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PLUTARQUE
OEUVRES MORALES DU DESTIN : Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870. AUTRE TRADUCTION française (RICARD)
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[0] DU DESTIN. Vous voulez mon opinion sur le Destin. Je tâcherai de vous l'envoyer sous la forme la plus claire et la plus concise qu'il me sera possible, mon bien cher Pison, puisque vous avez jugé à propos de me la demander. Et pourtant, vous n'ignorez pas quelle est ma réserve quand il s'agit d'écrire. [1] Sachez donc d'abord que le mot « Destin » présente deux significations et deux idées différentes. C'est une force active et une substance. Comme force active, Platon en donne tout d'abord une idée dans ce passage de son Phèdre : « C'est une loi d'Adrastée, que toute âme qui, compagne fidèle des âmes divines etc.» D'autre part, il dit dans le Timée : « Les lois que Dieu a imposées aux âmes immortelles lors de la constitution naturelle de l'univers ... » Enfin, dans sa République il définit le Destin : « la parole de la vierge Lachésis, laquelle est fille de la Nécessité ». Or ce n'est pas là une expression de tragédie; c'est le langage d'un théologien, qui déclare les sentiments acceptés par lui. Mais si l'on veut modifier ces définitions, et les exprimer en termes plus appropriés au commun des hommes, on peut dire que dans le Phèdre le Destin est présenté comme une parole divine, inévitable, agissant en vertu d'une cause dont rien ne peut entraver l'action. Dans le Timée, c'est une loi qui se rattache à la nature de l'univers entier, et d'après laquelle se dirige tout ce qui existe. C'est là ce que fait Lachésis, la véritable fille de la Nécessité, comme nous l'avons dit une première fois, et comme plus tard nous le saurons mieux encore en traitant cette question à loisir. Voilà donc ce que c'est que le Destin, considéré comme force agissante. [2] Maintenant si nous le considérons sous le rapport de la substance, il paraît être l'âme entière de l'Univers, divisée en trois parties. L'une de ces parties ne se déplace point; la seconde est regardée comme errante; la troisième est au-dessous du ciel et autour de la terre. La plus élevée s'appelle Clotho; celle qui vient après elle, Atropos; la plus basse, en revanche, est Lachésis. Cette dernière reçoit les influences célestes de ses soeurs, pour les rattacher et les répartir aux substances terrestres placées sous son gouvernement. Voilà donc, exposé du mieux que nous avons pu, ce qu'il faut dire touchant le Destin, considéré comme substance. Sa nature, son étendue, ses qualités, son ordre, ses relations avec lui-même et avec nous, tout se trouve résumé ainsi d'une façon sommaire. Quant au détail de ces spécialités, une autre fable, qui se trouve dans la République, en donne une idée passablement nette, et nous avons tâché de vous la développer de notre mieux. [3] Revenons maintenant sur nos pas, et parlons du Destin comme d'une force agissante. Il se trouve donner lieu, sous ce point de vue, à plusieurs recherches de physique, de morale et de logique. Quelle est sa nature? Nous l'avons suffisamment déterminé. Quelles sont ses propriétés? C'est ce qu'il faut développer maintenant, tout absurde que cette prétention paraisse à bien des gens. Les choses infinies qui se sont produites depuis l'infinité de siècles et qui se produiront dans une infinité d'autres, sont toutes renfermées, comme en un cercle, dans le Destin. Pourtant le Destin n'est pas lui-même infini, mais déterminé ; attendu que ni une loi, ni une parole, ni quoi que ce soit de divin ne saurait être infini. Vous comprendrez encore mieux ce que j'avance, si vous pensez à la révolution générale du monde, à toute la durée du temps : « Le nombre parfait du temps est rempli, (dit Platon dans le Timée), la grande année parfaite est révolue, lorsque toutes les huit révolutions, de vitesses différentes, venant à s'achever ensemble, se retrouvent comme au premier point de départ, après un temps mesuré sur a révolution de ce qui reste toujours le même et a une marche uniforme.» Dans cet espace de temps, qui est déterminé et que perçoit notre intelligence, ce qui au ciel et sur la terre subsiste en vertu d'une nécessité primordiale, sera reconstitué dans le même état; et de nouveau toutes choses seront exactement rétablies selon leurs anciennes conditions. Il n'existe donc qu'un seul grand Tout. C'est le Ciel, dont l'ensemble, ordonné d'une manière générale par rapport et à lui-même, et à la terre et à tous les corps terrestres, doit, après de longs espaces de temps, se représenter un jour. A sa suite reviendront régulièrement les périodes qui s'y rattachent; et toutes, par une force invincible, se représenteront aussi, amenant les mêmes faits en vertu de la même nécessité. Supposons, afin de rendre la chose claire en ce qui nous regarde, que ce soit par l'effet d'une disposition céleste, présidant à tout résultat possible, que je vous écris en ce moment ces lignes, et que vous faites ce que vous vous trouvez faire à cette heure. Eh bien, quand sera revenue la même cause, avec elle reviendront les mêmes effets, et nous reparaîtrons pour accomplir les mêmes actes. Ainsi en sera-t-il également pour tous les hommes. Ce qui suivra ne pourra manquer d'obéir à une cause subséquente et pour les créations et pour les actes. Enfin ce qui aura été opéré dans une révolution entière s'opèrera exactement par une révolution semblable. Il est donc évident, comme nous l'avons dit, que le Destin, qui est en quelque sorte infini, ne l'est pourtant pas en réalité ; et l'on s'explique suffisamment la justesse de la définition que nous en avons donnée quand nous l'avons représenté comme étant un cercle. En effet, de même que le mouvement circulaire et la durée qui mesure ce mouvement sont des cercles, de même aussi la cause de tout ce qui se fait circulairement doit être regardée comme étant un cercle. [4] Il yen a presque assez dans ces explications, pour faire voir ce que c'est que le Destin, si nous ne le considérons pas en particulier et dans le détail des opérations. Quel est-il, selon l'esprit de notre discussion ? Il offre, autant qu'on peut le conjecturer, de l'analogie avec la loi civile. Celle-ci règle d'abord d'une manière générale, sinon la totalité, au moins l'ensemble des prescriptions; ensuite elle pourvoit, autant que possible, à ce qui convient à une cité. C'est la nature de chacun de ces deux rapports que nous devons examiner. La loi civile, (et nous suivons ici notre raisonnement), s'expliquera sur la bravoure guerrière et sur la désertion ; mais elle ne précisera pas ce qu'il faudrait faire dans tel cas ou dans tel autre. Elle énoncera les dispositions générales ; ce qui se rattache à celles-ci en sera la conséquence. Ainsi nous dirons : « il est juste d'honorer le citoyen qui a donné de brillantes marques de valeur, de punir celui qui a déserté son poste, parce que virtuellement le législateur a prononcé aussi sur ces cas particuliers. De même que la loi, si je puis appliquer ici le mot, que la loi qui préside à la médecine et à la gymnastique, renferme dans son ensemble les prescriptions applicables à tous les détails; de même la loi de la nature établit les points les plus importants en vertu de principes généraux. Les cas particuliers en sont la conséquence : de sorte que ces derniers, réglés en même temps que le Destin, deviennent jusqu'à un certain point le Destin lui-même. Mais peut-être quelqu'un, étudiant cette matière avec une exactitude poussée jusqu'à l'excès, dira-t-il que les choses suivent une marche toute contraire. Il prétendra, que ce qui est réglé en premier lieu ce sont les détails, que c'est en vue des détails qu'existe l'ensemble, et qu'avant la proposition : « Ceci est-il fait en vue de telle chose ? doit se placer une question préalable : « En vue de quoi est faite cette chose même? » Nous examinerons ailleurs cette difficulté. Revenons à notre doctrine, d'après laquelle le Destin ne renferme pas tout d'une manière claire et précise, mais contient seulement les choses générales. C'est là une assertion fondée et sur ce que nous disons en ce moment, et sur ce qui suivra, et sur le peu de mots que nous avons énoncés précédemment. Ce qui est nettement déterminé, et qui par là s'accorde essentiellement avec la providence divine, se fait voir bien mieux dans les choses générales. Or telle est la loi divine. C'est aussi la propriété de la loi civile. L'infini, au contraire, l'indéterminé, n'existe que pour les détails. Maintenant, il y a des choses qui sont liées à une condition; et il faut admettre que le Destin est du nombre. Nous disons qu'une chose est conditionnelle quand elle n'existe point par elle-même, et quand elle est essentiellement subordonnée à une autre avec tous les caractères de la conséquence : « C'est une loi d'Adrastée, que, toute âme qui, compagne fidèle des âmes divines, a pu voir quelques- unes des essences , soit exempte de souffrance jusqu'à un nouveau voyage, et que si elle parvient toujours à suivre les dieux, elle n'éprouve jamais aucun mal ». Voilà une loi qui est en même temps conditionnelle et en même temps générale. Que le Destin se trouve être aussi tel, c'est ce qui résulte évidemment et de sa nature même et du nom qui lui a été donné. On le nomme « himarmeni », « le distribué, » comme qui dirait « iroméni », « le connexe, le dépendant. Il existe à l'état d'ordonnance, de loi : attendu que, à la manière des institutions politiques, il règle les choses qui sont dépendantes des événements. [5] Il faut maintenant considérer quelles sont les diverses relations du Destin avec la Providence, avec la Fortune, avec ce qui est en notre pouvoir, avec ce qui est contingent, et avec les autres choses semblables. Il faut, en outre, déterminer en quel sens est vrai, en quel sens est faux cet aphorisme : « Tout selon le Destin ». Si cela veut dire que tout est contenu dans le Destin, il faut concéder que la proposition est vraie. Si l'on prétend même que tout ce qui regarde les hommes, tout ce qui se fait sur la terre et même dans le ciel, soit encore attribué au Destin, c'est ce que nous pouvons accorder aussi, pour le moment. Mais si, par une interprétation plus vraisemblable, cette formule signifie que tout n'est pas réglé par le Destin, qu'il règle seulement les choses dépendantes de lui, alors il ne sera pas admis que tout soit fait par le Destin, bien qu'il embrasse tout. Car on ne saurait, non plus, appeler légal ni accompli selon la loi tout ce que comprend la loi. La trahison, la désertion, l'adultère, et beaucoup d'autres actes semblables y sont renfermés ; et certes, aucun d'eux ne saurait être considéré comme légal, puisque, pour ma part, je ne qualifierai pas de ce titre un trait de bravoure, le meurtre d'un tyran, et les autres exploits de ce genre. Une chose est légale quand elle satisfait à une prescription de la loi. Or si vous regardez ces actes comme prescriptions de la loi, on lui désobéira, on la transgressera, quand on ne fera pas de traits de bravoure, quand on n'égorgera pas de tyran, quand on ne réussira pas dans quelque exploit pareil. Ou bien, si ce sont là des actes illégaux, la justice ne demande-t-elle pas qu'ils soient châtiés? S'ils n'ont pas leur raison d'être, il ne faut appeler légal et accompli selon la loi, que ce qui a été déterminé par elle dans quelque espèce d'actions que ce puisse être. De même il n'y a de fatal, de fait selon le Destin, que les choses qui sont une conséquence d'une disposition divine antérieure. Ainsi le Destin comprend tout ce qui existe. Mais bien des choses dans ce nombre, et, entre autres, presque toutes celles qui se rattachent à des causes précédentes, ne doivent pas être considérées comme faites selon le Destin. [6] Cela étant ainsi, déclarons maintenant que ce qui est en notre pouvoir, la Fortune, le Possible, le Contingent, et les choses analogues rangées parmi les effets tenant à des causes antérieures, peuvent subsister en soi et laisser subsister le Destin. Le Destin comprend tout : voilà qui semble hors de doute ; mais tout ne s'en fera pas, pour cela, nécessairement, attendu que chaque chose est produite dans des conditions particulières à sa nature. Or, par sa nature, le Possible, comme genre, doit précéder ce qui est contingent. Le Contingent, comme matière, doit être soumis à notre libre arbitre; et notre libre arbitre doit user du Contingent avec une pleine autorité. Enfin, la Fortune vient à la traverse de ce libre arbitre lui-même, par suite de l'influence qu'elle peut exercer, dans un sens ou dans l'autre, sur le Contingent. Vous comprendrez clairement ce que j'avance, si vous réfléchissez que tout ce qui est produit, et la production elle-même, ne sauraient exister sans une faculté, et qu'il n'y a point de faculté sans substance. Par exemple, la production de l'homme, ou bien l'homme qui en est le produit, ne peuvent être que l'effet d'une faculté; or cette faculté est dans l'homme, et l'homme lui-même en est la substance. La faculté tient le milieu entre la substance sur laquelle elle peut agir, et entre la production et l'être produit, qui sont tous les deux du nombre des possibles. Ainsi, de ces trois choses, la faculté, l'être sur qui peut agir cette faculté, et le Possible, la faculté suppose l'existence de l'être sur qui elle peut agir, mais elle existe elle-même avant le Possible. De cette manière on voit clairement ce que c'est que le Possible. Pour donner en quelque sorte son signalement, il serait permis de dire, en termes assez communs, que c'est ce qui peut être produit par la faculté, et, plus exactement, ce qui ne trouve au dehors rien s'opposant à sa production. Entre les choses possibles, il en est qu'on ne pourrait jamais empêcher: à savoir les évolutions célestes, le coucher, le lever du soleil, et autres faits analogues ; il en est auxquelles il peut être mis obstacle, comme un grand nombre des actions humaines, et un grand nombre même des faits qui se passent dans l'air. Celles du premier genre sont appelées nécessaires, comme se faisant par nécessité ; les secondes sont appelées au contraire contingentes, c'est-à-dire qu'elles peuvent aussi bien être que ne pas être. On aurait encore à les distinguer, en disant que le nécessaire possible est opposé à l'impossible, et que le contingent possible est celui dont le contraire est possible. Que le soleil se couche, c'est chose nécessaire à la fois et possible ; le contraire, à savoir que le soleil ne se couche pas, est chose impossible. Mais qu'après le soleil couché il vienne de la pluie, et aussi, qu'il n'en vienne pas, ce sont là deux choses possibles et contingentes. D'un autre côté, entre les choses contingentes les unes arrivent plus ordinairement, d'autres sont plus rares. Quelques-unes arrivent aussi souvent d'une manière que de l'autre ; et ces dernières sont évidemment opposées entre elles : comme ce qui a lieu le plus souvent est opposé à ce qui est plus rare. Dans les phénomènes naturels se trouvent de préférence les faits dont la production est plus ou moins fréquente; mais dans ce qui dépend de notre liberté, se placent les faits qui se produisent aussi souvent les uns que les autres. Que sous la canicule il fasse froid ou chaud, (et la chaleur prévaut le plus souvent, l'autre étant alors plus rare), ce sont là deux faits qui rentrent sous la loi de nature. Mais l'action de se promener ou de ne pas se promener, et autres semblables, toutes soumises à la volonté humaine, sont dites être en notre pouvoir et dépendre de notre choix. Ce qui est en notre pouvoir est plus général. Il se divise en deux espèces : l'une comprend les actes produits par un mouvement de l'âme, par la colère, la convoitise; l'autre, ceux qui sont dirigés par le raisonnement ou la réflexion, et que par conséquent on peut dire être de notre choix. Il est rationnel que le Possible et le Contingent, subordonnés à notre volonté et à notre libre arbitre, ne soient pas une même chose à des points de vue différents. Au point de vue du futur, c'est le Contingent et le Possible ; eu égard au temps présent, c'est ce qui est subordonné à notre volonté et à notre libre arbitre. On peut encore les distinguer en disant, que le contingent est à la fois la chose même et ce qui est le contraire de cette chose , et que ce qui est subordonné à notre libre arbitre est cette autre partie du Contingent qui s'accomplit instantanément par le fait de notre volonté. Or, que le Possible précède naturellement le Contingent, que le Contingent, à son tour, soit subordonné à notre volonté, que l'un et l'autre possèdent des propriétés particulières, reçoivent des noms parfaitement motivés, et rattachent à soi certaines dépendances, c'est ce que nous avons à peu près suffisamment développé. [7] C'est maintenant de la Fortune, du Hasard, et des considérations qui s'y rattachent, qu'il nous reste à parler. La Fortune est une cause. Entre les causes il y en a qui le sont par nature, et il y en a qui le sont par accident. Par exemple, d'une maison, d'un navire, la cause par nature c'est la science de l'architecte, c'est la science du constructeur maritime. Au nombre des causes accidentelles, je place la musique, la géométrie, et tout ce qui, tenant à l'âme, ou à l'esprit, ou même aux choses extérieures, peut modifier la science de l'architecte ou celle du constructeur maritime. De là aussi il résulte évidemment que ce qui existe par soi est un et déterminé. Ce qui existe par accident ne saurait être un, et se présente comme indéterminé : car il y a dans un même sujet une infinité d'accidents qui diffèrent les uns des autres. Quand l'élément que je nomme accidentel se rencontre non seulement dans les choses qui se font en vue d'une fin, mais encore dans celles qui ont été précédées de notre détermination, alors on l'appelle Fortune. C'est, par exemple lorsqu'on trouve de l'or en creusant la terre pour faire une plantation, ou bien lorsque en fuyant ou en poursuivant quelqu'un, ou en marchant vers un autre but, ou seulement en se retournant, on vient à éprouver ou à faire quelque chose d'insolite qui n'ait pas de rapport avec le mouvement qu'on s'était donné et que l'on faisait dans une intention différente. Voilà pourquoi quelques anciens ont défini la Fortune, «Une cause qui échappe à la prévision et au raisonnement humains. » Mais les Platoniciens, dont les méditations ont pénétré plus avant jusqu'à elle, la définissent: « Cause accidentelle de ce qui arrive dans les choses faites dans une intention et avec libre arbitre. » Après quoi, il est vrai, ils ajoutent aussi que la Fortune échappe à la prévision et au raisonnement humains. D'après ces considérations mêmes, il est clair que les causes accidentelles se produisent rarement et sont toujours inattendues. Quant à ce qui est de la nature de ces causes, à défaut des lumières qui jailliraient de l'examen d'opinions contradictoires, cette nature tombe d'une manière très-claire sous l'entendement, quand on a lu dans le Phédon certain passage que voici: « PHÉDON. Vous n'avez donc rien su du procès de Socrate, ni comment les choses se passèrent ? — ECHÉCRATE. Si fait : quelqu'un nous l'a rapporté, et nous étions étonnés que la sentence n'ait été exécutée que longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la cause, Phédon? — PHÉDON. Une circon- stance particulière. Il se trouva que la veille du jugement, on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque année à Délos.» Dans ce récit les mots : « Il se trouva que », ne doivent pas être entendus dans le sens de : « Il arriva que ». Ils signifient que l'événement résulta bien plutôt d'un certain concours de causes, ayant les unes un but, les autres, un autre. Car si le prêtre couronna le vaisseau, ce ne fut nullement en vue de Socrate; si les juges condamnèrent Socrate, ce ne fut pas à cause de cette circonstance. Mais le fait même se produisit ainsi d'une façon extraordinaire, comme s'il eût été disposé par un calcul humain ou par une Providence supérieure. Du reste, en voilà suffisamment sur la Fortune; il reste établi qu'il doit exister en même temps qu'elle quelque chose de contingent. Or c'est là ce qui lui donne son nom; et il doit exister aussi antérieurement à elle une matière, un sujet, sur quoi s'exerce notre libre arbitre. Le Hasard est plus étendu que la Fortune : car il renferme et celle-ci et plusieurs choses qui peuvent arriver tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. Le nom sous lequel on le désigne, « automaton » (venu de soi-même ), indique que c'est ce qui survient au lieu d'un événement ordinaire que l'on attendait et qui n'arrive pas. Tel est, par exemple, le froid dans la canicule. Car quelquefois à ce moment de l'année il fait froid, et ce n'est ni sans cause, ni pourtant à la suite de prévisions antérieures. En général, comme ce qui est en notre pouvoir fait partie du Contingent, de même la Fortune fait partie du Hasard. Ce sont tous deux des événements conjoints et dépendant l'un de l'autre. Ainsi donc le Hasard dépend du Contingent, et la Fortune dépend de ce qui est en notre pouvoir : non pas exclusivement, à la vérité, mais en ce qui constitue notre libre arbitre, comme il a déjà été dit. Voilà pourquoi le Hasard est commun aux êtres animés et aux choses qui ne le sont pas, tandis que la Fortune est propre à l'homme seul, parce que celui-ci est désormais capable d'agir. Ce qui le prouve, c'est qu'on prête le même sens à l'expression « être fortuné » et à l'expression « être heureux ». Or le bonheur consiste à bien faire ses affaires : ce qui n'appartient qu'à l'homme, et à l'homme jouissant de ses facultés complètes. [8] Voilà donc les éléments dont se compose le Destin: à savoir, le Contingent, le Possible, le choix fait par notre volonté, le libre arbitre ; puis encore, la Fortune, le Hasard avec les chances qui s'y rapportent, et qui sont désignées par le mot « peut-être, » et par le mot « à l'aventure » . Tout cela, disons-nous, est compris dans le Destin, mais sans que rien en soit fait selon le Destin. Reste à parler encore de la Providence, et à dire comment elle comprend aussi le Destin. [9] Eh bien donc, il existe une Providence suprême et première. C'est l'intelligence, ou, si l'on veut, la volonté du premier et souverain Dieu: intelligence et volonté bienfaisante envers tous, par laquelle chacune des choses divines a été d'abord disposée suivant une perfection et une beauté merveilleuses. Une seconde Providence, est celle de seconds Dieux, qui parcourent le ciel. C'est par cette Providence que les choses humaines se trouvent réglées, ainsi que les choses nécessaires à la conservation et à la perpétuité des races. La troisième Providence peut à bon droit s'appeler la Providence et la sollicitude des Génies préposés à la terre, qui sont chargés d'observer et de régler les actions des hommes. Voilà donc une triple Providence bien reconnue. Mais c'est la première qui mérite souverainement et particulièrement ce nom. En ce sens, je n'hésite pas à dire, bien que je paraisse en cela contrarier l'opinion de quelques philosophes, que tout est fait par le Destin, par la Providence, et aussi par la Nature, mais qu'il y a certaines choses qui se font par une des Providences, d'autres qui se font par une autre, et quelques-unes par le Destin. Seulement, le Destin est entièrement subordonné à la Providence, tandis que la Providence ne l'est en-aucune manière au Destin : je parle ici de la première et suprême Providence. Or tout fait accompli en vertu d'une certaine chose est postérieur à la chose en vertu de laquelle ce fait est dit exister. Ainsi, ce qui est exécuté au nom de la Loi, au nom de la Nature, est postérieur à la Loi, à la Nature ; et pareillement ce qui s'accomplira en vertu du Destin ne saurait manquer d'être plus récent que le Destin lui-même. La Providence suprême est plus ancienne que tout, si l'on excepte l'Être dont elle est l'intelligence, ou la volonté, ou toutes les deux ensemble. Cet Être, comme il a été dit précédemment, est père et ouvrier de toutes choses. « Exposons donc, dit Timée, d'après quel motif l'auteur de tout cet univers produit, l'a ainsi composé. Il était bon; or celui qui est bon ne conçoit jamais aucune espèce d'envie. Étant donc exempt d'envie, il a voulu que tout, autant que possible, fût produit semblable à lui-même. Par conséquent, quiconque, instruit par des hommes sages , considérerait surtout cette cause comme étant l'origine du monde et de la génération des choses, aurait parfaitement raison de suivre en cela leurs doctrines. Car puisque Dieu voulait que tout fût bon, qu'autant que possible il n'y eût rien de mauvais, et comme en même temps il trouvait toutes les choses visibles, non en repos, mais dans un mouvement sans règle et désordonné, il les a fait passer de la confusion à l'ordre, jugeant que c'était tout à fait préférable. Or il n'était pas et il n'est pas loisible à un être excellent de rien faire qui ne soit très bon. » Cet ensemble de dispositions et ce qui s'y rattache, jusqu'à ce qu'on arrive aux âmes humaines, doit être regardé comme l'oeuvre de la Providence suprême. Platon ajoute ensuite: « Ayant réuni le tout, il le divisa en un nombre d'âmes égal à celui des astres; et, en donnant une à chaque astre afin qu'elle fût portée par lui comme dans un char, il fit aussi connaître à ces âmes la nature de l'univers, et leur révéla ses décrets immuables sur les destinées.« Qui ne croira que de la manière la plus précise et la plus évidente ces mots désignent le Destin, comme espèce de base, de constitution civile, appropriée aux âmes humaines, et dont plus loin sont développées les causes ? Quant à la deuxième Providence, voici comment Platon en parle : « Leur ayant donc promulgué toutes ces lois, pour n'avoir point à répondre de la méchanceté future de ces animaux il répandit les uns sur la terre, les autres dans la lune, d'autres dans tous les organes du temps. Après cette distribution, il chargea les jeunes Dieux de façonner des corps mortels, d'achever ce qui pouvait encore manquer à l'âme humaine, et puis de commander à cet animal mortel et de le diriger le mieux qu'ils pourraient, à moins qu'il ne devînt lui-même la cause et l'artisan de ses propres malheurs. » Par ces mots : « pour n'avoir point à répondre de la méchanceté future de ces animaux », Platon désigne très clairement la cause du Destin. Le rang assigné aux nouveaux Dieux et leurs fonctions indiquent clairement la seconde Providence. Quant à la troisième, il semble en toucher aussi quelque chose, lorsqu'il dit que les lois ont été instituées afin que Dieu ne pût être accusé du mal qui se produirait plus tard en chacun. Dieu est exempt de tout mal. Il n'a besoin ni de lois ni de destin. C'est en se rattachant à la providence de celui qui les créa, que chacun de ces Génies subalternes accomplit son office. Que cette doctrine soit vraie, et qu'elle soit agréée de Platon, c'est ce qui me semble, par un témoignage évident, résulter des paroles du législateur dans son Traité des Lois : « Si quelque homme, » dit-il, « se trouvait, grâce à un privilége tout spécial, naturellement capable de comprendre toutes ces vérités, il n'aurait pas besoin de lois qui lui prescrivissent son devoir. Car à la science nulle loi, nul règlement ne saurait être préférable ; et la justice répugne à ce qu'une intelligence soit sous une dépendance ou un esclavage quelconque : elle est faite pour commander à tout; si de sa nature elle est véritablement et essentiellement libre. » [10] Pour moi, voici quelle idée je me fais de la doctrine de Platon. Il existe trois Providences : l'une qui a engendré le Destin, et qui le comprend jusqu'à un certain point; l'autre, qui a été engendrée avec le Destin, et qui est totalement comprise avec celui-ci dans la Providence; enfin, la troisième, qui a été engendrée après le Destin et qui y est contenue, comme nous avons dit y être comprises et les choses qui dépendent de nous, et la Fortune. « Quant aux hommes avec lesquels s'associe la puissance d'un Génie, comme dit Socrate (et il applique à peu près en ces termes à Théagès la sanction imposée par Adrastée), ce sont ceux que tu sens toi-même; ils se développent avec la plus grande promptitude. » Dans ce passage les mots : « la puissance d'un Génie s'associe à certains hommes », doivent s'entendre de la troisième Providence; ceux-ci : « se développent avec la plus grande promptitude », doivent s'entendre du Destin ; et il est évident que le tout ensemble est le Destin lui-même. Peut-être paraîtrait-il beaucoup plus vraisemblable de dire, que la seconde Providence aussi est comprise dans le Destin, ainsi que tout ce qui arrive en général : si toutefois nous avons eu raison de diviser en trois parties le Destin considéré comme substance, et si cette idée de chaîne exprime bien réellement que les évolutions célestes sont au nombre des opérations qui dépendent d'une condition posée. Mais à cet égard je ne voudrais pas engager une discussion prolongée pour savoir si ces opérations sont réellement soumises a une condition, ou bien si elles concourent avec le Destin, qui lui-même est subordonné à une loi fatale. [11] Mon opinion, et je me résume, est donc telle que je viens de la présenter. Mais ceux qui sont d'un sentiment contraire, non seulement comprennent tout dans le Destin, mais encore prétendent que tout se fait par le Destin. Cette doctrine s'accorde entièrement avec l'autre, c'est-à-dire avec celle des Stoïciens, et cet accord complet ne fait de toutes les deux qu'une seule et même doctrine. Dans notre opinion, le Contingent est en premier; ce qui est en notre pouvoir, vient en second ; au troisième rang se placent la Fortune, le Hasard et leurs conséquences ; au quatrième la louange, le blâme, et tout ce qui s'y rapporte; au cinquième enfin, et après tout le reste, se rangent les prières et les hommages adressés aux dieux. Pour les arguments appelés, l'un oiseux, l'autre les moissonneurs, un autre contre le Destin, tout ce que je viens de dire prouve véritablement que ce sont des sophismes. Pour faire triompher l'opinion contraire à celle-là, ce qui semble le premier et le plus fort raisonnement, c'est que rien ne se fait sans cause; deuxièmement, c'est que ce monde-ci est gouverné par la Nature, et que toutes les parties en conspirent et en sympathisent ensemble. En troisième lieu, une foule de témoignages viennent de plus à l'appui de notre opinion. C'est d'abord la divination, si accréditée chez tous les hommes, comme émanant véritablement de Dieu. C'est, en deuxième lieu, l'égalité avec laquelle les sages supportent tout ce qui advient comme suite de leur destinée, Enfin, c'est ce principe si communément répété, « que toute proposition est vraie ou fausse. » Telle est la substance de ce que j'ai voulu rappeler, afin d'exposer brièvement la doctrine sommaire du Destin. Pour ce qui est des recherches à faire dans le but de discuter rigoureusement l'une et l'autre opinion, nous nous proposons de les entreprendre ultérieurement en ce qui regarde chacune d'elles.
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