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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DU DESTIN

AUTRE TRADUCTION française

: Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870.

 

texte grec

57 OEUVRES  MORALES DE PLUTARQUE.

DU DESTIN (01).

[568b] Vous m'avez demandé, mon cher Pison, mon sentiment sur le Destin. [568c] Voici ce que j'en pense ; vous savez que je n'écris qu'avec beaucoup de réserve. Je vais donc tâcher de le faire avec le plus de précision et de clarté qu'il me sera possible.

Sachez d'abord que le mot destin a deux acceptions différentes : il signifie une opération ou une substance. Sous le premier rapport, Platon nous en a donné une légère idée dans ce passage de son Phèdre : « Voici, dit-il, quelle est la loi d'Adrastée : Toute âme qui se sera fidèlement attachée à Dieu, etc. (02). » Dans le Timée, il nomme le Destin, les lois que Dieu a intimées aux âmes immortelles pour la formation de l'univers. Dans la République, il dit que [568d] le Destin est la parole de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité, et ce n'est point là une expression poétique. Platon y parle en théologien, et exprime ses véritables sentiments.

Maintenant, si l'on veut rendre ces définitions en termes plus communs, on peut dire que dans le Phèdre il donne 58 à entendre que le Destin est la volonté inévitable de Dieu, agissant comme cause, et dont rien ne. peut arrêter l'action ; que, dans le Timée, il l'appelle la loi qui dirige la formation de l'univers, et par laquelle tout est produit. C'est là ce que fait Lachésis, qui est véritablement fille de la Nécessité, comme nous venons de le voir, et comme la suite nous le fera encore mieux comprendre. [568e] Voilà  ce que c'est que le Destin, comme opération.

Considéré comme substance, il parait être l'âme entière de l'univers, divisée en trois parties; dont l'une est fixe et immobile ; la seconde est regardée tomme errante ; la troisième est au-dessous du ciel et autour de la terre. La plus élevée de toutes s'appelle Clotho ; celle qui la suit Atropos ; la plus basse des trois est Lachésis, qui reçoit les opérations célestes de ses deux soeurs, les lie ensemble, et les transmet aux substances terrestres qui lui sont soumises (03).

Voilà donc à peu près ce qu'il y avait à dire sur le Destin considéré comme substance. [568f] Je vous ai fait connaître en peu de mots sa nature, son étendue, ses qualités, son ordre et ses relations, soit en lui-même, soit par rapport à nous. Quant au détail de ces différents objets, Platon, dans sa République, nous en donne une légère idée sous l'allégorie d'une autre fable que je vous ai développée du mieux qu'il m'a été possible.

Reprenons maintenant ce qui regarde le Destin considéré comme action. Il donne lieu, sous ce rapport, à plusieurs questions physiques, morales et logiques. J'ai suffisamment expliqué sa nature ; parlons de ses propriétés. Ce que je vais en dire paraîtra peut-être absurde à bien
des gens. [569a] Quoique le Destin embrasse, comme dans un cercle, l'infinité des choses qui se sont faites et qui se
59 feront dans le cours infmi des siècles, il n'est pas lui-même infini, mais déterminé; car, ni une loi, ni une sanction, ni quoi que ce soit de divin, ne peut être infini (04). C'est ce que vous comprendrez encore mieux, si vous pensez à cette révolution générale du monde, à ce période de temps après lequel, dit Timée, les huit sphères ayant achevé leur cours, reviennent chacune au point respectif d'où elles sont parties, et ont toujours pour mesure du cercle qu'elles parcourent, un mouvement égal et uniforme.

Dans cet espace de temps déterminé que saisit notre intelligence, tout [569b] ce qui dans le ciel et sur la terre aura subsisté par une suite de cette nécessité, se renouvellera à cette époque, et reviendra dans le même état qu'il était auparavant. Ainsi la disposition générale du ciel, qui seule conserve toujours son ordre naturel et relatif, soit à elle-même, soit à la terre et à toutes les choses terrestres, après de longues révolutions, recommencera son même cours; à cette disposition en succéderont d'autres semblables, qui s'enchaîneront mutuellement, et amèneront les effets qui doivent nécessairement en être la suite.

Pour rendre la chose plus sensible, supposons que les choses célestes qui nous environnent, et qui sont les causes de tout ce qui se fait sur la terre, restent dans le même état ; alors il est impossible que je n'écrive point [569c] ce traité, et que vous ne fassiez point ce qui vous occupe maintenant. Quand la même cause reviendra, nous ferons les 60 mêmes choses, et de la même manière. Les mêmes hommes renaîtront. Toutes les opérations produites par les causes successives se reproduiront ; et en général tout ce qui se sera fait dans une révolution entière se fera de nouveau dans chaque révolution semblable. Il est donc évident, comme je l'ai déjà dit, que le Destin, qui est un mode de l'infini, n'est cependant pas infin lui-même. On aperçoit aussi par là la vérité de ce que nous avons déjà dit, qu'il est une espèce de cercle. En effet, puisque le mouvement circulaire, et le temps qui en est la mesure, sont des cercles, il suit que la cause de tout ce qui se fait circulairement peut, avec raison, être considérée comme un cercle.

[569d] Ce que nous venons de dire suffit pour faire entendre ce que c'est que le destin, considéré, non en particulier, et comme réglant les détails de toutes les opérations, mais généralement, et sous un même rapport. On peut le comparer à une loi civile. Premièrement la loi prescrit, d'après l'état actuel des choses, sinon toutes, du moins le plus grand nombre des actions qu'il faut faire ou éviter. En second lieu, elle embrasse dans ses dispositions, autant qu'il lui est possible, tout ce qui doit être utile aux citoyens. Arrêtons-nous à ce double rapport. La loi civile prononce en général sur ce que méritent l'homme de cœur et l'homme lâche qui abandonne son poste, et ainsi des autres choses. Mais elle n'ordonne rien en particulier sur tel ou tel homme. Elle énonce principalement les dispositions générales ; [569e] les cas particuliers y sont compris par une conséquence naturelle. Ainsi nous disons qu'il est conforme à la loi de récompenser la bravoure de l'un, et de punir la lâcheté de l'autre, parce qu'elle a statué implicitement sur ces objets ; comme les ordonnances des médecins et les règlements du gymnase renferment éminemment dans leurs dispositions générales tous les faits particuliers. De même, la loi de la nature règle principalement les choses générales, et les particu- 61 lières le sont aussi par une conséquence nécessaire. [569f] Celles-ci sont donc en quelque sorte réglées par le Destin, comme comprises dans les choses générales.

Mais peut-être quelqu'un envisageant cette matière avec plus de subtilité, dira que c'est tout le contraire ; que les choses particulières sont principalement réglées par le Destin, puisqu'elles sont la fin et le terme des dispositions générales, et que la fin d'une action quelconque la précède toujours. Mais nous examinerons ailleurs cette difficulté. Contentons-nous d'observer ici que l'assertion que nous venons d'établir, que tout n'est pas compris dans le Destin d'une manière claire et précise, mais seulement les choses générales; que cette assertion, dis-je, est fondée sur ce que nous avons déjà dit, et sur ce que nous dirons dans la suite. [570a] Ce qui est fini et déterminé, et qui par cela même convient à la Providence, paraît surtout dans les choses générales. Or, telle est la loi divine. C'est aussi la propriété de la loi civile ; mais l'infini ou l'indéterminé a lieu dans les faits particuliers.

Il est des choses qui sont liées à une condition, et tel est le Destin. On appelle conditionnelle une chose qui n'existe pas absolument par elle-même, mais relativement à une autre dont elle dépend et qu'elle suppose ; je vais vous en donner un exemple. Voici quelle est la loi d'Adrastée : « Toute âme qui se sera fidèlement attachée à Dieu, et qui aura connu quelques vérités, n'éprouvera aucune peine jusqu'à une autre révolution ; et si elle pouvait persévérer toujours dans cette disposition, elle serait à jamais exempte de mal. » [570b] Voilà une loi conditionnelle et générale. Telle est la propriété du Destin, comme le prou-vent sa nature et son nom même, qui exprime la dépendance et la liaison des causes. Il est une loi et une ordonnance, parce qu'à la manière de la loi civile, il règle les choses qui sont dépendantes des événements.

Considérons maintenant les diverses relations du Des- 70 tin, et voyons quel rapport il a avec la Providence, avec la Fortune, avec ce qui est en notre pouvoir, avec ce qui est contingent, et les autres choses semblables. [570c] Déterminons aussi en quel sens il est vrai, et en quel sens il est faux que tout soit fait parle Destin. Si par là on entend que tout est compris dans le Destin, la proposition est vraie. Si même on veut y renfermer les actions humaines, et généralement tout qui se fait sur la terre et dans le ciel, on peut l'accorder aussi pour ce moment. Mais si par ces mots on entend, comme cela paraît plus naturel, que tout n'est pas selon le Destin, mais seulement les choses qui en sont dépendantes, alors il ne faut pas dire que toutes choses soient faites par le Destin, quoiqu'il embrasse tout; car tout ce qui est compris dans la loi n'est pas légitime ni selon la loi. Elle embrasse dans ses dispositions la trahison, la lâcheté, l'adultère, [570d] et plusieurs autres actions que personne assurément ne croit faites selon la loi. Bien plus, je ne regarderai pas comme légal un trait de valeur, le meurtre d'un tyran, et d'autres actions glorieuses de cette espèce. Cette propriété ne convient qu'aux choses qui sont expressément prescrites par la loi. En effet, si la loi ordonne ces sortes d'actions, pourquoi ne regarde-t-on pas comme des transgresseurs de la loi, ceux qui ne se sont pas distingués par des traits de bravoure, qui n'ont pas fait périr un tyran, ou qui n'ont rien fait de remarquable? et s'ils sont transgresseurs de la loi, pourquoi ne leur inflige-t-on pas le châtiment qu'ils ont mérité ? Que si cette conduite serait injuste et déraisonnable, il ne faut donc regarder comme légal et fait selon la loi, que ce qui a été nommément ordonné par la loi dans quelque espèce d'actions que ce soit. De même, il n'y a de fatales [570e] et faites selon le Destin que les choses qui sont une conséquence de la disposition divine qui a précédé.

Ainsi, tout est compris dans le Destin. Mais bien des choses dans ce nombre, et même la plupart de celles qui 63 précèdent, ne sont pas, à proprement parler, faites selon le Destin.

Cela étant ainsi, examinons maintenant comment ce qui est en notre pouvoir, comment la fortune, comment le possible, le contingent et les autres choses semblables qui tiennent à des causes précédentes, peuvent subsister avec le Destin. Nous l'avons déjà dit, le Destin, à ce qu'il nous semble, comprend tout ; [570f] mais il ne s'ensuit pas que tout se fasse nécessairement ; chaque chose est produite de la manière qui convient à sa nature. Or, naturellement, le possible, comme genre, doit précéder ce qui n'est que contingent; le contingent, comme sujet et matière, doit être soumis à notre liberté, qui doit user du contingent avec une pleine autorité (05). La Fortune vient traverser l'usage de notre liberté par une suite de la propriété qu'a le contingent d'arriver ou de ne pas arriver (06). C'est ce que vous comprendrez aisément si vous faites attention que tout ce qui est produit, et la production [571a] elle-même, suppose une faculté, et qu'il n'y a point de faculté sans substance. Par exemple, la production de l'homme, et l'homme qui est le produit, sont l'effet d'une faculté ; cette faculté est dans l'homme, et l'homme lui-même en est la substance. La faculté tient le milieu entre la substance qui en est le sujet, et entre la production et l'être produit, qui sont tous les deux du nombre des possibles. De ces trois choses, la faculté, l'être qui en est le sujet et le possible, la faculté suppose l'existence de l'être qui en est le sujet, mais elle existe avant le possible (07).

64 On voit clairement par là ce que c'est que le possible. On pourrait le définir vulgairement, ce qui peut être produit par la faculté ; et, plus exactement, ce qui ne trouve rien au dehors qui s'oppose à sa production. [571b] Entre les choses possibles, il y en a dont rien ne peut empêcher l'existence : tels sont le lever et le coucher des astres et les autres phénomènes célestes. Il en est qu'on peut empêcher d'exister, comme la plupart des choses humaines et plusieurs de celles qui se passent dans l'air (08). Celles du premier genre s'appellent nécessaires, parce qu'elles arrivent nécessairement ; les autres se nomment contingentes, c'est-à-dire, qui peuvent être ou ne pas être. On pourrait les distinguer en disant que le nécessaire possible est opposé à l'impossible, et que le contingent possible est celui dont le contraire est possible. Par exemple, que le soleil se couche, [571c] c'est une chose à la fois possible et nécessaire, car il est impossible que le soleil ne se couche point ; mais qu'après le soleil couché, il vienne de la pluie ou qu'il n'en vienne point, ce sont deux choses possibles, mais contingentes. Entre les choses contingentes, les unes arrivent plus ordinairement, d'autres sont plus rares. Quelque? unes arrivent également, autant d'une manière que de l'autre; et ces dernières sont opposées entre elles, comme le sont les choses qui arrivent le plus souvent et celles qui sont les plus rares. Celles-ci ont lieu surtout dans les choses naturelles; celles qui arrivent aussi souvent les unes que les autres se rencontrent dans ce qui dépend de notre liberté. Que sous la canicule il fasse froid ou chaud, le dernier est beaucoup plus commun, l'autre plus rare, et tous les deux dépendent de la nature ; [571d] mais l'action de marcher ou de ne pas marcher, et les autres semblables qui dépendent également de notre volonté, sont celles qui sont en notre pou- 65 voir et à notre choix. Ce qui est en notre pouvoir est plus général. Il se divise en deux espèces : l'une comprend les actions qui sont produites par la passion, la colère et la cupidité ; l'autre renferme les actions qui sont dictées par la raison et par le jugement, et qu'on peut dire être de notre choix.

On pourrait demander encore si le possible et le contingent, si ce qui est en notre pouvoir et qui est produit par notre volonté, ne sont pas une même chose, sous des rapports différents. S'agit-il du temps futur, c'est le contingent et le possible ; eu égard au temps présent, c'est ce qui est en notre pouvoir et au choix de notre volonté. On peut les distinguer aussi en disant que le contingent est une chose possible dont le contraire l'est également, et que ce qui est en notre pouvoir est cette [571e] partie du contingent que notre volonté fait actuellement. Nous avons montré que le possible précède naturellement le contingent, et que celui-ci est soumis à notre liberté. Nous avons expliqué les propriétés de chacune de ces choses, d'où elles tirent leur nom, et quelles sont leurs dépendances.

 Il reste maintenant à parler de la Fortune et du Hasard, et des choses qui sont liées à l'un et à l'autre. La Fortune est une cause. Entre les causes, il y en a qui le sont par nature, et d'autres par accident. Par exemple, les causes naturelles d'une maison pu d'un vaisseau sont l'art de l'architecte ou celui du charpentier ; les causes accidentelles sont la géométrie, la musique [571f] et toutes les autres qualités, soit de l'âme, soit du corps, ou même extérieures, qui peuvent se trouver par occasion dans l'architecte ou dans le charpentier. Il résulte évidemment de ces définitions que la cause naturelle qui produit une chose est une et déterminée, et que les causes accidentelles sont toujours dans un nombre indéterminé ; car il peut se rencontrer dans un même sujet une multitude 66 ou même une infinité d'accidents qui diffèrent totalement entre eux. [572a] Quand cette cause accidentelle se rencontre non seulement dans les choses qui se font en vue d'une fin, mais encore dans celles qui sont de notre choix, alors on l'appelle Fortune. C'est, par exemple, lorsqu'on trouve un trésor en creusant la terre pour planter, ou qu'un homme qui fuit, qui en poursuit un autre, qui marche ou qui se retourne, vient à éprouver ou à faire quelque chose d'extraordinaire. Voilà pourquoi quelques anciens ont défini la Fortune une cause inconnue que la raison humaine ne peut prévoir. Mais les platoniciens, [572b] qui ont mieux connu sa nature, la définissent une cause accidentelle qui se rencontre dans des actions faites pour une fin particulière et qui sont de notre choix; ils ajoutent aussi qu'elle est inconnue, et que l'esprit humain ne saurait la prévoir. On sent par là que ces sortes de causes arrivent rarement, et sont toujours inattendues. Quoiqu'on ne conteste guère sur la nature de cette cause, on peut la reconnaître évidemment dans ce récit du Phédon de Platon. Voici comment il s'exprime : « PHÉDON. Vous n'avez donc pas entendu dire comment le jugement de Socrate fut prononcé ? ÉCHÉCRATE. Pardonnez-moi ; on nous l'a raconté, et nous fûmes très surpris qu'il n'eût été mis à mort que longtemps après sa condamnation. [572c] Quelle en fut la cause, Phédon? PHÉDON. Cela arriva par hasard. La veille du jour qu'il fut jugé, on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient à Délos. »

Dans ce récit,  le mot arriva ne doit pas se prendre seulement dans ce sens, cela [ut fait. Il signifie que cela arriva par un concours de causes qui avaient un objet tout différent ; car le prêtre couronna le vaisseau pour tout autre fin que Socrate ; et les juges condamnèrent Socrate dans une tout autre vue. Mais la chose arriva ainsi extraordinairement, et comme si elle eût été disposée par la prévoyance 67 humaine ou par la Providence divine. [572d] Mais en voilà assez sur la Fortune.

Le Hasard est plus étendu que la Fortune, car il renferme celle-ci, et plusieurs autres choses qui arrivent tantôt d'une manière et tantôt d'une autre. Le hasard, suivant que son nom l'exprime, est ce qui survient au lieu d'un événement ordinaire qu'on attendait et qui manque d'arriver. Tel est, par exemple, le froid dans la canicule; car le froid ne vient pas à cause de la canicule, ni la canicule n'arrive pour produire le froid. En général, comme ce qui est en notre pouvoir fait partie du contingent, de même la fortune fait partie du hasard, [572e] et ils en sont dépendants l'un et l'autre; le hasard du contingent, et la fortune de ce qui est en notre pouvoir, non pas de tout à la vérité, mais seulement de ce qui est à notre choix, comme nous l'avons déja dit. Aussi le hasard est-il commun aux êtres animés et aux substances inanimées, au lien que la fortune est particulière à l'homme, qui seul est capable d'agir. Ce qui le prouve, c'est qu'on dit indifféremment de quelqu'un qu'il est heureux ou fortuné. Or, le bonheur consiste à bien agir ; et bien agir n'appartient qu'à l'homme seul et à l'homme perfectionné.

Voilà donc ce qui est compris dans le Destin : le contingent, le possible, le choix de notre volonté, ce qui est en notre pouvoir, la fortune, le hasard, les choses qui s'y rapportent, et qu'on désigne par ces mots : peut-être, à l'aventure. [572f] Mais quoique toutes ces choses soient comprises dans le Destin, cependant aucune d'elles n'est faite selon le Destin.

Il nous reste à parler de la Providence divine, qui comprend aussi le Destin.

Il est une première et suprême Providence, qui est l'intelligence du premier et souverain Dieu, ou, si vous l'aimez mieux, sa volonté bienfaisante envers tous les êtres, et qui la première a donné à toutes et à chacune des choses divines l'ordre le plus admirable 68 et le plus parfait. La seconde providence est celle des seconds dieux, qui parcourent le ciel, [573a] qui règlent toutes les choses humaines, et maintiennent tout ce qui est nécessaire pour la conservation et la perpétuité des différentes espèces d'êtres. La troisième providence peut s'appeler l'inspection des génies, qui, placés auprès de la terre, observent et dirigent les actions des hommes. Comme il y a donc trois sortes de providence, mais que ce nom convient particulièrement à la première, je ne craindrai pas de dire, contre l'opinion de quelques philosophes, que tout est fait par la Providence, par le Destin, et même par la nature, mais qu'il y a certaines choses qui se font par une providence et certaines par une autre, [573b] et quelques unes par le Destin, avec cette difference, que le Destin est entièrement soumis à la Providence, et la Providence nullement au Destin ; j'entends la première et souveraine Providence.

Tout ce qui est soumis à un autre lui est postérieur ; ainsi ce qui est dépendant de la nature ou de la loi, est après la nature et la loi : de même, ce qui est selon le Destin lui est postérieur. Mais la souveraine Providence est ce qu'il y a de plus ancien, excepté celui dont elle est l'intelligence, ou, si l'on veut, la volonté, ou plutôt l'un et l'autre ; et cet Être suprême, comme on l'a déja dit, est le père et l'auteur de toutes choses. « Cherchons, dit Timée, [573c] pourquoi Dieu a formé l'univers. Il était bon, et un être parfaitement bon est inaccessible à tout sentiment de jalousie ; et comme il en était entièrement exempt, il a voulu que, autant qu'il était possible, toutes choses lui fussent semblables. Je crois qu'on ne saurait mieux faire que d'adopter, sur l'origine du monde, une opinion aussi bien établie, et que des hommes sages nous ont transmise. Dieu voulant que tout fût bon et qu'il n'y eût rien de mauvais, autant que le permettait la nature des êtres qu'il avait à former, il prit toute la matière vi- 69 sible qui était en mouvement et flottait confusément, sans règle et sans mesure, et à ce désordre vicieux il substitua un ordre régulier, bien préférable à cet état de confusion ; car il n'était pas possible à un être excellent de rien faire qui ne fût très bon. »

[573d] Ce passage, et tout ce qui suit, jusqu'à l'endroit où il parle des âmes humaines, doit s'entendre de cette Providence suprême qui a tout formé. Il ajoute ensuite : « Après qu'il eut disposé toutes les parties de l'univers, il choisit un nombre d'âmes pareil à celui des astres ; il assigna chaque âme à un de ces astres, et les ayant placées comme sur autant de chars, il leur fit contempler le spectacle de l'univers et leur dévoila les lois du Destin. » Qui ne voit que par ces mots il désigne, de la manière la plus précise et la plus claire, le Destin comme la base de la constitution civile qui convient aux âmes, et dont ensuite il développe les causes ?

Il désigne la seconde providence dans le passage suivant : [573e] « Lorsque Dieu, dit-il, eut prononcé toutes ces lois, afin qu'on ne pût lui imputer le mal qui arriverait à ces âmes, il sema les unes dans le soleil, les autres dans la lune, et les dernières dans divers astres qui servent à la mesure du temps. Après cette distribution, il chargea les nouveaux dieux, qu'il venait de créer, du soin de former les corps mortels, d'y ajouter, dans la proportion convenable, tout ce qui restait de l'âme humaine, et après avoir achevé les autres ouvrages qui en seraient une suite naturelle, de ne rien négliger [573f] pour conduire cet animal mortel (09) avec toute la sagesse possible, mais sans garantir les accidents dont il pourrait être lui-même la cause. » Dans ces mots : A fin qu'on ne pût lui imputer le mal qui leur arriverait, il désigne clairement la cause du Destin. 70 L'ordre donné à ces nouveaux dieux, et le ministère qu'ils remplissent, marque la seconde Providence. Il paraît aussi indiquer la troisième, dans ces lois qui ont été établies, afin que Dieu ne pût pas être regardé comme l'auteur du mal qui pourrait survenir à chacune des âmes ; car aucun des dieux n'a besoin ni de lois, ni de destin, puisqu'il est inaccessible à tout mal, et qu'en obéissant à la providence du Dieu qui les a créés, ils remplissent leur ministère.

[574a] Que ce soit là le véritable sentiment de Platon, je crois que ces paroles du législateur, dans son livre des Lois, en sont un témoignage incontestable : « Si un homme était assez favorisé des dieux pour bien comprendre toutes ces vérités, il n'aurait pas besoin de lois qui lui prescrivissent ce qu'il doit faire ; car il n'y a point de loi ni de règlement qui soit préférable à la science, et celui qui est véritablement libre de sa nature, ne doit être dans la dépendance de personne ; il est fait pour commander à tout. »

Je crois que cette maxime renferme le vrai sentiment de Platon. [574b] Comme il y a trois sortes de providence, la première, qui est la cause efficiente du Destin, le comprend en elle-même ; l'autre, née avec le Destin, lui est unie par des liens communs ; la troisième, produite après le Destin, y est, comme je l'ai déjà dit, contenue de la même manière que la Fortune et que ce qui est en notre pouvoir.

« Quant à ceux qui sont aidés par un génie puissant, dit Socrate en expliquant à Théagès la loi inévitable d'Adrastée, ils font les progrès les plus rapides, comme vous l'avez remarqué vous-même. » Dans ce passage, le secours que le génie donne à quelques hommes [574c] se rapporte à la troisième providence ; les progrès rapides qu'ils font au Destin, et tout cela pris ensemble est le Destin lui-même. Peut-être pourrait-on dire avec plus de vraisemblance que le Destin comprend aussi la seconde providence, et 71 généralement tout ce qui s'opère, si toutefois la triple division que nous avons faite du Destin, comme substance, est juste et bien fondée. D'ailleurs la chaîne qui lie les causes entre elles (10) veut que les révolutions des corps célestes soient au nombre des opérations qui dépendent d'une condition posée. Mais je ne voudrais pas beaucoup [574d] disputer pour savoir si elles sont réellement dépendantes d'une condition, ou si elles concourent avec le Destin, qui, lui-même, est commandé par une puissance supérieure.

Voilà donc, en abrégé, mon opinion. Ceux qui sont d'un sentiment contraire, non seulement comprennent tout dans le Destin, mais soutiennent que tout se fait par lui. Dans notre opinion, le contingent est au premier rang; ce qui est en notre pouvoir, au second ; la Fortune, le Hasard et leurs dépendances sont au troisième; la louange, le blâme [574e] et tout ce qui y a rapport, au quatrième. Nous plaçons au cinquième ce qu'il y a de plus important, les prières aux dieux, et tout ce qui regarde leur culte.

 Pour ces arguments, dont l'un s'appelle Oiseux, l'autre le Moissonneur, et le troisième prend son nom du Destin, il résulte clairement de mon opinion que ce sont de purs sophismes. La première et la principale raison qui paraît militer en faveur du sentiment contraire, c'est que rien ne se fait sans cause, mais que tout ce qui est fait tient à des causes précédentes. La seconde raison, c'est que le monde est gouverné par la nature, et que toutes ses parties ont entre elles un accord et une sympathie naturelle. La troisième, c'est qu'une foule de témoignages viennent à l'appui de cette opinion. Premièrement la divination, dont Dieu passe pour le véritable auteur, et qui, à ce titre, est si accréditée chez tous les hommes. [574f] En second lieu, 72 l'égalité d'âme avec laquelle les sages supportent les événements de la vie, parce qu'ils les regardent comme une suite de leur destinée. Enfin ce principe si célèbre dans les écoles : Toute proposition est vraie ou fausse. J'ai fait mention ici de ces divers objets afin qu'on vît en peu de mots ce qu'il faut savoir sur le Destin, et qu'on pût examiner les motifs des deux opinions. Il reste à traiter en particulier des parties que chacune des deux renferme.


(01) Le traité de Plutarque sur le Destin ne nous est parvenu que très imparfait. Il était compris en deux livres, s'il faut s'en rapporter au catalogue que Lamprias nous a laissé des ouvrages de son père. Il ne nous en reste qu'un, dans lequel il traite du Destin considéré généralement. Le second, à ce qu'il paraît, était consacré à l'examen des détails de cette question, et vraisemblablement aussi à la discussion des opinions contraires à celle qu'il soutenait sur cette matière. Celui-là est entièrement perdu, et le premier est si mutilé, si incomplet, que je serais porté à croire que ce n'est pas là proprement l'ouvrage que Plutarque avait composé sur ce sujet, mais seulement des idées sommaires, et comme des notes qu'il avait mises par écrit pour lui servir de canevas, et qu'il se proposait de remplir et de développer.

(02) Suivant Platon, le bonheur ou le malheur des âmes est arrêté par la loi inévitable du Destin, laquelle, selon Plutarque, n'est autre chose que l'action ou l'opération même du Destin.

(03) Ces trois parques, comme il est aisé de le voir, sont, dans l'idée de Platon, le Destin lui-même, qui règle les divers événements de la vie des hommes.

(04) Les philosophes, même platoniciens, croyaient que les lois divines ne prescrivaient pas chaque acte particulier, et qu'elles ne faisaient que s'énoncer d'une manière générale, comme Plutarque va l'expliquer plus bas par la comparaison de la loi du Destin avec la loi civile, qui ne prononce qu'en général sur les transgresseurs de ses préceptes, sans rien dire de tel ou tel en particulier qui les aura transgressés. D'ailleurs ils regardaient comme contraire à notre liberté que toutes les actions, tous les événements particuliers fussent prévus et arrêtés parle Destin, parce que alors nous aurions tout fait et tout souffert nécessairement, au lieu qu'ils voulaient que nous fussions libres même sous l'opération du Destin.

(05)  Le contingent peut être ou ne pas être; mais l'une des deux actions qu'il renferme existera.

(06)  Dans les choses contingentes, notre liberté a le choix entre deux partis contraires.

(07) L'homme a la puissance de faire telle ou telle action. Cette puissance est en lui, il en est la substance, le sujet, il est l'être puissant. La faculté ou la puissance ne peut exister que dans l'être qui en est le sujet, et qui, par conséquent, existe avant elle. Mais, pour qu'une chose soit possible, il faut qu'il existe une faculté capable de la produire.

(08)  Je n'entends pas quelles sont ces choses qui se passent dans les airs, et qu'on peut empêcher.

(09) Cet animal mortel est l'homme, par opposition aux âmes immortelles, qui sont les astres, que la Providence suprême avait employés à la création des corps mortels, auxquels ils eurent ordre d'ajouter ce qui restait de l'âme humaine que Dieu avait créée et placée dans le monde et dans les astres, dont Platon faisait autant d'êtres animés.

(10)  Le mot grec qui exprime Destin signifie, selon l'acception que lui donnent plusieurs philosophes, la liaison des causes naturelles qui s'enchaînent et se lient successivement.