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GUERRE DES
JUIFS

 

introduction 
livre I
livre II
livre III
livre V
livre VI
livre VII

 

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

texte grec en unicode ajouté dans les notes le 03 mai 2006 (F.-D. F)

 

FLAVIUS JOSÈPHE

Guerre des juifs.

livre IV (suite et fin)

texte grec

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FLAVIUS JOSÈPHE

Guerre des juifs.

LIVRE 4 (précédent)

V. Mort d'Ananos et de Zacharie

1-2. Massacre des soldats d'Ananos ; Ananos est tué. - 3. Massacre des nobles. - Meurtre de Zacharias.- 4. Les Iduméens regrettent d'être venus à Jérusalem.

1. [305] Les Iduméens approuvèrent ces conseils et montèrent jusqu'au Temple à travers la ville. Les zélateurs, anxieux, épiaient leur arrivée ; quand leurs alliés entrèrent, ils s'avancèrent avec confiance au devant d'eux, hors de l'enceinte intérieure. Puis, se mêlant aux Iduméens, ils se jetèrent sur les postes et massacrèrent quelques sentinelles endormies. Aux cris de ceux qui s'éveillaient, toute la troupe se dressa ; les soldats, frappés de stupeur, saisirent leurs armes et entreprirent de se défendre. Tant qu'ils crurent à une attaque des seuls zélateurs, ils se montrèrent résolus, comptant que leur nombre leur donnerait la victoire ; mais quand ils virent d'autres ennemis affluer du dehors, ils comprirent que c'était une attaque des Iduméens. La plupart d'entre eux, abandonnant leurs armes avec leur courage, se répandirent en lamentations. Quelques jeunes gens, il est vrai, se pressant les uns contre les autres, reçurent vaillamment le choc des Iduméens et protégèrent quelque temps la multitude devenue inerte. Ceux qui étaient dans la ville apprirent le malheur par les cris de la foule, mais nul n'osa secourir les combattants, quand on apprit que c'étaient les Iduméens qui étaient entrés de force ; on répondait par de vaines clameurs, par des gémissements ; nombreuses s'élevaient les lamentations des femmes, qui avaient quelqu'un des leurs en danger parmi les gardes. De leur côté, les Zélatéurs unissaient leurs clameurs à celles des Iduméens, et le fracas de la tempête redoublait encore l'horreur de ces cris. Les Iduméens n'épargnaient personne, étant de leur nature très cruels et portés à tuer ; maltraités par l'orage, ils tournaient leur fureur contre ceux qui les avaient exclus de la ville. Ils agissaient de même envers ceux qui les suppliaient et ceux qui se défendaient, perçant de leurs épées beaucoup d'hommes qui leur rappelaient la parenté des deux peuples et les suppliaient de respecter ce Temple, leur commun sanctuaire. Nul endroit où chercher refuge, nul espoir de salut ; étroitement pressés les uns contre les autres, les Juifs étaient taillés en pièces ; beaucoup, renonçant à toute résistance, ne voyant aucun lieu de retraite, au moment où les meurtriers se jetaient sur eux, se précipitaient de ces hauteurs dans la ville ; cette mort volontaire était, à mon avis, plus affreuse que celle à laquelle ils échappaient. Toute la partie extérieure du Temple fut inondée de sang, et le jour y fit voir huit mille cinq cents cadavres.  

2. [314] Cette tuerie ne rassasia pas la fureur des Iduméens, qui, se tournant contre la ville, pillèrent toutes les maisons et mirent à mort ceux qu'ils rencontraient. Mais toute cette multitude leur paraissait peu digne de les occuper ; ils allèrent à la recherche des grands prêtres, et comme la plupart se portaient contre eux, ils furent bientôt pris et massacrés. Se dressant au-dessus des cadavres d'Ananos et de Jésus, ils raillaient l'un de son dévouement au peuple, l'autre du discours qu'il avait prononcé du haut de la muraille. Ils poussèrent l'impiété jusqu'à abandonner ces corps sans sépulture, alors que les Juifs s'acquittent de ce de voir avec un tel soin qu'ils enlèvent avant le coucher du soleil et ensevelissent même les corps des suppliciés, attachés au gibet (01). Je ne crois pas me tromper en disant que la mort d'Ananos fut le commencement de la prise de Jérusalem, que les murs furent renversés et l'État juif ruiné dès le jour où l'on vit, au milieu de la ville, le grand prêtre égorgé, lui qui avait travaillé si activement au salut commun. C'était un homme vénérable et juste, qui, malgré sa noble naissance, sa dignité et ses honneurs, aimait traiter les plus humbles comme ses égaux. Passionnément épris de la liberté, il était un partisan ardent de la démocratie et plaçait toujours le bien public au-dessus de ses propres intérêts. Il estimait la paix à très haut prix ; il savait les Romains invincibles, mais la nécessité l'obligeant à pourvoir aussi aux préparatifs de guerre, il fit en sorte que les Juifs, à défaut d'une réconciliation avec Rome, eussent des moyens efficaces de soutenir la lutte. Pour tout dire en un mot, si Ananos avait vécu, il eût mis un terme à la guerre, car il était habile à parler et à persuader le peuple ; il commençait même à ramener à lui les opposants. Si la guerre avait pourtant continué, les Juifs auraient, sous un pareil chef, arrêté longtemps les progrès des Romains. Quant à Jésus, il était attaché à Ananos, inférieur à ce dernier, si on les compare, mais surpassant tous les autres. Dieu qui avait, comme je le crois, décrété la destruction de cette ville souillée, qui voulait purifier par le feu le sanctuaire, supprima ceux qui leur étaient attachés et leur vouaient toute leur affection. Ainsi les hommes qui, peu de temps auparavant, avaient porté le vêtement sacré, qui présidaient au culte du Dieu cosmique, révéré des étrangers venus dans cette ville de toutes les parties de l'univers étaient exposés nus aux regards, servant de proie aux chiens et aux bêtes sauvages. Je crois que la Vertu même gémit sur ces hommes, et qu'elle pleura d'être ainsi vaincue par le Crime. Telle fut la fin d’Ananos et de Jésus.

3. [326] Après eux, les zélateurs et la foule des Iduméens poursuivirent le peuple, qu'ils égorgèrent comme un troupeau de bêtes impures. Ils tuaient les gens du commun sur la place même où ils les surprenaient ; quant aux jeunes nobles, ils les chargeaient de chaînes et les enfermaient dans une prison, espérant attirer dans leur parti un certain nombre d'entre eux, s'ils différaient de les exécuter. Mais nul ne se laissa gagner ; tous, plutôt que de se ranger parmi les méchants contre leur patrie, préférèrent la mort, malgré les cruels traitements que leur valait leur refus. Ils étaient flagellés. torturés: c'est seulement quand leur corps ne pouvait plus supporter les sévices qu'on les jugeait, non sans peine, dignes du glaive. Ceux que l'on prenait pendant le jour étaient exécutés la nuit : on emportait les cadavres, on les jetait au dehors, pour faire de la place à d'autres prisonniers. Si grand était l'effroi du peuple que nul n'osait ni pleurer ouvertement un parent mort, ni l'ensevelir. C'est en secret et derrière des portes verrouillées qu'on pleurait, et alors même avec prudence, car on craignait d'être entendu des ennemis : celui qui donnait des marques de deuil subissait le sort de celui qui en était l'objet. La nuit venue seulement, on prenait des deux mains un peu de poussière que l'on jetait sur les corps : les plus hardis agissaient de même pendant le jour. C est ainsi que périrent douze mille jeunes nobles.  

4. [334]  Cependant les massacreurs, dégoûtés de ces meurtres multipliés, imaginèrent des parodies de tribunaux et de jugements. Ils avaient décidé de mettre à mort un des citoyens les plus illustres, Zacharie, fils de Baris (02) : ils lui en voulaient surtout de sa haine contre les méchants et de son amour de la liberté ; de plus, il était riche, ce qui leur donnait l'espérance non seulement de mettre ses biens au pillage, mais de se débarrasser d'un homme capable de les perdre eux-mêmes. Ils convoquent donc, par ordre, au Temple, soixante-dix citoyens notables, les décorent, comme au théâtre, d'un appareil judiciaire sans autorité, accusent Zacharie de livrer l'État aux Romains et d'envoyer des messages de trahison à Vespasien. Il n'y avait ni preuve ni témoignage pour soutenir ces accusations, mais ils déclaraient en être bien informés eux-mêmes et prétendaient que cela suffisait à la vérité. Zacharie, comprenant qu'il ne lui restait aucun espoir de salut, qu'on l'avait insidieusement mené à une prison et non devant un tribunal, renonça à la vie, mais non à la parole. Debout dans l'assemblée, il railla l'invraisemblance des accusations et réfuta en peu de mots les griefs dont on le chargeait. Ensuite, tournant son discours contre ses accusateurs, il énuméra successivement toutes leurs injustices et déplora longuement le désordre des affaires publiques. Les zélateurs protestèrent avec bruit, et c'est à grand'peine qu'ils retinrent leurs épées, bien qu'ils 'fussent résolus à conserver jusqu'à la fin les apparences de cette parodie de tribunal, désireux d'ailleurs d'éprouver les juges et de voir s'ils mettraient la justice au-dessus des périls qui les menaçaient. Mais les soixante-dix citoyens donnèrent tous leurs suffrages à l'accusé, aimant mieux mourir avec lui que de porter la responsabilité de sa mort. Alors les zélateurs hurlèrent contre l'acquittement ; tous s'irritaient contre des juges qui n'avaient pas compris le caractère fictif de l'autorité qu'on leur donnait. Deux des plus audacieux attaquent et égorgent Zacharie au milieu du Temple ; quand il tomba, les meurtriers lui dirent, en manière de raillerie : "Voici maintenant notre sentence : c'est une mise en liberté plus sûre que l'autre" : et ils le jetèrent aussitôt du haut du Temple dans le ravin situé plus bas (03). Quant aux juges, ils les chassèrent de l'enceinte à coups de plat d'épée dans le dos ; ils ne s'abstinrent de les tuer que pour leur faire porter à tous, en se dispersant dans la ville, le témoignage de la, servitude où tous étaient réduits.  

5. [345] Cependant les Iduméens commençaient à regretter d'être venus et blâmaient la conduite de leurs alliés. Alors un des zélateurs alla les trouver en secret, les rassembla pour leur détailler les crimes commis par eux, avec ceux qui les avaient appelés, et passer en revue la situation de la capitale. Ils avaient pris les armes, dit-il, dans la pensée que les grands-prêtres livraient la ville aux Romains, mais ils n'avaient trouvé aucune preuve de trahison: ils protégeaient ceux qui en machinaient les apparences et qui osent accomplir des actes de guerre et de tyrannie. Il leur eût convenu, dès l'abord, d'y mettre un terme; mais puisqu'ils sont allés jusqu'à s'associer au massacre de leurs frères, ils doivent du moins mettre des bornes à ces crimes, et ne pas continuer à seconder ceux qui abolissent les institutions des ancêtres. S'il y en a parmi eux qui s'irritent encore d'avoir trouvé les portes closes et de s'être vu dénier l'autorisation d'entrer en armes dans la ville, ceux qui furent responsables de ces refus ont été punis: Ananos est mort, et presque tout le peuple a été détruit en une nuit. Ils savent, d'ailleurs, qu'un grand nombre de leurs concitoyens regrettent ces actes, alors que parmi ceux qui les ont appelés et qui ne respectent pas même leurs libérateurs, il n'y a que brutalité sans mesure; sous les yeux mêmes de leurs alliés, ces hommes commettent les forfaits les plus honteux, et ces iniquités peuvent être attribuées aux Iduméens tant qu'aucun d'eux ne s'y oppose ou ne s'en dissocie. Donc, puisque c'est la calomnie qui a fourni ces bruits de trahison, et qu'on ne s'attend pas à l'arrivée des Romains, puisqu'enfin un pouvoir difficile à renverser s'est emparé de la ville, les Iduméens doivent rentrer dans leurs foyers et, rompant toute alliance avec les scélérats, se dégager de la responsabilité des crimes auxquels la fourberie d'autrui les a fait participer.

VI Crimes des zélateurs.

1. Nouveaux crimes des zélateurs, après le départ des Iduméens. - 2. Vespasien songe à attaquer Jérusalem. - 3. Beaucoup de Juifs se rendent aux Romains. - 4. Accomplissement des prophéties.

1. [353] Persuadés par ce langage, les Iduméens commencèrent par mettre en liberté environ deux mille citoyens qui se trouvaient dans les prisons ; ceux-ci s'enfuirent aussitôt de la ville et allèrent rejoindre Simon dont nous parlerons prochainement. Ensuite les Iduméens quittèrent Jérusalem pour retourner chez eux. Leur départ surprit les deux factions : le peuple, ignorant leurs regrets, retrouva quelque courage, car c'étaient, à ses yeux, des ennemis dont il était délivré. Les zélateurs, de leur côté, n'en furent que plus insolents, car pour eux ce n'étaient pas des alliés qui les abandonnaient, mais des gens qui se mêlaient de les conseiller, et de les détourner de la violence. Désormais, on fut criminel sans hésitation ni réflexion : les entreprises étaient décidées avec la plus grande promptitude et les décisions exécutées en moins de temps qu'il ne leur en fallait pour y penser. Ils poursuivaient surtout, dans leurs meurtres, le courage et la noblesse, détruisant celle-ci par jalousie, celui-là par crainte : leur seul moyen de salut, croyaient-ils, était de ne laisser aucun citoyen notable en vie. Ainsi Gorion (04) fut massacré avec beaucoup d'autres ; distingué par la considération dont il jouissait et par sa naissance, il n'en avait pas moins des sentiments démocratiques et, autant qu'aucun Juif, était rempli d'amour pour la liberté. Ce qui le perdit, outre ses autres avantages, fut la franchise de sa parole. Niger de la Pérée (05) n'échappa pas non plus à leurs mains ; c'était un homme qui avait montré la plus grande valeur dans la guerre contre les Romains. Poussant de grands cris et montrant ses cicatrices, il fut traîné à travers la ville. Quand on l'eut conduit hors des portes, il désespéra de son salut et supplia ses meurtriers de lui donner une sépulture : mais ceux-ci, après l'avoir menacé de ne pas lui accorder ce coin de terre, objet de son plus vif désir, le mirent à mort. Tandis qu'on l'égorgeait, les imprécations de Niger appelaient sur eux la vengeance des Romains, la famine et la peste jointes à la guerre, et, outre tous ces maux, la discorde civile. Dieu ratifia toutes ces malédictions contre les scélérats, y compris celle qui les condamnait à éprouver bientôt, dans une lutte fratricide, la juste fureur de leurs concitoyens. Le massacre de Niger calma, il est vrai, les craintes des zélateurs concernant la conservation du pouvoir : mais il n'y avait pas de section du peuple pour la destruction de laquelle ils ne cherchassent un prétexte. Ceux qui les avaient anciennement offensés étaient déjà parmi leurs victimes ; il restait à inventer, à l'occasion, des accusations contre ceux qui, en temps de paix, ne leur avaient pas donné sujet de plainte. Un tel était soupçonné d'insolence parce qu’il n'allait jamais les visiter : un autre de mépris, parce qu'il s'approchait d'eux librement : un troisième, de complot, à cause de son empressement. Il n'y av'ait qu'un châtiment, la mort, pour les accusations les plus graves comme pour les plus frivoles. Nul n'échappait, sinon par hasard, s’il n'était de très humble condition. 

2. [366] Cependant, tous les généraux romains, considérant ces dissensions des ennemis comme une bonne fortune, préparaient avec ardeur l'attaque de la ville et exhortaient Vespasien à agir, comme le maître de la situation. Ils disaient que la Providence divine les favorisait, puisque leurs adversaires tournaient leurs armes contre eux-mêmes ; mais cet état de choses avantageux pouvait être bref, car bientôt les Juifs se réconcilieraient soit par lassitude, soit par repentir de leurs discordes. A quoi Vespasien répondit qu'ils se trompaient singulièrement sur la conduite à tenir ; ils désiraient étaler, comme sur un théâtre, leur puissance et leurs armes, sans tenir compte de leur intérêt ni de leur sécurité. En effet, s'il marche aussitôt contre la ville, il opérera la réconciliation des ennemis et retournera contre lui-même leurs forces intactes. Mais s'il attend, il les trouvera amoindris, épuisés par les dissensions. Dieu est meilleur général que lui-même, quand il livre les Juifs aux Romains sans que ceux-ci fassent d'efforts, et accorde à son expédition une victoire sans péril. Ils doivent donc demeurer à l'écart des dangers, spectateurs lointains des luttes où leurs adversaires se déchirent de leurs propres mains et s'abandonnent au plus grand des maux, la guerre civile, plutôt que de combattre des hommes qui cherchent ta mort et se disputent avec rage. Si quelqu'un juge un peu flétris des lauriers d'une victoire remportée sans combat, qu'il sache qu'un succès paisiblement assuré a plus d'avantages que s'il est obtenu par le hasard des armes : en effet, il ne faut pas regarder comme moins glorieux que des vainqueurs à la guerre ceux qui, par sang-froid et sagacité, obtiennent des résultats identiques. En même temps que diminuera le nombre des ennemis, son armée, reposée de ses continuelles fatigues, sera devenue plus forte. Surtout, ce n'est pas le moment de chercher l'illustre renommée d'une victoire ; car ce n'est pas de préparer des armes, d'élever des murs, ni de convoquer des alliés que s'occupent les Juifs. S'il en était ainsi, notre retard tournerait à notre détriment. Mais, étreints par la guerre civile et les dissensions, ils souffrent chaque jour des maux plus cruels que s'ils tombaient vaincus entre nos mains. Si donc on tient compte de la sécurité, il faut laisser ces hommes se détruire les uns les autres ; si l'on considère la gloire du succès, il ne faut pas s'attaquer à une cité qui est en proie à un mal intérieur ; car on dirait avec raison que la victoire n'est pas de leur fait, mais celui de la sédition. 

3. [377] Les officiers approuvèrent ces paroles, et l'on vit bientôt l'habileté stratégique de cette décision; car, tous les jours, de nombreux Juifs faisaient défection, fuyant le parti des zélateurs. S'échapper était difficile, car ils avaient entouré de postes toutes les issues, et exécutaient les citoyens qui, pour une raison ou une autre, s'y trouvaient pris, comme suspects de passer du côté des Romains. Au reste, on était relâché si l'on donnait de l'argent; celui-là seul était traître qui n'en donnait pas; de cette manière, les riches achetaient le droit de fuir, et il n'y avait que les pauvres qui fussent égorgés. D'énormes tas de cadavres s'amoncelaient dans les rues; plus d'un, que tentait la désertion, changeait d'avis et préférait périr à l'intérieur de la ville, car l'espérance d'obtenir la sépulture faisait trouver moins cruelle la mort subie sur le sol de la patrie. Mais les zélateurs poussèrent la cruauté jusqu'à n'accorder de terre ni à ceux qu'on égorgeait dans la ville, ni à ceux que l'on tuait sur les chemins. Comme s'ils avaient par un pacte juré de détruire à la fois les lois de leur patrie et celles de la nature et, dans leurs crimes contre les hommes, d'outrager Dieu lui-même, ils laissaient les corps pourrir au soleil. Ceux qui ensevelissaient quelqu'un de leurs parents subissaient, comme les déserteurs, la peine la mort, et quiconque rendait ainsi service à autrui avait bientôt besoin du même office. En un mot, parmi les malheurs du temps, il n'y avait pas de sentiment généreux qui eût disparu au même degré que la pitié; ce qui aurait dû inspirer la commisération ne faisait qu'exciter ces scélérats, dont les fureurs passaient des vivants aux morts et des morts aux vivants. La terreur était telle que les survivants enviaient le sort des victimes qui les avaient précédés; ceux qu'on accablait de tortures dans les prisons estimaient heureux les morts, même privés de sépulture. Toute loi humaine était foulée aux pieds par ces scélérats; ils tournaient en dérision les choses divines et raillaient les oracles des prophètes comme autant de propos de charlatans. Et pourtant ces paroles des prophètes enseignaient bien des choses sur le vice et la vertu; en agissant à l'encontre, les zélateurs travaillèrent à vérifier les prophéties contre leur propre patrie. Car il y avait une ancienne parole, due à des hommes animés de l'esprit divin, annonçant que la ville serait prise et le Saint des Saints incendié par la loi de la guerre au temps où éclaterait la sédition et où les mains mêmes des citoyens souilleraient le sanctuaire de Dieu; or les zélateurs, tout en ne croyant pas à cette prédiction (06) travaillaient à son accomplissement (07).

VII Jean prend le pouvoir absolu

1. Jean assume le pouvoir absolu. - 2. Les sicaires occupent Masada. - 3. Vespasien occupe Gadara. - 4. Défaite des Gadaréniens. - 5. Défaite des Péréens.

1. [389] Jean, qui aspirait déjà à la tyrannie, dédaignait de partager les honneurs avec ses égaux ; s'attachant peu à peu quelques-uns des pires, il entrait en lutte avec sa propre faction. Toujours il désobéissait aux décisions des autres et imposait les siennes en véritable despote, prétendant manifestement à l'autorité suprême. Quelques-uns lui cédaient par crainte, d'autres par attachement, car il était habile à se concilier des sympathies par la tromperie et l'éloquence ; beaucoup d'ailleurs pensaient être plus en sûreté si la responsabilité des forfaits déjà commis pesait sur un seul et non sur tous. Alors que son activité physique et intellectuelle lui assurait des satellites assez nombreux, beaucoup de dissidents l'abandonnaient, les uns par jalousie et parce qu'ils ne supportaient pas d'être soumis à un homme qui était naguère leur égal, les autres parce qu'ils avaient horreur d'un régime monarchique ; une fois maître des affaires, ils ne pourraient pas l'abattre aisément et ils craignaient que leur opposition au début ne lui fournît un prétexte à agir contre eux (08). Chacun résolut donc de tout souffrir dans la lutte plutôt que d'être esclave volontaire et de périr en esclave. Ainsi, le parti se divisa, et Jean se posa en maître absolu contre ses adversaires. Mais les deux factions se tenaient sur leurs gardes et n'engageaient que peu ou point d'escarmouches : l'une et l'autre opprimaient le peuple et rivalisaient à qui s'assurerait le plus riche butin. Comme la ville était donc en proie aux trois plus grandes calamités - la guerre, la tyrannie et les factions, -la guerre était, en comparaison, la moins dure pour les habitants ; aussi les voyait-on fuir leurs concitoyens pour se réfugier auprès des étrangers et chercher chez les Romains la sécurité qu'ils désespéraient de trouver parmi les leurs. 

2. [398] Un quatrième fléau s'éleva pour la perte de la nation. Il y avait, non loin de Jérusalem, une très forte citadelle, construite par les anciens rois pour y transporter secrètement leurs richesses pendant les vicissitudes de la guerre et y abriter leurs personnes : on l'appelait Masada (09). Ceux qu'on nommait sicaires s'en étaient emparés. Pendant quelque temps, ils coururent les campagnes voisines, sans prendre autre chose que ce qui leur était nécessaire pour vivre et se faisant scrupule de prendre davantage : mais quand ils apprirent que l'armée romaine restait inactive et que les Juifs de Jérusalem étaient en proie aux discordes et à la tyrannie, ils se livrèrent à des entreprises plus audacieuses. Pendant la fête des Azymes - que les Juifs célèbrent comme une fête du salut depuis le temps où, délivrés de la captivité égyptienne, ils revinrent dans leur patrie - les brigands, déjouant, à la faveur de la nuit, toute surveillance, firent une descente sur la petite ville d’Engaddi (10). Ceux des habitants qui auraient pu les repousser n'eurent pas le temps de prendre les armes et de se grouper, mais furent dispersés et chassés de la ville : quant à ceux qui ne pouvaient fuir, femmes et enfants, ils furent massacrés au nombre de plus de sept cents. Les brigands pillèrent ensuite les maisons, ravirent les produits du sol les plus mûrs et ramenèrent leur butin à Masada. Ils ravagèrent de même toutes les bourgades voisines de la forteresse et désolèrent toute ta contrée, fortifiés chaque jour par de nouveaux malandrins qui se joignaient à ceux, Alors, dans les autres régions de la Judée, les brigands, jusque là inactifs, se mirent en campagne. Comme en un corps dont l'organe essentiel est enflammé on voit les autres s'infecter en même temps, ainsi les factions et les désordres de la capitale assurèrent aux scélérats de la province l'impunité de leurs brigandages ; les uns et les autres pillaient les bourgades de leur voisinage et fuyaient ensuite au désert. Quand ils se réunissaient et se liaient par des serments, leurs troupes, moins nombreuses qu'une armée, plus nombreuses qu'une bande, tombaient sur les lieux sacrés et les villes. Il leur arrivait sans doute d'être repoussés par ceux qu'ils attaquaient et d'avoir le dessous comme à la guerre : mais ils avaient toujours la ressource d'échapper au châtiment en prenant la fuite, comme des brigands, avec leur butin (11). Il n'y avait donc aucune partie de la Judée qui ne partageât le sort affreux de la ville principale.  

3. [410] Les transfuges apprenaient à Vespasien ces événements. Car si les factieux entouraient de postes toutes les issues et mettaient à mort ceux qui s'en approchaient sous quelque prétexte que ce fût, plusieurs cependant trompaient cette surveillance et se réfugiaient auprès des Romains, exhortant le général à secourir la ville et à sauver les restes du peuple : car c'était leur bon vouloir pour les Romains qui avait causé la mort du plus grand nombre et mis en péril les survivants. Vespasien, déjà ému de pitié pour leurs malheurs, leva le camp comme pour assiéger Jérusalem, en réalité pour la délivrer d'un siège. Mais il fallait d'abord supprimer les obstacles qui restaient encore, et ne rien laisser derrière lui qui pût le gêner dans les opérations du siège. Il marcha donc contre Gadara, ville forte et capitale de la Pérée (12), et y entra le quatrième jour du mois de Dystros (13) ; car les principaux citoyens lui avaient, déjà envoyé des messagers, à l'insu des factieux, pour négocier la reddition de la ville, tant par désir de la paix que pour conserver leurs biens ; Gadara comptait en effet un grand nombre de riches. Leurs ennemis ignorèrent cette ambassade et ne l'apprirent qu'à l'approche de Vespasien. Ils désespérèrent de pouvoir eux-mêmes conserver la ville, étant inférieurs en nombre à leurs adversaires et voyant les Romains à une assez faible distance. Alors ils décidèrent de fuir, mais non toutefois sans verser du sang et sans châtier ceux qui causaient leur malheur. Ils se saisirent donc de Dolésos qui n'était pas seulement, par l'autorité et la naissance, le premier citoyen de la ville, mais qui leur semblait encore l'instigateur de l'ambassade ; ils le tuèrent et, dans l'excès de leur fureur, outragèrent son cadavre. Puis ils prirent la fuite. Quand les troupes romaines commencèrent à entrer dans la ville, le peuple de Gadara accueillit Vespasien avec des acclamations, et reçut de lui des assurances formelles de sa foi, avec une garnison de cavaliers et de fantassins pour repousser les attaques des fugitifs. Car ils avaient détruit leurs remparts sans attendre la demande des Romains ; ils donnaient ainsi un gage de leur amour de la paix, en se mettant dans l'état de ne pouvoir faire la guerre, même s'ils l'eussent voulu.

4. [419] Vespasien envoya contre les fuyards de Gadara, sous les ordres de Placidus, cinq cents cavaliers et trois mille fantassins ; puis, avec le reste de l'armée, il retourna à Césarée. A peine les fugitifs eurent-ils aperçu les cavaliers lancés à leur poursuite qu'ils se réunirent, avant de livrer combat, dans un bourg nommé Béthennabris (14). Ayant trouvé là un nombre assez considérable de jeunes gens auxquels ils firent en toute hâte prendre les armes, de bon gré ou par violence, ils s'élancèrent témérairement contre Placidus et ses compagnons. Ceux-ci, au premier choc, reculèrent un peu et s'ingénièrent en même temps à les attirer plus loin des remparts ; puis ils les reçurent dans une position avantageuse, les entourèrent et les accablèrent de leurs javelots. Tandis que les cavaliers coupaient la route à ceux qui fuyaient, l'infanterie tuait sans faiblir ceux qui soutenaient le combat. Les Juifs périssaient, sans autre dessein que de montrer leur courage. Ils se heurtaient aux rangs serrés des Romains, dont les armures leur opposaient comme un rempart, sans y trouver aucun intervalle par où faire pénétrer leurs traits, sans aucune possibilité de rompre leurs rangs. Eux-mêmes tombaient transpercés par les traits ennemis et, semblables à des bêtes féroces, se jetaient sur le fer. Les uns succombaient, frappés en plein visage par les glaives, les autres étaient dispersés par les cavaliers. 

5. [426] Placidus mettait ses soins à arrêter leur course vers la bourgade. A cet effet, sa cavalerie se portait de ce coté, les dépassait, puis revenait sur eux en lançant des traits ; on tuait sûrement les plus rapprochés, tandis que la crainte faisait fuir les autres. Pourtant, les plus courageux se frayèrent un passage et s'enfuirent vers les remparts. Les gardes étaient dans l'embarras ; ils ne pouvaient se résoudre à repousser les fugitifs de Gadara, qui avaient été recrutés dans la ville ; d'autre part, s'ils les accueillaient, c'était s'exposer à être tués avec eux. Ce qu'ils craignaient arriva. Car dès que les fugitifs eurent été poursuivis jusqu’à la muraille, il s'en fallut de peu que la cavalerie romaine n'y pénétrât en même temps ; mais on avait devancé l'attaque et fermé les portes quand Placidus se porta en avant. Après avoir vaillamment lutté jusqu'au crépuscule, il s'empara des murs et du bourg. Les vainqueurs massacrèrent la multitude inoffensive, tandis que les plus ingambes s'enfuyaient. Les soldats pillèrent les maisons et y mirent le feu. Quant aux fuyards, ils alertèrent les habitants des campagnes ; exagérant leurs propres malheurs, ils dirent que toute l'armée romaine faisait irruption. Frappés de terreur, les habitants quittèrent en foule leurs demeures et s'enfuirent du côté de Jéricho ; seule, en effet, cette ville, forte par le nombre de ses citoyens, leur offrait une espérance de salut. Placidus, se fiant à sa cavalerie et enhardi par le succès, les poursuivit jusqu'au Jourdain. Il tua tous ceux qu'il put prendre, puis, quand il eut repoussé cette foule vers le fleuve, dont les eaux grossies par les pluies opposaient une barrière infranchissable, il rangea ses troupes en face d'elle. La nécessité contraignit au combat ces gens qui n'avaient aucun moyen de fuir ; allongeant leurs rangs sur une très grande étendue de la rive, ils affrontèrent les traits et les charges des cavaliers, qui en frappèrent un grand nombre et les précipitèrent dans les flots. Quinze mille hommes tombèrent sous les coups des Romains ; une foule innombrable dut se jeter d'elle-même dans le Jourdain. Environ deux mille deux cents hommes furent faits prisonniers : le butin, très abondant, comprenait des ânes, des moutons, des chameaux et des bœufs.

6. [437] Cette défaite fut la plus grave qu'eussent subie les Juifs et parut encore plus terrible qu'elle ne l'était, car non seulement tout le pays à travers lequel ils avaient fui était un champ de carnage, mais les morts amoncelés formaient comme un pont sur le Jourdain : même le lac Asphaltite regorgeait de cadavres que le fleuve y avait entraînés. Placidus, profitant du succès, se jeta en hâte sur les petites villes et bourgades du voisinage : il emporta Abila, Julias, Besimoth (15) et toutes les places jusqu'au lac Asphaltite : il établit partout comme garnisaires des gens choisis parmi les transfuges. Ensuite, faisant monter les soldats sur des bateaux, il extermina les Juifs qui avaient cherché un refuge sur le lac. C'est ainsi que la Pérée entière jusqu'à Machaeron (16), se soumit ou fut conquise par les Romains.

VIII Vespasien subjugue la Judée

1. Soulèvement en Gaule ; Vespasien subjugue la Judée. - 2-3. Description de Jéricho. - 4. Le Lac Asphaltite.

1. [440] Sur ces entrefaites se répandit la nouvelle du soulèvement de la Gaule ; Vindex, avec l'élite de la population, s'était révolté contre Néron : les historiens ont fait un récit détaillé de ces événements. Ces nouvelles poussèrent Vespasien à hâter la guerre, car il prévoyait déjà les prochaines discordes civiles, le danger auquel serait exposé l'Empire entier, et il espérait, en pacifiant l'Orient, calmer les inquiétudes de l'Italie. Mais l'hiver durait encore ; Vespasien se contenta d'assurer par des garnisons la sécurité des bourgs et des petites villes qui avaient fait leur soumission ; il préposa des décurions à la garde des bourgs, des centurions à celle des villes : il releva aussi nombre de places qui avaient été ruinées. Au commencement du printemps, il transféra la plus grande partie de ses troupes de Césarée à Antipatris (17) ; il y passa deux jours pour rétablir l'ordre dans la ville et partit, le troisième, pour ravager et brûler les bourgades d'alentour. Ayant ainsi soumis la toparchie de Thamna (18), il marcha sur Lydda (19) et Jamnia (20), villes précédemment réduites; il y installa comme habitants un nombre suffisant de Juifs qui s'étaient déjà ralliés à lui, puis se rendit dans la toparchie d'Ammathus (21). Après avoir occupé les passages qui conduisaient à la métropole, il y éleva un camp retranché, laissa dans cette ville la cinquième légion, et, avec le reste de ses forces, s'avança jusqu'à la toparchie de Bethleptenpha (22). Il la ravagea par le feu, comme aussi le district voisin et les pourtours de l'Idumée ; puis il éleva des fortins aux points favorables. En s'emparant de deux bourgs situés au centre de l'Idumée, Betabris et Caphartoba (23), il tua plus de dix mille hommes, en fit prisonniers plus de mille et chassa le reste de la population, en place de laquelle il établit une partie assez considérable de ses propres troupes, qui firent des courses dans les montagnes et les ravagèrent. Puis, il revint à Ammathus avec le reste de son armée : il en descendit à travers la Samaritide, en passant près de la ville de Néapolis, que les gens du pays appellent Mabartha (24), jusqu'à Corea (25), où il campa le deuxième jour du mois de Oaesios (26). Le lendemain, il se rendit à Jéricho où il fut rejoint par Trajan, un de ses généraux (27) qui lui amenait les troupes de la Pérée, après la soumission de la contrée située au-delà du Jourdain. 

2. [451] La plupart des habitants de Jéricho, devançant l'arrivée des Romains, s'étaient enfuis dans la contrée montagneuse qui fait race à Jérusalem ; un assez grand nombre, qui étaient restés sur place, furent mis à mort. Les Romains occupèrent donc une cité déserte. Située dans une plaine, elle est dominée par une montagne nue et aride qui, sur une grande longueur, s'étend du côté du nord jusqu'au territoire de Scythopolis (28), du côté du midi jusqu'au pays de Sodome et aux limites du lac Asphaltite. C'est un pays fort accidenté et, à cause de sa stérilité, dépourvu d'habitants. En face se dressent les monts du Jourdain ; ils commencent à Juliade (29) du côté du nord, et s'étendent vers le midi jusqu'à Somorron (30), qui confine à la ville arabe de Petra. Là est une montagne, dite "de fer" (31), qui se prolonge jusqu'au pays des Moabites. La contrée qu'entourent ces deux chaînes se nomme la Grande Plaine (32) : elle s'étend du bourg de Ginnabris (33) au lac Asphaltite, sur une longueur de mille deux cents stades, une largeur de cent vingt ; le Jourdain la traverse en son milieu ; elle renferme deux lacs : l’Asphaltite et celui de Tibériade, qui sont d'une nature toute différente. Le premier est salé et sans vie ; le second est un lac d'eau douce, peuplé d'animaux. Dans la saison d'été, la plaine est brûlée par le soleil : l'excès de sécheresse rend malsain l'air qu'on y respire, car tout le territoire n'offre pas d'autres eaux que celles du Jourdain : aussi les palmiers qui croissent sur ses rives sont-ils plus florissants et d'un meilleur rapport que ceux qui se trouvent à quelque distance de là.

3. [459] Il y a près de Jéricho une source abondante et très propre à fertiliser le sol par des irrigations (34) : elle jaillit dans le voisinage de l'ancienne ville qui fut la première du pays de Chanaan dont s'empara, par le droit de la guerre, Jésus (Josué), fils de Navé, général des Hébreux. La légende rapporte que cette source, à l'origine non seulement détruisait les productions de la terre et les fruits des arbres, mais encore faisait avorter les femmes, et qu'elle entretenait de toutes manières la maladie et la corruption ; ce fut, dit-on, le prophète Elisée qui en adoucit les eaux et les rendit très saines, très propres à répandre la vie (35), Élisée était l'élève et le successeur d'Élie. Comme il avait été reçu par les habitants de Jéricho avec une extrême bienveillance, il les gratifia en échange, eux et leur territoire, d'un bienfait impérissable. S'étant avancé vers la source, il jeta dans le courant une cruche de terre pleine de sel : puis, levant la main droite vers le ciel et répandant sur le sol des libations propitiatoires, il demanda à la terre d'apaiser l'âcreté des ondes et d'ouvrir des veines plus douces, à Dieu de mêler à ces ondes un air plus fécond, d'accorder en même temps aux hommes du pays l'abondance des fruits et des enfants pour leur succéder, de ne point laisser tarir cette eau productrice de tous ces biens, tant qu'ils resteraient un peuple de justes. Il joignit à ces prières de nombreux gestes des mains, exécutés avec sagesse, et changea ainsi la nature de la source : cette eau qui auparavant infligeait aux habitants la stérilité et la disette, devint, dès ce moment, productrice d'heureuses naissances et de biens. Ses irrigations ont une telle vertu que, eût-elle seulement effleuré le sol, elle le rend plus fertile que ne le feraient des eaux qui y séjourneraient longuement. C'est pourquoi l'on trouve peu de profit à en user très abondamment, tandis qu'une petite quantité confère de grands avantages. Cette source irrigue une surface supérieure à celle qu'arrosent toutes les autres ; elle traverse une plaine qui a soixante-dix stades rie longueur et vingt de largeur et y fait croître et fleurir de très nombreux jardins d'une extrême beauté. Les palmiers ainsi arrosés appartiennent à des espèces de qualités et d'appellations très diverses, dont le goût et les vertus médicales diffèrent : les palmes les plus grasses font couler, si on les presse sous le pied, un miel abondant, à peine inférieur à celui des abeilles que le pays nourrit en grand nombre : on y trouve aussi le baumier, dont le fruit est le plus estimé de la région, le cyprès et le myrobalan, en sorte qu'on ne se trompera pas en qualifiant de divine une région où naissent en quantité les produits les plus rares et les plus exquis. Pour les autres fruits aussi, il n'y a pas un climat au monde que l'on puisse comparer à celui-là, tant les semences qu'on y jette se multiplient ! La cause m'en paraît être la chaleur de l'air et la fécondité des eaux ; l'air excite et épanouit les végétaux ; l'humidité accroît la force de leurs racines, augmente leur vigueur en temps d'été, alors que le pays d'alentour est si brûlant que les hommes craignent de sortir de chez eux. L'eau puisée avant le lever du jour et ensuite exposée en plein air devient très fraîche à l'encontre du milieu environnant ; en hiver, par un phénomène opposé, elle s'attiédit et fait une impression très agréable à ceux qui s'y baignent. L'atmosphère est si douce que les habitants portent des vêtements de toile, alors même que le reste de la Judée est couvert de neige. Ce pays est à cent cinquante stades de Jérusalem, à soixante du Jourdain. De là à Jérusalem, la campagne est déserte et rocheuse ; vers le Jourdain et le lac Asphaltite, le sol est plus bas, mais également inculte et stérile. Je crois en a voir assez dit sur l’extrême richesse de Jéricho.  

4. [476] Il n'est pas sans intérêt de décrire la nature du lac Asphaltite qui est, comme je l’ai dit, salé et stérile: la légèreté de ses eaux est si grande (36) qu'elles font flotter les objets qu'on y jette: il n'est pas même facile, quand on s'y applique, de plonger au fond (37). Aussi rapporte-t-on que Vespasien, étant arrivé sur ses bords, fit jeter au fond du lac quelques hommes qui ne savaient pas nager, et dont on avait lié les mains derrière leur dos: or, ils surnagèrent tous. comme si un souffle d'air les avait poussés de bas en haut. Ce qui est aussi merveilleux dans ce lac, ce sont les changements de couleur: trois fois par jour, l'aspect de sa surface se modifie, et les rayons du soleil, en s'y réfléchissant, lui donnent un éclat variable. Sur un grand nombre de points, il rejette des masses noires de bitume, qui flottent à la surface. comparables, pour la ligure et la grandeur, à des taureaux sans tête. Les riverains s'y rendent en barques et tirent sur cet asphalte coagulé qu'ils hissent à leur bord; mais quand ils en ont rempli leurs embarcations, il n'est pas facile d'en détacher leur charge, car cette matière s'y fixe et s'y agglutine; il faut, pour la dissoudre, du sang menstruel et de l'urine de femme, qui seuls la font céder. Le bitume n'est pas seulement utile pour assujettir la membrure des navires, mais encore pour la guérison des maladies; il entre, en effet, dans la composition de nombreuses drogues. La longueur de ce lac est de cinq cent quatre-vingts stades; il s'étend donc jusqu'à Zoara, ville d'Arabie (38) ; sa largeur est de cent cinquante stades. Dans son voisinage est la région de Sodome (39), territoire jadis prospère grâce à ses productions et à la richesse de ses villes, maintenant tout entier desséché par le feu.
On dit, en effet, que l'impiété des habitants attira sur eux la foudre qui l'embrasa; il subsiste encore des traces du feu divin, et l'on peut voir les vestiges presque effacés de cinq villes. On y trouve aussi des fruits remplis d'une cendre renaissante, revêtus d'une couleur semblable à celle des fruits comestibles, et qui, dès qu'on y porte la main pour les cueillir, se dissolvent en vapeur et en cendre. Telles sont les légendes relatives à la région de Sodome, confirmées par le témoignage des yeux.

IX Simon fils de Gioras et les zélateurs

1. Jérusalem est isolée de la Palestine. - 2. Vespasien apprend la mort de Néron. -3 Simon, fils de Cioras, rejoint les brigands de Masada. - 4. Il réunit une troupe contre les zélateurs. - 5. Il les repousse. - 6. Trahison de Jean l'Iduméen. - 7. Simon prend Hébron. - 8. Capture de la femme de Simon par les zélateurs. - 9. Guerre civile en Italie. - 10. Terreur à Jérusalem. - 11-12. Sédition parmi les zélateurs, que Simon attaque dans le Temple.

1. [486] Cependant Vespasien, pour encercler Jérusalem, dressa des camps à Jéricho et à Adida (40) ; il y établit des garnisons prises dans l'armée romaine et dans les contingents des alliés. Il envoya à Gérasa (41) Lucius Annius avec un escadron de cavalerie et de nombreux fantassins. Celui-ci, ayant pris d'assaut la ville, tua mille jeunes gens, qui n'eurent pas le temps de fuir, réduisit en captivité leurs familles et autorisa les soldats à piller les biens des habitants, puis il incendia les maisons et marcha contre les bourgs voisins. Les citoyens robustes fuyaient, les faibles périssaient, et tout ce qui restait devenait la proie des flammes. Alors, comme la guerre s'étendait sur la montagne et la plaine entières, les habitants de Jérusalem n'en purent plus sortir ; car si les zélateurs tenaient en étroite surveillance ceux qui voulaient déserter, l'armée, répandue de toutes parts autour de la ville, s'opposait à la sortie de ceux qui n'étaient pas encore favorables aux Romains.

2. [491] Vespasien venait de rentrer à Césarée et se préparait à marcher contre Jérusalem avec toutes ses forces, quand il apprit que Néron avait été mis à mort, après un règne de treize ans, huit mois et huit jours (42). On sait comment ce prince se porta aux excès du pouvoir, après avoir confié la direction des affaires aux hommes les plus scélérats, à Nymphidius et à Tigellinus, indignes affranchis ; comment tous ses gardes l'abandonnèrent, quand ses favoris ourdirent une conjuration : on sait sa fuite dans les faubourgs, avec quatre de ses affranchis restés fidèles, et son suicide ; les châtiments infligés peu de temps après à ceux qui l'avaient renversé : la fin de la guerre des Gaules : les circonstances qui tirent désigner comme empereur et ramenèrent Galba d'Espagne à Rome, l'accusation d'avarice lancée par les soldats contre ce prince, son assassinat perpétré par trahison au milieu même du forum romain et l'élévation d'Othon à l'empire : sa campagne contre les généraux de Vitellius, et sa perte : ensuite les troubles du principat de Vitellius, la bataille livrée autour du Capitole, le rôle d'Antonius Primus et de Mucianus, qui, ayant anéanti Vitellius et ses légions de Germanie, étouffèrent la guerre civile. J'ai écarté le récit détaillé de tous ces événements, parce qu'ils sont devenus fastidieux pour tous et que nombre de Grecs et de Romains ont écrit cette histoire : mais pour conserver l'enchaînement des faits et éviter le défaut d'une narration discontinue, je note sommairement chacun d'eux.

[497] Tout d'abord, Vespasien différa l'expédition contre Jérusalem, attendant avec impatience à qui passerait le pouvoir après Néron : ensuite il apprit que Galba était empereur, et, comme celui-ci ne lui avait encore adressé aucune instruction relative à la guerre, il n'entreprit rien, mais lui envoya son fils Titus pour le saluer et recevoir ses ordres au sujet des Juifs. Pour les mêmes raisons, le roi Agrippa s'embarqua en même temps que Titus, afin d'aller trouver Galba. On était en hiver, et tandis qu'ils naviguaient sur des vaisseaux de guerre le long de la cote d'Achaïe, Galba fut tué après un règne de sept mois et d'un nombre égal de jours. Othon, qui faisait valoir ses droits, prit le pouvoir. Agrippa n'en résolut pas moins de se rendre à Rome, sans se laisser effrayer par la révolution : au contraire, Titus, par une inspiration divine, passa de Grèce en Syrie et rejoignit en toute hâte son père à Césarée.
Ces chefs, que l'état de l'Empire tenait en suspens, comme si une tempête le bouleversait, négligeaient la campagne contre les Juifs, et les craintes qu'ils concevaient pour leur patrie leur faisaient juger inopportun de poursuivre la guerre contre des étrangers.

3. [503] Mais une autre guerre menaçait maintenant Jérusalem. Il y avait un certain Simon, fils de Cioras (43), natif de Gérasa. Cet adolescent, inférieur en ruse à Jean, qui dominait déjà dans la cité, le surpassait par la vigueur et l'audace ; chassé pour cette raison même par le grand-prêtre Ananos de la toparchie de l'Acrabatène (44) qu'il administrait, il s'était joint aux brigands qui occupaient Masada. Tout d'abord il leur fut suspect ; ils lui permirent seulement de s'établir à l'étage inférieur de la forteresse, avec les femmes qu'il avait amenées, tandis qu'eux-mêmes occupaient l'étage supérieur. Ensuite, la ressemblance de son caractère avec le leur et la confiance qu'il leur inspirait le firent associer à leurs incursions de pillage : il sortit avec eux et ravagea en leur compagnie les environs de Masada. Toutefois, malgré ses exhortations, il ne pouvait les entraîner à de plus grandes entreprises ; car les brigands, accoutumés à vivre dans la forteresse, n'osaient s'éloigner longtemps de leur tanière. Mais lui, qui aspirait à la tyrannie et rêvait de grands desseins, dès qu'il eut appris la mort d'Ananos, s'enfuit dans la montagne, annonçant par la voix du héraut que les esclaves seraient libres et que les hommes libres recevraient des récompenses. Ainsi il réunit autour de lui tous les malfaiteurs de la région.

4. [509] Quand ses troupes devinrent nombreuses, il fit des courses parmi les bourgs de la montagne ; puis, de nouveaux partisans affluant sans cesse, il s'enhardit jusqu'à descendre dans la plaine. Comme il devenait redoutable aux cités, de nombreux Juifs de qualité furent séduits, pour leur malheur, par sa puissance et par la facilité de ses succès. Bientôt ce ne fut plus seulement une armée d'esclaves et de brigands, mais on y vit un nombre assez considérable de citoyens qui lui obéissaient comme à un roi. Dès lors, il fit des incursions dans la toparchie de l'Acrabatène et jusqu'aux confins de la Grande Idumée. Dans un bourg nommé Nain (45), il éleva une muraille et en fit une forteresse pour sa sûreté ; dans le vallon de Phérété (46), il élargit de nombreuses cavernes et en trouva d'autres toutes préparées, qu'il transforma en dépôts de ses trésors, en magasins pour son butin. Il y accumula aussi les récoltes enlevées et y logea la plus grande partie de ses soldats. Son but était clair : c'était contre Jérusalem qu'il exerçait sa troupe et multipliait ses préparatifs.

5. [514] Alors les zélateurs, qui craignaient ses desseins secrets et qui voulaient prévenir cette puissance croissante opposée à la leur, sortirent en grand nombre, les armes à la main. Simon marche à leur rencontre, en fait un grand carnage et chasse vers la ville ceux qui restent. Mais comme il n'avait pas encore une entière confiance dans ses forces, il recula devant un assaut et entreprit d'abord de soumettre l'Idumée. Avec vingt mille fantassins, il envahit les frontières de ce pays. Mais les gouverneurs de l'Idumée rassemblent en toute hâte les hommes les plus propres à porter les armes, au nombre d'environ vingt-cinq mille, laissèrent la masse de leurs concitoyens défendre leurs biens contre les incursions possibles des sicaires de Masada et attendirent Simon sur la frontière. Le combat s'engagea et dura toute la journée ; on ne put savoir qui était vainqueur ou vaincu. Simon se retira à Naïn, tandis que les Iduméens rejoignaient leurs foyers. Mais peu de temps après, Simon revint avec des troupes plus nombreuses et envahit leur territoire ; il campa dans un bourg du nom de Thécoué (47) et envoya auprès de la garnison d'Hérodion (48), qui était dans le voisinage, un de ses compagnons. Eléazar, pour persuader aux défenseurs de livrer leurs remparts. Les sentinelles le reçurent avec empressement, ignorant la raison pour laquelle il venait ; mais quand il eut parlé de reddition, les soldats, tirant leurs épées, le poursuivirent, et Eléazar, n'ayant pas d'endroit où fuir, se jeta du haut de la muraille dans le vallon qu'elle dominait. Il mourut sur le coup, et les Iduméens, qui appréhendaient la force de Simon, jugèrent opportun de faire reconnaître l'armée ennemie avant de se mesurer avec elle.

6. [521] Jacob, un des chefs, s'offrit volontiers pour remplir cette mission, avec le dessein de trahir. Il partit donc du bourg d'Alouros (49), où se concentrait alors l'armée des Iduméens, et fut trouver Simon. D'abord, il s'engage à lui livrer sa patrie, moyennant la promesse, confirmée par serments, qu'il continuerait toujours à jouir d'honneurs ; il promit lui-même que son concours assurerait la sujétion de toute l'Idumée. Reçu par Simon avec bienveillance et exalté par de brillantes promesses, il commença, quand il fut retourné parmi les siens, par exagérer mensongèrement l'effectif de l'armée de Simon ; ensuite, accueillant auprès de lui les officiers et, par petits groupes, tous les soldats, il leur persuadait de recevoir Simon et de lui livrer sans combat le commandement. En même temps qu'il exécutait ces desseins, il faisait appeler Simon par des messagers et lui promettait de disperser les troupes des Iduméens, en quoi il tint parole. Car, comme l'armée ennemie approchait, il sauta le premier sur un cheval et s'enfuit avec ceux qu'il avait gagnés. L'effroi s'empare de toute la multitude ; avant d'engager le combat, tous se débandent et se retirent chacun dans ses foyers.

7. [529] Simon entra donc en Idumée sans avoir versé de sang, contre son attente ; il commença par attaquer à l'improviste la petite ville de Hébron, où il fit un butin considérable et pilla d'abondantes récoltes. Suivant les récits des habitants du pays, Hébron n'est pas seulement la plus ancienne des villes de cette province, mais elle surpasse en antiquité la cité égyptienne de Memphis ; on lui attribue deux mille trois cents ans de date (50). On raconte aussi qu'elle fut le séjour d'Abraham, l'ancêtre des Juifs, après sa migration de Mésopotamie ; c'est de là que ses fils partirent pour descendre en Égypte. On montre encore dans cette petite ville leurs tombeaux, d'un très beau marbre et d'un travail délicat (51), A six stades de Hébron on voit aussi un térébinthe gigantesque (52), et l'on prétend que cet arbre subsiste à cette place depuis la fondation de la ville. Simon partit de là pour parcourir toute l'Idumée ; non content de ravager les bourgades et les villes, il dévastait encore la campagne. Outre son infanterie régulière, quarante mille hommes le suivaient, en sorte que cette multitude ne trouvait pas de vivres en quantité suffisante. Ces besoins étaient aggravés par sa cruauté, sa fureur contre la nation, et cela explique comment l'Idumée fut dévastée de fond en comble. De même que toute une forêt peut être dépouillée par un passage de sauterelles, le pays que l'armée de Simon laissait derrière elle n'était plus qu'un désert. Les soldats brûlaient, détruisaient ; toutes les productions du sol étaient anéanties, soit foulées aux pieds, soit consommées comme nourriture. La marche de ces hommes rendait la terre cultivée plus dure que la lande stérile. En un mot, aucun vestige de ce qui avait été n'était épargné par les ravageurs.

8. [538] Ces événements excitèrent l'ardeur des zélateurs, qui appréhendèrent, à la vérité, d'engager contre lui, Simon, une lutte ouverte, mais tendirent une embuscade dans les défilés et saisirent la femme de Simon avec un grand nombre de ses serviteurs. Joyeux comme s'ils avaient fait prisonnier Simon lui-même, ils retournèrent à la ville, espérant que celui-ci ne tarderait pas à déposer les armes et à les supplier de lui rendre sa femme. Mais, au lieu de la pitié, ce fut la rage que cet enlèvement lui inspira ; il s'approcha des murs de Jérusalem et, comme une bête blessée qui ne s'est pas vengée sur l'auteur de sa blessure, il tourna son ressentiment contre tous ceux qu'il rencontrait. Quiconque s'avançait hors des portes pour cueillir des légumes ou ramasser du bois mort, hommes désarmés ou vieillards, il les prenait, les torturait et les massacrait ; dans l'excès de sa fureur, peu s'en fallut qu'il ne goûtât à la chair de ses victimes. Il y en eut beaucoup dont il coupa les mains et qu'il renvoya ainsi, pour effrayer ses ennemis et pour soulever le peuple contre ceux qui étaient responsables de ses maux. Il ordonnait à ses victimes de dire que Simon jurait par Dieu, témoin de toutes choses, de pratiquer une brèche dans la muraille, si on ne lui rendait aussitôt sa femme ; il ferait subir un pareil traitement à tous les habitants de la ville, sans épargner aucun âge et sans distinguer entre les innocents et les coupables. Sous ces menaces, le peuple et même les zélateurs, frappés de terreur, lui renvoyèrent sa femme : alors seulement il s'adoucit un peu, et interrompit le cours de ses massacres.

9. [545] Ce n'est pas seulement en Jusée que régnaient la sédition et la guerre civile, mais encore en Italie. Galba avait été massacré au milieu même du forum romain, et Othon désigné pour l'empire, était en guerre avec Vitellius, qui prétendait à la même dignité et qu'avaient élu les légions de Germanie. Dans le combat qu'il livra à Bédriaque en Gaule (53), contre Valens et Caecina, généraux de Vitellius, Othon fut vainqueur le premier jour : mais le second jour, l'armée de Vitellius remporta la victoire ; après un affreux carnage, Othon se tua de sa propre main à Brixellum (54), où il apprit la défaite ; il avait occupé le pouvoir pendant trois mois et deux jours. Son armée passa aux généraux de Vitellius, qui descendit lui-même vers Rome avec toutes ses forces.
En ce temps-là, Vespasien quitta Césarée, le cinq du mois de Oaisios (55), et marcha contre les régions de la Judée encore insoumises. Gagnant les collines, il occupa les deux toparchies de la Gophnitide (56) et de l'Acrabétène (57), ensuite il prit les bourgades de Bethela et d'Ephraim (58) où il laissa des garnisons. Puis il chevaucha avec sa cavalerie vers Jérusalem ; en route, il tua beaucoup de monde et fit un grand nombre de prisonniers, De son côté, Céréalis (59), un de ses généraux, avec une partie des cavaliers et des fantassins, ravageait l'Idumée supérieure : il prit d'assaut et incendia Caphétra, qui prétendait mériter le nom de ville (60) ; arrivé devant une autre bourgade, appelée Charabis (61), il en fit le siège. Mais les murailles étaient fortes, et Céréalis s'attendait à y perdre du temps, lorsque les défenseurs ouvrirent soudain les portes et vinrent en suppliants se livrer à lui. Céréalis, après leur soumission, marcha vers Hébron, autre ville très ancienne, située comme je l'ai dit. dans la région montagneuse à une faible distance de Jérusalem. I1 y entre de vive force, met à mort toute la jeunesse et incendie la ville. Le pays entier était déjà soumis à l'exception d'Hérodion, de Masada et de Machaeron, dont les brigands s'étaient emparés : les Romains se proposèrent alors Jérusalem pour seul objectif.

10. [556] Dès que Simon eut recouvré sa femme des mains des zélateurs, il se retourna encore contre les restes de l'Idumée : ses courses incessantes sur ce territoire obligèrent la foule des habitants à chercher refuge à Jérusalem. Il les suivit lui-même jusqu'à cette ville et, cernant de nouveau les remparts, se mit à tuer tous les travailleurs qui s'aventuraient dans la campagne et tombaient entre ses mains. Hors des murs, Simon était pour le peuple un plus terrible fléau que les Romains ; à l'intérieur, les zélateurs étaient plus cruels que les Romains et que Simon. Parmi ceux-ci, la troupe des Galiléens se distinguait par la faculté d'innover dans le crime et par l'audace : car c'étaient eux qui avaient élevé Jean au pouvoir ; et lui, pour les payer à son tour de l'autorité qu'il avait acquise, permettait à chacun d'agir à sa guise. Insatiables de pillage, ils perquisitionnaient dans les maisons des riches ; le meurtre des hommes, le viol des femmes étaient leurs jeux ; en même temps qu'ils s'abreuvaient de sang, ils dévoraient en débauches le produit de leurs vols. On les voyait outrager impunément la nature, et pour cela arranger leurs cheveux avec art, revêtir des vêtements féminins, s'inonder de parfums, se farder les yeux pour rehausser leur teint. Non seulement ils empruntaient la parure, mais ils imitaient même le sexe des femmes, imaginant, dans leur lubricité, toutes sortes de voluptés défendues : ils se vautraient dans la ville comme dans un lieu de prostitution et la souillaient tout entière de leurs impuretés. Sous l'aspect et l'accoutrement de femmes, ils avaient des mains meurtrières ; leur démarche était molle, mais, s'élançant tout à coup, ils se transformaient en combattants, et tirant leur glaive de des sous leurs fins manteaux de couleur, ils transperçaient celui qu'ils rencontraient. Ceux qui fuyaient Jean tombaient sur Simon, plus meurtrier encore, et si l'on échappait au tyran qui régnait à l'intérieur des murs, on était égorgé par celui qui commandait devant les portes. Mais il était impossible, vu que toute voie de sortie était coupée, de passer du côté des Romains.

11. [566] Cependant l'armée conspirait contre Jean. Tous les Iduméens qui s'y trouvaient firent sécession et se soulevèrent contre le tyran, tant par jalousie de sa puissance que par haine de sa cruauté. Ils en vinrent aux mains, tuèrent beaucoup de zélateurs et repoussèrent le reste dans le palais qu'avait construit Grapté, parente d'Iza (62), roi des Adiabéniens. Les Iduméens se ruent à l'assaut de cet édifice, en chassent les zélateurs qu'ils refoulent dans le Temple et se mettent à piller le trésor de Jean. Celui-ci habitait, en effet, ce palais et y avait déposé le butin de la tyrannie. Entre temps, la multitude des zélateurs, dispersée dans la ville, se réunit au Temple, auprès des fugitifs, et Jean se prépara à les lancer contre le peuple et les Iduméens. Ceux-ci, étant plus exercés à la guerre, craignaient moins une attaque de leurs adversaires qu’un accès de fureur : ils pouvaient se glisser la nuit hors du Temple et mettre le feu à la ville. Ils allèrent donc délibérer avec les grands-prêtres sur le moyen de s'opposer à pareille tentative. Mais Dieu tourna leurs décisions à leur propre ruine : le remède qu'ils imaginèrent pour leur salut fut pire que n'eût été leur perte. Pour renverser Jean, ils résolurent d'accueillir Simon et d'appeler parmi eux, à force de supplications, un second tyran. La décision fut suivie d'effet ; ils envoyèrent à Simon le grand-prêtre Mathias, et prièrent d'entrer dans leurs murs celui qu'ils avaient tant redouté. Leur requête était appuyée par les émigrés de Jérusalem qui, fuyant les zélateurs, cédaient cependant au regret d'abandonner leurs maisons et leurs biens. Simon accepta avec hauteur la tyrannie et fit son entrée dans la ville comme s'il devait la débarrasser des zélateurs, salué par le peuple du nom de sauveur et de protecteur. Une fois, qu'il y eut pénétré avec ses troupes, il ne songea qu'à exercer sa puissance et considéra comme ses ennemis tant ceux qui l'avaient appelé que ceux contre qui on l'appelait.

12. [577] C’est ainsi que Simon devint maître de Jérusalem, la troisième année de la guerre, au mois de Xanthikos (63). Jean et la foule des zélateurs se voyaient donc enfermés dans l'enceinte du Temple ; ils avaient d'ailleurs perdu tout ce qu'ils possédaient dans la cité, car les partisans de Simon pillèrent aussitôt leurs biens. Alors ils désespérèrent de leur salut. Simon, avec le concours du peuple, donna l'assaut au Temple, mais les zélateurs, placés sur les portiques et près des créneaux, repoussaient les attaques. Les soldats de Simon tombèrent en grand nombre, et l'on emporta beaucoup de blessés ; car les zélateurs, dans cette position forte et élevée, pouvaient tancer avec facilité des traits qui portaient. Ayant l'avantage du lieu, ils l'accrurent encore en construisant quatre très grandes tours pour lancer les projectiles de plus haut. Elles se dressaient, l'une à l'angle nord-est, la seconde au-dessus du Xyste (64), la troisième dans un autre angle, vis-à-vis la ville basse ; la quatrième dominait le sommet des Pastophories (65), où, suivant la coutume, se tient un des prêtres, pour annoncer le soir, au son de la trompette, le commencement du sabbat et, le lendemain soir, par le même moyen, la fin de la fête, appelant ainsi le peuple à l'arrêt ou à la reprise du travail. Sur ces tours ils placèrent, de distance en distance, des catapultes et des onagres, des archers et des frondeurs, Simon se montra dès lors plus timide dans ses attaques, car la plupart de ses hommes faiblissaient ; pourtant l'avantage du nombre lui permit de se maintenir, bien que les projectiles des machines, portant à une grande distance, tuassent un grand nombre de ses soldats.

X Vespasien, proclamé empereur, libère Josèphe

1. Vitellius campe à Rome. - 2. Colère de Vespasien. - 3. Ses soldats l'incitent à la révolte. - 4. Ils le proclament empereur. 5-6. Vespasien s'assure de l'Egypte ; il est partout acclamé. - 7. Josèphe est remis en liberté.

1. [585] En ce même temps, d'affreux malheurs fondirent aussi sur Rome. Vitellius arrivait de Germanie, entraînant à la suite de son armée une multitude d'autres gens : comme les quartiers réservés aux soldats ne lui suffisaient pas, il transforma Rome entière en camp et remplit de soldats toutes les maisons. Ceux-ci, voyant pour la première fois la richesse des Romains. entourés qu'ils étaient partout d'argent et d'or, réprimaient à grand'peine leur soif de pillage, au prix de la vie de ceux qui s'y opposeraient. Tel était alors l'état des affaires en Italie.

2. [588] Cependant Vespasien, après avoir ravagé les environs de Jérusalem, était de retour à Césarée, quand il apprit les troubles de Rome et l'élévation de Vitellius à l'Empire. Quoiqu'il sût aussi bien obéir que commander, cette nouvelle l'indigna ; il refusait de reconnaître un maître dans celui que sa fureur poussait au souverain pouvoir comme si c'eût été une place vide : en proie à une vive douleur, il ne pouvait supporter cette épreuve, et quand sa patrie était ravagée, conduire d'autres guerres. Mais si son ressentiment l'excitait à la vengeance, la pensée de l'éloignement où il se trouvait l'en détournait : il estimait que les vicissitudes de la Fortune pouvaient le prévenir avant qu'il n'eût le temps de passer en Italie, surtout par une navigation d'hiver. Il retenait donc sa colère près d'éclater.

3. [592] Mais les chefs et les soldats se réunirent en conciliabules ; ils projetaient déjà ouvertement de tout changer ; ils s'écriaient avec indignation que les soldats de Rome [les prétoriens], amollis par les délices et ne tolérant pas même qu'on leur parlât de guerre, portaient à l’Empire des hommes de leur choix, guidés seulement par l'espoir du lucre. Ceux, au contraire, qui ont passé par tant d'épreuves et vieilli sous le harnais, cèdent le pouvoir à d'autres, alors qu'ils ont parmi eux un homme digne entre tous de commander. Quelle plus juste occasion trouveront-ils jamais de le payer de la bienveillance qu'il leur témoigne, s'ils négligent celle qui se présente ? Les titres de Vespasien à l'Empire sont aussi supérieurs à ceux de Vitellius que les leurs à ceux des soldats qui l'ont désigné. Les guerres qu'ils ont soutenues n'ont pas été plus faciles que celles de Germanie : ils ne sont pas moins bons soldats que ceux qui ont ramené de ces régions un tyran. Il n'y aura pas besoin de combattre, car le Sénat et le peuple romain ne supporteront pas les débauches de Vitellius, comparées à la modération de Vespasien : ils ne préféreront pas à un chef vertueux le plus cruel des tyrans, ni à un père un maître sans postérité. C'est en effet le principal gage d'une paix assurée que la légitime hérédité des princes. Si donc le pouvoir convient à l'expérience de la vieillesse, ils ont Vespasien : s'il est le privilège de la vigueur de la jeunesse, ils ont Titus : les avantages de ces deux âges leur seront offerts ensemble. Pour eux, ils ne fourniront pas seulement à ces princes, une fois désignés, les forces de trois légions et les auxiliaires royaux. "Nous leur assurons, disaient-ils, tout l'Orient et toutes les contrées de l'Europe qui échappent par l'éloignement à la terreur de Vitellius, mais aussi les alliés d'Italie, le frère et le second fils de Vespasien ; l'un s'adjoindra une grande partie des jeunes gens de qualité : l'autre, s'est déjà vu confier la garde de la cité, chose très importante pour faciliter l'accès du pouvoir (66). En résumé, s'ils tardent eux-mêmes, c'est le Sénat qui désignera bientôt le chef que ses soldats, ses compagnons de labeur, auront paru dédaigner".

4. [601] Tels étaient les propos que les soldats répandaient dans leurs réunions. Puis, se rassemblant en masse et s'encourageant les uns les autres, ils saluent Vespasien du nom d'empereur ; ils l'invitent à sauver l'Empire en danger. Le général se préoccupait depuis longtemps des plus grands intérêts de l'État, mais il n'avait nullement le dessein de commander lui-même : il s'en jugeait digne par ses actions, mais il préférait aux périls de la gloire la sécurité d'une condition privée. En présence de ses refus, les officiers redoublaient d'instances, et les soldats, tirant leurs épées, menaçaient de le tuer s'il ne voulait vivre comme il le méritait. Après leur avoir donc longtemps opposé les raisons pour lesquelles il refusait l'empire, Vespasien vit enfin qu'il ne pouvait les convaincre et céda à ceux qui l'appelaient au pouvoir.

5. [605] Mucianus et les autres généraux exhortèrent Vespasien à se comporter en empereur ; et le reste de l'armée demanda à combattre ses ennemis. Pour lui, il s'occupa d'abord d'Alexandrie, connaissant l'extrême importance de l'Égypte dans l'Empire à cause de ses ressources en blé (67) : il espérait, en s'en rendant maître, dût-il même user de violence, ruiner Vitellius, car le peuple de Rome ne supporterait pas la famine : il voulait de plus s'adjoindre les deux légions qui tenaient garnison à Alexandrie et faire de cette région un boulevard contre les surprises de la Fortune. L'Egypte est, en effet, difficile à attaquer du côté de la terre et manque de ports sur son littoral. Les déserts arides de la Libye la défendent au couchant ; au midi, c'est Syène, qui la sépare de l'Éthiopie, et les cataractes de son fleuve, inaccessibles à la navigation : vers l'orient, la mer Rouge, qui remonte jusqu'à Coptos. Elle a pour rempart au nord cette portion de territoire qui s'étend jusqu'à la Syrie et la mer dite d'Égypte, complètement dépourvue de mouillages. Ainsi l'Égypte est défendue de toutes parts. Entre Péluse et Syène, sa longueur est de deux mille stades ; le trajet par mer de Plinthina (68) à Péluse est de trois mille six cents stades. Le Nil est navigable jusqu'à la ville dite des Éléphants (69), au delà de laquelle le passage est intercepté par les cataractes dont nous avons parlé. Quant au port d'Alexandrie, il est d'un accès difficile même en temps de paix, car l'entrée en est étroite et des roches sous-marines forcent les navires à se détourner de la ligne droite. Sur la gauche, le port est fortifié par ries murs construits avec art : à droite, émerge l'île de Pharos, dont la haute tour éclaire les navigateurs sur une étendue de trois cents stades, pour les avertir de mouiller à distance pendant la nuit, à cause des difficultés de la navigation. Cette île est entourée de puissants remparts, élevés par la main des hommes : la mer qui bat ces murailles et se brise contre les obstacles qui lui sont opposés, à un fort remous dans le passage étroit et le rend périlleux. Cependant le port intérieur offre une parfaite sécurité : il a trente stades de long. C'est là qu'on transporte les denrées étrangères que le pays ne produit pas et dont il a besoin : c'est de là aussi que le surplus des produits indigènes est distribué dans tout l'univers.
6. [616] Ce n'est donc pas sans raison que Vespasien, en vue de l'intérêt de tout l'Empire, désirait être le maître dans ce pays. Il écrivit aussitôt à Tibère Alexandre (70), gouverneur de l'Égypte et d'Alexandrie, pour lui faire part du zèle de son armée et lui déclarer que, contraint à assumer le poids de l'Empire, il le prendrait volontiers pour collaborateur et pour auxiliaire. Après avoir lu cette lettre en public, Alexandre s'empressa de faire prêter serment à Vespasien par les légions et par le peuple : les uns et les autres obéirent avec joie, car la campagne dirigée par Vespasien dans le voisinage leur avait révélé sa valeur. Alexandre, déjà dépositaire des desseins de Vespasien sur l'Empire, préparait tout pour son arrivée. Plus rapide que la pensée, la renommée répandit le nom de cet empereur en Orient. Toutes les villes fêtaient la bonne nouvelle et célébraient des sacrifices en son honneur. Les légions de Moésie et de Pannonie qui, peu de temps auparavant, s'étaient soulevées contre l'insolence de Vitellius, jurèrent, avec une joie plus vive encore, fidélité à l'empire de Vespasien. Celui-ci partit de Césarée et se rendit à Berytus (71), où se présentèrent à lui de nombreuses ambassades, venues de Syrie et des autres provinces : elles lui apportaient des couronnes et des adresses de félicitations envoyées par les diverses cités. Mucianus, le commandant de la province, était là aussi ; il lui annonça l'empressement des peuples et les serments prononcés par les villes en sa faveur.

7. [622] Comme la Fortune favorisait partout les vœux de Vespasien et que les circonstances, en général, le secondaient, il en vint à penser que ce n'était pas sans un dessein providentiel qu'il arrivait à l'empire et qu'un juste décret faisait passer entre ses mains le souverain pouvoir : il se rappelle alors, parmi les présages nombreux qui, partout lui avaient annoncé son élévation à l'autorité suprême (72), les paroles de Josèphe (73), qui, du vivant même de Néron, avait eu la hardiesse de le saluer au nom d'empereur (74). Il s'étonna que cet homme fût encore un de ses prisonniers. Appelant alors Mucianus avec ses autres généraux et amis, il leur raconta d'abord l'énergique conduite de Josèphe et les épreuves qu'ils avaient, à cause de lui, endurées devant Jotapata ; puis les prédictions de ce Juif, qu'il avait prises d'abord pour des fictions dictées par la crainte, mais dont le temps et les événements confirmaient l'origine divine. "C'est donc une honte, dit-il, que celui qui m'a prédit l'Empire, que l'interprète de la voix divine subisse encore la condition d'un prisonnier, le sort d'un captif". Là dessus, faisant appeler Josèphe, il ordonna de le mettre en liberté (75). Les officiers, d'après les égards que Vespasien témoignait à cet étranger, conçurent pour eux-mêmes de brillantes espérances. Alors Titus, placé auprès de son père : "Il est juste, dit-il, ô mon père, que la disgrâce de Josèphe tombe avec ses chaînes ; car il sera semblable à un homme qui n'a jamais été enchaîné si nous brisons ses liens au lieu seulement de les desserrer". C'est, en effet, le procédé dont on use à l'égard de ceux qui ont été injustement mis aux fers. Vespasien fut de cet avis ; un homme se présenta et brisa les anneaux d'un coup de hache. Josèphe, qui reçut ainsi, en récompense de sa prédiction, la pleine jouissance de ses droits, passa désormais pour un sûr garant des choses à venir.

XI Défaite et mort de Vitellius; Vespasien à Alexandrie

1 - 2. L'armée de Moesie marche contre Vitellius. - 3. Caecina passe à Antonius, qui défait Vitellius. - 4. On se bat au Capitole ; mort de Vitellius. - 5. Vespasien à Alexandrie, d'où il regagne Césarée.

1. [630] Vespasien, après avoir donné audience aux députations et distribué les commandements avec équité et suivant le mérite de chacun, partit pour Antioche ; là, il délibéra sur la direction à prendre, et estima que la marche sur Rome était plus importante que la marche sur Alexandrie, car il voyait que cette dernière ville était assurée, alors que Vitellius excitait un trouble général dans l'autre. Il envoya donc Mucianus en Italie, avec une force considérable de cavalerie et d'infanterie. Mais il craignit de s'embarquer dans le fort de l'hiver, et conduisit son armée par la voie de terre à travers la Cappadoce et !a Phrygie.

2. [633] Cependant Antonius Primus, ayant pris avec lui la troisième légion, parmi celles qui occupaient la Moesie dont il était gouverneur, hâtait sa marche pour livrer bataille à Vitellius.
Ce dernier envoya au-devant de lui Caecina Alienus avec une forte armée, car la victoire de ce général sur Othon inspirait à Vitellius une grande confiance. Coecina partit donc rapidement de Rome et rencontra Antonius dans le voisinage de Crémone, ville de Gaule située sur les confins de l'Italie. Mais là, quand il vit le grand nombre et la discipline des ennemis, il n'osa pas engager le combat, et, jugeant la retraite difficile, prépara sa défection. Il réunit donc les centurions et les tribuns placés sous ses ordres et les engagea à passer à Antonius, rabaissant la puissance de Vitellius et exaltant celle de Vespasien, disant que l'un avait seulement le titre du pouvoir suprême, tandis que l'autre en avait la réalité. "Mieux vaut pour vous, disait-il, prendre les devants, tourner en bonne grâce ce qui deviendra une nécessité ; sûrs d'être vaincus les armes à la main, devancez le péril par vos décisions. Car Vespasien est capable, même sans vous, d'obtenir tout le reste, tandis que Vitellius, même avec vous, ne peut garder ce qu'il possède."

3. [639] Par beaucoup de propos de ce genre, il réussit à les persuader et passa avec son armée du côté d'Antonius. Mais dans la même nuit, les soldats de Caecina furent pris de regret ; ils craignirent celui qui les avait envoyés là, s'il venait à vaincre. Tirant leurs épées, ils s'élancèrent contre Caecina pour le tuer, et ils auraient accompli ce forfait si les tribuns n'étaient intervenus pour les en dissuader par leurs prières. Ils renoncèrent donc au meurtre, mais enchaînèrent le traître, et se disposaient à l'envoyer à Vitellius. Dès qu'il fut informé de ces choses, Primus alerta aussitôt ses soldats et les conduisit en armes contre les mutins. Ceux-ci, se mettant en ligne, résistèrent quelque temps, puis ils furent repoussés et s'enfuirent vers Crémone. Primus, avec sa cavalerie, les empêcha d'entrer et, coupant la route aux fuyards, cerna un grand nombre d'entre eux devant la ville et les massacra ; ensuite il tomba sur le reste et permit à ses soldats de piller. Il y périt beaucoup de marchands étrangers ou indigènes, et toute l'armée de Vitellius, forte de trente mille deux cents hommes ; Antonius, de son côté, perdit quatre mille cinq cents de ses légionnaires de Moesie. Caecina, mis en liberté, fut envoyé auprès de Vespasien pour lui faire le récit de ce qui s'était passé. Il fut, dès son arrivée, bien accueilli par le général, et les honneurs inespérés qu'il reçut effacèrent la honte de sa trahison.

4. [645] A Rome, Sabinus reprenait déjà courage, à la nouvelle qu'Antonius approchait ; il rassembla les cohortes des « vigiles » (76) et, pendant la nuit, s'empara du Capitole. Au lever du jour, il se vit rejoint par un grand nombre de citoyens distingués, entre autres Domitien, fils de son frère, sur qui reposait principalement l'espérance de la victoire. Quant à Vitellius, il n'était pas trop inquiet au sujet de Primus ; mais les conjurés qui avaient suivi Sabinus excitèrent sa fureur ; cédant à sa cruauté naturelle, ayant soif d'un sang noble, il lança contre le Capitole celles de ses troupes qu'il avait ramenées avec lui. Les assaillants et ceux qui combattaient du haut du temple tirent preuve d'un grand courage, mais enfin, supérieurs en nombre, les soldats germains s'emparèrent du sommet. Domitien et beaucoup de Romains de qualité échappèrent comme par miracle ; mais tout le reste fut massacré. Conduit devant Vitellius, Sabinus fut mis à mort, et les soldats, après avoir pillé les offrandes sacrées, incendièrent le temple (77). Le lendemain, Antonius arrivait avec son armée ; les soldats de Vitellius, marchant à sa rencontre, combattirent en trois quartiers de la ville et périrent tous. Mais Vitellins sortit du palais, ivre à la fin d'un banquet plus luxurieux que jamais.

Traîné à travers la foule, accablé de toute espèce d'outrages, il fut égorgé au coeur même de Rome, après avoir régné huit mois et cinq jours (78). S'il eût vécu plus longtemps, je crois que l'Empire tout entier n'eût pu suffire à ses orgies. On compta cinquante mille autres morts. Ces événements s'accomplirent le troisième jour du mois d'Apellaios (79). Le lendemain, Mucianus lit son entrée avec son armée. Il arrêta le massacre auquel se livraient les soldats d'Antonius ; car ceux-ci fouillaient encore les maisons et tuaient en foule, non seulement les soldats de Vitellius, mais ses partisans, trop furieux, d'ailleurs, pour distinguer exactement entre leurs victimes. Mucianus amena donc Domitien et le présenta à la multitude comme son chef en attendant l'arrivée de son père. Le peuple, enfin délivré de la terreur, salua Vespasien du nom d'empereur et fêta tout ensemble l'établissement de son autorité et la ruine de Vitellius.

5. [656] Vespasien était arrivé à Alexandrie quand y parvinrent les bonnes nouvelles de Rome et de joyeuses ambassades du monde entier, qui dès lors lui appartenait. Cette ville, la plus grande de toutes après Rome, fut trop étroite alors pour la foule qui l'encombrait. Maintenant que tout l'Empire était soumis à Vespasien et l'État romain sauvé contre toute espérance, l'empereur tourna ses vues contre les reste de la Judée (80). Lui-même, il est vrai, avait hâte, voyant l'hiver à son terme, de naviguer vers Rome ; il régla donc rapidement les affaires d'Alexandrie, et envoya son fils Titus, avec l'élite de l'armée, s'emparer de Jérusalem. Ce prince s'avança par terre jusqu'à Nicopolis, qu'un trajet de vingt stades sépare d'Alexandrie (81); de là, ayant fait embarquer son armée sur des navires de guerre, il remonta le Nil à travers le nome de Mendès jusqu'à la ville de Thmouis (82). Là il débarque et marche vers la bourgade de Tanis (83) où il campe. Sa seconde étape fut Héracléopolis, sa troisième Péluse (84). Il y passa deux jours ; puis, reprenant sa marche avec l'armée, il franchit dans la troisième journée les bouches de Péluse, fait une étape dans le désert et campe près du temple de Zeus Casios (85) : le lendemain il était à Ostrakiné (86). Cette station manque d'eau : les habitants la font venir du dehors. Il se repose ensuite à Rhinococura (87), et pousse jusqu'à Raphia (88), terme de la quatrième étape ; c'est la première ville du territoire de Syrie. A la fin de la cinquième marche, il établit son camp à Gaza, passa alors par Ascalon et Jamnia, atteignit ensuite Joppé et Césarée, où il avait décidé de concentrer le reste de ses forces (89).

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(01) Deutéronome. XXI, 22 : "Quand un homme, convaincu d'un crime qui mérite la mort, aura été exécuté, tu ne laisseras pas séjourner son cadavre sur le gibet, mais tu auras soin de l'enterrer le même jour ; car un pendu est chose abominable pour Dieu." Thackeray traduit à tort par sentenced to crucifixion, le supplice de la croix étant inconnu du droit pénal juif.
(02) Borouch en hébreu.
(03) On a cru, probablement à tort, voir une allusion à ce meurtre dans Math. XXIIII. 35. cf. Loisy, Evangiles synoptiques, II. p. 386.
(04) Voir plus haut. IV, 159 ; il n'est pas sûr que ce Gorion soit identique à Gorion ben Joseph.
(05) Il est plusieurs fois question de lui dans le Bellum II, 520 et 566 ; III, 11-28).
(06)  Le texte porte οὐκ ἀπιστήσαντες
qui n'a pas de sens : la négation est de trop.
(07) On ne sait au juste à quelle prophétie le texte fait allusion. Thackeray rappelle un passage des Oracles sibyllins, IV, 117. D’autres ont pensé à Daniel 9 ou à Zacharie 14.
(08) Texte et sens également incertains.
(09) Sebbeh, sur la rive ouest de la Mer Morte (Schürer, I, p. 639).
(10) Aïn Djidi (Schürer, II, p. 233).
(11) Thackeray comprend autrement cette phrase: "Les malheureuses victimes de leurs attaques souffraient les misères de prisonniers de guerre, mais sans possibilité de revanche, parce que leurs ennemis, à la façon de brigands. décampaient à l'instant avec leur butin.".
(12) Gadora es-Salt? Sur la Gadara de la Décapole (Mukes), qui paraît différer d'une vile homonyme de la Pérée, voir Schürer, II, p, 122.
(13) 21 mars 68.
(14) Beth Nimrah, aussi dit Tell Nimrin.
(15) Abel-Schittim (?) ; Beth-Haram, Beth Yesimoth (Sueimeh). On trouve aussi les formes Bethasimouth. Bèth Hayeshimôth (Josué. XII. 31).
(16) Mkawe, à l'est de la Mer Morte (Schürer. I-. p. 638 ).
(17) Kalat Ras el'Ain, au Nord-est de Jaffa.
(18) Ainsi nommée d'une bourgade voisine de Lydda.
(19) Plus tard Diospolis, dans la plaine de Sharon. auj. Lydd.
(20)  Yebna, entre Diospolis et Azot.
(21)  Aussi dite Ammaus, Emmaus, auj. Amwas.
(22) Peut-être Beit-Nettif, au sud d'Emmaus (Schürer, Il, p. 233). La forme du nom est incertaine ; cf. Pline, N. H. V, 14, 70.
(23) On n'en connaît pas l'emplacement.
(24) Flavia Neapolis, auj. Nablus, sur le site de Mabartha (PIine, N. H., V, 1 3. 69).
(25)  Tell et Mazar.
(26) 20 juin 68.
(27) Le père de l'empereur Trajan.
(28) Beisan. Le nom parait dû aux Scythes dont l'invasion est rapportée par Hérodote. I 105.
(29) Et-Tell ; voir plus haut, II. 168.
(30) Khirbat al Samra ?
(31) On ne l'a pas encore retrouvée.
(32) Vallée du Jourdain.
(33) Aussi dit Sennabris plus haut, III, 447 et la note l.
(34) Source dite du Sultan. à 2 kil. au nord de la route de Jérusalem.
(35) Voir II Rois, II, 21.
(36) Evidente ineptie : cf. Tacite. Hist., V, 6.
(37) Pour ce qui suit, Josëphe et Tacite (Hist.. V. 6 sq.) paraissent suivre une source commune, peut-être Posidonios, connu de Tacite à travers Pline ; cf. Strabon, p. 763 Voir surtout Fabia, Sources de Tacite, p. 255.
(38) El Keryeh ?
(39) Djebel Usdum ?
(40) Haditheh ? Voir Schürer, I1, p. 238.
(41)  Jerash. Voir plus haut, III, 47.
(42) Exactement 13 ans, 7 mois et 28 jours.
(43) Il est question de ce personnage plus haut, II, 521 et 652.
(44) Toparchie d'Akrabatla, à 13 kil. au sud-est de Nablus. Schürer, II4, p. 228).
(45) On ne sait où il était.
(46)  Khurbet Farah ?
(47) Patrie d'Amos, à 6 milles romains au sud de Bethléhem, auj Tekua.
(48) El Fureidis, où fut enseveli Hérode.
(49) Hulhul, au nord d'Hébron.
(50Nombres, XIII, 22 : "Hébron a été bâtie sept ans avant Tanis d'Egypte."
(51) Au-dessous, dit-on, de la mosquée actuelle.
(52) Genèse, XIII, 18 ; XIV, 13.
(53) Bebriac ou Bedriac, entre Vérone et Crémone.
(54) Brescello près de Parme.
(55) 23 juin 68.
(56) Gophna, auj. Juphna, sur la route de Jérusalem à Nablous.
(57) Voir plus haut, IV, 504.
(58) Beitin et El Tayibeh,
(59 Sur ce personnage, voir plus haut, III, 310.
(60) On ne sait où était Caphétra.
(61)  Ou Capharabis. également inconnue.
(62) Iza ou Izabès : voir Antiq. 17 et suiv. On ne sait rien de Grapté.
(63) Avril-mai 69.
(64) Voir plus haut, II, 344.
(65) On appelait ainsi tes chambrettes réservées aux prêtres ou servant de magasins. Elles étaient placées sous les toits.
(66)  Il s'agit de Flavius Sabinus, praefectus urbis et de Domitien.
(67) Voir plus haut. II, 386 et la note.
(68)  On ignore l'emplacement exact de cette localité côtière à l'ouest d'Alexandrie.
(69)  Eléphantine, île vis-à-vis d'Assouan (Syène).
(70) Procurateur de Judée sous Claude (plus haut, II, 220). Voir, sur ce personnage, Schürer, 14, p. 624.
(71) Beyrouth.
(72) D'autres présages sont rapportés par Tacite (Hist., II, 78) et par Suétone, qui nomme Josèphe (Vespas., 5) W. Weber, Iosephus und Vespasian, Berlin. 1921, a traité en grand détail de ces omina imperii.
(73 ) Ἰωσήπου φωνάς
expression évidemment traduite du latin "voces".
(74)  Voir plus haut. III, 401.
(75) A partir de ce moment, Josèphe appartient, peut-être comme interprète, à la maison militaire du prince. On a supposé qu’il était protégé par Bérénice, la maîtresse juive de Titus. Weber. Op. laud. p. 57, 101.
(76)  Police nocturne et corps de pompiers.
(77) Comparez le récit de Tacite, Histoires, III, 69 et suiv.
(78) Du 17 avril au 20 décembre 69.
(79) Voir la note précédente.
(80) Ἐπ' τὰ λείψαντα τῆς Ἰουδαίος τὸν λογισμὸν ἐπέστρεφε
: expression qui correspond à Tacite (Hist., IV, 51) : ad reliqua Judaici belli perpetranda. Il faut admettre une source latine commune (Weber, op. laud., p. 185-7).
(81)  Situation incertaine sur le canal qui joignait Canope à Alexandrie, à environ 3 milles et demi de cette ville (R. H.).
(82)  Tell Ibn es-Salam, au sud-ouest de Mendès.
(83)  Zoan dans l'Anc. Test., auj. San, sur la branche tanitique du Nil.
(84) Bord ouest du lac Menzaleh ; Tineh près de Damiette.
(85) El Kas ou El Katieh, au sud du lac Sirbonis.
(86) On ne sait où c'est.
(87) Aussi écrit Rhinocolura, auj. El Arish.
(88) Refah, la première ville syrienne sur ce parcours.
(89) Comparez, pour le voyage de Titus, Tacite. Hist., II, 1-4. Les données de Josèphe sont trop détaillées et trop précises pour n'avoir pas été empruntées à un document officiel. probablement aux Commentant principis ou à un ouvrage latin qui les avait mis en oeuvre. Voir Weber op. laud., p. 188, 191.

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