texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER
Les mots grecs dans les notes ont été ajoutés le 08 mai 2006 (F.-D. F)
FLAVIUS JOSÈPHE
Guerre des juifs.
LIVRE 7 (01) Jérusalem est rasée ; Titus récompense les vainqueurs 1. Jérusalem est rasée. - 2-3. Titus remercie et récompense ses troupes. 1. [1] Quand l'armée n'eut plus rien à tuer ni à piller, faute d'objets où assouvir sa fureur - car si elle avait eu de quoi l'exercer, elle ne se serait abstenue par modération d'aucune violence - César lui donna aussitôt l'ordre de détruire toute la ville et le Temple, en conservant cependant les tours les plus élevées, celles de Phasaël, d'Hippicos, de Mariamme, et aussi toute la partie du rempart qui entourait la ville du cité de l'ouest. Ce rempart devait servir de campement à la garnison laissée à Jérusalem ; les tours devaient témoigner de l'importance et de la force de la ville dont la valeur romaine avait triomphé. Tout le reste de l'enceinte fut si bien rasé par la sape que les voyageurs, en arrivant là, pouvaient douter que ce lieu eût jamais été habité. Telle fut la fin de Jérusalem, cité illustre, célèbre parmi tous les hommes, victime de la folie des factieux. 2. [5] César résolut d'y laisser pour garnison la dixième légion, avec quelques escadrons de cavalerie et quelques cohortes d'infanterie. Après avoir pris les mesures qui marquaient la fin de la guerre, il désirait féliciter toute l'armée de ses succès, et donner à ceux qui s'étaient distingués les récompenses qu'ils méritaient. A cet effet, on éleva pour lui, au milieu de l'ancien camp, une vaste tribune ; il s'y tint debout, entouré de ses officiers, de manière à être entendu de toute l'armée. Titus déclara aux soldats qu'il leur devait une vive reconnaissance pour l'affection qu'ils lui avaient témoignée et continuaient à lui garder. Il les loua de leur obéissance pendant toute la guerre ; ils la lui avaient montrée en même temps que leur courage, parmi de nombreux et graves périls. Par leurs propres efforts, ils avaient accru ainsi la puissance de la patrie et rendu évident aux yeux de tous les hommes que ni la multitude des ennemis, ni les fortifications, ni la grandeur des cités, ni l'audace irraisonnée, non plus que la sauvage cruauté de leurs adversaires, ne pourraient jamais se soustraire aux effets de la vertu des Romains, même si quelques-uns de leurs ennemis jouissaient parfois des faveurs de la Fortune. C'était vraiment une gloire pour eux, dit-il, d'avoir mis fin à une guerre si longue, dont ils n'auraient jamais pu souhaiter, quand ils l'entreprirent, une plus heureuse issue. Leur meilleur et plus éclatant succès était de voir accueillir par tous avec joie l'élection qu'ils avaient faite eux-mêmes des chefs et des administrateurs de l'Empire romain, qu'ils avaient envoyés au sein de la patrie : tout le monde approuve leurs décisions et témoigne sa reconnaissance aux auteurs de ce choix. Il leur exprime à tous son admiration, son affection, sachant que chacun a fait preuve de tout le zèle qui était en son pouvoir. A ceux, cependant, qui se sont particulièrement distingués par leur énergie, qui ne se sont pas seulement honorés par de nobles exploits, mais ont illustré sa campagne par leurs hauts faits, il donnera sur le champ les récompenses et les honneurs mérités; nul de ceux qui ont voulu faire plus que les autres ne sera privé du juste prix de sa peine. Il y apportera tous ses soins, car il aime mieux honorer les vertus de ses compagnons d'armes que de châtier leurs manquements. 3. [13] Aussitôt il ordonna à ceux qu'il avait préposés à cette tâche (02) de nommer tous les soldats qui s'étaient distingués par des actions d'éclat dans cette guerre. Il les appelait successivement lui-même par leurs noms, et, quand il les voyait s'avancer, les louait comme si c'étaient ses propres exploits dont il était fier. Il mettait sur leur tête des couronnes d'or, leur donnait des colliers d'or, de petit javelots d'or, des enseignes d'argent ; chacun d'eux était élevé à un rang supérieur. Il leur distribuait aussi en abondance de l'argent, de l'or, des vêtements et d'autres objets, puisés dans la masse du butin. Quand il les eut tous honorés suivant le mérite qu'il attribuait à chacun, il fit des prières pour le bonheur de toute l'armée et descendit du tribunal au milieu de vives acclamations. Puis il présida aux sacrifices pour remercier le ciel de la victoire ; un grand nombre de bœufs furent amenés devant les autels; après l'immolation, il les donna tous aux soldats pour leur banquet. Lui-même partagea pendant trois jours les réjouissances de ses officiers ; puis il dispersa les autres parties de l'armée là où il jugea opportun de les envoyer et confia à la dixième légion la garde de Jérusalem, sans vouloir l'expédier sur l'Euphrate où elle stationnait auparavant. Se souvenant d'ailleurs que la douzième légion avait, sous les ordres de Cestius, plié devant les Juifs (03), il la retira complètement de la Syrie, où elle se trouvait autrefois en garnison à Raphanée (04), pour l'envoyer au pays de Mélitène, près de l'Euphrate, sur les confins de l'Arménie et de la Cappadoce. Il décida de conserver auprès de lui deux légions, la cinquième et la quinzième, jusqu'à son arrivée en Égypte. Puis il descendit avec l'armée jusqu'à Césarée, ville du littoral, où il laissa une grande partie de son butin et fit garder les captifs ; car l'hiver s'opposait à son passage immédiat en Italie.
Simon est fait prisonnier 1. Titus à Césarée. - 2. Simon est fait prisonnier.
1. [21] A l'époque où Titus César
s'établissait devant Jérusalem pour l'assiéger, Vespasien, embarqué sur un
vaisseau marchand, avait passé d'Alexandrie à Rhodes. De là, voyageant sur
des trirèmes et visitant les villes placées sur le trajet, qui le recevaient
avec joie, il parvint d'Ionie en Grèce, ensuite de Corcyre à l'extrémité de
l'Iapygie : de là il acheva par terre son voyage.
2. [26] Ce Simon, pendant le siège de
Jérusalem, se tenait sur la ville haute ; quand l'armée romaine pénétra à
l'intérieur des murs et se mit à ravager toute la ville, il groupa autour de
lui ses plus fidèles amis, et aussi des scieurs de pierre, munis des outils de
fer nécessaires à leur travail. Il réunit les provisions qui pouvaient
suffire à leur nourriture pour un grand nombre de jours et descendit avec sa
troupe dans un des souterrains dont l'entrée échappait aux regards. Tant
qu'ils trouvèrent devant eux l'ancienne galerie, ils s'y avancèrent ; quand
une masse de terre s'opposait à leur progrès, ils la minaient, espérant
pouvoir, en continuant leur marche, émerger dans un endroit sûr et se sauver.
Mais l'expérience ne réalisa pas leur espoir, car les mineurs avaient à grand
peine fait un peu de chemin que déjà la nourriture, bien que ménagée avec
soin, était presque épuisée. Alors Simon crut pouvoir tromper les Romains en
les effrayant. Revêtu d'une tunique blanche, à laquelle était agrafé un
manteau de pourpre, il sortit de terre à l'endroit où se trouvait autrefois le
Temple. Tout d'abord, ceux qui le virent furent saisis d'effroi et restèrent
immobiles ; puis ils s'approchèrent et lui demandèrent qui il était. Simon
refusa de le dire, mais ordonna aux soldats d'appeler leur chef. Ceux-ci
coururent aussitôt le chercher et Terentius Rufus, à qui le commandement avait
été remis, arriva. Il apprit de Simon toute la vérité, le fit enchaîner et
garder et prévint César des circonstances de sa capture. Par une juste
punition de sa cruauté envers ses concitoyens, qu'il avait si affreusement
tyrannisés, Dieu livra Simon à ses ennemis les plus haineux ; ce n'est pas la
violence qui le fit tomber entre leurs mains ; il se livra de lui-même au
châtiment, lui qui avait tué cruellement un grand nombre de Juifs sous la
fausse accusation de vouloir passer aux Romains. Les Juifs d'Antioche sont accusés d'être des incendiaires 1-4. Les Juifs d'Antioche accusés par Antiochos d'être des incendiaires. 1. [37] Pendant son séjour dans cette ville, il fêta avec éclat l'anniversaire de la naissance de son frère (05) et, pour lui faire honneur, fit périr dans cette fête une foule de Juifs. Le nombre de ceux qui moururent dans des luttes contre les bêtes féroces, dans les flammes ou dans des combats singuliers, dépassa deux mille cinq cents. Cependant les Romains, en les détruisant ainsi de tant de manières, trouvaient encore trop léger leur châtiment. César se rendit ensuite à Berythe, colonie romaine de Phénicie ; il y fit un plus long séjour, célébrant avec plus d'éclat encore l'anniversaire de la naissance de son père, tant par la magnificence des spectacles que pour les autres occasions de largesses qu'il put imaginer. Une multitude de prisonniers y périt de la même manière que précédemment (06). 2. [41] A ce moment, ceux des Juifs qui étaient restés à Antioche subirent des accusations et se trouvèrent en péril de mort ; la ville d'Antioche se souleva contre eux, tant à cause de calomniés récentes dont on les chargeait que d'événements qui s'étaient produits peu de temps auparavant. Il est nécessaire que je parle d'abord brièvement de ces derniers, pour rendre plus intelligible le récit des faits subséquents.
3. [43] La race des Juifs s'est répandue en
grand nombre parmi les populations indigènes de toute la terre ; elle s'est
particulièrement mêlée en très grand nombre à celle de Syrie, par l'effet
de la proximité de cette contrée. Ils étaient surtout nombreux à Antioche,
à cause de la grandeur de cette ville et, plus encore, à cause de la
sécurité que leur accordèrent les successeurs d'Antiochos (07). 4. [54] A ces maux qui frappèrent alors les Juifs d'Antioche se joignit encore une nouvelle calamité ; il nous a fallu, pour la faire connaître, retracer les événements antérieurs. Un incendie consuma le marché carré, les archives, le greffe et les basiliques ; on eut grand peine à arrêter le feu, qui se répandait sur toute la ville avec une extrême violence. Antiochos accusa les Juifs de ce désastre. Même si les habitants d'Antioche n'avaient pas été déjà mal disposés à leur égard, Antiochos, dans l'émotion produite par cet événement, les aurait trouvés prêts à accepter ses calomnies ; mais maintenant, après ce qui s'était passé, peu s'en fallait qu'ils n'eussent vu les Juifs allumer le feu ! Aussi, devenus comme furieux, s'élancèrent-ils tous, avec une rage insensée, contre ceux que l'on accusait. Le légat Gnaeus Collega (12) parvint avec peine à calmer cette fureur ; il demanda la permission de faire un rapport à César sur les événements; car Caesennius Paetus, que Vespasien avait envoyé comme gouverneur de Syrie, n'était pas encore arrivé. Collega, procédant à une enquête attentive, découvrit la vérité ; aucun des Juifs accusés par Antiochos n'avait participé au crime, œuvre de scélérats, chargés de dettes, qui pensaient qu'en brûlant le marché et les registres publics ils se débarrasseraient de leurs créanciers. Mais les Juifs, sous le poids d'accusations suspendues sur eux et inquiets de l'avenir, vivaient dans l'appréhension et la terreur. Réception de Vespasien à Rome: révolte des Gaulois et incursions des Sarmates 1. Réception de Vespasien à Rome - 2. Révoltes en Gaule, écrasées par Céréalis et Domitien. - 3. Invasion des Sarmates en Maesie, réprimée par Rubrius Callus. 1. [63] Titus César reçut alors des nouvelles de son père : il apprit que celui-ci était entré dans un grand nombre de villes d'Italie, appelé par leur faveur, et que Rome surtout l'avait reçu avec beaucoup d'enthousiasme et d'éclat. Le prince frit très heureux de ces nouvelles qui le délivraient le mieux du monde de ses sou cis. Alors que Vespasien était encore très éloigné, il jouissait, comme s'il était déjà présent, des sentiments affectueux de tous les Italiens ; dans leur vif désir de le voir, ils ressentaient l'attente de sa visite comme son arrivée même, et l'attachement qu'ils lui témoignaient était libre de toute contrainte. En effet, le Sénat, qui se rappelait les catastrophes causées par les changements rapides des princes (13), était heureux d'en accepter un que distinguaient la gravité de la vieillesse et le succès d'entreprises guerrières, assuré que son élévation au pouvoir ne tendrait qu'au salut de ses sujets. Le peuple, de son côté. épuisé par les calamités civiles, était encore plus impatient de voir venir Vespasien, espérant d'être complètement délivré de ses infortunes et persuadé que sa sécurité et son bien-être iraient de pair. Mais c'était surtout l'armée qui avait les yeux sur lui ; les soldats connaissaient le mieux la grandeur des guerres qu'il avait conduites avec succès ; comme ils avaient éprouvé l'ignorance et la lâcheté des autres princes, ils souhaitaient de se purifier de toutes ces hontes ,et formaient des vœux pour recevoir celui qui seul pouvait les sauver et leur faire honneur. Dans ce courant d'universelle sympathie, les plus éminents en dignité n'eurent pas la patience d'attendre, mais se hâtèrent de se rendre très loin de Rome au-devant du nouveau prince. Les autres étaient si impatients de tout retard, dans leur désir de le rejoindre, qu'ils se répandaient en foule au dehors ; chacun trouvait plus commode et plus facile de partir que de rester. C'est alors que, pour la première fois, la ville ressentit avec satisfaction l'impression d'être dépeuplée, car ceux qui restèrent étaient inférieurs en nombre à ceux qui sortirent. Quand on annonça que Vespasien approchait, quand ceux qui revenaient parlèrent de l'aménité de son accueil pour tous, aussitôt tout le reste de la multitude, avec les femmes et les enfants, l'attendit aux bords des voies. Dans celles où il passait, on poussait des exclamations de toute sorte inspirées par la joie de le voir et l'affabilité de son aspect ; on l'appelait bienfaiteur, sauveur, seul prince de Rome digne de ce titre. La cité entière ressemblait à un temple ; elle était remplie de guirlandes et d'encens. C'est à grand peine qu'il put, au milieu de la foule qui l'environnait, se rendre au palais ; là il offrit aux dieux domestiques les sacrifices d'actions de grâces pour son arrivée. La multitude commença alors à célébrer une fête ; divisés en tribus, en familles, en associations de voisins, les citoyens s'attablent à des banquets, répandent des libations et prient Dieu de maintenir le plus longtemps possible Vespasien à la tête de l'Empire, de conserver le pouvoir indiscuté à ses enfants et à ceux qui successivement naîtront d'eux. C'est ainsi que la ville de Rome reçut cordialement Vespasien et atteignit rapidement un haut degré de prospérité (14).
2. [75] Avant ce temps-là, quand Vespasien
était à Alexandrie et que Titus s'occupait du siège de Jérusalem, un grand
nombre de Germains fut excité à la révolte ; les Gaulois du voisinage
conspirèrent avec eux et se promirent, par suite de cette alliance, de se
soustraire à la domination des Romains. 3. [89] En même temps que la révolte des Germains dont nous venons de parler, les Scythes firent une audacieuse tentative contre les Romains. Celle de leurs tribus qui porte le nom de Sarmates, nation très nombreuse, franchit à l'improviste l'Ister et envahit l'autre rive ; ils se précipitèrent sur les Romains avec, une extrême violence, redoutables par la soudaineté tout-à-fait imprévue de leur attaque. Beaucoup de gardes romains des forts furent massacrés, et parmi eux le légat consulaire Fonteius Agrippa (18), qui s'était porté à leur rencontre et combattit valeureusement. Inondant la contrée ouverte devant eux, les Sarmates dévastèrent tout ce qu'ils rencontraient. Vespasien, apprenant ces événements et le pillage de la Moesie, envoya Rubrius Gallus (19) châtier les Sarmates. Beaucoup tombèrent sous ses coups dans des combats ; ceux qui échappèrent s'enfuirent terrifiés dans leur pays. Le général, après avoir ainsi terminé la guerre, assura pour l'avenir la sécurité en répartissant dans la région un plus grand nombre de postes plus solides, en sorte que le passage du fleuve fut complètement interdit aux Barbares. La guerre de Moesie fut donc ainsi rapidement terminée. Triomphe de Vespasien et de Titus: fondation du temple de la Paix 1-3. Titus protège les Juifs d'Antioche et revient à Jérusalem. - 3. Titus à Alexandrie et à Rome. - 4-5. Triomphe de Vespasien et de Titus. - 6. Exécution de Simon. - 7. Fondation du Temple de la Paix. 1. [96] Titus César, comme nous l'avons dit (20), passa quelque temps à Bérytus. Puis il repartit et donna dans toutes les villes de Syrie par où il passait de superbes spectacles : il employait les prisonniers juifs à s'entre-détruire sous les regards du public. Sur sa route, il observa un fleuve dont les particularités naturelles méritent d'être signalées. Il coule entre Arcée (21), possession d'Agrippa, et Raphanée et il offre une singularité merveilleuse, car, bien qu'il ait, quand il coule, un débit considérable et un courant assez rapide, il perd ensuite, sur toute son étendue, l'afflux de ses sources et, après six jours. laisse voir son lit desséché : puis, comme s'il n'était survenu aucun changement, il reprend son cours accoutumé le septième jour. On a observé qu'il gardait toujours exactement cet ordre : de là vient ce nom de Sabbatique qu'on lui a donné, d'après le septième jour de la semaine qui est sacré chez les Juifs (22).
2. [100] Quand le peuple d'Antioche apprit que
Titus était tout près, la joie ne lui permit pas de rester à l'intérieur des
murs, et tous se précipitèrent à la rencontre du prince. Ils s'avancèrent à
plus de trente stades : et ce n'étaient pas seulement les hommes qui s'étaient
ainsi répandus hors de la ville, mais la foule des femmes avec les enfants.
Quand ils virent venir Titus. ils bordèrent les deux côtés de la route,
étendant les mains vers lui et l'acclamant ; puis ils retournèrent derrière
lui à la ville, avec toute sorte de bénédictions. A toutes ces louanges se
mêlait continuellement une prière: celle de bannir les Juifs de la cité.
Titus, insensible à cette pétition, écouta tranquillement ce qu'on lui disait
: les Juifs, incertains de ce que pensait et ferait le prince, étaient saisis
d'une terrible crainte. Titus ne resta pas à Antioche, mais se dirigea
aussitôt vers Zeugma. sur l'Euphrate (23),
où des envoyés du roi des Parthes Vologèse vinrent lui apporter une couronne
d'or en l'honneur de sa victoire sur les Juifs. Il la reçut, offrit un festin
aux ambassadeurs et de là retourna à Antioche. 3. [116] Titus, poursuivant vers l'Égypte la route qu'il s'était tracée, franchit le plus rapidement possible le désert et arriva à Alexandrie. Là, comme il avait décidé de s'embarquer pour l'Italie, il renvoya les deux légions qui l'accompagnaient dans les pays d'où elles étaient venues, la cinquième en Moesie, la quinzième en Pannonie. Il choisit parmi, les prisonniers leurs chefs, Simon et Jean, et dans le reste (24) sept cents hommes remarquables par leur taille et leur beauté qu'il ordonna de faire transporter aussitôt en Italie, car il voulait les mener à sa suite dans son triomphe. La traversée s'acheva comme il le désirait. Rome lui fit une réception et lui marqua son empressement comme à l'arrivée de son père ; mais ce qui fut plus glorieux pour Titus, c'est que son père vint à sa rencontre et le reçut lui-même. La foule (les citoyens témoigna d'une joie débordante en voyant les trois princes réunis (25). Peu de jours après, Vespasien et Titus résolurent de ne célébrer qu'un seul triomphe commun à tous deux, quoique le Sénat en eût voté un pour chacun. Quand partit le jour où devait se déployer la pompe de la victoire, aucun des citoyens composant l'immense population de la ville ne resta chez lui ; tous se mirent en mouvement pour occuper tous les endroits où l'on pouvait du moins se tenir debout, ne laissant que l'espace tout juste suffisant pour le passage du cortège qu'ils devaient voir.
4. [123]
Il faisait encore nuit quand toute
l'armée, groupée en compagnies et en divisions, se mit en route sous la
conduite de ses chefs et se porta non autour des portes du palais, placé sur la
hauteur, mais dans le voisinage du temple d' Isis (26)
où les empereurs s'étaient reposés cette nuit-là. Dès le lever de l'aurore,
Vespasien et Titus s'avancent, couronnés de lauriers, revêtus des robes de
pourpre des ancêtres et gagnent les portiques d'Octavie (27)
où le Sénat, les magistrats en charge et les citoyens de l'ordre équestre les
attendaient. On avait construit devant les portiques une tribune où des sièges
d'ivoire étaient placés pour les princes ; ils s'avancèrent pour s'y asseoir,
et aussitôt toute l'armée poussa des acclamations à la gloire de leur vertu.
Les empereurs étaient sans armes, vêtus d'étoffes de soie et couronnés de
lauriers. 5. [132] Il est impossible de décrire dignement la variété et la magnificence de ces spectacles, sous tous les aspects que l'on peut imaginer, avec ce cortège d'œuvres d'art, de richesses de tout genre, de rares produits de la nature. Presque tous les objets qu'ont jamais possédés les hommes les plus opulents pour les avoir acquis un à un, les œuvres admirables et précieuses de divers peuples, se trouvaient réunis en masse ce jour-là comme un témoignage de la grandeur de l'Empire romain. On pouvait voir des quantités d'argent, d'or, d'ivoire, façonnées suivant les formes les plus différentes, non pas portées comme dans un cortège, mais, si l'on peut dire, répandues à flots comme un fleuve : on portait des tissus de la pourpre la plus rare, des tapisseries où l'art babylonien avait brodé des figures avec une vivante exactitude : il y avait des pierreries translucides, les unes serties dans des couronnes d'or, les autres en diverses combinaisons et si nombreuses que nous pouvions craindre de nous abuser en les prenant pour les raretés qu'elles étaient. On portait aussi des statues de leurs dieux (29), de dimensions étonnantes et parfaitement travaillées, chacune faite d'une riche matière. On conduisait aussi des animaux d'espèces nombreuses, tous revêtus d'ornements appropriés. La foule des hommes qui les tenaient en laisse étaient parés de vêtements de pourpre et d'or : ceux qui avaient été désignés pour le cortège offraient, dans leur costume, une recherche, une somptuosité merveilleuses. Les captifs eux-mêmes, en très grand nombre, étaient richement parés, et l'éclat varié de leurs beaux costumes dissimulait aux yeux leur tristesse, effet des souffrances subies par leur corps. Ce qui excitait au plus haut degré l'admiration fut l'aménagement des échafaudages que l'on portait : leur grandeur même éveillait des craintes et de la méfiance au sujet de leur stabilité. Beaucoup de ces machines étaient hautes, en effet, de trois et quatre étages et la richesse de leur construction donnait une impression de plaisir mêlé d'étonnement. Plusieurs étaient drapées d'étoffes d'or, et toutes encadrées d'or et d'ivoire bien travaillé. La guerre y était figurée en de nombreux épisodes, formant autant de sections qui en offraient la représentation la plus fidèle ; on pouvait voir une contrée prospère ravagée, des bataillons entiers d'ennemis taillés en pièces, les uns fuyant, les autres emmenés en captivité : des remparts d'une hauteur surprenante renversés par des machines ; de solides forteresses conquises ; l'enceinte de villes pleines d'habitants renversée de fond en comble : une armée se répandant à l'intérieur des murs ; tout un terrain ruisselant de carnage ; les supplications de ceux qui sont incapables de soutenir la lutte ; le feu mis aux édifices sacrés ; la destruction des maisons s'abattant sur leurs possesseurs : enfin, après toute cette dévastation, toute cette tristesse, des rivières qui, loin de couler entre les rives d'une terre cultivée, loin de désaltérer les hommes et les bêtes, passent à travers une région complètement dévastée par le feu. Car voilà ce que les Juifs devaient souffrir en s'engageant dans la guerre. L'art et les grandes dimensions de ces images mettaient les événements sous les yeux de ceux qui ne les avaient pas vus et en faisaient comme des témoins. Sur chacun des échafaudages on avait aussi figuré le chef de la ville prise d'assaut, dans l'attitude où on l'avait fait prisonnier. De nombreux navires venaient ensuite (30).Les dépouilles étaient portées sans ordre, mais on distinguait dans tout le butin les objets enlevés au Temple de Jérusalem : une table d'or, du poids de plusieurs talents (31), et un chandelier d'or du même travail, mais d'un modèle différent de celui qui est communément en usage, car la colonne s'élevait du milieu du pied où elle était fixée et il s'en détachait des tiges délicates dont l'agencement rappelait l'aspect d'un trident. Chacune était, à son extrémité, ciselée en forme de flambeau ; il y avait sept de ces flambeaux, marquant le respect des Juifs pour l'hebdomade. On portait ensuite, comme dernière pièce du butin, une copie de la loi des juifs. Enfin marchaient un grand nombre de gens tenant élevées des statues de la Victoire toutes d'ivoire et d'or Vespasien fermait la marche, suivi de Titus, en compagnie de Domitien à cheval, magnifiquement vêtu ; le coursier qu'il présentait au public attirait tous les regards. 6. [153] Le cortège triomphal se terminait au temple de Jupiter Capitolin ; arrivé là, on fit halte, car c'était un usage ancien et traditionnel d'attendre qu'on annonçât la mort du général ennemi. C'était Simon, fils de Gioras ; il avait figuré parmi les prisonniers ; on l'entraîna, la corde au cou, vers le lieu qui domine le Forum (32), parmi les sévices de ceux qui le conduisaient ; car c'est une coutume, chez les Romains, de tuer à cet endroit ceux qui sont condamnés à mort pour leurs crimes. Quand on eut annoncé sa mort, tous poussèrent des acclamations de joie ; les princes commencèrent alors les sacrifices et après les avoir célébrés avec les prières accoutumées, ils se retirèrent vers le palais. Quelques assistants furent admis par eux à leur table ; tous les autres trouvèrent chez eux un beau repas tout préparé. Ainsi la ville de Rome fêtait à la fois en ce jour la victoire remportée dans cette campagne contre les ennemis, la fin des malheurs civils et ses espérances naissantes pour un avenir de félicité. 7. [158] Après ce triomphe et le solide affermissement de l'Empire romain, Vespasien résolut de bâtir le temple de la Paix (33) ; il fut achevé en très peu de temps et avec une splendeur qui passait toute imagination. Le prince sut, en effet, faire emploi de ses prodigieuses richesses et il l'embellit encore par d'anciens chefs d'œuvre de peinture et de sculpture. Il transporta et exposa dans ce temple toutes les merveilles que les hommes avant lui devaient aller chercher dans divers pays, au prix de longs voyages. Il y consacra les vases d'or provenant du Temple des Juifs, butin dont il était particulièrement lier. Quant à la loi des Juifs et aux voiles de pourpre du sanctuaire, ils furent, par son ordre, déposés et gardés dans le palais. Siège et prise de Machaeron
1-3. Lucilius Bassus marche sur Machaeron (34) ; description de cette ville. - 4. Siège et prise de Machaeron. - 5. Combat de Jardes. - 5. Redevances imposées aux Juifs. 1. [163] Entretemps, Lucilius Bassus avait été envoyé en Judée comme légat ; il reçut l'armée des mains de Vétilianus Céréalis (35), et fit capituler la forteresse d'Hérodion (36) avec sa garnison. Puis, concentrant toutes les troupes qui étaient divisées en nombreux détachements, et avec elles la dixième légion, il résolut de marcher contre Machaeron (37), jugeant indispensable de détruire cette forteresse, de crainte que sa solidité n'engageât beaucoup de Juifs à la révolte. La nature des lieux était très propre à inspirer toute confiance aux occupants, comme de l'hésitation et de la crainte aux assaillants. La partie entourée de murs est une crête rocheuse, s'élevant à une hauteur considérable et par cela même d'un accès difficile. A cet obstacle s'ajoutaient ceux qu'avait multipliés la nature, car la colline est de toutes parts entourée de ravins, véritable abîmes insondables à l'œil, difficiles à traverser et qu'il est impossible de combler sur aucun point. La vallée latérale, face à l'ouest, s'étend sur une longueur de soixante stades et a pour limite le lac Asphaltite ; c'est dans cette direction que Machaeron même dresse son sommet dominant. Les vallées du nord et du midi, bien que le cédant en profondeur à la précédente, sont également défendues contre toute attaque. On constate que celle de l'Orient ne s'enfonce pas à moins de cent coudées, elle est bornée par une montagne qui s'élève en face de Machaeron. 2. [171] Frappé de la forte assiette de ce lieu. Alexandre, roi des Juifs (38) y v construisit le premier une forteresse ; plus tard, Gabinius s'en empara dans la guerre contre Aristobule (39). Mais quand Hérode fut roi, il jugea que cette place méritait plus qu'aucune autre ses soins et la construction de solides ouvrage, surtout à cause de la proximité des Arabes, car elle est très avantageusement tournée vers leur territoire. Il entoura donc de remparts et de tours un vaste espace et y bâtit une ville avec un chemin montant vers le sommet de la crête. Sur la hauteur, autour de la cime même, il construisit une muraille, défendue aux angles par des tours s'élevant chacune à soixante coudées. Art milieu de l'enceinte, il bâtit un palais magnifique par sa grandeur et la beauté de ses appartements : il y aménagea, pour recevoir l'eau de pluie et la fournir en abondance, de nombreux réservoirs aux endroits les plus appropriés ; il sembla de la sorte rivaliser avec la nature, s'efforçant de surpasser, par des fortifications élevées de la main des homme, la force inexpugnable dont elle avait doté cette position. Il y déposa aussi une grande quantité de traits et de machines, et n'oublia aucun préparatif qui pût permettre aux habitants de soutenir le siège le plus long. 3. [178] Une plante nommée rue, d'une grandeur étonnante, avait poussé dans le palais ; elle ne le cédait à aucun figuier, ni pour la hauteur ni pour l'épaisseur. On racontait qu'elle y existait dès le temps d' Hérode, et elle aurait peut-être duré très longtemps encore si elle n'avait été coupée par les Juifs qui occupèrent ce lieu. Dans la vallée qui entoure la ville du côté du nord, il y a un endroit nommé Baaras (40), qui produit une racine du même nom. Cette plante est d'une couleur qui ressemble à celle du feu. Vers le soir, les rayons qu'elle émet sur ceux qui s'avancent pour la saisir en rendent la cueillaison difficile ; elle se dérobe d'ailleurs aux prises et ne s'arrête de remuer que si l'on répand sur elle de l'urine de femme ou du sang menstruel (41). Même alors, celui qui la touche risque la mort immédiate, à moins qu'il ne porte suspendu à sa main un morceau de cette racine. On la prend encore sans danger par un autre procédé que voici. On creuse le sol tout autour de la plante, en sorte qu'une très faible portion reste encore enfouie ; puis on y attache un chien, et tandis que celui-ci s'élance pour suivre l'homme qui l'a attaché, cette partie de la racine est facilement extraite ; mais le chien meurt aussitôt, comme s'il donnait sa vie à la place de celui qui devait enlever la plante. En effet, quand on la saisit. après cette opération, on n'a rien à craindre. Malgré tant de périls, on la recherche pour une propriété qui la rend précieuse : les êtres appelés démons - esprits des méchants hommes qui entrent dans le corps des vivants et peuvent les tuer quand ceux-ci manquent de secours - sont rapidement expulsés par cette racine, même si on se contente de l'approcher des malades. Dans ce lieu coulent aussi des sources d'eaux chaudes très différentes par le goût, car quelques-unes sont amères, les autres parfaitement douces. Il y a encore de nombreuses sources froides, alignées parallèlement dans le terrain le plus bas, mais - chose plus étonnante - on voit dans le voisinage une caverne, de profondeur moyenne et recouverte d'un rocher qui surplombe ; à la partie supérieure de ce rocher font saillie comme deux mamelles, peu écartées l'une de l'autre, dont l'une répand une eau très froide, l'autre une eau très chaude ; le mélange de ces deux sources forme un bain très agréable et efficace contre les maladies, particulièrement celles des nerfs. Cette région possède en outre des mines de soufre et d'alun. 4. [190] Bassus, après avoir examiné le site de tous côtés, résolut de s'en frayer les approches en comblant la vallée du côté de l'est ; il poursuivit ce travail avec zèle, faisant effort pour élever rapidement la terrasse qui devait faciliter le siège. Cependant les Juifs, bloqués dans la place, renvoyèrent les étrangers et les forcèrent, comme une foule inutile, de rester dans la ville basse, où ils devaient être exposés aux premiers dangers ; eux-mêmes occupèrent et gardèrent la citadelle sur la hauteur, tant à cause de ses fortes défenses que par prudence ; songeant d'avance à leur salut, ils pensaient pouvoir obtenir libre sortie en livrant la place aux Romains. Mais ils voulaient d'abord soumettre à l'expérience l'espoir qu'ils pouvaient entretenir de faire lever le siège. Ils faisaient donc tous les jours de vives sorties; dans leurs combats avec ceux qui travaillaient aux retranchements, ils perdaient beaucoup de monde, mais ils tuaient aussi beaucoup de Romains. Le plus souvent, c'était l'occasion qui donnait la victoire aux uns ou aux autres - aux Juifs quant ils tombaient sur un ennemi qui se gardait insuffisamment, aux Romains des terrasses quand ils en surveillaient les abords et se trouvaient bien protégés pour recevoir le choc des Juifs. Ce ne furent pas ces opérations qui devaient amener la fin du siège : un événement inattendu, produit d'une rencontre de circonstances, contraignit les Juifs à livrer la citadelle. II y avait parmi les assiégés un jeune homme du nom d'Éléazar, plein d'audace et d'activité ; il se distinguait dans les sorties, encourageant les autres à sortir et à arrêter les travaux des terrassements, infligeant aux Romains, dans ces combats, de nombreux et cruels échecs, facilitant l'attaque à ceux qui étaient assez courageux pour s'élancer à sa suite, et couvrant leur retraite en se retirant le dernier. Un jour donc, comme la lutte était achevée et que les deux partis se retiraient à la fois. Éléazar, dans la pensée dédaigneuse que nul ennemi ne recommencerait la lutte, resta hors des portes, causant avec ceux du rempart et leur prêtant toute son attention. Un soldat romain, Égyptien de naissance, nommé Rufus, voit cette occasion ; quand nul n'aurait pu s'y attendre, il s'élance soudain sur Éléazar, l'emporte avec ses armes, et, tandis que l'étonnement glace ceux qui du haut des murs assistent à cette scène, il se hâte de transporter son prisonnier auprès de l'armée romaine. Le général ordonna de le mettre à nu, de l'amener dans un endroit où il était le mieux vu des spectateurs de la ville et de le déchirer à coups de fouet. Les Juifs furent alors saisis d'une vive compassion pour ce jeune homme et là ville entière éclata en gémissements - plainte excessive, semble-t-il, pour le malheur d'un seul homme. A cette vue, Bassus ourdit un stratagème contre les Juifs ; il se proposa de redoubler leur émotion et de les contraindre à lui livrer la forteresse en échange de la vie de cet homme; son espérance ne fut pas déçue. Il ordonna donc de dresser une croix, comme s'il allait aussitôt attacher Éleazar ; les défenseurs de la citadelle, à ce spectacle, s'abandonnèrent à une affliction plus vive encore et, avec des cris perçants, hurlèrent qu'on leur infligeait une douleur insupportable. Alors Éléazar les supplia de ne pas le laisser subir la plus cruelle des morts, mais de veiller à leur propre salut en cédant à la force et à la fortune des Romains, maintenant que tous les autres s’étaient soumis. Les Juifs. ébranlés par ses paroles et par les vives prières qu'on leur adressait pour lui d'au dedans la ville, - car Éléazar était d'une grande famille très nombreuse - se laissèrent aller, malgré leur caractère, à la pitié ; ils envoyèrent bien vite quelques messagers, promettant de livrer la citadelle, demandant l'autorisation de s'éloigner en toute sûreté et d'emmener Éléazar. Les Romains et leur général accordèrent ces conditions ; mais la multitude de la ville basse, apprenant la convention particulière conclue par les Juifs, résolut elle-même de fuir secrètement pendant la nuit. Sitôt qu'elle eut ouvert les portes, Bassus en fut averti par ceux qui avaient traité avec lui, soit qu'ils fussent jaloux du salut de cette foule, soit qu'ils craignissent d'être déclarés responsables de sa fuite. Seuls les plus braves des fugitifs purent prendre les devants, faire une trouée et. s'enfuir ; de ceux qui restèrent à l'intérieur, mille sept cents hommes furent tués ; les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves. Cependant Bassus crut qu'il fallait maintenir les conditions arrêtées avec ceux qui avaient livré la forteresse ; il les laissa donc partir et leur rendit Éléazar. 5. [210] Après avoir réglé cette affaire, il se hâta de conduire son armée contre la forêt appelée Jarde (42) ; il avait appris, en effet, que beaucoup de Juifs s'y étaient rassemblés, après s'être échappés de Jérusalem et de Machaeron, pendant le siège de ces deux villes. Arrivé là, il reconnut que la nouvelle n'était pas fausse ; il fit donc cerner d'abord par sa cavalerie tout le terrain, afin de rendre ainsi la fuite impossible à ceux des Juifs qui oseraient tenter de percer ; quant aux fantassins, il leur ordonna de couper les arbres de la forêt où s'étaient abrités les fugitifs. Les Juifs furent donc réduits à la nécessité de tenter quelque grande action d'éclat, de risquer une lutte aventureuse pour arriver peut-être à s'échapper ; s'élançant en rangs serrés et avec des cris, ils tombèrent sur les troupes qui les cernaient. Celles-ci leur opposèrent une forte résistance, et comme ils déployaient au plus haut degré, les uns l'énergie du désespoir, les autres l'ardeur de vaincre, le combat se prolongea assez longtemps : mais le terme n'en fut pas le même pour les deux partis opposés. Du côté des Romains, il n'y eut en tout que douze tués et quelques blessés ; mais aucun des Juifs ne sortit sain et sauf de l'engagement. Ils moururent tous au nombre d'environ trois mille, avec leur chef Judas, fils d'Ari, dont nous avons dit précédemment (43) que, commandant un corps de troupe pendant le siège de Jérusalem, il était descendu dans un des souterrains et avait réussi à s'enfuir sans être vu.
6. [216] Vers ce temps-là César manda à
Bassus et à Laberius Maximus, qui était procurateur, d'affermer toutes les
terres des Juifs. Il ne voulait pas bâtir là de ville, mais se les réserver
comme domaine particulier : il donna seulement à huit cents soldats licenciés
de l'armée romaine un territoire pour s'établir à l'endroit appelé Emmaüs,
éloigné de trente stades de Jérusalem (44). Malheurs de la Commagène; invasions des Alains 1-2. -Paetus envahit la Commagène ; fuite d'Antiochos. - 3. Antiochos fait la paix avec Vespasien. - 4. Les Alains envahissent la Médie.
1. [219] Dans la quatrième année du règne
de Vespasien, il arriva qu'Antiochos, roi de Commagène, tomba avec toute sa
famille dans de grands malheurs pour les raisons que voici. Caesennius Paetus (46),
alors nommé gouverneur de Syrie, écrivit à César, soit qu'il fût sincère,
soit par haine d'Antiochus (ce point n'a pas été bien élucidé) ; il y disait
qu'Antiochos et son fils Epiphanes avaient résolu de se révolter contre les
Romains et conclu une alliance avec le roi des Parthes. Il convenait donc à
César de s'assurer d'eux, de crainte que, prenant les devants, ils
n'entreprissent des opérations et ne troublassent tout l'Empire romain par la
guerre. César ne pouvait négliger une telle dénonciation qui le surprit ; car
le voisinage des deux rois rendait l'affaire très digne d'attention. Samosate,
qui est la ville la plus importante de la Commagène, est, en effet, située sur
l'Euphrate, en sorte que les Parthes, s'ils avaient conçu un tel dessein,
eussent trouvé un passage facile et une réception assurée. Paetus, dont le
témoignage avait trouvé crédit, eut l'autorisation de faire ce qu'il jugerait
opportun. Aussitôt sans qu'Antiochos et ses amis s'y attendissent, il envahit
la Commagène, à la tête de la sixième légion, accrue de cohortes
auxiliaires et de quelques escadrons de cavalerie. Il avait en outre pour
alliés deux rois : celui de Chalcis (47),
Aristobule, et celui de la principauté dite d'Emèse, Scemus. 2. [230] Paetus envoya un détachement prendre possession de Samosate, et tint ainsi la ville en son pouvoir. Lui-même, avec le reste de ses troupes, se lança à la poursuite d'Antiochos. Le roi ne se laissa pas contraindre, même par la nécessité, à commettre quelque acte d'hostilité contre les Romains ; déplorant son sort, il se résigna à souffrir ce qu'il fallait supporter. Mais ses fils, jeunes, ayant l'expérience de la guerre, et remarquables parleur vigueur physique, ne devaient pas facilement accepter leur malheur sans résistance. Epiphanes (48) et Callinicos recoururent donc à la force. Il s'ensuivit une bataille acharnée qui dura tout le jour ; les princes montrèrent un brillant courage et se retirèrent, le soir venu, avec leurs troupes, qui n'avaient pas été entamées. Cependant Antiochos ne put se résoudre à rester en place, après une bataille dont l'issue avait été indécise ; il prit sa femme et ses filles et s'enfuit avec elles en Cilicie. Cette conduite ébranla le moral de ses troupes qui, le considérant comme ayant condamné lui-même sa royauté, firent défection et, désespérés, passèrent aux Romains. Craignant donc d'être complètement abandonnés par leurs compagnons de lutte, Epiphanes et son entourage durent nécessairement chercher leur salut dans la fuite ; il n'y eut en tout que dix cavaliers pour passer l'Euphrate avec ceux. De là ils se rendirent sans péril auprès du roi des Parthes, Vologèse, qui, loin de les mépriser comme des fugitifs leur accorda tous les honneurs comme s'ils jouissaient encore de leur ancienne félicité. 3. [238] Quand Antiochos fut arrivé à Tarse, ville de Cilicie, Paetus envoya pour l'arrêter un centurion et le fit conduire enchaîné à Rome. Vespasien ne put souffrir que ce roi fût amené devant lui en cet état ; il aima mieux prendre en considération leur ancienne amitié que de lui témoigner, sous prétexte de guerre, une colère inexorable. Il ordonna donc, pendant qu'Antiochos était encore en route, de lui enlever ses liens et, le dispensant du voyage à Rome, de le laisser vivre pour le moment à Lacédémone. Il lui accorda, en outre, une pension considérable, qui lui permit de mener une existence, non seulement aisée, mais digne d'un roi. Quand Epiphanes et ses compagnons apprirent cela, après avoir conçu de fortes craintes au sujet d'Antiochos, ils furent délivrés de leurs graves et pénibles inquiétudes. Ils espérèrent même se réconcilier avec César, car Vologèse lui avait écrit à leur sujet ; ils ne pouvaient, en effet, malgré les agréments de leur existence, se résigner à vivre hors de l'Empire romain. Aussi, quand César les y autorisa avec bienveillance, ils se rendirent à Rome ; le père y vint bientôt lui-même de Lacédémone. Ils y demeurèrent désormais, traités avec toutes les marques de considération. 4. [244] Nous avons précédemment exposé quelque part (49) que les Alains sont une tribu de Scythes, habitant aux bords du Tanaïs et du marais de la Méotide (50). A cette époque, ils formèrent le dessein d'envahir, pour les piller, la Médie et les régions au delà. Ils traitèrent avec le roi d'Hyrcanie (51), maître du passage que le roi Alexandre a fermé avec des portes de fer (52). Quand ce prince leur en eut ouvert l'accès, ils se précipitèrent en masse, sans que les Mèdes en eussent rien pressenti, dans une contrée fort peuplée, remplie de troupeaux de diverses espèces, qu'ils ravagèrent : personne n'osa s'opposer à leur marche, car le roi de ce pays, Pacoros (53), s'était enfui épouvanté dans des lieux inaccessibles, abandonnant tout le reste ; et c'est à peine s'il put racheter aux Alains sa femme et ses concubines prisonnières, au prix de cent talents. Pillant sans danger et sans résistance, les Alains s'avancèrent, en ravageant tout , sur leur passage, jusqu'en Arménie. Tiridate (54), roi de ce pays, marcha à leur rencontre. Dans le combat qu'il livra, il s'en fallut de peu qu'il ne fût pris vivant ; l'un des Alains lui avait jeté de loin une corde qui l'enserra et allait la tirer à lui quand le prince la coupa rapidement avec son épée et prit la fuite. Cependant les Barbares, que ce combat avait encore rendus plus sauvages, dévastèrent tout le territoire, emmenèrent des deux royaumes un grand nombre de prisonniers et beaucoup d'autre butin, puis retournèrent dans leur pays (55). Les Romains assiègent Masada
1. Les Romains attaquent Masada. -2-7. Siège de cette ville.
1. [252] En Judée, Bassus était mort, et
Flavius Silva lui succéda comme gouverneur (56).
Voyant tout le territoire asservi par la guerre à l'exception d'une seule
forteresse qui restait encore insurgée, il dirigea une expédition contre elle,
après avoir rassemblé toutes les forces qu'il avait dans la région. Cette
place se nomme Masada (57). Les sicaires qui
l'avaient occupée étaient commandés par un homme de qualité, Éléazar,
descendant de ce Judas qui persuada, comme nous l'avons rapporté (58),
un assez grand nombre de Juifs à ne pas se faire inscrire, au temps où
Quirinius fut envoyé en Judée pour présider au recensement. A ce moment, les
sicaires se concertèrent contre ceux qui voulaient se soumettre aux Romains ;
ils les poursuivaient de toutes manières comme des ennemis, pillant leurs
biens, volant leurs troupeaux, mettant le feu à leurs habitations. Ils
déclaraient ne voir aucune différence entre des étrangers et ceux qui avaient
si lâchement trahi la liberté des Juifs, digne d'être défendue par les
armes, ceux qui avaient déclaré leurs préférences pour la servitude sous le
joug romain. Mais ce langage n'était qu'un prétexte pour voiler leur cruauté
et leur avidité, ce que leurs actes montrèrent clairement. Car ces gens que
les sicaires attaquaient prirent part avec eux à la sédition et apportèrent
leur concours, dans la guerre contre les Romains, à ces mêmes hommes qui leur
firent souffrir dans la suite des atrocités plus cruelles encore. Convaincus
depuis longtemps d'avoir allégué des prétextes mensongers, ils redoublaient
leurs rigueurs contre ceux qui, par de justes raisons, leur reprochaient leur
méchanceté. Car ce temps fut bien fertile parmi les Juifs en cruautés
variées ; on ne laissait sans la perpétrer aucune œuvre scélérate ; même
l'imagination, appliquée à cette recherche, n'aurait pu découvrir de forfait
nouveau. C'était. comme une maladie contagieuse, sévissant dans le particulier
et en public ; il y avait émulation à qui surpasserait les autres en
impiétés envers Dieu, en injustices contre le prochain. Les puissants
opprimaient la foule, la multitude cherchait à perdre les puissants ; car les
uns avaient la passion de la tyrannie, les autres celle d'exercer des violences
et de piller les biens des riches. 2. [275] Le général romain marcha avec ses troupes contre Éléazar et les sicaires qui occupaient avec lui Masada (59) ; il s'empara rapidement de tout le territoire, dont il garnit de troupes les positions les plus avantageuses. Puis il éleva un mur tout autour de la place, pour rendre la fuite difficile aux assiégés, et y posta des gardes. Lui-même choisit, pour l'assiette de son camp, le lieu le plus propre aux opérations de siège, là où les rochers de la forteresse se rapprochaient de la montagne voisine ; l'approvisionnement y offrait d'ailleurs des difficultés. Non seulement les vivres y étaient convoyés de loin, au prix de grandes fatigues pour les Juifs chargés de cette tâche, mais encore l'eau devait être apportée dans le camp, en l'absence de toute source, voisine. Après avoir veillé à ces préparatifs, Silva entreprit le siège, qui exigea beaucoup d'habileté et d'efforts, à cause de la force de cette citadelle, qui est naturellement disposée comme je vais le dire. 3. [280] Un rocher d'un assez vaste pourtour et d'une grande hauteur est de toutes parts isolé par de profonds ravins, dont on ne voit pas le fond. Ils sont escarpés et inaccessibles aux pieds de tout être vivant, sauf en deux endroits où la roche se prête à une ascension pénible. De ces deux chemins, l'un part du lac Asphaltite dans la direction de l'est ; l'autre est à l'ouest et offre plus de facilité à la marche. On appelle le premier « serpent », à cause de son étroitesse et de ses nombreux détours : car il est coupé là où les escarpements font saillie, revient souvent sur lui-même, puis. s'allongeant peu à peu, poursuit à grand peine sa progression. Tout homme qui suit ce chemin doit s'appuyer alternativement sur chaque pied, car la mort le guette ; de chaque côté s'ouvrent des abîmes qui peuvent glacer d'effroi le plus brave. Quand on a suivi le chemin l'espace de trente stades, on n'a plus devant soi qu'un sommet sans pointe terminale, qui forme sur la crête une surface plane. C'est sur ce plateau que le grand-prêtre Jonathas (60) construisit d'abord une forteresse, qu'il appela Masada ; dans la suite, le roi Hérode s'occupa avec grand zèle de mettre cette place en état. Il éleva tout autour du sommet, sur une longueur de sept stades, une muraille de pierres blanches, haute de douze coudées, épaisse de huit ; au-dessus d'elle se dressaient trente-sept tours, hautes de cinquante coudées, d'où l'on pouvait passer dans des habitations construites sur toute la face intérieure du mur. Le roi avait réservé à la culture le sommet, qui est fertile et d'une terre plus meuble que toutes les plaines ; de cette façon, s'il y avait disette de provisions du dehors, la famine épargnerait ceux qui auraient confié leur salut à la forteresse. Il y bâtit aussi un palais sur la pente ouest, sous les remparts de la citadelle et tourné vers le nord. Le mur de ce palais était haut et solide ; il était flanqué aux angles de quatre tours de soixante coudées de haut. A l'intérieur, la disposition des appartements, des portiques et des bains offrait beaucoup de variété et de luxe ; partout s'élevaient des colonnes monolithes : les murs et le pavé des appartements étaient revêtus de mosaïques aux couleurs variées. Près de chacun des endroits habités, tant sur la hauteur qu'autour du palais et devant le rempart, il avait fait creuser beaucoup de grandes citernes dans le roc, pour fournir de l'eau en même abondance que s'il y avait eu des sources. Une route creuse, invisible du dehors, conduisait du palais au sommet de la colline. Du reste, il était difficile aux ennemis de faire usage même des routes que l'on voyait, car celle de l'orient est, comme nous l'avons dit, naturellement inaccessible, et Hérode avait fortifié celle de l'occident, dans sa partie la plus étroite, par une forte tour, qu'une distance d'au moins mille coudées séparait du sommet, et qu'il n'était, ni possible de tourner ni facile de prendre. Même pour des voyageurs n'ayant rien à craindre, la sortie en était malaisée. Ainsi la nature et la main des hommes avaient fortifié cette place contre les attaques des ennemis. 4. [295] On admirait encore davantage la richesse et le bon état des approvisionnements accumulés ; en effet, on tenait en réserve du blé, en quantité suffisante pour un long temps, plus beaucoup de vin et d'huile, de légumes secs d'espèces variées, des monceaux de dattes. Éléazar, quand il s'empara par ruse de cette place forte, avec les sicaires (61), trouva toutes ces provisions bien conservées, nullement inférieures à celles qui avaient été déposées à une date récente : et cependant, depuis cet aménagement jusqu'à la prise de Masada par les Romains, il s'était écoulé près de cent ans. Néanmoins les Romains trouvèrent sans trace de corruption ce qui restait des fruits. Cette conservation doit être attribuée à l'air, que l'altitude de la citadelle préserve de tout mélange de terre ou de bourbe. On trouva aussi une multitude d'armes de toute espèce que le roi avait mises en réserve comme un trésor et qui eussent pu suffire aux besoins de dix mille hommes ; du fer, du bronze, et même du plomb non travaillés ; tous ces approvisionnements avaient été faits pour des motifs sérieux. On dit même qu'Hérode préparait cette forteresse pour lui servir de refuge, en prévision d'un double danger : d'une part la multitude des Juifs, qui pouvaient le renverser et ramener au pouvoir les rois de la dynastie antérieure ; de l'autre, péril plus grand et plus terrible, la menace de Cléopâtre, reine d'Égypte. Car celle-ci ne cacha jamais son dessein, mais pressa Antoine, dans ses fréquents entretiens, de tuer Hérode et de lui donner à elle le royaume des Juifs (62). On est étonné qu'Antoine. misérablement asservi par l'amour de cette femme, ait négligé d'accéder à sa requête qu'on ne pouvait guère s'attendre à le voir rejeter. Voilà donc les craintes qui déterminèrent Hérode à fortifier Masada : il devait ainsi laisser aux Romains cette tâche suprême pour achever la guerre contre les Juifs. 5. [304] Lorsque le général romain eut comme nous l'avons dit (63), entouré extérieurement d'une muraille tout le terrain et prévenu, par la plus stricte surveillance, la fuite vies défenseurs, il entreprit le siège, n'avant trouvé qu'un endroit capable de recevoir des terrasses. Il y avait, en effet, derrière la tour qui protégeait la route de l'ouest vers le palais et le faite de la colline, un éperon rocheux d'une largeur considérable et formant saillie, mais de trois cents pieds au-dessous du sommet de Masada : on l'appelait Leuké, la « Roche blanche ». Silva y monta donc, !'occupa et ordonna à l'armée d'apporter des charges de terre. Grâce au zèle que les soldats déployèrent dans ce travail et à leur grand nombre, la terrasse s'éleva, solide, à la hauteur de deux cents pieds. Cependant une plate-forme de ces dimensions ne parut pas assez solide et résistante pour porter les machines destinées à l'assaut : aussi éleva-t-on au-dessus un "cavalier", de fortes pierres bien ajustées, large et haut de cinquante coudées. La construction des engins fut analogue à celle que Vespasien d'abord, et ensuite Titus avaient imaginée pour le siège des places ; de plus, on éleva une tour de cent coudées entièrement blindée de fer, du haut de laquelle les Romains, grâce au grand nombre de leurs oxybèles et onagres, lançaient des projectiles contre les défenseurs du rempart, dont ils les chassaient en les obligeant à se dérober. En même temps Silva mit en place un puissant bélier, avec ordre de battre continuellement la muraille, qui fut entamée, non sans peine, sur une certaine étendue et renversée. Les sicaires s'empressèrent de bâtir à l'intérieur un autre mur, auquel les machines ne devaient pas faire subir le même sort qu'au premier, car pour le rendre flexible et capable d'amortir la violence du choc, ils le construisirent de la façon suivante. Ils unirent les unes aux autre, à leurs extrémités, de grandes poutres disposées dans le sens de leur longueur. Il y en avait ainsi deux rangées parallèles, séparées l'une de l'autre par un intervalle égal à l'épaisseur du mur, et l'entre-deux était formé d'un amoncellement de terre. En outre, dans la crainte que la terre ne se répandit quand on battrait cette terrasse (64), ils relièrent encore par des poutres transversales celles qui étaient disposées en longueur. L'ouvrage était donc, aux yeux des ennemis, semblable à un édifice maçonné. Les coups des machines, portés contre cette matière qui leur cédait, s'amortissaient, et même, comme ce martèlement la comprimait, elle n'en devenait que plus solide. A cette vue, Silva jugea qu'il détruirait plutôt ce mur par le feu; il ordonna donc aux soldats de lancer en grand nombre des torches enflammées. Le mur, formé surtout de pièces de bois, prit feu rapidement ; embrasé dans sa profondeur, il développa un grand incendie. Dès le début de cet incendie, le vent du nord qui soufflait dans leurs visages inspira des craintes aux Romains ; comme il se rabattait sur eux d'en haut, il poussait les flammes contre eux, et peu s'en fallut même qu'ils ne désespérassent de leurs machines, prêtes à s'embraser aussi. Mais ensuite le vent, comme par une intervention surhumaine, changea subitement, et celui du sud, soufflant avec violence en sens contraire, ramena et rejeta l'incendie contre la muraille, qui bientôt flamba tout entière du haut en bas. Les Romains, ainsi assistés du secours de Dieu, se retirèrent joyeux dans leur camp, résolus à attaquer les ennemis le lendemain ; pendant cette nuit, leurs postes de garde veillèrent avec plus de soin que jamais, afin de ne laisser échapper aucun fuyard.
6. [320] Cependant Éléazar ne conçut pas la
pensée de fuir et n'autorisa personne à le faire. Quand il vit que le mur
était consumé par le feu, il n'imagina aucun moyen de salut ni de défense et,
réfléchissant sur le traitement que les Romains, une fois maîtres de la
place, feraient subir aux défenseurs, à leurs femmes et à leurs enfants, il
décida que tous devaient mourir après avoir pris cette résolution, la
meilleure dans les circonstances présentes, il réunit les plus courageux lie
ses compagnons et les exhorta en ces termes à agir ainsi :
7. [337] Telles furent les paroles
d'Éléazar. Elles ne produisirent pas la même impression sur tous les
assistants. Les uns avaient hâte d'obéir, et ils étaient presque joyeux à la
pensée d'une mort aussi belle : mais il y en avait d'autres, d'un cœur moins
ferme, qui étaient touchés de compassion pour leurs femmes et leurs familles,
et sans doute aussi pour eux-mêmes, voyant la mort de si près. Ils se
regardaient les uns les autres, et leurs larmes disaient assez leur refus.
Éléazar, les voyant céder à la crainte et leurs âmes fléchir devant la
grandeur de son dessein, craignit que ceux même qui avaient entendu avec
fermeté son discours ne fussent amollis par les supplications et les larmes des
autres. Il ne renonça donc pas à les exhorter et, s'enflammant lui-même
s'animant d'une brûlante ferveur, il commença une harangue plus brillante
encore sur l'immortalité de l'âme, en proie à une vive indignation et
regardant fixement ceux qui pleuraient : Prise de Masada ; suicide de la population 1-2. Prise de Masada
1. [389] Il voulait continuer ses exhortations
quand tous l'interrompirent et, pleins d'une irrésistible ardeur,
s'empressèrent pour accomplir l'acte qu'il leur conseillait. Agités comme d'un
transport divin, ils s'éloignaient, impatients de se devancer les uns les
autres, jugeant que c'était une preuve éclatante de courage et de sagesse de
ne pas se laisser voir parmi les derniers. Tant était fort l'amour de leurs
femmes, de leurs enfants et de leur propre mort qui les inspirait ! Quand ils
arrivèrent à l'acte suprême, ils n'eurent pas. comme on l'eût cru, de
défaillances ; ils gardèrent leur résolution aussi fermement tendue qu'à
l'instant où ils entendirent le discours d'Éléazar ; chez tous subsistaient
des sentiments émus et affectueux, mais la raison l'emportait, parce qu'elle
leur paraissait avoir pris le parti le plus sage pour les êtres qui leur
étaient les plus chers. Ensemble, ils embrassèrent, étreignirent leurs
femmes, serrèrent dans leurs bras leurs enfants, s'attachant avec des larmes à
ces derniers baisers ; ensemble, comme si des bras étrangers les eussent
assistés dans cette œuvre, ils exécutèrent leurs résolution, et la pensée
des maux que ces malheureux devaient souffrir, s'ils tombaient aux mains des
ennemis, était pour les meurtriers, dans cette nécessité de donner la mort,
une consolation. Enfin, nul ne se trouva inférieur à un si grand dessein; tous
percèrent les êtres les plus chéris. Malheureuses victimes du sort, pour qui
le meurtre de leurs femmes et de leurs enfants, exécuté de leur main,
paraissait le plus léger de leurs maux !
2. [402] Cependant les Romains, qui
s'attendaient encore à combattre, équipés dès l'aurore, rejoignirent par des
ponts volants les terrassements aux abords de la place et commencèrent
l'assaut. Comme ils n'apercevaient aucun ennemi et voyaient de toutes parts une
affreuse solitude, et à l'intérieur, dans un profond silence, l'incendie. ils
se demandaient avec inquiétude ce qui s'était passé. Enfin, quand ils furent
arrivés à portée de trait, ils poussèrent de grands cris pour attirer
quelqu'un des défenseurs. Les pauvres femmes entendirent cette clameur ; elles
sortirent des souterrains et racontèrent aux Romains ce qui était arrivé ;
l'une d'elles rapporta exactement le discours d'Éléazar et les circonstances
de la tuerie. Les sicaires en Égypte ; destruction du temple d'Onias 1. Les sicaire, en Egypte. 2-4. Destruction du temple d'Onias.
1. [407] Après la prise de Masada, effectuée
dans ces conditions, le général laissa dans la place une garnison, puis se
rendit à Césarée avec ses troupes. Car il ne restait plus un ennemi dans le
pays, déjà soumis tout entier par une longue guerre qui avait répandu dans
beaucoup de colonies juives, même très éloignées, des rumeurs et des dangers
de troubles. C'est ainsi qu'après les événements, de nombreux Juifs
trouvèrent encore la mort à Alexandrie d'Égypte. Car ceux des sicaires qui
purent échapper à la répression de la révolte et s'y réfugièrent, non
contents de s'être sauvés, commencèrent de nouvelles menées
révolutionnaires et persuadèrent à une grande partie des hôtes qui les avait
accueillis de revendiquer leur indépendance, de nier que les Romains fussent
supérieurs et de considérer Dieu comme leur seul maître. Quand ils virent
quelques Juifs de condition élevée se dresser contre eux, ils les égorgèrent
et s'attachèrent aux autres en les exhortant à se révolter. Alors les chefs
du conseil (71), en présence de ces
égarements des sicaires, jugèrent qu'il serait dangereux pour eux de négliger
ces tentatives ; ils réunirent donc tous les Juifs en assemblée et
condamnèrent la fureur désespérée des sicaires en les dénonçant comme les
auteurs de tous ces troubles ; ils déclarèrent que ces hommes, n'ayant pas,
même dans la fuite, l'espérance d'un salut assuré, - car reconnus par les
Romains, ils seraient bientôt mis à mort - faisaient maintenant retomber tout
le malheur mérité par eux sur ceux qui n'avaient participé à aucun de leurs
crimes. 2. [420] Lupus (72), qui était. alors gouverneur d'Alexandrie, manda aussitôt à César ce mouvement des Juifs. Celui-ci, qui se méfiait des Juifs à cause de leur continuel penchant à la révolte, craignant qu'ils ne se réunissent en corps et n'attirassent à eux quelques alliés, ordonna à Lupus de détruire dans la région dite d'Onias le temple des Juifs (73). Celui-ci s'élève en Égypte dans une région qui a été colonisée et a reçu son nom dans les circonstances que voici. Onias, fils de Simon, un des grands-prêtres de Jérusalem, fuyant Antiochos, roi de Syrie (74), qui était alors en guerre avec les Juifs, vint à Alexandrie, où Ptolémée le reçut avec bienveillance à cause de la haine de ce roi contre Antiochos. Onias lui promit de lui procurer l'alliance du peuple juif, s'il se laissait persuader par ses paroles. Comme le roi lui promettait de faire ce qu'il pourrait, Onias lui demanda l'autorisation de construire un temple en quelque point de l'Égypte, et de servir Dieu suivant les coutumes des ancêtres ; il ajouta qu'ainsi les Juifs seraient encore plus hostiles à Antiochos, qui avait ruiné le Temple de Jérusalem, qu'ils témoigneraient au roi d'Égypte encore plus de bienveillance, et que la tolérance de leur culte en attirerait un plus grand nombre auprès de lui. 3. [426] Gagné par ces paroles, Ptolémée lui assigna un territoire situé à cent quatre vingts stades de Memphis, dans le nome dit d'Héliopolis. C'est là qu'Onias bâtit une citadelle, puis éleva un temple, non point pareil à celui de Jérusalem, et ressemblant plutôt à une tour faite de grandes pierres qui s'élevait à soixante coudées. Mais l'autel fut construit à l'image de celui de la métropole et le temple orné d'objets semblables, sauf le chandelier : à la place de celui-ci, Onias fit fabriquer une lampe d'or, répandant une lumière éclatante, qu'il suspendit à une chaîne d'or. Toute l'enceinte était fermée d'un mur de briques cuites, muni de portes de pierre. Le roi fit don à ce temple de grandes terres pour lui constituer des revenus, assurant ainsi aux prêtres une vie facile et à Dieu tout ce qu'exigeait la piété. Dans tout cela Onias n'obéissait pas à des sentiments louables ; il y avait en lui l'intention de rivaliser avec les Juifs de Jérusalem, car il leur en voulait de son exil - et il espérait crue par la construction de ce temple il y attirerait la multitude loin de la métropole. Il y avait d'ailleurs une prophétie qui remontait à six cent ans en arrière (75) et dont l'auteur, sous le nom d'Isaïe, annonçait la fondation de ce temple eu Egypte, par la main d'un Juif. C'est donc ainsi que ce temple fut construit. 4. [433] Quand Lupus, le gouverneur d'Alexandrie, eut reçu la lettre de César, il se rendit à ce sanctuaire, se fit livrer quelques-unes des offrandes et ferma le temple. Lupus mourut peu après ; Paulinus, qui lui succéda dans ce gouvernement, ne laissa en place aucun des objets du culte et menaça les prêtres de peines graves s'ils ne les lui apportaient pas tous. Il ne permit pas à ceux qui voulaient honorer Dieu d'entrer dans le temple, en ferma les portes et le rendit complètement inaccessible, de manière à ne laisser dans ce lieu aucune trace du culte divin. Depuis la fondation du temple jusqu'à sa fermeture, il s'était écoulé trois cent quarante trois ans (76). Les sicaires à Cyrène; accusation portée contre Josèphe. Épilogue 1. Sédition des sicaires à Cyrène. - 2. Conduite infâme de Catullus. - 3. Accusation contre Josèphe. - 4. Fin misérable de Catullus. - 5. Epilogue de l'histoire de la guerre des Juifs. 1. [437] La fureur des sicaires s'attaqua aussi comme une épidémie aux villes de la Cyrénaïque, Jonathan, le plus scélérat des hommes, tisserand de son métier, se réfugia à Cyrène ; il persuada un assez grand nombre de pauvres gens de le suivre et les emmena au désert, leur promettant de leur montrer dis signes divins et des apparitions. Son entreprise et ses fourberies restèrent généralement ignorées ; cependant les Juifs les plus distingués de Cyrène dénoncèrent à Catullus, gouverneur de la Libye pentapolitaine, l'exode et les menées de Jonathas. Le gouverneur envoya des cavaliers et des fantassins et s'empara facilement de cette troupe désarmée. La plupart furent tués, d'autres pris vivants et amenés à Catullus. Quant a l'instigateur, Jonathan, il se sauva sur l'heure, mais fut pris après des recherches actives faites dans tout le pays. Conduit devant le gouverneur, il imagina un moyen d'échapper lui-même au supplice et de fournir ainsi à Catullus l'occasion de sévir injustement, car il prétendit faussement que les Juifs les plus riches lui avaient suggéré son dessein. 2. [443] Catullus accueillit avec empressement ces calomnies et enfla considérablement l'affaire, en prenant un ton tragique pour se donner l'apparence d'avoir, lui aussi, triomphé d'une guerre juive. Qui pis est, non content d'ajouter foi aux mensonges des sicaires, il en fut encore l'inspirateur; c'est ainsi qu'il donna l'ordre à Jonathas de dénoncer un certain Juif, du nom d'Alexandre dont il était depuis longtemps l'ennemi et auquel il portait une haine ouverte ; il enveloppa dans ses accusations Bérénice, la femme d'Alexandre, les mit à mort tous deux et fit égorger après eux tous les Juifs connus par leur richesse, c'est-à-dire environ un millier d'hommes. Il croyait commettre ces crimes avec sécurité, parce qu'il confisquait leurs patrimoines au profit du fisc impérial.
3. [447] Pour empêcher même que des Juifs
d'autres pays pussent dénoncer son injustice, il poussa plus loin le mensonge
et persuada Jonathas et quelques-uns de ceux qui avaient été pris avec lui
d'étendre l'accusation de révolte aux Juifs les plus considérés d'Alexandrie
et de Rome. Un de ceux qui furent ainsi accusés frauduleusement était
Josèphe, l'auteur de cette histoire (77). 4. [451] Catullus, grâce à l'humanité des empereurs, fut seulement réprimandé ; mais il devint, peu de temps après, la proie d'une maladie compliquée et incurable qui le fit mourir douloureusement. Ce n'est pas seulement dans son corps qu'il était puni, car . la maladie dont souffrait son âme était encore plus atroce. En proie à des terreurs, il s'écriait souvent qu'il voyait les spectres de ceux qu'il avait tués se dresser devant lui ; incapable de réprimer ses transports, il s'élançait de sa couche comme s'il était soumis à des tortures et au supplice du feu. Le mal faisait de jour en jour des progrès ; ses entrailles rongées sortaient de son corps ; c'est ainsi qu'il mourut, donnant la preuve la plus manifeste que la Providence divine punit les méchants. 5. [454] Ici se termine cette histoire, que nous avons promis d'écrire avec une grande exactitude pour l'instruction de ceux qui veulent connaître les circonstances de cette guerre des Romains contre les Juifs. Pour le style (78), je laisse à mes lecteurs le soin de l'apprécier. Mais quant à la vérité des faits, je ne crains pas de dire avec assurance que ce fut, dans tout le cours de mon récit, le seul but où j'aie visé.
(01) Sur
les faits relatés dans le livre, comparez Tacite, Hist., III-V, et Dion
Cassius, livre LXVI. |