Philostrate, Tableaux

PHILOSTRATE L'ANCIEN

GALERIE ANTIQUE.

INTRODUCTION (pages 161-fin)

(pages 1 à 55) (page 56-107) (pages 108-161)

LIVRE I.

INTRODUCTION

Philostrate l'ancien. — La peinture antique et les tableaux de Philostrate. — La critique d'art chez les anciens. — L'ecphrasis ou description des œuvres d'art dans l'antiquité.

pages 1 - 55 - pages 56-107 - pages 108-161

Un autre caractère de la critique ancienne, bien voisin d'ailleurs de celui que nous venons d'indiquer, c'est la singularité et la subtilité des interprétations. Saisir la pensée de l'artiste est quelquefois malaisé; mais rien n'est plus facile ni, en certains cas, plus tentant que de lui prêter nos propres pensées. Un peu d'imagination, le désir de découvrir ce qui échappe à tout le monde, une forte préoccupation suffisent pour donner à une œuvre d'art un sens inattendu. Selon une anecdote rapportée par Helvétius une dame galante et un prêtre examinant la lune, à l'aide du télescope, y découvrirent des objets bien différents, le prêtre croyait voiries clochers d'une cathédrale, la dame deux figures qui s'embrassaient. Que de critiques semblables à ces deux personnages ! L'un vous dira, à propos de la Création de l'homme, peinte par Michel Ange dans la chapelle Sixtine (1) : « Adam est déjà formé ; il existe matériellement, et ce que Michel-Ange 162 a voulu exprimer, c'est la création intellectuelle, la genèse de l'esprit vivant... L'homme qui reçoit de Dieu les dons de la vie et de la pensée regarde son créateur avec une sorte de mélancolie, et son long regard semble dire : à quoi bon ? » Nous doutons beaucoup, pour notre part, non seulement que le premier homme ait eu de telles pensées, mais encore qu'un pareil sentiment des amertumes et des déceptions de la vie soit entré dans l'âme d'un homme du seizième siècle. L'auteur de cette exégèse subtile a vu une œuvre d'art de la renaissance à travers les préoccupations qui hantent les esprits contemporains. Un autre écrivain (2) prétendra que si dans la chaire du baptistère de Pise, Nicolas de Pise a représenté le Christ les bras étendus horizontalement, c'est pour embrasser l'humanité tout entière dans sa rédemption. Le critique est alors doublé d'un voyant, qui cherche dans l'œuvre d'art, des symboles de sa foi.

Les anciens s'égarent aussi quelquefois pour vouloir être trop pénétrants. Les connaisseurs, nous dit Pline, surprenaient dans la Phryné de Praxitèle les marques de l'amour de l'artiste pour la courtisane, et sur le visage de celle-ci, le prix dont elle •payait cet amour (3). Le Pâris d'Euphranor, aux yeux des amateurs, avait la figure de trois rôles ; on reconnaissait en lui le juge des trois déesses, l'amant d'Hélène, le meurtrier d'Achille (4). Il faut croire que l'expression du pasteur phrygien était assez vague : s'il avait joué, dans la légende, un quatrième rôle aussi important que les trois autres, on en aurait trouvé également sur sa physionomie la preuve incontestable. Que de passions diverses, si l'on en croit Pline, s'unissaient ou plutôt se combattaient sur le visage du peuple Athénien, peint par Parrhasius ? Tu es un monstre à cent têtes, disait Horace à la 163 multitude; Parrhasius n'avait donné qu'une tête au monstre; mais plusieurs visages n'auraient pas été de trop, ce semble, pour montrer ce qu'on voyait sur un seul. L'énumération seule est comme une table de chapitres pour un traité des passions ; c'était la colère, l'injustice, l'inconstance, la douceur, la clémence, la miséricorde, la fierté et la hauteur ; la bassesse ; la cruauté implacable et la lâcheté ; enfin toutes choses également, ajoute Pline (5). » A côté de ce peuple Athénien, on ose à peine citer cette Diane de Bupalus et Athénis, qui pourtant était assez remarquable ; placée dans un temple, à Chios, elle paraissait triste à ceux qui entraient, gaie à ceux qui sortaient (6). Ailleurs, s'il n'y a point lieu de se tromper sur la nature de l'expression, le poète ou le sophiste en cherchera une explication subtile. Une statue d'Ion est vêtue de la palla talaire et porte une lyre; le héros sourit, pourquoi? selon Himérius, c'est qu'il annonce aux Ioniens leur futur embarquement pour l'Ionie (7). D'autres fois, c'est une attitude qui donne lieu aux interprétations les plus conjecturales, les plus inattendues : une statue de femme troyenne montre un pied levé et l'autre dépassant la base ; d'après Litanius, c'est qu'il ne convient pas qu'une captive, qu'une femme n'ayant plus de patrie touche la terre de ses deux pieds (8). Si Apollon, debout près du trépied prophétique n'a ni chlamyde ni palla flottante, c'est qu'il expose sans voile les arrêts du sort ou parce qu'il brille également pour tous (9). Qu'on s'étonne après cela de l'explication d'Alexandre d'Aphrodisias, selon qui les dieux ne sont représentés nus que parce que leur âme ne connaît pas le mal ; en effet, la nudité, qui rapproche l'homme de l'état de nature, est le symbole de l'innocence.

164 Tous ces caractères de la critique, ou, si l'on aime mieux de l'interprétation ancienne des œuvres d'art, nous les retrouvons dans Philostrate. Si important lui paraît le choix des sujets que dans ses descriptions il n'est souvent question d'autre chose. Si l'artiste s'est inspiré de la légende, il la raconte avec complaisance ; si la scène est empruntée à Sophocle, à Euripide ou à Pindare, le rhéteur est heureux de la commenter, presque avec les paroles du poète. Rien ne lui paraît plus ingénieux que la composition où les Mythes viennent, sous la figure d'animaux, rendre hommage à Esope, leur père, que celle où la Palestra est entourée d'enfants qui personnifient les différentes phases de la lutte. Ce qui l'attache dans le Bosphore, dans le tableau des lies, c'est la variété piquante des scènes et des incidents. Ce qu'il loue un peu partout, aux dépens du reste, c'est l'esprit ou l'imagination du peintre. Que de fois un peintre impatient, comme Zeuxis, se serait écrié, en écoutant Philostrate : cet homme n'admire que la boue du métier! Et pourtant il admire aussi les qualités qui relèvent uniquement de l'art: il louera, par exemple, l'exactitude de limitation : « Autre remarque à l'honneur du peintre, dit-il dans les Toiles : son araignée d'une exécution minutieuse, hérissée de duvet et tachetée comme dans la nature offre quelque chose de sauvage et menaçant. Reconnais à ces traits un artiste soucieux de la vérité, et soucieux à ce point qu'il a représenté les fils les plus menus du tissu. » Il sait reconnaître et signale chez l'artiste la science anatomique unie au sentiment de la beauté. « Le reste du corps, dit-il en parlant de Cômos, atteste une observation minutieuse de tous les détails et le flambeau qui éclaire le dieu fait ressortir toutes ses perfections. Ailleurs, il fera au peintre un mérite d'avoir réuni en Menœcée tous les caractères de la beauté virile, et n'oubliera pas de vanter la correction du dessin. S'il a devant les yeux une femme, telle que Rhodogune, il analyse tous les traits de son visage, en remarque la grâce, la régularité, les exactes proportions. Dans le tableau de l'Éducation d'Achille, la transition d'une 165 nature à l'autre, chez le centaure, lui parait admirablement observée. Si dans une peinture les bras d'un personnage tombent trop bas, atteignent le genou, il remarque l'incorrection (10) ; il la justifie, il est vrai, en disant que ce sont des bras de coureur, mais si l'explication est subtile, du moins a-t-il vu le défaut de proportion. Il remarquera ici que l'ombre et la lumière sont habilement distribuées tout à la fois pour le plaisir des yeux et la vérité de la représentation (11), là, que celle statue, se détachant en relief, offre prise à la main (12) ; Ailleurs son attention est attirée par le reflet d'une tunique de pourpre sur la face intérieure d'un bouclier (13), ou par un effet de lumière qui partage en deux parties, l'une éclairée, l'autre obscure, la salle où se tient Cômos. L'éclat et l'harmonie des couleurs ne sont point des qualités qui échappent à sa clairvoyance. Enfin il est sensible à ce genre de mérite qui réside tout entier dans le maniement du pinceau. « Admirons, dit-il, la couronne de Cômos, non pour être fidèlement peinte: car représenter les fleurs avec des couleurs, avec le rouge ou le bleu, suivant le besoin, ce n'est point là un grand talent, mais ce qu'il faut louer, c'est combien la couronne semble souple et délicate ; c'est aussi combien les roses semblent fraîches; j'ose le dire, elles ont le parfum des vraies roses. » Voilà des effets qu'il serait sans doute impossible d'atteindre sans la plus grande légèreté de touche et aussi sans cette exquise délicatesse de goût qui faisait dire au peintre Chardin : « On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment (14).» Mais de toutes les parties de l'art, il n'en est point qui ait plus d'attrait pour Philostrate ni qu'il étudie plus attentivement que l'expression ; chacune de ses descriptions presque en fournirait la preuve. Non seulement il analyse les 166 expressions, il en comprend aussi et en remarque le sens moral. Il dira par exemple, en parlant du centaure Chiron : « son regard est plein de douceur : c'est qu'il agit et pense selon la justice ». Mais le passage le plus curieux à cet égard nous paraît être celui où Philostrate décrivant un jeune homme entouré de ses compagnons, sacrifie hardiment la beauté à l'expression : « Peut-être, dit-il, admirerez-vous ses joues, son nez si bien proportionné, et successivement chaque partie du visage ; pour moi, j'aime surtout son air superbe ; on voit qu'il est brave comme un chasseur, qu'il est fier de son cheval, qu'il se sent aimé. » De même aussi Philostrate connaît la valeur d'une attitude heureusement saisie et habilement rendue, d'un geste naturel et vrai, d'une pantomime juste et expressive. « Debout, dit-il de Cômos, il cède cependant au sommeil de l'ivresse ; oui, il dort, la tête penchée sur la poitrine, la main gauche posée sur un épieu se détend et s'abandonne, comme il arrive..., le flambeau que lient la main droite semble aussi échapper à ses doigts alanguis. »

Toutes ces qualités diverses, correction du dessin, vérité et harmonie des couleurs, force et justesse de l'expression, font de la peinture, suivant le terme de Philostrate le Jeune, un aimable et innocent mensonge. « Avoir devant soi des choses qui ne sont pas, mais qui paraissent être, se laisser charmer au point de croire qu'elles sont réelles, mais d'ailleurs sans en éprouver aucun dommage, n'est-ce point pour l'imagination un plaisir véritable et qu'on ne saurait lui reprocher. » Ce plaisir et l'illusion qui en est la source, Philostrate, comme tous les anciens, les demande à l'œuvre d'art. « Fidèle à la vérité, dit-il, dans Narcisse la peinture nous montre la goutte de rosée suspendue aux pétales ; une abeille se pose sur la fleur ; je ne saurais dire si elle est peinte ou réelle ; si c'est erreur de ma part ou de la sienne, en tout cas il y a erreur, illusion. » Dans la Chasse au sanglier, Philostrate s'adressant aux jeunes gens dont le bel adolescent est accompagné : « Pourquoi, leur dit-il, êtes vous si près de lui, au point de le toucher? Pourquoi vos yeux 167 sont-ils tournés vers lui seul? Pourquoi vos chevaux sont-ils ainsi serrés les uns contre les autres? Mais quoi ! voilà que l'illusion est complète, je crois voir, non des personnages peints, mais des êtres réels qui se meuvent, qui sont en proie à l'amour ; car je les raille comme s'ils m'entendaient et je m'imagine entendre leur réponse. » Ces passages montrent bien de quelle nature est l'illusion éprouvée par Philostrate ; en réalité, cette illusion est beaucoup plus son œuvre que celle du tableau ; elle est volontaire ; le sophiste n'est point arraché à lui-même; il n'oublie point la peinture; il feint de l'oublier; il est complice de l'artiste, non sa dupe si l'on peut dire, et la preuve, c'est qu'il commence à voir le tableau tel qu'il est avant de paraître croire qu'il est en face d'une scène réelle ; lorsque l'illusion est véritable, l'esprit suit une autre marche ; il se trompe, puis revient de son erreur: ici il finit par l'erreur et débute par la clairvoyance. Ce n'est là qu'un procédé commode, à l'aide duquel Philostrate, ravi de la nature si bien observée et si bien rendue, exprime son admiration pour le talent de l'artiste. On compterait difficilement combien de fois le sophiste y a recours : ici il entend presque le son harmonieux que rend l'air frappé par les ailes des Amours ; là il voit les pierres accourir en foule aux accents d'Amphion et s'appareiller d'elles-mêmes pour former des murailles. Ailleurs à la vue d'Ariadne endormie, il s'écrie amoureusement : « Combien son haleine est douce et suave ! » ou bien il trouve plein de douceur le hennissement des chevaux qui doivent conduire Pélops à la victoire.

On se doute bien qu'un auteur, dont l'imagination est aussi complaisante, ne laisse pas d'interpréter souvent avec une certaine hardiesse, les expressions et la pantomime des figures, même de simples rapprochements d'objets. Si la tête de Cômos reste dans l'ombre, c'est que l'artiste veut ainsi recommander à ceux qui ont l'âge de Cômos de ne point fêter le dieu sans prendre le masque. Si Ésope a les yeux baissés et l'air souriant, c'est qu'il compose une fable ; car, comme chacun sait, une douce 168 sérénité, qui détend l'âme, est nécessaire au fabuliste. Les sept cordes de la lyre d'Amphion représentent les sept portes de Thèbes, la ville élevée aux accents de sa lyre. Aperçoit-il, dans un tableau, une statue d'Éros qui du doigt montre la mer, c'est qu'une belle jeune fille et un bel adolescent, épris d'un amour mutuel, mais désespérant de s'unir jamais autrement que dans la mort, se sont précipités dans les flots à cet endroit même. Dédale porte-t-il un manteau court, le tribun, ce n'est point parce que les artisans sont ainsi vêtus; c'est parce qu'il est Athénien, et que son costume doit rappeler à tous les yeux la simplicité athénienne, tant de fois vantée par les sophistes et par Philostrate lui-même. Le peintre a-t-il représenté des fleurs autour des tombeaux qui renferment les prétendants malheureux d'Hippodamie, c'est là une couronne qui les associe à la victoire de Pélops leur vengeur sur OEnomaos leur meurtrier. Si les jeunes filles qui chantent les louanges d'Aphrodite ont les yeux fixés au ciel, c'est pour indiquer que la déesse en est descendue ; et si elles semblent élever doucement la main, en tenant la paume tournée en haut, c'est pour montrer que la déesse est sortie des flots ; leur sourire même est l'image du calme de la mer.

De toutes ces interprétations aventureuses, la plus inattendue se rencontre peut-être dans la description du Marécage. Sur les bords d'un fleuve qui sortait du marais s'élevait un palmier; un second palmier, planté sur l'autre rive s'abaissait au point de former sur les eaux un véritable pont et d'entrelacer ses branches à celles du premier arbre. Philostrate à cette différence d'attitude reconnaît deux palmiers de sexe différent ; le mâle s'est incliné amoureusement vers le palmier femelle. Ce qu'il y a de plus singulier encore que cette explication, c'est l'importance esthétique que Philostrate attache à cette intention supposée de l'artiste : « Ne félicite pas le peintre, dit-il, d'avoir représenté des chèvres bondissantes et capricieuses, d'avoir donné aux brebis une démarche paresseuse, comme 169 si leur toison était un pesant fardeau; laissons les syrinx et ceux qui en jouent; ne louons pas la manière dont les derniers pressent le roseau de leurs lèvres fermées ; ce serait estimer la partie la plus humble de la peinture, celle qui relève de l'imitation et ce ne serait point rendre justice à la profonde raison du peintre, à son sentiment de la convenance, c'est-à-dire à ce qu'il y a de meilleur dans l'art. » Ainsi l'exactitude de l'imitation, un juste sentiment de la vie dans les hommes et les animaux (car la description que Philostrate fait des bergers et des chèvres nous permet d'employer ce terme), la finesse de l'observation, toutes ces qualités de premier ordre s'effacent devant le mérite d'une idée ingénieuse que l'artiste n'aurait peut-être point eue, s'il n'avait été qu'un artiste, et que Philostrate n'aurait peut-être pas devinée s'il n'avait pas eu l'esprit délié et les connaissances étendues du sophiste. Est-ce bien là la véritable pensée de l'écrivain ? Cependant nous avons dit en quelle estime il tenait une adroite et savante imitation de la réalité. Dans le Marécage, il jette à peine un coup d'œil sur ces bergers jouant de la syrinx, qui sont cependant, de son propre aveu, tels qu'ils doivent être; pourquoi donc fait-il un si grand éloge de l'art qui avait représenté Olympos jouant de la flûte ? « L'arc décrit par tes sourcils, dit-il s'adressant à l'adolescent, montre l'attention que tu donnes à tes mélodies ; ta joue paraît s'agiter et comme danser aux sons qui s'échappent de l'instrument. » Quoi donc? toutes ces qualités auraient-elles perdu leur prix si l'artiste qui avait peint Olympos s'était montré aussi ingénieux que le peintre du Marécage ? Olympos, placé à côté des deux palmiers, aurait-il été moins admirable. Non sans doute. Nous saisissons ici un des défauts de Philostrate en fait d'esthétique et de critique d'art : ses idées sont incertaines et flottantes ; il n'a point de principes ; tantôt c'est telle partie de l'art qui lui paraîtra la plus importante ; tantôt il n'aura d'yeux que pour telle autre. Il se laisse conduire, pour ainsi dire, par l'artiste ; il est réaliste quand le peintre l'est; il est naturaliste si 170 le peintre semble sacrifier la beauté à la vérité, comme dans le tableau d'Amphiaraos, à propos duquel il fait remarquer que les chevaux du char sont couverts de poussière et par conséquent sont moins beaux, mais plus vrais. Qu'un peintre relève la beauté de ses personnages par l'éclat de la parure, rien ne lui paraît plus légitime; si les personnages, au contraire, comme Crithéis dans la peinture du Mêlés, n'ont aucune espèce d'ornements, il trouve que les bijoux font tort à la beauté. Un peintre lui paraît-il ingénieux, il fait bon marché de la peinture et donne la préférence à l'esprit. Timanthe, selon Pline, faisait entendre plus de choses qu'il n'en montrait dans ses tableaux; nul doute que Philostrate ne se fût associé à cet éloge s'il avait décrit une peinture de Timanthe. L'esthétique n'est point née ; elle se fait au fur et à mesure des observations. La critique accommode ses théories à chacune de ses nouvelles admirations. En outre, bien que la science du sophiste s'étende à tous les objets de la connaissance humaine, Philostrate est avant tout un orateur et un sophiste ; bien dire et penser finement voilà les deux qualités souveraines qu'il poursuit pour son compte, auxquelles il rend hommage chez les autres. Par une conséquence naturelle de ces idées, un artiste lui paraîtra d'autant plus estimable qu'il ressemblera plus à un sophiste. Philostrate, dans sa description du Marécage, nous le laisse entendre d'une façon bien remarquable ; le mot qu'il emploie pour caractériser ce prétendu mérite du peintre est précisément celui qui désigne l'habileté du sophiste et dont le mot sophiste lui-même n'est qu'un dérivé, sophia. Il y a mieux encore : c'est un procédé de rhéteur que de faire l'éloge d'une vertu en lui sacrifiant toutes les autres ; Philostrate louant dans le Marécage, la finesse d'invention aux dépens des qualités d'exécution et d'imitation est fidèle à cette méthode peu compatible avec la vérité et le goût parfait.

Nous sommes ainsi amenés à considérer ces descriptions de tableaux non plus comme des morceaux de critique d'art, mais 171 comme des exercices de rhéteur. A ce point de vue, elles nous offriront des caractères nouveaux qu'il est nécessaire de connaître pour juger Philostrate lui-même et cette partie de son œuvre.

Les anciens aimaient à faire remonter jusqu'à Homère lui-même l'origine de tous les genres littéraires qui se sont développés en Grèce. C'est aussi dans Homère qu'on trouve les premières descriptions d'œuvres d'art ; tout le monde connaît la coupe de Nestor aux quatre anses ornées de colombes d'or (15) et le bouclier d'Achille, véritable poème ciselé dans l'airain, l'or et l'argent. Nous n'avons point à rechercher dans quelle mesure Homère unit à l'imagination l'exactitude de l'historien, ni si les scènes racontées par le poète pouvaient tenir sur la surface forcément restreinte d'un bouclier. Il nous suffit de savoir qu'Homère en décrivant des œuvres d'art, réelles ou fictives, donna le premier un exemple que les poètes et les écrivains devaient suivre sans scrupule. Hésiode consacre tout un poème à la description du bouclier d'Héraclès. Euripide, dans Iphigénie à Aulis, fait l'énumération des figures qui servent d'emblèmes aux navires des Grecs : ici ce sont des Néréides en or ; là Pallas est montée sur un char ailé ; ailleurs Cadmus se dresse à la poupe, un dragon d'or entre les mains; une figure, aux pieds de taureau, image de l'Alphée, domine le vaisseau de Nestor (16). Dans la tragédie d'Ion, il décrit les tissus admirables à voir que le jeune serviteur d'Apollon tire des trésors sacrés pour en orner la tente du dieu. « On voyait représenté le Ciel, rassemblant les étoiles dans la voûte éthérée ; le Soleil animant ses coursiers sur la fin de leur carrière et traînant après lui Hespéros brillant d'un vif éclat. La Nuit couverte d'un voile sombre, pressait son attelage que n'assujettit aucun joug et les étoiles suivaient la déesse. Les Pléiades s'avançaient dans le milieu de l'éther avec Orion ceint de son épée ; au-dessus, l'Ourse enroulait sa queue 172 autour du pôle doré. Dans la région supérieure, la Lune, qui divise les mois, brillait dans son plein, ainsi que les Hyades, signe infaillible pour les nautoniers et l'Aurore messagère du jour, chassant les astres devant elles. Sur les murs, Ion étendit d'autres tapisseries représentant et des vaisseaux barbares aux prises avec les Grecs et des monstres moitié hommes, moitié bêtes, et des chasseurs à cheval, poursuivant des cerfs et des lions farouches. A la porte de la tente, on voyait Cécrops, se repliant en spirale, et ses filles près de lui; c'était une offrande faite au dieu par un Athénien (17). » Les œuvres d'art se multipliant en Grèce attirèrent de plus en plus l'attention des écrivains. Dès lors on décrivit volontiers des statues et des peintures, quand l'occasion s'en offrit d'elle-même ; et quand elle ne s'offrit pas, on sut la faire naître. L'ecphrasis plus ou moins développée selon le goût ou la fantaisie de l'écrivain, suivant les temps aussi (car l'ecphrasis, comme toutes choses, obéit à la loi qui les pousse insensiblement vers leurs dernières conséquences), se glissa dans tous les genres ; elle avait eu la poésie pour berceau ; elle conserva sa place dans les poèmes. Nous avons déjà cité Hésiode et Euripide. Apollonius de Rhodes nous montre Jason agrafant sur son épaule un manteau de pourpre, ouvrage et don de Pallas, qui l'avait orné des scènes les plus variées : l'atelier des Cyclopes, Amphion et Zethos élevant les murs de Thèbes ; Cythérée s'armant du bouclier d'Ares ; un combat de pâtres et de brigands ; la lutte à la course d'Oenomaos et de Pélops ; Apollon perçant Tityos de ses flèches, Phryxus en conversation avec le bélier deux fois merveilleux par sa toison et le don de la parole (18). Nonnos dans les Dionysiaques décrit les peintures qui ornaient le carquois d'Eros (19). Moschos donne à Europe une corbeille resplendissante de nombreuses images. On y voyait ici la fille d'Inachos, Ino, 173 nageant sous la forme d'une génisse en or, à travers les flots à la couleur bleue ; là un Zeus en or rendant à Ino, près des flots du Nil ciselé dans l'argent, sa forme première ; dans un autre endroit était Argo, tué par Hermès; un oiseau né du sang d'Argo couvrait de sa queue les bords de la corbeille (20). Les poètes latins n'eurent garde de renoncer à cette ressource, pour ainsi dire à cette pièce du choragium grec. Virgile toujours discret et mesuré, décrira en quelques vers le manteau brodé d'Iule qui représentait l'enlèvement de Ganymède, plus longuement, mais toujours avec sobriété, les portes du temple sculptées par Dédale, et les peintures du temple- de Junon à Carthage. Dans Ovide, la lutte d'Arachné et de Minerve offre à Ovide l'occasion de décrire les merveilleux ouvrages des deux rivales; Catulle, célébrant les noces de Thétis et de Pelée semble oublier son sujet pour chanter les amours d'Aradne et de Thésée. Et pourquoi cette digression? C'est que la salle du festin est ornée de tapisseries qui représentent l'abandon d'Ariadne sur les rochers de Naxos et la joyeuse apparition du thiase, conduit par Dionysos. Stace et Martial ont comme à l'envi fait l'éloge de l'Héraclès épitrapézios chef-d'œuvre de Lysippe, qui était devenu la propriété de Nonius Vindex. De la part des poètes, ces descriptions d'œuvres d'art ne sauraient nous étonner ; c'est peut-être en raison de son affinité avec la poésie, que la philosophie ancienne décrivit aussi quelquefois, sinon des œuvres d'art réelles, du moins des scènes allégoriques qu'un peintre aurait pu copier ; témoin le tableau dit de Cébès, témoin encore l'allégorie imaginée par Cléanthe, dans laquelle la Volupté se montrait assise sur un trône, vêtue magnifiquement et entourée de toutes les Vertus empressées à la servir. Mais ce fut surtout au temps des sophistes et dans leurs discours, leurs traités, leurs dialogues, leurs écrits de tout ordre, que la description d'œuvres d'art s'étala avec complaisance. Lucien nous fait ainsi connaître un grand nombre de peintures antiques; les 174 Centaures de Zeuxis, te Borée et le Titon du même peintre (21), le mariage d'Alexandre et de Roxane par Aétion (22), la Calomnie d'Apelle (23), la Campaspe du même artiste (24); la Cassandre de Polygnote (25), le Cheval se roulant dans la poussière de Pauson (26), Persée et Andromède, la mort d'Égisthe, la folie feinte d'Ulysse, Médée se préparant à tuer ses enfants (27) ; les aventures d'Oreste et Pylade en Scythie (28), Hercule filant aux pieds d'Omphale (29) ; non moins nombreuses sont les statues qu'il décrit ou mentionne; c'est l'Aphrodite des jardins, aux doigts ronds el effilés, œuvre d'Alcamène ; c'est la Sossandra de Calamis, avec la grâce divine de son demi-sourire ; la Lemnienne de Phidias, dont le visage était modelé avec autant de délicatesse que de fermeté; son Amazone, à la bouche gracieusement entr'ouverte ; c'est le Poséidon de Lysippe, le Discobole de Myron, le Pélichus de Démétrius, la Junon, le Diadumène, le Doryphore de Polyclèle, les statues exécutées par Scopas pour le tombeau de Mausole, l'Artémis du même statuaire; c'est enfin la Vénus de Cnide, chef-d'œuvre de Praxitèle, dont Lucien reprend plusieurs fois la description enthousiaste, découvrant chaque fois en elle de nouveaux mérites, admirant ses belles proportions, la délicatesse des contours, la pureté des lignes, la grâce humide des yeux brillants, le doux sourire des hanches; enfin la vie sourde et comme prête à se manifester du marbre amolli (30); c'est enfin quelques statues sans nom d'artiste, comme la Pallas 175 pacifique (31) ou l'Hercule gaulois (32). Plutarque fait plutôt allusion aux choses de l'art qu'il ne les décrit; mais dans ses comparaisons perpétuelles qu'il aime, qu'il recherche, l'un des termes est souvent une peinture ou une statue. Elien a décrit le tableau de Théon qui représentait un guerrier sonnant la charge (33). Ailleurs il parle, moins longuement il est vrai, de la bataille de Marathon peinte par Polygnote, dans laquelle, dit-il, on distinguait un chien œuvre du maître ou d'un de ses élèves (34); de chevaux auxquels Apelle ou Micon, contrairement à la vérité, avait donné les paupières inférieures (35) ; de la statue de Gélon (36), représenté nu, parce qu'il s'était avance nu sur la place publique, pour proposer au peuple son abdication. Dion Chrysostome nous montre sur la double cime d'un mont la Tyrannie et la Royauté environnées toutes les deux d'autres figures allégoriques (37) : ce n'est point là un tableau qu'il ait vu, mais celui qui décrit un tableau imaginaire ne se serait-il pas complu dans la description d'une œuvre réelle. Ce n'est pas une vaine supposition ; bien des fois, par exemple, il a parlé du Jupiter olympien de Phidias, toujours avec un nouvel enthousiasme et un luxe abondant d'expressions ; il admire son air paisible et doux qui convenait, dit-il, au gardien vigilant de la concorde entre les Grecs ; son expression de sérénité et de majesté, telle qu'on devait l'attendre du dispensateur de la vie et de tous les biens, du père commun des hommes (38). Himérius dans la préface d'un discours décrit l'Occasion de Lysippe (39) ; ailleurs une statue d'Ion souriant aux Ioniens, et différents épisodes des peintures de Polygnote dans le Pœcile 176 d'Athènes (40). Les descriptions attribuées à Libanius (41), une Troyenne couchée. Hercule appuyé sur sa massue, Hercule portant le sanglier d'Érymanthe, la lutte d'Antée et d'Hercule, paraissent avoir appartenu à l'œuvre oratoire du sophiste.

Si Choricius de Gaza a pris la description d'une horloge, véritable œuvre d'art, pour sujet d'un discours, la description d'une vaste peinture murale pour sujet d'un autre, c'est dans un éloge de Marcianus, évêque de Gaza, qu'il introduit la description d'un temple élevé à saint Sergius et des peintures qui ornaient cet édifice ; c'est dans un autre éloge du même évêque qu'il cherchera à égaler par la parole le talent des artistes qui avaient décoré de peintures et de sculptures une église de Saint-Etienne (42). Les pères de l'Église, dont quelques-uns furent élevés à l'école des sophistes, ont peut-être fait de ce genre d'ornement un usage plus modéré et moins futile que leurs maîtres ; en tout cas ils ne l'ont pas dédaigné. Saint Grégoire de Nysse a décrit des peintures qui représentaient le martyre de saint Théodore et faisaient des murs du temple une prairie agréable et fleurie (43). Saint Basile invite les artistes à peindre le martyre de saint Barlaam, et en attendant que ce précepte soit suivi, il compose lui-même le tableau ; il nous montre l'encens brûlant sur la main du martyre, Barlaam impassible, et craignant de faire un geste qui aurait pu passer pour un acte d'adoration, les démons pleurant leur défaite et le Christ présidant à ces luttes divines entre le monde et la foi, comme autrefois le Hellanodices aux jeux de la Grèce (44). Saint Asterius d'Apamée dans une homélie où l'on admire à la fois l'émotion du chrétien, la complaisance de l'amateur et l'exactitude de l'archéologue, raconte, d'après une peinture exécutée sur toile, les différents 177 épisodes du martyre de sainte Euphémie; et, comme pour mieux rattacher l'art nouveau à l'art antique, et sa pieuse ecphrasis aux descriptions profanes, il compare l'expression complexe d'Euphémie, à la fois remarquable par la pudeur et le courage, au mélange de compassion et de fureur que les écrivains anciens ont si souvent admiré dans la Médée de Timomaque (45).

L'ecphrasis devint aussi un des ornements habituels du roman. Dans la biographie d'Apollonius de Tyane, qui est un roman philosophique et moral, d'ailleurs d'un intérêt très élevé en bien des endroits, Philostrate insère les descriptions d'une statue de Milon de Grotone et des bas-reliefs du temple de Taxile sans compter les nombreuses allusions à des œuvres célèbres et des dissertations sur l'objet et les procédés de l'art en général (46). Longus, dans le roman de Daphnis et Chloé, prétend n'avoir fait autre chose que raconter en quatre livres le sujet d'une peinture, qui élait exposée, à Lesbos, au milieu d'un bois consacré aux Nymphes (47). Dans le verger de Lamon était un temple de Dionysos, décoré de peintures qui représentaient les aventures du dieu : « Sémélé qui accouchait, Ariadne qui dormait, Lycurguelié, Penthée déchirée, leslndiens vaincus, lesTyrrhéniens changés en Dauphins, partout des Satyres gaiement occupés aux pressoirs et à la vendange, partout des Bacchantes menant des danses. Pan n'y était point oublié, il était assis sur une roche, jouant de sa flûte, en manière qu'il semblait qu'il jouât une note commune et aux Bacchantes qui dansaient et aux Satyres qui foulaient la vendange (48). » Achille Tatius commence son récit des amours de Ctésiphon et Leucippe 178 par une description de tableau ; il a vu à Sidon, dans un temple, une peinture qui représentait l'enlèvement d'Europe ; d'un côté, dans une prairie, étaient les jeunes compagnes d'Europe, pâles, les traits contractés, la bouche entr'ouverte, comme pour crier, les mains tendues vers le taureau ; de l'autre, dans la mer, le taureau emportait Europe, assise sur les flancs de l'animal, tenant une des cornes, d'une main, allongeant l'autre vers la croupe, laissant flotter son peplum qui gonflé par le vent lui servait comme de voile ; un amour ailé armé du carquois et de la torche, menait le taureau, et se tournait vers le dieu en souriant, comme pour se moquer d'une métamorphose qu'il avait inspirée (49). Ailleurs, ses personnages, jetés par un naufrage sur la terre d'Egypte, admirent, dans un temple de Péluse, une statue de Jupiter, semblable à Apollon pour la jeunesse, tenant une grenade dans sa main droite ; et deux tableaux d'Evanthe la Délivrance d'Andromède par Persée et le Supplice de Prométhée (50). Plus loin, un tableau, exposé dans l'atelier d'un peintre, s'offre soudainement à la vue d'un personnage; c'est un prodige qu'il faut interpréter; l'avenir est menaçant pour Leucippe; le peintre avait représenté les aventures de Terée, de Philomèle et de Procné; on voyait Philomèle indiquera sa sœur sur la toile brodée par ses mains les outrages qu'elle avait subis, et dans une autre partie de la peinture les deux femmes découvrant, aux yeux de Terée, une corbeille qui contenait la tête et les mains d'itys (51). Ailleurs, Achille Tatius fera de simples allusions à la manière dont les artistes représentent Séléné sur un taureau ou Marsyas attaché à un arbre, ou bien il décrira une coupe en verre ciselé, ornée d'une figure de Dionysos et de grappes retombant sur les bords (52). Dans Xénophon d'Ephèse, 179 le lit nuptial d'Habrocomes et d'Anthia est dressé sous une espèce de tente qui représentait, d'un côté, les amours jouant autour d'Aphrodite, de l'autre, Ares conduit par Eros vers Aphrodite (53). Dans le roman d'Héliodore, la chlamyde de Théagène déploie au vent le combat des Centaures et des Lapithes ; l'agrafe qui l'attache sur l'épaule est une Pallas en éleclrum, ornée sur la poitrine d'une tête de Gorgone en guise de bouclier; la ceinture de Chariclée est faite de deux serpents qui se joignent par la queue derrière les épaules, passent sous les seins, et s'enlacent sur la poitrine, et dégageant leur tête de ce nœud, retombent de chaque côté comme les bouts d'un cordon (54). Le palais des rois Éthiopiens est orné de peintures qui représentent les hauts faits des premiers rois du pays, du Soleil, de Dionysos, de Persée, de Memnon ; c'est pour avoir contemplé une Andromède nue que la noire épouse d'Hydaspe, noir lui-même comme un Éthiopien, met au monde une fille de couleur blanche (55). Le plus récent de tous ces romans d'aventure, les amours d'Hysminé et d'Hysminias, est aussi le plus riche en descriptions d'œuvres d'art ; preuve incontestable du goût croissant des Grecs pour cette sorte de parure un peu artificielle des genres littéraires. C'est un bassin entouré de différentes figures : une chèvre que trait un pasteur, un lièvre, une hirondelle, un paon, une colombe, une tourterelle, un coq, « tous ouvrages de Vulcain auxquels Dédale a mis la dernière main » ; du milieu s'élève une colonne surmontée d'une vasque, sur laquelle est perché un aigle doré, aux ailes étendues, qui lance l'eau par le bec (56). Ailleurs, c'est une vaste composition allégorique, qui se déploie sur les murs d'un jardin ; l'auteur reconnaît, à leurs attributs, et aussi à leurs noms écrits au-dessus de leur tête, la Prudence, la Force, la Tempérance, la Justice, dans quatre jeunes filles; l'Amour, monté sur un char, était entouré d'une foule d'hommes jeunes et vieux, 180 de jeunes filles et de vieilles femmes ; entre ces dernières, deux femmes, d'une stature plus qu'humaine, aussi âgées que le monde, l'une blanche et l'autre noire, représentaient l'Achaïe et l'Ethiopie ; les oiseaux et les poissons, le lion et des animaux de toute espèce étaient rangés humblement autour du char, comme des compagnons de servitude; dans une autre partie de la peinture, l'artiste avait représenté les douze mois de l'année ; on voyait un soldat armé de pied en cap, c'était Mars ; un berger jouant de la flûte, à côté d'une brebis qui mettait bas, c'était Avril ; un jeune homme couronné de fleurs au milieu d'un pré fleuri, c'était Mai ; Juin, Juillet et Août étaient figurés par un paysan en train de faner, par un moissonneur, par un homme sortant du bain et buvant ; puis venaient un vendangeur, un oiseleur, un laboureur conduisant la charrue, pour rappeler les trois mois de l'automne ; aux mois d'hiver répondaient la représentation des semailles, d'un jeune homme portant un lièvre et caressant ses chiens, d'un vieillard assis près du foyer (57). Ailleurs l'auteur nous parle d'une Diane merveilleuse, en or, dont les pieds plongeaient dans une source et qui menaçait de son arc et de ses flèches, les baigneuses assez osées pour soutenir faussement qu'elles étaient vierges (58).

Une observation à faire sur presque tous ces ouvrages, discours, traités et romans, c'est que le lien qui rattache l'ecphrasis au sujet principal est extrêmement lâche. Nous n'en citerons que quelques exemples. Pourquoi Lucien décrit-il le Mariage d'Alexandre ? Faisant l'éloge d'Hérodote, il rappelle que le grand historien lut devant les Grecs assemblés les pre- 181 mières pages de son récit et que ce fut là l'origine de sa gloire littéraire ; à ce propos, une anecdote lui revient en mémoire sur le peintre Aétion qui, lui aussi, avait porté son œuvre, son tableau du Mariage d'Alexandre, aux jeux Olympiques et qu'un hellanodice, saisi d'admiration pour un talent si remarquable, avait choisi pour gendre. Était-il bien utile de décrire la peinture elle-même ? non sans doute : mais l'ecphrasis offrait la matière d'un hors-d'œuvre trop brillant pour être rejeté par le sophiste. Dans le roman de Clitophon et Leucippe, pourquoi Achille Taliûs nous raconte-t-il, d'après un tableau, la délivrance de Prométhée et d'Andromède ? parce que Leucippe sera délivrée, elle aussi, de tout danger ; d'ailleurs sa situation n'a aucun rapport avec celle d'Andromède ou de Prométhée, et les moyens auxquels elle devra son salut n'ont rien de commun avec ceux qu'emploient Héraclès ou Persée. Leucippe est aussi belle qu'Europe ; c'est la seule raison pour laquelle Achille Tatius décrit un tableau qui représente Europe enlevée par le taureau. Dans un roman pastoral, que vient faire le récit des criminelles et sanglantes amours de Térée ? c'est que Leucippe est menacée d'être enlevée par les pirates. La peinture renferme un avertissement que les compagnons de Leucippe savent entendre et qui la préserve, pour ce jour là. L'ecphrasis est donc, comme on le voit, presque cultivée pour elle-même, dans ces sortes d'écrits ; on comprend aisément qu'elle ait conquis vite son indépendance, et qu'après avoir servi d'ornement à tous les genres, elle soit devenue un genre à son tour. Parmi les auteurs qui firent fleurir l'ecphrasis, l'antiquité nomme Nicostrate, rhéteur macédonien que ses contemporains mettaient sur le même rang que les dix orateurs classiques ; Pamphile qui écrivit en vers ses images et fut sans doute un Alexandrin (59) ; nous avons conservé les descriptions de Philostrate l'Ancien; de Philostrate le Jeune ; celles de Callistrate et de Marcus Eugénicus (60) ; 182 les épigrammes de Cristodore de Coptos sur les statues du Zeuxippe, enfin tant de pièces descriptives, qui forment une des parties les plus riches de l'Anthologie grecque. L'ecphrasis ainsi affranchie pénétra dans l'école ; Hermogène et quelques rhéteurs la distinguaient des autres exercices (61) ; d'autres la comprenaient dans celui qui consistait à raconter des fables. Au quatrième siècle de l'ère chrétienne, après les succès des Philostrate, et autres écrivains dans l'ecphrasis, cet exercice paraît avoir pris dans les classes une grande importance ; on trouve par exemple, dans le traité du rhéteur Nicolaos, plusieurs descriptions que le maître avait composées d'après des œuvres d'art feintes ou réelles et qui devaient servir de modèles aux jeunes gens (62).

Pour nous autres modernes, l'ecphrasis, unie à un autre genre, nous paraît un ornement souvent équivoque ; et quand elle est seule, un genre inférieur. Tout autre semble avoir été le sentiment des anciens. Décrire une œuvre d'art, c'est lutter avec un artiste, et ils ne paraissent pas avoir douté que la parole ne fût capable d'entreprendre et de soutenir cette lutte. On reconnaît, dit Elien (63), que la parole, douée d'éloquence, n'est pas plus impuissante à montrer les objets que les hommes habiles dans la main-d'œuvre. Himérius va plus loin. « Tout ce que peuvent les peintres, dit-il, le discours le peut aussi ; 183 ou plutôt l'art imite plus faiblement que le discours (64). » Lucien paraît avoir été d'un avis analogue : dans les Portraits, il emprunte aux statues et aux peintures les plus célèbres ce qu'elles avaient de plus parfait pour en composer un type idéal de beauté. « Tu as raison, dit un des personnages : à l'éloquence de mettre la main à l'œuvre et de montrer son talent. Je suis curieux de savoir l'emploi qu'elle fera de toutes ces perfections et comment d'une foule de beautés elle en composera une seule dont toutes les parties seront d'accord (65). » Voilà déjà une supériorité de la parole sur l'art ; c'est elle et non l'art qui peut faire le portrait de la beauté irréprochable. Après avoir emprunté divers détails à Phidias, Alcamène et Praxitèle, à Polygnote, Euphranor, Apelle et Aétion, Lucien ajoute : « Mais faisons mieux ; prenons le plus habile des peintres, Homère qui ne le cède ni à Euphranor ni à Apelle et demandons-lui le coloris qu'il a répandu sur les cuisses de Ménélas, quand il les a comparées à un ivoire légèrement teint de pourpre ; il colorera ainsi tout notre tableau ; c'est encore lui qui peindra les yeux de notre belle et les fera à fleur de tête. Le poète de Thèbes, mettant aussi la main à l'œuvre, lui donnera des paupières couleur de violette ; puis Homère représentera son doux sourire, ses bras blancs et ses doigts de rose ; en un mot, il la rendra semblable à sa Vénus d'or, avec plus de jeunesse encore que la fille de Briséis. » Ainsi, selon Lucien, les meilleurs peintres sont encore les poètes ; de là, à croire que les sophistes peuvent rivaliser avec la peinture, il n'y a pas loin. Dans l'écrit intitulé « Sur un appartement », Lucien affecte d'abord une modestie qui ne tarde pas à se démentir ; après avoir dit que si ses paroles ne sont pas belles par elles-mêmes, elles paraîtront du moins ornées de la beauté de l'appartement qu'il décrit (66), 184 il se fait répondre par son adversaire supposé : « Citoyens juges, l'orateur qui a parlé avant moi a prodigué les plus grands éloges à cet appartement et, si j'ose le dire, il lui a donné par sa parole un nouvel éclat (67). » Le même orateur, au moment de décrire les peintures qui décorent l'appartement, observe qu'il y a une grande hardiesse de sa part à « essayer sans couleurs, sans poses et sans cadre, le dessin de tant d'images ; car on ne peut faire qu'une légère esquisse au moyen du langage», mais ne nous y trompons pas ; son dessein est bien de faire oublier un moment les peintures pour la manière dont il en parlera. « Peut-être aurez-vous quelque plaisir à entendre ce que vos yeux ne se lassent point d'admirer ; peut-être accueillerez-vous cette description avec faveur et m'accorderez-vous la préférence sur mon adversaire, puisque, tout en faisant preuve de talent, j'aurai doublé votre plaisir (68). » Selon Lucien, voici la raison pour laquelle les sophistes font l'éloge des œuvres d'art : « Aux ignorants, il suffit d'ouvrir les yeux, de jeter autour d'eux et de promener partout leurs regards, de lever la tête vers la voûte, de remuer la tête en signe d'approbation, d'admirer en silence dans la crainte d'exprimer des sentiments qui ne soient pas à la hauteur des objets dont ils sont frappés. Mais l'homme instruit, qui considère cette vue admirable, ne se contente pas de cette jouissance des yeux ; il ne reste pas spectateur muet de ces beautés ; il essaie de son mieux, de s'en pénétrer et de les exprimer par une parole reconnaissante (69). » La pensée de Lucien se laisse aisément compléter : cette parole reconnaissante est une parole à laquelle les artistes et les auditeurs doivent aussi de la reconnaissance ; elle est digne de l'objet qu'elle décrit ; elle aide à comprendre l'artiste ; elle l'égale, en quelque sorte ; l'éloquence est le premier des arts ; elle ne déroge pas, même quand elle se met au service des autres arts ; 185 elle donne au moins autant qu'elle reçoit ; c'est d'ailleurs la règle de la reconnaissance telle que l'a formulée Hésiode : « mesure pour mesure, et mieux, si tu peux (70) ». Dans leur pensée, les sophistes pouvaient mieux.

Cette théorie paraît avoir été si pleinement acceptée par l'antiquité qu'on en vint à se demander si l'artiste l'emportait sur l'écrivain ou l'écrivain sur l'artiste. C'est ainsi, par exemple, que Pline l'Ancien prétend qu'Apelle, dans son tableau représentant Diane au milieu a" un chœur déjeunes filles qui sacrifient, avait surpassé Homère (71) ; ailleurs au contraire le même auteur, parlant de la Vénus Anadyomène du même artiste, ajoutera : « cet ouvrage a été vaincu, mais illustré par les vers grecs consacrés à sa louange. » Pour employer le mot de Lucien, on trouvera sans doute que les poètes avaient poussé un peu loin la reconnaissance envers l'artiste. « L'éloge est un peu mince, dit Falconet. Il serait cependant possible à toute rigueur qu'A-pelles eût fait un tableau faible, et si faible en comparaison de ses autres ouvrages que des vers très bien faits eussent mérité la préférence. Mais je demande comment il est possible qu'un tableau soit d'une assez grande beauté pour qu'il ne se trouve aucun peintre assez téméraire pour oser l'achever ; qu'il soit au point d'exciter à l'envi l'émulation des poètes ; et que pourtant ce tableau soit inférieur aux cinq jolies petites épigrammes de Y Anthologie rapportées dans la note du Père Hardouin sur ce passage ? N'oublions pas que c'est de la belle Vénus sortant des ondes, de ce chef-d'œuvre de l'art, dont il est question (72). » Falconet a mille fois raison d'être étonné, mais Pline, qui parle toujours beaucoup plus d'après les autres que d'après lui, est ici l'interprète d'un sentiment fort répandu dans l'antiquité; les 186 amateurs, les sophistes, peut-être même les artistes, quoique la chose puisse paraître étrange (Pline a consulté des ouvrages écrits par des artistes), ont pensé qu'un chef-d'œuvre pouvait être inférieur à la description qu'il avait inspirée (73). »

Les conséquences d'une semblable théorie sur la puissance relative de l'art et de la parole sont aisées à deviner. L'œuvre d'art n'est point, pour le sophiste ou le poète, la chose essentielle; ce qu'il se propose avant tout, c'est de montrer que sa parole excelle à peindre. « Allons, dit Himérius (74), je vais à l'aide de la parole peindre le tableau ; car la parole dispose aussi, pour imiter, de couleurs qui lui sont propres. » Ce que cette peinture a de très beau et de divin, observe le rhéteur Eugénicus, c'est qu'elle peut lutter avec la parole elle-même ; comme celle-ci, en effet, elle semble donner aux choses la vie et le mouvement (75). «Examinez bien, s'écrie-t-il ailleurs, si mes paroles restent au-dessous du spectacle que vous avez sous les yeux (76). » Les pères de l'éloquence chrétienne ne sont pas plus étrangers à ce sentiment que les rhéteurs : « Je consens à être vaincu par vous, par vos tableaux qui représenteront les hauts faits de ce martyr, » s'écrie saint Basile exhortant les peintres à représenter la vie et la mort de saint Barlaam (77). De 187 là dans les descriptions des sophistes, une liberté qu'un écrivain moderne n'oserait s'arroger. Par exemple, le peintre aura pris d'une légende ou d'un événement historique la scène la plus dramatique pour la représenter; mais cette scène n'était peut-être point la seule intéressante ; d'autres la précédaient, d'autres la suivaient. Le sophiste les voit en imagination et ne résiste point au plaisir de les décrire ; ce seront des descriptions de plus, et une occasion de rivaliser même d'invention avec le peintre ; en outre il les supposera peintes aussi par l'artiste ; il feindra d'éprouver devant elles la même illusion que devant celles qui sont vraiment représentées ; il unira le passé au présent, le présent à l'avenir, et se fera un mérite de dissimuler le point précis où cette union a lieu ; sa description considérée dans son ensemble, flottera pour ainsi dire entre la description proprement dite et le récit. Nous aurons deux, trois tableaux au lieu d'un, et il ne sera pas toujours aisé de déterminer quel est le véritable. Ce procédé semble avoir été employé d'abord avec une discrétion de bon goût. Ainsi Lucien décrivant le tableau qui représente la folie feinte d'Ulysse, nous dit : « tous les détails sont parfaits, la charrue, la bizarrerie de l'attelage, l'ignorance de ce qui se passe (78). » Par ce dernier trait, Lucien entend sans doute qu'Ulysse, tout entier à ses occupations rustiques, ne laisse voir sur son visage aucune trace de méfiance, ce qui aurait pu trahir son dessein de paraître fou. Lucien ajoute : « Le péril de son fils rappelle Ulysse au bon sens ; il redevient père ; il laisse de côté toute dissimulation. » Mais comment Ulysse dans un tableau peut-il à la fois paraître dissimuler et ne pas le paraître. Il faut supposer ou que l'épisode fut divisé en deux scènes, avec répétition des mêmes personnages, ce qui paraît peu vraisemblable ou que Lucien, avançant par l'imagination l'instant où la dissimulation doit cesser, décrive Ulysse à la fois tel qu'il le voit de ses  188 yeux et tel qu'il sera ; tel qu'il est et tel qu'il a été, si l'on aime mieux penser que l'artiste avait choisi le moment le plus dramatique, celui où Télémaque était menacé de mort. D'ailleurs l'expression d'Ulysse pouvait favoriser cette espèce d'illusion, à peu près comme le pli d'une étoffe ou l'attitude indique dans un personnage le mouvement qui a précédé et celui qui doit suivre. La description de Lucien tourne donc un peu au récit, mais sans qu'on puisse accuser l'écrivain d'obscurité ou d'inexactitude. Ce n'est pas tout à fait le cas de Philostrate : décrivant pour décrire, il contient moins son imagination ; cherchant à produire sur le spectateur ou le lecteur l'illusion qu'il feint d'éprouver, il confond plus hardiment les moments ; car outre le dessein de lutter par la parole avec le peintre, il entre encore dans son esprit celui de nous entraîner, de nous enlever à nous-mêmes et au sentiment de la réalité présente (79). C'est un peu le rôle de celui que Théon chargeait d'emboucher la trompette, avant de découvrir son guerrier sonnant la charge ; le sophiste remplace la musique par la rhétorique. Par exemple le tableau de la Naissance d'Hermès semble avoir été composé de deux scènes principales, Hermès poussant devant lui les bœufs d'Apollon, Apollon dépouillé de ses flèches. Néanmoins Philostrate décrit, comme s'il les voyait représentés, les événements de la vie d'Hermès qui prennent place, chez les poètes ou dans la légende, entre ces deux scènes ou qui précèdent la première ; Hermès vient de naître ; il est entouré par les Heures, se dégage de ses langes, se met à marcher, descend de l'Olympe ; après avoir ravi les bœufs il rentre dans son berceau ; il en sort de nouveau pour sauter sur le dos de son frère irrité. Dans le tableau de la Chasse au sanglier, il semble bien que le peintre n'avait représenté qu'un épisode de la chasse, celui où le bel adolescent, 189 engagé avec son cheval dans le marais, lance le javelot contre le sanglier. Cependant Philostrate nous montre les chasseurs réunis, avant la chasse, autour du temple de Diane qu'ils doivent invoquer; puis vient la scène principale, sans doute la scène réellement représentée ; enfin voilà les chiens qui ramènent le sanglier vers la terre et vers les chasseurs, assemblés cette fois sur les bords du marais (80).

Si l'on veut bien se rappeler que les anciens avaient l'habitude de représenter en plusieurs scènes dans leurs tableaux, les divers moments d'une même action, on comprendra combien ce procédé de rhéteur, qui consiste à mêler les descriptions de pure imagination aux descriptions faites d'après l'œuvre d'art, embarrasse quelquefois la critique. En face du tableau lui-même (et Philostrate prétend décrire pour un spectateur, non pour un lecteur), l'erreur n'était point possible ; ou du moins le procédé n'était favorable qu'à cette demi-illusion qu'il est très permis à l'art de chercher à produire sur nous et au critique d'éprouver un peu plus que tous les autres pour nous la faire partager plus sûrement. Rien au contraire n'est plus capable de dérouter un lecteur qui s'efforce de reconstituer et de se représenter le tableau qu'on lui décrit ; il se demandera à chaque instant où commence la description fictive, où finit la description réelle. Nous parlons du lecteur moderne, car les anciens ne paraissent pas avoir lu ces descriptions dans le même esprit que nous. Ce qu'ils y cherchaient, c'était la grâce du style, et nous, nous voudrions y trouver des renseignements sur l'art 190 antique. Le point de vue est différent ; de là, cette confusion dans laquelle se complaît l'auteur ancien qui croit ainsi compléter l'illusion et doubler le plaisir du lecteur; de là notre malaise, notre espèce de mécontentement et de fatigue, à nous qui voulons être instruits. Toutefois, soit effet du hasard, soit par un besoin de clarté plus fort que les habitudes du rhéteur, Philostrate prend soin quelquefois de nous avertir qu'il raconte ou qu'il décrit (81) ; malheureusement, il ne fait pas cette distinction toutes les fois qu'elle serait nécessaire et quand nous essayons de la faire à son défaut, nous manquons d'un fondement certain. Dans notre commentaire de chaque tableau, souvent réduit, sur ce point à des conjectures, nous avons adopté le principe de ne pas multiplier les scènes sans une nécessité absolue et de ne reconnaître pour vraiment décrites d'après la peinture que celles qui nous ont paru dignes d'avoir été comme détachées du sujet principal, et représentées à part.

A côté de ces caractères communs à tout le genre, quoique plus apparents chez Philostrate, l'ecphrasis de notre auteur a aussi des caractères qui lui sont propres. N'oublions pas d'abord les circonstances, réelles ou supposées, dans lesquelles Philostrate a écrit ses descriptions, ni le but particulier qu'il se propose. « Mon intention, dit-il, n'est pas de nommer des peintres ou de raconter leur vie, mais d'expliquer des tableaux variés : c'est une conversation composée pour des jeunes gens, en vue de leur apprendre à s'exprimer et de former leur goût. » Et Philostrate nous raconte qu'étant à Naples l'hôte d'un personnage qui possédait une galerie, il a, pour complaire au fils de la maison, entrepris l'éloge des peintures. Ainsi s'expliquent, non seulement le silence du sophiste sur les peintres, mais encore la rareté des remarques techniques, la puérilité de certaines observations, l'admiration un peu naïve pour des effets vulgaires, enfin la rapidité même de la description qui devient 191 quelquefois obscure, à force d'être sommaire. Philostrate craint d'ennuyer ses jeunes auditeurs ; il sait que dans une galerie de tableaux une impatiente curiosité les entraîne d'objets en objets, sans leur permettre d'en considérer un seul très longuement. « Mais n'as-tu point une autre scène à nous expliquer? se fait-il dire par un des enfants qui l'écoulent. Le Bosphore nous a retenus assez longtemps. Ne t'impatiente pas, répond-il ; je n'ai pas tout dit ; restent les pêcheurs dont j'avais promis tout d'abord de parler. Pour négliger les détails et ne nous attacher qu'aux choses qui en valent la peine... » ; et il continue sa description du Bosphore après avoir pris l'engagement d'être bref. C'est encore à des préoccupations inspirées par l'âge de ses auditeurs qu'il faut attribuer, dans une certaine mesure, les explications d'ordre scientifique que Philostrate mêle plus ou moins adroitement à ses descriptions. Nous rappellerons ici sa théorie sur la coloration des pierres dans les carrières, ses remarques sur les mœurs du lièvre, sur les propriétés médicinales de la mouette, sur les amours des palmiers, sur l'aptitude de chaque essence à croître dans tel ou tel sol ; enfin ses réflexions archéologiques sur l'usage des chars à deux ou quatre chevaux, sur le tribôn athénien, sur la fidélité du costume en général ; fidélité qu'à certains moments il prise assez haut pour lui sacrifier la beauté du corps entièrement nu. C'est une habitude des sophistes, il est vrai, de parler des choses de la nature et des usages antiques ; l'étalage d'une science universelle fait partie de leur profession. Est-il une partie du savoir humain, à laquelle Apollonius ou Philostrate dans la vie d'Apollonius soit complètement étranger ? Les sophistes avaient la prétention d'instruire leurs auditeurs ; ce n'est pas, lorsqu'ils parlaient à des enfants, qu'ils auraient renoncé à un semblable rôle.

Un point qu'il ne faut pas oublier non plus, c'est que ces descriptions de Philostrate, avant d'avoir été écrites, ont été faites de vive voix. Du moins l'auteur nous avertit qu'elles sont le résultat d'une conversation, ou pour mieux dire, d'une impro- 192 visation. En effet, les idées se présentent dans un certain désordre calculé ou volontaire ; il arrive assez souvent que Philostrate, jetant les yeux sur un tableau, nous décrive en deux mots la scène représentée ; puis il explique le sujet, rappelle la légende ou l'histoire à laquelle il est emprunté, et revient à sa description pour la compléter. Rien de plus naturel ce semble, chez un homme qui improvise ; il parle d'abord de ce qui le frappe le plus et le plus soudainement ; les réflexions, les commentaires viennent ensuite ; en parlant, il comble peu à peu la lacunes qu'il a comme laissées derrière lui, dans une exposition faite à la hâte et sans méditation préalable.

Le style présente aussi un caractère analogue (82). A une certaine simplicité il mêle une affectation singulière. Il est riche en mots et en tournures poétiques ; mais la phrase dans son allure générale conserve un air de négligence. Ses expressions sont souvent empruntées à Euripide et à Pindare; mais la construction grammaticale se brise souvent, comme dans Xénophon. On cherche vainement les mots dont la présence serait nécessaire, sinon pour la clarté, du moins pour la régularité; la phrase, au lieu de former un cercle parfait, où chaque membre soit à sa place, semble se compléter, à. mesure qu'elle se déroule, admettant de nouvelles pensées, comme rencontrées sur la route. C'est sans doute pour cette raison que Suidas vante la grâce de Philostrate ; cet éloge nous fait sourire, quand nous pensons à son atticisme exagéré et à son luxe d'expressions poétiques ; mais il est mérité si nous considérons uniquement la structure de la période. Le sophiste veut évidemment paraître sans effort abondant et brillant ; il cherche un contrasté piquant entre deux qualités de la forme qui paraissent s'exclure, la sévérité et l'éclat. C'est un procédé un peu puéril, si l'on veut, et manquant en lui-même de simplicité, mais qu'il manie en maître.

193 En résumé, les tableaux décrits par Philostrate, ont leurs pendants plus ou moins analogues pour le sujet, comme pour la composition, dans les œuvres d'art antiques qui sont parvenues jusqu'à nous et, en particulier, dans les peintures campaniennes. La différence des temps suffit amplement pour expliquer les différences entre ces dernières et les peintures de la galerie napolitaine. Philostrate sent les choses de l'art, et en parle, à peu près comme tous les anciens ; il manque de principes, il n'assigne pas aux différentes parties de l'art, invention, composition, expression, exécution, ni leur véritable valeur relative, ni même toujours la même valeur ; en sa qualité de sophiste et d'amateur, il tient quelquefois plus de compte à l'artiste d'une pensée ingénieuse que d'un accord parfait entre tous les éléments d'un tableau ; toutefois, en général, il veut que les personnages paraissent animés ; la vérité et la vie, voilà, à ses yeux, les véritables mérites d'une peinture. Aussi se prête-l-il complaisamment à l'illusion, et cherche-t-il à communiquer au spectateur celle qu'il éprouve ou qu'il feint d'éprouver. Bien plus, convaincu comme tous les rhéteurs que la parole est le premier des arts, qu'elle ne le cède en rien à la peinture, même dans l'art de peindre, il décrit d'imagination les scènes qui précédent ou suivent le moment choisi par l'artiste, et pour mieux favoriser l'illusion, il s'étudie à ne paraître décrire que ce qu'il voit. A sa description il conserve soigneusement le caractère de la parole improvisée ; et comme elle est composée pour des enfants, il omet bien des détails descriptifs que l'érudition moderne serait heureuse d'y trouver, qu'elle lui sait quelquefois mauvais gré de ne pas rencontrer, comme s'il avait voulu lui préparer une déception, et s'égare quelquefois en des digressions qu'il croit instructives et qui nous paraissent erronées. Il compose son langage de toutes les fleurs de l'antiquité poétique, mais dissimule l'effort de mémoire et d'assemblage à force de rapidité et de souplesse. Décrivant un tableau qui représentait les Heures, « il me semble, dit-il, que le peintre rencontra les 194 Heures, comme elles dansaient; que sur leurs exhortations pressantes, il se mil à l'ouvrage; les déesses dont le nom signifie grâce voulant ainsi montrer, j'imagine, que la grâce est nécessaire au peintre. » Lui aussi, pourrait-on dire, a vu les Grâces ou les Heures danser ; et c'est pour leur obéir, qu'il a fait de la grâce son étude ; on ne peut pas soutenir que dans ce projet, les déesses l'aient tout à fait abandonné. Sa grâce toutefois dégénère souvent en afféterie. Olympos dort, dira-t-il, le Zéphyre le caresse, et il répond à cette caresse par le souffle qui sort de sa poitrine. On reconnaît là le style des rhéteurs et le mauvais goût de la décadence. Philostrate est trop souvent de son siècle sur ce point.

Tels sont les caractères aisément saisissables de l'ecphrasis de Philostrate. On nous demandera peut-être si le sophiste rend bien dans ses descriptions le sentiment de la composition qu'il a sous les yeux. Pour répondre à cette question en toute rigueur, il faudrait sans doute voir les tableaux décrits. Toutefois nous pouvons donner du talent de Philostrate en ce genre une preuve indirecte ; chacune de ces descriptions est composée de telle sorte qu'elle fait sur le lecteur une impression unique et très nette. La critique d'art qui saisit mal le sens d'une œuvre est souvent confuse dans ses explications ; elle se place, chemin faisant, à des points de vue divers. Ce défaut n'est point celui de Philostrate. Peut-être était-il plus facile à éviter dans l'antiquité que de nos jours, en raison même du sens peu profond et bien déterminé de l'art ancien, à l'époque de sa seconde ou troisième floraison. Le secret de l'art antique tout pénétré du sentiment religieux aurait peut-être échappé à Philostrate, malgré les leçons d'Apollonius de Tyane et les prétentions des sophistes à ce genre d'exégèse ; mais les tableaux de la galerie de Naples ne paraissent pas avoir été conçus dans cet esprit ; ils sont, comme les Métamorphoses d'Ovide, les produits d'un art gracieux qui voit dans les légendes non l'expression de croyances disparues, mais un riche ré- 195 pertoire de scènes amusantes ou dramatiques. Ariadne, dit Philostrate dans le tableau qui porte ce titre, fut abandonnée pendant son sommeil dans l'île de Dia, par le perfide Thésée (fût-ce bien une perfidie ; quelques-uns prétendent qu'il céda à l'ordre de Dionysos) ; c'est là une fable que tu as entendu sans doute raconter à ta nourrice ; car elles sont savantes en pareille matière les femmes de cette condition, et elles pleurent en contant, à volonté. » Ainsi un récit de nourrice suffit pour expliquer un tableau qui représentait un épisode de la vie de Dionysos, le dieu qui personnifiait autrefois l'exubérance de la vie physique et la domination des sens sur l'âme. C'est que pour Philostrate comme pour Catulle, comme pour l'artiste, cet épisode n'était plus qu'un conte d'amour (83).

Il resterait maintenant à nous prononcer sur l'authenticité des tableaux décrits par Philostrate. Mais de cette longue étude sur l'ouvrage du sophiste nous croyons être en mesure de tirer une conséquence, c'est que la questionne saurait être tranchée d'une façon absolue ; si en effet entre les tableaux de Philostrate et les œuvres d'art antique que nous connaissons, soit pour les avoir vues, soit pour en avoir lu la description, il y a tant de ressemblances; si les différences ne sont pas grandes et qu'à la rigueur, la différence des époques suffise pour les expliquer : sur quel fondement déciderons-nous que l'imagination du sophiste a fait tous les frais de cette riche collection napolitaine ? Mais, dit-on, c'est un sophiste qui parle et les sophistes en général ne se piquent pas d'une scrupuleuse exactitude ; d'un autre côté, les tableaux de la galerie de Naples reproduisent certaines images chères aux sophistes ; de sorte qu'il y a lieu de 196 supposer ou, comme Matz, que Philostrate, tout en décrivant des objets réels, mêle à ses descriptions des traits empruntés au répertoire commun de la rhétorique, ou que les artistes se sont inspirés des rhéteurs. Les deux suppositions n'ont rien en elles-mêmes qui choque la vraisemblance et contredise nos idées sur l'antiquité; le sophiste, qui peut-être a inventé Damis (84), qui a sans doute enrichi la vie d'Apollonius de beaucoup d'anecdotes, a bien pu aussi prendre plaisir à embellir ou, si l'on veut, à gâter par des additions les compositions des artistes ; d'un autre côté, les artistes qui autrefois choisissaient leurs sujets dans les poètes de la Grèce, dans les historiens, ont bien pu les emprunter quelquefois aux rhéteurs, dans un temps où il n'y avait guère qu'une littérature, celle des sophistes, où les sophistes se regardaient et étaient regardés comme les artistes par excellence. On le voit : de ces deux conjectures, l'une, la dernière est favorable à l'authenticité ; celle qui ne l'est pas ne conteste que quelques traits et laisse aux autres la possibilité d'avoir été représentés tels qu'ils nous sont décrits (85). Le dirons-nous enfin ? cette question d'authenticité, qui a été de nos jours assez vivement débattue en Allemagne, nous paraît en elle-même d'une assez médiocre importance. Qu'importe en effet que les tableaux aient existé ou non, s'ils ont été imaginés par l'artiste, ou par Philostrate dans l'esprit antique ? Or 197 tel est, selon nous, le caractère de ces tableaux, et nous croyons l'avoir amplement montré. Pour avoir été vainement débattue, la question d'authenticité n'a pas été inutilement soulevée ; les commentateurs, en établissant une comparaison entre les tableaux de Philostrate et les œuvres d'art antiques, ont été amenés à mieux analyser les caractères de celles-ci ; à reconnaître la compétence des sophistes et particulièrement de Philostrate dans les choses de Part ; enfin nous avons trouvé là une occasion de rechercher et de définir le genre d'intérêt qu'inspirait aux anciens la vue d'une statue ou d'une peinture, en un mot d'étudier leur critique d'art, genre à peine né alors, et qui ne paraît pas du moins à en juger par les écrits qui nous restent, s'être jamais complètement détaché, dans l'antiquité, de la poésie ou de la rhétorique (86).

 

(1) Gaz. des Beaux-Arts, Ier,janv. 76, p. 144, art. d'Eug. Guillaume.

(2) Montalembert, l'Art religieux en France (Revue des Deux Mondes, 1837, p. 599).

(3)  Pl. 34, 70. Pline nous paraît traduire ici quelque épigramme grecque : l'amour de l'artiste se reconnaissait à l'exécution amoureuse de la statue; l'amour de Phryné à l'épanouissement du visage.

(4)  Pl. 34,77. C'était une statue. Ici encore, comme en beaucoup d'autres passages, d'un tour subtil et raffiné, Pline nous semble abréger la description faite en vers par un poète alexandrin.

(5)) PI, 35, 69. Même remarque que pour les œuvres citées dans les notes précécédentes.

(6) Pl. 36, 13.

(7)  Himérius, or. X in Iones advenas. Était-ce une statue? le texte ne le dit pas d'une façon formelle.

(8) Libanius, édit., Reiske IV, p. 1094, 23.

(9) Anth. gr. traduct. F. D (Hach.), 1, 3.

(10 L'Education d'Achille, II, 2.

(11) Atlas, II, 20.

(12) Chœur de jeunes filles, II, I.

(13Rhodogune, II, 5. Cf. 1, 30 ; II, 10 et 29.

(14) Eloge de Chardin, par Haillet de Couronne, Mémoires inédits (Dussieux, Soutié, etc.), II, p. 141.

(15) Iliade, XI, 632.

(16)  Iph. in Α., ν. 480 et suiv.

(17Ion, v. 1133 et suiv. Cf. v. 192 et suiv.

(18) Argon., I, 730 et suiv.

(19)  VII, 115.

(20Idylle, II, 37, 60.

(21Tim., 54.

(22Hérodote ou Aétion.

(23) Cal. n. tem. cr., 2.

(24Imag., 7.

(25Ibid., 7; c'était une des figures de la grande peinture murale représentant la prise de Troie dans la Lesché de Delphes.

(26) Ps. Luc; Encom.Démosth,, 24.

(27) Sur un appartement, 22 et suiv.

(28) Toxaris.

(29De Hist. conscrib., 60.

(30) Cf. Imag., 6 ; Jup. trag., 9; Philops., 18 ; Somnium, 8; De Saltat., 75 ; Dial. mort., 24,1 ; Lexiph., 12; sur la Vénus de Cnide, Imag., 6 ; Amores, 13 et 14.

(31) De domo, 26.

(32Herc., 1 et suiv.

(33) Elien. Var. hist., II, 44.

(34) Nat. anim., VII, 38.

(35Nat. anim., IV, 50.

(36) Var. hist., VI, 11.

(37) Or., I, 14, 24 sq. éd. Dindorf.

(38Or., XII, 25, 40, 51, 53, 56, 61, 63, 74. 85.

(39Him., Ecl, XlV, 1.

(40Ecl., XIII.

(41)  Cf. Malz, De Phil. in describ. im. f., p. 21.

(42) Boissonnade, Chor. orat, 79, 105.

(43) Orat. in Theod. Cf. Bayet, Recherches, p. 63. Cf., p. 21, une description du sacrifice d'Abraham par le même écrivain.

(44) Hom, 18. Cf. Bay. et Recherches, ibid., 63 et note 1.

(45) Hom. XI; Bayet, ibid., 63 el 64. Cf., p. 37. M. Bayet loue avec raison la description d'Astérius; il ajoute que l'évêque est un connaisseur délicat; c'est peut-être aller bien loin. Astérius prétend que dans la Médée des anciens peintres un œil exprimait la fureur et l'autre trahissait la mère prête à épargner et prenant en horreur un tel crime. Est-ce bien là la réflexion d'un connaisseur ! un sophiste ignorant n'eût pas trouvé mieux. Si Philostrate contenait un trait semblable, comme on s'en autoriserait pour contester l'authenticité du tableau !

(46)) V. Α. IV, 28; II, 20; II, 22.

(47) Longus, préf.

(48) IV, init. traduct. Courier.

(49) Tous ces détails et d'autres que nous omettons, se retrouvent, sinon réunis, du moins épars, sur les monuments parvenus jusqu'à nous. Cf. Overbeck, Gr. Kunstm. Atlas, Taf. VI et VII.

(50) Ach. Tatius, III, 6,7 et 8.

(51)  V, 3; remarquons que dans cette peintureTérée était au moins représenté deux fois.

(52) Ach. Tat., I, 6; III, 15; II, 3.

(53) Xénoph. Eph., I, 2.

(54) Héliod., Theag. et Ch., III, 3 et 4.

(55) Ibid., IV, 9.

(56) Eumathe,I,5.

(57) Eumathe, IV, 4 à 19.

(58) Eumathe, VIII, 7. — L'usage de ces descriptions se retrouve dans les romans écrits au xvie et au xvne siècle. " Zaîde, dit Sainte-Beuve, dans le portrait de madame de la Fayette, tient en quelque sorte le milieu entre l'Aslrée et les romans de l'abbé Prévost, et fait la chaîne de l'un aux autres. Les amants malheureux quittent la cour pour des déserts horribles où ils ne manquent de rien ; ils passent les après-dlnées dans les bois, content aux rochers leur martyre et ils rentrent dans les galeries de leurs maisons où se voient toutes sortes de peintures. » La chaîne, comme on voit, remonte jusqu'aux romans grecs.

(59) Cf. Malz, De Philostr. fide, p. 8.

(60) Les descriptions de Marcus Eugénicus (au nombre de 6), paraissent avoir été faites à l'imitalion de Philostrate l'Ancien ; l'auteur emprunte souvent ses expressions, ses tournures, ses transitions, à notre sophiste. Les compositions décrites sont un peu compliquées ; les personnages sont multipliés à l'infini ; le premier rôle y est donné à l'expression ; le second à l'ingéniosité de l'idée, le troisième à la perfection de l'exécution, tout cela un peu comme chez Philostrate; M. Eugénicus décrit quelquefois avec force et un grand air de vérité les expressions, par exemple, dans ce premier tableau de Déméltios martyr; il analyse les expressions mêlées avec finesse et sans trop de subtilité ; c'est là d'ailleurs l'écueil et le triomphe de la critique d'art : les descriptions de M. Eugénicus ont été publiées en 1840 par Kayser, à la suite de quelques fragments du traité de Philostrate sur la gymnastique.

(61) Herm. προγυμνάσματα, c. X. Toutefois Hermogène ne parle pas particulièrement des descriptions de tableaux. Il y a, dit-il, des ecphraseis de visages, d'actions, de situations, de temps et de beaucoup d'autres choses.

(62) Rhetores Grœci, édit. Walz, I, p. 304.

(63) Elien, V. H., III, 1.

(64) Ecl., XIII, ὅσα γραφεῖϲ, καὶ λόγοι δύνανται μᾶλλον δὲ μικροτέρα μίμησις πᾶσα πρὸς λόγους  Cf. ecl., XIII, Φέρε δὴ γράψω τῷ λόγῳ τὸν πίνακα· ἔχει γὰρ οἶμαι πρὸς μίμησιν ο)ικεῖα καὶ λόγος φάρμακα.

(65)  Imag., 5, trad. Talbot.

(66Sur un appartement, 13.

(67Sur un appartement, 15.

(68Ibid., 21.

(69Ibid., 2 (trad. Talbol).

(70) ατ τ μίτρ, κα λώϊον αἵ κε δύνηαι. Op. et dies, V. 330 (éd. Dîdol).

(71) Pl. H. N. 35,95 ; Homère ne montre nulle part Diane au milieu de Nymphes sacrifiant. Voir dans Overb., Die antik. Schriftq., n° 1870, les différentes explications proposées. Fürlwangler (Plinius und seine Quellen) croit avec quelque vraisemblance que Pline traduit ici une épigramme grecque qu'il aura mal comprise.

(72) Falconet, note 59 de la traduct. du 35e livre de Pline.

(73) Il n'est question ici, bien entendu, que d'un chef-d'œuvre, car si l'œuvre d'art est médiocre, comme le fait très bien remarquer Falconet avec sa rectitude habituelle de sens, les vers peuvent valoir mieux qu'elle. Certaines descriptions de Diderot sont supérieures, comme littérature, à certains tableaux, comme peinture. Fromentin s'est étonné de voir des littérateurs de mérite commenter ou décrire des pauvretés artistiques dans un langage souple et coloré, bien supérieur au talent du peintre. En un certain sens même, on comprend la comparaison littéraire entre un chef-d'œuvre et la'description de ce chef-d'œuvre; par exemple, la grâce, ώρ», était la principale qualité d'un ecphrasta ; c'est l'éloge que Suidas donne à Pamphile et aussi à Philostrate; mais les ouvrages d'Apelle se distinguaient aussi par la grâce. la phrase de Pline signiûerait donc que les épigrammes consacrées à l'éloge de Vénus Anadyomène étaient encore plus gracieuses, dans leur genre, s'il était possible, que cette Vénus elle-même. C'est une question de mesure; mais les sophistes, dans leur amour de la parole, et leur outrecuidante confiance en ses ressources, ne s'expriment pas avec cette réserve.

(74) Ed., XIII.

(75) M. Eug., II, éd. Kayser, p. 133.

(76) Ibid., 5; K,p. 163.

(77Homel. 18. Voir Bayet, Recherches, p. 62 et la note 1 de la page 63. On trouve aisément d'autres exemples. Cf. Choricios de Gaza, édit. Boisonn, p. 113, 148.

(78)  Lucien, Sur un apport., 30 (trad. Talbol).

(79) Diderot emploie souvent un procédé analogue; il aime à quitter le monde fictif de l'art pour le monde réel ; à laisser douter le spectateur s'il décrit l'image des objets ou les objets eux-mêmes; son imagination s'empare du temps et de l'espace, dont un point seul appartient au peintre. On se rappelle ses descriptions des tableaux de Vernet, et l'espèce de songe qu'il raconte à propos de Corétus et Callirhoé.

(80) Dans certains cas, Philostrate pouvait se croire autorisé à voir deux actions consécutives, par une espèce d'action double des personnages. Un écrivain contem-porain décrit ainsi le Mercure épiant Argus de Thorwaldsen (Jacquemont, Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1879) : « Le dieu est assis, nu, sauf le pétase ailé sur un tronc d'arbre recouvert de sa chlamyde. De sa main gauche il écarte de ses lèvres la syrinx dont il vient de jouer et de la main droite tire doucement son épée du fourreau placé et maintenu sous le talon droit. Il regarde en même temps d'un air farouche, avec un mélange de haine, de mépris et de joie, l'ennemi que le sommeil lui livre et sur qui il va bondir. Une double action, celle qu'on voit et celle qu'on pressent, le saisissent au même instant. » Philostrate aurait sans doute vu Hermès bondir et tuer Argus.

(81) Voir, 1,16 (Pasiphaé) ; 19 (LcsTyrrhéniens); 24 (Hyacinthe) ; 27 (Amphiaraos); 30 (Pélops) ; II, 10 (Cassandre) ; 13, (Ajax), etc. Cf. Brunn, die Phil. Gem., p. 240.

(82)  Voir pour l'analyse technique du langage de Philostrate Photius, Cod., 241 (p. 231, éd. B.) et l'édition des œuvres de Philostr., par Kayser qui cite Photius et le complète (Préf. VII).

(83) Les mythes grecs, remarque M. Eug. Guillaume (Revue des Deux Mondes, Ie juillet 79, p. 190) sont des conceptions de l'ordre le plus élevé qui émeuvent à la fois toutes les facultés de l'esprit. Il n'est pas douteux que pour un sujet mythologique il ne faille aulant de recherches et d'efforts que pour un sujet emprunté à l'histoire; et cependant on croit pouvoir le traiter couramment. M. E. Guillaume a sans doute raison; mais il faut bien reconnaître qu'il y a une autre manière, moins belle, moins noble, moins profonde de traiter les sujets mythologiques et que l'exemple ooas en a été donné par les anciens eux-mêmes.

(84 Voir Letronne, statue de Memnon.

(85) Si nous voulions soutenir l'authenticité des tableaux de Philostrate, nous ferions surtout valoir cette considération que Philostrate varie singulièrement dans ses principes esthétiques suivant le tableau qu'il décrit ; tantôt, par exemple, ce qu'il admire le plus, c'est l'exactitude de l'imitation ; tantôt au contraire, c'est la pensée ingénieuse; le plus intelligitur quam pingitur de Pline ; ici les ornements lui paraissent d'un grand prix, quand le peintre les a employés; tantôt au contraire, selon lui, ils nuisent plus à la beauté qu'ils ne la parent Si Philostrate avait tiré tous ces tableaux de son imagination, ne les aurait-il pas composés suivant une certaine idée de l'art, vraie ou fausse, mais toujours la même? Tel n'est point le cas. Philostrate, loin d'être attaché à des principes exclusifs et constants, semble presque avec chaque tableau concevoir autrement les lois de la peinture. Une seule cause peut expliquer une telle mobilité, la diversité même des influences, c'est-à-dire la différence entre des tableaux qui n'étaient pas l'œuvre d'une seule main, ni peut-Otre de la même école.

(86) On joint ordinairement les descriptions de Philostrate le Jeune et de Callistrate à celles de Philostrate l'Ancien. Cette réunion est tout à fait artificielle. Philoslrate a ses caractères propres; il est bien supérieur à Philostrate le Jeune et à Callistrate, qui ne sont que des imitateurs très pâles et souvent maladroits. Ce qui a le plus nui à Philoslrate, dans l'esprit des critiques, c'est de n'avoir pas été considéré à part. Il n'a pas tous les défauts du genre, qui sont tous dans les autres sophistes. Si le public semblait faire accueil à Philostrate l'Ancien, nous publierions volontiers les descriptions de Philostrate le Jeune, dont nous avons la traduction en manuscrit.