LIVRE II
Depuis
la mort d'Hérode jusqu'au début de l'insurrection (4 av. J.-C. - 66 ap. J.-C.)
Avertissement :
Ce livre va depuis la mort d'Hérode (4 av. J. -C.) jusqu'à l'explosion de la
grande insurrection contre Rome (66 ap. J.-C.). Les six premiers chapitres
(jusqu'à VI), qui nous conduisent jusqu'à l'investiture définitive d'Archélaüs,
ont sûrement pour source l'Histoire
de Nicolas de Damas. Le long fragment 5 chez C. Müller, FHG. III, p. 351 354
raconte, en effet, les événements depuis l'affaire de Sylléus et le supplice
des fils de Mariamme jusqu'à l'investiture d'Archélaüs d'une manière
conforme au récit de Josèphe (ici et dans Ant.) et en termes souvent
identiques. Müller range, il est vrai, ce fragment parmi les extraits de l'Autobiographie
de Nicolas, mais le Cod. Escorialensis, qui l'a conservé, le donne comme
extrait ἐκ τῆς ἱστορίας Νικολάου : si Nicolas y est constamment en scène, cela prouve seulement la
vanité du personnage. Nicolas doit être mort à Rome pendant le principat
d'Archélaüs. A partir du ch. VII (Ant., XVII, 12) Josèphe, privé de ce guide
excellent, n'a eu jusqu'à l'époque où commencent ses souvenirs personnels
(ch. XIII, Ant., XX, 11) que des sources très défectueuses, par exemple des Histoires
générales des empereurs romains, moins détaillées que celles qu'il a
plus tard utilisées dans son récit des Antiquités.
1.
[1] La nécessité où se trouva Archélaüs d'entreprendre le voyage de Home fut le
signal de nouveaux désordres. Après avoir donné sept jours au deuil de son père
et offert au peuple un somptueux banquet funèbre - coutume juive qui réduit à
la pauvreté bien des gens qui se croient obligés de traiter ainsi tout le
peuple faute de quoi ils
passeraient pour impies
- il reprit un vêtement blanc et se rendit au Temple où le peuple le reçut
avec des acclamations variées. Archélaüs harangua les Juifs du haut d'une
tribune élevée et d'un trône d'or. Il témoigna sa satisfaction du zèle
qu'ils avaient montré pour les funérailles de son père et des marques
d'affection qu'ils lui donnaient comme à un roi déjà confirmé dans son
pouvoir. Cependant pour le moment, il s'abstiendrait non seulement d'exercer
l'autorité d'un roi, mais encore d'en prendre le titre, jusqu'à ce que César,
que le testament d'Hérode avait fait maître de tout, eût ratifié ses droits
à la succession ; déjà à Jéricho, quand l'armée avait voulu ceindre
son front du diadème, il ne l'avait pas accepté. Cela ne l'empêcherait pas de
récompenser généreusement le peuple aussi bien que les soldats de leur
empressement et de leur dévouement dès que les maîtres du monde lui auraient
définitivement donné la couronne car il s’appliquerait en toutes choses à
les traiter mieux que ne l'avait fait son père.
2.
[4] La multitude, enchantée de ces paroles, voulut aussitôt éprouver les
sentiments du prince en lui présentant force requêtes. Les uns lui criaient
d'alléger les tributs, les autres de supprimer les droits fiscaux,
quelques-uns de mettre en liberté les prisonniers. Dans son désir de complaire
à la foule, il s'empressa d'acquiescer à toutes ces demandes. Ensuite il
offrit un sacrifice et fit bonne chère avec ses amis. Vers le soir, un assez
grand nombre de citoyens, qui ne rêvaient que désordres, s'assemblèrent, et,
alors que le deuil général pour le roi était terminé, instituèrent une cérémonie
et des lamentations particulières en l'honneur de ceux qu’Hérode avait châtiés
pour avoir abattu l'aigle d'or de la porte du sanctuaire.
D'ailleurs rien de moins dissimulé que ce deuil : c'étaient des gémissements
perçants, un chant funèbre réglé, des coups, frappés sur la poitrine, qui
retentissaient à travers la ville entière ; on prétendait honorer ainsi
des hommes qui, par amour pour les lois des ancêtres et pour le Temple,
avaient, disait-on, misérablement péri sur le bûcher. Il fallait, criait-on,
venger ces martyrs en châtiant les favoris d'Hérode, et tout d'abord destituer
le grand prêtre institué par lui,
pour le remplacer par un homme plus pieux et de mœurs plus pures.
3.
[8] Archélaüs, piqué au vif, mais pressé de partir, voulut différer sa
vengeance : il craignait, s'il entrait en lutte avec la multitude, d'être
ensuite retenu par la fermentation générale. Aussi essaya-t-il de la
persuasion plutôt que de la force pour apaiser la sédition. Il envoya secrètement
son général pour exhorter les mutins au calme. Mais, comme celui-ci se
dirigeait vers le Temple, les factieux, avant même qu'il eût ouvert la bouche,
le chassèrent à coups de pierres ; ils en firent autant à ceux qu'Archélaüs
envoya en grand nombre après lui [5a] pour les sermonner. A toutes les objurgations
ils répondirent avec colère, et il devint clair qu'on ne pourrait plus les maîtriser
si leur nombre venait à grossir. Comme la fête des Azymes, que les Juifs
nomment Pâque et qui comporte une grande quantité de sacrifices, était arrivée,
une innombrable multitude affluait de la campagne pour célébrer la fête, et
les instigateurs du deuil en l'honneur des docteurs se groupaient dans le
Temple, où leur faction trouvait toujours de nouveaux aliments. Alors Archélaüs,
pris de crainte et voulant empêcher que cette peste ne se répandit dans tout
le peuple, envoya un tribun à la tête d'une cohorte, avec ordre de saisir de
force les promoteurs de la sédition. Mais toute la foule s'ameuta contre cette
troupe et l'assaillit d'une grêle de pierres ; la plupart des soldats périrent,
tandis que le commandant, couvert de blessures, se sauvait à grand'peine. Puis,
comme si de rien n'était, les mutins retournèrent à leurs sacrifices. Archélaüs
comprit alors que la multitude ne pouvait plus être réprimée sans effusion de
sang ; il envoya donc contre elle toute son armée, l'infanterie en
bataille, à travers la ville, la cavalerie par la plaine. Les soldats, tombant
à l'improviste sur la foule occupée à sacrifier, en tuèrent près de trois
mille et dispersèrent le reste dans les montagnes du voisinage. Vinrent ensuite
des hérauts d'Archélaüs ordonnant à chacun de rentrer à la maison, et tous,
interrompant la fête, s'en retournèrent chez eux.
1.
[14] Quant au prince lui-même, il descendit vers le littoral avec sa mère et ses
amis Poplas [6a], Ptolémée et Nicolas, laissant Philippe pour administrer le palais
et veiller à ses intérêts privés. Salomé partit aussi avec ses enfants,
accompagnée de neveux et de gendres du roi, en apparence pour soutenir les
droits d'Archélaüs à la succession, en réalité pour porter plainte contre
lui au sujet des violations de la loi commises dans le Temple.
2.
[16] Ils rencontrèrent à Césarée Sabinus, procurateur de Syrie,
qui remontait vers la Judée pour prendre charge des trésors d'Hérode. Varus,
qui survint, l'empêcha de continuer sa route : Archélaüs avait mandé ce
gouverneur, par l'entremise de Ptolémée, avec d'instantes prières. Sabinus, déférant
aux désirs de Varus, renonça pour le moment à son projet de courir aux châteaux
forts et de fermer à Archélaüs l'accès des trésors de son père ; il
promit de se tenir en repos jusqu'à la décision de César, et, en attendant,
demeura à Césarée. Mais dès que ceux qui l'avaient arrêté furent partis,
l'un pour Antioche,
l'autre pour Rome, il se rendit en toute hâte à, Jérusalem et prit possession
du palais ; puis, mandant à lui les gouverneurs des châteaux et les
intendants, il chercha à se procurer les comptes du trésor et à mettre la
main sur les châteaux. Cependant, les préposés se souvinrent des instructions
d'Archélaüs : ils continuèrent à veiller scrupuleusement sur leur dépôt,
dont ils devaient compte, disaient-ils, plus à César qu'à Archélaüs.
3.
[20] Sur ces entrefaites, Antipas, à son tour, surgit pour disputer la royauté à
son frère. soutenant que le codicille avait moins d'autorité que le testament
où lui-même avait été désigné pour roi.
Salomé lui avait promis son aide, et aussi un grand nombre de ses parents
qui faisaient la traversée avec Archélaüs. Il s’était concilié encore sa
mère et le frère de Nicolas,
Ptolémée, dont l'influence paraissait grande, à cause du crédit dont il
avait joui auprès d'Hérode : de tous ses amis, c’est, en effet, Ptolémée
que ce roi honorait le plus. Mais Antipas mettait surtout sa confiance dans la
brillante éloquence de l'avocat Irénée ;
aussi écarta-t-il rudement ceux qui lui conseillaient de s’effacer
devant Archélaüs par égard pour son droit d'aînesse et le codicille. A Rome,
le zèle de tous les parents qui haïssaient Archélaüs se tournait en faveur
d'Antipas : tous désiraient en première ligne l'autonomie sous la tutelle
d'un gouverneur romain : mais, à défaut de cette solution, ils préféraient
avoir pour roi Antipas.
4.
[23]
Ils trouvèrent encore pour auxiliaire dans cette intrigue Sabinus qui, dans des
lettres à César, accusa Archélaüs et fit un grand éloge d'Antipas. Après
avoir dressé leur réquisitoire, Salomé et ses amis le remirent entre les
mains de César ; Archélaüs répondit par un résumé de ses droits et
fit adresser par Ptolémée à l'empereur l'anneau de son père et les comptes
du royaume. César, après avoir examiné en son particulier les allégations
des deux partis, supputé la grandeur du royaume, le chiffre des revenus, et
aussi le nombre des enfants d'Hérode, après avoir pris connaissance des
lettres que Varus et Sabinus lui envoyèrent sur ce sujet, réunit un Conseil
des Romains les plus considérables, où il fit pour la première fois entrer Caïus,
fils d'Agrippa et de sa fille Julie, qu'il avait adopté ; puis il ouvrit
les débats.
5.
[26] Alors se leva Antipater, fils de Salomé, qui était de tous les ennemis d'Archélaüs
le plus habile orateur. Il se porta accusateur d' Archélaüs. Tout d'abord,
dit-il, Archélaüs, qui à l'heure actuelle fait mine de demander la couronne,
agit en fait comme roi depuis longtemps. Il amuse maintenant les oreilles de César,
mais il n'a pas attendu sa sentence au sujet de la succession, puisque, après
la mort d’Hérode, il a soudoyé secrètement des gens pour lui ceindre le
diadème, qu'il a pris place sur le trône et donné audience à la manière
d'un roi, distribué des postes dans l'armée, accordé des dignités, promis au
peuple toutes les grâces que celui-ci lui réclamait comme à un roi, rendu à
la liberté des hommes que son père avait emprisonnés pour les plus graves délits.
Et c'est après tout cela qu'il vient demander à l'empereur l'ombre de cette
royauté, dont il a usurpé la substance, faisant ainsi de César un
dispensateur non de réalités, mais de vains titres ! - Antipater fit
encore à son frère le reproche outrageant d'avoir joué la comédie avec le
deuil de son père, le jour donnant à son visage l'expression de la douleur, la
nuit banquetant jusqu'à l'orgie. Si le peuple s'était soulevé, c'est qu'il était
indigné de cette conduite. Arrivant enfin au point principal de son discours,
il insista sur le grand nombre de Juifs massacrés autour du Temple, malheureux
qui s'étaient rendus à la fête et qui furent barbarement immolés au moment où
eux-mêmes allaient offrir leurs sacrifices. Il y avait eu dans le Temple,
disait-il, un amoncellement de cadavres tel que n'en aurait pas produit une
guerre étrangère survenue inopinément. C'est parce qu'il devinait ce naturel
féroce d'Archélaüs que son père ne l'avait jamais jugé digne même d'espérer
le trône, jusqu'au jour où, malade d'esprit encore plus que de corps,
incapable d'un raisonnement sain, il n'avait même plus su quel nom il
inscrivait sur son codicille, alors qu'il n'avait aucun sujet de blâme contre
l'héritier qui figurait dans le testament, rédigé au temps où il avait un
corps plein de santé, une âme libre de toute passion. Si cependant on voulait
à toute force respecter le choix d'un malade, Archélaüs s'était lui-même
reconnu indigne de la royauté par les crimes dont il l'avait souillée. Quel
roi serait-il, une fois investi par César, lui qui, avant de l'être, avait
versé tant de sang !
6.
[33] Après avoir exprimé beaucoup de griefs de ce genre et invoqué comme témoins,
à chacune de ces accusations, la plupart des princes du sang, Antipater cessa
de parler. Alors Nicolas se leva pour la défense d'Archélaüs. Il montra que
le massacre dans le Temple avait été commandé par la nécessité : les
victimes étaient non seulement des ennemis de la royauté, mais encore de César,
qui en était l'arbitre. Quant aux autres faits reprochés à Archélaüs, ses
accusateurs mêmes les lui avaient conseillés. La validité du codicille était
rendue éclatante par le fait qu'il constituait César garant de la succession
le souverain assez sage pour remettre son pouvoir au maître du monde
n'avait pas dû se tromper dans la désignation de son héritier. Le choix de
l'investiteur garantissait la sagesse du choix de l'investi.
7.
[37] Quand Nicolas eut achevé ses explications, Archélaüs s’avança et tomba en
silence aux genoux de César. L'empereur le releva avec beaucoup de
bienveillance, lui témoignant ainsi qu'il le jugeait digne de la succession
paternelle, mais ne lui donna aucune assurance ferme. Après avoir congédié le
Conseil, il passa ce jour-là à réfléchir sur ce qu'il avait entendu, se
demandant s'il valait mieux désigner pour héritier un de ceux que nommaient
les testaments, ou diviser le royaume entre tous les enfants : car le grand
nombre des membres de cette famille paraissait exiger un soulagement.
[39] 1.
Avant que César eût pris une décision à cet égard, la mère d'Archélaüs,
Malthacé, mourut de maladie, et Varus envoya de Syrie des lettres relatives à
la défection des Juifs. Varus avait cet évènement. Après le départ d'Archélaüs,
il était monté à Jérusalem pour contenir les mutins, et comme il était évident
que le peuple ne se tiendrait pas en repos, il avait laissé dans la ville une
des trois légions de Syrie qu'il avait amenées avec lui ; lui-même
s’en retourna à Antioche. L’arrivée de Sabinus fournit aux Juifs
l'occasion d’un soulèvement. Celui-ci essayait de contraindre par la violence
les gardes à lui livrer les citadelles, et recherchait avec âpreté les trésors
royaux, employant à cette tâche non seulement les soldats laissés par Varus,
mais encore la multitude de ses propres esclaves, qu'il pourvut tous d'armes
pour en faire les instruments de son avidité. Quand arriva la Pentecôte
- les Juifs appellent ainsi une fête qui survient sept semaines après Pâque
et qui tire son nom de ce nombre de jours - le peuple s'assembla non pour célébrer
la solennité habituelle, mais pour donner vent à sa colère. Une innombrable
multitude afflua de la Galilée, de l'Idumée, de Jéricho, de la Pérée située
au delà du Jourdain, mais c'étaient surtout les indigènes de Judée qui se
distinguaient par le nombre et l'ardeur. Après s'être divisés en trois corps,
les Juifs établirent autant de camps, l'un du côté nord du Temple, l'autre au
midi, dans le voisinage de l'hippodrome,
le troisième près du palais royal, au couchant. Investissant ainsi les Romains
de toutes parts, ils les assiégèrent.
2.
[45] Sabinus, effrayé de leur nombre et de leur audace, dépêcha à Varus messager
sur messager, réclamant de prompts secours, assurant que si le légat tardait,
sa légion serait taillée en pièces. Lui-même, monté sur la plus haute tour
de la citadelle, qui portait le nom de Phasaël, - en l'honneur du frère d'Hérode,
tombé sous les coups des Parthes, - faisait signe de là aux soldats de sa légion
d'attaquer les ennemis, car l'effroi lui ôtait le courage de descendre même
vers les siens. Les soldats, obéissant, s'élancèrent vers le Temple et engagèrent
contre les Juifs une lutte acharnée. Tant que personne ne les combattit d'en
haut, l'expérience militaire leur donna l'avantage sur des combattants novices ;
mais quand un grand nombre de Juifs, grimpant sur les portiques, firent pleuvoir
de là des traits sur la tête des assaillants, beaucoup de ceux-ci périrent,
et les Romains ne pouvaient ni se défendre contre ceux qui tiraient d'en haut,
ni soutenir le corps à corps des autres.
3.
[49] Ainsi accablés en haut et en bas, les légionnaires mirent le feu aux
portiques, ouvrages merveilleux par leur grandeur et leur magnificence. Des
Juifs qui les défendaient, les uns, en grand nombre, entourés soudain par
l'incendie, périrent ; d'autres, sautant parmi les ennemis, tombèrent
sous leurs coups ; quelques-uns se précipitèrent à la renverse dans l'abîme,
de l'autre côté des murs : plusieurs enfin, réduits au désespoir, se
jetèrent sur leur propre épée pour éviter de devenir la proie des flammes.
Quant à ceux qui, s'étant glissés en bas du mur, vinrent se heurter contre
les Romains, la stupeur où ils étaient plongés les livrait sans défense.
Quand les uns furent morts, les autres dispersés par la panique, les légionnaires,
s'élançant contre le trésor sacré, dénué de défenseurs, en enlevèrent près
de 400 talents, dont Sabinus recueillit ce qui ne fut pas dérobé.
4.
[51] Cependant ces destructions et ce carnage n'eurent pas d'autre effet que de
dresser les Juifs plus nombreux et plus ardents contre les Romains. Cernant le
palais, ils menacèrent de les tuer jusqu'au dernier s'ils ne se hâtaient de l'évacuer :
si Sabinus voulait se retirer avec sa légion, ils lui garantissaient la vie
sauve. Les rebelles avaient avec eux la plupart des troupes royales, qui avaient
passé de leur côté. Pourtant les soldats d'élite, 3,000 soldats Sébasténiens,
ayant à leur tête Rufus et Gratus, commandants l'un de l'infanterie, l'autre
de la cavalerie royale, - deux hommes qui, même sans troupes, valaient une armée
par leur bravoure et leur science militaire -, s'étaient joints aux Romains.
Les Juifs continuèrent donc le siège, faisant effort contre les murailles de
la citadelle ; ils criaient à Sabinus et à ses gens de s'en aller, de ne
pas opprimer des hommes qui voulaient recouvrer leur indépendance nationale
depuis si longtemps perdue.
Sabinus n'eût demandé qu'à partir, mais il se défiait des promesses, et leur
douceur lui paraissait une amorce cachant un piège ; il espérait toujours
le secours de Varus et il continuait à soutenir le siège.
1.
[55] Le reste du pays était aussi plein de troubles, et l'occasion faisait surgir de
nombreux prétendants à la royauté. En Idumée, deux mille anciens soldats d'Hérode
prirent les armes et combattirent les troupes royales que commandait Achab,
cousin du roi. Celui-ci d'ailleurs se replia sur les places les plus fortes, évitant
soigneusement de s'engager en rase campagne. A Sepphoris de Galilée, Judas,
fils de cet Ezéchias qui jadis avait infesté le pays à la tête d'une troupe
de brigands et que le roi Hérode avait capturé,
réunit une multitude considérable, saccagea les arsenaux royaux, et, après
avoir armé ses compagnons, attaqua ceux qui lui disputaient le pouvoir [18a].
2.
[57] Dans la Pérée, Simon, un des esclaves royaux,
fier de sa beauté et de sa haute taille, ceignit le diadème. Courant le pays
avec des brigands qu'il avait rassemblés, il brûla le palais royal de Jéricho
et beaucoup de villas de gens opulents pour s'enrichir du pillage. Pas une
maison de quelque apparence n'eût échappé aux flammes si Gratus, commandant
de l'infanterie royale, prenant avec lui les archers de la Trachonitide et les
plus aguerris des Sébasténiens, n'eût barré le chemin à ce bandit. Nombre
de Péréens tombèrent dans le combat : quant à Simon lui-même, comme il
s'enfuyait par un ravin, Gratus lui coupa la retraite et frappa le fugitif d'un
coup d'épée oblique qui sépara sa tète du tronc. A la même époque, le
palais de Betharamphta,
voisin du Jourdain, fut également incendié par d'autres insurgés de la Pérée.
3.
[60] On vit alors un simple berger aspirer au trône. Il s'appelait Athrongéos et
avait pour tout motif d'espérance la vigueur de son corps, une âme dédaigneuse
de la mort, et quatre frères tout semblables à lui. A chacun d'eux il confia
une bande d'hommes armés, et les expédia en courses comme ses lieutenants et
satrapes ; lui-même, jouant au roi, se réservait les affaires les plus
considérables. C’est alors qu'il ceignit le diadème ; il se maintint
assez longtemps, parcourant la montagne avec ses frères. Ils s'appliquaient
surtout à tuer des Romains et des gens du roi, mais ils n'épargnèrent pas
davantage les Juifs qui tombaient entre leurs mains, dès qu'il y avait quelque
chose à gagner. Ils osèrent un jour cerner près d'Emmaüs un fort détachement
de Romains, qui portaient à la légion du blé et des armes. Leur centurion
Arius et quarante des plus braves tombèrent sous les traits des brigands ;
le reste, qui risquait d'en subir autant, fut sauvé par l'intervention de
Gratus accompagné de ses Sébasténiens. Après avoir, au cours de la guerre,
surpris ainsi nombre de Juifs et de Romains, ils furent enfin pris, l'aîné par
Archélaüs, les deux suivants par Gratus et Ptolémée, à qui le hasard les
livra ; le quatrième vint se rendre à Archélaüs par composition.
Ce dénouement se produisit plus tard ; à l'époque où nous parlons, ces
hommes remplissaient toute la Judée d'une véritable guerre de brigands.
1.
[66] Quand Varus reçut le message de Sabinus et des officiers, il en fut alarmé
pour toute la légion et résolut de la secourir en toute hâte. Prenant les
deux légions qui restaient et les quatre ailes de cavalerie qui leur étaient
attachées,
il partit pour Ptolémaïs où il donna rendez-vous aux troupes auxiliaires des
rois et des dynastes. En passant à Béryte, il joignit à, ces forces 1,500
hommes armés que lui fournit cette cité. Quand il eut concentré à Ptolémaïs
le reste des contingents alliés, et que l'Arabe Arétas, en souvenir de sa
haine contre Hérode, lui eut amené un corps assez nombreux de cavaliers et de
fantassins, il détacha aussitôt une partie de son armée dans la région de la
Galilée voisine de Ptolémaïs, sous le commandement de Gaius, un de ses amis [23a] ;
celui-ci dispersa les gens qui s'opposèrent à sa marche, prit et brûla la
ville de Sepphoris et réduisit en esclavage ses habitants. Varus lui-même avec
le gros de ses forces entra dans le pays de Samarie ; il épargna la ville,
qui était restée parfaitement tranquille au milieu du tumulte général, et
alla camper prés d'un bourg nommé Arous ;
c'était une possession de Ptolémée, qui, pour cette raison, fut pillée par
les Arabes acharnés même contre les amis d'Hérode. Ensuite il s'avança
jusqu'à Sanipho,
autre bourgade fortifiée ; celle-ci fut également saccagée par les
Arabes, ainsi que toutes les localités voisines qu'ils rencontraient sur leur
chemin. Tout le territoire était plein d'incendie et de carnage, et leur soif
de pillage n'épargnait rien. Emmaüs, dont les habitants avaient pris la fuite,
fut incendié sur l'ordre de Varus en représailles du massacre d'Arius et de
ses soldats.
2.
[72] Marchant de là sur Jérusalem, il n'eut qu'à montrer ses forces pour disperser
les camps des Juifs. Ceux-ci s'enfuirent à travers la campagne ; ceux de
la ville accueillirent le vainqueur et cherchèrent à se disculper du reproche
de défection, prétendant qu'eux-mêmes n’avaient pas bougé, que la fête
les avait contraints à recevoir cette multitude venue du dehors, et qu'ils
avaient plutôt partagé les épreuves des Romains assiégés qu'ils ne s'étaient
associés aux attaques des rebelles. Bientôt Varus vit venir au-devant de lui
Joseph, cousin d'Archélaüs,
Rufus et Gratus, amenant avec eux l'armée royale, les Sébasténiens, et la légion
romaine dans sa tenue de parade accoutumée. Quant à Sabinus, n'ayant pu
soutenir la pensée de se présenter aux regards de Varus, il était sorti
auparavant de la ville pour gagner le littoral. Varus répartit une partie de
l'armée dans les campagnes pour saisir les auteurs du soulèvement dont
beaucoup lui furent amenés. Il fit garder en prison ceux qui parurent les moins
ardents ; les plus coupables, au nombre de deux mille environ, furent mis
en croix.
3.
[76] On lui annonça qu'il restait encore en Idumée dix mille hommes armés.
Trouvant que les Arabes ne se conduisaient pas comme de véritables alliés,
mais qu'ils faisaient plutôt la guerre pour leur propre compte et, par haine
d'Hérode, maltraitaient le pays plus qu'il n'aurait voulu, il les congédia,
et, avec ses propres légions, marcha rapidement contre les rebelles. Ceux-ci,
avant d'en venir aux mains, firent leur soumission, sur le conseil d'Achab :
Varus gracia la multitude et envoya à César les chefs pour être jugés. César
pardonna à la plupart, mais il ordonna de châtier ceux de sang royal - car
dans le nombre il y avait plusieurs parents d'Hérode - pour avoir porté les
armes contre un roi qui était de leur famille. Ayant ainsi apaisé les troubles
de Jérusalem, Varus y laissa comme garnison la légion qu'il y avait détachée
dès le principe, puis retourna lui-même à Antioche.
1.
[80] Cependant Archélaüs eut à soutenir à Rome un nouveau procès contre les députés
juifs qui, avant la révolte, étaient partis avec l'autorisation de Varus pour
réclamer l'autonomie de leur nation. Il y avait cinquante députés présents,
mais plus de huit mille des Juifs qui habitaient Rome faisaient cause commune
avec eux. César réunit un Conseil, composé de magistrats Romains et de
plusieurs de ses amis, dans le temple d'Apollon Palatin, édifice fondé par lui
et décoré avec une merveilleuse somptuosité. La foule des Juifs se tenait près
des députés; en face d'eux, Archélaüs avec ses amis ; quant aux amis de
ses parents, ils ne parurent ni d'un côté ni de l'autre, répugnant, par haine
et par envie, à se joindre à Archélaüs, et d'autre part ayant honte que César
les vit parmi ses accusateurs. Là se trouvait aussi Philippe, frère d'Archélaüs,
que Varus, par bienveillance, avait envoyé, avec une escorte, avant tout pour
soutenir Archélaüs, mais aussi pour recueillir une part
de l'héritage d'Hérode dans le cas ou César le partagerait entre tous ses
descendants.
2.
[84] Quand les accusateurs eurent obtenu la parole, ils commencèrent par énumérer
toutes les injustices d'Hérode. « Ce n'était pas un roi qu'ils avaient
supporté, mais le plus cruel tyran qui eût jamais existé. Beaucoup sont tombés
sous ses coups, mais les survivants ont tant souffert qu'ils ont envié le sort
des morts. Il a torturé non seulement les corps de ses sujets, mais des cités
entières et pendant qu'il ruinait ses propres villes, il ornait de leurs dépouilles
celles de l'étranger, offrant en sacrifice aux nations extérieures le sang de
la Judée. Au lieu de l'ancienne prospérité, au lieu des lois des ancêtres,
il a fait régner dans le peuple la misère et la dernière iniquité :
pour tout dire, les malheurs qu'Hérode en peu d'années a infligés aux Juifs
surpassent tous ceux que souffrirent leurs pères pendant tout le temps qui
suivit le retour de Babylone et leur rapatriement sous le règne de Xerxès.
Pourtant, l'accoutumance du malheur les avait rendus si résignés qu'ils ont même
consenti à subir volontairement l'hérédité de cette amère servitude :
cet Archélaüs, fils d'un si rude tyran, ils l'ont spontanément proclamé roi ;
après que son père eut rendu le dernier soupir, ils se sont unis à lui pour célébrer
le deuil d'Hérode, ils l'ont félicité de son avènement. Mais lui, craignant
apparemment d'être pris pour un bâtard d'Hérode, a préludé à son règne
par le massacre de trois mille citoyens ; voilà le nombre des victimes
qu'il a offertes à Dieu pour bénir son trône, voilà les cadavres qu'il a
accumulés dans le Temple en un jour de fête ! Quoi de plus naturel si les
survivants de pareils désastres font enfin front contre leur malheur et veulent
être frappés en face, suivant la loi de la guerre. Ils demandent aux Romains
de prendre en pitié les débris de la Judée, de ne pas jeter le reste de cette
nation en proie aux cruels qui la déchirent, de rattacher leur pays à la Syrie
et de le faire administrer par des gouverneurs particuliers ;
les Juifs montreront alors que malgré les calomnies, qui les représentent
à cette heure comme des factieux toujours en quête de bataille, ils savent obéir
à des chefs équitables ». C'est par cette prière que les Juifs terminèrent
leur réquisitoire. Alors Nicolas, se levant, réfuta les accusations dirigées
contre la dynastie et rejeta la faute sur le caractère du peuple, impatient de
toute autorité et indocile à ses rois. Il flétrit en même temps ceux des
proches d'Archélaüs qui avaient pris rang parmi ses accusateurs.
3.
[93]
César, ayant écouté les deux partis, congédia le Conseil. Quelques
jours plus tard, il rendit sa décision : il donna la moitié du royaume à
Archélaüs avec le titre d'ethnarque, lui promettant de le faire roi s'il s'en
montrait digne ; le reste du territoire fut partagé en deux tétrarchies,
qu'il donna à deux autres fils d'Hérode, l'une à Philippe, l'autre à
Antipas, qui avait disputé la couronne a Archélaüs. Antipas eut pour sa part
la Pérée et la Galilée, avec un revenu de 200 talents. La Batanée, la
Trachonitide, l'Auranitide et quelques parties du domaine de Zénodore
aux environs de Panias,
avec un revenu de 100 talents, formèrent le lot de Philippe. L'ethnarchie
d'Archélaüs comprenait toute l'Idumée et la Judée, plus le territoire de
Samarie, dont le tribut fut allégé du quart, pour la récompenser de n'avoir
pas pris part à l’insurrection. Les villes assujetties a Archélaüs furent
la Tour de Straton, Sébasté, Joppé et Jérusalem ; quant aux villes
grecques de Gaza, Gadara et Hippos, Auguste les détacha de sa principauté et
les réunit à la Syrie. Le territoire donné à Archélaüs produisait un
revenu de 400 talents.
Quant à Salomé, outre les biens que le roi lui avait légués par testament,
elle fut déclarée maîtresse de Jamnia, d'Azotos et de Phasaëlis ; César
lui fit aussi don du palais d'Ascalon : le tout produisait 60 talents de
revenus ; toutefois, son apanage fut placé sous la dépendance de la
principauté d'Archélaüs. Chacun des autres membres de la famille d'Hérode
obtint ce que le testament lui attribuait. En outre César accorda aux deux
filles encore vierges de ce roi
500.000 drachmes d'argent et les unit aux fils de Phéroras. Après ce partage
du patrimoine, il distribua entre les princes le présent qu'Hérode lui avait légué
et qui montait à 1,000 talents.
ne prélevant que quelques objets d'art assez modestes qu'il garda pour honorer
la mémoire du défunt.
1.
[101] Sur ces entrefaites un jeune homme, Juif de naissance, mais élevé à Sidon
chez un affranchi Romain, se fit passer, à la faveur d'une ressemblance
physique, pour le prince Alexandre, qu'Hérode avait naguère mis à mort, et
vint à Rome dans l'espoir d'y exploiter son imposture. Il avait pour auxiliaire
un compatriote, parfaitement informé des affaires du royaume, qui lui fit la leçon ;
il racontait que les meurtriers, envoyés pour le tuer, lui et son frère
Aristobule, les avaient épargnés par pitié en leur substituant les cadavres
de deux individus qui leur ressemblaient. Il abusa par ce récit les Juifs de Crête,
qui le fournirent d'un brillant équipage, et fit voile ensuite pour Mélos ;
là, il obtint encore bien plus par l'extrême apparence de vérité qu'il sut
donner à son histoire et persuada même à ses hôtes de se rendre à Rome avec
lui. Il aborda à Dicéarchie
où il reçut de la colonie juive force présents et fut escorté comme un roi
par les amis de son prétendu père. La ressemblance était si saisissante que
ceux mêmes qui avaient vu et bien connu Alexandre affirmaient par serment son
identité. A Rome notamment, toute la population juive fut bouleversée à son
aspect : une innombrable multitude se pressait dans les ruelles où il
passait. Les Méliens
poussèrent leur aveuglement au point de le porter en litière et de lui
fournir, à leurs propres frais, un équipage royal.
2.
[106] César, qui connaissait exactement les traits d'Alexandre, puisqu'Hérode
l'avait accusé devant lui,
devina, même avant d'avoir vu le personnage, qu'il n'y avait là qu'une
imposture fondée sur une ressemblance ; toutefois, pour laisser une chance
à un espoir plus favorable, il envoya Célados, un de ceux,
qui connaissaient le mieux Alexandre, avec ordre de lui amener ce jeune homme. A
peine Célados l'eut-il aperçu, qu'il observa les différences entre les deux
visages : il remarqua dans le corps de l'imposteur une apparence plus rude
et un air de servilité, et comprit dès lors toute la machination.
L'audace des propos du fourbe acheva de l'exaspérer. L'interrogeait-on sur le
sort d'Aristobule, il répondait que celui-là aussi était vivant, mais qu'on
l'avait à dessein laissé à Chypre pour le soustraire aux embûches : en
restant séparés, les deux frères seraient moins exposés. Célados l'ayant
pris a l'écart : « César, lui dit-il, t'accorde la vie pour prix de
ton aveu, si tu dénonces celui qui t'a poussé à une telle imposture ».
L'homme promit à Célados de livrer celui qui l'avait inspiré, et, le suivant
auprès de César, dénonça le Juif qui avait abusé ainsi de sa ressemblance
avec Alexandre pour battre monnaie ; car il avait, disait-il, reçu dans
les diverses villes plus de présents que jamais Alexandre n'en obtint de son
vivant, César rit de cette naïveté et enrôla le pseudo-Alexandre, qui était
grand et fort, parmi les rameurs de ses galères ; il fit mettre à mort
son inspirateur ; quant aux Méliens, il les jugea assez punis de leur
folie par leurs prodigalités.
3.
[111] Quand Archélaüs eut pris possession de l'ethnarchie, il n'oublia pas ses
anciennes rancunes, mais traita avec férocité les Juifs et même les
Samaritains. Les uns et les autres ayant envoyé des députés à César, la
neuvième année de son règne. Archélaüs fut exilé dans la ville de Vienne
en Gaule :
sa fortune fut attribuée au fisc de l'empereur. On dit qu'avant d'être mandé
par César, il eut un songe : il lui sembla voir neuf épis pleins et
grands que broutaient des bœufs. Il fit venir les devins et quelques Chaldéens
et leur demanda d'interpréter ce présage. Chacun l'expliqua à sa façon, mais
un certain Simon, de la secte Essénienne, dit que les épis signifiaient des
années et les bœufs une révolution, parce que les bœufs, en traçant le
sillon, bouleversent la terre : il règnerait donc autant d'années qu'il y
avait d'épis, et mourrait après une existence très mouvementée. Cinq jours
après, Archélaüs était cité au tribunal de César.
4.
[114] Je considère aussi comme digne de mémoire le songe qu'eut sa femme Glaphyra,
fille d'Archélaüs roi de Cappadoce. Cette princesse avait épousé en premières
noces Alexandre, frère de notre Archélaüs, et fils du roi Hérode, qui le mit
à mort comme nous l'avons raconté.
Après la mort d'Alexandre elle s’unit à Juba, roi de Libye ;
devenue veuve une seconde fois,
elle revint se fixer auprès de son père : c'est là qu'Archélaüs
l'ethnarque la vit et s'éprit d'elle si violemment qu'il répudia aussitôt sa
femme Mariamme
pour l'épouser. Peu de temps après son arrivée en Judée, elle crut voir en rêve
Alexandre qui se tenait debout devant elle et lui disait : « Ton
mariage africain aurait dû te suffire tu
ne t'en es pas contentée, et voici que tu reviens à mon foyer pour prendre un
troisième mari qui est, ô téméraire, mon propre frère.
Mais je ne pardonnerai pas cet outrage et même malgré toi je saurai te
reprendre ». Elle raconta ce songe et ne vécut plus que deux jours.
1.
[117] Quand le domaine d'Archélaüs eut été réduit en province, Coponius, Romain
de l'ordre équestre, y fut envoyé comme procurateur : il reçut d'Auguste
des pouvoirs étendus, sans excepter le droit de vie et de mort. Sous son
administration, un Galiléen, du nom de Judas, excita à la défection les indigènes,
leur faisant honte de consentir à payer tribut aux Romains et de supporter,
outre Dieu, des maîtres mortels. Ce sophiste fonda une secte particulière, qui
n'avait rien de commun avec les autres.
2.
[119] Il y a, en effet, chez les Juifs, trois écoles philosophiques : la première
a pour sectateurs les Pharisiens, la deuxième les Sadducéens, la troisième,
qui passe pour s’exercer à la sainteté, a pris le nom d'Esséniens,
Juifs de naissance, mais plus étroitement liés d'affection entre eux que les
autres, ces hommes répudient les plaisirs comme un péché et tiennent pour
vertu la tempérance et la résistance aux passions. Ils dédaignent le mariage
pour eux-mêmes, mais adoptent les enfants des autres, à l'âge où l'esprit
encore tendre se pénètre facilement des enseignements, les traitent comme leur
propre progéniture et leur impriment leurs propres mœurs. Ce n’est pas
qu'ils condamnent en principe le mariage et la procréation, mais ils redoutent
le dévergondage des femmes et sont persuadés qu'aucune d'elles ne garde sa foi
à un seul homme.
3.
[122] Contempteurs de la richesse, ils pratiquent entre eux un merveilleux esprit de
communauté. Personne chez eux qui surpasse les autres par la fortune ; car
leur loi prescrit à ceux qui adhèrent à leur secte de faire abandon de leurs
biens à la corporation, en sorte qu'on ne rencontre nulle part chez eux ni la détresse
de la pauvreté ni la vanité de la richesse, mais la mise en commun des biens
de chacun donne à tous, comme s'ils étaient frères, un patrimoine unique.
Ils considèrent l'huile comme une souillure, et si l'un d'eux a dû malgré lui
se laisser oindre, il s'essuie le corps : car ils prisent fort d’avoir la
peau rude et sèche
et d'être toujours vêtus de blancs.
Ils ont, pour veiller aux intérêts communs, des administrateurs élus, à qui
le suffrage de tous désigne leurs services particuliers [61a].
4.
[124] Ils ne forment pas une ville unique, mais vivent dispersés en grand nombre dans
toutes les villes. Quand des frères arrivent d'une localité dans une autre, la
communauté met tous ses biens à leur disposition, comme s’ils leur
appartenaient : ils fréquentent chez des gens qu'ils n'ont jamais vus
comme chez d'intimes amis. Aussi, dans leurs voyages n'emportent-ils rien avec
eux, si ce n'est des armes à cause des brigands. Dans chaque ville est délégué
un commissaire spécialement chargé de ces hôtes de la communauté ; il
leur fournit des vêtements et des vivres. Leur habillement et leur tenue
ressemblent à ceux des enfants élevés sous la férule d'un maître. Ils ne
changent ni de robe ni de souliers avant que les leurs ne soient complètement déchirés
ou usés par le temps. Entre eux rien ne se vend ni ne s'achète : chacun
donne à l'autre sur ses provisions le nécessaire et reçoit en retour ce dont
il a besoin ; mais, même sans réciprocité, il leur est permis de se
faire donner de quoi vivre par l'un quelconque de leurs frères.
5.
[128] Leur piété envers la divinité prend des formes particulières. Avant le lever
du soleil, ils ne prononcent pas un mot profane : ils adressent à cet
astre des prières traditionnelles, comme s'ils le suppliaient de paraître.
Ensuite, leurs préposés envoient chacun exercer le métier qu'il connaît, et
jusqu'à la cinquième heure ils travaillent de toutes leurs forces ; puis
ils se réunissent de nouveau dans un même lieu, ceignent leurs reins d'une
bande de lin et se lavent tout le corps d'eau froide. Après cette purification,
ils s'assemblent dans une salle particulière où nul profane ne doit pénétrer ;
eux-mêmes n'entrent dans ce réfectoire que purs, comme dans une enceinte sacrée.
Ils prennent place sans tumulte, puis le boulanger sert à chaque convive un
pain, le cuisinier place devant lui un plat contenant un seul mets.
Le prêtre prononce une prière avant le repas, et nul n'y peut goûter que la
prière ne soit dite. Après le repas, il prie derechef ; tous, au
commencement et à la fin, rendent grâce a Dieu, dispensateur de la nourriture
qui fait vivre. Ensuite, dépouillant leurs vêtements de repas comme des robes
sacrées,
ils retournent à leurs travaux jusqu'au soir. Alors, revenus au logis commun,
ils soupent de la même manière, cette fois avec leurs hôtes s'il s'en trouve
de passage chez eux. Ni cri, ni tumulte ne souille la maison : chacun reçoit
la parole à son tour. Pour les gens qui passent, ce silence à l'intérieur du
logis apparaît comme la célébration d'un mystère redoutable ; mais la
cause en est simplement dans leur invariable sobriété, dans leur habitude de
mesurer à chacun la nourriture et la boisson nécessaires pour le rassasier,
sans plus.
6. [134] Tous leurs actes
en général s'exécutent sur l'ordre de leurs préposés, mais il y a deux
vertus dont la pratique ne dépend que d'eux-mêmes : l'assistance d'autrui
et la pitié. Il leur est permis, en effet, de secourir, sans autre formalité,
ceux qui en sont dignes et qui les en prient, comme aussi de donner des vivres
aux nécessiteux. Cependant, ils n'ont pas le droit de faire des dons à leurs
proches sans l'autorisation des préposés. Ils savent gouverner leur colère
avec justice, modérer leurs passions, garder leur foi, maintenir la paix. Toute
parole prononcée par eux est plus forte qu'un serment, mais ils s'abstiennent
du serment même, qu'ils jugent pire que le parjure, car, disent-ils, celui dont
la parole ne trouve pas créance sans qu'il invoque Dieu se condamne par là même.
Ils s'appliquent merveilleusement à la lecture des anciens ouvrages,
choisissant surtout ceux qui peuvent servir au bien de l'âme et du corps. C'est
là qu'ils cherchent, pour guérir les maladies, la connaissance des racines
salutaires, et des vertus des pierres.
7. [137] Ceux qui désirent
entrer dans cette secte n'en obtiennent pas aussitôt l'accès. Le candidat fait
un stage extérieur d’une année, pendant laquelle il est astreint [65a] au genre de
vie des Esséniens ; on lui donne une hachette,
la ceinture dont j'ai déjà parlé et le vêtement blanc. Quand il a fourni
pendant le temps prescrit la preuve de sa tempérance, il est associé encore
plus étroitement au régime des confrères : il participe aux lustrations
du bain de purification, mais il n'est pas encore admis aux repas en commun.
Car après qu'il a montré son empire sur ses sens, il faut encore deux ans pour
éprouver son caractère. Si l'épreuve est manifestement satisfaisante, il est
alors admis dans la communauté. Mais avant de toucher à la nourriture commune,
il s'engage envers ses frères, par de redoutables serments, d'abord à vénérer
la divinité, ensuite à observer la justice envers les hommes, à ne faire tort
à personne ni spontanément ni par ordre ; à toujours détester les
injustes et venir au secours des justes ; à garder sa foi envers tous,
particulièrement envers les autorités,
car c'est toujours par la volonté de Dieu que le pouvoir échoit à un homme.
Il jure que si lui-même exerce le pouvoir il ne souillera jamais sa
magistrature par une allure insolente ni ne cherchera à éclipser ses subordonnés
par le faste de son costume ou de sa parure ; il jure de toujours aimer la
vérité et de confondre les menteurs ; de garder ses mains pures de
larcin, son âme pure de gains iniques ; de ne rien tenir caché aux
membres de la secte et de ne rien dévoiler aux profanes sur leur compte, dût-on
le torturer jusqu'à la mort. Il jure encore de transmettre les règles de la
secte exactement comme il les a reçues, de s'abstenir du brigandage
et de conserver avec le même respect les livres de la secte et les noms des
anges.
Tels sont les serments par lesquels les Esséniens enchaînent les néophytes.
8.
[143]
Quelqu'un d'entre eux est-il pris sur le fait commettant un délit grave,
ils le chassent de la communauté. Souvent l'expulsé trouve une mort misérable :
car, lié par ses serments et ses habitudes, il ne peut toucher aux aliments des
profanes ;
réduit à se nourrir d'herbes, il meurt le corps épuisé de faim. Aussi
ont-ils souvent repris par pitié ces malheureux au moment où ils allaient
rendre le dernier soupir, considérant comme suffisante pour leur péché cette
torture poussée jusqu'à la mort.
9. [145] Ils dispensent
la justice avec beaucoup de rigueur et d'impartialité. Ils se rassemblent, pour
juger, au nombre de cent au moins, et la sentence rendue est immuable. Après le
nom de Dieu, celui du législateur
est chez eux l'objet d'une vénération profonde ; quiconque l'a blasphémé
est puni de mort. Ils regardent comme louable de suivre l'autorité de l'âge et
du nombre ; dix Esséniens siègent-ils ensemble, nul ne pourra parler si
les neuf autres s'y opposent. Ils évitent de cracher en avant d'eux ou à leur
droite,
et observent plus rigoureusement que les autres Juifs le repos du sabbat ;
car ils ne se contentent pas de préparer la veille leur nourriture pour n'avoir
pas à allumer de feu ce jour-là : ils n'osent ni déplacer aucun ustensile ni
même satisfaire leurs besoins naturels. Les autres jours, ils creusent à cet
effet une fosse de la profondeur d'un pied à l'aide d'un hoyau -car telle est
la forme de cette petite hache que reçoivent les néophytes - et l'abritent de
leur manteau pour ne pas souiller les rayons de Dieu ;
c'est là qu'ils s'accroupissent, puis ils rejettent dans la fosse la terre
qu'ils en ont tirée. Ils choisissent pour cela les endroits les plus solitaires :
et, bien qu'il s'agisse là d'une évacuation, ils ont l'habitude de se laver
ensuite comme pour se purifier d'une souillure.
10. [150] Ils se divisent
en quatre classes suivant l'ancienneté de leur admission aux pratiques ;
les plus jeunes sont réputés tellement inférieurs à leurs aînés que si un
ancien vient à toucher un nouveau il doit se purifier comme après le contact
d'un étranger. Ils atteignent un âge avancé, la plupart même passent cent
ans, et ils doivent cette longévité, suivant moi, à la simplicité et à la régularité
de leur vie. Ils méprisent les dangers, triomphent de la douleur par la hauteur
de leur âme et considèrent la mort, si elle se présente avec gloire, comme préférable
à une vie immortelle. La guerre des Romains a éprouvé leur force de caractère
en toutes circonstances : les membres roués, tordus, brûlés, brisés,
soumis à tous les instruments de torture afin de leur arracher un mot de blasphème
contre le législateur ou leur faire manger des mets défendus, on n'a pu les
contraindre ni à l'un, ni à l'autre, ni même à flatter leurs tourmenteurs ou
à verser des larmes. Souriant au milieu des supplices et raillant leurs
bourreaux, ils rendaient l'âme avec joie, comme s'ils devaient la reprendre
bientôt.
11. [154] En effet, c'est
une croyance bien affermie chez eux que le corps est corruptible et la matière
qui le compose inconsistante, mais que l'âme est immortelle et impérissable,
qu'elle habitait l'éther le plus subtil, qu'attirée dans le corps comme dans
une prison, elle s'unit à lui par une sorte de charme naturel, que cette âme
une fois détachée des liens de la chair, débarrassée pour ainsi dire d'un
long esclavage, prend son vol joyeux vers les hauteurs. D'accord avec les fils
des Grecs, ils prétendent qu'aux âmes pures seules est réservé un séjour au
delà de l'Océan, un lieu que n’importunent ni les pluies, ni les neiges, ni
les chaleurs excessives, mais que le doux zéphyr, soufflant de l'Océan, vient
toujours rafraîchir ; les âmes impures, au contraire, ils les relèguent
dans un abîme ténébreux et agité par les tempêtes, foisonnant d'éternelles
souffrances. C'est dans la même pensée, ce me semble, que les Grecs consacrent
à leurs vaillants, à ceux qu'ils appellent héros et demi-dieux, les îles des
bienheureux, aux âmes des méchants, l'Hadès, la région de l'impiété, ou,
d'après leurs légendes, les Sisyphe, les Tantale, les Ixion et les Tityos sont
au supplice : croyance où l'on retrouve d'abord l'idée de l'immortalité
des âmes, ensuite la préoccupation d'exhorter à la vertu et de détourner du
vice car les bons, pendant la vie, deviendront meilleurs par l'espérance des
honneurs qu'ils obtiendront après leur mort, et les méchants mettront un frein
à leurs passions dans la crainte que, même s'ils échappent de leur vivant au
châtiment, ils ne subissent, après leur dissolution, un châtiment éternel.
Tels sont les enseignements religieux des Esséniens, appât irrésistible pour
ceux qui ont une fois goûté à leur sagesse.
12. [159] Il y en a même
parmi eux qui se font fort de prévoir l'avenir à force de s'exercer par l'étude
des livres sacrés, les purifications variées et les paroles des prophètes1 et
il est rare qu'ils se trompent dans leurs prédictions.
13. [160] Il existe
encore une autre classe d'Esséniens, qui s'accordent avec les autres pour le régime,
les coutumes et les lois, mais qui s'en séparent sur la question du mariage.
Ils pensent que renoncer au mariage c'est vraiment retrancher la partie de la
vie la plus importante, à savoir la propagation de l'espèce ; chose
d'autant plus grave que le genre humain disparaîtrait en très peu de temps si
tous adoptaient cette opinion. Ils prennent donc leurs femmes à l'essai, et après
que trois époques successives ont montré leur aptitude à concevoir, ils les
épousent définitivement [78a]. Dès qu'elles sont enceintes, ils n'ont pas commerce
avec elles, montrant ainsi qu'ils se marient non pour le plaisir, mais pour
procréer des enfants. Les femmes usent d'ablutions en s'enveloppant de linges
comme les hommes d'une ceinture. Tels sont les usages de cette classe d'Esséniens.
14. [162] Des deux sectes
plus anciennes, les Pharisiens, considérés comme les interprètes exacts des
lois et comme les créateurs de la première école, rattachent tout au destin
et à Dieu. Ils pensent que la faculté d'agir bien ou mal dépend pour la plus
grande part de l'homme lui-même, mais qu'il faut que le destin
coopère pour chaque acte particulier que
toute âme est impérissable, que celles des bons seules passent dans un autre
corps,
que celles des mauvais subissent un châtiment éternel. Quant à la seconde
secte, celle des Sadducéens, ils suppriment absolument le destin et prétendent
que Dieu ne peut ni faire, ni prévoir le mal ; ils disent que l'homme a le
libre choix du bien et du mal et que chacun,
suivant sa volonté, se porte d'un côté ou de l'autre. Ils nient la
persistance de l'âme après la mort, les châtiments et les récompenses de
l'autre monde. Les Pharisiens se montrent très dévoués les uns aux autres et
cherchent à rester en communion avec la nation entière. Les Sadducéens, au
contraire, sont, même entre eux, peu accueillants, et aussi rudes dans leurs
relations avec leurs compatriotes qu'avec les étrangers. Voilà ce que j'avais
à dire sur les sectes philosophiques des Juifs.
1.
[167] Quand l'ethnarchie d’Archélaüs eut été réduite en province,
les autres princes, Philippe et Hérode, surnommé Antipas, continuèrent à
gouverner leurs tétrarchies respectives ; quant à Salomé, en mourant
elle légua à Julie, femme d'Auguste, sa toparchie, avec Jamnia et les bois de
palmiers de Phasaélis. Quand l'empire des Romains passa à Tibère, fils de
Julie, après la mort d'Auguste, qui avait dirigé les affaires pendant
cinquante sept ans, six mois et deux jours,
Hérode (Antipas) et Philippe, maintenus dans leurs tétrarchies, fondèrent,
celui-ci, près des sources du Jourdain, dans le district de Panéas, la ville
de Césarée et, dans la Gaulanitide inférieure celle de Julias ; Hérode,
en Galilée Tibériade et, dans la Pérée, une cité qui prit aussi le nom de
Julie.
2.
[169] Pilate, que Tibère envoya comme procurateur en Judée, introduisit nuitamment
à Jérusalem, couvertes d'un voile, les effigies de César, qu'on nomme
enseignes.
Le jour venu, ce spectacle excita parmi les Juifs un grand tumulte : les
habitants présents furent frappés de stupeur, voyant là une violation de
leurs lois, qui ne permettent d'élever aucune image dans leur ville ;
l'indignation des gens de la ville se communiqua au peuple de la campagne, qui
accourut de toutes parts. Les Juifs s'ameutèrent autour de Pilate, a Césarée,
pour le supplier de retirer les enseignes de Jérusalem et de maintenir les lois
de leurs ancêtres. Comme Pilate refusait, ils se couchèrent autour de sa
maison et y restèrent prosternés, sans mouvement, pendant cinq jours entiers
et cinq nuits.
3. [172] Le jour qui
suivit, Pilate s'assit sur son tribunal dans le grand stade et convoqua le
peuple sous prétexte de lui répondre : là, il donna aux soldats en armes
le signal convenu de cerner les
Juifs. Quand ils virent la troupe massée autour d’eux sur trois rangs, les
Juifs restèrent muets devant ce spectacle imprévu. Pilate, après avoir déclaré
qu'il les ferait égorger s’ils ne recevaient pas les images de César, fit
signe aux soldats de tirer leurs épées. Mais les Juifs, comme d'un commun
accord, se jetèrent à terre en rangs serrés et tendirent le cou, se déclarant
près à mourir plutôt que de violer la loi. Frappé d'étonnement devant un zèle
religieux aussi ardent, Pilate donna l'ordre de retirer aussitôt les enseignes
de Jérusalem.
4.
[175] Un peu plus tard il souleva une nouvelle émeute en épuisant, pour la
construction d’un aqueduc, le trésor sacré qu'on appelle Korbónas ;
l'eau fut emmenée d'une distance de 400 stades.
A cette nouvelle, le peuple s'indigna : il se répandit en vociférant
autour du tribunal de Pilate, qui se trouvait alors à Jérusalem. Celui-ci, prévoyant
la sédition, avait pris soin de mêler à la multitude une troupe de soldats
armés, mais vêtus d'habits civils, et, tout en leur défendant de faire usage
du glaive, leur ordonna de frapper les manifestants avec des gourdins. Du haut
de son tribunal il donna un signe convenu. Les Juifs périrent en grand nombre,
les uns sous les coups, d'autres en s'écrasant mutuellement dans la fuite. La
multitude, stupéfiée par ce massacre, retomba dans le silence.
5.
[178] Sur ces entrefaites. Agrippa, fils de cet Aristobule que son père Hérode avait
mis à mort, se rendit auprès de Tibère pour accuser le tétrarque Hérode
(Antipas). L'empereur n'ayant pas accueilli l'accusation, Agrippa resta à Rome
pour faire sa cour aux gens considérables et tout particulièrement à Gaius,
fils de Germanicus, qui vivait encore en simple particulier. Un jour qu'il le
recevait à souper, Agrippa, après force compliments de toute espèce, leva les
bras au ciel et exprima publiquement le vœu de voir bientôt Gaius maître du
monde, par le décès de Tibère. Un des domestiques d'Agrippa
l'apporta ce mot à, Tibère ; l'empereur, plein de colère, fit enfermer
Agrippa dans une prison, où il le garda avec rigueur pendant six mois jusqu'à
sa propre mort, qui survint après un règne de vingt-deux ans, six mois et
trois jours.
6.
[181] Gaius, proclamé César, délivra Agrippa et lui donna, avec le titre de roi, la
tétrarchie de Philippe, qui venait de mourir.
Quand il eut pris possession de son royaume,
Agrippa excita la jalousie et l'ambition du tétrarque Hérode. C'était surtout
Hérodias, femme de ce tétrarque, qui poussait celui-ci à espérer la royauté ;
elle lui reprochait sa mollesse et prétendait que son refus d'aller trouver César
empêchait son avancement. Puisque César avait fait un roi d'Agrippa, qui était
un simple particulier, hésiterait-il à donner le même titre à un tétrarque ?
Cédant à ces sollicitations, Hérode se rendit auprès de Gaius, qui le punit
de sa cupidité en l’exilant en Espagne,
car Agrippa l'avait suivi
pour l'accuser. Gaius joignit encore à la tétrarchie d'Agrippa celle de son
rival. Hérode mourut en Espagne, où sa femme avait partagé son exil.
1.
[184] Rien n'égala l'insolence avec laquelle l'empereur Gaius défia la fortune :
il voulut se faire passer pour un dieu et être salué de ce nom, il amputa sa
patrie en mettant à mort les plus nobles citoyens. Son impiété s'étendit
jusqu'en Judée. En effet, il envoya Pétrone avec une armée à Jérusalem pour
installer dans le Temple des statues faites à son image : il lui ordonna,
si les Juifs ne consentaient pas à les recevoir, de mettre a mort les mutins et
de réduire en esclavage tout le reste de la nation. Mais Dieu veilla a ce que
de pareils ordres ne reçussent pas leur exécution. Pétrone, parti d'Antioche,
entra en Judée avec trois légions
et de nombreux contingents alliés de Syrie. Parmi les Juifs, les uns révoquaient
en doute les bruits de guerre, et ceux qui y croyaient ne percevaient aucun
moyen de défense ; bientôt la terreur se répandit dans toute la
multitude, l'armée étant déjà, arrivée à Ptolémaïs.
2. [188] Ptolémaïs est
une ville de Galilée, bâtie sur le littoral, au seuil de la Grande plaine. Son
territoire est ceint de montagnes : au levant, à 60 stades, celles de
Galilée ; au midi, le Carmel, éloigné de 120 stades ; au nord, la
chaîne la plus élevée, que les habitants du pays appellent l'Echelle des
Tyriens, à une distance de 100 stades. A 2 stades environ de Ptolémaïs coule
le fleuve Bélæos,
très peu considérable ; sur ses rives se dresse le tombeau de Memnon,
et à côté se trouve un emplacement de cent coudées qui offre un spectacle
merveilleux. C'est un terrain, d'une forme circulaire et creuse, qui produit un
sable vitrifié. De nombreux bâtiments abordent à ce rivage et vident la fosse
de sable : aussitôt, elle se comble de nouveau, sous le souffle des vents
qui y accumulent comme de concert le sable brut amené du dehors, que la vertu
de cette mine a bientôt fait de transformer entièrement en substance vitreuse.
Mais ce qui me paraît être plus étonnant encore, c'est que le verre en excès
qui déborde de cette cavité redevient un pur sable comme auparavant. Telles
sont les curieuses propriétés de ce site.
3. [192] Les Juifs,
rassemblés avec leurs femmes et leurs enfants dans la plaine de Ptolémaïs,
imploraient Pétrone d'abord pour les lois de leurs pères, ensuite pour eux-mêmes.
Touché par cette multitude et ces prières, ce général laissa à Ptolémaïs
les statues et les troupes et passa en Galilée où il convoqua à Tibériade le
peuple et tous les notables ; là, il exposa la puissance des Romains et
les menaces de l'empereur et montra ensuite aux Juifs la témérité de leur
requête toutes les nations soumises avaient érigé dans chacune de leurs
villes des statues à César parmi celles des autres dieux ; si donc, seuls
de tous, ils prétendaient rejeter cet usage, c'était presque une défection,
et en tout cas un outrage.
4. [195] Comme les Juifs
alléguaient leur loi et la coutume de leurs ancêtres, qui leur interdisaient
absolument de placer l'image de Dieu, et à plus forte raison celle d'un homme,
non seulement dans le Temple, mais encore dans un endroit profane, quel qu'il fût,
de leur pays, Pétrone répondit : « Mais moi aussi, il faut que je
maintienne la loi de mon maître ; si je la transgresse et que je vous épargne,
je serai condamné avec justice. Celui qui vous fera la guerre, c'est celui qui
m’envoie, et non moi-même ; car aussi bien que vous je suis son sujet ».
A ces mots la multitude s'écria qu'elle était prête à tout souffrir pour la
loi. Alors Pétrone, leur imposant silence : « Vous ferez donc,
dit-il, la guerre à César ? » Les Juifs répondirent que deux fois
par jour ils offraient des sacrifices en l'honneur de César et du peuple romain ;
mais que, s'il voulait dresser les statues, il lui faudrait d'abord immoler la
nation juive tout entière ; ils s'offrirent eux-mêmes au sacrifice, avec
leurs femmes et leurs enfants. Ces paroles emplissent Pétrone d'étonnement et
de pitié devant l'incomparable piété de ces hommes et leur ferme résignation
à la mort. Cette fois encore on se sépara sans avoir rien décidé.
5. [199] Les jours
suivants, il réunit les notables en grand nombre dans des conférences
particulières et rassembla publiquement la multitude ; il recourut tour à
tour aux exhortations, aux conseils, le plus souvent aux menaces, insistant sur
la puissance des Romains, l'indignation de Gaius et la nécessité où les
circonstances le réduisaient lui-même. Comme il voyait que les Juifs ne cédaient
à aucun de ces moyens et que la campagne risquait de ne pas être ensemencée,
car au moment des semailles le peuple passa auprès de lui cinquante jours
dans l'inaction, il finit par les convoquer et leur dit : « C'est
donc plutôt à moi de courir le danger. Ou bien, avec l'aide de Dieu, je
persuaderai César et j'aurai le bonheur de me sauver avec vous, ou bien, si sa
colère se déchaîne, je suis prêt à donner ma vie pour un peuple si nombreux ».
Cela dit, il congédia le peuple qui le comblait de bénédictions et, ramassant
ses troupes, passa de Ptolémaïs à Antioche.
De cette dernière ville il se hâta de mander à César son expédition en Judée
et les supplications du peuple, ajoutant que, à moins que l'empereur ne voulût
détruire le pays en même temps que les habitants, il devait respecter leur loi
et révoquer l'ordre donné. A ces lettres Gaius répondit sans douceur, menaçant
de mort Pétrone pour avoir mis trop de lenteur à exécuter ses ordres. Mais il
arriva que les porteurs de ce message furent pendant trois mois ballottés en
mer par la tempête, tandis que d'autres messagers, qui apportaient la nouvelle
de la mort de Gaius, eurent une heureuse traversée. Aussi Pétrone reçut-il
cette dernière nouvelle vingt-sept jours avant les lettres qui le menaçaient.
1.
[204] Quand Gaius, après un règne de trois ans et huit mois,
eut été assassiné, les troupes de Rome portèrent de force Claude à
l’empire : mais le Sénat, sur la motion des consuls Sentius Saturninus
et Pomponius Secundus, chargea les trois cohortes
qui lui étaient restées fidèles de garder la ville, puis s’assembla au
Capitole et, alléguant la cruauté de Gaius, décréta la guerre contre Claude :
il voulait donner à, l'empire une constitution aristocratique, comme celle
d'autrefois, ou choisir par voie de suffrage un chef digne de commander.
2. [206] Agrippa se
trouvait alors à Rome ; le hasard voulut qu'il fût mandé et appelé en
consultation à la fois par le Sénat et par Claude, qui l'invita dans son camp ;
les deux partis sollicitaient son aide dans ce besoin pressant. Agrippa, quand
il vit celui qui par sa puissance était déjà César, passa au parti de
Claude. Celui-ci le chargea alors d'aller exposer au Sénat ses sentiments :
d'abord, c'est malgré lui que les soldats l'ont enlevé ; mais il n'a cru
ni juste de trahir leur zèle, ni prudent de trahir sa propre fortune,
car on est en danger par le seul fait d'être proclamé empereur. D'ailleurs, il
gouvernera l'empire comme un bon président et non comme un tyran ;
l'honneur du titre suffit à son ambition. et, pour chaque affaire, il
consultera le peuple entier. Quand même il n'eût pas été d'un naturel modéré,
la mort de Gaius était pour lui une suffisante leçon de sagesse.
3. [209] Quand Agrippa
eut délivré ce message, le Sénat répondit que, confiant dans la force de
l'armée et la sagesse de ses propres conseils, il ne se résignerait pas à un
esclavage volontaire. Dès que Claude connut cette réponse des sénateurs, il
renvoya encore Agrippa pour leur dire qu'il ne consentirait pas à trahir ceux
qui lui avaient juré fidélité [112a] ; il combattrait donc, malgré lui, ceux
que pour rien au monde il n'aurait voulu avoir pour ennemis. Toutefois, il
fallait, disait-il, désigner pour champ clos un endroit hors de ville, car il
serait criminel que leur funeste entêtement souillât les sanctuaires de la
patrie du sang de ses enfants. Agrippa reçut et transmit ce message.
4. [211] Sur ces
entrefaites, un des soldats qui avaient suivi le parti du Sénat, tirant son
glaive : « Camarades, s'écria-t-il, quelle folie nous pousse à
vouloir tuer nos frères et à nous ruer contre nos propres parents, qui
accompagnent Claude, quand nous avons un empereur exempt de tout reproche, quand
tant de liens nous unissent à ceux que nous allons attaquer les armes à la
main ? » Cela dit, il se
précipite au milieu de la curie, entraînant avec lui tous ses compagnons
d'armes. En présence de cette désertion, les nobles furent d'abord saisis
d'effroi, puis, n'apercevant aucun moyen de salut, ils suivirent les soldats et
se rendirent en hâte auprès de Claude. Au pied des murailles, ils virent
arriver contre eux, l'épée nue, les plus ardents courtisans de la fortune, et
leurs premiers rangs auraient été décimés avant que Claude eût rien su de
la fureur des soldats. Si Agrippa, accourant auprès du prince, ne lui avait
montré le péril de la situation : il devait arrêter l'élan de ces
furieux contre les sénateurs, sans quoi il se priverait de ceux qui font la
splendeur de la souveraineté et ne serait plus que le roi d'une solitude.
5. [214] Sitôt informé,
Claude arrêta l'impétuosité des soldats, reçut les sénateurs dans son camp
et, après leur avoir fait bon accueil, sortit aussitôt avec eux pour offrir à
Dieu un sacrifice de joyeux avènement. Il s'empressa de donner à Agrippa tout
le royaume qu'avait possédé son aïeul, en y joignant, hors des frontières,
la Trachonitide et l'Auranitide, dont Auguste avait fait présent à Hérode, en
outre un autre territoire dit « royaume de Lysanias ».
Il fit connaître cette donation au peuple par un édit et ordonna aux
magistrats de la faire graver sur des tables d'airain qu'on plaça au Capitole.
Il donna aussi à Hérode, à la fois frère d'Agrippa et gendre de ce prince
par son mariage avec Bérénice, le royaume de Chalcis.
6. [218] Maître de
domaines considérables Agrippa vit promptement affluer l'argent dans ses
coffres ; mais il ne devait pas profiter longtemps de ces richesses. Il
avait commencé à entourer Jérusalem d'une muraille si forte
que, s’il eût pu l'achever, les Romains plus tard en auraient en vain
entrepris le siège. Mais avant que l'ouvrage eût atteint la hauteur projetée,
il mourut à Césarée,
après un règne de trois ans, auquel il faut ajouter ses trois ans de tétrarque.
Il laissa trois filles nées de Cypros :
Bérénice, Mariamme et Drusilla, et un fils, issu de la même femme, Agrippa.
Comme celui-ci était en bas âge,
Claude réduisit de nouveau les royaumes en province et y envoya en qualité de
procurateurs Cuspius Fadus,
puis Tibère Alexandre,
qui ne portèrent aucune atteinte aux coutumes du pays et y maintinrent la paix.
Ensuite mourut Hérode, roi de Chalcis ;
il laissait, de son mariage avec sa nièce Bérénice, deux fils, Bérénicien
et Hyrcan, et, de sa première femme, Mariamme, un fils, Aristobule. Un troisième
frère, Aristobule, était mort dans une condition privée, laissant une fille,
Jotapé.
Ces trois princes avaient pour père, comme je l'ai dit précédemment,
Aristobule fils d'Hérode ; Aristobule et Alexandre étaient nés du
mariage d'Hérode avec Mariamme, et leur père les mit à mort. Quant à la postérité
d'Alexandre elle régna dans la grande Arménie.
1.
[223] Après la mort d’Hérode, souverain de Chalcis, Claude donna son royaume à
son neveu Agrippa, fils d'Agrippa.
Le reste de la province passa, après Tibère Alexandre, sous l'administration
de Cumanus.
Sous ce procurateur des troubles éclatèrent, et les tueries de Juifs recommencèrent
de plus belle. Le peuple, en effet, s’était porté en foule à Jérusalem
pour la fête des azymes, et la cohorte romaine avait pris position sur le toit
du portique du temple, car il est d'usage
que la troupe en armes surveille toujours les fêtes, pour parer aux désordres
qui peuvent résulter d'une telle agglomération de peuple. Alors un des
soldats, relevant sa robe, se baissa dans une attitude indécente, de manière
à tourner son siège vers les Juifs, et fit entendre un bruit qui s’accordait
avec le geste.
Ce spectacle indigna la multitude ; elle demanda à grands cris que Cumanus
punit le soldat. Quelques jeunes gens qui avaient la tête plus chaude et
quelques factieux de la plèbe engagèrent le combat ; saisissant des
pierres, ils en lapidèrent les troupes. Cumanus, craignant une attaque de tout
le peuple contre lui-même, manda un renfort de fantassins. Quand ceux-ci se répandirent
dans les portiques,
une irrésistible panique s'empara des Juifs qui, fuyant hors du Temple, cherchèrent
un refuge dans la ville. Une ruée si violente se produisit vers les portes que
les gens se foulèrent aux pieds et s'écrasèrent les uns les autres ; il
en périt plus de trente mille,
et la fête se tourna en deuil pour la nation entière, en gémissements pour
toutes les familles.
2.
[228] A ce malheur succédèrent d'autres désordres, causés par les brigands. Près
de Béthoron,
sur la route publique, des brigands
assaillirent un certain Stéphanos, esclave de César, et s'emparèrent de son
bagage. Cumanus, envoyant de tous côtés des soldats, se fit amener les
habitants
des bourgs voisins, enchaînés, et leur reprocha de n'avoir pas poursuivi et
arrêté les brigands. A cette occasion un soldat, trouvant un exemplaire de la
loi sacrée dans un village, déchira le volume et le jeta au feu.
Là-dessus les Juifs s'émurent comme si toute la contrée avait été livrée
aux flammes. Poussés par leur religion comme par un ressort, ils coururent
tous, dès la première nouvelle, à Césarée, auprès de Cumanus, le conjurant
de ne pas laisser impunie une aussi grave offense envers Dieu et leur loi. Le
procurateur, voyant que le peuple ne se calmerait pas s'il n'obtenait
satisfaction, ordonna d'amener le soldat et le fit conduire à la mort, entre
les rangs de ses accusateurs : sur quoi, les Juifs se retirèrent.
3.
[232] Puis ce fut au tour des Galiléens et des Samaritains d'en venir aux mains. Au
bourg de Ghéma,
situé dans la Grande plaine du pays de Samarie,
un Galiléen,
mêlé aux nombreux Juifs qui se rendaient à la fête, fut tué. Là-dessus une
foule considérable accourut de Galilée pour livrer bataille aux Samaritains ;
les notables du pays vinrent trouver Cumanus et le supplièrent, s'il voulait prévenir
un malheur irréparable, de se rendre en Galilée pour punir les auteurs du
meurtre : seul moyen. disaient-ils, de disperser la multitude avant qu’on
en vînt aux coups. Mais Cumanus, ajournant leur requête à la suite des
affaires en cours,
renvoya les suppliants sans aucune satisfaction.
4. [234] Quand la
nouvelle du meurtre parvint à Jérusalem, elle souleva la plèbe. Abandonnant
la fête, les Juifs se précipitèrent vers Samarie, sans généraux, sans écouter
aucun des magistrats qui essayaient de les retenir. Les brigands et les factieux
avaient pour chefs Eléazar, fils de Dinæos, et Alexandre,
qui, attaquant les cantons limitrophes du distrcit d’Acrabatène,
massacrèrent les habitants sans distinction d'âge et incendièrent les
bourgades.
5. [236] Alors Cumanus,
tirant de Césarée une aile de cavalerie dite « des Sébasténiens »,
se porta au secours des populations ainsi ravagées : il fit prisonniers
beaucoup de compagnons d'Eléazar et en tua un plus grand nombre. Quant au reste
des émeutiers, qui se ruaient pour faire la guerre aux Samaritains, les
magistrats de Jérusalem coururent à leur rencontre, revêtus du cilice, la tête
couverte de cendre, les suppliant de retourner en arrière, de ne pas, en
attaquant Samarie, exciter les Romains contre Jérusalem, de prendre en pitié
la patrie, le Temple, leurs enfants et leurs femmes, qui, pour venger le sang
d'un seul Galiléen, risquaient de périr tous. Cédant à ces sollicitations,
les Juifs se dispersèrent. Mais beaucoup d'entre eux, encouragés par l'impunité,
se tournèrent au métier de brigand ; dans toute la contrée ce ne furent
que pillages et soulèvements, fomentés par les plus audacieux. Les notables de
Samarie se rendirent alors à Tyr, auprès d'Ummidius Quadratus, gouverneur de
Syrie, et le pressèrent de tirer vengeance de ces déprédations. D'autre part
les notables Juifs se présentèrent également, le grand prêtre Jonathas, fils
d'Ananos, à leur tète, assurant que les Samaritains avaient, par le meurtre en
question, donné le signal du désordre, et que le véritable auteur de tout ce
qui s’en était suivi, c’était Cumanus, pour avoir refusé de poursuivre
les auteurs de l'assassinat.
6. [241] Quadratus, pour
l'heure, ajourna les deux partis, disant qu'une fois sur les lieux il
examinerait l'affaire en détail ; dans la suite il passa à Césarée,
où il fit mettre en croix tous les individus arrêtés par Cumanus. De là, il
se rendit à Lydda, où il entendit derechef les plaintes des Samaritains. Puis
il manda dix-huit Juifs,
qu’il savait avoir pris part au combat, et les fit périr sous la hache ;
il envoya à César, avec deux autres personnes de marque, les grands prêtres
Jonathas et Ananias, Ananos,
fils de ce dernier, et quelques autres notables Juifs, en même temps que les
Samaritains les plus distingués. Enfin, il ordonna à Cumanus et au tribun Céler
de mettre à la voile pour Rome et de rendre compte à Claude de leur conduite.
Ces mesures prises, il quitta Lydda pour remonter vers Jérusalem ; comme
il trouva le peuple célébrant paisiblement la fête des Azymes,
il retourna à Antioche.
7. [245] A Rome,
l'empereur entendit Cumanus et les Samaritains en présence d'Agrippa, qui
plaida avec ardeur la cause des Juifs, tandis que beaucoup de grands personnages
soutenaient Cumanus ; l'empereur condamna les Samaritains, fit mettre à
mort trois des plus puissants et exila Cumanus. Quant à Céler, il l'envoya
enchaîné à Jérusalem et ordonna de le livrer aux outrages des Juifs :
après l'avoir traîné autour de la ville, on devait lui trancher la tête.
8.
[247] Après ces événements, Claude envoie Félix, frère de Pallas, comme
procurateur de la Judée, de Samarie, de la Galilée et de la Pérée :
il donne à Agrippa un royaume plus considérable que Chalcis, à savoir le
territoire qui avait appartenu a Philippe et qui se composait de la
Trachonitide, de la Batanée et de la Gaulanitide, en y ajoutant le royaume de
Lysanias et l'ancienne tétrarchie de Varus.
Claude, après avoir gouverné l'empire pendant treize ans, huit mois et vingt
jours,
mourut en laissant Néron pour successeur : cédant aux artifices de sa
femme Agrippine, il avait adopté et désigné pour héritier ce prince, bien
qu'il eût lui-même de Messaline, sa première femme, un fils légitime,
Britannicus, et une fille, Octavie, qu'il avait lui-même unie à Néron. Il
avait encore eu de Pétina une autre fille, Antonia.
1. [250] Tous les défis
que Néron lança à la fortune, quand l'excès de prospérité et de richesse
eut égaré la tête, la manière dont il fit périr son frère, sa femme et sa
mère, premières victimes d'une cruauté qu’il reporta ensuite sur les plus
nobles personnages, enfin la démence qui l'entraîna sur la scène et sur le théâtre,
tous ces faits, devenus si rebattus, je les laisserai de côté, et je me
bornerai à raconter ce qui, de son temps, s'est passé chez les Juifs.
2.
[252] Il donna donc le royaume de la Petite Arménie à Aristobule, fils d'Hérode de
Chalcis ; il agrandit
celui d'Agrippa le jeune de quatre villes avec leurs toparchies : Abila et
Julias dans la Pérée, Tarichées et Tibériade en Galilée ;
il nomma
Félix procurateur du reste de la Judée. Celui-ci s'empara du chef de brigands,
Eléazar,
qui depuis vingt ans ravageait le pays, ainsi que d'un grand nombre de ses
compagnons, et il les envoya à Rome ; quant aux brigands qu'il fit mettre
en croix et aux indigènes, convaincus de complicité, qu'il châtia, le nombre
en fut infini.
3.
[254] Quand il eut ainsi purgé la contrée, une autre espèce de brigands surgit dans
Jérusalem : c’étaient ceux qu'on appelait sicaires
parce qu'ils assassinaient en plein jour au milieu même de la ville. Ils se mêlaient
surtout à la foule dans les fêtes, cachant sous leurs vêtements de courts
poignards, dont ils frappaient leurs ennemis ; puis, quand la victime était
tombée, le meurtrier s'associait bruyamment à l'indignation de la foule.
inspirant ainsi une confiance qui le rendait insaisissable. Ils égorgèrent
d'abord le grand prêtre Jonathas, et beaucoup d'autres après lui : chaque
jour amenait son meurtre. La crainte était pire encore que le mal ;
chacun, comme à la guerre, attendait la mort à chaque moment. On surveillait
de loin ses ennemis, on ne se fiait même pas aux amis que l'on voyait s'avancer
vers soi ; mais on avait beau multiplier les soupçons et les défiances,
le poignard faisait son oeuvre. tant les assassins étaient prompts et habiles
à se cacher.
4.
[258] Il se forma encore une autre troupe de scélérats, dont les bras étaient plus
purs, mais les sentiments plus impies, et qui contribuèrent autant que les
assassins à ruiner la prospérité de la ville. Des individus vagabonds et
fourbes, qui ne cherchaient que changements et révolutions sous le masque de
l'inspiration divine, poussaient la multitude à un délire furieux et l'entraînaient
au désert, où Dieu, disaient-ils, devait leur montrer les signes de la liberté
prochaine.
Comme on pouvait voir là les premiers germes d'une révolte. Félix envoya
contre ces égarés des cavaliers et des fantassins pesamment armés et en
tailla en pièces un très grand nombre.
5.
[261] Plus funeste encore aux Juifs fut le faux prophète égyptien. Il parut, sous ce
nom, dans le pays, un charlatan qui s'attribuait l'autorité d'un prophète et
qui sut rassembler autour de lui trente mille dupes.
Il les amena du désert, par un circuit, jusqu'à la montagne dite des Oliviers ;
de là, il était capable de marcher sur Jérusalem et de s'en emparer de force,
après avoir vaincu la garnison romaine, puis d'y régner en tyran sur le peuple
avec l'appui des satellites qui l'accompagnaient dans son invasion. Cependant, Félix
devança l'attaque en marchant à sa rencontre avec la grosse infanterie romaine ;
tout le peuple prit part à la défense. Dans le combat qui s'engagea, l'Égyptien
prit la fuite avec quelques compagnons ; beaucoup d'autres furent tués ou
faits prisonniers ; le reste de la foule se dispersa et chacun alla se
cacher chez soi.
6.
[264] A peine ce mouvement réprimé, l'inflammation, comme dans un corps malade,
reparut sur un autre point. Les imposteurs et les brigands se réunirent pour
entraîner à le défection et appeler à la liberté un grand nombre de Juifs,
menaçant de mort ceux qui se soumettaient à la domination romaine et déclarant
qu'ils supprimeraient de force ceux qui acceptaient volontairement la servitude.
Répartis par bandes dans le pays, ils pillaient les maisons des principaux
citoyens, tuaient les propriétaires et incendiaient les bourgades. Toute la Judée
fut remplie de leur frénésie, et de jour en jour cette guerre sévissait plus
violente.
7.
[266] D'autres désordres se produisirent à Césarée, où les Juifs, mêlés à la
population, se prirent de querelle avec les Syriens qui habitaient cette ville.
Les Juifs prétendaient que Césarée devait leur appartenir, alléguant la
nationalité juive de son fondateur, le roi Hérode : leurs adversaires
maintenaient que, en admettant que le fondateur fût Juif, la ville même était
grecque, car Si Hérode avait voulu l'attribuer aux Juifs, il n'y aurait pas érigé
des statues et des temples.
Telle était l'origine de leur dispute. Bientôt la rivalité alla jusqu'à la
lutte armée : tous les jours, les plus hardis de l'un et de l'autre camp
couraient au combat ; ni les anciens de la communauté juive n'étaient
capables de retenir leurs propres partisans, ni les Grecs ne voulaient subir
l’humiliation de céder aux Juifs. Ces derniers l'emportaient par la richesse
et la vigueur corporelle, les Grecs tiraient avantage de l'appui des gens de
guerre : car les Romains levaient en Syrie la plupart des troupes chargées
de garder cette région, et en conséquence les soldats de la garnison étaient
toujours prêts à secourir leurs compatriotes.
Cependant les gouverneurs n'avaient jamais négligé de réprimer ces troubles :
toujours en arrêtaient les plus ardents et les punissaient du fouet et de la
prison. Mais les souffrances des prisonniers, loin d'inspirer à leurs amis hésitation
ou crainte, les excitaient encore davantage à la sédition. Un jour que les
Juifs l'avaient emporté, Félix s'avança au milieu de la place publique et
leur commanda sur un ton de menace de se retirer : comme ils n'obéissaient
pas, il lança contre eux les soldats, en tua un grand nombre et laissa piller
leurs biens. Voyant que la sédition continuait, Félix choisit des notables,
appartenant aux deux partis et les envoya à Néron comme députés pour
discuter devant lui leurs droits respectifs.
1.
[271] Festus, que ce prince institua ensuite procurateur, poursuivit les principaux
auteurs de la ruine du pays : il prit un très grand nombre de brigands et
en fit périr beaucoup. Son successeur, Albinus,
suivit malheureusement une autre méthode, et il n'y a pas un genre de scélératesse
qu'il n'ait pratiqué. Non seulement au cours de son administration il vola et
pilla les biens des particuliers, accabla de contributions extraordinaires toute
la nation, mais il s'avisa de rendre à leurs parents, moyennant rançon, ceux
qui avaient été mis en prison pour crime de brigandage par les Conseils locaux
ou par les précédents procurateurs ; et nul n'était criminel que celui
qui n'avait rien à donner. Alors aussi s'affermit à Jérusalem l'audace de
ceux qui aspiraient à une révolution : les plus puissants, à prix
d'argent, se concilièrent Albinus et s'assurèrent la liberté de la sédition ;
dans le peuple, quiconque était dégoûté de la paix penchait vers les
complices d'Albinus. Chaque malfaiteur, groupant autour de lui une troupe
particulière, prenait sur cette cohorte l'autorité d'un chef de brigands ou
d'un tyran, et employait ses satellites au pillage des gens ou bien. On voyait
les victimes de ces excès se taire au lieu de s'en indigner, et les citoyens
encore indemnes, par peur des mêmes maux, flatter des misérables dignes du
supplice. En résumé, plus de franc parler nulle part, partout des tyranneaux,
et déjà les germes de la catastrophe future répandus dans la cité.
2.
[277] Tel était Albinus, et cependant son successeur, Gessius Florus,
le fit paraître, par comparaison, fort homme de bien : le premier avait
accompli la plupart de ses méfaits en secret, avec dissimulation ;
Gessius, au contraire, se glorifia des injustices dont il accabla la nation, et,
comme s'il eût été un bourreau envoyé pour châtier des condamnés, ne
s'abstint d'aucune forme de brigandage ou de violence. Eût-il fallu montrer de
la pitié, c'était le plus cruel des hommes ; de la pudeur, c'était le
plus éhonté. Nul ne répandit sur la vérité plus de mensonges, nul n'inventa
pour le crime chemins plus tortueux. Dédaignant de s'enrichir aux dépens de
simples particuliers, il dépouillait des villes, détruisait des peuples
entiers ; peu s'en fallut qu'il ne fît proclamer par le héraut dans toute
la contrée le droit pour tous d'exercer le brigandage, à condition de lui
abandonner une part du butin. Son avidité fit le vide dans tous les districts :
tant il y eut de Juifs qui, renonçant aux coutumes de leurs ancêtres, émigrèrent
dans des provinces étrangères.
3. [280] Tant que Cestius
Gallus, gouverneur de Syrie, resta dans sa province, nul n’osa même députer
auprès de lui pour se plaindre de Florus. Mais un jour qu'il se rendait à Jérusalem
– c’était l'époque de la fête des azymes
- le peuple se pressa autour de lui et une foule qui n'était pas inférieure à
trois millions d'âmes
le supplia de prendre en pitié les malheurs de la nation, proférant de grands
cris contre celui qu'ils appelaient la peste du pays. Florus, présent, et se
tenant auprès de Cestius, accueillit ces plaintes avec des railleries. Alors,
Cestius arrêta l'impétuosité de la multitude et lui donna l'assurance qu'à
l’avenir il saurait imposer à Florus plus de modération, puis il retourna a
Antioche. Florus l'accompagna jusqu’à Césarée, en continuant à le tromper :
déjà il méditait une guerre contre la nation, seul moyen à son avis de jeter
un voile sur ses iniquités ; car si la paix durait, il jugeait bien que
les Juifs l'accuseraient devant César ; il espérait, au contraire, en les
excitant à la révolte, étouffer sous un si grand méfait l'examen de crimes
moins graves. Tous les jours donc, afin de pousser la nation à bout, il renforçait
son oppression.
4. [284] Sur ces
entrefaites, les Grecs de Césarée avaient gagné leur cause auprès de Néron
et obtenu de lui le gouvernement de cette cité
ils l'apportèrent le texte de la décision impériale et ce fut alors
que la guerre prit naissance, la douzième année du principat de Néron, la
dix-septième du règne d'Agrippa, au mois d’Artémisios.
L'incident qui en devint le prétexte ne répondait pas à la grandeur des maux
qui en sortirent. Les Juifs de Césarée, qui tenaient leur synagogue près d'un
terrain appartenant à un Grec de cette ville, avaient essayé à maintes
reprises de l'acheter, offrant un prix bien supérieur à sa valeur véritable :
le propriétaire dédaignait leurs instances et même, pour leur faire pièce,
se mit à bâtir sur son terrain et à y aménager des boutiques, de manière à
ne leur laisser qu'un passage étroit et tout a fait incommode. Là-dessus,
quelques jeunes Juifs, à la tète chaude, commencèrent à tomber sur ses
ouvriers et s'opposèrent aux travaux. Florus ayant réprimé leurs violences,
les notables Juifs, et parmi eux Jean le publicain, à bout d'expédients,
offrirent à Florus huit talents d'argent pour qu'il fit cesser le travail en
question. Le procurateur promit tout son concours moyennant finance : mais,
une fois nanti, il quitta précipitamment Césarée pour Sébaste, laissant le
champ libre à la sédition, comme s'il n'avait vendu aux Juifs que le droit de
se battre.
5. [289] Le lendemain,
jour de sabbat, comme les Juifs se rassemblaient à la synagogue, un factieux de
Césarée installa une marmite renversée à côté de l'entrée et se mit à
sacrifier des volailles sur cet autel improvisé. Ce spectacle acheva d'exaspérer
la colère des Juifs, qui voyaient là un outrage envers leurs lois, une
souillure d'un lieu sacré.
Les gens modérés et paisibles se bornaient à conseiller un recours auprès
des autorités ; mais les séditieux et ceux qu'échauffait la jeunesse brûlaient
de combattre. D'autre part, les factieux du parti Césaréen se tenaient là, équipés
pour la lutte, car c'était de propos délibéré qu'ils avaient envoyé ce
provocateur. Aussitôt on en vint aux mains. Vainement le préfet de la
cavalerie, Jucundus, chargé d'intervenir, accourt, enlève la marmite et tâche
de calmer les esprits : les Grecs, plus forts, le repoussèrent ;
alors les Juifs, emportant leurs livres de lois, se retirèrent à Narbata,
village juif situé à 60 stades de Césarée. Quant aux notables, au nombre de
douze, Jean à leur tête, ils se rendirent à Sébasté, auprès de Florus, se
lamentèrent sur ces évènements et invoquèrent le secours du procurateur, lui
rappelant avec discrétion l'affaire des huit talents. Là-dessus Florus les fit
empoigner et mettre aux fers, sous l'accusation d'avoir emporté de Césarée
leurs livres de lois.
6. [293] A ces nouvelles,
les gens de Jérusalem s'indignèrent, tout en se contenant encore. Mais Florus,
comme s'il avait pris à tâche d'attiser l'incendie, envoya prendre dans le trésor
sacré dix-sept talents, prétextant le service de l'empereur.
Là-dessus le peuple s'ameute, court au Temple et, avec des cris perçants,
invoque le nom de César, le supplie de les délivrer de la tyrannie de Florus.
Quelques-uns des factieux lançaient contre ce dernier les invectives les plus
grossières et, faisant circuler une corbeille, demandaient l'aumône pour lui
comme pour un pauvre malheureux. Florus ne démordit pas pour cela de son
avarice, mais ne trouva là, dans sa colère, qu'un prétexte de plus à battre
monnaie. Au lieu, comme il aurait fallu, de se rendre à Césarée pour éteindre
le feu de la guerre qui y avait pris naissance et déraciner la cause les désordres,
tâche pour laquelle il avait été payé, il marcha avec une armée
de cavaliers et de fantassins contre Jérusalem, pour faire prévaloir sa volonté
avec les armes des Romains et envelopper la ville de terreur et de menaces.
7. [297] Le peuple, espérant
conjurer son attaque, se rendit au-devant de la troupe avec de bons souhaits et
se prépara à recevoir Florus avec déférence. Mais celui-ci envoya en avant
le centurion Capiton avec cinquante cavaliers
et ordonna aux Juifs de se retirer, en leur défendant de feindre une cordialité
mensongère pour celui qu'ils avaient si honteusement injurié ; s'ils ont
des sentiments nobles et francs, disaient-ils, ils doivent le railler même en
sa présence et montrer leur amour de la liberté non seulement en paroles, mais
encore les armes à la main. Épouvantée par ce message et par la charge des
cavaliers de Capiton, qui parcouraient ses rangs, la foule se dissipa, avant
d'avoir pu saluer Florus, ni témoigner son obéissance aux soldats. Rentrés
dans leurs demeures, les Juifs passèrent la nuit dans la crainte et
l'humiliation.
8. [301] Florus prit son
quartier au palais royal ; le lendemain, il fit dresser devant cet édifice
un tribunal où il prit place ; les grands prêtres, les nobles et les plus
notables citoyens se présentèrent au pied de l'estrade. Florus leur ordonna de
lui remettre ses insulteurs, ajoutant qu'ils ressentiraient sa vengeance s'ils
ne lui livraient pas les coupables. Les notables protestèrent alors des
sentiments très pacifiques du peuple et implorèrent le pardon de ceux qui
avaient mal parlé de Florus. Il ne fallait pas s'étonner, disaient-ils, si
dans une si grande multitude il se rencontrait quelques esprits téméraires ou
inconsidérés par trop de jeunesse ; quant à discerner les coupables, c'était
impossible, car chacun maintenant se repentait et par crainte nierait sa faute.
Il devait donc, lui, s'il avait souci de la paix de la nation, s'il voulait
conserver la ville aux Romains, pardonner à quelques coupables en faveur d'un
grand nombre d'innocents, plutôt que d'aller, à cause d'une poignée de méchants,
jeter le trouble dans tout un peuple animé de bonnes intentions.
9. [305] Ce discours ne
fit qu'irriter davantage Florus. Il cria aux soldats de piller l'agora dite
« marché d'en haut »,
et de tuer ceux qu'ils rencontreraient. Les soldats, à la fois avides de butin
et respectueux de l'ordre de leur chef, ne se bornèrent pas à ravager le marché :
ils se précipitèrent dans toutes les maisons et en égorgèrent les habitants.
C'était une débandade générale à travers les ruelles, le massacre de ceux
qui se laissaient prendre, bref toutes les variétés du brigandage ;
beaucoup de citoyens paisibles furent arrêtés et menés devant Florus, qui les
fit déchirer de verges et mettre en croix. Le total de tous ceux qui furent
tues en ce jour, y compris les femmes et les enfants, car l'enfance même ne
trouvait pas grâce, s'éleva à environ trois mille six cents.
Ce qui aggrava le malheur des Juifs, ce fut le caractère inouï de la cruauté
des Romains. Florus osa ce que nul avant lui n'avait fait : il fit fouetter
devant son tribunal et clouer sur la croix des hommes de rang équestre, qui,
fussent-ils Juifs de naissance, étaient revêtus d'une dignité romaine.
1. [309] A ce moment, le
roi Agrippa était parti pour Alexandrie, où il allait féliciter Alexandre,
que Néron, l'honorant de sa confiance, avait envoyé gouverner l'Égypte. Sa sœur
Bérénice, qui se trouvait à Jérusalem, voyait avec une vive douleur les excès
féroces des soldats : à plusieurs reprises elle envoya les commandants de
sa cavalerie et ses gardes du corps à, Florus pour le prier d'arrêter le
carnage. Celui-ci, ne considérant ni le nombre des morts ni la haute naissance
de la suppliante, mais seulement les profits qu'il tirait du pillage, resta
sourd aux instances de la reine. Bien plus, la rage des soldats se déchaîna même
contre elle : non seulement ils outragèrent et tuèrent sous ses yeux
leurs captifs, mais ils l'auraient immolée elle-même si elle ne s'était hâtée
de se réfugier dans le palais royal ;
elle y passa la nuit, entourée de gardes, craignant quelque agression des
soldats. Elle était venue à Jérusalem pour accomplir un vœu fait à Dieu :
car c’est une coutume pour ceux qui souffrent d'une maladie ou de quelque
autre affliction de faire vœu de s'abstenir de vin et de se raser la tête
pendant les trente jours précédant celui où ils doivent offrir des sacrifices.
Bérénice accomplissait alors ces rites, et de plus, se tenant nu-pieds devant
le tribunal, elle suppliait Florus, sans obtenir de lui aucun égard, et même
au péril de sa vie.
2. [315] Tels furent les
événements qui se passèrent le 16 du mois Artémisios,
le lendemain, la multitude, en proie à une vive douleur, se répandit dans
l'agora d'en haut, poussant des lamentations terribles sur les morts, et encore
plus des cris de haine contre Florus. A cette vue, les notables et les grands prêtres,
pris de terreur, déchirèrent leurs vêtements, et, tombant aux pieds des
perturbateurs, les supplièrent individuellement de se taire et de ne pas
exciter Florus, après tant de maux, à quelque nouvelle et irréparable
violence. La multitude obéit aussitôt, à la fois par respect pour les
suppliants et dans l'espoir que Florus mettrait un terme à ses iniquités.
3. [318] Or, quand le
tumulte fut calmé, Florus s'inquiéta : préoccupé de rallumer
l'incendie, il manda les grands prêtres et l'élite des Juifs, et leur dit que
le peuple avait un seul moyen de prouver qu'il était rentré dans l'obéissance :
c'était de s'avancer à la rencontre des troupes - deux cohortes - qui
montaient de Césarée. Pendant que les notables convoquaient à cet effet la
multitude, Florus se dépêcha d'envoyer dire aux centurions des cohortes
qu’ils instruisissent leurs soldats à ne pas rendre le salut des Juifs et, au
premier mot proféré contre lui, à faire usage de leurs armes. Cependant les
grands prêtres, ayant réuni la foule au Temple, l'exhortèrent à se rendre au
devant des Romains et à prévenir un irrémédiable désastre en faisant bon
accueil aux cohortes. Les factieux ne voulaient d'abord rien entendre, et le
peuple, ému par le souvenir des morts, penchait vers l'opinion des plus
audacieux.
4. [321] Alors tous les
prêtres, tous les ministres de Dieu, portant en procession les vases sacrés et
revêtus des ornements d'usage pour la célébration du culte, les citharistes
et les chanteurs d'hymnes, avec leurs instruments, tombèrent à genoux et adjurèrent
le peuple de préserver ces ornements sacrés et de ne pas exciter les Romains
à, piller le trésor de Dieu. On pouvait voir les grands prêtres se couvrir la
tète de poussière, déchirer leurs vêtements, mettre à nu leur poitrine. Ils
appelaient par leur nom chacun des notables en particulier et suppliaient la
multitude tout entière d'éviter la moindre faute qui pourrait livrer la patrie
à qui brûlait de la saccager. « Et après tout, de quel profit seront à
la troupe les salutations des Juifs ? Quel remède à leurs souffrances
passées leur apporterait le refus d'aller au-devant des cohortes ? Si, au
contraire, ils accueillent les arrivants avec leur courtoisie accoutumée, ils
ôteront à Florus tout prétexte de guerre, ils conserveront leur patrie et
conjureront de nouvelles épreuves. Et puis, enfin, quelle faiblesse que de prêter
l'oreille à une poignée de factieux quand ils devraient, au contraire, eux qui
forment un peuple si nombreux, contraindre même les violents à suivre avec eux
la voie de la sagesse ! »
5. [325] Par ce discours
ils réussirent à calmer la multitude ; en même temps ils continrent les
factieux, les uns par la menace, les autres en les rappelant au respect. Alors,
prenant la conduite du peuple, ils avancèrent d'une allure tranquille et bien réglée
au-devant des soldats, et, quand ceux-ci furent proches, les saluèrent. Comme
la troupe ne répondait pas, les séditieux proférèrent des invectives contre
Florus. C'était là le signal attendu pour tomber sur les Juifs. Aussitôt, la
troupe les enveloppe, les frappe à coups de bâtons, et, dans leur fuite, la
cavalerie les poursuit et les foule aux pieds des chevaux. Beaucoup tombèrent,
assommés par les Romains, un plus grand nombre en se bousculant les uns les
autres. Autour des portes, ce fut une terrible poussée : chacun voulant
passer le premier, la fuite de tous était retardée d'autant ; ceux qui se
laissaient choir périssaient misérablement ; étouffés et rompus par la
cohue, ils s'effondraient, et leurs corps furent défigurés au point que leurs
proches ne pouvaient les reconnaître pour leur donner la sépulture. Les
soldats pénétraient avec les fuyards, frappant sans pitié quiconque leur
tombait entre les mains. Ils refoulèrent ainsi la multitude par le quartier de
Bézétha
pour se frayer de force un passage et occuper le Temple ainsi que la citadelle
Antonia.
Florus qui visait le même but, fit sortir du palais son propre détachement
pour gagner la citadelle. Mais il échoua dans cette tentative : une partie
du peuple, s'opposant de front à sa marche, l'arrêta, tandis que d'autres, se
répartissant sur les toits, accablaient les Romains à coups de pierres.
Maltraités par les traits qui tombaient d'en haut, incapables de percer les
masses qui obstruaient les rues étroites, les soldats battirent en retraite
vers leur camp, situé près du palais.
6. [330] Cependant les
factieux, craignant que Florus, revenant à la charge, ne s'emparât du Temple
en s'appuyant sur l'Antonia, montèrent aussitôt sur les portiques qui établissaient
la communication du Temple avec cette citadelle et les coupèrent.
Cette manœuvres refroidit la cupidité de Florus : c'était par convoitise
des trésors de Dieu qu'il avait cherché à, parvenir jusqu'à l'Antonia ;
dès qu'il vit les portiques détruits, il arrêta son élan, manda les grands
prêtres et tes Conseillers, et déclara son intention de sortir lui-même de ta
ville en leur laissant la garnison qu'ils voudraient. Ceux-ci s'engagèrent
formellement à maintenir l'ordre et à empêcher toute révolution pourvu qu'il
leur laissât une seule cohorte, mais non pas celle qui avait combattu,
car le peuple l'avait prise en haine pour en avoir été tant maltraité. En
conséquence, il changea la cohorte selon leur désir, et, avec le reste de ses
forces, reprit le chemin de Césarée.
1. [333] Cependant Florus
fournit un nouvel aliment au conflit en faisant à Cestius un rapport mensonger
sur la défection des Juifs ; il attribuait à ceux-ci le commencement des
hostilités et mettait sur leur compte les violences qu'ils avaient en réalité
souffertes. D'autre part, les magistrats de Jérusalem ne gardèrent pas le
silence : ils écrivirent, ainsi que Bérénice, à Cestius pour lui
apprendre quelles iniquités Florus avait commises contre la cité. Cestius,
ayant pris connaissance des lettres des deux partis, en délibéra avec ses
lieutenants. Ceux-ci étaient d'avis que Cestius montent lui-même vers Jérusalem
avec son armée, soit pour punir la défection, si elle était réelle, soit
pour raffermir la fidélité des Juifs, s'ils étaient restés dans le parti de
Rome ; mais le gouverneur préféra envoyer d'abord un de ses amis pour
faire une enquête sur les événements et lui rapporter fidèlement tes
dispositions d'esprit des Juifs. Il choisit pour cette mission le tribun
Neapolitanus
qui rencontra à Jamnée Agrippa
revenant d'Alexandrie, et lui fit connaître de qui il tenait sa mission et quel
en était l'objet.
2. [336] Les grands-prêtres
des Juifs, les notables et le Conseil s'étaient également rendus dans cette
ville pour saluer le roi. Après lui avoir présenté leurs hommages, ils se
lamentèrent sur leurs propres malheurs et peignirent la cruauté de Florus. A
ce récit, Agrippa s'indigna, mais en bon diplomate il tourna sa colère contre
les Juifs, qu'il plaignait au fond du cœur ; il voulait ainsi humilier
leur fierté et, en feignant de ne pas croire à leurs griefs, les détourner de
la vengeance. Ces Juifs, qui représentaient une élite et qui, en leur qualité
de riches, désiraient la paix, comprirent la bienveillance contenue dans la réprimande
du roi. Mais le peuple de Jérusalem s'avança à une distance de soixante
stades au-devant d'Agrippa et de Neapolitanus pour les recevoir ; les
femmes des Juifs massacrés couraient en avant et poussaient des cris perçants ;
à leurs gémissements, le peuple répondait par des lamentations, suppliait
Agrippa de le secourir, criait à Neapolitanus les souffrances que Florus leur
avait infligées. Entrés dans la ville, les Juifs leur montrèrent l'agora déserte
et les maisons ravagées. Ensuite, par l'entremise d'Agrippa, ils persuadèrent
Neapolitanus de faire le tour de la ville accompagné d'un seul serviteur,
jusqu'à Siloé,
pour se rendre compte que les Juifs obéissaient volontiers à tous les Romains,
mais qu'ils haïssaient le seul Florus pour l'excès de ses cruautés envers
eux. Quand le tribun eut fait sa tournée et fut suffisamment édifié sur leur
esprit de soumission, il monta au Temple. Il y convoqua la multitude des Juifs,
les félicita chaudement de leur fidélité envers les Romains, les encouragea
avec insistance à maintenir la paix, et, après avoir fait ses dévotions à
Dieu dans le rayon permis,
s'en retourna auprès de Cestius.
3. [342] Alors la
multitude, se retournant vers le roi et les grands prêtres, les adjura
d'envoyer à Néron des députés pour accuser Florus, et de ne pas faire le
silence autour d'un massacre aussi affreux, qui laisserait planer sur les Juifs
le soupçon de révolte ils
passe-raient pour avoir commencé les hostilités à moins que, prenant les
devants, ils n'en dénonçassent le premier auteur. Il était clair qu'ils ne se
tiendraient pas en repos, si l'on s'opposait à l'envoi de cette ambassade.
Agrippa voyait des inconvénients à élire des accusateurs contre Florus, mais
il sentait aussi pour lui le danger de fermer les yeux sur la tourmente qui
entraînait les Juifs vers la guerre. Il convoqua donc la multitude au Xyste et
se plaça bien en vue avec sa sœur Bérénice sur le toit du palais des Asmonéens :
ce palais s'élevait au-dessus du Xyste et sa façade regardait les terrains qui
font vis-à-vis à la ville haute ; un pont reliait le Xyste au Temple.
Là, Agrippa prononça le discours suivant.
4. [345] « Si je
vous avais vus tous résolus à la guerre contre les Romains, sans que la partie
la plus honnête et la plus scrupuleuse de votre nation se prononçât pour la
paix, je ne me serais pas présenté devant vous et je n’aurais pas osé vous
adresser des conseils ; car il est inutile de plaider en faveur du bon
parti quand il y a, chez les auditeurs, unanimité pour le plus mauvais. Mais
puisque ce qui vous entraîne c'est, les uns, un âge qui n'a pas encore l'expérience
des maux de la guerre, les autres, une espérance irréfléchie de liberté,
quelques-uns enfin la cupidité et le désir d'exploiter les plus faibles à la
faveur d'un bouleversement général, j'ai pensé, afin de ramener les égarés
à la raison, afin d'épargner aux gens de bien les conséquences de la faute de
quelques téméraires, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de vous réunir
tous pour vous dire ce que je crois utile à vos intérêts. Que personne ne
proteste bruyamment, s'il entend des paroles qui ne lui paraissent pas agréables :
ceux qui sont irrévocablement décidés à la rébellion sont libres, après
mon exhortation, de persister dans leurs sentiments ; et d'autre part, mes
paroles seraient perdues même pour ceux qui veulent les écouter, si, tous,
vous ne faisiez pas silence.
« Je sais que beaucoup présentent sur le ton tragique les violences des
procurateurs et le panégyrique de la liberté quant à moi, je veux, avant
d'examiner qui vous êtes et contre qui vous engagez la lutte, prendre séparément
les prétextes qu'on a confondus. Car si votre objet est de vous venger de
l'injustice, à quoi bon exalter la liberté ? Si, au contraire, c'est la
servitude que vous trouvez insupportable, le réquisitoire contre les
gouverneurs devient superflu : fussent-ils les plus justes du monde, la
servitude n'en serait pas moins honteuse.
« Considérez donc, en prenant chaque argument à part, combien sont
faibles vos raisons de faire la guerre ; et d'abord, voyons vos griefs
contre les procurateurs. Il faut adoucir la puissance en la flattant, non
l'irriter ; quand vous vous élevez avec violence contre de petits
manquements, c'est à vos dépens que vous dénoncez les coupables : au
lieu de vous maltraiter, comme auparavant, en secret, avec quelque honte, c'est
à découvert qu'ils vous persécuteront. Rien n'arrête si bien les coups que
de les supporter, et la patience des victimes tourne à la confusion des
bourreaux. Mais j'admets que les ministres de la puissance romaine soient d'une
dureté intolérable ; on ne doit pas en conclure que tous les Romains
soient injustes envers vous, non plus que César : or, c'est contre eux
tous, c'est contre lui que vous entreprenez la guerre ! Ce n'est point sur
leur ordre que vous vient de là-bas un oppresseur, et ils ne peuvent voir de
l'occident ce qui se passe en orient ; même il n'est pas facile de se
renseigner là-bas sur les événements d'ici. Il est donc insensé, à cause
d'un seul, d'entrer en lutte contre tout un peuple, de s'insurger, pour des
griefs insignifiants, contre une telle puissance, sans qu'elle sache seulement
le sujet de vos plaintes. D'autant que la fin de vos maux ne se fera guère
attendre : le même procurateur ne reste pas toujours en fonctions, et il
est vraisemblable que les successeurs de celui-ci seront plus modérés, en
revanche, la guerre une fois engagée, vous ne sauriez ni l'interrompre ni la
supporter sans vous exposer à tous les maux.
« J'arrive à votre passion actuelle de la liberté : je dis qu'elle
ne vient pas à son heure. C'est autrefois que vous deviez lutter pour ne pas
perdre vos franchises, car subir la servitude est pénible, et rien n'est plus
juste que de combattre pour l'éviter. Mais après qu'on a une fois reçu le
joug, tâcher ensuite de le secouer, c'est agir en esclave indocile, non en
amant de la liberté. Il fut un jour où vous deviez tout entreprendre pour
repousser les Romains : c'est quand Pompée envahit notre contrée. Mais
nos ancêtres et leurs rois, qui nous étaient bien supérieurs par la richesse,
la vigueur du corps et celle de l’âme, n'ont pu résister alors à une petite
fraction de la puissance romaine ; et vous, assujettis de pères en fils,
vous, inférieurs en ressources à ceux qui obéirent les premiers, vous
braveriez l'empire romain tout entier !
« Voyez les Athéniens, ces hommes qui, pour maintenir la liberté des
Grecs, livrèrent jadis leur ville aux flammes ; devant eux l'orgueilleux
Xerxès, qu'on avait vu naviguer les continents et chevaucher les flots,
Xerxès pour qui les mers étaient trop étroites, qui conduisait une armée débordant
l'Europe, Xerxès finit par s'enfuir comme un esclave évadé sur un seul
esquif. Eh bien, ces hommes, qui, près de la petite Salamine ont brisé cette
immense Asie, aujourd'hui ils obéissent aux Romains, et les ordres venus
d'Italie régissent la cité qui fut la reine de la Grèce. Voyez les Lacédémoniens :
après les Thermopyles et Platées, après Agésilas qui poussa une
reconnaissance à travers l'Asie [195a], les voilà satisfaits d'obéir aux mêmes maîtres.
Voyez les Macédoniens, qui ont encore présents à l'esprit Philippe et
Alexandre, et l'empire du monde palpitant devant eux, ils supportent cependant
un si grand changement et révèrent ceux à qui la fortune a passé. Mille
autres nations, le cœur gonflé de l'amour de la liberté, ont plié. Et vous
seuls jugeriez intolérable de servir ceux à qui tout est asservi !
« Et dans quelles forces, dans quelles armes placerez-vous votre confiance ?
Où est la flotte qui s'emparera des mers que domine Rome ? où sont les trésors
qui subviendront aux dépenses de vos campagnes ? Croyez-vous donc partir
en guerre contre des Égyptiens ou des Arabes ? Ne vous faites-vous pas une
idée de la puissance de Rome ? Ne mesurez-vous pas votre propre faiblesse ?
N'est-il pas vrai que vos armes ont été souvent vaincues même par les nations
voisines, tandis que les leurs n'ont jamais subi d'échec dans le monde connu
tout entier ? Que dis-je ? ce monde même n'a pas suffi à leur
ambition : c'était peu d'avoir pour frontières tout le cours de
l'Euphrate à l'orient, l'Ister au nord, au midi la Libye explorée jusqu'aux déserts,
Gadès à l'occident ; voici que, au delà de l'océan, ils ont cherché un
nouveau monde et porté leurs armes jusque chez les Bretons auparavant inconnus.
Parlez : êtes-vous plus riches que les Gaulois, plus forts que les
Germains, plus intelligents que les Grecs, plus nombreux que tous les peuples du
monde ? Quel motif de confiance vous soulève contre les Romains ?
« Il est dur de servir, direz-vous. Combien plus dur pour les Grecs qui,
supérieurs en noblesse à toutes les nations qu'éclaire le soleil, les Grecs
qui, établis sur un si vaste territoire, obéissent à six faisceaux d'un
magistrat romain !
Il n'en faut pas davantage pour contenir les Macédoniens, qui, à plus juste
titre que vous, pourraient revendiquer leur liberté. Et les cinq cents villes
d'Asie ?
Ne les voit-on pas, sans garnison, courbées devant un seul gouverneur et les
faisceaux consulaires ? Parlerai-je des Hénioques, des Colques, de la race
des Tauriens, des gens du Bosphore, des riverains du Pont-Euxin et du lac Méotide ?
Ces peuples, qui jadis ne connaissaient pas même un maître indigène, obéissent
maintenant à 3,000 fantassins ; 40 vaisseaux longs suffisent à faire régner
la paix sur une mer naguère inhospitalière et farouche.
Quels tributs payent, sans la contrainte des armes, la Bithynie, la Cappadoce,
la nation Pamphylienne, les Lyciens, les Ciliciens, qui pourtant auraient des
titres de liberté à faire valoir ? Et les Thraces, qui occupent un pays
large de cinq jours de marche et long de sept, plus rude et beaucoup plus fort
que le vôtre, où la seule rigueur des glaces arrête un envahisseur, les
Thraces n'obéissent-ils pas à une armée de 2,000 Romains ?
Les Illyriens, leurs voisins, qui occupent la région comprise entre la Dalmatie
et l'Ister, ne sont-ils pas tenus en bride par deux légions romaines, avec
lesquelles eux-mêmes repoussent les incursions des Daces ?
Les Dalmates aussi, qui tant de fois ont secoué leur crinière, qui, toujours
vaincus, ont tant de fois ramassé leurs forces pour se rebeller encore, ne
vivent-ils pas en paix sous la garde d'une seule légion ?
Certes, s'il est un peuple que des raisons puissantes dussent porter à la révolte,
ce sont les Gaulois que la nature a si bien fortifiés, à l'orient par les
Alpes, au nord, par le fleuve Rhin, au midi par les monts Pyrénées, du côté
du couchant par l'océan. Cependant, quoique ceintes de si fortes barrières,
quoique remplies de 305 nations,
les Gaules, qui ont pour ainsi dire en elles-mêmes les sources de leur richesse
et font rejaillir leurs productions sur le monde presque entier, les Gaules
supportent d'être devenues la vache à lait des Romains et laissent gérer par
eux leur fortune opulente. Et si les Gaulois supportent ce joug, ce n’est
point par manque de cœur ou par bassesse, eux qui pendant quatre-vingts ans
ont lutté pour leur indépendance, mais ils se sont inclinés, étonnés à la
fois par la puissance de Rome et par sa fortune, qui lui a valu plus de
triomphes que ses armes mêmes. Voilà pourquoi ils obéissent à douze cents
soldats,
eux qui pourraient leur opposer presque autant de villes !
Quant aux Ibères, ni l'or que produit leur sol, ni l'étendue de terres et de
mers qui les sépare des Romains, ni les tribus des Lusitaniens et des
Cantabres, ivres de guerre. ni l'océan voisin dont le reflux épouvante les
habitants eux-mêmes, rien de tout cela n'a suffi dans leur guerre pour l'indépendance :
les Romains, étendant leurs armes au delà des colonnes d’Hercule,
franchissant à travers les nuées les monts Pyrénées, les ont réduits, eux
aussi, en servitude : ces peuples si belliqueux, si lointains, une seule légion
suffit à les garder !
Qui de vous n'a entendu parler de la multitude des Germains ? assurément
vous avez pu juger souvent de la vigueur et de la grandeur de leurs corps,
puisque partout les Romains traînent des captifs de ce pays. Ces peuples
habitent une contrée immense, ils ont le cœur encore plus haut que la stature,
une âme dédaigneuse de la mort, des colères plus terribles que celles des bêtes
les plus sauvages, eh bien, le Rhin oppose une barrière à leur impétuosité :
domptés par huit légions romaines,
les uns réduits en captivité, servent comme esclaves, et le reste de la nation
a trouvé son salut dans la fuite. Regardez encore comment étaient fortifiés
les Bretons, vous qui mettez votre confiance dans les fortifications de Jérusalem :
l'océan les entoure, ils habitent une île qui n'est pas inférieure en étendue
à notre continent habité tout entier ;
pourtant les Romains, traversant la mer, les ont asservis ; quatre légions
contiennent cette île si vaste. Mais pourquoi insister, quand les Parthes eux-mêmes,
cette race si guerrière, souveraine de tant de nations, pourvue de forces si
nombreuses, envoie des otages aux Romains,
et qu'on peut voir en Italie la noblesse de l'orient, sous prétexte de paix,
languir dans les fers ?
« Ainsi, lorsque presque tous les peuples éclairés par le soleil
s'agenouillent devant les armes des Romains, serez-vous les seuls à les braver,
sans considérer comment ont fini les Carthaginois, qui, fiers du grand Annibal
et de la noblesse de leur origine Phénicienne, sont tombés sous la droite de
Scipion ? Ni les Cyréniens, fils de Lacédémone, ni les Marmarides, race
qui s'étend jusqu'aux régions de la soif, ni le rivage des Syrtes, dont le nom
soul fait frémir, ni les Nasamons, ni les Maures, ni l'innombrable multitude
des Numides n'ont ébranlé la valeur romaine. Cette troisième partie du monde
habité, dont il n'est pas facile même de compter les peuplades, qui, bordée
par l'océan Atlantique et les colonnes d'Hercule, nourrit jusqu'à la mer Rouge
les Éthiopiens sans nombre, ils l'ont soumise tout entière, et ces peuples,
outre leurs productions annuelles, qui alimentent pendant huit mois la plèbe de
Rome, paient encore par surcroît d'autres tributs variés et versent sans
balancer leurs revenus au service de l'Empire, loin de voir, comme vous, un
outrage dans les ordres qu'ils reçoivent, alors qu'une seule légion séjourne
parmi eux.
« Mais pourquoi chercher si loin les preuves de la puissance romaine,
quand je puis les prendre à vos portes mêmes, en Égypte ? Cette terre,
qui s'étend jusqu'au pays des Éthiopiens et à l'Arabie heureuse, qui confine
à l'Inde, qui contient sept millions cinq cent mille habitants,
sans compter la population d'Alexandrie, comme on peut le conjecturer d'après
les registres de la capitation, cette terre subit sans honte la domination
romaine ; et pourtant, quel merveilleux foyer d'insurrection elle
trouverait dans Alexandrie, si peuplée, si riche, si vaste ! Car la longueur de
cette ville n'est pas moindre de trente stades, sa largeur de dix ;
le tribut qu'elle fournit aux Romains surpasse celui que vous payez dans l'année ;
outre l'argent, elle envoie à Rome du blé pour quatre mois,
et de toutes parts elle est défendue par des solitudes infranchissables, des
mers dépourvues de ports, des fleuves et des marais. Mais rien de tout cela n'a
prévalu contre la fortune de Rome : deux légions,
établies dans cette cité, tiennent en bride la profonde Égypte et l'orgueil
de race des Macédoniens.
« Quels alliés espérez-vous donc pour cette guerre ? Les
tirerez-vous des contrées inhabitables ? car sur la terre habitable, tout
est romain, à moins que nos espérances ne se portent au delà de l'Euphrate et
que vous ne comptiez obtenir des secours des Adiabéniens, qui sont de votre
race ;
mais ils ne s'engageront pas dans une si grande guerre pour de vains motifs, et
s'ils méditaient pareille folie, le Parthe ne le leur permettrait pas ;
car il veille à maintenir la trêve conclue avec Rome, et il croirait violer
les traités s'il laissait un de ses tributaires marcher contre les Romains.
« Il ne vous reste donc d'autre refuge que la protection de Dieu. Mais ce
secours encore, Rome peut y compter, car sans lui, comment un si vaste empire
eut-il pu se fonder ? Considérez de plus combien les prescriptions de
votre culte sont difficiles à observer dans leur pureté, même si vous luttiez
contre des troupes peu redoutables : contraints à transgresser les
principes où réside votre principal espoir en l'aide de Dieu, vous le détournerez
de vous. Si vous observez le sabbat et refusez ce jour-là tout travail, vous
serez facilement vaincus, comme le furent vos ancêtres, quand Pompée pressait
le siège, les jours mêmes où les assiégés restaient dans l'inaction ;
si au contraire, vous violez dans la guerre la loi de vos ancêtres, je ne vois
plus alors quel sens aurait la lutte, puisque tout votre souci, c'est de ne rien
changer aux institutions de vos pères. Comment donc invoquerez-vous Dieu pour
votre défense, si vous manquez volontairement au culte que vous lui devez ?
« Tous ceux qui entreprennent une guerre mettent leur confiance soit dans
le secours de Dieu, soit dans celui des hommes ; dés lors, quand suivant
toute vraisemblance l'un et l'autre leur manquera, ils vont au-devant d'une
ruine certaine. Qu'est-ce donc qui vous empêche de faire périr plutôt de vos
propres mains vos enfants et vos femmes et de livrer aux flammes votre
magnifique patrie ? Démence, direz-vous : mais du moins vous vous épargnerez
ainsi la honte de la défaite. Il est beau, mes amis, il est beau, tandis que la
barque est encore au mouillage, de prévoir l'orage futur, afin de ne pas être
emporté du port au milieu des tempêtes ; à ceux qui succombent à des désastres
imprévus, il reste l'aumône de la pitié : mais courir à une perte
manifeste, c'est mériter par surcroît l'opprobre.
« Car n'allez pas penser que la guerre se fera selon des conditions
particulières et que les Romains vainqueurs vous traiteront avec douceur ;
bien plutôt, pour vous faire servir d'exemple aux autres nations, ils
incendieront la ville sainte et détruiront toute votre race. Même les
survivants ne trouveront aucun refuge, puisque tous les peuples ont pour maîtres
les Romains, ou craignent de les avoir. Au reste, le danger menace non seulement
les Juifs d'ici, mais encore ceux qui habitent les villes étrangères, et il
n'y a pas au monde un seul peuple qui ne contienne une parcelle du notre.
Tous ceux-là, si vous faites la guerre, leurs ennemis les égorgeront, et la
folie d'une poignée d'hommes remplira toutes les villes du carnage des Juifs.
Ce massacre trouverait une excuse ; que si par hasard il ne s'accomplissait
pas, pensez quel crime de porter les armes contre des hommes si pleins d'humanité !
Prenez donc pitié, sinon de vos enfants et de vos femmes, du moins de cette
capitale et de ces saints parvis. Épargnez le Temple, préservez pour vous-mêmes
le sanctuaire avec ses vases sacrés : car les Romains, vainqueurs, n'épargneront
plus rien, voyant que leurs ménagements passés ne leur ont valu que
l'ingratitude. Pour moi, je prends à témoin les choses saintes que vous possédez,
les sacrés messagers de Dieu et notre commune patrie, que je n'ai rien négligé
de ce qui pouvait contribuer à votre salut ; quant à vous, si vous décidez
comme il faut, vous jouirez avec moi des bienfaits de la paix ; si vous
suivez votre colère, vous affronterez sans moi ces suprêmes dangers ».
5. [402] Après avoir
ainsi parlé, il fondit en larmes, et sa sœur avec lui ; ces pleurs touchèrent
sensiblement le peuple. Cependant les Juifs s'écrièrent qu'ils ne faisaient
pas la guerre contre les Romains, mais contre Florus, à cause du mal qu'il leur
avait causé. Alors le roi Agrippa : « Mais vos actes, dit-il, sont déjà
des faits de guerre contre Rome : vous n'avez pas payé le tribut de César,
vous avez abattu les portiques de la citadelle Antonia. Si vous voulez écarter
de vous le reproche de défection, rétablissez les portiques et payez l'impôt ;
car assurément ce n'est pas à Florus qu'appartient la citadelle, ce n'est pas
à Florus qu'ira votre tribut ».
1. [405] Le peuple, gagné
par ce discours, monta au Temple avec le roi et Bérénice pour commencer à rebâtir
les portiques, tandis que les magistrats et les Conseillers, se répartissant
parmi les villages, y levaient le tribut. En peu de temps les quarante talents
qui manquaient furent réunis. Agrippa avait ainsi écarté pour le moment la
menace de guerre ; il revint ensuite à la charge pour engager le peuple à
obéir à Florus, en attendant que César lui envoyât un successeur. Pour le
coup les Juifs s'exaspérèrent : ils se déchaînèrent en injures contre
le roi et lui firent interdire formellement le séjour de la ville ;
quelques factieux osèrent même lui jeter des pierres. Le roi, jugeant
impossible d'arrêter l'ardeur des révolutionnaires,
indigné des outrages qu'il avait reçus, envoya les magistrats et les
principaux citoyens à Césarée, auprès de Florus, pour que le gouverneur désignât
ceux qui lèveraient le tribut dans le pays ;
quant à lui, il rentra dans son royaume.
2. [408] A ce moment,
quelques-uns des plus ardents promoteurs de la guerre entreprirent une expédition
contre une forteresse du nom de Masada ;
ils l'occupèrent par surprise, égorgèrent
la garnison romaine et établirent une garnison juive à la place. En même
temps, dans le Temple, Eléazar, fils du grand prêtre Ananias, jeune homme
plein d'audace et qui y remplissait alors les fonctions de capitaine,
détermina les prêtres officiants à n'accepter désormais ni offrandes ni
sacrifices offerts par un étranger. C'était là déclarer véritablement la
guerre aux Romains : car on rejetait tout ensemble les sacrifices offerts
au nom des Romains et de César.
En vain les grands prêtres et les notables les exhortèrent à ne pas négliger
le sacrifice traditionnel célébré en l'honneur des empereurs ; les prêtres
refusèrent de les entendre, confiant dans leur grand nombre, -d'autant que le
concours des révolutionnaires les plus vigoureux leur était assuré, - et
surtout dans l'autorité d'Eléazar, capitaine du Temple.
3. [411] Là-dessus, les
principaux citoyens se réunirent avec les grands prêtres et les plus notables
Pharisiens pour délibérer sur la chose publique, maintenant que le mal
paraissait sans remède. Ayant décidé de faire un dernier appel aux factieux,
ils convoquèrent le peuple devant la porte d'airain : on nomme ainsi la
porte du Temple intérieur tournée vers l'Orient.
Après avoir exprimé vivement leur indignation contre l'audace de cette révolte
et d'une guerre si formidable déchaînée sur la patrie, ils exposèrent
l'absurdité des raisons alléguées pour l’interruption du sacrifice :
leurs ancêtres avaient orné le Temple surtout aux frais des étrangers,
recevant sans cesse les offrandes des nations ; non seulement ils n'avaient
interdit les sacrifices à personne, - ce qui eut été la plus grave impiété,
- mais ils avaient consacré autour du Temple toutes ces offrandes qu'on y
voyait encore conservées intactes depuis tant d'années. Et les voici, eux, au
moment où ils provoquent les armes des Romains et les excitent à la guerre,
qui apportent une innovation étrange dans le culte et ajoutent au danger la
honte de l'impiété pour leur ville, puisque les Juifs seront désormais les
seuls chez qui un étranger ne pourra ni sacrifier ni adorer Dieu ! Si
quelqu'un s'opposait une pareille loi à l'égard d'un particulier, ils
s'indigneraient contre un décret aussi inhumain, et il leur est indifférent
que les Romains et César soient mis hors la loi ! Qu'ils redoutent qu'après
avoir interdit les sacrifices offerts au nom de Rome, ils ne soient bientôt empêchés
d'en célébrer pour eux-mêmes, et que la ville ne soit mise hors la loi de
l'empire : sinon, qu'ils se hâtent de rentrer dans la raison, de reprendre
les sacrifices, et de réparer leur outrage avant que le bruit n'en parvienne à
ceux qu'ils out offensés.
4. [417] Tout en tenant
ce langage, ils amenaient des prêtres versés dans la tradition, qui
expliquaient que tous leurs ancêtres avaient accepté les sacrifices des étrangers.
Cependant aucun des révolutionnaires ne voulut les écouter ; même les
ministres du culte [224a], dont la conduite inaugurait les hostilités, ne bougèrent
pas. Aussi les principaux citoyens, estimant qu'ils ne pouvaient plus arrêter
eux-mêmes la sédition et qu'ils seraient les premières victimes de la
vengeance de Rome, ne songèrent plus qu'à écarter d'eux-mêmes tout reproche
et envoyèrent des députés, les uns, dirigés par Simon, fils d'Ananias, auprès
de Florus, les autres auprès d'Agrippa, parmi lesquels on remarquait Saül,
Antipas et Costobaros,
tous membres de la famille royale. Ils adjuraient l'un et l'autre de monter vers
la capitale avec des troupes et de briser la révolte avant qu'elle devînt
invincible. Ce malheureux incident était une aubaine pour Florus ; désireux
d'allumer la guerre, il ne fit aucune réponse aux députés. Quant à Agrippa,
également soucieux de ceux qui se révoltaient et de ceux contre qui
s’allumait la révolte, désireux de conserver la Judée aux Romains et aux
Juifs leur Temple et leur capitale, sachant bien d'ailleurs qu'il n'avait rien
à gagner dans ce désordre, il envoya deux mille
cavaliers pour défendre le peuple : c’étaient des Auranites, des Batanéens,
des Trachonites, ayant pour commandant de cavalerie Darius et pour général
Philippe, fils de Jacime,
5. [422] Confiants dans
ces forces, les notables, les grands prêtres et tous les citoyens épris de la
paix occupent la ville haute ; car les séditieux étaient maîtres de la
ville basse et du Temple. On se jetait sans relâche des pierres et des balles
de fronde : de part et d'autre les traits volaient ; parfois même des
détachements faisaient une sortie et l'on combattait corps à corps. Les insurgés
l'emportaient par l'audace, les gens du roi par l'expérience. Le but des Royaux
était de s’emparer du Temple et de chasser ceux qui souillaient le sanctuaire ;
les factieux groupés autour d'Eléazar cherchaient à conquérir la ville haute
outre les points qu'ils occupaient déjà. Pendant sept jours, il se fit un
grand carnage des uns et des autres sans qu’aucun cédât la portion de la
ville qu'il détenait.
6. [425] Le huitième
jour amena la fête dite de la Xyiophorie, où il était d'usage que tous
apportassent du bois à l'autel pour que la flamme ne manqua jamais d’aliment :
et en effet le feu de l'autel ne s'éteint jamais.
Les Juifs du Temple exclurent donc leurs adversaires de cette cérémonie :
à cette occasion, leur multitude mal armée se grossit d'un grand nombre de
sicaires qui s'étaient glissés parmi eux : on appelait ainsi les brigands
qui cachaient un poignard dans leur sein - et ils poursuivirent leurs attaques
avec plus de hardiesse. Inférieurs en nombre et en audace, les Royaux, refoulés
de vive force, évacuèrent la ville haute. Les vainqueurs y firent irruption et
livrèrent aux flammes la maison du grand prêtre Ananias et les palais
d'Agrippa et de Bérénice ;
puis ils portèrent le feu dans les Archives publiques, pressés d'anéantir les
contrats d'emprunt et d'empêcher le recouvrement des créances, afin de grossir
leurs rangs de la foule des débiteurs et de lancer contre les riches les
pauvres sûrs de l'impunité. Les gardiens des bureaux des conservateurs s'étant
sauvés, ils mirent donc le feu aux bâtiments. Une fois le nerf du corps social
ainsi détruit, ils marchèrent contre leurs ennemis ; notables et grands
prêtres se sauvèrent en partie dans les égouts ; d'autres gagnèrent
avec les soldats du roi le palais royal situé plus haut
et se hâtèrent d'en fermer les portes : de ce nombre étaient le grand prêtre
Ananias, son frère Ezéchias, et ceux qui avaient été envoyés auprès
d'Agrippa.
7. [430] Ce jour-là, les
séditieux s'arrêtèrent, se contentant de leur victoire et de leurs incendies.
Le lendemain, qui était le quinzième jour du mois de Loos,
ils attaquèrent la citadelle Antonia ; après avoir tenu la garnison assiégée
pendant deux jours, ils la firent prisonnière, l’égorgèrent et mirent le
feu au fort. Ensuite, ils se retournèrent vers le palais, où les gens du roi
s'étaient réfugiés : divisés en quatre corps ils firent plusieurs
tentatives contre les murailles. Aucun des assiégés n’osa risquer une
sortie, à cause du grand nombre des assaillants : répartis sur les
mantelets des murs et sur les tours, ils se contentaient de tirer sur les
agresseurs, et force brigands tombèrent au pied des murailles. Le combat ne
cessait ni jour ni nuit, car les factieux espéraient épuiser les assiégés
par la disette et les défenseurs, les assiégeants par la fatigue.
8. [433] Cependant, un
certain Manahem, fils de Juda le Galiléen – ce docteur redoutable qui jadis,
au temps de Quirinius,
avait fait un crime aux Juifs de reconnaître les Romains pour maîtres alors
qu'ils avaient déjà Dieu - emmena ses familiers à Masada, où il força le
magasin d'armes du roi Hérode, et équipa les gens de son bourg avec quelques
autres brigands ; s’étant ainsi constitué une garde du corps, il rentra
comme un roi à Jérusalem, et, devenu le chef de la révolution, dirigea le siège
du palais.
Cependant les assiégeants manquaient de machines et, battus du haut de la
muraille, ils ne pouvaient la saper à ciel ouvert. Ils commencèrent donc à
distance une mine, l'amenèrent jusqu'à l'une des tours qu'ils étayèrent,
puis sortirent après avoir mis le feu aux madriers qui la soutenaient. Quand
les étais furent brûlés, la tour s'écroula soudain, mais ils virent apparaître
un autre mur construit en arrière d'elle, car les assiégés, prévoyant le
stratagème, peut-être même avertis par l'ébranlement de la tour au moment où
on la sapait, s'étaient pourvus d'un nouveau rempart. Ce spectacle inattendu
frappa de
stupeur l'assaillant, qui se
croyait déjà victorieux. Cependant les défenseurs députèrent auprès
de Manahem et des promoteurs de la sédition, demandant à sortir par
capitulation. Les insurgés n’accordèrent cette permission qu’aux soldats
du roi et aux indigènes, qui sortirent en conséquence. Les Romains, restés
seuls, furent pris de découragement. Ils désespéraient de percer à travers
une telle multitude et ils avaient honte de demander une capitulation :
d'ailleurs , l’eussent-ils obtenue, quelle confiance méritait-elle ?
Ils abandonnèrent donc le camp, trop facile à emporter, et se retirèrent dans
les tours royales, qui se nommaient Hippicos, Phasaël et Mariamme.
Les compagnons de Manahem , se ruant dans les positions que les soldats venaient
de quitter, tuèrent tous les retardataires qu’ils purent saisir, pillèrent
les bagages et incendièrent le camp. Ces événements eurent lieu le sixième
jour du mois de Gorpiéos.
9. [441] Le lendemain, le
grand prêtre Ananias fut pris dans la douve du palais royal, où il se cachait,
et tué par les brigands avec son frère Ezéchias. Les factieux investirent les
tours et les soumirent à une étroite surveillance pour qu’aucun soldat ne pût
s’en échapper. La prise des fortifications et le meurtre du grand prêtre
Ananias grisèrent à tel point la férocité de Manahem qu'il crut n'avoir plus
de rival pour la conduite des affaires et devint un tyran insupportable. Les
partisans d'Eléazar se dressèrent alors contre lui ; ils se
répétaient qu'après avoir, pour l'amour de la liberté, levé l’étendard
de la rébellion contre les Romains, ils ne devaient pas sacrifier cette même
liberté à un bourreau juif [235a] et supporter un maître qui, ne fît-il même
aucune violence, était pourtant fort au-dessous d'eux : s’il fallait à
toute force un chef, mieux valait n'importe lequel que celui-là. Dans ces
sentiments, ils se conjurèrent contre lui dans le Temple même : il y était
monté plein d'orgueil pour faire ses dévotions, revêtu d'un costume royal, et
traînant à sa suite ses zélateurs armés. Lorsqu’Eléazar et ses compagnons
s'élancèrent contre lui, et que le reste du peuple [235b], saisissant des pierres, se
mit à lapider l’insolent docteur, pensant étouffer toute la révolte par sa
mort, Manahem et sa suite résistèrent un moment, puis, se voyant assaillis par
toute la multitude, s'enfuirent chacun ou ils purent ; là dessus on
massacra ceux qui se laissèrent prendre, on fit la chasse aux fugitifs. Un
petit nombre parvinrent à se faufiler jusqu'à Masada, entre autres Eléazar,
fils de Jaïr, parent de Manahem, qui plus tard exerça la tyrannie à Masada.
Quant à Manahem lui-même, qui s'était réfugié au lieu appelé Ophlas
et s'y cachait honteusement, on le saisit, on le traîna au grand jour, et, après
mille outrages et tortures, on le tua. Ses lieutenants eurent le même sort,
ainsi qu'Absalon, le plus fameux suppôt de la tyrannie.
10. [449] Le peuple, je
l'ai dit, s'associa à cette exécution, dans l'espoir de voir ainsi s'apaiser
l'insurrection tout entière,
mais les conjurés, en tuant Manahem, loin de désirer mettre fin à la guerre,
n'avaient voulu que la poursuivie avec plus de liberté. En fait, tandis que le
peuple invitait les soldats avec insistance à se relâcher des opérations du
siège, ils le pressaient au contraire plus vigoureusement. Enfin, à bout de résistance,
les soldats de Metilius - c'était le nom du préfet
romain - députèrent auprès d'Eléazar, lui demandant seulement d'obtenir par
capitulation, la vie sauve, et offrant de livrer leurs armes et tout leur matériel.
Les révoltés, saisissant au vol cette requête, envoyèrent aux Romains
Gorion, fils de Nicomède,
Ananias, fils de Sadoc, et Judas, fils de Jonathas, pour conclure la convention
et échanger les serments. Cela fait, Metilius fit descendre ses soldats. Tant
que ceux-ci gardèrent leurs armes, aucun des révoltés ne les attaqua ni ne
laissa flairer la trahison. Mais quand les Romains eurent tous déposé, suivant
la convention, leurs boucliers et leurs épées, et, désormais sans soupçon,
se furent mis en route, les gens d'Eléazar se jetèrent sur eux, les entourèrent
et les massacrèrent ; les Romains n’opposèrent ni résistance ni
supplication, se bornant à rappeler à grands cris la convention et les
serments. Tous périrent ainsi, cruellement égorgés. Le seul Metilius obtint
grâce, à force de prières, et parce qu’il promis de se faire Juif, voire se
laisser circoncire. C'était là un léger dommage pour les Romains, qui de leur
immense armée ne perdirent qu’une poignée d'hommes, mais on y reconnut le prélude
de la ruine des Juifs. En voyant la rupture désormais sans remède, la ville
souillée par cet horrible forfait qui promettait quelque châtiment divin, à défaut
de la vengeance de Rome, on se livra à un deuil public : la ville se
remplit de consternation, et il n'y avait pas un modéré qui ne se désolât en
songeant qu'il payerait lui-même le crime des factieux. Eh effet, le massacre
s'était accompli le jour du sabbat, où la piété fait abstenir les Juifs même
des actes les plus innocents.
1. [457] Le même jour et
à la même heure,
comme par un décret de la Providence, les habitants de Césarée massacrèrent
les Juifs qui vivaient parmi eux : en une heure plus de vingt mille furent
égorgés, et Césarée tout entière fut vidée de Juif ; car ceux qui
s’enfuyaient furent, par ordre de Florus, saisis et conduits, enchaînés, aux
arsenaux maritimes. A la nouvelle du désastre de Césarée, toute la nation
entra en fureur : partagés en plusieurs bandes, les Juifs saccagèrent les
villages des Syriens et le territoire des cités voisines,
Philadelphie, Hesbon, Gerasa, Poila et Scythopolis. Ils se ruèrent ensuite
contre Gadara Hippos et la Gaulanitide, détruisant ou incendiant tout sur leur
passage, et s'avancèrent jusqu'à Kedasa, bourgade tyrienne,
Ptolémaïs, Gaba et Césarée. Ni Sébaste, ni Ascalon ne résistèrent à leur
élan ; ils brûlèrent ces villes,
puis rasèrent Anthédon et Gaza. Sur le territoire de chacune de ces cités,
force villages furent pillés, une quantité prodigieuse d'hommes pris et égorgés.
2. [461] Les Syriens de
lotir côté ne tuaient pas moins de Juifs : eux aussi, ils égorgeaient ceux
qu'ils prenaient dans les villes, non plus seulement, comme auparavant, par
haine, mais pour provenir le péril qui les menaçait eux-mêmes. La Syrie entière
fut en proie à un affreux désordre ; toutes les villes étaient divisées
en deux camps ; le salut pour les nus était de prévenir les autres. On
passait les jours dans le sang, les nuits dans une terreur plus affreuse encore.
Se croyait-on débarrassé des Juifs, restaient les judaïsants dont on se méfiait ;
on reculait devant l'horreur d'exterminer les éléments équivoques, et
pourtant on redoutait ces sang-mêlé autant que des étrangers avérés. Des
hommes réputés de longue date pour leur douceur se laissaient entraîner par
la cupidité à se défaire de leurs adversaires ; car on pillait impunément
les biens des victimes, on transportait chez soi comme d'un champ de bataille
les dépouilles des morts, et celui qui gagnait le plus se couvrait de gloire ,
parce qu’il avait été le plus grand meurtrier. On voyait
les villes remplies de cadavres sans sépulture, des vieillards morts étendus
avec des enfants, des femmes à qui on avait enlevé même le dernier voile de
la pudeur ; toute la province pleine de calamités inouïes ; et, plus
terrible encore que les forfaits réels, la menace de l'avenir qui tenait les
esprits en suspens.
3. [466] Jusque-là les
Juifs n'avaient eu à faire qu'à des étrangers, mais quand ils envahirent le
territoire de Scythopolis ils trouvèrent pour ennemis leurs propres
coreligionnaires : les Juifs de ce pays se rangèrent, en effet, à côté
des Scythopolitains, et, faisant passer la parenté après leur propre sécurité,
combattirent en masse contre leurs frères. Cependant leur extrême ardeur parut
suspecte : les gens de Scythopolis craignirent que la population juive ne
s'emparât de la ville pendant la nuit et n'y semât le carnage pour se faire
pardonner par ses frères sa défection. Ils ordonnèrent donc à ces Juifs,
s'ils voulaient confirmer leurs sentiments de concorde et montrer leur fidélité
à un peuple de race étrangère, de se transporter avec leurs familles dans le
bois sacré de la ville. Les Juifs obéirent sans défiance à cette invitation.
Pendant deux jours, les Scythopolitains se tinrent en repos, pour mieux endormir
leur confiance, mais la troisième nuit, épiant le moment où les uns étaient
sans défense, les autres endormis, ils les égorgèrent tous au nombre de plus
de treize mille et pillèrent tous leurs biens.
4. [469] Je ne veux pas
omettre ici la triste destinée de Simon, fils d'un certain Saül, assez notable
citoyen. Doué d'une force et d'une audace supérieures, il avait abusé de
l'une et de l'autre au détriment de ses coreligionnaires. Tous les jours on
l'avait vu marcher au combat et tuer un grand nombre des Juifs qui attaquaient
Scythopolis ; souvent même, on le voyait à lui seul mettre en fuite toute
leur troupe, et supporter tout le poids du combat. Mais il subit le juste châtiment
de ses fratricides. Lorsque les Scythopolitains eurent cerné le bois sacré et
criblaient les Juifs de leurs traits, Simon mit l'épée à la main puis, au
lieu de courir aux ennemis, dont le nombre dépassait toute mesure, il s’écria
sur le ton le plus émouvant : « Scythopolitains, je suis justement
puni par vous [244a] de mes forfaits, moi et ceux qui, en tuant un si grand nombre de
leurs frères, vous ont donné des gages de leur fidélité. Eh bien donc !
nous qui éprouvons, comme de juste, la perfidie des étrangers, nous qui avons
poussé jusqu’à l'extrême l'impiété envers les nôtres, mourrons comme des
maudits de nos propres mains, car il ne sied point que nous périssions sous le
bras de nos ennemis. Ce sera à la fois le juste prix de mon
crime et l'honneur de ma bravoure : aucun de mes ennemis ne pourra
se glorifier de ma mort ni insulter mon cadavre ». A ces mots, il promène
sur sa famille un regard de pitié et de colère : il avait là sa femmes,
ses enfants, ses vieux parents. D'abord saisissant son père par ses cheveux
blancs, il le traverse de son épée ; après lui, il tue sa mère, qui
n'offre aucune résistance, puis sa femme et ses enfants, qui tous s'offrent
presque à son fer, dans leur hâte de prévenir les ennemis. Lui-même, après
avoir tué toute sa famille, il se tint debout en évidence au-dessus des
cadavres, étendit sa main droite pour attirer tous les regards, et s'enfonçant
dans le corps son épée jusqu'à la garde, la baigna de son sang. Ainsi périt
ce jeune homme digne de pitié par la vigueur de son corps et la fermeté de son
âme, mais qui expia, comme de raison, son trop de foi dans les étrangers.
5. [477] Après la
boucherie de Scythopolis, les autres cités se soulevèrent chacune contre les
Juifs de leur territoire. Les habitants d’Ascalon en tuèrent 2,500, ceux de
Ptolémaïs 2,000, sans compter ceux qu'ils mirent aux fers. Les Tyriens en égorgèrent
bon nombre, mais enchaînèrent et mirent en prison la plupart ; de même
Hippos et Gadara se débarrassèrent des fortes tètes, et mirent sous bonne
garde les plus craintifs. Les autres villes de Syrie agirent suivant la haine ou
la crainte qu'elles ressentaient à l'égard des Juifs. Seules, Antioche, Sidon
et Apamée épargnèrent leurs métèques juifs, et ne permirent ni de tuer ni
d'emprisonner aucun d'entre eux ; peut-être ces cités très peuplées dédaignaient-elles
les soulèvements éventuels des Juifs, mais ce qui les guidait surtout, je
pense, c'était leur pitié pour des hommes qui ne manifestaient aucune velléité
sérieuse. Quant aux gens de Gerasa, non seulement ils ne maltraitèrent point
les Juifs qui restèrent chez eux, mais ils escortèrent jusqu’à leurs frontières
ceux qui voulurent émigrer.
6. [481] Même dans le
royaume d'Agrippa, on complota contre les Juifs. Le roi s'était rendu de sa
personne à Antioche, auprès de Cestius Gallus, laissant pour gouverner ses
affaires un de ses amis, nommé Varus,
apparenté au roi Sohémos.
A ce moment vint de la Batanée
une ambassade de soixante-dix citoyens, les plus éminents par la naissance et
l'intelligence, qui demandaient au roi un corps de troupes afin que, en cas de
troubles, ils fussent en force pour réprimer le mouvement. Varus envoya de nuit
quelques réguliers du roi qui massacrèrent toute cette députation : il
osa accomplir ce forfait sans prendre l'avis d'Agrippa ; poussé par sa
cupidité sans bornes il se souilla du sang des gens de sa race, au grand
dommage du royaume. Il continua a exercer une tyrannie cruelle jusqu'à ce que
Agrippa, informé de sa conduite, mais n'osant pas, à cause de Sohémos, le
faire périr, le révoquât de sa régence.
Vers le même temps les insurgés surprirent la forteresse de Cypros, qui domine
Jéricho,
massacrèrent la garnison et démantelèrent la place. Un autre jour la populace
juive de Machérous décida la garnison romaine à évacuer cette forteresse et
à la lui livrer. Les soldats, craignant d'être réduits de vive force,
convinrent de sortir aux termes d'une capitulation et, après avoir reçu des
gages, livrèrent le fort, que les gens de Machérous occupèrent et garnirent
de troupes.
7. [487] A Alexandrie la
discorde n'avait cessé de régner entre la population indigène et les Juifs,
depuis le temps où Alexandre le Grand, ayant trouvé chez les Juifs un concours
très empressé contre les Égyptiens, leur avait accordé, en récompense de
leur aide, le droit d'habiter la ville avec des droits égaux à ceux des Grecs.
Ses successeurs leur confirmèrent ce privilège et leur assignèrent même un
quartier particulier,
afin qu'ils puissent observer plus sévèrement leur régime en se mêlant moins
aux étrangers ; ils les autorisèrent aussi à prendre le titre de Macédoniens.
Quand les Romains acquirent l'Égypte, ni le premier César ni aucun de ses
successeurs ne permirent qu'on diminuât les honneurs des Juifs d'Alexandrie.
Mais ils se battirent continuellement avec les Grecs, et les châtiments
nombreux infligés tous les jours par des gouverneurs aux factieux des deux
partis ne faisaient qu'exaspérer la sédition. Maintenant que le désordre régnait
partout, la lutte redoubla d'ardeur à Alexandrie. Un jour que les Alexandrins
tenaient une assemblée au sujet d'une ambassade qu'ils voulaient envoyer à Néron,
un grand nombre de Juifs pénétrèrent dans l'amphithéâtre en même temps que
les Grecs : leurs adversaires, dès qu’ils les aperçurent, leur jetèrent
les noms d'ennemis et d'espions, puis se ruèrent sur eux et en vinrent aux
mains. La masse des Juifs prit la fuite et se dispersa, mais les Alexandrins en
retinrent trois, qu'ils entraînèrent pour les brûler vifs. Là-dessus tout le
peuple juif s'arma à la rescousse : ils lancèrent d'abord des pierres
contre les Grecs, ensuite, saisissant des torches, coururent à l'amphithéâtre,
menaçant d'y exterminer dans les flammes la population jusqu'au dernier homme.
Et ils auraient exécuté leur menace si le préfet
Tibère Alexandre ne se fût hâté d'arrêter leur fureur. Au début il ne
recourut pas aux armes pour ramener l'ordre ; il leur envoya les principaux
citoyens, les invitant à se calmer et ne pas exciter contre eux l'armée
romaine. Mais les émeutiers accueillirent avec des éclats de rire ses
exhortations et chargèrent le préfet d’invectives.
8. [494] Comprenant alors
que les révoltés ne s’arrêteraient pas si on ne leur infligeait une sévère
leçon, il envoie contre eux les deux légions romaines stationnées dans la
ville et leur adjoint deux mille soldats
arrivés par hasard de Libye pour la perte des Juifs ; il leur permit non
seulement de tuer les rebelles, mais encore de piller leurs biens et d'incendier
leurs maisons. Les soldats, se ruant sur le quartier « Delta »
où la population juive était concentrée, exécutèrent ces ordres, non sans
effusion de sang : car les Juifs, se massant en ordre serré, mirent au
premier rang les mieux armés d'entre eux, et opposèrent une résistance
prolongée ; mais quand une fois ils furent enfoncés, les aspects : les
uns étaient saisis dans la plaine, les autres refoulés dans leurs maisons, que
les Romains brûlèrent après les avoir vidées de leur contenu ; nulle
pitié pour les enfants, nul respect pour les vieillards : ils s'attaquaient à
tous les âges et tuaient avec une telle rage que tout le quartier fut inondé
de sang et cinquante mille cadavres amoncelés : le reste même n'eût pas
échappé, s'il n'avait eu recours aux supplications.
Tibère Alexandre, pris enfin de pitié, ordonna aux Romains de se
retirer. Ceux-ci, rompus à l'obéissance, cessèrent le massacre au premier
signal ; mais la populace d’Alexandrie dans l'excès de sa haine était
difficile à ramener, et c'est à grand'peine qu'on l'arracha aux cadavres.
9. [499] Telle fut la
catastrophe qui fondit sur les Juifs d'Alexandrie. Cestius, voyant que de tous
cotés on faisait la guerre aux Juifs, ne voulut pas l'ester inactif pour son
compte. Il partit donc d'Antioche, emmenant avec lui la 12e légion
au complet et, de chacune des autres, deux mille hommes choisis ;
en outre, six cohortes d’infanterie et quatre escadrons de cavalerie. Il y
adjoignit les contingents des rois : Antiochus
fournit deux mille cavaliers et trois mille fantassins, tous archers ;
Agrippa le même nombre de fantassins et un peu moins de deux mille chevaux ;
Sohémos
quatre mille hommes, dont le tiers était des cavaliers, et la plupart archers.
A la tête de ces forces il se dirigea vers Ptolémaïs. Il leva aussi dans les
cités un très grand nombre d'auxiliaires, inférieurs aux soldats de métier
par l'expérience, mais suppléant par leur ardeur et leur haine des Juifs au défaut
de connaissances militaires. Agrippa l'assistait en personne, pour guider l'armée
et pourvoir à son ravitaillement. Cestius, prenant une partie des troupes
marcha contre Chaboulôn, ville forte de Galilée,
sur la frontière de Ptolémaïs et du territoire juif. Il trouva la localité
vide d'hommes - car le peuple avait fui dans les montagnes -, mais pleine de
ressources de tout genre, qu'il livra on pillage aux soldats ; quant à la
ville, quoiqu'il l'admirait pour sa beauté et qu'elle eut des maisons
construites comme celles de Tyr, de Sidon et de Béryte, il l'incendia. Ensuite
il parcourut le plat pays, saccageant tout sur son passage et brûlant les
villages aux alentours, puis se replia vers Ptolémaïs. Mais tandis que les
Syriens et surtout ceux de Béryte étaient encore occupés au pillage, les
Juifs, informés du départ de Cestius, reprirent courage et, tombant à
l'improviste sur les soldats qu'il avait laissés en arrière, en tuèrent
environ deux mille.
10. [507] Cestius, parti
de Ptolémaïs, se transporta lui-même à Césarée, mais détacha vers Joppé
une partie de sou armée, avec ordre d'y mettre garnison, si on pouvait la
surprendre, mais, au cas où les habitants seraient sur leurs gardes, de
l'attendre, lui et le reste de ses forces. Cette avant-garde, procédant à
marches forcées par terre et par mer, emporta facilement la ville en
l'attaquant des deux côtés ; les habitants n'eurent pas le temps de fuir
ni, à plus forte raison, de préparer la résistance, et les Romains, faisant
irruption dans la place, les tuèrent tous avec leurs familles, puis pillèrent
la ville et y mirent le feu ; le nombre des victimes s'éleva à huit mille
quatre cents. De la même manière Cestius envoya un gros corps de cavaliers
dans la toparchie de la Nabatène, limitrophe de Césarée : ils ravagèrent
le territoire, tuèrent une multitude d’habitants, pillèrent leurs biens et
brûlèrent leurs villages.
11. [510] En Galilée il
détacha Césennius Gallus, légat de la douzième légion, avec des forces qui
lui semblaient suffisantes pour réduire cette province. La plus forte ville de
Galilée, Sepphoris, reçut Gallus à bras ouverts et, suivant le sage conseil
de cette cité, les autres se tinrent en repos. Mais tout ce qu'il y avait de
factieux et de brigands s'enfuit vers la montagne la plus centrale de Galilée,
située en face de Sepphoris, et qu'on appelle Asamon.
Gallus conduisit contre eux ses troupes. Les ennemis, tant qu'ils occupèrent
des positions dominantes, repoussèrent facilement les attaques des Romains et
en tuèrent près de deux cents ; mais quand les Romains les eurent tournés
et gagnèrent les hauteurs, ils furent promptement mis en déroute armés à la
légère, ils ne pouvaient supporter le choc des légionnaires complètement équipés
ou, dans la fuite, échapper aux cavaliers ; seuls quelques-uns réussirent
à se cacher dans des lieux accidentés, et il en périt plus de deux mille.
1. [513] Césennius
Gallus, ne voyant plus de trace de révolte en Galilée, ramena son corps d'armée
à Césarée ; alors Cestius, se remettant en marche avec toutes ses
forces, se dirigea sur Antipatris. Apprenant qu'une troupe assez considérable
de Juifs s'était rassemblée dans une tour du nom d'Aphékou,
Il envoya un détachement pour les déloger. La crainte dispersa les Juifs avant
même qu'on on vint aux mains : le détachement envahit le camp, qu'il
trouva évacué, et l'incendia, ainsi que les bourgades des alentours.
D'Antipatris, Cestius s'avança jusqu'à Lydda, qu'il trouva vide d'hommes ;
car, à cause de la fête des Tabernacles,
tout le peuple était monté à Jérusalem. Il découvrit cependant quelques
retardataires, en tua cinquante, incendia la ville, et, poursuivant sa marche,
monta par Béthoron, puis vint camper au lieu appelé Gabaô, à cinquante
stades de Jérusalem.
2. [517] Quand les Juifs
virent la guerre aux portes de la capitale, ils interrompirent la fête et
coururent aux armes : pleins de confiance dans leur nombre, ils s'élancèrent
au combat, sans ordre, en poussant des cris, sans même tenir compte du repos du
Septième jour, car on était précisément au jour du sabbat, qu’ils
observent avec tant de scrupule. Cette même fureur qui éclipsait leur piété
leur assura l'avantage dans le combat : ils tombèrent sur les Romains avec
une telle impétuosité qu'ils enfoncèrent leurs unités et pénétrèrent au cœur
même de l'armée en semant le carnage. Si la cavalerie, faisant un circuit, n'était
venue soutenir les parties du corps de bataille qui faiblissaient, avec l'aide
des troupes d'infanterie encore intactes, toute l'armée de Cestius eût couru
le plus grand danger. Les Romains perdirent cinq cent quinze hommes, dont quatre
cents fantassins et le reste cavaliers : la perte des Juifs ne s'éleva
qu’à vingt-deux morts. Ceux qui dans leurs rangs montrèrent le plus de
bravoure furent Monobazos et Kénédéos, parents de Monobazos roi d'Adiabène,
puis Niger de la Pérée et Silas le Babylonien,
transfuge de l’armée du roi Agrippa. Les Juifs, repoussés de front, se replièrent
vers la ville mais sur les derrières de l'armée, Simon, fils de Gioras, tomba
sur l'arrière-garde romaine qui montait encore vers Béthoron, en dispersa une
bonne partie et enleva nombre de bêtes de somme qu'il emmena à Jérusalem.
Pendant que Cestius s’arrêtait trois jours dans ses cantonnements, les Juifs
occupèrent les hauteurs et gardèrent les défilés ; il n'était pas
douteux qu'ils reviendraient à la charge dès que les Romains se remettraient
en route.
3. [523] Alors Agrippa,
voyant la situation des Romains menacée par cette innombrable multitude
d'ennemis qui occupaient la lisière des montagnes, crut devoir essayer la voix
de la raison avec les Juifs : il pensait ou bien les persuader tous de
terminer la guerre, ou bien détacher des ennemis ceux qui ne partageraient pas
leurs sentiments.
Il leur envoya donc ses deux familiers que les Juifs connaissaient le plus, Borcéos
et Phœbos, chargés de leur promettre, de la part de Cestius, un traité et, de
la part des Romains, le pardon assuré de leurs fautes s’ils déposaient les
armes et faisaient leur soumission. Les factieux, craignant que l'espoir de
l'amnistie ne ramenât tout le peuple à Agrippa, se jetèrent sur ses envoyés
pour les faire périr : Phœbos fut tué avant d’avoir ouvert la bouche ;
Borcéos, quoique blessé, réussit à s’enfuir ; ceux du peuple qui
manifestaient leur mécontentement furent, à coups de pierres et de bâtons,
chassés vers la ville.
4. [527] Cestius,
comptant tirer parti de ces dissensions de l'ennemi, mena alors toutes ses
troupes à l'attaque, battit l'ennemi et le refoula jusqu'à Jérusalem. Il établit
son camp dans l’endroit appelé Scopos,
distant de sept stades de la capitale. Pendant trois jours il suspendit toute
attaque, espérant peut-être que les défenseurs lui livreraient la ville, mais
il lança dans les villages des alentours de nombreux fourrageurs pour ramasser
du blé. Le quatrième jour, qui était le 30 du mois Hyperbérétéos, il
rangea son armée en bataille et la conduisit à l'assaut. Le peuple était
paralysé par les factieux, ceux-ci, stupéfaits à la vue du bel ordre des
Romains, évacuèrent les parties extérieures de la ville pour se concentrer
dans les quartiers intérieurs et dans le Temple. Cestius, avançant toujours,
brûla le quartier de Bézétha, la « ville neuve »,
et le lieu dit « marché aux poutres » ; ensuite, obliquant
vers la ville haute, il campa en face du palais royal. S’il avait osé à
cette heure, diriger une attaque de vive force contre les remparts, il aurait
occupé la ville et terminé la guerre ; mais le préfet de son camp,
Turranius Priscus, et la plupart des commandants de cavalerie, corrompus à prix
d'argent par Florus,
le détournèrent de cette tentative. Telle fut la cause pourquoi la guerre se
prolongea si longtemps et accabla les Juifs de calamités sans remède.
5. [533] Sur ces
entrefaites, un groupe nombreux de notables citoyens, cédant aux conseils
d’Ananos, fils de Jonathas,
appelèrent Cestius pour lui ouvrir les portes. Mais le général romain, à la
fois dédaigneux par colère et peu confiant, tarda si longtemps que les
factieux, avertis de la trahison, jetèrent du haut des murs Ananos et ses
compagnons et les chassèrent dans leurs maisons à coups de pierres :
eux-mêmes, répartis sur les tours, tiraient sur ceux qui tentaient l'escalade
des remparts. Pendant cinq jours les Romains multiplièrent de tous les côtés
leurs attaques sans aucun résultat ; le sixième jour, Cestius, prenant
avec lui un gros corps de soldats d'élite et les archers, dirigea une tentative
contre le flanc nord du Temple. Les Juifs postés en haut des portiques résistèrent
à l'attaque et repoussèrent plusieurs fois l’assaut ; mais enfin,
accablés sous une nuée de traits ils durent se replier. Alors, les premiers
rangs des troupes romaines appuyèrent leurs boucliers contre les remparts ;
ceux qui venaient derrière placèrent les leurs en contre-bas de cette première
ligne de boucliers, et ainsi de suite, formant ce qu'on appelle la tortue ;
contre ce toit de cuivre, les traits lancés glissaient sans effet, et les
soldats, à l'abri, pouvaient, sans éprouver aucun dommage, saper le pied des
remparts et préparer l'incendie de la porte du Temple.
6. [538] Une frayeur
terrible saisit alors les séditieux ; déjà beaucoup s'enfuyaient de la
ville, dont ils croyaient la prise imminente. Le peuple,
de son côté, sentit renaître sa confiance, et, à mesure que les scélérats
faiblissaient, il s'avançait vers les portes pour les ouvrir et accueillir
Cestius comme son bienfaiteur. Si ce dernier eût persévéré un peu plus dans
le siège, il n'eût pas tardé à prendre la ville ; mais Dieu, je pense,
s'était, à cause des méchants, déjà détourné même de son sanctuaire et
empêcha la guerre de se terminer ce jour-là.
7. [540] Cestius donc, ne
pénétrant ni le désespoir des assiégés ni les vrais sentiments du peuple,
rappela soudainement ses troupes, renonça à ses espérances, sans avoir
souffert aucun échec, et, contre toute attente, s'éloigna de la ville. Sa
retraite inattendue rendit courage aux brigands, qui assaillirent son arrière-garde
et tuèrent un grand nombre de cavaliers et de fantassins. Cestius passa cette
nuit dans son camp du Scopos ; le lendemain, en continuant sa retraite, il
ne fit qu'encourager encore les ennemis ; ceux-ci, s'attachant aux derniers
rangs de l'armée, les décimaient, et, se répandant des deux côtés de la
route, tiraient sur les flancs de la colonne. Les soldats de l'arrière-garde
n'osaient faire volte-face contre ceux qui les blessaient par derrière, croyant
avoir sur les talons une innombrable multitude ; ils ne se sentaient pas
non plus la force de chasser ceux qui menaçaient leurs flancs : lourdement
chargés, ils craignaient de rompre leur ordonnance, tandis qu'ils voyaient les
Juifs alertes et prompts aux incursions ; ils éprouvèrent donc de grandes
pertes sans riposter à leurs adversaires. Tout le long de la route on voyait
des hommes frappés, arrachés de leurs rangs et tombant à terre. Après avoir
perdu beaucoup de monde, et dans le nombre Priscus, légat de la 6e légion,
le tribun Longinus, Æmilius Jucundus, commandant d’une aile de cavalerie,
l'armée atteignit à grand'peine son ancien camp de Gabaô, abandonnant la plus
grande partie de ses bagages. Cestius y resta deux jours, incertain de ce qu'il
devait faire ; le troisième, voyant que le nombre des ennemis ne cessait
d'augmenter et que les hauteurs environnantes foisonnaient de Juifs, il comprit
que ses retards n'avaient fait que lui nuire et qu'un plus long arrêt ne
pouvait que grossir les forces ennemies.
8. [546] Pour s'échapper
plus vite il ordonna de retrancher tout ce qui embarrassait la marche de l'armée.
On tua donc les mulets, les ânes, toutes les bêtes de somme sauf celles qui
portaient les armes de jet et les machines, qu'on garda pour leur utilité et
par crainte que les Juifs, en les prenant, ne les tournassent contre les
Romains. Cela fait, Cestius se remit en marche vers Béthoron. Tant qu'on resta
en terrain découvert, les attaques des Juifs furent rares, mais dés que les
troupes, resserrées dans les défilés, eurent commencé la descente,
une partie des ennemis, prenant les devants, leur barra la sortie ;
d'autres refoulaient l'arrière-garde dans le ravin, pendant que le gros de
leurs forces, posté sur le col de la route, couvrait de traits le corps de
bataille. Si les fantassins eux-mêmes étaient en peine de se défendre, les
cavaliers couraient un danger plus pressant encore
ils ne pouvaient, sous les projectiles, tenir la route en bon ordre, et
le terrain ne permettait pas de charger : de côté et d'autre, c'étaient
des précipices et des ravins où ils glissaient et périssaient ; point
d'espace pour la fuite, aucun moyen de défense : réduits à
l'impuissance, les hommes s'abandonnaient aux gémissements, aux lamentations du
désespoir ; l'écho leur renvoyait les clameurs des Juifs, des cris de
joie et de fureur. Peu s'en fallut que toute l'armée de Cestius ne fût capturée ;
seule la nuit survenant permit aux Romains de se réfugier à Béthoron ;
les Juifs occupèrent tous les points environnants et guettèrent la sortie du défilé.
9. [551] Cestius, désespérant
de forcer ouvertement le passage, songea à s'enfuir à la dérobée. Il choisit
les soldats les plus braves, au nombre d'environ quatre cents, les posta sur les
terrasses des maisons et leur ordonna de pousser les cris des sentinelles, quand
elles sont de garde dans les camps, pour faire croire aux Juifs que toute l'armée
était demeurée en cet endroit ; lui-même, emmenant le reste des troupes,
s'avança, sans bruit, l'espace de trente stades. A l'aurore, les Juifs voyant
le campement abandonné, se jetèrent sur les quatre cents qui les avaient trompés
et les dépêchèrent rapidement à coups de javelots, puis ils se lancèrent à
la poursuite de Cestius. Celui-ci avait pris, pendant la nuit, une avance assez
considérable ; le jour venu, il accéléra encore sa fuite au point que
les soldats, dans leur stupeur et leur crainte, abandonnaient les hélépoles,
les catapultes, et la plupart des autres machines ; les Juifs s'en emparèrent
pour les tourner plus tard contre ceux qui les avaient laissées. Ils
poursuivirent l'armée romaine jusqu'à Antipatris. De là, n'ayant pu
l'atteindre, ils revinrent sur leurs pas ; ils emportèrent les machines, dépouillèrent
les morts, réunirent le butin semé sur la route et retournèrent vers la
capitale avec des chants de triomphe. Ils avaient eux-mêmes subi des pertes
insignifiantes, mais ils avaient tué aux Romains et à leurs alliés cinq mille
trois cents fantassins et quatre cent quatre-vingts cavaliers. Ces événements
se passèrent le huitième jour du mois de Dios,
la douzième année du principat de Néron.
1. [556] Après le désastre
de Cestius, beaucoup de Juifs de distinction s'échappèrent de la ville comme
d'un navire en train de sombrer. Les frères Costobaros et Saül, accompagnés
de Philippe, fils de Jacime, préfet de l'armée du roi Agrippa,
s'enfuirent de Jérusalem et se rendirent auprès de Cestius. Nous dirons plus
tard
comment Antipas, qui avait été assiégé avec eux dans le palais royal, dédaigna
de fuir et fut tué par les révoltés. Cestius envoya Saül et ses compagnons,
sur leur demande, en Achaïe auprès de Néron pour exposer au prince l'extrémité
où ils étaient réduits et rejeter sur Florus la responsabilité de la guerre ;
Cestius espérait ainsi diminuer son propre péril en détournant la colère de
Néron sur ce dernier.
2. [559] Sur ces
entrefaites, les gens de Damas, en apprenant la défaite des Romains, s'empressèrent
de tuer les Juifs qui habitaient chez eux. Comme ils les avaient déjà depuis
longtemps enfermés dans le gymnase, à cause des soupçons qu’ils leur
inspiraient ; ils pensèrent que l'entreprise n'offrirait aucune difficulté ;
ils craignaient seulement leurs propres femmes, qui toutes, à peu d'exceptions
près, étaient gagnées à la religion juive
aussi, tout leur souci fut-il de tenir secret leur dessein. Bref, ils se
jetèrent sur les Juifs entassés dans un étroit espace et désarmés, et en
une heure de temps les égorgèrent tous, impunément, au nombre de dix mille
cinq cents.
3. [562] Quand les
rebelles qui avaient poursuivi Cestius furent de retour à Jérusalem, ils gagnèrent
à leur cause les derniers partisans des Romains, par la force ou la persuasion
puis ils s'assemblèrent au Temple et désignèrent un plus grand nombre
de généraux pour la conduite de la guerre. Joseph, fils de Gorion, et le
grand-prêtre Anan
furent élus dictateurs de la ville, avec la mission principale d'exhausser les
remparts. Quant à Eléazar, fils de Simon, quoiqu'il se fût approprié le
butin des Romains, l'argent pris à Cestius et une grande partie du trésor
public, ils ne voulurent cependant pas alors lui remettre les affaires, parce
qu'ils devinaient son naturel tyrannique et que les zélateurs soumis à ses
ordres se conduisaient comme des satellites. Mais il ne se passa pas longtemps
avant que la pénurie d'argent et les promesses décevantes d'Eléazar décidassent
le peuple à lui abandonner le commandement suprême.
4. [566] D'autres
gouverneurs furent choisis pour l'Idumée, savoir Jésus, fils de Sapphas, un
des grands-prêtres, et Eléazar, fils du grand-prêtre Ananias.
Celui qui jusqu'alors avait gouverné l'Idumée, Niger, dit le Péraïte parce
qu'il était originaire de la Pérée au delà du Jourdain, reçut l'ordre de se
subordonner aux nouveaux gouverneurs. On ne négligea pas non plus le reste du
pays ; on envoya comme gouverneurs à Jéricho Joseph, fils de Simon :
dans la Pérée Manassès, et dans la toparchie de Thamna
Jean l'Essénien : ce dernier se vit assigner en outre Lydda, Joppé et
Emmaüs. Jean, fils d'Ananias, fut désigné comme gouverneur des districts de
Gophna et d'Acrabatène ; Josèphe, fils de Matthias,
eut les deux Galilées auxquelles on ajouta Gamala, la plus forte ville de ces
parages.
5. [569] Chacun de ces généraux
s'acquitta de sa mission suivant son zèle et son intelligence. Quant à Josèphe,
dès qu'il arriva en Galilée, il rechercha tout d'abord l'affection des
habitants du pays, sachant qu'il y trouverait de grands avantages, quelque
insuccès qu'il éprouvât par ailleurs. Il comprit qu'il se concilierait les
puissants en les faisant participer à sa propre autorité, et le peuple entier,
s'il lui commandait de préférence par l'intermédiaire d'hommes du pays,
auxquels on était habitué. Il choisit donc dans la nation tout entière
soixante-dix anciens des plus sages qu'il institua comme magistrats de toute la
Galilée,
et désigna dans chaque ville sept anciens : ceux-ci jugeaient les menus
procès ; quant aux affaires importantes et aux causes capitales, il
ordonna de les déférer à lui-même et aux Septante.
6. [572] Ayant ainsi établi
les principes destinés à régir les rapports des citoyens entre eux, il
s'occupa de leur sécurité extérieure. Prévoyant que la Galilée aurait à
subir le premier assaut des Romains, il fortifia les places les mieux situées :
Jotapata, Bersabé, Selamim, Kaphareccho, Japha, Ségoph, le mont Itabyrion,
Tarichées, Tibériade, puis encore les cavernes de la basse Galilée près dii
lac Gennesareth et, dans la haute Galilée, la Roche dite Acchabarôn, Seph,
Jamnith et Mérôth. Il fortifia encore dans la Gaulanitide Séleucie, Sogané,
Gamala ;
seuls, les habitants de Sepphoris eurent l'autorisation de construire un mur
pour leur propre compte, parce qu'il les voyait riches et pleins de zèle pour
la guerre, même sans ses ordres.
Semblablement Jean, fils de Lévi, fortifia Gischala à ses frais sur
l'invitation de Josèphe ;
celui-ci présida lui-même tous les autres travaux de fortification, en payant
de sa personne et de ses avis. Il leva aussi en Galilée une armée de plus de
cent mille jeunes gens qu'il équipa tous avec de vieilles armes rassemblées de
tous côtés
7. [577] Il comprenait
que les Romains devaient leur force invincible surtout à la discipline et à
l'exercice ; s'il fallut renoncer à pourvoir ses troupes d'une instruction
que l'usage seul fait acquérir, il tâcha du moins d'assurer la discipline qui
résulte de cadres nombreux,
en divisant son armée à la romaine et en lui donnant beaucoup de chefs. Il établit
donc des différences entre les soldats, leur donna pour chefs des décurions,
des centurions, puis des tribuns, et au dessus de ceux-ci des légats, avec un
commandement plus étendu. Il leur enseigna la transmission des signaux, les
appels de trompettes pour la charge ou la retraite, les attaques par les ailes
et les manœuvres d'enveloppement, comment la portion victorieuse doit secourir
celle qui est ébranlée, comment une troupe vivement pressée doit serrer les
rangs. Il prescrivait tout ce qui contribue à entretenir l'endurance des âmes
ou des corps ; mais surtout il exerçait ses hommes à la guerre en leur
expliquant dans le détail la bonne ordonnance romaine, en leur répétant
qu'ils auraient à lutter contre des hommes qui, par leur vigueur et leur
constance, étaient devenus, ou peu s'en faut, les maîtres du monde entier.
« J'éprouverai, ajouta-t-il, même avant le combat, votre discipline
militaire en constatant si vous vous abstenez de vos iniquités habituelles, du
brigandage, du pillage, de la rapine, si vous cessez de tromper vos concitoyens
et de regarder comme un profit le dommage subi par vos plus intimes amis. Les
armées les plus fortes à la guerre sont celles où tous les combattants ont la
conscience pure ceux qui emportent de leurs foyers un cœur pervers auront à
combattre non seulement leurs adversaires, mais encore Dieu lui-même ».
8. [583] Tels étaient
les conseils qu'il donnait sans cesse. Il avait rassemblé et tenait toute prête
au combat une armée de soixante mille fantassins
et de trois cent cinquante
cavaliers, en outre quatre mille cinq cents mercenaires où il mettait
principalement sa confiance, et six cents gardes du corps, soldats d'élite
groupés autour de sa personne. Les villes nourrissaient facilement ces troupes,
sauf les mercenaires : chacune n'envoyait à l'armée que la moitié de la
levée, gardant le reste pour leur procurer des subsistances ; de cette façon
les uns étaient affectés au service des armes, les autres au labour, et, en échange
du blé qu'envoyaient leurs frères, les soldats armés leur assuraient la sécurité.
1. [585] Tandis que Josèphe
gouvernait ainsi la Galilée, il vit se dresser contre lui un homme de Gischala,
nommé Jean, fils de Lévi, le plus artificieux et le plus scélérat de tous
ceux que leur perfidie a illustrés. Pauvre à ses débuts, le dénuement avait
longtemps entravé sa méchanceté : toujours prêt au mensonge, habile à
donner crédit à ses inventions, il se faisait un mérite de la fourberie et en
usait contre ses amis les plus intimes. Il affectait l'humanité, mais la
cupidité le rendait le plus sanguinaire des hommes. Toujours plein de vastes désirs,
son ambition prit racine dans les plus basses coquineries. Ce fut d’abord un
brigand opérant isolément ; il trouva ensuite, pour renforcer son audace,
quelques complices, dont le nombre grossit avec ses succès. Il eut d'ailleurs
soin de ne jamais s’adjoindre d'associés débiles, mais des gaillards
vigoureux, de caractère ferme, exercés aux travaux de la guerre. Il finit par
former une bande de quatre cents compagnons, la plupart évadés de la campagne
de Tyr et des bourgades de ce territoire.
Avec eux il rançonnait toute la Galilée et exploitait un peuple que tenait en
suspens l'attente de la guerre prochaine.
2. [590] Il aspirait déjà
au commandement et à de plus hautes destinées, mais le manque d'argent l'arrêtait.
Comme Josèphe prenait plaisir à son caractère entreprenant, Jean le persuada
d'abord de lui confier la reconstruction des murs de sa ville natale, affaire où
il réalisa de gros bénéfices aux dépens des riches citoyens.
Ensuite il imagina une comédie raffinée : sous prétexte que tous les
Juifs de Syrie répugnaient à faire usage de l'huile qui ne leur était pas
fournie par leurs coreligionnaires, il obtint le privilège de leur en livrer à
la frontière. Il achetait donc quatre amphores d'huile pour un statère tyrien,
qui vaut quatre drachmes attiques, et revendait la demi-amphore pour la même
somme. Comme la Galilée produit beaucoup d'huile et que la récolte avait été
excellente, Jean, ayant le monopole d'en vendre de grandes quantités à des
populations qui en manquaient, fit des profits immenses et il en usa aussitôt
contre celui qui les lui avait procurés.
Comptant que, s'il réussissait à écarter Josèphe, il obtiendrait lui-même
le gouvernement de la Galilée, il ordonna aux brigands de sa bande de renchérir
d'audace dans leurs incursions ; à la faveur de l'anarchie ainsi produite
dans la contrée, il espérait de deux choses l'un : ou le gouverneur
accourrait à la rescousse - alors il le tuerait bien dans quelque embuscade ;
ou il laisserait faire les brigands - alors il calomnierait Josèphe auprès de
ses concitoyens. Enfin, il faisait répandre depuis longtemps le bruit que Josèphe
trahissait la cause nationale en faveur des Romains : bref, il multipliait
les machinations de tout genre pour le perdre.
3.
[595] Sur ces entrefaites, quelques jeunes gens du bourg de Dabarittha,
qui faisaient partie des postes établis dans la grande plaine, tendirent une
embuscade à Ptolémée,
intendant d'Agrippa et de Bérénice : ils lui enlevèrent tout le convoi
qu'il menait avec lui et qui comprenait beaucoup de riches vêtements, quantités
de coupes d'argent et 600 statères d'or. Comme ils ne pouvaient disposer en
secret d'un pareil butin ils portèrent le tout à Josèphe, alors à Tarichées.
Celui-ci blâma l'acte de violence commis envers les gens du roi et déposa tous
ces objets chez Annéos,
le citoyen le plus considérable de Tarichées, dans l'intention de les renvoyer
à leurs légitimes propriétaires quand l'occasion se présenterait. Cette
conduite lui attira les plus grands dangers. Les pillards, mécontents de
n'avoir obtenu aucune part du butin, et devinant la pensée de Josèphe, qui
allait livrer aux princes le fruit de leur exploit, parcoururent nuitamment
leurs villages et dénoncèrent à tous Josèphe comme traître ; ils
remplirent aussi de tumulte les villes voisines, en sorte qu'à l'aurore cent
mille hommes en armes s'attroupèrent contre lui. La multitude assemblée dans
l'hippodrome de Tarichées poussait des cris de fureur : les uns voulaient
lapider, les autres brûler vif le traître ; Jean excitait la populace,
et avec lui Jésus, fils de Sapphias, alors premier magistrat de Tibériade. Les
amis et les gardes de Josèphe, déconcertés par cet assaut de la multitude,
s'enfuirent tous à l'exception de quatre ;
Josèphe, qui était encore couché, fut réveillé au moment où déjà l'on
approchait les torches. Ses quatre fidèles le pressaient de fuir ;
mais lui, sans se laisser émouvoir par l'abandon général ni par le nombre des
assaillants, se précipita dehors ; après avoir déchiré ses vêtements
et répandu des cendres sur sa tête, il croisa ses mains derrière son dos et
se fit attacher son épée à son cou. A cette vue, ses familiers et surtout les
habitants de Tarichées furent saisis de pitié, mais les gens de la campagne et
ceux du voisinage que gênait sa présence l'invectivaient, le sommaient de leur
apporter incontinent l’argent du public et de confesser le prix de sa trahison :
car ils jugeaient d'après sa contenance qu'il ne nierait aucun des crimes dont
on le soupçonnait et qu'il n'avait organisé tout cet appareil de pitié que
pour s'assurer le pardon. Tout au contraire, cette humble attitude n'était de
sa part qu'un stratagème : s'ingéniant à diviser ceux qui se déchaînaient
contre lui, il demanda la parole comme s'il allait avouer tous les crimes qui
les échauffaient tant,
et, quand il l'eut obtenue : « Ces trésors, dit-il, ma pensée n'était
ni de les envoyer à Agrippa, ni de me les approprier moi-même; loin de moi
d'avoir pour ami celui qui est votre adversaire, ou de regarder comme un gain ce
qui préjudicie à l'intérêt commun. Mais comme je voyais, citoyens de Tarichées,
que votre ville avait grand besoin d'être mise en état de défense et qu'elle
manquait d'argent pour la construction de ses remparts, comme d'ailleurs je
craignais que le peuple de Tibériade et les autres cités ne cherchassent à
mettre la main sur ce butin, j'avais décidé de garder en cachette cet argent
pour m'en servir à reconstruire votre muraille. Si vous n'êtes pas de cet
avis, je vais faire apporter devant vous les trésors qu'on m'a confiés et les
abandonner au pillage de tous ; si, au contraire, vous jugez que mon projet
était bon, ne punissez pas votre bienfaiteur ».
4. [608] A ces mots les
habitants de Tarichées l'acclamèrent, mais ceux de Tibériade et le reste
l'accablèrent d'injures et de menaces. Puis les uns et les autres, laissant Josèphe,
se prirent de querelle entre eux. Dès lors, confiant dans ceux qu'il s'était déjà
conciliés - le nombre des citoyens de Tarichées allait jusqu'à quarante
mille, - il s'adressa plus hardiment à toute la multitude. Il critiqua vivement
leur précipitation, promit de fortifier Tarichées avec l'argent disponible, et
cependant de mettre aussi en état de défense les autres villes l'argent ne
manquera pas, s'ils combattent, d'accord avec lui, ceux de qui l'on peut en
tirer, au lieu de se laisser exciter contre celui qui le procure.
5. [610] Là-dessus, la
majeure partie de la foule trompée s'éloigna, quoique grondant encore, mais
deux mille
hommes armés se disposèrent à attaquer Josèphe. Il réussit à les prévenir
et à se sauver dans son logis, qu'ils entourèrent avec des menaces. Alors Josèphe
employa contre eux une nouvelle ruse. Il monta sur le toit, calma de la main
leur tumulte et demanda à savoir l'objet de leurs réclamations. La confusion
de leurs clameurs, dit-il, l'empêche de les entendre ; il fera tout ce
qu'ils voudront s'ils envoient dans la maison une délégation pour s'entretenir
tranquillement avec lui. En entendant ces paroles, les notables entrèrent dans
la maison avec les magistrats.
Là il les entraîna dans la partie la plus reculée de son logis, ferma la
porte d'entrée et les fit tous fouetter de verges jusqu'à mettre à nu leurs
entrailles. Pendant ce temps, la foule restait massée autour de l'habitation
trouvant que les délégués plaidaient bien longuement leur cause. Tout à coup
Josèphe fit ouvrir les battants de la porte, et l'on vit revenir ces hommes
tout sanglants, spectacle qui inspira une telle terreur à la foule menaçante
qu'elle jeta ses armes et se débanda.
6.
[614] Ces événements redoublèrent la haine de Jean, et il prépara contre Josèphe
un nouveau guet-apens. Prétextant une maladie, il écrivit à Josèphe pour le
supplier de l'autoriser à prendre les eaux chaudes de Tibériade. Josèphe, ne
soupçonnant pas la perfidie, manda à ses lieutenants dans cette ville de
donner à Jean l'hospitalité et de pourvoir à ses besoins. Celui-ci, après
avoir joui de ces bous traitements pendant deux jours, exécuta son dessein :
il corrompit les citoyens par des mensonges ou de l'argent et chercha à les détacher
de Josèphe. Silas, que Josèphe avait préposé à la garde de la ville, informé
de ces menées, s'empressa d'écrire à son chef tout le détail du complot. Josèphe,
dès qu'il eut reçu la lettre,
se mit en route, et, après une rapide marche de nuit, arriva dès l'aurore à
Tibériade. La masse des citoyens vint à sa rencontre : quant à Jean,
bien que l'arrivée inopinée de Josèphe lui inspirât quelque inquiétude, il
lui envoya un de ses familiers, se prétendant malade, alité et empêché ainsi
de lui rendre ses devoirs.
Puis. pendant que Josèphe assemblait dans le stade les habitants de Tibériade
et commençait à discourir au sujet des nouvelles qu'il avait reçues, Jean
envoya secrètement des soldats avec l'ordre de le tuer. Mais le peuple, en les
voyant dégainer leurs épées, poussa une clameur ; à ces cris, Josèphe
se retourne : il voit le fer menacer déjà sa gorge, saute sur le rivage -
car il était monté, pour haranguer le peuple, sur un tertre haut de six coudées
- et, s'élançant avec deux de ses gardes
sur une barque mouillée tout proche, il gagne le milieu du lac.
7. [620] Cependant ses
soldats, saisissant rapidement leurs armes, coururent contre les conjurés.
Alors Josèphe, craignant de soulever une guerre civile et de perdre la ville
par la faute de quelques envieux, envoya dire à ses hommes de se borner à
veiller à leur propre sûreté, de ne tuer personne, de ne rechercher aucun
coupable.
Ils se conformèrent à ses ordres et se tinrent en repos, mais les habitants
des alentours, ayant appris le guet-apens et le nom du conspirateur, s'ameutèrent
contre Jean, qui se hâta de regagner Gischala, sa patrie. Les Galiléens
accoururent se ranger auprès de Josèphe, ville par ville ; de nombreux
milliers de soldats, armés de toutes pièces, protestaient qu'ils étaient là
pour punir Jean, l'ennemi public ; qu'ils brûleraient avec lui sa ville
natale qui lui avait donné asile. Josèphe les remercia de leur sympathie, mais
contint leur élan, préférant vaincre ses ennemis par la raison plutôt que de
les tuer. Il se contenta donc de faire dresser la liste nominative des Juifs des
diverses villes qui avaient suivi Jean dans sa défection - leurs concitoyens
mirent le plus grand zèle à les lui dénoncer - puis fit proclamer par le héraut
que tous ceux qui dans les cinq jours
n'auraient pas quitté Jean verraient piller leurs biens et brûler leurs
maisons avec leurs familles. Par ce moyen il obtint aussitôt la défection de
trois mille
hommes qui vinrent jeter leurs armes à ses pieds ; avec le reste, environ
deux mille Tyriens
fugitifs, Jean, renonçant aux
hostilités ouvertes, revint à des complots plus dissimulés.
Il envoya donc secrètement
des émissaires à Jérusalem pour dénoncer Josèphe, alléguant les grandes
forces que celui-ci avait réunies, et prétendant qu’il ne tarderait pas à
venir s'établir tyran de la capitale, si on ne le prévenant. Le peuple, qui prévoyait
ces calomnies, n'y attacha pas d'importance ; il en fut autrement des
principaux citoyens et de quelques magistrats : animés par l'envie, ils
envoyèrent sous main à Jean les sommes nécessaires pour lever des mercenaires
et faire la guerre à Josèphe. Ils décrétèrent aussi entre eux de le révoquer
de ses fonctions de gouverneur. Cependant, comme ils ne pensaient pas qu'un décret
suffirait, ils envoyèrent deux mille cinq cents hommes armés
avec quatre personnages de marque : Jozar
fils de Nomicos, Ananias fils de Sadoc, Simon et Judas, fils de Jonathas,
tous beaux parleurs ; ils étaient chargés de détourner de Josèphe la
faveur du peuple ; si le gouverneur se présentait spontanément, ils
avaient ordre de lui laisser rendre ses comptes ; s’il voulait se
maintenir de force, de le traiter comme un ennemi public. Les amis de Josèphe
lui mandèrent que des troupes marchaient vers la Galilée, mais ils ne purent
lui en indiquer les motifs, car ses adversaires avaient délibéré à huis
clos. Aussi, comme il n’avait pu se mettre sur ses gardes, quatre villes
firent cause commune avec ses ennemis, dés qu’ils apparurent :
Sepphoris, Gabara [317a] , Gischala et Tibériade. Cependant, même ces villes,
il les ramena promptement, sans recourir aux armes ; puis, par ses habiles
manœuvres, il mit la main sur les quatre commissaires et sur leurs principaux
soldats et les renvoya à Jérusalem. Le peuple s’irrita fortement contre eux,
et les aurait massacrés, eux et leurs mandants. s'ils ne s'étaient hâtés de
prendre la fuite.
8.
[632] Jean, dans sa crainte de Josèphe, se tint désormais enfermé dans l'enceinte
des murs de Gischala. Peu de jours après, Tibériade fit de nouveau défection.
Cette fois, ce fut le roi Agrippa que les habitants appelaient. Il ne se présenta
pas à la date convenue, mais ce jour là précisément un petit détachement de
cavaliers romains se montra ; sur quoi les bourgeois bannirent Josèphe par
la voix du héraut. La nouvelle de cette défection parvint aussitôt à Josèphe
dans Tarichées ; comme il venait d'envoyez tous ses soldats pour fourrager,
il ne voulut ni partir seul contre les révoltés, ni rester les bras croisés,
de peur que les gens du roi, profitant de son retard, n'occupassent la ville ;
car même le lendemain il ne pouvait agir, à cause de l’obstacle u sabbat. Il
imagina donc de venir à bout des révoltés par la ruse. A cet effet, ayant
fait fermez. les portes de Tarichées pour empêcher que son projet ne s'éventât,
il rassembla toutes les embarcations qu'on découvrit sur le lac - il s'en
trouva deux cent trente,
chacune montée par quatre matelots seulement - et fila avec cette escadre vers
Tibériade. Restant assez loin de la ville pour que les habitants eussent peine
à reconnaître le vide des bâtiments, il laissa ceux-ci flotter au large et,
seul avec sept gardes de corps armés [320a], il s’avança à la vue de tous. En
l’apercevant du haut des remparts, d'où ils l'insultaient encore, ses
adversaires furent saisis d'effroi et s’imaginèrent que toutes les barques étaient
remplies de soldats bien armés : ils jetèrent leurs armes et, agitant des
rameaux de suppliants, le conjurèrent d'épargner la ville.
9. [638] Josèphe leur
lança force menaces et reproches : « pourquoi, ayant d'abord soulevé
la guerre contre Rome, consumaient-ils leur énergie en luttes intestines ?
n’était-ce pas combler les vœux de leurs ennemis ? quelle folie ensuite
de s'acharner à détruire l’agent de leur sécurité ! quelle imprudence
de fermer leur cité à celui qui en a élevé les murs ! » Cependant
il se déclare prêt à recevoir des députés qui présenteront leur défense
et lui garantiront l'obéissance de la ville. Aussitôt, dix citoyens, les plus
qualifiés de Tibériade, descendirent : il les emmena assez loin sur un
des bâtiments, puis il invita cinquante autres membres du Conseil, les plus
notables, à s'avancer pour lui donner, eux aussi, leur parole. De prétexte en
prétexte, il se fit amener tous les notables les uns après les autres, censément
pour conclure un accord. Au fur et à mesure que les barques se remplissaient,
il ordonna aux pilotes de voguer à toute vitesse vers Tarichées et
d’enfermer ces hommes dans la prison. Il s’empara ainsi de tout le Conseil,
qui comprenait six cents membres, et de deux mille autres citoyens, qu’il
ramena à Tarichées sur ses barques.
10. [642] Ceux qui
restaient sur le rivage désignaient à grands cris un certain Clitos comme le
principal auteur de la défection et exhortaient le gouverneur à faire peser
sur lui sa colère. Josèphe, bien résolu à ne tuer personne, ordonna à un de
ses gardes nommé Lévi de descendre à terre pour couper à Clitos les deux
mains. Le soldat, craignant de tomber seul au milieu d’une troupe d'ennemis,
refusa de marcher. Alors Clitos, qui voyait Josèphe bouillant de colère sur sa
barque et tout prêt à s'élancer lui-même pour le châtier, le supplia du
rivage de lui laisser une de ses mains. Le gouverneur accepta, à condition
qu'il se coupât l'autre lui-même : Clitos, tirant son glaive de la main
droite, se coupa la gauche, tant Josèphe l'avait terrifié. Tel fut le procédé
par lequel, avec des barques vides et sept gardes, il enchaîna tout un peuple
et ramena Tibériade sous son autorité. Mais peu de jours après, la ville
ayant de nouveau fait défection en même temps que Sepphoris,
il la livra au pillage de ses soldats. Cependant il réunit en bloc tous les
biens des citoyens et les leur restitua. Il procéda de même à Sepphoris :
après avoir dompté cette ville, il voulut lui donner, par le pillage, une leçon,
puis en lui rendant ses biens, reconquérir son affection.
1. [647] Ainsi s'apaisèrent
les troubles de Galilée : la guerre civile terminée, on s'y occupa de préparer
la lutte contre les Romains. A Jérusalem, le grand pontife Anan et tous ceux
des puissants qui ne penchaient pas pour Rome mirent en état les murs et
beaucoup de machines de guerre. Dans toute la ville on forgeait des traits et
les armures complètes ; les jeunes gens se livraient à des exercices réglés ;
tout était plein de tumulte. Une affreuse consternation avait saisi les modérés,
beaucoup se lamentaient, prévoyant les désastres futurs. Il y eut des prodiges
de funeste augure pour ceux qui aimaient la paix ; ceux, il est vrai, qui
avaient allumé la guerre les tournaient à leur gré. Bref, l'aspect de la
ville, avant même l'attaque des Romains, était celui de l'agonie. Cependant
Anan songeait à ralentir un peu les préparatifs guerriers et à ramener au
bien commun les factieux et l'égarement de ceux qu'on appelait les zélateurs ;
mais il succomba à la violence, et nous montrerons dans la suite quelle fut sa
fin.
2. [652] Dans la
toparchie de l’Acrabatène, Simon, fils de Gioras, rassemblant un grand corps
de révolutionnaires, se livra à des déprédations. Non content de piller les
maisons des riches, il maltraitait encore leurs personnes et annonçait de
longue main qu’il aspirait à la tyrannie. Lorsque Anan et les magistrats se décidèrent
à envoyer contre lui une armée, il s'enfuit avec sa bande chez les brigands de
Masada ; il resta là jusqu'à la mort d'Anan et de ses autres adversaires,
et, en attendant, dévasta tellement l'Idumée que les magistrats de cette
province, exaspérés par le grand nombre des meurtres et les pillages
incessants, finirent par lever une armée et mettre garnison dans les villages.
Tel était alors l'état de l’Idumée.
livre
I livre III
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