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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

FRAGMENT SUR L'IMMORTALITÉ DE L'῀ΑME

 

texte grec

51 OEUVRES  MORALES DE PLUTARQUE.

FRAGMENT SUR L'IMMORTALITE DE L'AME (01).

[177] A ces mots de Timon, Patrocléas prit la parole : « Votre opinion, lui dit-il, paraît aussi bien établie qu'elle est ancienne (02) , cependant elle laisse encore lieu à des doutes. S'il est vrai que le dogme de l'immortalité de l'âme remonte à la plus haute antiquité, pourquoi la crainte de la mort est-elle aussi la plus ancienne, ou même le principe de toutes nos autres craintes? Quel usage est moins récent et moins nouveau que celui de pleurer les morts, et de prononcer sur eux ces tristes et lugubres paroles : Qu'ils sont malheureux ! que leur sort est à plaindre ! « — Oui, reprit Timon; mais si vous y prenez garde, vous verrez que ceux qui regrettent ainsi les morts, confondent ce qui est mortel et périssable dans l'homme avec ce qu'il a d'immortel. Les termes mêmes dont on se sert pour exprimer la mort insinuent clairement qu'elle n'a rien de fâcheux, et présentent seulement l'idée d'un changement, d'un passage à un autre état (03). Mais comment se fait ce changement ? Les morts passent-ils à un état meilleur ou pire ? Examinons, pour en juger, les autres expressions par lesquelles on désigne la mort. « D'abord le terme ordinaire qui l'exprime semble indiquer que celui qui meurt, au lieu de descendre sous 52 terre, monte au ciel pour s'unir à Dieu. Il est vraisemblable qu'alors, l'âme, affranchie des liens du corps qui vient de périr, prend son essor et s'élève en liberté jusqu'au sein de Dieu même. Au contraire, voyez si le mot opposé à celui qui désigne la mort n'exprime pas une tendance vers la terre. Le nom qu'on donne au jour de la naissance, ne montre-t-il pas que ce jour est pour l'homme le commencement de ses travaux et de ses combats ? En voulez-vous une preuve plus sensible ? On dit d'un homme qui vient de mourir qu'il est délié, et on appelle la mort un affranchissement. Le nom qu'on donne au corps signifie que l'âme ici-bas est, contre sa nature, liée au corps. Or, ce qu'on retient par violence n'est pas dans son état naturel ; aussi le terme qui désigne la vie est-il tiré de celui de violence (04). De là vient que, par un sens opposé à celui de contrainte, on dit que les morts reposent, parce qu'ils sont délivrés d'une nécessité pressante contraire à leur état naturel. On se sert encore, pour exprimer la mort, d'un terme (05) qui fait entendre que l'âme, après la mort, va se rejoindre au grand tout ; ce qu'elle ignore tant qu'elle vit, et ce que la mort seule peut lui apprendre. Mourir, c'est être initié aux grands mystères. De là le rapport naturel entre les deux termes qui expriment ces deux actions, comme il est entre les choses mêmes (06).

[178] « Toute notre vie n'est qu'une suite d'erreurs, d'écarts pénibles, de courses immenses par des chemins obscurs et dangereux. Au moment de la quitter, les craintes, les terreurs, les frémissements, les sueurs mortelles, une léthargique stupidité, enfin les maux les plus affreux 53 viennent fondre sur nous ; mais dès que nous en sommes sortis, une lumière admirable brille à nos yeux. Nous passons dans des prairies délicieuses, où l'on respire l'air le plus pur, où les concerts, les danses, les entretiens les plus vertueux et les plus saints concourent à notre bonheur. C'est là que l'homme, devenu parfait par sa nouvelle intiation, rendu à la liberté, et vraiment maître de lui-même, célèbre, couronné de fleurs, les plus augustes mystères, converse avec des âmes justes et pures, et voit avec mépris la troupe profane de ceux qui, plongés dans la boue, se pressent et s'entassent sur la terre, ce séjour de misère où les retiennent la crainte de la mort et la défiance du bonheur de l'autre vie ; car, je le répète, c'est contre sa nature que l'âme est unie et comme attachée au corps , et vous-même vous pouvez facilement le comprendre.

« — Comment cela? lui dit Patrocléas. — C'est que de toutes les affections que nous pouvons éprouver, celle du sommeil est la plus agréable. Premièrement, il éteint en nous le sentiment de la douleur, par l'attrait du plaisir le plus doux, et qui nous est le plus analogue. En second lieu, il triomphe de toutes les passions, quelque violentes qu'elles soient. Les hommes les plus livrés aux plaisirs des sens en rejettent les amorces, lorsque le sommeil les saisit, et ils lui sacrifient les voluptés qu'ils recherchent le plus. Que dis-je ? ce plaisir si pur qu'on goûte à s'instruire, à converser, à s'entretenir d'objets philosophiques, le sommeil le bannit de l'âme qui se laisse aller à son attrait, comme on suit la pente d'un ruisseau doux et paisible. Tout plaisir est, de sa nature, une exemption de peine; mais celui du sommeil a plus qu'aucun autre ce caractère. En effet, sans qu'il nous vienne du dehors aucune sensation agréable qui chatouille nos sens, il nous cause un plaisir sensible ; et ce qui en fait la principale douceur, c'est qu'il nous délivre de l'affection la plus pé- 54 nible et la plus fatigante, celle qui rend l'âme dépendante du corps. Dans l'état de sommeil, l'âme est solitaire, et recueillie tout entière en elle-même ; au lieu qu'en veillant, elle est comme distribuée dans le corps, et répandue dans tous nos sens.

« Je n'ignore pas qu'il y a des gens qui prétendent que le sommeil enchaîne plus étroitement l'âme avec le corps (07) ; . mais ils sont dans l'erreur; et faut-il autre chose pour les convaincre, que l'insensibilité, la pesanteur, le froid et la pâleur dont le corps est affecté après la mort, et qui attestent que l'âme en est séparée pour toujours? Au lieu que, pendant le sommeil, elle ne fait que changer de place. Ce qui lui rend agréable ce dernier état, c'est qu'alors elle respire en liberté, elle jouit d'elle-même, elle se sent débarrassée d'un fardeau pesant, quoiqu'elle doive, à la vérité, le reprendre de nouveau. Ainsi, par la mort, l'âme s'enfuit du corps sans retour ; mais le sommeil n'en est qu'une fuite momentanée. Voilà sans doute pourquoi bien des personnes meurent à regret, et que tout le monde s'endort avec plaisir. Dans la mort, les liens qui unissaient l'âme et le corps sont entièrement rompus ; dans le sommeil, ils se détendent seulement, ils s'amollissent, et les sens, tels que des nœuds qui se relâchent, laissent à l'âme plus de liberté, et diminuent cette forte tension qu'elle éprouve dans le corps.

« — Pourquoi donc, lui dit Patrocléas, sommes-nous bien aises qu'on nous réveille? — Et vous-même, répliqua Timon, pourquoi, lorsqu'on vous a coupé les cheveux, sentez-vous votre tête plus libre et plus légère, et que, quand ils sont plus épais, vous ne vous apercevez pas qu'elle soit plus pesante? Pourquoi ceux qu'on délie sont-ils contents , et qu'ils ne souffrent pas dans les chaînes? Pourquoi enfin la lumière subitement introduite dans une salle à man- 55 ger excite-t-elle des cris de joie parmi les convives, tandis que l'obscurité ne leur déplaisait point, et n'attristait pas leur vue? La seule raison qu'on puisse rendre de toutes ces contradictions, c'est que des affections contraires à la nature nous deviennent si familières par l'habitude, que nous sommes presque insensibles à la peine qui les accompagne. Mais dès que nous en sommes délivrés, et que nous revenons à notre état naturel, nous éprouvons la joie la plus vive. La jouissance agréable dans laquelle nous entrons, nous fait sentir sur-le-champ que nous étions dans une situation incommode.

« Ainsi notre âme, par son union avec les organes du corps et les affections des sens, s'aperçoit moins de ces impressions étrangères à sa nature, dont elle s'est fait une longue habitude. Vient-elle à en être affranchie? alors, se sentant libre et dégagée, elle jouit avec une douce satisfaction de la tranquillité qu'elle éprouve. L'action que le corps a sur elle la trouble, la fatigue, et elle a besoin d'en être délivrée pour goûter du repos. Mais les actions qu'elle produit elle-même, et qui sont conformes à sa nature, comme de considérer, de réfléchir, de contempler, de repasser dans sa mémoire ce qu'elle sait, tout cela ne peut lui causer ni lassitude, ni dégoût. La satiété n'est, ce semble, autre chose que la fatigue des plaisirs, occasionnée par la nécessité où est l'âme de partager les affections du corps. Et pourrait-elle jamais se lasser des plaisirs qui lui sont propres? Mais lorsqu'elle est comme emprisonnée dans le corps, elle se trouve dans la même disposition qu'Ulysse, lorsqu'il était suspendu au figuier sauvage. Il le tenait étroitement embrassé, non par l'amour du figuier même, mais par la crainte du gouffre de Charybde, qu'il avait au-dessous de lui.

« Si donc l'âme reste attachée au corps et s'y unit intimement, ce n'est pas pour l'amour ou pour la bienveillance qu'elle lui porte ; c'est plutôt parce qu'elle craint 56 l'incertitude de la mort. Les dieux, dit le sage Hésiode,

Aux mortels ont caché le terme de leur vie.

Aussi n'ont-ils pas enchaîné l'âme au corps par des liens charnels. Le seul moyen qu'ils aient employé pour l'y tenir attachée, c'est l'incertitude et le doute où ils l'ont laissée sur le sort qu'elle aura dans l'autre vie. Si elle connaissait clairement la destinée qui l'attend après la mort, il n'y aurait point, dit Héraclite, de lien assez fort pour la retenir dans la vie. »


(01) Stobée attribue ce fragment à Thémistius; mais il est revendiqué en faveur de Plutarque par Wittenbach. Ce qui doit faire pencher la balance en faveur de ce dernier, c'est que les interlocuteurs sont les mêmes que dans le traité précédent, et qu'il y a une grande conformité de principes et de style dans les deux ouvrages.

(02) Cicéron, dans ses Tusculanes, établit aussi que l'opinion de l'immortalité de l'âme était de la plus haute antiquité.

(03) Nous avons vu, dans la Consolation à Apollonius, Socrate prouver que la mort n'est point un mal par ces trois considérations, qu'elle n'est, ou qu'un sommeil, ou qu'un passage, ou qu'un anéantissement total, et que, sous ces trois rapports, elle n'a rien de fâcheux.

(04) La vie , en grec, est Βίος , et Βία signifie violence. Il n'y a, comme on voit, qu'une très légère différence , el Plutarque suppose qu'on a formé l'un de l'autre en changeant seulement la terminaison.

(05)  Le terme grec est ὀλωλέναι, formé de ὅλος, tout, et de ἴεναι, aller, qui va vert son but.

(06)  C'est-à-dire entre les deux termes qui expriment mourir, et être initié.

(07) C'était le sentiment épicurien.