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Fragment sur l'immortalité de l'âme

TOME III
Fragment sur l'immortalité de l'âme

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LE  Démon de Socrate

: Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870.

 

texte grec

 LE DÉMON DE SOCRATE. A Athènes. Récit du Thébain Caphisias à l'Athénien Archidamos.

[1] Archidamos. — Je me souviens, Caphisias, d'avoir entendu dire à un peintre, au sujet de ceux qui regardaient ses tableaux, quelque chose d'assez remarquable qu'il avait tourné en une comparaison. «Ceux qui viennent les voir en profanes et sans rien entendre à l'art, disait-il, ressemblent aux gens qui saluent à la fois toute une compagnie ; mais les connaisseurs, les amateurs, adressent un mot personnel à tous ceux qu'ils rencontrent. Les premiers ne savent pas voir les détails; ils n'ont des oeuvres qu'une vue générale et sommaire; les autres, qui soumettent à leur jugement chaque détail de l'ouvrage, n'en laissent passer aucun, réussi ou manqué, sans lui adresser un coup d'oeil ou un petit mot. De même, j'imagine, devant les actions réelles, l'esprit paresseux se contente pour sa gouverne de demander l'essentiel et l'issue de l'affaire; mais s'il a le goût du noble et du beau, celui qui contemple les oeuvres que la vertu, comme un art très haut, a exécutées, se plaît surtout aux particularités. Le résultat, lui, tient largement du hasard, tandis que si l'on regarde dans leurs origines, dans leurs démarches successives, les combats de la vertu contre les événements, et l'audace réfléchie affrontant le danger, on voit comment la logique humaine s'insère dans le jeu des circonstances bonnes ou mauvaises. Persuade-toi que nous sommes, nous, de cette seconde catégorie de spectateurs; et raconte-nous l'affaire telle qu'elle s'est passée depuis le début, rapporte-nous ce qui s'est dit alors, paraît-il, en ta présence, car pour le savoir je n'aurais pas hésité à aller jusqu'à Thèbes, si les Athéniens n'avaient dû, une fois de plus, trouver que je béotise à l'excès. Caphisias. — Vraiment, Archidamos, devant une telle sympathie, une telle impatience de connaître ces faits, j'aurais dû, «laissant là toute affaire», comme dit Pindare, venir te les raconter ici. De fait, nous sommes venus en ambassade, et nous avons du loisir, en attendant les réponses du peuple ; à nous dérober donc et à résister sans courtoisie à un ami si cher, si bien intentionné, nous semblerions réveiller ce vieux reproche de haïr le bon langage, qu'on adressait aux Béotiens et qui commençait à tomber en désuétude au temps de votre Socrate, alors qu'on nous a vus nous empresser avec tant d'ardeur chez le saint homme Lysis. Vois néanmoins si les assistants sont disposés à entendre rapporter à la fois tant de faits et de propos; car la narration n'est pas de courte durée, puisque tu m'invites à y comprendre aussi les entretiens. Archidamos. — Tu ne connais pas tes auditeurs, Caphisias. Ma parole, ils sont bien dignes d'être connus, car leurs pères sont gens de bien et vos amis. Voici le neveu de Thrasybule, Lysitheidès; voici Timothée, le fils de Conon; ceux-là sont les enfants d'Archinos; les autres sont aussi de nôtre cercle; tu vois que ton exposé aura un public sympathique et familier. Caphisias. — A merveille. Mais où prendre le début de mon récit, pour enchaîner avec ce que vous savez déjà? Archidamos. — Nous savons à peu près, Caphisias, la situation de Thèbes avant le retour des bannis. Archias et Léontidas persuadèrent Phoibidas de s'emparer de la Cadmée en pleine paix, puis chassèrent une partie des citoyens et terrorisèrent l'autre en gouvernant dans l'illégalité et la violence; cela, nous l'avons appris ici, tu le sais, pour avoir donné l'hospitalité à Mélon et Pélopidas et les avoir sans cesse fréquentés tout le temps de leur exil. D'autre part, Lacédémone mit Phoibidas à l'amende pour s'être emparé de la Cadmée et le rappela de l'expédition d'Olynthe, qu'il commandait, puis, envoyant à sa place Lysanoridas avec deux autres gouverneurs, mit en garnison dans la citadelle des effectifs renforcés; tout cela, nous l'avons entendu dire; et nous savons encore qu'Isménias fut cruellement mis à mort aussitôt après son jugement, car Gorgidas a tout fait savoir ici par lettre aux bannis. Somme toute, il ne te reste à raconter que les circonstances du retour de nos amis et du renversement des tyrans. [2] Caphisias. — Eh bien, Archidamos, en ces jours-là, nous tous, les conjurés, nous avions l'habitude de nous réunir dans la maison de Simmias, qui restait chez lui pour une blessure à la jambe, et de nous rencontrer en cas de besoin, sous couleur de discuter philosophie; nous y attirions souvent, pour déjouer leurs soupçons, Archias et Léontidas, qui n'étaient pas tout à fait dépaysés dans ces colloques. En effet, Simmias, qui avait été longtemps en pays lointain et avait voyagé parmi des peuples étrangers, était arrivé peu auparavant à Thèbes, plein de fables de toute sorte et de légendes barbares; et quand il avait un peu de temps, Archias prenait plaisir à ces récits, il se mettait ainsi au ton de la jeunesse et préférait nous voir occupés à discuter plutôt qu'à surveiller leurs agissements. Le jour où les bannis devaient se trouver secrètement sur le soir au pied des remparts, un homme arriva ici, envoyé par Phérénicos, et, parmi nous, connu du seul Charon; il nous informait que les douze bannis les plus jeunes chassaient avec des chiens sur le Cithéron pour arriver à la tombée de la nuit, il avait lui-même été envoyé pour nous en avertir et savoir qui offrirait la maison où ils se cacheraient une fois entrés dans la ville, afin qu'ils s'y rendissent directement à coup sûr. Devant notre embarras et notre perplexité, Charon s'engagea spontanément à offrir sa maison. Là-dessus, le messager décida de retourner en toute hâte auprès des bannis. [3] alors le devin Théocritos me serra fortement la main, et me dit avec un coup d'oeil vers Charon qui marchait devant : «Celui-ci, Caphisias, n'est pas philosophe et n'a pas connu les raffinements d'une éducation recherchée, comme ton frère Epaminondas; mais tu vois que sa bonne nature, renforcée par les lois, l'expose de plein gré au pire danger pour la patrie. Epaminondas, lui, qui prétend surpasser tous les Béotiens pour la formation morale, est mou et sans élan; si ce n'est cette fois-ci, pourtant, en quelle meilleure occasion exploitera-t-il ses dons et cette préparation si accomplie?» «Bouillant Théocritos, lui répondis-je, nous agissons, nous, parce que telle est notre conviction; mais si Epaminondas n'arrive pas à faire adopter le parti qu'il estime le meilleur, il a raison de ne pas vouloir faire ce qui n'est pas dans sa nature et il ne l'essaie pas lorsqu'on l'y invite. Quand un médecin se fait fort d'arrêter le mal sans recourir au fer et au feu, on lui manquerait en l'obligeant à user d'incisions et de cautères; de même pour Epaminondas : (il se déclarait) prêt à combattre de bon coeur avec ceux qui affranchiraient la cité des effusions de sang et des massacres fratricides. Cependant, puisqu'il ne convainc pas la majorité et que nous avons, nous, pris ce chemin, il demande qu'on le laisse, net de tout meurtre et hors de cause, observer les événements pour se porter à l'utile en même temps qu'au juste. Car l'affaire, ajoute-t-il, s'étendra malgré vous : peut-être Phérénicos et Pélopidas s'en prendront-ils surtout aux coupables et aux criminels, mais un Eumolpidas et un Samidas, ces coléreux, ces violents, dans la licence que leur donnera la nuit, ne poseront pas l'épée avant d'avoir rempli d'assassinats toute la ville et supprimé beaucoup de leurs ennemis personnels. [4] Je m'entretenais ainsi avec Théocritos, quand Galaxidôros m'interrompit : il nous montra tout près Archias et le Spartiate Lysanoridas qui descendaient en hâte de la Cadmée comme pour nous rejoindre. Nous fîmes donc silence. Archias appela Théocritos, le présenta à Lysanoridas et se mit à converser longtemps à part avec lui, en s'écartant un peu de la rue vers les pentes de l'Amphéion ; en sorte que nous nous demandions avec angoisse si un soupçon leur était venu, ou quelque dénonciation sur laquelle ils interrogeaient Théocritos. Phyllidas intervint alors : tu le connais, Archidamos; c'était le secrétaire d'Archias et des autres polémarques et l'un de nos complices ; il me prit par la main selon son habitude et se mit à plaisanter ostensiblement sur les exercices et la lutte; ensuite, m'entraînant loin des autres, il me demanda si les bannis n'allaient pas laisser passer le jour. Je le rassurai. «Eh bien ! reprit-il, j'ai préparé aujourd'hui un banquet dans les règles pour recevoir Archias et le mettre, quand il sera bien ivre, à la merci de nos hommes.» «Très bien, Phyllidas, répondis-je ; tâche de réunir en un même lieu tous nos adversaires, ou du moins leur plus grand nombre.» «C'est difficile, reprit-il, ou plutôt impossible ; Archias attend à cette heure-là une femme distinguée et ne veut pas de la présence de Léontidas. Force nous est donc de répartir nos hommes entre les deux maisons : une fois Archias et Léontidas pris tous les deux au piège, je suppose que les autres s'esquiveront à toutes jambes ou se tiendront cois, trop heureux qu'on leur offre la vie sauve. «Et nous la leur offrirons, répondis-je. Mais quelle affaire peuvent-ils avoir avec Théocritos pour en discuter de la sorte ?» Sur quoi Phyllidas : «Sans pouvoir le dire exactement ni prétendre en être bien sûr, j'ai tout de même entendu dire que des prodiges et des oracles ont annoncé à Sparte d'effrayantes calamités.» Là-dessus, Théocritos revint vers nous. Survint Phidolaos d'Haliarte, qui nous dit : «Simmias vous prie d'attendre ici un instant ; il cause seul à seul avec Léontidas au sujet d'Amphithéos; il le sollicite d'obtenir qu'on change sa peine de mort en bannissement». [5] «Voilà qui tombe à point, fit alors Théocritos; c'est comme fait exprès : je voulais justement demander ce qu'on avait trouvé, et, en général, quel aspect avait le tombeau d'Alcmène qui fut ouvert chez vous, si toutefois tu t'y es trouvé toi-même, quand Agésilas envoya une ambassade pour faire la translation des restes à Sparte.» Phidolaos répondit : «Je n'étais pas là ; cela m'a été très désagréable et j'en ai voulu à mes concitoyens qui m'ont laissé en arrière. Quoi qu'il en soit, on a trouvé ... du corps, avec un collier de bronze de petites dimensions et deux amphores d'argile qui contenaient une terre déjà pétrifiée et coagulée par le temps; au-dessus du monument était placée une tablette de bronze avec de nombreuses lettres étonnamment anciennes ; elles ne laissaient rien entendre de leur sens, bien qu'elles eussent apparu à force de nettoyer le bronze; le type des caractères était particulier et barbare, fort semblable à celui des caractères égyptiens. Aussi Agésilas, dit-on, en a-t-il envoyé copie au roi, en le priant de les montrer aux prêtres pour voir s'ils les comprendraient. Mais, là-dessus, peut-être Simmias pourrait-il nous donner des nouvelles, lui qui a beaucoup fréquenté en ce temps-là les prêtres d'Egypte pour l'amour de la philosophie. Les Haliartiens, eux, estiment que la grande stérilité et le débordement du lac n'ont pas été fortuits, et que le mort les punit ainsi d'avoir laissé ouvrir sa tombe.» Après une pause, Théocritos reprit : «D'ailleurs, les Lacédémoniens eux-mêmes estiment que le génie du mort se montre irrité, comme l'indiquent les prodiges dont Lysanoridas nous faisait part tout à l'heure ; maintenant, il part pour Haliarte, afin d'y refermer le monument et d'offrir des libations à Alcmène et à Aléos en vertu d'un certain oracle, sans savoir qui est cet Aléos. A son retour, il se propose de rechercher la tombe de Dircè, qui n'est connue à Thèbes que des anciens hipparques. Celui qui sort de charge, en effet, emmène sans témoin son successeur pour la lui montrer de nuit, et, après avoir pratiqué près de la tombe certains rites sans feu, dont ils brouillent et effacent les traces, ils s'en vont dans les ténèbres, chacun de son côté. Pour moi, Phidolaos, je crois qu'ils auront de la peine à la trouver; car ceux qui ont exercé légalement l'hipparchie sont en exil pour la plupart, ou plutôt tous, à l'exception de Gorgidas et de Platon ; et ceux-ci, on n'essaiera même pas. de les interroger, vu la crainte qu'ils inspirent; tandis que les magistrats actuels reçoivent dans la Cadmée la lance et le sceau sans rien savoir de ces secrets.» [6] Pendant que Théocritos discourait ainsi, Léontidas sortit avec ses amis ; nous entrâmes et saluâmes Simmias, qui était assis sur son lit, tout soucieux et triste, parce que sa demande avait été rejetée sans doute. En nous regardant tous, il s'écria : «Héraclès ! les moeurs sauvages et barbares ! Ah ! que Thalès l'ancien avait raison de répondre, lorsqu'après un long voyage à l'étranger ses amis lui demandaient ce qu'il avait remarqué de plus extraordinaire : «Un tyran âgé». Même un homme qui a eu la chance de n'être pour son compte victime d'aucune injustice exècre déjà le poids et la dureté de ce commerce et est ennemi des dictatures, des dominations arbitraires. Enfin, peut-être faut-il abandonner cela à Dieu; mais l'étranger qui vient de vous arriver, Caphisias, savez-vous qui il est ?» «Je ne sais, répondis-je, de qui tu veux parler.» «Eh bien! reprit-il, Léontidas affirme qu'on a vu un homme se lever en pleine nuit près du monument de Lysis, impressionnant par l'importance et l'appareil de sa suite, qui avait campé là sur du feuillage ; on voyait des jonchées de gattilier et de tamaris, et encore des restes de sacrifice et des traînées de lait ; dès l'aube, il demandait aux passants s'il trouverait chez eux les fils de Polymnis.» «Qui peut bien être cet étranger ? répondis-je. A ce que tu dis, il a l'air de quelqu'un d'exceptionnel et de peu ordinaire.» [7] «En effet, repartit Phidolaos ; eh bien ! quand il viendra nous voir, nous le recevrons ; pour l'instant, Simmias, si tu sais quelque chose de plus sur l'inscription qui nous embarrassait tout à l'heure, dis-le nous ; car on rapporte que les prêtres d'Egypte ont déchiffré les lettres de la tablette qu'Agésilas avait trouvée chez nous en fouillant le tombeau d'Alcmène.» Aussitôt les souvenirs de Simmias se réveillèrent : «Je ne connais pas cette tablette, dit-il, mais Agétoridas de Sparte fut envoyé par Agésilas avec beaucoup de ces lettres à Memphis chez le prophète Chonouphis ... auprès de qui nous vivions, partageant ses études, Platon, Ellopion de Péparèthe et moi. Il arriva donc avec mission du roi, qui invitait Chonouphis à lui dépêcher promptement son interprétation s'il comprenait quelque chose à ces signes ; après avoir pendant trois jours recueilli chez lui dans des livres anciens des caractères de toute sorte, Chonouphis répondit au roi et nous déclara que l'inscription ordonnait de célébrer des jeux en l'honneur des Muses et que les caractères étaient de l'écriture du règne de Protée, qu'Héraclès fils d'Amphitryon avait apprise. Par cette inscription, le dieu donnait aux Grecs consigne et recommandation de rester en repos et en paix, dans une suite de joutes philosophiques, en décidant du droit avec l'aide des Muses et de la raison après avoir déposé les armes. Nous jugeâmes, pour lors, que Chonouphis était dans le vrai, et plus encore lorsqu'à notre retour d'Egypte, dans les parages de la Carie, nous rencontrâmes des Déliens qui demandaient à Platon, vu sa science de la géométrie, de leur résoudre un problème singulier proposé par le dieu : c'était un oracle, qui annonçait aux Déliens et aux autres Grecs la fin de leurs maux présents s'ils doublaient l'autel de Délos. Mais comme les Déliens n'arrivaient pas à saisir son intention et qu'en construisant l'autel ils obtenaient des résultats grotesques (en doublant chacun des quatre côtés ils ne s'aperçurent pas qu'ils produisaient par cette multiplication un solide huit fois plus grand, car ils ignoraient quel rapport en volume on obtient quand on double les arêtes), ils suppliaient Platon de les aider dans leur embarras. Lui, qui n'oubliait pas l'Egyptien, leur dit que le dieu voulait se moquer de l'indifférence des Grecs pour la culture, puisqu'il raillait notre ignorance et nous avertissait de nous mettre sérieusement à la géométrie; car ce n'était pas l'affaire d'une intelligence médiocre et à courte vue, — il y fallait au contraire une grande pratique des lignes ! — que de prendre entre deux termes le rapport seul capable de doubler le volume d'un cube en augmentant également toutes ses dimensions. Cela, ils en chargeraient Eudoxe de Cnide ou Hélicon de Cyzique; mais ils ne devaient pas croire que c'était là ce que le dieu désirait ; ce qu'il enjoignait à tous les Grecs, c'était de renoncer à la guerre et à ses calamités pour pratiquer les Muses, et, en adoucissant leurs maux grâce à la philosophie et aux sciences, de vivre entre eux sans se nuire, à leur propre profit.» [8] Tandis que Simmias parlait, notre père Polymnis survint et s'assit près de lui. «Epaminondas, dit-il, vous prie de l'attendre ici, toi et tous les autres, sauf affaire grave; il veut vous présenter l'étranger, qui est lui-même de bonne race et qui est arrivé dans un beau et généreux dessein, envoyé d'Italie par les Pythagoriciens. Il est venu répandre des libations sur la tombe de Lysis l'ancien, â la suite, dit-il, de songes et de visions assurées; il apporte beaucoup d'or, estimant devoir rembourser â Epaminondas les frais que lui a causés la vieillesse de Lysis, et montre beaucoup d'empressement, bien que nous ne demandions et ne désirions rien, â secourir notre pauvreté.» Simmias fut ravi : «Tu parles là, dit-il, d'un homme hors de l'ordinaire et digne de la philosophie ; mais pour quelle raison n'est-il pas venu tout de suite nous trouver ?» «M'est avis, reprit Polymnis, qu'après cette veille au tombeau de Lysis, Epaminondas l'a conduit se baigner à l'Isménos, après quoi ils nous joindront ici; avant de nous approcher, il a campé près de la tombe, dans l'intention d'enlever les restes du corps et de les porter en Italie, sauf intervention contraire du génie pendant la nuit.» Là-dessus, mon père se tut ; [9] et Galaxidôros prit la parole : «Héraclès ! comme il est difficile de trouver un homme exempt de préjugés et de superstition ! Les uns sont atteints malgré eux de ces maladies par naïveté ou par faiblesse d'esprit ; les autres, pour avoir l'air de gens pieux et supérieurs, prétendent agir par inspiration, en couvrant ce qui leur vient â l'esprit de songes, d'apparitions et de toute sorte de faux-semblants. Peut-être, â des hommes politiques, obligés d'avoir affaire â une foule insolente, débridée, cette façon d'agir n'est-elle pas inutile : ils retiennent ainsi la multitude par le frein de la superstition, la font changer d'idée et la tirent dans le sens de leur intérêt ; mais pareils procédés semblent à la philosophie non seulement indignes, mais encore contraires à sa condition. Elle fait profession d'enseigner rationnellement tout ce qui est bon et utile, et elle va chercher les principes de son action chez les dieux ! Elle a l'air de mépriser la raison, de dédaigner la méthode démonstrative qui fait son prestige, pour se tourner vers les prédictions et les visions nocturnes, où le plus médiocre est souvent porté par le hasard autant que le meilleur. Votre Socrate, Simmias, me paraît adopter une marque plus philosophique de formation rationnelle, en choisissant comme libérale et particulièrement amie du vrai cette simplicité sans fiction, et en rejetant aux sophistes le faux-semblant comme une fumée qui offusque la philosophie.» Théocritos intervint : «Quoi donc ! Galaxidôros, Mélétos t'aurait-il fait croire â toi aussi que Socrate méprisait les choses divines ? Car c'est là ce dont il l'accusait auprès des Athéniens.» «Les choses divines, certes non! répondit-il; mais la philosophie était infestée de visions, de fables, de superstition quand il la reçut de Pythagore et d'Empédocle ; elle délirait â plein, et il l'habitua à se rythmer sur le réel et à poursuivre la vérité par la sobre raison.» [10] «Bien, dit Théocritos ; mais le démon de Socrate, mon cher, dirons-nous que c'est un mensonge ? Pour moi, rien de ce qu'on raconte de Pythagore en fait de divination ne m'a paru aussi grand, aussi divin ; c'est, à la lettre, l'histoire d'Athéna qu'Homére représente «assistant Ulysse en tous ses travaux», c'est ainsi que la divinité semble avoir attaché à Socrate dès sa naissance, pour guider sa vie, une sorte de vue prophétique, qui, «marchant seule devant lui, l'éclairait» dans les cas douteux et oû n'avait pas accès le raisonnement humain ; en pareilles occurrences, la divinité souvent lui parlait, inspirant sa conduite. La plupart des faits et les plus importants, il faut les demander à Simmias et aux autres familiers de Socrate; mais en voici un dont j'ai été témoin : nous allions chez le devin Euthyphron, et il se trouva, tu t'en souviens, Simmias, que Socrate montait vers le Carrefour et la maison d'Andocide, tout en s'amusant à larder Euthyphron de questions. Tout d'un coup, il s'arrête, se tait, se recueille un long moment ; après quoi, il rebrousse chemin, enfile la rue des fabricants de coffres et rappelle ceux des compagnons qui avaient pris les devants ; le démon, disait-il, s'était manifesté. La plupart firent demi-tour avec lui; j'étais de ceux-là, car je ne lâchais pas Euthyphron; mais quelques jouvenceaux poursuivirent droit devant eux, dans l'intention évidente de convaincre d'erreur le démon de Socrate, et ils entraînèrent le flûtiste Charillos qui était venu avec moi à Athènes chez Cébès ; mais comme ils cheminaient à travers les boutiques des sculpteurs d'hermès, le long des tribunaux, ils rencontrèrent un troupeau de porcs serrés, couverts de fange, grouillant et se bousculant, qui, faute de dégagement, foncèrent sur eux. Ils furent culbutés ou crottés. Charillos revint au logis les jambes et les habits pleins de boue ; aussi rions-nous toujours quand nous évoquons le démon de Socrate, trouvant merveilleux que la divinité, en aucune circonstance, ne néglige ni n'abandonne cet homme.» [11] «Tu estimes donc, Théocritos, répliqua Galaxidôros, que le démon de Socrate possédait une vertu spéciale et exceptionnelle ? Tu ne crois pas que Socrate avait simplement acquis, par l'expérience, la maîtrise d'un certain terrain dans le domaine des liaisons nécessaires, et qu'ainsi, dans les situations incertaines et douteuses, il pouvait apporter un appoint de raisonnement qui faisait pencher la balance ? Un seul poids, en effet, ne fait pas par lui-même incliner le fléau, mais ajouté à deux charges égales il entraîne le tout de son côté ; de même, un éternuement, un bruit ou tel autre signe de ce genre ne saurait, vu sa légèreté, attirer à l'action un esprit pondéré; mais quand deux raisons s'opposent, si le signe s'ajoute à l'une, il met fin à l'incertitude, en rompant l'équilibre : il y a mouvement et propension.» Notre père intervint : «Moi aussi, Galaxidôros, dit-il, j'ai ouï-dire à un Mégarien, et celui-ci à Terpsion, que le démon de Socrate était un éternuement, le sien ou celui d'un autre. Si un autre éternuait à sa droite, soit derrière, soit devant, cela le poussait à agir ; si c'était à sa gauche, il en était détourné. Eternuait-il lui-même ? S'il hésitait encore à agir, il s'y décidait ; s'il agissait déjà, l'éternuement suspendait et réprimait sa propension. Mais ce qui me paraît déroutant, c'est que, s'il se réglait sur l'éternuement, il n'ait pas dit à ses compagnons que c'était là ce qui le retenait ou le poussait, mais ait attribué ce rôle au démon ; car enfin, s'en remettre à l'influence extérieure d'une voix ou d'un éternuement, se laisser, à la première rencontre, troubler et détourner de l'action, abandonner sa résolution, je vois là de l'illusion, de l'emphase, de la jactance ; je n'y reconnais pas cette sincérité, cette simplicité qui nous font trouver cet homme vraiment grand et supérieur à la multitude. Les impulsions de Socrate révèlent à tout propos ... et une fermeté, comme procédant d'un jugement et de principes droits et vigoureux. Rester volontairement fidèle à la pauvreté durant toute sa vie alors qu'il pouvait avoir de l'argent qu'on lui aurait offert avec joie et même reconnaissance, ne pas s'écarter de la philosophie malgré tant d'obstacles ; finalement, alors que le zèle de ses compagnons et des moyens faciles s'offraient à lui procurer le salut par la fuite, ne pas fléchir devant les instances ni reculer à l'approche de la mort, mais garder en face du danger des lumières immuables tout cela n'est pas de quelqu'un dont le jugement change au hasard d'un bruit ou d'un éternuement, mais d'un homme qu'une autorité et des principes plus relevés conduisent au bien. J'ai entendu dire aussi qu'il avait prédit à quelqu'un de ses amis la ruine de la puissance athénienne en Sicile. Et, plus anciennement encore, lorsque Pyrilampe fils d'Antiphon, au cours de la poursuite de Délion, fut fait prisonnier par nous, blessé d'un coup de lance, et qu'il apprit, de ceux qui étaient arrivés d'Athènes pour négocier la trêve, que Socrate était revenu avec Alcibiade et Lachès en descendant sur Rhégisté, il s'exclama : Ah! Socrate, Socrate! Il criait aussi les noms des amis et compagnons d'armes qui avaient eu, en fuyant avec lui le long du Parnès, le malheur de tomber sous les coups de nos cavaliers, parce qu'ils avaient désobéi au démon de Socrate en fuyant la bataille par un autre chemin que celui oû il les guidait. Je suppose que Simmias a entendu raconter cela comme moi.» «Souvent, dit Simmias, et par bien des gens ; car le fait n'a pas médiocrement contribué à rendre fameux dans Athènes le démon de Socrate.» [12] «Comment! Simmias, dit Phidolaos, laisserons-nous Galaxidôros s'amuser à ravaler une aussi grande chose que la divination, en la réduisant à des éternuements et à des bruits ? Le vulgaire aussi et les profanes en abusent pour des bagatelles et par plaisanterie ; mais lorsque des dangers plus graves et des actes plus importants se présentent à eux, alors se vérifie le mot d'Euripide : «Personne, le couteau sur la gorge, ne se livre à ces folies.» Galaxidôros reprit : «Sur cette question, Phidolaos, si Simmias a entendu personnellement Socrate en parler, je suis prêt à l'écouter et à l'en croire avec vous ; quant à tes arguments et à ceux de Polymnis, il n'est pas difficile de les réfuter. En médecine, des élancements ou un abcès, en soi peu de chose, ont une signification d'importance ; pour un pilote, le cri d'un oiseau de mer ou le passage de quelque légère nuée annoncent le vent et des vagues plus fortes ; de même, pour une âme douée de divination, un éternuement ou un bruit, peu de chose par eux-mêmes, sont signes de conjonctures graves ; car, en aucune science, il n'est indifférent que par de petites choses on en annonce de grandes, ou par peu, beaucoup. Si quelqu'un, ignorant le sens des lettres et les voyant en petit nombre et humbles d'aspect, se refusait à croire qu'un savant pût y lire de grandes guerres qui arrivèrent aux hommes des anciens temps, des fondations de villes, ce que firent ou subirent des rois, et ensuite prétendait qu'un génie indique et explique à l'historien chacun de ces événements, tu te prendrais, ami, à rire doucement de l'inexpérience de cet homme ; de même, prends-y garde, n'allons pas, nous aussi, pour méconnaître la vertu de chacun des présages, — celle qui le rend propre à faire conjecturer l'avenir, — nous indigner naïvement qu'un homme sensé puisse, par ce moyen, éclaircir en partie les choses incertaines, et cela quand il déclare lui-même que ce n'est pas un éternuement ni une voix mais un génie qui dirige sa conduite. Et ceci, Polymnis, te vise particulièrement : tu t'étonnes que Socrate, lui qui a humanisé la philosophie surtout par sa modestie et sa simplicité, n'ait pas nommé son signe éternuement ou voix, mais, en style théâtral, démon. Pour moi, au contraire, je serais surpris qu'un grand dialecticien, un maître de la langue comme Socrate eût dit que ses indications lui venaient d'un éternuement, non d'un génie ; comme si on se disait blessé par la flèche, non d'une flèche par celui qui la lance ; ou qu'on dît le poids évalué par le fléau de la balance, et non, au moyen de la balance, par celui qui pèse. Car ce n'est pas l'instrument qui fait l'oeuvre, mais celui à qui appartient l'instrument dont il se sert pour l'oeuvre ; et c'est aussi un instrument que le signe dont se sert l'agent. Mais, je le répète, si Simmias a quelque chose à dire, il faut l'écouter, comme le plus exactement renseigné.» [13] «Oui, dit Théocritos, mais quand nous aurons vu qui sont ces gens qui entrent, ou plutôt quel est l'étranger qu'Epaminondas que voici semble nous amener». Regardant du côté de la porte, nous vîmes entrer d'abord Epaminondas et, parmi les amis qui l'entouraient, Isménodôros, Bacchylidas et le flûtiste Mélissos, puis à leur suite l'étranger. Son extérieur n'était pas sans noblesse et faisait voir de la douceur, de l'amabilité ; il était vêtu avec dignité. Quand donc il se fut assis lui-même près de Simmias, mon frère près de moi et les autres au petit bonheur, et que le silence se fut établi, Simmias interpella mon frère : «Eh bien ! Epaminondas, quel nom faut-il donner à notre hôte, quel titre et quelle origine ? C'est la façon normale de s'aborder et de faire connaissance.» Epaminondas répondit : «Son nom est Théanor, son pays est Crotone, et parmi les philosophes de là-bas il ne déshonore pas la grande gloire de Pythagore ; pour l'instant il arrive ici d'Italie, un long voyage, en corroborant une belle croyance par de belles actions.» L'étranger prit la parole : «Eh bien ! Epaminondas, tu mets obstacle à la plus belle. Car s'il est beau de faire du bien à des amis, il n'est pas honteux d'être obligé par eux; le bon procédé, qui n'a pas moins besoin de son bénéficiaire que de son auteur, aboutit au bien grâce à l'un et à l'autre, et celui qui ne le reçoit pas comme une balle bien envoyée lui fait l'affront d'aller à terre sans résultat. En effet, quel but, lorsqu'on le vise, est-il aussi agréable d'atteindre et pénible de manquer qu'un homme digne d'égards quand on désire le toucher par un bon office ? Et encore, dans ma comparaison, celui qui manque un but immobile ne peut s'en prendre qu'à soi, tandis qu'ici, en déclinant le bon office et en s'y dérobant, on le frustre de l'effet qu'il entendait produire. Je t'ai déjà raconté les motifs de mon voyage en Grèce; je veux les dire aussi à tes amis et faire de ceux-ci tes juges. Quand nos communautés des diverses villes eurent été bannies, par la victoire de la révolution antipythagoricienne, il en resta une à Métaponte ; les Cyloniens mirent le feu à la maison où elle était réunie et en firent périr sur place tous les membres à l'exception de Philolaos et de Lysis encore jeune, qui furent assez vigoureux et assez dégagés pour se frayer un passage à travers l'incendie. Philolaos s'enfuit en Lucanie et de là se sauva auprès de nos autres amis, qui déjà se regroupaient et prenaient l'avantage sur les Cyloniens ; quant à Lysis, on ignora longtemps où il se trouvait, jusqu'à ce qu'enfin Gorgias de Léontium revenant de Grèce en Sicile, put annoncer de façon certaine à Arkésos qu'il avait rencontré Lysis installé à Thèbes. Arkésos alors, dans son désir de le revoir, se disposa à le rejoindre par mer sans autres préparatifs; mais tout défaillant de vieillesse et de faiblesse, il nous recommanda de faire le possible pour ramener Lysis en Italie vivant, ou du moins de rapporter les restes de sa dépouille. Les guerres, les révolutions et les usurpations qui advinrent entre temps empêchèrent ses amis de réaliser de son vivant cette promesse. Cependant, lorsqu'après la mort de Lysis son génie nous eut clairement renseignés sur ce décès, et que les gens bien informés eurent raconté les soins dont cet homme avait été l'objet chez vous, Polymnis, et la façon dont il vivait, comment il vit une maison pauvre entretenir son vieil âge sur le pied de la richesse et, institué père de tes fils, eut une bienheureuse fin, j'ai été dépêché ici, moi jeune et tout seul, par un grand nombre d'hommes âgés, qui donnent, eux qui en ont, de l'argent à qui n'en a pas et reçoivent en retour beaucoup de reconnaissance et d'amitié. Lysis a grâce à vous une sépulture honorable, mais plus honorable encore pour lui qu'une belle tombe est la reconnaissance dont s'acquittent envers ses amis des amis et des proches.» [14] Sur ces paroles de l'étranger, mon père se mit à pleurer longuement au souvenir de Lysis ; puis mon frère me dit, avec un léger sourire à son habitude : «Qu'allons-nous faire, Caphisias ? Sacrifier la pauvreté à l'argent et nous taire?» «Non point, répondis-je ; cette chère «nourrice de vaillants garçons» ! Défends-la, au contraire ; à toi la parole.» «A vrai dire, mon père, répondit-il, je ne voyais notre maison vulnérable à l'argent que sur un seul point : Caphisias, parce qu'il lui faut de jolis habits pour s'entourer dignement de tant d'admirateurs et force nourriture pour soutenir les exercices et les luttes des palestres; mais puisqu'il ne trahit pas la pauvreté paternelle et ne s'en débarrasse pas comme d'un vernis, que, malgré sa jeunesse, il est fier de cette vie frugale et se contente de notre situation présente, comment pourrions-nous organiser l'emploi de cet argent ? Allons-nous dorer nos armes et peindre notre bouclier en mêlant la pourpre à l'or comme Nicias d'Athènes ? T'achèterons-nous, mon père, un manteau milésien, et à notre mère une tunique à bordure d'écarlate ? Car ce qu'on nous donne, nous n'allons pas, j'imagine, le dépenser pour notre ventre, en repas de luxe, accueillant cet hôte onéreux qu'est la richesse.» «A Dieu ne plaise ! mon fils, dit le père; puissé-je ne jamais voir notre vie ainsi changée !» «Nous n'installerons pas non plus chez nous, reprit Epaminondas, cet argent sans le dépenser, pour monter la garde autour de lui. Car de la sorte, la faveur serait peu favorable et notre enrichissement peu resplendissant.» «Sûrement, répondit le père.» «Eh bien! continua Epaminondas, quand le suzerain de la Thessalie, Jason, nous envoya naguère ici beaucoup d'or en nous priant de l'accepter, j'eus l'impolitesse de lui répondre que c'était un procédé immoral, pour un prétendant à la monarchie, de tenter par de l'argent le citoyen d'une ville libre et indépendante ; mais de toi, étranger, j'accepte et apprécie extrêmement l'intention (elle est belle et digne d'un sage); cependant, tu apportes des remèdes à des amis qui ne sont pas malades. Si, à la nouvelle qu'on nous faisait la guerre, tu nous avais apporté, pour nous secourir, des armes, des traits et qu'à l'arrivée tu eusses trouvé l'amitié et la paix, tu te serais dit qu'il ne fallait pas laisser ces armes sur les bras à des gens qui n'en avaient pas besoin. Eh bien ! tu nous arrives comme un allié contre la pauvreté en nous croyant accablés par elle, alors qu'elle nous est bien facile à supporter et partage en amie notre demeure : il n'est donc pas besoin d'argent pour lutter contre elle, qui ne nous afflige pas, et tu peux rapporter à tes frères de là-bas que s'ils font de la richesse l'usage le meilleur, ils ont ici des amis qui en font un bon de la pauvreté ; et que pour ce qui est de l'entretien et de la sépulture de Lysis, c'est Lysis lui-même qui nous en a dédommagés pour son propre compte, en nous donnant, entre autres leçons, celle de ne pas prendre la pauvreté en grippe.» [15] Théanor intervint : «Mais s'il est bas de prendre en grippe la pauvreté, n'est-il pas anormal de craindre et fuir la richesse ?» «C'est anormal, dit Epaminondas, si ce n'est pas par principe qu'on la repousse, mais par affectation, par rusticité ou par orgueil.» «Et en vertu de quel principe, reprit Théanor, refuserait-on de s'enrichir par des moyens honnêtes et justes? Ou plutôt, si tu veux bien te prêter à nous répondre là-dessus plus doucement que tu ne répondais au Thessalien, dis-moi, estimes-tu que donner de l'argent puisse être agissement honnête, mais non point d'en recevoir, ou bien que de toute manière ceux qui en donnent ont tort autant que ceux qui en reçoivent ? «Nullement, dit Epaminondas ; mais comme en toute autre matière, je pense qu'il y a une façon vilaine et une façon distinguée de communiquer ou d'acquérir la richesse.» «N'est-il pas vrai, dit Théanor, que quiconque donne de bon coeur avec empressement ce qu'il doit le donne comme il faut ?» Epaminondas en convint. «Et celui qui reçoit ce que l'autre donne comme il faut ne le reçoit-il pas comme il faut ? Y aurait-il plus juste manière d'accepter de l'argent que s'il vous est offert justement ?» «Certes non», répondit-il. «Ainsi donc, Epaminondas, si de deux amis l'un a le devoir de donner, l'autre a, je suppose, celui de recevoir; car si, dans les batailles, il faut éviter celui des ennemis qui frappe bien, en matière de bons procédés il n'est juste ni de fuir ni de repousser un ami qui donne avec justice. Si la pauvreté n'est pas à charge, la richesse non plus, dans ces conditions, n'est pas méprisable ni a rejeter.» «Non certes, dit Epaminondas ; mais il est des gens qui, à ne pas l'accepter, trouvent le don fait comme il le faut plus précieux et plus beau ; et c'est ainsi que tu dois en juger dans notre cas. Il est, nous le savons, des désirs nombreux et qui portent sur bien des objets; quelques-uns, dits innés, germent dans le domaine du corps en le portant aux plaisirs nécessaires ; il en est d'autres, adventices, qui, en vertu d'opinions vaines, fortifiées et accrues par le temps et l'accoutumance au cours d'une éducation vicieuse, souvent contraignent et dominent l'âme avec plus de vigueur que les désirs naturels. Par l'habitude et l'exercice, on charge la raison d'extirper beaucoup d'appétits même naturels ; mais il faut, ami, s'entraîner tant qu'on peut à exténuer, extirper les désirs adventices et superflus, par les restrictions et les contraintes que la raison leur inflige. Car si en résistant au manger et au boire, la raison vient à bout de la soif et de la faim, il est encore plus facile, je pense, d'éteindre l'amour de la richesse et celui de la gloire en les étouffant totalement, par l'abstention, par des restrictions ; n'est-ce pas ton avis ?» L'étranger en convint. «Ne vois-tu pas, reprit Epaminondas, une distinction entre l'entraînement et la tâche que l'entraînement se propose ? De même que tu nommerais oeuvre de l'athlétisme la lutte contre l'adversaire pour la couronne, et entraînement la préparation du corps à cette lutte par les exercices, de même aussi tu conviens que par rapport à la vertu, il y a d'une part l'oeuvre, d'autre part l'entraînement.» L'étranger en convint encore. «Eh bien ! à propos de la continence tout d'abord, estimes-tu que l'abstinence des plaisirs déshonorants et illicites soit entraînement, ou plutôt oeuvre et preuve de l'entraînement ?» «Œuvre et preuve.» «Mais l'entraînement à la continence et l'exercice préparatoire, n'est-ce pas ce par quoi vous avez tous été attirés, maintenant encore, lorsque, ayant excité et aiguillonné vos appétits comme des animaux, vous les mettiez en face de tables splendides et de mets variés, un long temps; puis, laissant vos serviteurs se régaler de ces mets, vous serviez vous-mêmes à vos désirs, déjà châtiés, les nourritures frugales et simples. Car l'abstinence des plaisirs en matière licite entraîne l'âme à l'encontre de ceux qui sont illicites.» «Très juste», dit Théanor. «Eh bien ! ami, la justice aussi doit s'entraîner contre l'amour de la richesse et de l'argent; il ne s'agit pas de ne pas cambrioler le voisin la nuit, ni de ne pas le détrousser ; ce n'est pas non plus celui qui ne trahit pas patrie et amis pour de l'argent qui s'entraîne contre le lucre (dans ce cas, ce peuvent être la loi et la crainte qui retiennent la cupidité éloignée de l'injustice), mais celui qui s'écarte souvent volontairement des gains justes et autorisés par la loi s'entraîne et s'habitue à rester à l'écart de tout profit injuste et illégal. N'espérons pas que notre pensée résiste à la sollicitation de plaisirs véhéments, mais indécents et nuisibles, si elle n'a, bien des fois, méprisé la jouissance permise, et il n'est pas facile de négliger des profits défendus et de grands accroissements, quand ils tombent sous la main, si l'on n'a dès longtemps enchaîné et mortifié l'appétit du gain ; si cet appétit a été formé à des gains sans mesure en matière licite, en matière illicite il s'étend et a beaucoup de peine et de difficulté à s'abstenir de prendre plus que son M. Mais chez un homme qui ne s'abandonne pas aux faveurs de ses amis ni aux présents des rois, qui a renoncé aux aubaines de la fortune et, devant un trésor, retient l'élan de sa convoitise, chez celui-là l'instinct qui le pousserait à l'injustice ne se soulève pas et ne trouble pas la raison, il se porte volontiers au bien, il y met sa fierté et il sent vivre la plus noble partie de son âme. Voilà les gens que nous aimons, cher Simmias, et nous supplions l'étranger, Caphisias et moi, de nous laisser exercer dûment à la pauvreté pour atteindre cet idéal.» [16] A ces propos de mon frère, Simmias fit de la tête deux ou trois signes d'assentiment. «C'est un grand homme qu'Epaminondas, dit-il ; oui, vraiment grand ; et l'honneur en revient à Polymnis, qui dès le début a procuré à ses enfants la formation philosophique la meilleure. Mais, étranger, arrangez-vous là-dessus entre vous ; quant à notre Lysis, s'il est permis de le savoir, vas-tu l'enlever de sa tombe et le transporter en Italie, ou le laisseras-tu demeurer ici parmi nous, pour jouir de notre voisinage bienveillant et amical quand nous serons dans l'au-delà ?» Théanor dit en souriant : «Lysis a l'air, Simmias, de s'être attaché à ces lieux, oû, grâce à Epaminondas, rien ne lui a manqué de ce qui convenait. Il est en effet un rite que les Pythagoriciens observent entre eux pour la sépulture, et faute duquel nous ne croyons pas recevoir pleinement la récompense bienheureuse qui nous revient. Lors donc que nous avons appris par des songes la mort de Lysis (nous reconnaissons à un certain signe, qui se manifeste dans le sommeil, si l'apparition est d'un mort ou d'un vivant), beaucoup d'entre nous ont été pénétrés d'une inquiétude : peut-être, en terre étrangère, notre Lysis n'avait-il pas été enseveli comme il fallait et devions-nous faire translation de ses restes pour qu'il eût là-bas les cérémonies consacrées qui lui sont dues. Dans ce sentiment, je me suis présenté, et à peine les habitants m'eurent-ils guidé jusqu'au tombeau que dès le soir je répandais des libations, en évoquant l'âme de Lysis, pour qu'elle revint me déclarer comment j'aurais à me conduire. Au cours de la nuit, sans rien voir, je crus entendre une voix qui me disait de «ne pas déplacer ce qui ne devait pas changer de place» ; car le corps de Lysis avait été inhumé pieusement par ses amis, et l'âme, déjà séparée, s'était échappée vers une autre naissance, adjugée à un autre démon. En fait, je rencontrai dès l'aube Epaminondas, et informé de la façon dont il avait enterré Lysis, je reconnus qu'il avait été parfaitement instruit par ce grand homme, même des pratiques secrètes, et qu'Epaminondas avait pour diriger sa vie le même démon, si je ne conclus pas à faux de la navigation au pilote. Car innombrables sont les sentiers des existences, et rares ceux par lesquels les démons conduisent les hommes.» En disant ces mots, Théanor avait considéré Epaminondas, comme s'il eût contemplé, une fois de plus, ses traits et son caractère. [17] Cependant, le médecin arriva et défit le bandage de Simmias pour le soigner ; puis Phyllidas entra avec Hipposthénidas et, nous invitant à nous lever, Charon, Théocritos et moi, il nous attira dans un angle du péristyle; son visage trahissait un grand trouble. Comme je lui disais : «Est-il arrivé du nouveau, Phyllidas ?», il me répondit : «Pas du nouveau pour moi, Caphisias; car je connaissais et vous avais prédit la lâcheté d'Hipposthénidas, en vous demandant de ne pas le mettre dans nos projets et de ne pas l'associer à la conjuration.» Nous fûmes consternés de ces paroles ; mais Hipposthénidas s'écria : «Ne dis pas cela, Phyllidas, au nom des dieux. Et ne va pas, en prenant la témérité pour de la hardiesse, nous mener à notre perte, nous et la cité; laisse nos gens, si c'est la destinée, revenir en sûreté.» Phyllidas, exaspéré, s'écria : «Dis-moi, Hipposthénidas, combien penses-tu qu'il y ait de personnes dans le secret de l'entreprise ?» «J'en vois, dit-il, au moins trente.» «Comment ! sur un pareil nombre, tu as seul annulé et suspendu la décision unanime, en dépêchant un cavalier à nos gens qui étaient déjà en route, pour leur dire de faire demi-tour et de ne pas poursuivre aujourd'hui, quand le hasard lui-même contribuait à préparer presque tout pour leur retour !» A ces paroles de Phyllidas, nous fûmes tous bouleversés. Mais Charon fixa des yeux fort durs sur Hipposthénidas : «Canaille, dit-il, que nous as-tu fait ?» «Rien de terrible, répondit Hipposthénidas, si tu veux bien rabattre de la rudesse de ce ton pour écouter le raisonnement d'un homme de ton âge et qui a comme toi des cheveux blancs. Car si nous tenons seulement, Phyllidas, à montrer à nos concitoyens un courage ami des dangers et un coeur indifférent à la vie, il reste encore une bonne partie du jour ; n'attendons pas le soir, et marchons de ce pas contre les tyrans avec nos épées ; tuons, mourons, ne nous ménageons pas. Mais s'il n'est pas difficile d'infliger ou de subir pareil sort, il l'est davantage d'arracher Thèbes aux armes quand tant d'ennemis l'entourent et de repousser la garnison lacédémonienne au prix de deux ou trois cadavres ; Phyllidas n'a pas préparé tant de vin pour les banquets et les réceptions qu'il y ait de quoi griser les quinze cents garnisaires d'Archias ; et si nous supprimons Archias, Hermippidas et Arkésos, en pleine lucidité, guettent la tombée de la nuit ; alors, à quoi bon nous hâter de ramener des amis, des parents, pour une mort certaine, et cela quand nos ennemis n'ignorent rien de leur retour ? Pourquoi, s'il vous plaît, les Thespiens ont-ils depuis deux jours ordre de rester sous les armes et d'épier le moment où les chefs spartiates les appelleront ? Amphithéos, me dit-on, doit aujourd'hui périr, après interrogatoire, dés le retour d'Archias. Ne sont-ce pas là de forts indices que l'entreprise leur est découverte ? Le mieux n'est-il pas de différer quelque peu, jusqu'à ce que les dieux soient apaisés ? Et en effet les devins qui sacrifiaient la génisse à Déméter disent que les sacrifices annoncent de grands troubles et dangers pour le peuple. Mais voici, Charon, qui requiert ta plus grande vigilance : hier, Hypatodôros fils d'Erianthès revenait avec moi de la campagne; c'est du reste un homme de bien et l'une de mes bonnes connaissances, mais il n'est pas au fait du complot ; «Hipposthénidas, me dit-il, Charon est ton ami et je ne le connais guère ; si bon te semble, dis-lui de se garder d'un danger que prédit un songe bien fâcheux, bien extraordinaire. L'autre nuit, je croyais voir sa maison dans les douleurs de l'accouchement; lui et ses amis, tout angoissés, étaient là en cercle, à prier, et elle de mugir, de pousser des sons indistincts ; finalement, un grand et terrible feu jaillit de ses flancs, si bien que l'ensemble de la ville s'embrasa; mais la Cadmée n'était entourée que de fumée et le feu ne montait pas jusqu'aux hauts quartiers. Voilà, Charon, la vision que l'homme m'a racontée ; j'en ai été effrayé sur le coup, mais j'ai beaucoup plus peur aujourd'hui, en apprenant que les bannis doivent descendre dans ta maison; je crains que nous ne nous attirions de grands maux, sans avoir rien fait de sérieux aux ennemis que de les inquiéter vaguement ; car je mets la cité de notre côté, et la Cadmée, comme elle l'est en fait, de leur côté à eux.» [18] Théocritos intervint, et retenant Charon qui voulait dire quelque chose à Hipposthénidas : «Eh bien, moi, j'ai toujours obtenu des sacrifices favorables aux bannis, mais jamais rien, Hipposthénidas, ne m'a encouragé à agir autant que cette vision ; si vraiment tu dis qu'une grande et brillante lumière a monté d'une maison amie dans la cité, que la demeure de nos ennemis s'est noircie de cette fumée qui n'apporte jamais rien de mieux que larmes et confusion, alors que de chez nous il sortait des sons indistincts, cela veut dire que si on tente de la dénoncer, notre entreprise, signalée seulement par des bruits incertains et des soupçons aveugles, n'apparaîtra au grand jour que pour triompher. Que les sacrifices aient été de mauvais augure, c'est normal : l'autorité et le sacerdoce sont aux mains des tyrans et ne concernent pas le peuple.» Théocritos parlait encore, quand je dis à Hipposthénidas : «Qui as-tu dépêché à nos gens ? Car si ton émissaire n'a pas trop d'avance, nous nous mettrons à sa poursuite.» Hipposthénidas répondit : «A vrai dire, Caphisias, je ne sais si tu pourrais rattraper cet homme, qui a le cheval le meilleur de Thèbes; vous le connaissez : il est chef des cochers de Mélon, et, par Mélon, au courant du coup depuis l'origine.» A ce moment, j'aperçus l'homme, et je dis : «Ne veux-tu pas, Hipposthénidas, parler de Chlidon, celui qui, l'an dernier, a gagné les jeux héracléens avec son alezan ?» «Oui, de lui-même», répondit-il. «Et qui est, repris-je, celui qui se tient depuis un instant à la porte de la cour à nous considérer?» Il se retourna : «C'est Chlidon, dit-il, par Héraclès -. Ah ! serait-il arrivé quelque malheur ?» Chlidon, voyant que nous l'avions remarqué, quitta la porte et s'avança sans hâte, Hipposthénidas lui fit signe et l'invita à parler devant tous. «Je les connais bien, dit-il, Hipposthénidas, et comme je ne te trouvais pas chez toi ni sur la place, j'ai deviné que tu étais venu ici les rejoindre, et me suis dépêché pour que vous n'ignoriez rien de ce qui s'est passé. Quand tu m'as ordonné de faire toute diligence pour aller au-devant de nos gens dans la montagne, je suis rentré chez moi pour prendre mon cheval; mais comme je demandais la bride, ma femme ne put me la donner ; elle se mit à s'attarder longtemps dans la remise, faisant semblant de chercher et d'inspecter ce qui s'y trouvait ; quand elle se fut suffisamment jouée de moi, elle finit par m'avouer qu'elle avait, ce même soir, prêté la bride au voisin à la demande de sa femme. Je m'emportai, je l'injuriai ; elle se lance dans des malédictions de fâcheux augure, me souhaite mauvaise route et mauvais retour ; que les dieux, par Zeus, fassent retomber tout cela sur elle. A la fin, exaspéré, je lui tombe dessus ; des voisins et des femmes s'attroupent, et, après échange de horions, je suis arrivé à grand peine jusqu'à vous, pour que vous en dépêchiez un autre à nos gens, car, pour le moment, je suis tout hors de moi, hors d'état de rien faire.» [19] Alors nos dispositions changèrent étrangement. Quelques instants plus tôt, nous étions furieux du contretemps, et voilà que devant l'imminente approche du moment critique, l'impossibilité de surseoir, nous passions à l'angoisse et à la crainte. Je m'adressai pourtant à Hipposthénidas et lui pris la main pour l'encourager, en lui disant que les dieux eux-mêmes nous invitaient à l'action. Là-dessus Phyllidas alla s'occuper du banquet et exciter tout de suite Archias à venir boire ; Charon ... Théocritos et moi, nous revînmes chez Simmias, pour saisir l'occasion de rejoindre Epaminondas. [20] Nos amis étaient fort engagés dans une discussion sur un bien beau sujet, celle qu'un peu auparavant Galaxidôros et Phidolaos avaient entamée, lorsqu'ils se demandaient quelles étaient la nature et l'influence de ce qu'on appelle le démon de Socrate. Nous n'entendîmes pas la réponse de Simmias aux propos de Galaxidôros ; mais il disait qu'ayant un jour interrogé Socrate sur ce sujet, il n'avait pas obtenu de réponse ; que pour cette raison il n'était pas revenu à la charge, mais qu'il l'avait vu souvent regarder comme des imposteurs ceux qui prétendaient avoir communiqué dans une vision avec un être divin, tandis qu'il prêtait attention à ceux qui affirmaient avoir entendu une voix et les questionnait fort sérieusement. «Cela nous donnait donc à penser, lorsque nous discutions entre nous, que le démon de Socrate n'était pas une vision, mais la perception d'une voix ou l'intelligence d'une parole qui lui parvenait de façon mystérieuse; ainsi, dans le sommeil, il n'y a pas de voix, mais on s'imagine et comprend certaines paroles et on croit entendre parler. Cependant une telle intuition n'a lieu réellement qu'en songe pour certains, dans la tranquillité et le calme du corps, lorsqu'ils reposent; autrement, dans l'activité de la veille, ils ont peine à rendre leur âme attentive à la voix des êtres supérieurs ; assourdis par le tumulte des passions et par la dissipation des affaires, ils ne peuvent prêter l'oreille et appliquer leur attention à ce qui leur est manifesté. L'entendement de Socrate, au contraire, était net et exempt de passions, et ne s'amalgamait au corps que bien peu, pour les choses nécessaires ; aussi était-il ouvert et subtil, vite modifié par ce qui le frappait ; or, ce qui le frappait, c'était vraisemblablement, non une voix, mais la parole d'un démon, qui sans voix touchait par les révélations qu'il lui faisait sa faculté intellective. La voix, en effet, ressemble à un choc qui frappe l'âme, laquelle reçoit bon gré mal gré la parole par les oreilles quand nous parlons entre nous ; mais l'intelligence de l'être supérieur guide l'âme bien née, en la touchant par l'intelligible sans qu'elle ait besoin de choc ; elle lui cède, à lui qui en laisse aller ou en retient les propensions, lesquelles ne sont pas violentes comme elles le seraient si les passions résistaient, mais souples et douces comme des rênes qui s'abandonnent. Il ne faut pas s'étonner de voir, d'une part de gros navires commandés par de petits gouvernails, d'autre part la roue du potier tourner régulièrement au simple contact du bout des doigts; ce sont choses inanimées, mais d'un tel poli qu'elles peuvent virer et céder à la moindre impulsion. Or, l'âme humaine, sous-tendue par une infinité de propensions comme par des fils de marionnettes est de loin le plus docile de tous les instruments, si on la touche rationnellement, pour se mouvoir sur une impulsion selon la pensée conçue. C'est dans sa faculté de pensée que se concentrent les principes des passions et des propensions. Le moindre ébranlement en ce centre les met en train, et à leur tour elles tirent les fils de la marionnette. C'est à quoi l'intelligible fait le mieux reconnaître son pouvoir, car aussitôt que l'âme se met quelque chose dans l'esprit et d'après cela suscite la propension, os insensibles, nerfs, chairs pleines d'humeurs, la lourde masse qui en est formée et qui était au repos et immobile, tout cela se dresse, se tend dans toutes ses parties et comme sur des ailes se porte à l'action. Le mode de ce mouvement, de cette tension et de cette mise en oeuvre par laquelle l'âme par sa pensée attire la masse à ces propensions n'est d'ailleurs pas compliqué, ni complètement impossible à embrasser ; mais de même que la raison une fois comprise meut le corps sans voix avec aisance, de même, nous ne douterons pas, je pense, que l'esprit ne soit conduit par un esprit supérieur et l'âme par une âme plus divine, qui la touche du dehors par les touches que peut pratiquer la raison sur la raison : il en est ici comme pour la lumière et sa réflexion. En fait, nous connaissons les pensées les uns des autres par la voix, comme si nous tâtonnions dans les ténèbres; mais celles des génies ont leur lumière et brillent pour ceux qui sont capables (de les voir), sans avoir besoin des verbes ou des noms qui servent d'indices aux hommes dans leurs rapports mutuels pour y discerner des reflets et des images de pensées. Celles-ci, ils ne les connaissent pas, sauf ceux qui ont, nous venons de le dire, une lumière particulière et divine. Or cette voix qui se fait entendre console parfois ceux qui doutent ; car l'air, moulé en sons articulés et devenu tout entier parole et voix, transporte la pensée jusqu'à l'âme de l'auditeur. Il ne faut donc pas s'étonner si l'air, modifié, en vertu de sa fluidité, par les génies dans le sens de leur intellection signifie aux hommes divins et supérieurs la parole du génie qui a conçu la pensée. De même que les coups des mineurs sont captés par des boucliers de bronze en vertu de la résonance, quand ils montent des profondeurs et se heurtent contre eux, tandis qu'ils traversent les autres corps sans produire de son et passent inaperçus, de même les paroles des génies se répandent partout, mais elles ne trouvent d'écho que dans les âmes tranquilles et sereines, chez ceux que nous appelons hommes sacrés, hommes divins. La foule admet que la divinité inspire les hommes pendant leur sommeil ; mais si les paroles divines atteignent de la même façon des gens éveillés et en possession de leurs facultés, on trouve cela étonnant et incroyable ; c'est comme si l'on estimait que le musicien ne peut manier qu'une lyre détendue, et que si elle est tendue et accordée il ne la touche pas et la laisse là. C'est qu'on ne voit pas la cause de tout cela, je veux dire le désaccord et le désordre qu'on porte en soi, mais dont avait été affranchi notre compagnon Socrate, comme l'avait prédit l'oracle rendu à son père alors que lui était encore enfant : il était dit de le laisser faire ce qui lui viendrait à l'esprit, sans forcer ni contrarier cet enfant, de lâcher la bride â sa propension en priant pour lui Zeus Agoraios et les Muses, sans s'inquiéter autrement de lui : il avait évidemment en son for un guide meilleur que des milliers de maîtres et de pédagogues.» [21] — Voilà, Phidolaos, les pensées que du vivant de Socrate et après sa mort nous avons formées sur son démon, en dédaignant ceux qui parlaient de bruits, d'éternuements ou de choses pareilles. Timarque de Chéronée nous a bien dit d'autres choses sur ce sujet, mais cela ressemble plus à des fables qu'à des propos sérieux, et peut-être vaut-il mieux le taire.» «Nullement, dit Théocritos ; raconte-le nous. Même s'il n'est pas tout à fait exact, le fabuleux aussi atteint parfois la vérité. Mais d'abord explique-nous qui était ce Timarque; car je ne l'ai pas connu.» «Naturellement, Théocritos, reprit Simmias ; il est mort tout jeune, après avoir demandé à Socrate qu'on l'enterrât à côté de son fils Lamproclès, mort quelques jours plus tôt, qui avait son âge et était son ami. Désirant donc savoir quels étaient les pouvoirs du démon de Socrate, en jeune homme bien né qui vient de prendre goût à la philosophie, il nous mit au courant de son projet, Cébès et moi, et descendit dans l'antre de Trophonios après avoir accompli les rites de l'oracle. Il demeura sous terre deux nuits et un jour ; la plupart désespéraient déjà de lui et ses proches le pleuraient, quand, un matin, il reparut plein d'allégresse ; et après avoir adoré le dieu, dès qu'il se fut soustrait à la foule, il se mit à nous raconter quantité de choses merveilleuses à voir et à entendre. [22] Il dit qu'une fois descendu dans le souterrain de l'oracle, il s'était trouvé d'abord entouré de ténèbres épaisses; ensuite, après avoir prié, il était resté longtemps étendu sans se rendre compte bien clairement s'il était éveillé ou faisait un songe ; il lui avait semblé seulement qu'il recevait un coup sur la tête, au milieu d'un bruit assourdissant, et que les sutures de son crâne, s'étant disjointes, livraient passage à son âme. Lorsque celle-ci, en prenant du large, se mêla tout aise à une atmosphère transparente et pure, elle eut tout d'abord le sentiment qu'elle reprenait le souffle, alors que jusque-là elle avait été longtemps comprimée, et qu'elle se dilatait, par rapport à son état antérieur, comme une voile qui se déploie ; ensuite, il entendit confusément un sifflement qui courait au-dessus de sa tête avec un son agréable. Ouvrant les yeux, il ne vit nulle part la terre, mais des îles qui brillaient doucement en échangeant constamment entre elles leurs couleurs comme une teinture, tandis que la lumière variait d'après les changements. Elles paraissaient innombrables et d'une grandeur surnaturelle, non point toutes égales mais rondes pareillement; il lui semblait que leur mouvement circulaire s'accompagnât d'un harmonieux sifflement de l'éther ; car à la douceur de leur mouvement répondait la suavité de cette voix faite d'un parfait accord. Au milieu d'elles, une mer ou un lac se trouvait répandu ; ses eaux glauques chatoyaient de reflets nacrés ; quelques-unes des îles s'écartaient dans leur nage au fil du courant et passaient au delà du flot ; d'autres ... A certaines places, la mer était très profonde, surtout au Midi; ailleurs c'étaient des bas-fonds clairsemés et étroits ; en beaucoup d'endroits, elle débordait, puis se retirait à nouveau sans trouver de grands débouchés; la couleur, ici pure et marine, était là sans netteté, confuse et bourbeuse. Quant aux îles battues des vagues, â mesure qu'elles apparaissaient, elles poussaient en avant ; car la fin ne rejoignait pas le commencement, elles ne formaient pas un cercle, mais croisaient doucement leurs avancées, qui dans leur mouvement circulaire faisaient seulement une spirale. La mer de ces îles penchait vers la partie médiane de l'atmosphère, la plus vaste, qui comprenait un peu moins des huit dixièmes de l'ensemble, â ce qu'il lui paraissait ; elle avait deux embouchures où aboutissaient des fleuves de feu qui s'y jetaient en sens contraire, en sorte que battue de ce contrecourant sur sa plus grande étendue, elle bouillonnait et sa couleur verdâtre blanchissait. Il voyait tout cela, charmé de ce spectacle ; mais comme il regardait en bas, un vaste gouffre rond lui apparut, pareil â une calotte de sphère, terriblement effrayant et profond, plein d'épaisses ténèbres qui ne restaient pas immobiles mais s'agitaient souvent et se soulevaient comme des vagues ; il en montait une infinité de plaintes, des mugissements d'animaux, le vagissement de nouveau-nés innombrables, les lamentations mêlées d'hommes et de femmes, des bruits de toute sorte, et un tumulte sourd qui s'élevait du lointain des profondeurs ; tout cela ne l'avait pas médiocrement terrifié. Plus tard, quelqu'un lui avait dit sans se montrer : «Timarque, que désires-tu apprendre ?» Il avait répondu : «Tout, car tout est étonnant ici.» «A vrai dire, reprit la voix, nous savons peu de chose du monde supérieur ; il appartient â d'autres dieux; mais le domaine de Perséphone, que nous administrons, l'un des quatre empires délimités par le Styx, il t'est loisible de le contempler.» Je lui demandai ce qu'était le Styx : «C'est le chemin de l'Hadès, répondit-il ; il coule en des sens opposés, et le point le plus haut de son cours délimite la zone de la lumière. Tu peux voir qu'il monte du fond de l'Hadès, et que là où son cours périodique frôle la région lumineuse, c'est la frontière de la dernière partie de l'univers. Il y a quatre principes de toutes choses ; le premier est celui de la vie ; le second, celui du mouvement ; le troisième, celui de la génération ; le quatrième, celui de la corruption ; la Monade unit le premier au second dans la région de l'invisible, l'Intellect le second au troisième dans celle du soleil, la Nature le troisième au quatrième dans celle de la lune. Chacun de ces liens a pour gardienne une Parque soeur de la Nécessité : le premier, Atropos ; le second, Clôthô ; le troisième, celui de la Lune, Lachésis, de qui dépend le tournant de la génération. Car les autres îles ont des dieux ; mais la lune appartient aux démons terrestres. Elle échappe au Styx parce qu'elle se tient un peu plus haut et n'est prise qu'une fois sur cent soixante dix-sept ... Quand le Styx les menace, les âmes crient de frayeur ; vers lui beaucoup glissent et Hadès les saisit ; d'autres sont repêchées par la lune, qu'elles gagnent à la nage ; celles-là voient bien à propos se terminer leur période d'incarnation. Mais ce secours est refusé aux âmes criminelles et encore impures : la lune jette des éclairs avec des grondements épouvantables, et ne les laisse pas approcher ; pleurant leur sort, la partie perdue, elles sont une fois de plus précipitées dans les bas-fonds, vers une autre naissance, comme tu peux le voir.» «Mais je ne vois, dit Timarque, que des quantités d'étoiles qui s'agitent autour du gouffre, d'autres qui s'y plongent et certaines qui jaillissent d'en bas.» «Ce sont, dit-il, les démons eux-mêmes que tu vois sans les reconnaître. Car voici la loi : toute âme a pour sa part un esprit, elle n'est pas sans raison ni intellect; mais tout ce qui en elle se mêle à la chair et aux passions tourne au gré des plaisirs et des douleurs et s'altère en irrationnel. Le mélange est de proportions variables : certaines âmes s'enfoncent tout entières dans le corps, et, agitées dans toute leur substance, sont entièrement ballottées par les passions pendant la vie ; les autres s'y mêlent en partie, mais en partie laissent en dehors l'élément le plus pur, qui n'est pas entraîné mais flotte au sommet de la tête de l'homme comme la partie flottante d'un filet qui plonge dans l'eau profonde ; il tient droite l'âme, qui se redresse autour de lui, dans la mesure où elle lui obéit sans se laisser dominer par les passions. La partie immergée et prise dans les mouvements du corps est dite âme ; quant à la partie incorruptible, la plupart l'appellent intellect et la croient à l'intérieur d'eux-mêmes, comme des reflets sont dans un miroir; mais ceux qui en jugent mieux l'appellent démon, comme leur étant extérieure. Dans les étoiles qui paraissent s'éteindre, comprends, Timarque, que tu vois les âmes qui s'enfoncent tout entières dans le corps ; celles qui brillent de nouveau et reparaissent du fond de l'abîme, secouant, comme une fange, une sorte de brouillard sombre, sont les âmes qui, après la mort, reviennent des corps au point de départ de leur navigation ; enfin, les étoiles qui circulent à la surface sont les démons des hommes qui passent pour avoir un intellect. Essaie maintenant de voir les liens de cet ensemble psychique qui constitue une âme humaine.» A ces mots, je fis davantage attention et considérai les étoiles, qui tanguaient les unes moins, les autres plus, comme nous voyons ballottés les flotteurs qui indiquent â la surface de la mer la place des filets ; quelques-unes, pareilles aux fuseaux des filandières, tiraient d'un mouvement désordonné et inégal, qu'elles ne pouvaient remettre dans la ligne droite. Et la voix expliquait que celles qui avaient un mouvement direct et régulier manoeuvraient des âmes dociles, d'éducation et de formation soignées, où l'irrationnel n'était pas trop revêche et sauvage; celles au contraire qui ont toute sorte de soubresauts, de déviations capricieuses et désordonnées, comme si elles secouaient un fil qui les retînt, luttent contre des caractères difficiles et indomptables par défaut d'éducation. Tantôt elles ont le dessus et les ramènent à droite, tantôt les passions les forcent à biaiser, les vices les entraînent. Puis elles se roidissent et imposent leur force. Quand la partie pure de l'âme tire en arrière le lien dont la partie irrationnelle est comme bridée, elle provoque ce que nous appelons le repentir des fautes, la honte des plaisirs illicites et effrénés ; l'âme bridée ressent cela comme une douleur intérieure, infligée par la partie souveraine. Et cela dure jusqu'à ce que l'âme ainsi châtiée devienne docile et familière, comme un animal apprivoisé ; alors elle sent tout de suite la touche du démon, sans meurtrissure, sans douleur, à de simples signes et avertissements. Ainsi, quoique tardivement et lentement, les âmes finissent par se laisser conduire et établir dans le devoir. C'est à la catégorie de ces âmes bien tenues en bride, et qui dès le commencement, à la naissance, ont obéi à leur propre démon, qu'appartient l'espèce des devins et de ceux qui entendent la voix de la divinité ; du nombre était l'âme d'Hermo(time) de Clazomène, dont tu as entendu dire, je pense, qu'elle quittait complètement son corps la nuit, le jour, pour errer en divers lieux et revenir ensuite, après avoir assisté à bien des choses qui s'étaient faites ou dites loin de là, jusqu'au moment où sa femme livra ce corps privé d'âme à ses ennemis, qui le brûlèrent dans sa maison. Or, cette interprétation n'est pas exacte : son âme ne sortait pas de son corps ; elle cédait dans ces cas-là aux désirs du démon, elle relâchait le lien qui les unissait et lui permettait de courir çà et là par le monde, et de voir et entendre beaucoup de choses au dehors qu'il lui rapportait ensuite. Quant à ceux qui anéantirent le corps d'Hermotime pendant son sommeil, ils expient maintenant encore dans le Tartare. «Tout cela, dit la voix, tu le sauras mieux, jeune homme, dans deux mois ; pour cette fois, va-t'en.» Et la voix se tut. Timarque voulut se retourner pour voir qui lui avait parlé ; mais il fut saisi à nouveau d'une violente douleur de tête, comme si on la lui eût fortement comprimée. Il perdit la connaissance et le sentiment de soi-même; un peu plus tard, cependant, il revint à lui et se revit dans l'antre de Trophonios, étendu prés de l'entrée à l'endroit même oà il s'était couché au début. [23] Voilà donc le mythe de Timarque ; revenu à Athènes, il mourut, deux mois après avoir entendu la voix; nous rapportâmes le tout à Socrate, bien interdits ; Socrate nous gronda de ne pas lui avoir fait ce récit alors que Timarque vivait encore; car il aurait bien aimé à l'interroger et à lui demander des éclaircissements.» Tu as là, Théocritos, la fable avec le discours ; mais vois s'il ne nous faudrait pas convier aussi l'étranger à cette enquête; car elle est tout à fait propre et convenable à des hommes qui ont le sens du divin.» «Pourquoi, dit l'étranger, Epaminondas ne nous apporte-t-il pas l'appoint de son jugement, puisqu'il a été instruit à la même école que nous ?» Sur quoi le père dit en souriant : «C'est là, étranger, son caractère, silencieux et circonspect dans les paroles, mais insatiablement curieux d'apprendre et d'écouter ; aussi Spintharos de Tarente, qui a vécu longtemps ici avec lui, se plaît à dire qu'il n'a jamais rencontré personne parmi ceux de son âge qui sache plus et parle moins. Ainsi donc, expose toi-même ce que tu penses de ce récit.» [24] «Pour moi, dit-il, je prétends que le discours de Timarque doit rester consacré au dieu comme un sanctuaire inviolable; mais je m'étonnerais qu'on refusât créance à ce qu'a dit Simmias lui-même : on appelle sacrés des cygnes, des serpents, des chiens, des chevaux, et on refuse de croire qu'il y a des hommes divins et aimés des dieux, et cela quand on considère la divinité non comme amie des oiseaux mais comme amie des hommes ! Voyez un amateur de chevaux : au lieu de prendre le même soin de tous les animaux de cette espèce, il en affectionne toujours un tenu pour meilleur, le met à part, le dresse particulièrement, l'élève, le choie mieux que les autres ; de même les êtres qui sont au-dessus de nous marquent, comme dans un troupeau, les meilleurs d'entre nous et les jugent dignes d'une éducation particulière et supérieure, en les dirigeant, non par la bride ou le fouet, mais par la raison, au moyen de signes dont le reste du troupeau n'a pas la moindre connaissance. Le commun des chiens n'entend pas les signaux des veneurs, ni tous les chevaux ceux de l'art hippique ; mais ceux qui ont été dressés saisissent incontinent, au moindre sifflement, au premier claquement de langue, l'ordre qui leur est donné, et se mettent tout uniment à leur tâche. Homère lui-même connaît visiblement la distinction que nous signalons; parmi les devins, il nomme les uns augures et prêtres ; quant aux autres, il estime qu'ils prédisent l'avenir parce qu'ils comprennent les dieux eux-mêmes et participent à leurs pensées : «Hélénos, le fils de Priam, a compris dans son coeur leur plan, que les dieux, dans leur conseil, avaient adopté», et «Ainsi ai-je entendu la voix des dieux toujours vivants». Comme, en effet, la pensée des rois et des chefs est saisie et comprise par ceux qui ne sont pas de leur entourage d'après des feux, des proclamations, ou des sonneries de trompettes, tandis qu'à leurs fidèles et intimes ils l'indiquent eux-mêmes, ainsi la divinité ne se montre en personne qu'à peu de gens et rarement, tandis qu'à la plupart elle donne des signes, dont se compose ce qu'on appelle la mantique. Car les dieux règlent la vie d'un petit nombre d'hommes qu'ils veulent rendre exceptionnellement bienheureux et divins. Mais les âmes délivrées de toute génération et désormais libérées du corps, rendues à une liberté totale, ces âmes sont «les démons qui prennent soin des hommes», selon Hésiode. Les vieux athlètes qui ne s'entraînent plus ne perdent pas complètement leur goût pour la gloire et les prouesses physiques et prennent plaisir à en voir d'autres s'exercer, les encouragent, courent à côté d'eux ; de même, ceux qui en ont fini avec les luttes de la vie et, grâce à leur vertu, sont devenus des démons ne méprisent pas totalement les affaires, les propos, les émulations d'ici-bas; bienveillants envers ceux qui s'étudient â atteindre la même fin, ils mettent leur point d'honneur à les diriger vers la vertu, les excitent, s'élancent avec eux quand ils les voient s'efforcer tout près du but et le toucher déjà. Car le démon ne s'associe pas â n'importe qui; voyez les nageurs en mer; ceux qui sont encore au large et dans le flot, loin de la terre, les gens du rivage se contentent de les considérer en silence ; mais ceux qui approchent, ils courent à eux, entrent dans la mer pour les aider, les secourent de la voix et de la main et les tirent de l'eau ; c'est là, amis, la manière du démon. Tant que nous sommes submergés par les affaires de ce monde, que nous changeons bien des fois de corps comme de véhicules, il nous laisse faire effort nous-mêmes, durer, essayer par notre propre vertu de nous sauver et d'atteindre le port. Mais l'âme qui déjà, à travers d'innombrables générations, a soutenu de longues luttes avec succès et ardeur et qui, au terme du cycle, s'expose aux risques et s'efforce d'aborder, qui, tout en sueur, tend vers le haut, cette âme-là, Dieu ne lui refuse pas jalousement le secours de son démon particulier, il cède au désir du démon. Tel démon désire sauver telle âme par ses exhortations. L'âme obéit parce qu'elle approche et elle est sauvée; mais si elle n'obéit pas, le démon la délaisse et elle retombe dans le malheur.» [25] Après ces propos, Epaminondas fixa les yeux sur moi. «Pour toi, Caphisias, dit-il, c'est bientôt l'heure que tu ailles au gymnase, il ne faut pas laisser tes camarades ; quant à nous, nous tiendrons compagnie à Théanor, et quand bon nous semblera, nous arrêterons l'entretien.» «C'est cela, dis-je ; mais je crois que Théocritos ici présent veut te dire un mot devant Galaxidôros et moi.» «Bon, répondit-il; qu'il parle.» Il se leva, et s'avança vers l'aile du portique. Nous, l'entourant, nous tâchions de le persuader d'être des nôtres. Il nous répondit qu'il savait fort exactement le jour du retour des bannis et qu'il s'était entendu avec ses amis, d'accord avec Gorgidas, sur le moment favorable, mais qu'il ne ferait mourir aucun citoyen, sauf nécessité absolue ; «d'ailleurs, il était avantageux pour le peuple de Thèbes que certains fussent hors de cause et sans compromission, en sorte d'être moins suspects au peuple et de passer pour le conseiller dans l'intention la meilleure.» Ce parti nous parut sage. Il s'en retourna donc rejoindre Simmias, tandis que nous descendions au gymnase pour y rencontrer nos amis; et chacun en prenant un autre sous couleur de lutter avec lui, on posait des questions, on donnait des explications et on se préparait à agir. Nous vîmes Archias et Philippos qui, tout frottés d'huile, s'en allaient au banquet. Car Phyllidas, craignant qu'ils ne fissent auparavant exécuter Amphithéos, avait accueilli Archias dès qu'il était revenu d'accompagner Lysanoridas et, en lui faisant espérer que la femme qu'il voulait avoir serait du festin, l'avait persuadé de s'abandonner au non-chaloir et au laisser-aller avec ses compagnons ordinaires de débauche. [26] Il était déjà tard, et comme le vent s'était levé, le froid gagnait ; aussi, la plupart se retirèrent-ils assez vite au logis. Nous, ayant rencontré Damoclidas, Pélopidas, Théopompos, nous les emmenâmes, et d'autres se chargèrent du reste; ils s'étaient séparés dès le passage du Cithéron, et le mauvais temps leur avait permis de traverser sans crainte la ville en se couvrant la figure ; certains avaient vu un éclair à leur droite sans coup de tonnerre, comme ils franchissaient les portes, et le signe paraissait d'un bon présage pour la sécurité et pour la gloire, comme si l'exploit devait être brillant et sans péril. [27] Nous étions tous à l'intérieur au nombre de quarante-huit, et Théocritos sacrifiait déjà à part dans une petite salle, quand on entendit de grands coups sur la porte; un instant après, on vint annoncer que deux gardes d'Archias frappaient à la porte de la cour; Archias les avait dépêchés en toute hâte à Charon ; ils ordonnaient qu'on leur ouvrît et s'impatientaient qu'on fût si lent à répondre. Un peu démonté, Charon enjoignit qu'on leur ouvrît aussitôt et, se levant lui-même avec une couronne sur la tête, en homme qui venait de sacrifier et qui était à boire, il demanda aux gardes ce qu'ils voulaient. L'un d'eux lui dit : «Archias et Philippos nous ont envoyé te dire de venir au plus tôt les rejoindre.» A la question de Charon, sur la hâte qui le faisait mander à pareille heure et s'il y avait du nouveau : «Nous n'en savons rien, répondit le garde; mais que devons-nous leur dire?» «Eh ! dit Charon, que je dépose ma couronne à l'instant et prends mon manteau pour vous suivre à quelque distance ; si je marchais avec vous à cette heure, j'en inquiéterais certains qui croiraient qu'on m'arrête.» «C'est cela, dit-il ; aussi bien, (595) nous devons porter aux soldats de garde un ordre de nos chefs.» Ils s'en allèrent donc ; quand Charon fut revenu près de nous et nous eut raconté la chose, l'épouvante nous saisit tous, nous nous crûmes dénoncés ; la plupart soupçonnaient Hipposthénidas, lui qui avait essayé d'empêcher le retour en se servant de Chlidon ; n'était-il pas vraisemblable que voyant l'échec de sa tentative et le danger au point critique, il eût, dans sa frayeur, révélé le complot ? Car il n'était pas venu avec les autres dans la maison, mais semblait de toute manière avoir fait preuve de mauvais vouloir et d'inconstance. Néanmoins, nous étions tous d'avis que Charon devait aller voir et répondre à l'appel des autorités. Il fit alors venir son fils, le plus bel enfant de Thèbes, Archidamos, et le mieux entraîné aux exercices du gymnase, âgé d'environ quinze ans mais plus fort et plus grand que ceux de son âge. «Voici, amis, dit-il, mon fils unique et chèrement aimé, vous le savez ; je vous le livre à tous, en vous en adjurant au nom des dieux et des démons : s'il s'avérait que j'eusse mal agi envers vous, tuez-nous, ne nous épargnez pas; du reste, vous êtes des hommes : faites face aux circonstances. Ne laissez pas, sans vous montrer mâles et fiers, les ennemis massacrer vos corps ; défendez vos vies, gardez-les invaincues à la patrie.» A ces mots de Charon, nous admirâmes sa noblesse et sa grandeur d'âme ; mais, indignés du soupçon, nous lui dîmes d'emmener son fils. «De toute façon, Charon, dit Pélopidas, tu trouves que tu as été imprudent de ne pas renvoyer ton fils dans une autre maison ; pourquoi faut-il qu'il tombe en péril, s'il est trouvé au milieu de nous? Il est encore temps de l'éloigner, afin que, s'il nous arrive quelque malheur, il grandisse, lui, pour nous venger généreusement des tyrans.» «Ce n'est pas possible, dit Charon ; il restera ici et partagera vos dangers, car il ne lui convient pas non plus de tomber aux mains des ennemis ; dépasse ton âge par la hardiesse, mon enfant, en tâtant de cette lutte nécessaire, et partage le danger de tant de valeureux citoyens pour la liberté et pour la vertu ; il reste encore beaucoup d'espoir, et sans doute quelqu'un des dieux contemple-t-il notre combat pour la justice.» [28] A plusieurs d'entre nous, Archidamos, les larmes vinrent aux yeux en entendant parler notre ami ; mais lui, sans larmes ni faiblesse, remit son fils à Pélopidas et franchit la porte, en serrant la main à chacun d'entre nous et en nous encourageant; cependant, tu aurais admiré davantage encore la sérénité de l'enfant, sa tranquillité en face du péril ; c'était un autre Néoptolème : sans pâleur, sans effroi, il tira l'épée de Pélopidas pour l'essayer. Là-dessus Céphisodôros, un de nos affidés, se présenta avec son épée et une cuirasse d'acier cachée sous sa tunique ; quand il apprit que Charon avait été mandé par Archias, il blâma notre lenteur et nous poussa à marcher sans délai contre les maisons des tyrans : nous aurions l'initiative de tomber sur eux; sinon, mieux valait encore sortir en plein air et entrer en contact avec des gens sans ordre et dispersés, que de rester en un logis tout enclos comme un essaim, pour être anéantis par les ennemis. Le devin Théocritos nous poussait aussi, car il avait eu un sacrifice propice, favorable et garant du succès. [29] Nous nous armions et nous mettions en ordre, lorsque Charon revint, le visage épanoui et souriant ; il nous regarda et nous dit d'avoir confiance ; il n'y avait rien à craindre et l'affaire était en chemin. «Quand Archias et Philippos apprirent que j'étais venu à leur appel, déjà alourdis par l'ivresse et l'âme sans plus de ressort que le corps, ils se levèrent à grand peine pour quitter la salle et s'avancèrent jusqu'à la porte. Archias me dit : «On nous raconte, Charon, que des bannis se sont introduits dans la ville et se tiennent cachés.» Extrêmement troublé, je leur dis : «Mais qui? Où?» «Nous l'ignorons, dit Archias, et c'est pourquoi nous t'avons fait venir, au cas où tu aurais appris des détails.» Reprenant un peu mes esprits comme après un choc, je présumai que la dénonciation consistait en propos sans fondement et que le coup ne leur avait été révélé par aucun des complices; ils n'auraient pas ignoré la maison, si la dénonciation était venue d'un homme bien au fait ; ce devait être un soupçon ou un vague on-dit qui courait la ville et qui était arrivé jusqu'à eux. Je lui répondis donc : «Je sais que souvent, du vivant d'Androclidas, des bruits pareils ont couru pour rien et que des propos fallacieux nous ont inquiétés ; mais cette fois-ci, continuai-je, je n'ai rien entendu de tel ; cependant, je verrai à cela, si tu le veux, Archias, et si j'apprends quelque chose d'important, vous en serez informés.» «Fort bien, dit Phyllidas ; sur ce point, Charon, ne laisse quoi que ce soit hors de tes investigations et de tes enquêtes ; qu'est-ce qui empêche de ne rien négliger et de se garder, d'être sur tout en éveil ? C'est une belle chose que la prévoyance et le souci de la sûreté.» En même temps, prenant sous le bras Archias, il le ramena dans la salle où ils sont en train de boire. Eh ! bien, ne tardons pas, amis ; invoquons les dieux, et partons.» Sur ces paroles de Charon, nous fîmes nos prières aux dieux et nous nous exhortâmes mutuellement. [30] C'était l'heure où d'ordinaire les gens sont à table, et le vent qui redoublait charriait déjà des flocons de neige mêlés à une pluie fine; les ruelles où nous passions étaient entièrement désertes. Ceux qui avaient été chargés de Léontidas et d'Hypatès, qui demeuraient prés l'un de l'autre, sortirent avec leurs manteaux, sans autre arme qu'un poignard ; il y avait parmi eux Pélopidas, Damoclidas et Cephisodôros ; Charon, Mélon et ceux qui avec eux devaient attaquer Archias avaient revêtu leur plastron de cuirasse et portaient des couronnes épaisses, les unes de sapin, les autres de pin; d'autres avaient passé des tuniques féminines et jouaient la troupe avinée qui se promène avec des femmes. Mais, Archidamos, la fortune ne fut pas tout heureuse : en mettant de pair la lâcheté et l'incurie de nos ennemis avec notre hardiesse et notre attention, elle tissa dès le début notre entreprise d'épisodes mouvementés, comme un vrai drame, et concourut à la péripétie même, en provoquant une lutte vive et hasardeuse, pleine d'incidents inattendus. Après avoir persuadé Archias et Philippos, Charon était revenu à la maison et nous disposait à agir, quand d'ici, de chez vous, il arriva une lettre du hiérophante Archias à cet Archias-là, son ami et son hôte, où il lui faisait savoir, paraît-il, le retour et le complot des bannis, la maison où ils s'étaient glissés, les noms de leurs complices. Seulement Archias était déjà noyé par l'ivresse et ne pensait plus qu'aux femmes qu'il attendait. Il reçut bien la lettre, mais quand le porteur lui eut dit qu'on lui écrivait pour une affaire d'importance : «A demain les affaires», dit-il. Et il mit la lettre sous son oreiller ; puis, demandant une coupe, il la fit remplir ; il envoyait à tout moment Phyllidas à la porte voir si les femmes approchaient. [31] Cette attente entretenait la beuverie ; là-dessus, nous nous introduisîmes et, poussant aussitôt à travers les serviteurs jusqu'à la salle des hommes, nous restâmes un instant prés de la porte à dévisager chacun des convives. La vue de nos couronnes et de nos costumes les abusa à notre arrivée et fit un silence ; mais quand Mélon se fut jeté le premier à travers la salle, la main à la garde de son épée, Cabirichos, l'archonte de la fève, le saisit au passage par le bras et s'écria : «Phyllidas, n'est-ce pas Mélon ?» L'autre se dégagea d'une secousse, tout en dégainant, et comme Archias se levait péniblement, il courut sur lui et ne cessa de le frapper jusqu'à la mort. Charon, lui, blessa Philippos à la gorge; Philippos essaya de se défendre avec les coupes qui étaient à sa portée, mais Lysithéos le jeta â bas de son lit et l'acheva. Quant à nous, nous tâchions de calmer Cabirichos, lui demandant de ne pas secourir les tyrans, de nous aider à affranchir la patrie, lui qui était sanctifié et consacré par les dieux pour elle ; mais comme le vin le rendait peu accessible à l'argument de son intérêt, qu'il se levait l'air absent, égaré, et brandissait, la pointe en avant, la lance que nos archontes ont l'habitude de porter constamment, je saisis la lance par le milieu et l'élevant au-dessus de sa tête, je lui criai de la lâcher et de sauver sa vie ; sinon, il recevrait le coup mortel ; mais Théopompos se jeta à sa droite et le frappa de son épée en disant : «Reste là par terre avec ceux que tu flattais ; tu ne voudrais pas porter la couronne dans une Thèbes libre ni continuer à sacrifier aux dieux, que tu invoquais pour déverser la malédiction sur ta patrie, toi qui redoublais de prières pour ses ennemis.» Cabirichos tomba, et Théocritos, qui était là, retira du sang la lance sacrée ; quelques-uns des serviteurs osaient se défendre, nous les tuâmes ; ceux qui se tenaient cois, nous les enfermons dans la salle des hommes, pour qu'ils n'aillent pas se disperser et publier l'événement avant que nous sachions si tout allait bien aussi pour nos compagnons. [32] Or, de ce côté-là, voici comment les choses s'étaient passées : Pélopidas et ses amis étaient venus frapper à la porte de la cour de Léontidas, sans brusquerie, et au serviteur qui venait répondre, ils dirent qu'ils arrivaient d'Athènes avec une lettre de Callistratos pour Léontidas. L'homme les annonça et reçut l'ordre d'ouvrir ; mais à peine eut-il enlevé la barre et un peu entrebâillé la porte que, chargeant tous ensemble, ils le bousculèrent et se précipitèrent à travers la cour vers les appartements. Léontidas eut d'un coup l'intuition de ce qui arrivait ; il tira sa dague et se jeta en défense; car s'il était inique et tyrannique, il avait le coeur solide et le bras robuste ; il ne pensa pourtant pas à renverser la lampe et à se mesurer aux assaillants dans l'obscurité ; tous purent le voir en pleine lumière. Au moment même où la porte s'ouvrait, il frappa Céphisodôros au côté ; puis il tomba sur Pélopidas, en appelant à grands cris ses serviteurs ; mais ceux-ci furent contenus par Samidas, et du reste ils ne se hasardaient pas à se battre avec les plus hauts personnages de Thèbes, d'ailleurs plus forts qu'eux. Pélopidas était aux prises avec Léontidas ; ils s'escrimaient à la porte de l'appartement, qui était étroite, et Céphisodôros s'était écroulé entre eux deux, agonisant, si bien que les autres ne pouvaient venir à l'aide. Finalement notre ami, qui avait reçu â la tête une blessure sans gravité et porté bien des coups, abattit Léontidas et l'égorgea sur Céphisodôros encore chaud ; oui, Céphisodôros vit tomber son ennemi, il tendit la main à Pélopidas, dit adieu aux autres, expira plein de joie. En sortant de la maison, ils se tournent contre Hypatas : la porte leur est ouverte de la même façon ; Hypatas tente de s'échapper par un toit vers la maison voisine ; ils le tuent. [33] De là, ils nous rejoignent en hâte et nous rencontrent dehors près de la Polystyle. Nous nous embrassons, échangeons quelques mots, et allons à la prison. Phyllidas appelle le geôlier : Archias et Philippos te font dire de leur amener Amphithéos d'urgence.» Voyant cette heure indue et Phyllidas lui parler avec agitation, tout échauffé et enflammé par le combat, l'homme soupçonna la feinte : «Depuis quand les polémarques ont-ils fait venir un prisonnier à cette heure-là ? Depuis quand es-tu leur commissionnaire ? Quelle marque en apportes-tu ?» «La voilà, la marque, dit Phyllidas», et tout en parlant, avec sa javeline de cavalerie, il lui traversa les flancs et abattit le misérable, que, même, le jour suivant, des femmes vinrent en grand nombre piétiner et couvrir de crachats. Nous enfonçons les portes de la prison, nous appelons par leur nom d'abord Amphithéos, puis tous les amis que nous avions chacun dans la prison ; eux, reconnaissant notre voix, sautent de leurs grabats, tout joyeux, traînant leurs chaînes ; les autres, les pieds pris dans les ceps, criaient en tendant les mains et en nous suppliant de ne pas les laisser là ... Tandis qu'on les détachait, beaucoup de voisins accoururent, exultant de voir ce qui se passait. A mesure que les femmes entendaient parler de leurs proches, laissant là les coutumes béotiennes, elles couraient les unes vers les autres et s'enquéraient auprès des passants ; celles qui avaient retrouvé un frère ou un mari les accompagnaient, et personne ne les reprenait; car les gens qu'elles rencontraient étaient bouleversés par la pitié, autant que par les larmes et les prières de ces femmes de bien. [34] Les choses en étaient là, quand, apprenant qu'Epaminondas et Gorgidas se rassemblaient avec nos amis au temple d'Athéna, je les rejoignis ; beaucoup des meilleurs citoyens arrivèrent en même temps, et il en affluait toujours davantage. Lorsque je leur eus rapporté le détail des événements et les eus exhortés à nous aider en venant â l'agora, aussitôt tous à la fois se mirent â appeler les citoyens â la liberté. Pour armer ces nombreux rassemblements, on eut recours aux trophées variés des portiques et aux boutiques des armuriers voisins. Hipposthénidas arriva aussi avec ses amis et ses serviteurs, menant les joueurs de trompettes qui par hasard séjournaient dans la ville pour les fêtes d'Héraclès. Aussitôt, ils donnèrent le signal, les uns à l'agora, les autres en divers lieux, et ils épouvantèrent de partout les opposants, comme si tout le monde s'était soulevé. Les laconisants se réfugièrent de la ville sur la Cadmée, entraînant ce qu'on appelait «l'élite», qui avait l'habitude de bivouaquer en bas, autour de la citadelle ; mais comme ceux-là se répandaient sans ordre et en tumulte et que la garnison nous voyait à l'agora, tandis qu'aucune partie de la ville n'était calme et que de partout montaient du bruit et des cris, elle ne songea pas â descendre, quoiqu'elle comptât bien quinze cents hommes; effrayée du danger, elle trouva le futile prétexte d'attendre Lysanoridas, qui était absent ce jour-là ; aussi la gérousie lacédémonienne le condamna-t-elle plus tard, m'a-t-on dit, à une forte amende ; les Spartiates exécutèrent sur-le-champ Hermippidas et Arkésos, qu'ils saisirent à Corinthe et après nous avoir par capitulation remis la Cadmée, ils se retirèrent avec leurs soldats.