparition de
l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas soumis aux mêmes
conditions de propriété que la terre ; il était, suivant l'expression du
jurisconsulte, res nec mancipi ; il pouvait passer de main en main sans
aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La
religion, qui avait marqué le solde son empreinte, ne pouvait rien sur
l'argent. Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre
occupation que celle de cultiver la terre : il y eut des artisans, des
navigateurs, des chefs d'industrie, des commerçants ; bientôt il y eut des
riches parmi eux. Singulière nouveauté ! Auparavant les chefs des gentes
pouvaient seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des
plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui
enrichissait l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride ; dans beaucoup de
cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps
aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se
déplace, les rangs sont bien près d'être renversés. Une autre conséquence
de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs
s'établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles
furent en vue ; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple
une sorte d'aristocratie ; ce n'était pas un mal ; le peuple cessa d'être une
masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs
en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les
patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie
plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la
richesse acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur
personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui en
souhaitant les améliorations redoute les aventures. La plèbe se laissa guider
par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à avoir des
tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les éléments d'un
gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous
le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation sociale. Il y a encore un
changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à
grandir ; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire. Dans les premiers
siècles de l'histoire des cités, la force des armées était dans la
cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à
cheval ; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l'ancienne
aristocratie s'était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval (43)
; même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les
celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient
tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l'arme noble.
Mais peu à peu l'infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la
fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de
résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang
dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles
; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or
les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la
marine prit de l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer
et que le destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs,
c'est-à dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre
une société l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une
légitime influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en
rapport avec la nature et la composition de ses armées. Enfin la classe
inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans
le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de
notre nature et qui nous fait un besoin de l'adoration et de la prière. Ils
souffraient donc de se voir écarter de la religion par l'antique principe qui
prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier
ne se transmît qu'avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte. Il
est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent, des
moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se
présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret
de chaque intelligence ; nous n 'en pouvons apercevoir que les résultats.
Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût osé
l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu sacré ;
alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son
sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans
avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité ; à Rome, ceux
qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient
leur sacrifice annuel au dieu Quirinus (44). Quand
la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe
inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un
sur l' Aventin, qui était consacré à Diana ; elle avait le temple de la
pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle,
envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par la
plèbe ; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception
ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets
sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi
Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût
l'occasion de faire des sacrifices; de même les Pisistratides dressèrent des
hermès dans les rues et sur les places d'Athènes (45).
Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans
culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put
prier ; c'était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité
de l'homme. Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents
progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand
elle eut tout ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force,
quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque
chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et
politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. L'entrée
de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième
au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de l'Italie. Les
efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même
manière ni par les mêmes moyens. Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort,
s'est insurgé ; les armes à la main, il a forcé les portes de la ville où il
lui était interdit d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les
grands et a occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter
l'égalité des droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à
Milet. Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes
à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers
progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors
un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit à
Athènes. Ailleurs, la classe inférieure, sans secousses et sans
bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des
membres de la cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par
l'admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval.
Plus tard on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin
peu à peu à la démocratie (46). Dans quelques
villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut l'oeuvre des rois ; il
en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut l'oeuvre des tyrans populaires ;
c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie
reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe
inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A
Samos, l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en
affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer toutes
les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est accomplie. Le
résultat a été partout le même : la classe inférieure a pénétré dans la
cité et a fait partie du corps politique. Le poète Théognis nous donne une
idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que
dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe
des bons, ŽgayoÛ; c'est
en effet le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il
appelle l'autre la classe des mauvais, kakoÛ
; c'est encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe
inférieure. Cette classe, le poète nous décrit sa condition ancienne : «
elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois ; » c'est assez dire
qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces
hommes d'approcher de la ville ; « ils vivaient en dehors comme des bêtes
sauvages. » Ils n'assistaient pas aux repas religieux ; ils n'avaient pas le
droit de se marier dans les familles des bons. Mais que tout cela est changé !
Les rangs ont été bouleversés, « les mauvais ont été mis au-dessus des
bons. » La justice est troublée ; les antiques lois ne sont plus, et des lois
d'une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l'unique
objet des désirs des hommes, parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race
noble épouse la fille du riche plébéien et le mariage confond les races. »
Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de
résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens, il
n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il n'espère pas
le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa cause ; il accepte la
défaite, mais il garde le sentiment de son droit. A ses yeux, la révolution
qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils de l'aristocratie, il lui
semble que cette révolution n'a pour elle ni la justice ni les dieux et qu'elle
porte atteinte à la religion. « Les dieux, dit-il, ont quitté la terre ; nul
ne les craint. La race des hommes pieux a disparu ; on n'a plus souci des
Immortels. »Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi,
c'est par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la
tradition sainte, » et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain : la tradition
même va se flétrir ; les fils des nobles vont oublier leur noblesse ; bientôt
on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes, ils boiront
à leurs fêtes et mangeront à leur table ; » ils adopteront bientôt leurs
sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui reste à
l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.
En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les grandes
familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et la mémoire
des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui s'amusèrent à
compter leurs aïeux ; mais on riait de ces hommes. On garda l'usage d'inscrire
sur quelques tombes que le mort était de noble race ; mais nulle tentative ne
fut faite pour relever un régime à jamais tombé. Isocrate dit avec vérité
que de son temps les grandes familles d'Athènes n'existaient plus que dans
leurs tombeaux.
Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle
était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le nombre des
citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent l'égalité. Plus
tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette foule qui pendant
des siècles était restée en dehors de l'association religieuse et politique,
quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée de la ville, renversa les
barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la cité, où aussitôt elle fut
maîtresse.
2° Histoire de cette révolution à Athènes.
Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes
pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette ; on
n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes inférieures et
que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.
L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes certains
qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition d’un
eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste et à se
faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter l'entreprise ; mais
l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides mirent en usage toutes
les ressources de leur religion. En vain ils dirent que les dieux étaient
irrités et que des spectres apparaissaient. En vain ils purifièrent la ville
de tous les crimes du peuple et élevèrent deux autels à la Violence et à
l'Insolence, pour apaiser ces deux divinités dont l'influence maligne avait
troublé les esprits (47). Tout cela ne servit de
rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit venir de Crète le
pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils d'une déesse ; on
lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires ; on espérait, en
frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion et fortifier par
conséquent l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut pas ; la religion des
eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il persista à réclamer des
réformes.
Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la montagne
et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude guerre aux
eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les trois partis
s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces querelles et de
prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare fortune d'appartenir à
la fois aux eupatrides par sa naissance et aux commerçants par les occupations
de sa jeunesse. Ses poésies nous le montrent comme un homme tout à fait
dégagé des préjugés de sa caste ; par son esprit conciliant, par son goût
pour la richesse et pour le luxe, par son amour du plaisir, il est fort
éloigné des anciens eupatrides et il appartient à la nouvelle Athènes.
Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la
vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée sur
elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans l'état
social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait que les
classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de Solon
lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce bouclier,
c'étaient des droits politiques.
Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement connue;
il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie de
l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls
eupatrides ; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de
l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes les
anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, direction
de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela avec l'homme de
la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il n'était tenu aucun
compte des droits de la naissance ; il y avait encore des classes, mais elles
n'étaient plus distinguées que par la richesse. Dès lors la domination des
eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus rien, à moins qu'il ne fût riche
; il valut par sa richesse et non pas par sa naissance. Désormais le poète put
dire : « dans la pauvreté l'homme noble n'est plus rien ; » et le peuple
applaudit au théâtre cette boutade du comique : « De quelle naissance est cet
homme ? — Riche, ce sont là aujourd'hui les nobles (48).
» Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis, les
eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui
souffraient encore de l'inégalité.
A peine Solon avait-il achevé son oeuvre que l'agitation recommença. « Les
pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. » Le
gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des
eupatrides. D'ailleurs en voyant que les eupatrides pouvaient encore être
archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait pas
été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines ; or le peuple
avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de gouvernement sous
lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le règne de
l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques, il voulut un
tyran.
Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition personnelle,
promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. Un jour il parut
dans l'assemblée et prétendant qu'on l'avait blessé, il demanda qu'on lui
donnât une garde. Les hommes des premières classes allaient lui répondre et
dévoiler le mensonge, mais « la populace était prête à en venir aux mains
pour soutenir Pisistrate ; ce que voyant, les riches s'enfuirent en désordre.
» Ainsi l'un des premiers actes de l'assemblée populaire récemment instituée
fut d'aider un homme à se rendre maître de la patrie.
Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune
entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut au contraire pour
principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la grande réforme
sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides ne s'en relevèrent
jamais.
Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté ; deux fois la
coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il reprit le
pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut l'intervention
d'une armée spartiate dans l'Attique pour faire cesser la domination de cette
famille.
L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des
Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non seulement elle n'y réussit
pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été porté.
Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que cette
classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois générations, trouva
le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui restait encore de force.
Solon, en changeant la constitution politique, avait laissé subsister toute la
vieille organisation religieuse de la société athénienne. La population
restait partagée en deux ou trois cents g¡nh, en
douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes il y avait encore,
comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire, un prêtre qui était
un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. Tout cela était le
reste d'un passé qui avait peine à disparaître ; par là, les traditions, les
usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu dans l'ancien état
social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis par la religion , et
ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire la puissance des
grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres deux classes d'hommes,
d'une part les eupatrides qui possédaient héréditairement le sacerdoce et
l'autorité, de l'autre les hommes d'une condition inférieure, qui n'étaient
plus serviteurs ni clients, mais qui étaient encore retenus sous l'autorité de
l'eupatride par la religion. En vain la loi de Solon disait que tous les
Athéniens étaient libres. La vieille religion saisissait l'homme au sortir de
l'Assemblée où il avait librement voté, et lui disait : Tu es lié à un
eupatride par le culte ; tu lui dois respect, déférence, soumission ; comme
membre d'une cité, Solon t'a fait libre ; mais comme membre d'une tribu, tu
obéis à un eupatride ; comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride
pour chef ; dans la famille même, dans le g¡now
où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux pas sortir, tu retrouves encore
l'autorité d'un eupatride. A quoi servait-il que la loi politique eût fait de
cet homme un citoyen, si la religion et les moeurs persistaient à en faire un
client ? Il est vrai que depuis plusieurs générations beaucoup d'hommes se
trouvaient en dehors de ces cadres, soit qu'ils fussent venus de pays
étrangers, soit qu'ils se fussent échappés du g¡now
et de la tribu pour être libres. Mais ces hommes souffraient d'une autre
manière ; ils se trouvaient dans un état d'infériorité morale vis-à-vis des
autres hommes, et une sorte d'ignominie s'attachait à leur indépendance.
Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à
opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en supprimant
les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant par dix tribus
qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.
Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et aux
g¡nh. Dans chacune de ces circonscriptions il y
eut un culte, un prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies
religieuses, des assemblées pour délibérer sur les intérêts communs (49).
Mais les groupes nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels.
D'abord, tous les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait
partie des anciennes tribus et des g¡nh, furent
répartis dans les cadres formés par Clisthènes (50)
: grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en manquaient encore, et qui
faisait entrer dans une association religieuse ceux qui auparavant étaient
exclus de toute association. En second lieu, les hommes furent distribués dans
les tribus et dans les dèmes, non plus d'après leur naissance, comme
autrefois, mais d'après leur domicile. La naissance n'y compta pour rien ; les
hommes y furent égaux et l'on n'y connut plus de privilèges. Le culte, pour la
célébration duquel la nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus
le culte héréditaire d'une ancienne famille ; on ne s'assemblait plus autour
du foyer d'un eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le
dème vénérait comme ancêtre divin ; les tribus eurent de nouveaux héros
éponymes choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé
bon souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux
protecteurs Zeus gardien de l'enceinte et Apollon paternel. Dès lors il n'y
avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le dème
comme il l'avait été dans le g¡now ; il n'y en
avait non plus aucune pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les
nouveaux groupes, la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque
membre put l'exercer à son tour.
Cette réforme fut ce qui acheva de renverser l'aristocratie des eupatrides. A
dater de ce moment, il n'y eut plus de caste religieuse ; plus de privilèges de
naissance, ni en religion ni en politique. La société athénienne était
entièrement transformée (51).
Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus nouvelles, où
tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un fait particulier
à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à Cyrène, à
Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup d'autres cités
grecques (52). De tous les moyens propres à
affaiblir l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que
celui-là. " Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit
Clisthènes chez les Athéniens on établira de nouvelles tribus et de nouvelles
phratries ; aux sacrifices héréditaires des familles on substituera des
sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra autant que possible
les relations des hommes entre eux, en ayant soin de briser toutes les
associations antérieures (53). »Lorsque cette
réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire que l'ancien moule
de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau corps social. Ce
changement dans les cadres que l'ancienne religion héréditaire avait établis
et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du régime religieux de la cité.
3° Histoire de cette révolution à Rome.
La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de la
ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une guerre
perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population nombreuse. Aussi
les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les étrangers, sans avoir égard
à leur origine. Les guerres se succédaient sans cesse, et comme on avait
besoin d'hommes, le résultat le plus ordinaire de chaque victoire était qu'on
enlevait à la ville vaincue sa population pour la transférer à Rome. Que
devenaient ces hommes ainsi amenés avec le butin ?
S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales et patriciennes, le
patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la foule, une partie
entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une partie était reléguée
dans la plèbe.
D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe.
Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation
rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du
Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client qui
réussissait à s'échapper de la gens, devenait un plébéien. Le patricien qui
se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui entraînaient la
déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard était repoussé
par la religion des familles pures, et relégué dans la plèbe.
Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était
engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La royauté et
la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes ennemis.
L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de gouvernement
qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la plèbe était de
briser les vieilles barrières qui l'excluaient de l'association religieuse et
politique. Une alliance tacite s'établit ; les rois protégèrent la plèbe, et
la plèbe soutint les rois.
Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de
Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens
portaient à ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. Sa
première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est vrai,
sur l’ager romanus, mais sur les territoires pris à l'ennemi ; ce
n'était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de
propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver que
le sol d'autrui (54). Ce qui fut plus grave encore,
c'est qu'il publia des lois pour la plèbe, qui n'en avait jamais eu auparavant.
Ces lois étaient relatives pour la plupart aux obligations que le plébéien
pouvait contracter avec le patricien. C'était un commencement de droit commun
entre les deux ordres, et pour la plèbe un commencement d'égalité (55).
Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire
les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients
étaient répartis d'après la naissance, il forma vingt et une tribus nouvelles
où la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous
avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets ; ils furent
les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes tribus, fut
admise dans les tribus nouvelles (56). Cette
multitude jusque-là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun
lien avec la cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation
régulière. La formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés,
marque véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un
foyer et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour
de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de
divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra
les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (compitalia, paganalia),comme
le patricien célébrait les sacrifices de sa gens et de sa curie. Le plébéien
eut une religion.
En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la
lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux que
les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous ceux qui
faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte sacré. Pour la
première fois, tous les hommes, sans distinction de patriciens, de clients, de
plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de cette assemblée mêlée, en
poussant devant lui les victimes et en chantant l'hymne solennel. La cérémonie
achevée, tous se trouvèrent également citoyens.
Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste
sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On ne
connaissait nulle autre distinction que celle que la religion héréditaire
avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui avait pour
principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux grandes
catégories : dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose, dans
l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en cinq
classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le chiffre de leur
fortune (57). Servius introduisait par là un
principe tout nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais
des rangs, comme avait fait la religion.
Servius appliqua cette division de la population romaine au service militaire.
Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans les rangs de la
légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des propriétaires et des citoyens,
il pouvait aussi en faire des légionnaires.
Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies ;
tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, en
firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. Ce ne
fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de chaque
soldat et son poste de bataille ; l'armée était divisée par classes,
exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe, qui
avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins le
bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de la
légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent les
corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en compagnies,
que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit-on, quatre-vingts ;
les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie était à part, et en ce
point encore Servius fit une grande innovation ; tandis que jusque-là les
jeunes patriciens composaient seuls les centuries de cavaliers, Servius admit un
certain nombre de plébéiens, choisis parmi les plus riches, à combattre à
cheval, et il en forma douze centuries nouvelles.
Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la
constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans l'État
s'était accrue ; ils avaient des armes, une discipline, des chefs ; chaque
centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette organisation
militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il est vrai qu'au
retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs, la loi leur défendant
d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais ensuite, au premier signal, les
citoyens se rendaient en armes au Champ de Mars, où chacun retrouvait sa
centurie, son centurion et son drapeau. Or il arriva qu'on eut la pensée de
convoquer l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée
s'étant réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à
sa tête et son drapeau au milieu d'elle, le roi parla, consulta, fit voter. Les
six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens votèrent
d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première classe, et les
autres à la suite. Ainsi se trouva établie l'assemblée centuriate, où
quiconque était soldat avait droit de suffrage, et où l'on ne distinguait
presque plus le plébéien du patricien (58).Toutes
ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. Le
patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son sénat.
Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la richesse,
les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le patriciat, mais
elle grandissait à côté de lui.
Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger Servius
; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut vaincue.
Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle
avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux
plébéiens les terres que Servius leur avait données ; et l'on peut remarquer
que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils étaient
plébéiens (59). Le patriciat remettait donc en
vigueur le vieux principe qui voulait que la religion héréditaire fondât
seule le droit de propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans
religion et sans ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.
Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. Si
le système des classes et 1' assemblée centuriate ne furent pas abolis, c'est
d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser l'armée,
c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de formalités telles que
le patriciat fût toujours le maître des élections. On n'osa pas enlever aux
plébéiens le titre de citoyens ; on les laissa figurer dans le cens. Mais il
est clair que le patriciat, en permettant à la plèbe de faire partie de la
cité, ne partagea avec elle ni les droits politiques, ni la religion, ni les
lois. De nom, la plèbe resta dans la cité; de fait, elle en fut exclue.
N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas qu'ils
aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe. Le
patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier d'un
culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont l'antique
religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément constitutif de toute
société était la gens, avec son culte, son chef héréditaire, sa
clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre chose que la réunion
des chefs des gentes. Il n'entrait pas dans son esprit qu'il pût y avoir
un autre système politique que celui qui reposait sur le culte, d'autres
magistrats que ceux qui accomplissaient les sacrifices publics, d'autres lois
que celles dont la religion avait dicté les saintes formules. Il ne fallait
même pas lui objecter que les plébéiens avaient aussi, depuis peu, une
religion, et qu'ils faisaient des sacrifices aux Lares des carrefours. Car il
eût répondu que ce culte n'avait pas le caractère essentiel de la véritable
religion, qu'il n'était pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des
feux antiques, et que ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût
ajouté que les plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils
n'avaient pas le droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé
tous les principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient
retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur
simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion.
Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire
devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de
gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir social
pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi sainte ne
pouvait pas leur être appliquée ; la justice était un terrain sacré qui leur
était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient. pris sur eux de
régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines règles qui n'avaient
rien de commun avec l'ancienne religion, et que le besoin ou l'intérêt public
avait fait trouver. Mais par la révolution, qui avait chassé les rois, la
religion avait repris l'empire, et il était arrivé forcément que toute la
classe plébéienne avait été rejetée en dehors des lois sociales.
Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres
principes ; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il n'avait
pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas non plus le
moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi au milieu de
Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait pas de lois fixes,
pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le populus,
c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui étaient
restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle vivait la
multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas un corps.
Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre matériel dans
cette population confuse ; les plébéiens obéissaient ; faibles,
généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps patricien.
Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était
celui-ci : comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière ?
Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne
voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la
plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des gentes. Il paraît qu'une
tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita Rome à cette
époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la question plus grave de
la clientèle et du servage. La plèbe romaine, dépouillée de ses terres, ne
pouvait plus vivre. Les patriciens calculèrent que par le sacrifice de quelque
argent ils la feraient tomber dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta.
En empruntant, il se donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien
une vente que cela se faisait per aes et libram, c'est-à-dire avec la
formalité solennelle que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme
le droit de propriété sur un objet (60). Il est vrai que le plébéien prenait
ses sûretés contre la servitude ; par une sorte de contrat fiduciaire, il
stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de l'échéance,
et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même en remboursant
la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas éteinte, le plébéien
perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la discrétion du créancier
qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son client et son serviteur. En tout
cela le patricien ne croyait pas faire acte d'inhumanité ; l'idéal de la
société étant à ses yeux le régime de la gens, il ne voyait rien de
plus légitime et de plus beau que d'y ramener les hommes par quelque moyen que
ce fût. Si son plan avait réussi, la plèbe eût en peu de temps disparu, et
la cité romaine n'eût été que l'association des gentes patriciennes
se partageant la foule des clients.
Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il
se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y faire
tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage ; la maison
du patricien était à ses yeux une prison (ergastulum). Maintes fois le
plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses semblables et
ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et montrant en témoignage
les blessures qu'il avait reçues dans les combats pour la défense de Rome. Le
calcul des patriciens ne servit qu'à irriter la plèbe. Elle vit le danger ;
elle aspira de toute son énergie à sortir de cet état précaire où la chute
du gouvernement royal l'avait placée. Elle voulut avoir des lois et des droits.
Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en
partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, comme
les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun entre les
deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique. Que la plèbe
pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus dans l'esprit du
plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc de réclamer
l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir préféré d'abord
une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas de remède à leurs
souffrances ; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur infériorité,
c'était de s'éloigner de Rome.
L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce langage :
« Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils en jouissent
à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni foyers, ni
sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère ; aucune
religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous est bonne ;
là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie (61).» Et ils
allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de l'ager
romanus.
En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus
ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était loin
de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome avec les
clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa grandeur
future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à s'occuper de
cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement ne pouvaient
pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On aurait dû
peut-être la chasser en même temps que les rois ; puisqu'elle prenait
d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et se réjouir.
Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la
grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe. Rome perdait la
moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des Sabins,
des Étrusques, tous ennemis ? La plèbe avait du bon ; que ne savait-on la
faire servir aux intérêts de la cité ? Ces sénateurs souhaitaient donc qu'au
prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être pas toutes les
conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras qui faisaient la
force des légions.
D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne pouvait
pas vivre sur le mont Sacré.
Elle se procurait bien ce qui était matériellement nécessaire à l'existence.
Mais tout ce qui fait une société organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas
fonder là une ville, car elle n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la
cérémonie religieuse de la fondation. Elle ne pouvait pas se donner de
magistrats, car elle n'avait pas de prytanée régulièrement allumé où un
magistrat eût l'occasion de sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement
des lois sociales, puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée,
dérivaient de la religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les
éléments d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante,
elle n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus
régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui importait
si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de s'éloigner de
Rome ; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle pouvait trouver
les lois et les droits auxquels elle aspirait.
Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de
commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se rapprochèrent
et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir été fait dans
les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre deux peuples
différents; plèbe et patriciat n'étaient en effet ni un même peuple ni une
même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas que la plèbe fît
partie de la cité religieuse et politique; il ne semble même pas que la plèbe
l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la plèbe, constituée en
une société à peu près régulière, aurait des chefs tirés de son sein.
C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe, institution toute nouvelle et qui
ne ressemble à rien de ce que les cités avaient connu auparavant.
Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du magistrat
; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun n'accomplissait aucune
cérémonie religieuse; il était élu sans auspices, et l'assentiment des dieux
n'était pas nécessaire pour le créer (62). Il
n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni aucun
de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la
vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi
les magistrats romains.
Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir ? Il est
nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes les
habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible, au milieu
des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient compris l'autorité
que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils voulurent établir un
pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui ne fussent pas des
prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. Pour cela, le jour où
l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une cérémonie religieuse d'un
caractère particulier (63). Les historiens n'en
décrivent pas les rites ; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de rendre
ces premiers tribuns sacrosaints. Or ce mot signifiait que le corps du tribun
serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la religion interdisait de
toucher, et dont le seul contact faisait tomber l'homme en état de souillure (64).
De là venait que si quelque dévot de Rome, quelque patricien rencontrait un
tribun sur la voie publique, il se faisait un devoir de se purifier en rentrant
dans sa maison, « comme si son corps eût été souillé par cette seule
rencontre (65). » Ce caractère sacrosaint restait
attaché au tribun pendant toute la durée de ses fonctions; puis en créant son
successeur, il lui transmettait ce caractère, exactement comme le consul, en
créant d'autres consuls, leur passait les auspices et le droit d'accomplir les
rites sacrés. Plus tard, le tribunat ayant été interrompu pendant deux ans,
il fallut, pour établir de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie
religieuse qui avait été accomplie sur le mont Sacré.
On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce
caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des
patriciens, ou la posait au contraire comme un objet de malédiction et
d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. Ce
qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait tout à
fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans une impiété
grave.
Une loi confirma et garantit cette inviolabilité ; elle prononça « que nul ne
pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer. » Elle ajouta «que
celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait impur, que
ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et qu'on pourrait
le tuer impunément.
Elle se terminait par cette formule, dont le vague aida puissamment aux progrès
futurs du tribunat : «ni magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire
à l'encontre d'un tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par
lequel ils s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur
eux la colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se
rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait en-taché de la plus grande
souillure (66). » Ce privilège d'inviolabilité
s'étendait aussi loin que le corps du tribun pouvait étendre son action
directe. Un plébéien était-il maltraité par un consul qui le condamnait à
la prison, ou par un créancier qui mettait la main sur lui, le tribun se
montrait, se plaçait entre eux (intercessio) et arrêtait la main
patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à l'encontre d'un tribun, »
ou s'exposer à être touché par lui ?Mais le tribun n'exerçait cette
singulière puissance que là où il était présent. Loin de lui, on pouvait
maltraiter les plébéiens. Il n'avait aucune action sur ce qui se passait hors
de la portée de sa main, de son regard, de sa parole (67).
Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits ; ils avaient
seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables.
Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le
tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.
Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe et s'emparèrent du
droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant eux,
même un plébéien ; mais ils pouvaient appréhender au corps (68).
Une fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver
dans le rayon où leur parole se faisait entendre ; cette parole était
irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.
Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas magistrat,
il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il n'avait aucune
proposition à faire dans le Sénat ; on ne pensait même pas, à l'origine,
qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la véritable cité,
c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui reconnaissait aucune
autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était tribun de la plèbe.
Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et la
plèbe : l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un sénat ;
l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans ses tribuns
inviolables trouvait des protecteurs et des juges.
Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, et
quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à
convoquer le peuple ; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat ; ils
s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur. Rien ne
leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et les condamnent.
C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à leur personne
sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat s'était désarmé le
jour où il avait prononcé avec les rites solennels que quiconque toucherait un
tribun serait impur.
La loi disait : on ne fera rien à l'encontre d'un tribun ; donc si ce tribun
convoquait la plèbe, la plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre
cette assemblée, que la présence du tribun mettait hors de l'atteinte du
patriciat et des lois. Si le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire
sortir. S'il saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien
ne résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de force,
si ce n'était un autre tribun.
Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses
assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à
celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était distribuée
en tribus ; c'était le domicile qui réglait la place de chacun, ce n'était ni
la religion ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas par un sacrifice ;
la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas les présages, et la voix
d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer les hommes à se séparer.
C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et ils n'avaient rien des vieilles
règles ni de la religion du patriciat.
Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts
généraux de la cité ; elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient
pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne
nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il y
eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour les
patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux
sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux peuples
dans Rome.
Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, n'avaient
pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être consul de la
cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien n'entrait pas dans
l'assemblée par curies, ni le patricien dans l'assemblée par tribus (69).
C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour ainsi
dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion et des
lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion
héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la
sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se
renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice ; chacun d'eux était juste
d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les croyances
de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des patres semblaient
au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus le patricien
voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat était pour le
plébéien une autorité arbitraire et tyrannique ; le tribunat était aux yeux
du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire à tous les
principes ; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui n'était pas un
prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat dérangeait l'ordre sacré
de la cité ; il était ce qu'est une hérésie dans une religion ; le culte
public en était flétri. « Les dieux nous seront contraires, disait un
patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère qui nous ronge et qui
étend la corruption à tout le corps social. » L'histoire de Rome, pendant un
siècle, fut remplie de pareils malentendus entre ces deux peuples qui ne
semblaient pas parler la même langue. Le patriciat persistait à retenir la
plèbe en dehors du corps politique ; la plèbe se donnait des institutions
propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus
manifeste.
Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux peuples,
c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de soldats. Il
avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que pour pouvoir
les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à ce que
l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour cela on
avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A l'armée, la
plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir ; en présence
de l'ennemi, Rome redevenait une.
Puis, grâce à l'habitude prise sous les derniers rois et conservée après eux
de réunir l'armée et de la consulter sur les intérêts publics ou sur le
choix des magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait
à côté des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces
comices par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent
insensiblement ce qu'on appela les grands comices En effet dans le conflit qui
était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par tribus, il
paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte de terrain
neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.
Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une
famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et
considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui
enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire l'accompagne.
Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son travail, surtout au
temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la population en classes d'après
la fortune, quelques plébéiens étaient entrés dans la première. Le
patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu abolir cette division en classes.
Il ne manquait donc pas de plébéiens qui combattaient à côté des patriciens
dans les premiers rangs de la légion et qui votaient avec eux dans les
premières centuries.
Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire aux
troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome tombait,
et beau-coup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire naturel entre
les deux ordres ennemis.
Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir
s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la
création du tribunat, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y en
eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait à
conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie pauvre, qui
n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre aucune réclamation
; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et n'exigeait pas qu'on
choisît aussi chez elle des tribuns.
Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que prenait la
richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus heureux que les
eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour où la direction de
la société appartint à la richesse, les patriciens ne négligèrent jamais ni
l'agriculture ni le commerce ni même l'industrie. Augmenter leur fortune fut
toujours leur grande préoccupation. Le travail, la frugalité, la bonne
spéculation furent toujours leurs vertus. D'ailleurs chaque victoire sur
l'ennemi, chaque conquête agrandissait leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils
pas un très grand mal à ce que la puissance s'attachât à la richesse.
Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne pouvaient
pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche plébéien
approchait d'eux, vivait avec eux ; maintes relations d'intérêt ou d'amitié
s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées. Le
plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les droits de
la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre ; il arrivait
insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine de sa
supériorité ; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une
aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a plus
le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les prérogatives du
patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même, on peut dire que le
patriciat était à moitié vaincu.
La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la plèbe,
dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme elle avait
intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux ordres. Elle
était d'ailleurs ambitieuse ; elle calculait que la séparation absolue des
deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour toujours à la
classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une voie dont on ne
pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer aux idées et aux
voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de persister à former un ordre
séparé, au lieu de se donner péniblement des lois particulières, que l'autre
ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de travailler lentement par ses
plébiscites à faire des espèces de lois à son usage et à élaborer un code
qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle lui inspira l'ambition de
pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en partage des lois, des
institutions, des dignités du patricien. Les désirs de la plèbe tendirent
alors à l'union des deux ordres, sous la condition de l'égalité.
La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. Il
y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables et
saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les prêtres (70).
Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne s'appliquaient qu'aux
membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait pas le droit de les
connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non plus le droit de les
invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour les gentes, pour les
patriciens et leurs clients, mais non pour d'autres. Elles ne reconnaissaient
pas le droit de propriété à celui qui n'avait pas de sacra ; elles
n'accordaient pas l'action en justice à celui qui n'avait pas de patron. C'est
ce caractère exclusivement religieux de la loi que la plèbe voulut faire
disparaître. Elle demanda, non pas seulement que les lois fussent mises en
écrit et rendues publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également
applicables aux patriciens et à elle.
Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées par
des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns
ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas exprimé
cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient ils, que les
plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous qui
n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec toutes les
choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi (71)
? » Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les
vieilles annales, que Tite Live et Denys consultaient en cet endroit de leur
histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des spectres
voltigeant dans l'air, des pluies de sang (72). Le
vrai prodige était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois.
Entre les deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la
république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un
compromis : « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les
plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. »
Par là ils croyaient concéder beaucoup ; c'était peu à l'égard des
principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il ne
s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne pouvait
être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen de
concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le
patriciat invoquait : on décida que les législateurs seraient tous patriciens,
mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur, serait exposé
aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de toutes les classes.
Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des Décemvirs. Il importe
seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs,
préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, fut
ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par l'assemblée
où les deux ordres étaient con-fondus. Il y avait en cela une innovation
grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua désormais à
toutes. On ne trouve pas dans ce qui nous reste de ce code, un seul mot qui
implique une inégalité entre le plébéien et le patricien, soit pour le droit
de propriété, soit pour les contrats et les obligations, soit pour la
procédure. A partir de ce moment, le plébéien comparut devant le même
tribunal que le patricien, agit comme lui, fût jugé d'après la même loi que
lui. Or il ne pouvait pas se faire de révolution plus radicale ; les habitudes
de chaque jour, les moeurs, les sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de
la dignité personnelle, le principe du droit, tout fut changé dans Rome.
Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et
parmi eux il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec tant
d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classé
patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année on
admettait des plébéiens parmi les législateurs.
Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne pouvait
plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour défendre le
mariage entre les deux ordres : preuve certaine que la religion et les moeurs ne
suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu le temps de faire
cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation universelle. Quelques
patriciens persistèrent bien à alléguer la religion ; « notre sang va être
souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en sera flétri ; nul ne
saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices il appartient ; ce sera
le renversement de toutes les institutions divines et humaines. » Les
plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne leur paraissaient que
des subtilités sans valeur. Discuter des articles de foi devant des hommes qui
n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les tribuns répliquaient d'ailleurs
avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai que votre religion parle si haut,
qu'avez-vous besoin de cette loi ? Elle ne vous sert de rien ; retirez-la, vous
resterez aussi libres qu'auparavant de ne pas vous allier aux familles
plébéiennes. » La loi fut retirée. Aussitôt les mariages devinrent
fréquents entre les deux ordres. Les riches plébéiens furent à tel point
recherchés que, pour ne parler que des Licinius, on les vit s'allier à trois gentes
patriciennes, aux Fabius, aux Cornélius, aux Manlius (73).
On put reconnaître alors que la loi avait été un moment la seule barrière
qui séparât les deux ordres. Désormais, le sang patricien et le sang
plébéien se mêlèrent.
Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile
était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en
politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était interdit,
et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.
Il y avait pourtant une raison très forte. Le consulat n'était pas seulement
un commandement ; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne suffisait pas
d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de probité ; il fallait
surtout être capable d'accomplir les cérémonies du culte public. Il était
nécessaire que les rites fussent bien observés et que les dieux fussent
contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le caractère sacré qui
permettait de prononcer les prières et d'appeler la protection divine sur la
cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le culte ; la religion
s'opposait donc à ce qu'il fût consul, ne fas plebeium consulem fieri.
On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des
plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls.
Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour
faire comprendre cela à la plèbe ; on lui dit quelle importance la religion
avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui
présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées
délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta que
cette religion était, suivant la règle antique (more majorum), le
patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et pratiqués
que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le sacrifice du plébéien.
Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était vouloir supprimer la
religion de la cité ; désormais le culte serait souillé et la cité ne serait
plus en paix avec ses dieux (74).
Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter les
plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et sa
puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu par la
plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes le plus
d'importance, celle qui consistait à faire la lustration des citoyens; ainsi
furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui semblait trop difficile
de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça le consulat par le tribunat
militaire. La plèbe montra d'ailleurs une grande patience ; elle attendit
soixante-quinze ans que son désir fût réalisé. Il est visible qu'elle
mettait moins d'ardeur à obtenir ces hautes magistratures qu'elle n'en avait
mis à conquérir le tribunat et un code.
Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie
plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque: «
Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses deux
filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à Licinius
Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un jour chez sa
soeur, lorsque les licteurs ramenant le tribun militaire à sa maison
frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet usage, elle eut
peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui apprirent combien un
mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant dans une maison où les
dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. Son père devina son
chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un jour chez elle ce qu'elle
venait de voir dans la maison de sa soeur. Il s'entendit avec son gendre, et
tous les deux travaillèrent au même dessein. » Cette légende nous apprend
deux choses : l'une, que l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les
patriciens, prenait leur ambition et aspirait à leurs dignités ; l'autre,
qu'il se trouvait des patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette
nouvelle aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits.
Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient pas
que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être consuls.
Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle qui avait pour
objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi dans la plèbe,
était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les dettes et l'autre
accordait des terres au peuple. Il est évident que les deux premières devaient
servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur de la troisième. Il y eut
un moment où la plèbe fut trop clairvoyante : elle prit dans les propositions
de Licinius ce qui était pour elle, c'est-à-dire la réduction des dettes et
la distribution de terres, et laissa de côté le consulat. Mais Licinius
répliqua que les trois lois étaient inséparables, et qu'il fallait les
accepter ou les rejeter ensemble. La constitution romaine autorisait ce
procédé. On pense bien que la plèbe aima mieux tout accepter que tout perdre.
Mais il ne suffisait pas que la plèbe voulût faire des lois ; il fallait
encore à cette époque que le Sénat convoquât les grands comices et
qu'ensuite il confirmât le décret (75). Il s'y
refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite Live laisse
trop dans l'ombre (76) ; il paraît que la plèbe
prit les armes et que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le
patriciat vaincu donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et
confirmait à l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette
année-là. Rien n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A
partir de ce moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne
tarda guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe
de pourpre et fut précédé des faisceaux ; il rendit la justice, il fut
sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.
Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux
patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que le
droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se transmettait
qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession des dieux, était
héréditaire. De même qu'un culte domestique était un patrimoine auquel nul
étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité appartenait aussi
exclusivement aux familles qui avaient formé la cité primitive. Assurément
dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu à l'esprit de personne
qu'un plébéien pût être pontife.
Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la
règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était
donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. Le
patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa religion.
Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le plébéien
était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte et à
l'égard des dieux, l’égal du patricien.
Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir que
le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient
héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette
vieille règle de l'hérédité ; elle prétendait que tout homme était apte à
prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit
d'accomplir les cérémonies du culte de la cité ; elle arrivait à cette
conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife.
Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la politique,
il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi ardemment
convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues : le prêtre était un
magistrat ; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre les
assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans les
sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité
politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux ordres,
comme elle avait réclamé le partage du consulat.
Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car depuis
soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les sacrifices ;
comme censeur, il faisait la lustration ; vainqueur de l'ennemi, il remplissait
les saintes formalités du triomphe. Par les magistratures, la plèbe s'était
déjà emparée d'une partie des sacerdoces ; il n'était pas facile de sauver
le reste. La foi au principe de l'hérédité religieuse était ébranlée chez
les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns d'entre eux invoquèrent en vain les
vieilles règles, et dirent : " Le culte va être altéré, souillé par
des mains indignes; vous vous attaquez aux dieux mêmes; prenez garde que leur
colère ne se fasse sentir à notre ville." Il ne semble pas que ces
arguments aient eu beaucoup de force sur la plèbe, ni même que la majorité du
patriciat s'en soit émue. Les moeurs nouvelles donnaient gain de cause au
principe plébéien. Il fut donc décidé que la moitié des pontifes et des
augures seraient désormais choisis parmi la plèbe.
Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur ; il n'avait plus rien
à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne
le distinguait plus de la plèbe ; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un
souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes les
cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique religion
héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi des rangs
entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le plébéien avait
lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la république et sous les
rois, et il l'avait vaincue.
CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ ; LE CODE DES DOUZE-TABLES ; LE CODE DE SOLON.
Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable ; il se modifie
et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son droit, qui
se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et qui enfin suit
toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et de ses croyances.
Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant
plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion leur
avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions
politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime
patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à la
longue dans le régime de la cité. Insensiblement la gens s'est démembrée, le
cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef ; la classe inférieure
a grandi ; elle s'est armée ; elle a fini par vaincre l'aristocratie et
conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social devait en amener un
autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les patriciens étaient
attachés à la vieille religion des familles et par conséquent au vieux droit,
autant la classe inférieure avait de haine pour cette religion héréditaire
qui avait fait longtemps son infériorité, et pour ce droit antique qui l'avait
opprimée. Non seulement elle le détestait, elle ne le comprenait même pas.
Comme elle n'avait pas les croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit
lui paraissait n'avoir pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors
il devenait impossible qu'il restât debout.
Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le
corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit
primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et le plus
saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous. Ce n'est
plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge avec un
pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes des familles
religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des rituels et des
livres des prêtres ; il a perdu son religieux mystère ; c'est une langue que
chacun peut lire et peut parler.
Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature de la
loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période précédente.
Auparavant la loi était un arrêt de la religion ; elle passait pour une
révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur, aux rois
sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au contraire, ce
n'est plus au nom des dieux que le législateur parle ; les Décemvirs de Rome
ont reçu leur pouvoir du peuple ; c'est aussi le peuple qui a investi Solon du
droit de faire des lois. Le législateur ne représente donc plus la tradition
religieuse, mais la volonté populaire. La loi a dorénavant pour principe
l'intérêt des hommes, et pour fondement l'assentiment du plus grand nombre.
De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une
formule immuable et indiscutable. En devenant œuvre humaine, elle se reconnaît
sujette au changement. Les Douze-Tables le disent : « Ce que les suffrages du
peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi (77).
» De tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait
plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la
révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une tradition
sainte, mots ; elle est un simple texte, lex, et comme c'est la volonté
des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer.
L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie de
la religion et était par conséquent le patrimoine des familles sacrées, fut
dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le plébéien put
l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de Rome, plus tenace ou
plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de cacher à la foule les
formes de la procédure ; ces formes mêmes ne tardèrent pas à être
divulguées.
Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les
mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion avait
eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre eux
d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure, qui
apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux vieilles
règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession, ni à
l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait que
tout cela disparût.
A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un seul
coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement ses
institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit privé qu'avec
lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du droit romain comme
celle du droit athénien.
Les Douze-Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au milieu
d'une transformation sociale ; ce sont des patriciens qui les ont faites, mais
ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son usage. Cette
législation n'est donc plus le droit primitif de Rome ; elle n'est pas encore
le droit prétorien ; elle est une transition entre les deux.
Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du droit
antique : Elle maintient la puissance du père ; elle le laisse juger son fils,
le condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais
majeur.
Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes ;
l'héritage passe aux agnats , et à défaut d'agnats aux gentiles. Quant
aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les connaît
pas encore ; ils n'héritent pas entre eux ; la mère ne succède pas au fils,
ni le fils à la mère (78).
Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets
que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a plus
part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à la
succession.
Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du droit
primitif.
Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les frères
, puisqu'elle accorde l'actio familiae erciscundae.
Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la
personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. C'est ici la
première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité paternelle.
Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de
tester. Auparavant, le fils était héritier sien et nécessaire ; à défaut de
fils, le plus proche agnat héritait ; à défaut d'agnats, les biens
retournaient à la gens, en souvenir du temps où la gens encore
indivise était l'unique propriétaire du domaine, qu'on avait partagé depuis.
Les Douze-Tables laissent de côté ces principes vieillis ; elles considèrent
la propriété comme appartenant, non plus à la gens, mais à l'individu
; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses biens par
testament.
Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait inconnu.
L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la gens,
mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des curies ; en
sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût faire
déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit nouveau
débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une forme plus
facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa fortune à
celui qu'il aura choisi pour légataire ; en réalité il aura fait un
testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée du
peuple.
Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au plébéien.
Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu jusqu'alors aucun
moyen de tester (79). Désormais il put user du
procédé de la vente fictive et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus
remarquable dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est
que par l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son
action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et les
anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore convenablement
s'appliquer qu'aux familles religieuses ; mais on imaginait de nouvelles règles
et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux plébéiens.
C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des
innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait au
mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas le
mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale reposait
uniquement sur la convention mutuelle des parties (mutuus consensus) et
sur l'affection qu'elles s'étaient promise (affectio maritalis). Nulle
formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce mariage plébéien finit
par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans le droit ; mais à
l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui reconnaissaient aucune
valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme la puissance maritale et
paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, que de la cérémonie
religieuse qui avait initié la femme au culte de l'époux, il résultait que le
plébéien n'avait pas cette puissance. La loi ne lui reconnaissait pas de
famille, et le droit privé n'existait pas pour lui. C'était une situation qui
ne pouvait plus durer. On imagina donc une formalité qui fût à l'usage du
plébéien et qui, pour les relations civiles, produisît les mêmes effets que
le mariage sacré. On eut recours, comme pour le testament, à une vente
fictive. La femme fut achetée par le mari ; dès lors elle fut reconnue en
droit comme faisant partie de sa propriété (familia), elle fut dans sa
main, et eut rang de fille à son égard, absolument comme si la formalité
religieuse avait été accomplie (80).
Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les
Douze-Tables. Il est du moins certain que la législation nouvelle le reconnut
comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé, qui était
analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en différât beaucoup
pour les principes.
A la coemptio correspond l'usus ; ce sont deux formes d'un même
acte. Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat
ou par usage ; il en est de même de la propriété fictive de la femme. L'usage
ici, c'est la cohabitation d'une année ; elle établit entre les époux les
mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse. Il n'est
sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation eût été
précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui s'effectuait par
consentement et affection des parties. Ni la coemptio ni l'usus ne
créaient l'union morale entre les époux ; ils ne venaient qu'après le mariage
et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient pas, comme on l'a trop
souvent répété, des modes de mariage ; c'étaient seulement des moyens
d'acquérir la puissance maritale et paternelle (81).
Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui, à
l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître
excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari, et
que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre (82).
A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des effets que
le bon sens du plébéien avait peine à comprendre ; ainsi la femme placée
dans la main de son mari, était séparée d'une manière absolue de sa famille
paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec elle aucun lien ni aucune
parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans le droit primitif, quand la
religion défendait que la même personne fît partie de deux gentes,
sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans deux maisons. Mais la
puissance maritale n'était plus conçue avec cette rigueur et l'on pouvait
avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir échapper à ces dures
conséquences. Aussi la loi des Douze-Tables, tout en établissant que la
cohabitation d'une année mettrait la femme en puissance, fut-elle forcée de
laisser aux époux la liberté de ne pas contracter un lien si rigoureux. Que la
femme interrompe chaque année la cohabitation, ne fût-ce que par une absence
de trois nuits, c'est assez pour que la puissance maritale ne s'établisse pas.
Dès lors la femme conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle
peut en hériter.
Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit que le
code des Douze-Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La
législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social. Peu
à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement
nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans l'ordre
politique, une modification nouvelle sera introduite dans les règles du droit.
C'est d'abord le mariage qui va être permis entre patriciens et plébéiens.
C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au débiteur d'engager sa personne au
créancier. C'est la procédure qui va se simplifier, au grand profit des
plébéiens, par l'abolition des actions de la loi. Enfin le préteur,
continuant à marcher dans la voie que les Douze-Tables ont ouverte, tracera à
côté du droit ancien un droit absolument nouveau, que la religion n'aura pas
dicté et qui se rapprochera de plus en plus du droit de la nature.
Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux
codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années,
le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au
plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la
classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes entre
les deux codes.
Dracon était un eupatride ; il avait tous les sentiments de sa caste et «
était instruit dans le droit religieux. » Il ne paraît pas avoir fait autre
chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien changer. Sa
première loi est celle-ci : « On devra honorer les dieux et les héros du pays
et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des rites suivis par les
ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur le meurtre ; elles
prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et lui défendent de
toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies (83).
Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient en effet
dictées par une religion implacable qui voyait dans toute faute une offense à
la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime irrémissible. Le
vol était puni de mort, parce que le vol était un attentat à la religion de
la propriété.
Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation (84)
montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de poursuivre
un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de son g¡now.
Nous voyons là combien le g¡now
était encore puissant à cette époque, puisqu'il ne permettait pas à la cité
d'intervenir d'office dans ses affaires, fût-ce pour le venger. L'homme
appartenait encore au g¡now
plus qu'à la cité.
Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons qu'elle ne
faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la raideur de
la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait une démarcation
bien profonde entre les classes ; car la classe inférieure l'a toujours
détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une législation nouvelle.
Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande
révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois
sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre
l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent même
dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante dans ses
vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les petits.
Comme les Douze-Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du
droit antique ; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à dire
que les Décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes ; mais les deux
législations , oeuvre de la même époque, conséquences de la même
révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette
ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations ; la
comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a des
points sur lesquels le code de Solon reste plus
près du droit primitif que les Douze-Tables, comme il y en a sur lesquels il
s'en éloigne davantage.
Le droit très antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier. La
loi de Solon s'en écarte et dit en termes formels : « Les frères se
partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore du
droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession : « le
partage, dit-il, se fera entre les fils (85). »Il y a plus : si un père ne
laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut pas être héritière ; c'est
toujours le plus proche agnat qui a la succession. En cela Solon se conforme à
l'ancien droit ; du moins il réussit à donner à la fille la jouissance du
patrimoine, en forçant l'héritier à l'épouser (86).
La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit ; Solon l'admet
dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté par les
mâles. Voici sa loi (87) : « Si un père ne
laisse qu'une fille, le plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne
laisse pas d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur ; son frère germain
ou consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de
frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs, ni
neveux, les cousins et petits cousins de la branche paternelle héritent. Si
l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle (c'est-à-dire parmi
les agnats), la succession est déférée aux collatéraux de la branche
maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes commencent à avoir
des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des hommes ; la loi
énonce formellement ce principe : « les mâles et les descendants par les
mâles excluent les femmes et les descendants des femmes.» Du moins cette sorte
de parenté est reconnue et se fait sa place dans les lois, preuve certaine que
le droit naturel commence à parler presque aussi haut que la vieille religion.
Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de très
nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement au plus
proche agnat, ou à défaut d'agnats aux gennètes (gentiles),
cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant à
l'individu, mais au g¡now.
Au temps de Solon on commençait à concevoir autrement le droit de propriété
; la dissolution de l'ancien g¡now
avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu. Le législateur
permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de choisir son légataire.
Toutefois en supprimant le droit que le g¡now
avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas le droit de
la famille naturelle ; le fils resta héritier nécessaire ; si le mourant ne
laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à la condition
que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme était libre de
tester à sa fantaisie (88). Cette dernière règle
était absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par
elle combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille.
La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la
maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre ou
de mettre à mort son fils (89). Solon, se
conformant aux moeurs nouvelles, posa des limites à cette puissance (90)
; on sait avec certitude qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est
vraisemblable que la même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle
allait s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire : ce
qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se
contenta-t- il pas de dire comme les Douze-Tables : « après triple vente le
fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au
pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à
établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une
loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou infirme
; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder, et par
conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette loi n'existait
pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et restait toujours en
puissance.
Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, quand elle
lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était jamais
réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais elle
s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de reprendre
sa dot (91).
Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon, qui
n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'au g¡now
de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen (92).
Encore une règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.
Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour
un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les moeurs,
les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant avaient paru
justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu elles étaient
effacées.
NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE.
La
révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva la
classe inférieure au niveau des anciens chefs des gentes, marqua le
commencement d' une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte de
renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe d'hommes
qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux principes qui
étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient gouverner les
sociétés humaines.
Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues
dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista ; les magistrats
gardèrent presque partout leurs anciens noms ; Athènes eut encore ses
archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies de
la religion publique ; les repas du prytanée, les sacrifices au commencement de
l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut conservé. Il est
assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles institutions, de
vouloir en garder au moins les dehors.
Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les
croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils
avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec
lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses ; un régime
nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face.
La religion avait été pendant le longs siècles l'unique principe de
gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la
remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant
que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur lequel
le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public.
Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans l'esprit des
hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure d'où dérivait
l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion. Le devoir
d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De cette nécessité
religieuse avait découlé, pour les uns le droit de commander, pour les autres
l'obligation d'obéir ; de là étaient venues les règles de la justice et de
la procédure, celles des délibérations publiques, celles de la guerre. Les
cités ne s'étaient pas demandé si les institutions qu'elles se donnaient,
étaient utiles ; ces institutions s'étaient fondées, parce que la religion
l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni la convenance n'avaient contribué à les
établir; et si la classe sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce
n'était pas au nom de l'intérêt public, mais au nom de la tradition
religieuse.
Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus
d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel toutes
les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui soit au-dessus
des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se soumettre, c'est
l'intérêt public. Ce que les Latins appellent res publica, les Grecs tò
koinñn, voilà ce qui remplace la vieille
religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois, et
c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités. Dans les
délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on discute sur
une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de droit privé ou sur
une institution politique, on ne se demande plus ce que la religion prescrit,
mais ce que réclame l'intérêt général.
On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime nouveau.
Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la constitution
la meilleure; "non pas, répondit-il ; mais celle qui lui convient le
mieux. " Or c'était quelque chose de très nouveau que de ne plus demander
aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif. Les anciennes
constitutions fondées sur les règles du culte, s'étaient proclamées
infaillibles et immuables ; elles avaient eu la rigueur et l'inflexibilité de
la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à l'avenir les constitutions
politiques devraient se conformer aux besoins, aux moeurs, aux intérêts des
hommes de chaque époque. Il ne s'agissait plus de vérité absolue ; les
règles du gouvernement devaient être désormais flexibles et variables. On dit
que Solon souhaitait, et tout au plus, que ses lois fussent observées pendant
cent ans.
Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi
claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut toujours
les discuter ; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode qui parut le
plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt public réclamait, ce
fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce procédé fut jugé
nécessaire et fut presque journellement employé. Dans l'époque précédente,
les auspices avaient fait à peu près tous les frais des délibérations ;
l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était toute puissante ; on
votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que pour faire connaître
l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes choses; il fallut avoir
l'avis de tous, pour être sûr de connaître l'intérêt de tous. Le suffrage
devint le grand moyen de gouvernement. Il fut la source des institutions, la
règle du droit ; il décida de l'utile et même du juste. Il fut au-dessus des
magistrats, au-dessus même des lois ; il fut le souverain dans la cité.
Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut plus
l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses ; il fut surtout
constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la
puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au
premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des hommes
devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des magistratures
nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes prirent un
caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple d'Athènes et par
celui de Rome.
A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie les archontes avaient été
surtout des prêtres ; le soin de juger, d'administrer, de faire la guerre, se
réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être joint au
sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés religieux
du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat ; car on avait une répugnance
extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des archontes elle
établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs fonctions répondaient
mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les stratèges. Le mot signifie chef
de l'armée ; mais leur autorité n'était pas purement militaire ; ils avaient
le soin des relations avec les autres cités, l'administration des finances, et
tout ce qui concernait la police de la ville. On peut dire que les archontes
avaient dans leurs mains la religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les
stratèges avaient le pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité,
telle que les vieux âges l'avaient conçue ; les stratèges avaient celle que
les nouveaux besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que
les archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratèges en
eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des prêtres
; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables en temps
de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer de la
religion. Ces stratèges purent être choisis en dehors de la classe des
eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les nommer (dokimasÛa),
on ne leur demanda pas, comme on demandait à l'archonte, s'il savaient un culte
domestique et s'ils étaient d'une famille pure ; il suffit qu'ils eussent
rempli toujours leurs devoirs de citoyens et qu'ils eussent une propriété dans
l'Attique (93). Les archontes étaient désignés
par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux ; il en fut autrement des
stratèges. Comme le gouvernement devenait plus difficile et plus compliqué,
que la piété n'était plus la qualité principale, et qu'il fallait
l'habilité, la prudence, le courage, l'art de commander, on ne croyait plus que
la voix du sort fût suffisante pour faire un bon magistrat. La cité ne voulait
plus être liée par la prétendue volonté des dieux, et elle tenait à avoir
le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, qui était un prêtre, fût
désigné par les dieux, cela était naturel ; mais le stratège, qui avait dans
ses mains les intérêts matériels de la cité, devait être élu par les
hommes.
Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des
changements du même genre s'y opérèrent D'une part, les tribuns de la plèbe
augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la république,
au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit par leur
appartenir. Or ces tribuns, qui n'avaient par le caractère sacerdotal,
ressemblent assez aux stratèges. D'autre part, le consulat lui-même ne put
subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de sacerdotal en lui
s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des Romains pour les
traditions et les formes du passé exigea que le consul continuât à accomplir
les cérémonies religieuses instituées par les ancêtres. Mais on comprend
bien que le jour où les plébéiens furent consuls, ces cérémonies n'étaient
plus que de vaines formalités. Le consulat fut de moins en moins un sacerdoce
et de plus en plus un commandement. Cette transformation fut lente, insensible,
inaperçue ; elle n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était
certainement plus au temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de
Publicola. Le tribunat militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel
les anciens nous donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la
transition entre le consulat de la première époque et celui de la seconde.
On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de nommer
les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des centuries dans
l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une pure formalité. Dans
le vrai, le consul de chaque année était créé par le consul de l'année
précédente, qui lui transmettait les auspices, après avoir pris l'assentiment
des dieux. Les centuries ne votaient que sur les deux ou trois candidats que
présentait le consul en charge ; il n'y avait pas de débat. Le peuple pouvait
détester un candidat ; il n'en était pas moins forcé de voter pour lui. A
l'époque où nous sommes maintenant, l'élection est tout autre, quoique les
formes en soient encore les mêmes. Il y a bien encore, comme par le passé, une
cérémonie religieuse et un vote ; mais c'est la cérémonie religieuse qui est
pour la forme, et c'est le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se
faire présenter par le consul qui préside ; mais le consul est contraint,
sinon par la loi, du moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de
déclarer que les auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les
centuries nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux,
elle est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus
consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce
sont les hommes qui choisissent.
UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER ; ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE ; QUATRIÈME RÉVOLUTION.
Le
régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut pas
tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et de Rome,
que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre des plus
basses classes. Il y eut à la vérité quelques villes où ces classes
s'insurgèrent d'abord ; mais elles ne purent fonder rien de durable ; les longs
désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont la preuve. Le régime
nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où il se trouva tout de
suite une classe supérieure pour prendre en mains, pour quelque temps, le
pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux eupatrides ou aux patriciens.
Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle ? La religion héréditaire
étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale que
la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les esprits
n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue.
Ainsi Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée sur la
religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui fut fondée
sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et leur donna des
droits inégaux ; il fallut être riche pour parvenir aux hautes magistratures ;
il fallut être au moins d'une des deux classes moyennes pour avoir accès au
Sénat et aux tribunaux (94).
Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la
puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa douze
centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens ; ce fut
l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de Rome. Les
plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier, furent
répartis en cinq classes suivant le chiffre de leur fortune. Les prolétaires
furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits politiques ; s'ils
figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du moins qu'ils n'y
votaient pas (95). La constitution républicaine
conserva ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas
d'abord très désireuse de mettre l'égalité entre ses membres.
Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque
toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne furent
donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une sorte
d'ordre équestre ; plus tard, ceux qui venaient après eux pour le chiffre de
la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière mesure n'éleva
qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le gouvernement fut longtemps
aux mains des mille plus riches de la cité. A Thurii, il fallait un cens très
élevé pour faire partie du corps politique. Nous voyons clairement dans les
poésies de Théognis qu'à Mégare, après la chute des nobles, ce fut la
richesse qui régna. A Thèbes, pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait
être ni artisan ni marchand (96).
Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient
inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la
fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités, non pas
par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit humain, qui, en
sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas tout de suite à
l'égalité complète.
Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité
uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe
militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les
gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de
périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle
remplaçait. Dans toutes les cités les plus riches formèrent la cavalerie, la
classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les pauvres
furent exclus de l'armée ; tout au plus les employa-t-on comme vélites et
comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte (97).
L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à
l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux
privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la
richesse (98). Il y eut ainsi dans presque toutes
les cités dont l'histoire nous est connue, une période pendant laquelle la
classe riche ou tout au moins la classe aisée fut en possession du
gouvernement. Ce régime politique eut ses mérites, comme tout régime peut
avoir les siens, quand il est conforme aux mœurs de l'époque et que les
croyances ne lui sont pas contraires. La noblesse sacerdotale de l'époque
précédente avait assurément rendu de grands services ; car c'était elle qui
pour la première fois avait établi des lois et fondé des gouvernements
réguliers. Elle avait fait vivre avec calme et dignité, pendant plusieurs
siècles, les sociétés humaines. L'aristocratie de richesse eut un autre
mérite : elle imprima à la société et à l'intelligence une impulsion
nouvelle. Issue du travail sous toutes ses formes, elle l'honora et le stimula.
Ce nouveau régime donnait le plus de valeur politique à l'homme le plus
laborieux, le plus actif ou le plus habile ; il était donc favorable au
développement de l'industrie et du commerce ; il l'était aussi au progrès
intellectuel ; car l'acquisition de cette richesse, qui se gagnait ou se
perdait, d'ordinaire, suivant le mérite de chacun, faisait de l'instruction le
premier besoin et de l'intelligence le plus puissant ressort des affaires
humaines. Il n'y a donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et
Rome aient élargi les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus
avant leur civilisation.
La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne noblesse
héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient pas de
même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien eupatride
était revêtu ; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par la volonté
des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la conscience et qui
forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline guère que devant ce
qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui montrent comme fort
au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps devant la supériorité
religieuse de l'eupatride qui disait la prière et possédait les dieux. Mais la
richesse ne lui imposait pas. Devant la richesse, le sentiment le plus ordinaire
n'est pas le respect, c'est l'en vie. L'inégalité politique qui résultait de
la différence des fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes
travaillèrent à la faire disparaître.
D'ailleurs la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas
s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de
traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de
l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus
capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc attaquée
comme l'avait été l'ancienne ; les pauvres voulurent être citoyens et firent
effort pour entrer à leur tour dans le corps politique.
Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte. L'histoire
des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se diversifie de plus en
plus. Elles poursuivent la même série de révolutions ; mais ces révolutions
s'y présentent sous des formes très variées. On peut du moins faire cette
remarque que dans les villes où le principal élément de la richesse était la
possession du sol, la classe riche fut plus longtemps respectée et plus
longtemps maîtresse ; et qu'au contraire dans les cités, comme Athènes, où
il y avait peu de fortunes territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par
l'industrie et le commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les
convoitises ou les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut
plus tôt attaquée.
Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela
tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire
grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle se
défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les eupatrides,
opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la tradition et de
la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les ancêtres et les
dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres croyances ; elle
n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges.
Elle avait bien la force des armes ; mais cette supériorité même finit par
lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans doute
plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou si du moins
il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les rouages des
constitutions et hâte les changements. Or entre ces cités de la Grèce et de
l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était sur la classe
riche que le service militaire pesait le plus lourdement puisque c'était elle
qui occupait le premier rang dans les batailles. Souvent, au retour d'une
campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et affaiblie , hors d'état par
conséquent de tenir tête au parti populaire. A Tarente, par exemple, la haute
classe ayant perdu la plus grande partie de ses membres dans une guerre contre
les Japyges, la démocratie s'établit aussitôt dans la cité. Le même fait
s'était produit à Argos, une trentaine d'années auparavant : à la suite
d'une guerre malheureuse contre les Spartiates , le nombre des vrais citoyens
était devenu si faible, qu'il avait fallu donner le droit de cité à une foule
de pèrièques (99). C'est pour n'avoir pas à
tomber dans cette extrémité que Sparte était si ménagère du sang des vrais
Spartiates. Quant à Rome, ses guerres continuelles expliquent en grande partie
ses révolutions. La guerre a détruit d'abord son patriciat ; des trois cents
familles que cette caste comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers
après la conquête du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe
primitive, cette plèbe riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et
qui formait les légions.
Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours
réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à
Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les
combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les
constitutions lui refusaient. Les thètes élevés au rang de rameurs, de
matelots , et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se sont
sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la
démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans
Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est
laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponnèse ; mais combien
elle a fait d'efforts pour s'en retirer ! C'est que Sparte était forcée
d'armer ses êpomeÛonew,
ses néodamodes, ses mothaces, ses laconiens et même ses pilotes ; elle savait
bien que toute guerre, en donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la
mettait en danger de révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée,
ou subir la loi de ses pilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans
bruit. Les plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui
reprochaient de chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien
trop habile. Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et
d'échecs au forum. Mais il ne pouvait pas les éviter.
Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que
l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes inférieures.
Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont trouvées en
désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier. D'ailleurs on doit
reconnaître que tout privilège était nécessairement en contradiction avec le
principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt public n'était pas un
principe qui fût de nature à autoriser et à maintenir longtemps
l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés à la démocratie.
Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus tard,
donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la plèbe
romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y admettre
les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en classes. La
plupart des cités virent ainsi se former des assemblées vraiment populaires,
et le suffrage universel fut établi.
Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus grande que
celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le dernier des citoyens
mettait la main à toutes les affaires, nommait les magistrats, faisait les
lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou de la paix et rédigeait les
traités d'alliance. Il suffisait donc de cette extension du droit de suffrage
pour que le gouvernement fût vraiment démocratique.
Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement
de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle ôligarxÛa
Þsñnomow, c'est-à-dire le gouvernement pour
quelques-uns et la liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée
nette de la liberté ; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de
garanties. Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de
zèle pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie
le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations
arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien « qu'il
fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un refuge et les
riches un frein. » Les Grecs n'ont jamais su concilier l'égalité civile avec
l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas lésé dans ses
intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un droit de
suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être magistrat. Si
nous nous rappelons d'ailleurs que chez les Grecs, l'État était une puissance
absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre lui, nous comprendrons
quel immense intérêt il y avait pour chaque homme, même pour le plus humble,
à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à faire partie du gouvernement.
Le souverain collectif étant si omnipotent, l'homme ne pouvait être quelque
chose qu'en étant un membre de ce souverain. Sa sécurité et sa dignité
tenaient à cela. On voulait posséder les droits politiques, non pour avoir la
vraie liberté, mais pour avoir au moins ce qui pouvait en tenir lieu.
RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE ; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE.
A
mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait de
l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il y
fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus
délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement d'Athènes.
Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle
avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'Archonte qui donnait son
nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le Roi
qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme chef de
l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui paraissaient
rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider des jurys ;
elle avait encore les dix ßerñpoioi
qui consultaient les oracles et faisaient quelques sacrifices, les par‹sitoi
qui accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix
athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de
Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en
permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation des
repas sacrés. On voit, par cette liste qu'Athènes restait fidèle aux
traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore achevé
de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les vieilles
formes de la religion nationale ; la démocratie continuait le culte institué
par les eupatrides.
Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour le démocratie, qui
n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la
cité. C'étaient d'abord les dix stratèges qui s'occupaient des affaires de la
guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui avaient le soin
de la police ; les dix agoranomes, qui veillaient sur les marchés de la ville
et du Pirée ; les quinze sitophylaques qui avaient les yeux sur la vente du
blé ; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids et les mesures, les
dix gardes du trésor ; les dix receveurs des comptes ; les onze qui étaient
chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la plupart de ces
magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et dans chacun des
dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, avait son archonte, son
prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef militaire. On ne pouvait
presque pas faire un pas dans la ville ou dans la campagne sans rencontrer un
magistrat.
Ces fonctions étaient annuelles ; il en résultait qu'il n'était presque pas
un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les
magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui
n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple.
Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du
suffrage universel : chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le
Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant
l'Aréopage ; non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent ;
mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille ; on
exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre. Il
semblerait que ces magistrats, élus par les suffrages de leurs égaux, nommés
seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent avoir peu
de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide et Xénophon
pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a toujours eu dans le
caractère des anciens, même des Athéniens, une grande facilité à se plier
à une discipline. C'était peut-être la conséquence des habitudes
d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données. Ils étaient
accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés divers, le
représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un magistrat
parce qu'il était leur élu ; le suffrage était réputé une des sources les
plus saintes de l'autorité.
Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire
exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant,
une sorte de Conseil d'État ; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois,
n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il
fût renouvelé chaque année ; car il n'exigeait de ses membres ni une
intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des
cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les
fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux
ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était que
la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer, qu'il
était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que le sort
avait prononcé, chaque nom subis-sait une épreuve et était écarté s'il ne
paraissait pas suffisamment honorable (100)
.Au-dessus même du sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai
souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le monarque
s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses erreurs, la
démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle se soumettait.
L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratèges. Elle se
tenait dans une enceinte consacrée par la religion ; dès le matin, les
prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en appelant la
protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de pierre. Sur une
sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en avant, les proèdres
qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près de la tribune, et la
tribune elle-même était réputée une sorte d'autel. Quand tout le monde
était assis, un prêtre (k®ruj)
élevait la voix : « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux (eéfhmÛa)
; priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les principales divinités
du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette assemblée pour le plus
grand avantage d'Athènes et la félicité des citoyens. » Puis le peuple, ou
quelqu'un en son nom répondait : « Nous invoquons les dieux pour qu'ils
protègent la cité. Puisse l'avis du plus sage prévaloir ! Soit maudit celui
qui nous donnerait de mauvais conseils, qui prétendrait changer les décrets et
les lois, ou qui révélerait nos secrets à l'ennemi (101)
! »Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet
l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir
été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on
appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet de
décret ; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à
délibérer sur autre chose.
Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion était
ouverte. Le héraut disait : « Qui veut prendre la parole ? » Les orateurs
montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait parler, sans
distinction de fortune ni de profession, mais à la condition qu'il eût prouvé
qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas débiteur de l'État,
que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en légitime mariage, qu'il
possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il avait rempli tous ses devoirs
envers ses parents, qu'il avait fait toutes les expéditions militaires pour
lesquelles il avait été commandé, et qu'il n'avait jeté son bouclier dans
aucun combat (102). Ces précautions une fois
prises contre l'éloquence, le peuple s'abandonnait ensuite à elle tout entier.
Les Athéniens, comme dit Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à
l'action. Ils sentaient au contraire le besoin d'être éclairés. La politique
n'était plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de
foi. Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était
nécessaire; car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule
pouvait mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque
affaire lui fût présentée sous toutes ses faces différences et qu'on lui
montrât clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs ; on
dit qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune
(103). Il faisait mieux encore : il les
écoutait. Car il ne faut pas se figurer une foule turbulente et tapageuse.
L'attitude du peuple était plutôt le contraire ; le poète comique le
représente écoutant bouche béante, immobile sur ses bancs de pierre (104).
Les historiens et les orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions
populaires ; nous ne voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu ; que
ce soit Périclès ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif ;
qu'on le flatte ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les
opinions les plus opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable.
Jamais de cris ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver
au bout de son discours.
A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du
gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et elle a
des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le pour et le
contre de chaque sujet. A Athènes, le peuple veut être instruit ; il ne se
décide qu'après un débat contradictoire ; il n'agit qu'autant qu'il est
convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le suffrage universel,
il faut la parole ; l'éloquence est le ressort du gouvernement démocratique.
Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure le titre de démagogues,
c'est-à-dire de conducteurs de la cité ; ce sont eux en effet qui la font agir
et qui déterminent toutes ses résolutions.
On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux lois
existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait les
gardiens des lois. Au nombre de sept, ils surveillaient l'assemblée, assis sur
des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au-dessus du
peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils arrêtaient
l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la dissolution immédiate de
l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le droit d'aller aux suffrages
(105).
Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur
convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une autre
qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait conseillé
trois fois des résolutions contraires aux lois existantes (106).
Athènes savait très bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le
respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être
utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux
thesmothètes . Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le
droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas
d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du projet
des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre immédiatement ; il
renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant il désignait cinq
orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de défendre l'ancienne loi
et de faire ressortir les inconvénients de l'innovation proposée. Au jour
fixé, le peuple se réunissait de nouveau, et écoutait d'abord les orateurs
chargés de la défense des lois anciennes, puis ceux qui appuyaient les
nouvelles. Les discours entendus, le peuple ne se prononçait pas encore. Il se
contentait de nommer une commission, fort nombreuse, mais composée
exclusivement d'hommes qui eussent exercé les fonctions de juge. Cette
commission reprenait l'examen de l'affaire, entendait de nouveau les orateurs,
discutait et délibérait. Si elle rejetait la loi proposée, son jugement
était sans appel. Si elle l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui,
pour cette troisième fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient
de la proposition une loi (107).
Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste ou
funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de son
auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le peuple, en
vrai souverain, était réputé impeccable ; mais chaque orateur restait
toujours responsable du conseil qu'il avait donné (108).
Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne faudrait
pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que soit la
forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a des jours
où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la passion. Aucune
constitution ne supprima jamais les faiblesses et les vices de la nature
humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles accusent que la direction
de la société est difficile et pleine de périls. La démocratie ne pouvait
durer qu'à force de prudence.
On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des
hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la vie
d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a à
délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite
association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu ; il
s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de faire
des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par mois
régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple ; il
n'a pas le droit d'y manquer. Or la séance est longue ; il n'y va pas seulement
pour voter ; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une heure avancée
du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant qu'il a été
présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous les discours. Ce
vote est pour lui une affaire des plus sérieuses ; tantôt il s'agit de nommer
ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux à qui son intérêt et
sa vie vont être confiés pour un an ; tantôt c'est un impôt à établir ou
une loi à changer ; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à voter, sachant bien
qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les intérêts individuels
sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État. L'homme ne peut être ni
indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait qu'il en portera bientôt la
peine, et que dans chaque vote il engage sa fortune et sa vie. Le jour où la
malheureuse expédition de Sicile fut décidée, il n'était pas un citoyen qui
ne sût qu'un des siens en ferait partie et qui ne dût appliquer toute
l'attention de son esprit à mettre en balance ce qu'une telle guerre offrait
d'avantages et ce qu'elle présentait de dangers. Il importait grandement de
réfléchir et de s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque
citoyen une diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa
richesse.
Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il
devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux en
moyenne (109), il était héliaste, et il passait
toute cette année-là dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et
à appliquer les lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux
fois dans sa vie à faire partie du Sénat ; alors, pendant une année, il
siégeait chaque jour du matin au soir, recevant les dépositions des
magistrats, leur faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs
étrangers, rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant
toutes les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les
décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège,
astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une
lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique , qu'il y avait là
de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de temps
pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote disait-il
très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour vivre, ne
pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la démocratie. Le
citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se devait tout entier à
l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son temps pendant la paix. Il
n'était pas libre de laisser de côté les affaires publiques pour s'occuper
avec plus de soin des siennes. C'étaient plutôt les siennes qu'il devait
négliger pour travailler au profit de la cité. Les hommes passaient leur vie
à se gouverner. La démocratie ne pouvait durer que sous la condition du
travail incessant de tous ses citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle
devait périr ou se corrompre.
RICHES ET PAUVRES ; LA DÉMOCRATIE PÉRIT ; LES TYRANS POPULAIRES.
Lorsque
la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et qu'il n'y
eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits, les hommes se
firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle de l'histoire des
cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans les unes elle suivit de
très près l'établissement de la démocratie ; dans les autres elle ne parut
qu'après plusieurs générations qui avaient su se gouverner avec calme. Mais
toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées dans ces déplorables luttes.
A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé
une classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'un g¡now
et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme était nourri
par son chef ; celui à qui il donnait son obéissance, lui devait en retour de
subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui avaient dissous le g¡now,
avaient aussi changé les conditions de la vie humaine. Le jour où l'homme
s'était affranchi des liens de la clientèle, il avait vu se dresser devant lui
les nécessités et les difficultés de l'existence. La vie était devenue plus
indépendante, mais aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun
avait eu désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa
tâche. L'un s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre
était resté pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute
société qui ne veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de
tribu.
La démocratie ne supprima pas la misère ; elle la rendit au contraire plus
sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore davantage
l'inégalité des conditions.
Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et des
pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût été
à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail fussent
tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne intelligence. Il
eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de l'autre, que le riche
ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son travail, et que le pauvre
trouvât les moyens de vivre en donnant son travail au riche. Alors
l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et l'intelligence de
l'homme ; elle n'eût pas enfanté la corruption et la guerre civile.
Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce ; elles
n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse publique,
afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller personne. Là où il y
avait du commerce, presque tous les bénéfices en étaient pour les riches, par
suite du prix exagéré de l'argent. S'il y avait de l'industrie, les
travailleurs étaient des esclaves. On sait que le riche d'Athènes ou de Rome
avait dans sa maison des ateliers de tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous
esclaves. Même les professions libérales étaient à peu près fermées au
citoyen. Le médecin était souvent un esclave qui guérissait les malades au
profit de son maître. Les commis de banque, beaucoup d'architectes, les
constructeurs de navires, les bas fonctionnaires de l'État, étaient des
esclaves. L'esclavage était un fléau dont la société libre souffrait
elle-même. Le citoyen trouvait peu d'emplois, peu de travail. Le manque
d'occupation le rendait bientôt paresseux. Comme il ne voyait travailler que
les esclaves, il méprisait le travail. Ainsi les habitudes économiques, les
dispositions morales, les préjugés, tout se réunissait pour empêcher le
pauvre de sortir de sa misère et de vivre honnêtement. La richesse et la
pauvreté n'étaient pas constituées de manière à pouvoir vivre en paix.
Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances
journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien
préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité qu'il
avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et que, maître
des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse.
Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer pour
assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité n'était
pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre avait d'autres
ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de voter étaient
fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait régulièrement et
au grand jour ; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où le pauvre
n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin ; à Athènes,
comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le jetait dans la
dégradation.
Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques. Il
organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut d'abord
déguisée sous des formes légales ; on chargea les riches de toutes les
dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire des
trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on multiplia
les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des biens pour les
fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes furent condamnés à
l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches ? La fortune de l'exilé
allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite, sous forme de
triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout cela ne suffisait
pas encore: car le nombre des pauvres augmentait toujours. Les pauvres en
vinrent alors à user de leur droit de suffrage pour décréter soit une
abolition de dettes, soit une confiscation en masse et un bouleversement
général.
Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété,
parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque
patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable
des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit de
dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions nous
ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion de la
propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et inviolable.
Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard. On a le désir de
s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède ; et ce désir, qui
autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime. On ne voit
plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété ; chacun ne
sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.
Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir
sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel
n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la
majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des riches,
et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice. Ce que
l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté individuelle
a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce. Rome, qui
respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins souffert.
Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les
dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital,
seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés (110).
« A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote (111),
le parti populaire s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la
confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans cette
voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire chaque jour
quelque nouvelle victime ; et à la fin le nombre de riches qu'on dépouilla et
qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une armée. »
En 412, « le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en exila
quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons (112).
»
A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la
première assemblée il décréta le partage des terres (113).
Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons une
guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans l'autre. Les
pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent la conserver ou la
reprendre. « Dans toute guerre civile, dit un historien grec, il s'agit de
déplacer les fortunes (114). » Tout démagogue
faisait comme ce Molpagoras de Cios (115), qui
livrait à la multitude ceux qui possédaient de l'argent, massacrait les uns,
exilait les autres, et distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène,
dès que le parti populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea
leurs terres.
Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens asse d'intelligence ni
assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider à
sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes de coeur
l'ont essayé ; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les cités
flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait les riches,
l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela dura depuis la
guerre du Péloponnèse jusqu'à la conquête de la Grèce par les Romains.
Dans chaque cité le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient à
côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa richesse
convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui les unît. Le
pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le riche. Le riche ne
pouvait défendre son bien que par une extrême habileté ou par la force. Ils
se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque ville une double
conspiration : les pauvres conspiraient par cupidité, les riches par peur.
Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce serment : « Je jure
d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire tout le mal que je pourrai
(116). »Il n'est pas possible de dire lequel des
deux partis commit le plus de cruautés et de crimes. Les haines effaçaient
dans le coeur tout sentiment d'humanité. « Il y eut à Milet une guerre entre
les riches et les pauvres. Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les
riches à s'enfuir de la ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les
égorger, ils prirent leurs enfants, les rassemblèrent dans les granges et les
firent broyer sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la
ville et redevinrent les maîtres. Ils prirent à leur tour les enfants des
pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs (117).
»
Que devenait alors la démocratie ? Elle n'était pas précisément responsable
de ces excès et de ces crimes ; mais elle eu était atteinte la première. Il
n'y avait plus de règles ; or la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des
règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de vrais
gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait plus
l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des intérêts et
des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni titres légitimes ni
caractère sacré ; l'obéissance n'avait plus rien de volontaire; toujours
contrainte, elle se promettait toujours une revanche. La cité n'était plus,
comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une partie était maîtresse et
l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il était aristocratique quand les
riches étaient au pouvoir, démocratique quand c'étaient les pauvres. En
réalité, la vraie démocratie n'existait plus.
A partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait
irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie avec les
riches au pouvoir était devenue une oligarchie violente ; la démocratie des
pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième siècle avant
notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et de l'Italie, Rome
encore exceptée, que les formes républicaines sont mises en péril et qu'elles
sont devenues odieuses à un parti. Or on peut distinguer clairement qui sont
ceux qui veulent les détruire, et qui sont ceux qui les voudraient conserver.
Les riches, plus éclairés et plus fiers, restent fidèles au régime
républicain, pendant que les pauvres, pour qui les droits politiques ont moins
de prix, se donnent volontiers pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre,
après plusieurs guerres civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de
rien, que le parti contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de
longues alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était
toujours à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût
conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti, contraire,
lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle créa ainsi des
tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de nom : on ne fut plus
aristocrate ou démocrate ; on combattit pour la liberté, ou on combattit pour
la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient encore la richesse et la pauvreté
qui se faisaient la guerre. Liberté signifiait le gouvernement où les riches
avaient le dessus et défendaient leur fortune ; tyrannie indiquait exactement
le contraire.
C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la Grèce
et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont pour ennemi le
parti aristocratique. « Le tyran, dit Aristote, n'a pour mission que de
protéger le peuple contre les riches ; il a toujours commencé par être un
démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de combattre l'aristocratie.»
« Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il encore , c'est de gagner la
confiance de la foule, or on gagne sa confiance en se déclarant l'ennemi des
riches. Ainsi firent Pisistrate à Athènes, Théagène à Mégare, Denys à
Syracuse (118). » Le tyran fait toujours la
guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend dans la campagne les troupeaux
des riches et. les égorge. A Cumes, Aristodème abolit les dettes, et enlève
les terres aux riches pour les donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à
Sicyone, Aristomaque à Argos. Tous ces tyrans nous sont représentés par les
écrivains comme très cruels ; il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par
nature ; mais ils l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient
de donner des terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir
au pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et qu'ils
entretenaient ses passions.
Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne peut
nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets, sans
intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il n'est pas
dans cette position élevée et indépendante où est le souverain d'un grand
État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé il n'est pas
insensible aux profits d'une confiscation ; il est accessible à la colère et
au désir de la vengeance personnelle ; il a peur; il sait qu'il a des ennemis
tout près de lui et que l'opinion publique approuve l'assassinat, quand c'est
un tyran qui est frappé. On devine ce que peut être le gouvernement d'un tel
homme. Sauf deux ou trois honorables exceptions les tyrans qui se sont élevés
dans toutes les villes grecques au quatrième et troisième siècle, n'ont
régné qu'en flattant ce qu'il y avait de plus mauvais dans la foule et en
abattant violemment tout ce qui était supérieur par la naissance, la richesse,
ou le mérite. Leur pouvoir était illimité ; les Grecs purent reconnaître
combien le gouvernement républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect
pour les droits individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens
avaient donné un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en
mains cette omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui,
et qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune.
RÉVOLUTIONS DE SPARTE.
Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans voir de
révolutions. Thucydide nous dit au contraire « qu'elle fut travaillée par les
dissensions plus qu'aucune autre cité grecque (119).
» L'histoire de ces querelles intérieures nous est à la vérité peu connue ;
mais cela vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour
habitude de s'entourer du plus profond mystère (120).
La plupart des luttes qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli ;
nous en savons du moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte
diffère sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins
traversé la même série de révolutions.
Les Doriens étaient déjà formés en corps de peuple lorsqu'ils envahirent le
Péloponnèse. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays ? Était-ce
l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution intérieure ? on
l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de l'existence du peuple
dorien , l'ancien régime du g¡now avait déjà
disparu. On ne distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille
; on ne trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de
noblesse religieuse ni de clientèle héréditaire ; on ne voit que des
guerriers égaux sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution
sociale s'était déjà accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui
conduisit ce peuple jusqu'à Sparte. Si l'on compare la société dorienne du
neuvième siècle avec la société ionienne de la même époque, on s'aperçoit
que la première était beaucoup plus avancée que l'autre dans la série des
changements. La race ionienne est entrée plus tard dans la route des
révolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite.
Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le régime du g¡now,
ils n'avaient pas pu s'en détacher encore si complètement qu'ils n'en eussent
gardé quelques institutions, par exemple le droit d'aînesse et
l'inaliénabilité du patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à
rétablir dans la société spartiate une aristocratie.
Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut Lycurgue, il y
avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient en lutte. La
royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la classe
inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de l'aristocratie,
et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple sous le joug (121).
Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la sagesse
des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y jouissait, sur
l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire illusion. De toutes
les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut-être celle où
l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le moins connu
légalité. Il ne faut pas parler du partage des terres ; si ce partage a jamais
eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été maintenu. Car au temps
d'Aristote, « les uns possédaient des domaines immenses, les autres n'avaient
rien ou presque rien ; on comptait à peine dans toute la Laconie un millier de
propriétaires (122).
Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la société
spartiate : nous y trouvons une hiérarchie de classes superposées l'une à
l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui paraissent être d'anciens
esclaves affranchis (123) ; puis les Épeunactes,
qui avaient été admis à combler les vides faits par la guerre parmi les
Spartiates (124) ; à un rang un peu supérieur
figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à des clients domestiques,
vivaient avec le Maître, lui faisaient cortège , partageaient ses occupations,
ses travaux, ses fêtes, et combattaient à côté de lui. (125)
. Venait ensuite la classe des bâtards, qui descendaient des vrais Spartiates,
mais que la religion et la loi éloignaient d'eux (126)
; puis, encore une classe, qu'on appelait les inférieurs, êpomeÛonew,
et qui étaient probablement les cadets déshérités des fa milles. Enfin
au-dessus de tout cela s'élevait la classe aristocratique, composée des hommes
qu'on appelait les Égaux, ÷moioi. Ces hommes
étaient en effet égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le reste. Le
nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu ; nous savons seulement
qu'il était très restreint. Un jour, un de leurs ennemis les compta sur la
place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au milieu d'une foule de
4000 individus (127). Ces égaux avaient seuls
part au gouvernement de la cité. « Être hors de cette classe, dit Xénophon,
c'est être hors du corps politique (128). »
Démosthènes dit que l'homme qui entre dans la classe des Égaux, devient par
cela seul « un des maîtres du gouvernement (129).»
« On les appelle Égaux, dit-il encore, parce que l'égalité doit régner
entre les membres d'une oligarchie. »
Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement précis. Il
paraît qu'il se recrutait par voie d'élection ; mais le droit d'élire
appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être admis était ce
qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte le prix de la vertu. Nous ne
savons pas ce qu'il fallait de richesse , de naissance, de mérite, d'âge, pour
composer cette vertu. On voit bien que la naissance ne suffisait pas, puisqu'il
y avait une élection ; on peut croire que c'était plutôt la richesse qui
déterminait les choix , dans une ville « qui avait au plus haut degré l'amour
de l'argent, et où tout était permis aux riches (130).
»
Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du citoyen ; seuls ils
composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on appelait à Sparte le
peuple. De cette classe sortaient par voie d'élection les sénateurs, à qui la
constitution donnait une bien grande autorité, puisque Démosthènes dit que le
jour où un homme entre au Sénat, il devient un despote pour la foule (131).
Ce Sénat, dont les rois étaient de simples membres, gouvernait l'État suivant
le procédé habituel des corps aristocratiques : il tirait de son sein des
magistrats annuels, nommés éphores, qui exerçaient en son nom une autorité
absolue. Sparte avait ainsi un régime républicain : elle avait même tous les
dehors de la démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat
délibérant, une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion
de deux ou trois centaines d'hommes.
Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement des éphores, le
gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de quelques riches, faisait
peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et même sur le plus
grand nombre des Spartiates. Par son énergie, par son habileté, par son peu de
scrupule et son peu de souci des lois morales, elle sut garder le pouvoir
pendant cinq siècle. Mais elle suscita de cruelles haines et eut à réprimer
un grand nombre d'insurrections.
Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes ; tous ceux des Spartiates
ne nous sont pas connus, le gouvernement était trop habile pour ne pas en
étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant quelques-uns que l'histoire n'a
pas pu oublier. On sait que les colons qui fondèrent Tarente étaient des
Spartiates qui avaient voulu renverser le gouvernement. Une indiscrétion du
poète Tyrtée fit connaître à la Grèce que pendant les guerres de Messénie
un parti avait conspiré pour obtenir le partage des terres.
Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle savait mettre entre
les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les Laconiens ;
les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition n'était possible, et
l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à l'étroite union de ses
membres, était toujours assez forte pour tenir tête à chacune des classes
ennemies.
Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait réaliser. Tous ceux d'entre
eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité où l'aristocratie les
tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de condition inférieure. Pendant
la guerre médique, Pausanias forma le projet de relever à la fois la royauté
et les basses classes, en renversant l'oligarchie. Les Spartiates le firent
périr, l'accusant d'avoir noué des relations avec le roi de Perse ; son vrai
crime était plutôt d'avoir eu la pensée d'affranchir les Hilotes (132).
On peut compter dans l'histoire combien sont nombreux les rois qui furent
exilés par les éphores ; la cause de ces condamnations se devine bien, et
Aristote la dit : « Les rois de Sparte, pour tenir tête aux éphores et au
Sénat, se faisaient démagogues (133) . »
En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique. Un
certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des Égaux, était le chef
des conjurés. Quand il voulait-affilier un homme au complot, il le menait sur
la place publique, et lui faisait compter les citoyens ; en y comprenant les
rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait au chiffre d'environ
soixante-dix. Cinadon lui disait alors : « Ces gens-là sont nos ennemis ; tous
les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre de plus de quatre
mille, sont nos alliés. » Il ajoutait : « Quand tu rencontres dans la
campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un maître; tous les autres
hommes sont des amis. »
Hilotes, Laconiens, Néodamodes, êpomeÛonew, tous
s'étaient associés, cette fois, et étaient les complices de Cinadon ; « car
tous, dit l'historien, avaient une telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en
avait pas un seul parmi eux qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les
dévorer tout crus. » Mais le gouvernement de Sparte était admirablement servi
: il n'y avait pas pour lui de secret. Les éphores prétendirent que les
entrailles des victimes leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux
conjurés le temps d'agir : on mit la main sur eux, et on les fit périr
secrètement. L'oligarchie fut encore une fois sauvée (134).
A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla grandissant toujours. La
guerre du Péloponnèse et les expéditions en Asie avaient fait affluer
l'argent à Sparte ; mais il s'y était répandu d'une manière fort inégale,
et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En même temps, la
petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui était encore de
mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle après lui (135).
Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait ni
industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les riches
faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une part étaient
quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très grand nombre qui n'avait
absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie d'Agis et dans celle de
Cléomène, un tableau de la société spartiate ; on y voit un amour effréné
de la richesse, tout mis au-dessous d'elle ; chez quelques-uns le luxe, la
mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur fortune ; hors de là, rien qu'une
tourbe misérable, indigente, sans droits politiques, sans aucune valeur dans la
cité, envieuse, haineuse, et qu'un tel état social condamnait à désirer une
révolution.
Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux dernières limites du
possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît, et que la démocratie,
arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses digues. On devine bien
aussi qu'après une si longue compression la démocratie ne devait pas
s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait arriver du premier
coup aux réformes sociales.
Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient plus, en y
comprenant toutes les classes diverses que sept cents), et l'affaissement des
caractères, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal des
changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint d'un roi. Agis essaya
d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens légaux : ce qui
augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il présenta au Sénat,
c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi pour l'abolition des
dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'être trop surpris que le
Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis avait peut-être pris ses
mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois une fois votées,
restait à les mettre à exécution ; or ces réformes sont toujours tellement
difficiles à établir que les plus hardis y échouent. Agis, arrêté court par
la résistance des éphores, fut contraint de sortir de la légalité : il
déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre autorité ; puis il
arma ses partisans et établit, durant une année, un régime de terreur.
Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les dettes et faire brûler
tous les titres de créance sur la place publique. Mais il n'eut pas le temps de
partager les terres. On ne sait si Agis hésita sur ce point et s'il fut
effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie répandit contre lui d'habiles
accusations ; toujours est-il que le peuple se détacha de lui et le laissa
tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le gouvernement aristocratique fut
rétabli.
Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de
scrupules. Il commença par massacrer les éphores, supprima hardiment cette
magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti populaire, et proscrivit
les riches. Après ce coup d'État, il opéra la révolution, décréta le
partage des terres, et donna le droit de cité à quatre mille Laconiens. Il est
digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient qu'ils faisaient une
révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom du vieux législateur
Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques coutumes. Assurément la
constitution de Cléomène en était fort éloignée. Le roi était
véritablement un maître absolu ; aucune autorité ne lui faisait contrepoids ;
il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors dans la plupart des
villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait d'avoir obtenu des terres,
paraissait se soucier fort peu des libertés politiques. Cette situation ne dura
pas longtemps. Cléomène voulut étendre le régime démocratique à tout le
Péloponnèse, où Aratus, précisément à cette époque, travaillait à
établir un régime de liberté et de sage aristocratie. Dans toutes les villes,
le parti populaire s'agita au nom de Cléomène, espérant obtenir, comme à
Sparte, une abolition des dettes et un partage des terres. C'est cette
insurrection imprévue des basses classes qui obligea Aratus à changer tous ses
plans ; il crut pouvoir compter sur la Macédoine, dont le roi Antigone Boson
avait alors pour politique de combattre partout les tyrans et le parti
populaire, et il l'introduisit dans le Péloponnèse. Antigone et les Achéens
vainquirent Cléomène à Sellasie. La démocratie spartiate fut encore une fois
abattue, et les Macédoniens rétablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant
Jésus-Christ).
Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles ; une
année, trois éphores qui étaient favorables au parti populaire, massacrèrent
leurs deux collègues ; l'année suivante, les cinq éphores appartenaient au
parti oligarchique ; le peuple prit les armes et les égorgea tous. L'oligarchie
ne voulait pas de rois ; le peuple voulut en avoir ; on en nomma un, et on le
choisit en dehors de la famille royale, ce qui ne s'était jamais vu à Sparte.
Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois renversé du trône, une première fois par
le peuple, parce qu'il refusait de partager les terres, une seconde fois par
l'aristocratie, parce qu'on le soupçonnait de vouloir les partager. On ne sait
pas comment il finit ; mais après lui on voit à Sparte un tyran, Machanidas :
preuve certaine que le parti populaire avait pris le dessus.
Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait partout la guerre
aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La démocratie spartiate
adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cité à tous
les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au rang des Spartiates ; il
alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des tyrans des villes
grecques, il se fit le chef des pauvres contre les riches ; « il proscrivit ou
fit périr ceux que leur richesse élevait au-dessus des autres. »
Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de grandeur, Nabis mit dans la
Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il assujettit à
Sparte la Messénie, une partie de l'Arcadie, l'Élide. Il s'empara d'Argos. Il
forma une marine, ce qui était bien éloigné des anciennes traditions de
l'aristocratie spartiate ; avec sa flotte il domina sur toutes les îles qui
entourent le Péloponnèse, et étendit son influence jusque sur la Crète.
Partout il soulevait la démocratie ; maître d'Argos, son premier soin fut de
confisquer les biens des riches, d'abolir les dettes, et de partager les terres.
On peut voir dans Polybe combien la ligue achéenne avait de haine pour ce tyran
démocrate. Elle détermina Flamininus à lui faire la guerre au nom de Rome.
Dix mille Laconiens, sans compter les mercenaires, prirent les armes pour
défendre Nabis. Après un échec, il voulait faire la paix ; le peuple s'y
refusa ; tant la cause du tyran était celle de la démocratie ! Flamininus
vainqueur lui enleva une partie de ses forces, mais le laissa régner en
Laconie, soit que l'impossibilité de rétablir l'ancien gouvernement fût trop
évidente, soit qu'il fût conforme à l'intérêt de Rome que quelques tyrans
fissent contre-poids à la ligue achéenne. Nabis fut assassiné plus tard par
un Éolien ; mais sa mort ne rétablit pas l'oligarchie ; les changements qu'il
avait accomplis dans l'état social, furent maintenus après lui, et Rome
elle-même se refusa à remettre Sparte dans son ancienne situation (136).
(01)
(01) Harpocration, Zeçw ¤rkeÝow.
(02) Aristote. Pol., VIII, 5.
2-3.
(03) Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons
que la clientèle s'est transformée plus tard ; nous ne parlons ici que des
premiers siècles de Rome.
(04) Tite-Live, II, 64 ; II, 56.
(05) Denys, VI, 46 ; VII, 19 ; X, 27.
(06) Tite-Live, XXIX, 27. Cicéron, pro
Mur., 1. Aulu-Gelle, X. 20 Nous n'avons en vue ici que les quatre premiers
siècles de Rome ; la suite de ce livre montrera que la distinction entre le
peuple et la plèbe a disparu plus tard.
(07) Denys, IV, 43.
(08) Denys, VI, 80.
(09)
Aristote, Pol., III, 9, 8 ; Plutarque, Quest. rom., 63.
(10)
Strabon, IV ; IX. Diodore, IV, 29.
(11)
Strabon, VIII, 5 ; Plutarque, Lycurgue, 2.
(12)
Aristote, Pol., VIII, 10, 3 (V. 10). Héraclide de Pont, dans les
Fragments des historiens grecs. t. II, p. 11 . Plutarque, Lycurgue,
4 .
(13)
Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, Gour. de Laced., 14 (13).
Helléniques, VI, 4. Plutarque, Agésilas, 10, 17, 23. 28 : Lysandre.
23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des opérations militaire
qu'il fallut une décision toute spéciale du Sénat pour confier le
commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi, par exception, les
attributions de roi et celle de général ; Plutarque, Agés., 6; Lys.,
23.
(14)
Hérodote, II, 56, 57.
(15) Xénophon,
Gour. de Lacédémone.
(16)
Hérodote, V, 92.
(17)
Voyez les Marbres de Paros.
(18)
Pausanias, IV, 3.
(19) Héraclide
de Pont, 1, 3. Nicolas de Damas, Fragm., 51.
(20)
Pausanias, II, 19.
(21)
Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII.
(22)
Cicéron, De republ., II, 8.
(23) Cicéron,
De republ., II, 12.
(24) La
famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68.
(25) Thucydide,
II, 15-16.
(26)
Plutarque, Quest. gr., 1.
(27) Aristote,
Pol., VIII, 5. 2.
(28) Aristote,
Pol., III, 9, 8 ; VI, 3, 8.
(29) Id.,
VIII, 5, 10.
(30) Diodore,
VIII, 5. Thucydide. VIII, 21. Hérodote, VII, 155.
(31) Aristote.
Pol., VIII , 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire.
(32) Festus,
v° Conscripti, Allecti. Plutarque, Quest. romaines, 58. On
distingua pendant plusieurs siècles les patres des conscripti.
(33) Festus,
v° patres.
(34) Caton,
De re rust., 143. Columelle, XI, 1, 19
(35) Solon,
édit., Bach, p. 104. 105.
(36) Aristote. Gouv. d'Ath., Fragm.,
coll. Didot, t. II, p. 107.
(37) Digeste, liv. XXV, tit. 2, 5 :
liv. L, tit. 16, 195. Valère Max., V. 1, 4. Suétone, Claude, 25. Dion
Cassius. LV. La législation était la même à Athènes: voy. Lysias et
Hypéride dans Harpocration, v° Žpostasion.
Démosthènes, in Aristogitonem, et Suidas, v° ŽnagkaÝon.
(38)
Festus, v° patres.
(39)
Institutes, III, 7.
(40)
Cicéron, De oratore, I, 39.
(41)
Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, lorsqu'ils
descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.
(42)
Nicolas de Damas, Fragm. Aristote, Pol., V. 9. Thucydide, 1, 126.
Diodore, IV, 5.
(43)
Aristote, Pol., VI, 3, 2.
(44) Varron,
L. L., VI. 13.
(45) Denys,
IV, 5. Platon, Hipparque.
(46)
Héraclide de Pont, dans les Fragm. des hist. grecs, t. II, p. 217
(47) Diogène
Laerce, 1, 110. Cicéron, De leg., II, 11. Athénée, p. 602.
(48) Euripide,
Phéniciennes. Alexis, dans Athénée. IV. 49.
(49) Eschine,
in Ctesiph., 30. Démosth., in Eubul. Pollux, VIII, 19, 95, 107.
(50) Aristote,
Pol., III, I, 10 ; VII, 2. Schol. ad Esch., éd. Didot, p. 511.
(51) Les phratries anciennes et les g¡nh
ne furent pas supprimés; ils subsistèrent au contraire jusqu'à la fin de
l'histoire grecque ; mais ils ne furent plus que des cadres religieux sans
aucune valeur en politique.
(52) Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Pol.,
VII, 2, 11. Pausanias, V, 9.
(53) Aristote, Pol., VII, 3, Il
(VI, 3).
(54) Tite Live, 1, 47. Denys, IV, 13.
Déjà les rois précédents avaient partagé les terres prises à l'ennemi ;
mais il n'est pas sûr qu'ils aient admis la plèbe au partage.
(55) Denys, IV, 13 ; IV, 43.
(56) Denys, IV, 26.
(57) Les historiens modernes comptent
ordinairement six classes. Il n'y en e en réalité que cinq : Cicéron, De
republ., II, 22; Aulu-Gelle, X, 28. Les chevaliers d'une part, de l'autre
les prolétaires, étaient en dehors des classes.
(58) Il nous paraît incontestable que
les comices par centuries n'étaient pas autre chose que la réunion de l'armée
romaine. Ce qui le prouve, c'est 1° que cette assemblée est souvent appelée
l'armée par les écrivains latins ; urbanus exercitus, Varron, VI, 93 ; quum
comitiorum causa exercitus eductus esset, Tite Live, XXXIX, 15 ; miles ad
suffragia vocatur et comitia centuriata dicuntur, Ampélius, 48 ; 2° que
ces comices étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en
campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux étendards
flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie, l'autre vert
foncé pour la cavalerie ; 3° que ces comices se tenaient toujours au Champ de
Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans l'intérieur de la ville
(Aulu-Gelle, XV, 27) ; 4° que chacun s'y rendait en armes (Dion Cassius,
XXXVII) ; 5° que l'on y était distribué par centuries, l'infanterie d'un
côté, la cavalerie de l'autre ; 6° que chaque centurie a ait à sa tête son
centurion et son enseigne, Ësper ¤n
pol¡mÄ , Denys, VII, 59 ; 7° que
les sexagénaires, ne faisant pas partie de l'armée, n'avaient pas non plus le
droit de voter dans ces comices ; Macrobe, I, 5 ; Festus, v° depontani. On peut
d'ailleurs remarquer que dans l'ancienne langue le mot classis signifiait
corps de troupe. — Les prolétaires ne paraissaient pas d'abord dans cette
assemblée ; pourtant comme il était d'usage qu'ils formassent dans l'armée
une centurie employée aux travaux, ils purent aussi former une centurie dans
ces comices.
(59) Cassius Hémina, dans
Nonius, liv. II, v° pleritas
(60) Varron, L. L., VII, I05. Festus.
v° nexum. Tite Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, I.
(61) Denys, VI, 45 ; VI. 79.
(62)
Denys, X. Plutarque, Quest. rom., 84.
(63) Tite
Live, III, 53.
(64) C'est
le sens propre du mot sacer : Plaute, Bacch., IV, 6. 13 ; Catulle,
XIV, 12 ; Festus. v° sacer ; Macrobe, III, Suivant Tite Live,
l'épithète de sacrosanctus ne se serait pas d'abord appliquée au
tribun, mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun.
(65)
Plutarque. Quest. rom., 81.
(66) Denys, VI, 89 : X, 32; X, 42.
(67) Tribuni antiquitus creati, non
juri dicundo nec causis querelisque de absentibus noscendis, sed
intercessionibus faciendis quibus praesentes fuissent, ut injuria quae coram
fieret arceretur. Aulu-Gelle, XIII, 12.
(68) Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII,
87; VI, 90.
(69) Tite Live, II, 60. Denys, VII,
16. Festus, v° scita plebis. Il est bien entendu que nous parlons des
premiers temps. Les patriciens étaient inscrits'dans les tribus, mais ils ne
figuraient pas dans des assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans
cérémonie religieuse.
(70) Denys, X. 1.
(71) Tite Live, III, 31. Denys, X, 4.
(72) Julius Obsequens, 16.
(73) Tite Live, V, 12 ; VI, 34 ; VI,
39.
(74)
Tite Live, VI, 41.
(75) Tite Live, IV, 49.
(76) Tite Live, 42.
(77) Tite Live, VII, 17 ; IX, 33. 34.
(78) Gaius, III, 17 ; III, 24. Ulpien,
XVI, 4. Cicéron, De invent., II, 50
(79) Il y avait bien le testament in
procinctu ; mais nous ne sommes pas bien renseignés sur cette sorte de
testament ; peut-être était-il au testament calatis comitiis ce que
l'assemblée par centuries était à l'assemblée par curies.
(80) Gaius, I, 114.
(81) Gaius, I, 111: quae anno continuo
NUPTA persererabat. La coemptio était si peu un mode de mariage que
la femme pouvait la contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un
tuteur.
(82) Gaius, I, 117, 118. Que cette
mancipation ne fit que fictive au temps de Gaius, c'est ce qui est hors de doute
; mais elle put être réelle à l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du
mariage par simple consensus comme du mariage sacré, qui établissait entre les
époux un lien indissoluble.
(83) Aulu-Gelle, XI, 18. Porpliyre, De
abstin., IX. Démosthène., in Lept. 158.
(84) Démosthène, in Everg.
57.
(85)
Isée, VI, 25.
(86) Isée,
III, 42.
(87) Isée,
VII, 19 ; XI, 1, 11.
(88) Isée,
III, 41, 68, 13 ; VI, 9 ; X, 9. 13. Plutarque, Solon, 21.
(89) Plutarque,
Solon, 13.
(90) Plutarque, Solon, 23.
(91) Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysost., perÜ
ŽpistÜaw. Harpocration, p¡ra
medÛmnou. Démosth., in Evergum
; in Baeot. de dote ; in Neaeram, 51, 52.
(92) Plutarque,
Solon, 18.
(93) Dinarque,
I, 171 (coll. Didot).
(94) Plutarque,
Solon, 18 ; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration, aux mots áppeiw,
y°tew. Pollux, VIII, 129.
(95) Tite-Live,
1, 43.
(96) Aristote,
Polit., III, 3, 4 ; VI, 4, 5 (édit. Didot).
(97) Lysias,
in Alcib., 1, 8 ; II, 7. Isée, VII. 39. Xénophon, Hellen., VII, 4.
Harpocration, y°tew
(98) La
relation entre le service militaire et les droits politiques est manifeste : à
Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée ; cela est
si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du service militaire
n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les historiens ne nous disent
pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes; mais il y a des chiffres qui
sont significatifs ; Thucydide nous apprend (II, 31 ; II, 13) qu'au début de la
guerre. Athènes avait 13000 hoplites; si l'on y ajoute les chevaliers,
qu'Aristophane (dans les Guêpes) porte à un millier environ, on arrive au
chiffre de 14 000 soldats. Or Plutarque nous dit qu'à la même époque le
nombre des citoyens était de 14000. C'est donc que les prolétaires, qui
n'avaient pas le droit de servir parmi les hoplites, n'étaient pas non plus
comptés parmi les citoyens. La constitution d'Athènes, en 430, n'était donc
pas encore tout à fait démocratique.
(99) Aristote,
Polit., VIII, 2, 8 (V, 2).
(100)
Eschine, III, 2 ; Andocide, II, 19 ; I, 45-55.
(101) Eschine,
I, 23 ; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes. in Aristocr., 97.
Aristophane, Acharn., 43, 44 et Schol. ; Thesmoph.. 295-310.
(102) Eschine,
I, 27-33. Dinarque, I, 71.
(103) C'est
du moins ce que fait entendre Aristophane, Guêpes, 711 689): voy. le
Scholiaste.
(104) Aristophane,
Chevaliers, 1119.
(105) Pollux,
VIII, 94. Philochore, Fragm., coll. Didot, p. 4072.
(106) Athénée,
X, 73. Pollux, VIII, 52.
(107) Eschine,
in Ctesiph., 38. Démosthènes, in Timocr. ; in Leptin.
Andocide, 1, 83.
(108) Thucydide,
III, 43. Démosthènes, in Timocratem.
(109)
Il y avait 5000 héliastes sur 14000 citoyens; encore peut-on retrancher de ce
dernier chiffre 3 ou 4000 qui devaient être écartés par la dokimasÛa.
(110) Plutarque,
Quest. grecq., 18.
(111) Aristote,
Pol., VIII, 4 (V, 4).
(112) Thucydide, VIII, 21.
(113) Plutarque, Dion, 37, 48.
(114) Polybe, XV, 21.
(115) Polybe, VII, 10.
(116) Aristote, Pol., VIII,
7, 19 (V, 7). Plutarque, Lysandre, 19.
(117) Héraclide de Pont, dans
Athénée, XII, 26. - Il est assez d'usage d'accuser la démocratie athénienne
d'avoir donné à la Grèce l'exemple de ces excès et de ces bouleversements.
Athènes est au contraire la seule cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu
dans ses murs cette guerre atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple
intelligent et sage avait compris, dès le jour où la série des révolutions
avait commencé, que l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le
travail qui pût sauver la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu
honorable. Solon avait prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail, fût
privé des droits politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la
main à la construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait
réservé tout ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs
tellement divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième
siècle, montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10000
propriétaires. Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu
meilleur que celui des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le
reste de la Grèce ; les querelles des riches et des pauvres y furent plus
calmes et n'aboutirent pas aux mêmes désordres.
(118) Aristote, Pol., V, 8 ;
VIII, 4, 5 ; V, 4.
(119) Thucydide, 1, 18.
(120) Thucydide, V, 68.
(121) Voy. plus haut, p. 307.
(122) Aristote, Pol., II, 6,
10 et 11.
(123) Myron de Priène, dans
Athénée, VI.
(124) Théopompe, dans
Athénée, VI.
(125) Athénée, VI, 102. Plutarque,
Cléom., 8. Élien, XII, 43.
(126) Aristote, Pol., VIII, 6
(V, 6). Xénophon, Hell., V, 3, 3.6. Xénophon, Hellen., III, 3,
6.
(127) Xénophon, Helléniq.,
III, 3, 5.
(128) Xénophon, Gouv. de Lacéd.,
10.
(129) Démosthènes, in Leptin.,
107.
(130) „A
filoxrhmatÛa Sp‹rtan §loi :
c'était déjà un proverbe en Grèce au temps d'Aristote ; Zénobius, II, 24.
Aristote, Polit., VIII, 6, 7 (V, 6).
(131) Démosthènes, in Leptin.,
107. Xénophon, Gouv. de Lacéd., 10.
(132) Aristote, Pol., VIII, 1
(V, 1). Thucydide, I, 132
(133) Aristote, Pol.,
II, 6, 14.
(134) Xénophon, Helléniques,
III, 3
(135) Plutarque, Agis, 5
(136) Polybe, II, XIII, XVI.
Tite-Live, XXXII.