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Eschyle
Introduction
par
Les Choéphores, deuxième volet de l'Orestie
es Choéphores constituent le deuxième volet de la trilogie eschyléenne connue sous le nom d'Orestie. L'œuvre fut représentée en même temps que les deux autres pièces et le drame satyrique joint à l'ensemble, Protée, pendant la quatre-vingtième olympiade, en 458 av. J.-C., sous l'archontat de Philoclès.
L'ouvrage, qui est d'une grande et belle unité, retrace la malédiction pesant sur les Atrides, jusqu'à son extinction finale. La première tragédie, Agamemnon, évoque l'assassinat du roi d'Argos, le jour même de son retour de Troie, par sa femme Clytemnestre et son amant Égisthe. Les Choéphores voient s'accomplir la prédiction de Cassandre sur les meurtriers d'Agamemnon ; Oreste, sûr du soutien divin, encouragé par sa sœur Électre, égorge Égisthe, puis Clytemnestre. Enfin, Les Euménides montre Oreste harcelé par les Érinyes, qui le persécutent pour avoir tué sa mère, bien que ce meurtre ait été commandité par les dieux. Mais grâce à l'intervention d'Athéna, Oreste est finalement absout à Athènes, par le tribunal de l'Aréopage, qui remplace la notion de vengeance, typique des temps de barbarie, par celle, plus civilisée, de justice civique. Quant aux Érinyes, elles deviennent les « Euménides », c'est-à-dire les « Bienveillantes » ; elles apaisent leur fureur qui n'a plus de raison d'être, la justice du talion ayant fait place à une justice sereine dictée par la raison.
Meurtre de Clytemnestre, bronze datant de 570 av. J.-C.
Résumé
lusieurs années ont passé depuis le meurtre d'Agamemnon, relaté dans la pièce précédente ; Oreste est désormais un jeune homme solide et fier. À Delphes, il a reçu l'ordre de l'oracle Loxias de châtier les meurtriers de son père, sous peine d'être lui-même maudit s'il n'accomplit pas cette besogne. Il arrive à Argos avec son fidèle compagnon, Pylade, et vient se recueillir sur le tombeau d'Agamemnon. Il invoque les mânes paternels, et annonce son plan de vengeance qui l'a poussé à revenir d'exil. Il dépose, comme offrande, une mèche de cheveux sur la stèle funéraire.
Mené par Électre, sa sœur, un cortège de captives troyennes, toutes de noir vêtues, formant le chœur, vient apporter des libations sur la tombe du roi : on apprend que c'est Clytemnestre qui les envoie, afin de calmer l'âme du défunt après les sinistres présages émanant d'un rêve qu'elle vient de faire. Après s'être reconnus mutuellement, le frère et la sœur discutent sur les moyens d'assurer la bonne réussite de leurs projets. Oreste se fera passer pour un étranger, et il rapportera la nouvelle de sa propre mort ; accueilli au palais, il égorgera tour à tour Égisthe, puis Clytemnestre.
Tout se passe comme prévu. Toutefois, alors qu'il s'apprête à tuer sa mère, Oreste éprouve quelques hésitations : mais Pylade l'avertit que contredire l'ordre formel des dieux serait l'exposer aux pires des supplices. Tout sentiment filial s'évanouit alors, et il égorge Clytemnestre. Peu après, les corps ensanglantés sont exhibés devant le peuple. Oreste montre à celui-ci le voile où les assassins avaient enveloppé son père avant de le massacrer.
Soudain Oreste ressent un grand malaise : en effet, il est harcelé par les Chiennes de vengeance de Clytemnestre. Bientôt il n'en peut plus, si bien qu'il annonce sa décision de se réfugier au sanctuaire de Delphes, auprès du dieu qui justement lui avait intimé l'ordre de tuer sa mère et son amant.
Oreste, fresque pompéienne
Brève analyse
es Choéphores, nous l'avons dit plus haut, racontent la vengeance d'Oreste et le massacre d'Égisthe et de Clytemnestre. Eschyle semble en avoir puisé la matière dans l'Odyssée d'Homère, et surtout dans un long poème épique composé au VIe siècle av. J.-C. par Stésichore d'Himère, ouvrage dont nous ne possédons hélas ! que des fragments insignifiants.
Par rapport aux deux autres versions d'Électre, celle de Sophocle et celle d'Euripide, l'atmosphère religieuse s'y révèle plus particulièrement intense, et nettement plus terrifiante. De plus, Électre n'est pas au cœur de l'intrigue, comme on le constate dans les deux pièces postérieures, où sa personnalité gagne en épaisseur psychologique. Dans les Choéphores, Électre est un personnage secondaire, Oreste étant au centre de l'intrigue, comme en témoigne tout naturellement le titre donné à la trilogie eschyléenne.
La première moitié du drame est presque dépourvue d'action, et consiste en un long kommos, véritable chant à trois voix, dans lequel Oreste, Électre, et le chœur, réunis autour du tombeau d'Agamemnon, lancent un vibrant appel à l'aide, en se lamentant sur leur triste sort et en réclamant, avec une ferveur à la limite du paroxysme, dont Eschyle avait le secret, la nécessité d'une vengeance rapide et exemplaire. Cet épisode, que le public contemporain, habitué à plus de rythme dans l'action, trouverait bien « longuet », est tout à fait pertinent ; en effet, cette immobilité dramatique permet de distiller un malaise diffus, un sentiment d'étouffement, sentiment qui va s'exacerber dans la suite de l'histoire où tout bascule dans l'horreur. Surtout, cette scène insiste sur les hésitations d'Oreste, auxquelles répondent implacablement les voix du chœur, qui réaffirment sans cesse la volonté divine de voir se réaliser l'acte de vengeance.
Quant à la dernière partie de la pièce, celle où se dénoue l'action, elle montre une indéniable ingéniosité dans le déroulement des faits et une complexité dramatique inhabituelle chez Eschyle, probablement influencé par les innovations de son rival Sophocle, poète déjà fort estimé à l'époque où la pièce fut représentée. Il est un fait que Les Choéphores, tout comme l'ensemble de l'Orestie, ouvrage tardif s'il en est, puisque composé seulement deux ans avant la mort du poète, révèle à la fois les caractères propres au style eschyléen et l'évolution de sa dramaturgie, qui apparaît moins figée que dans les œuvres précédentes.
Malgré son atmosphère si pesante, cette tragédie renferme néanmoins des scènes plus aimables, en particulier entre le chœur et la nourrice Kilissa, qui incarne le bon sens populaire, mais aussi une certaine forme de tendresse maternelle qui fait tant défaut à la froide et implacable Clytemnestre ; la truculence de son langage et sa douce naïveté permettent également de relâcher la pression dramatique avant l'épisode final qui verra le châtiment des deux meurtriers d'Agamemnon.
En outre, notons que la vision du cortège des femmes en noir, les figures pathétiques d'Électre et d'Oreste, les manifestations de colère et de douleur, les accents de vengeance, mais aussi l'accompagnement musical, qui, ne l'oublions pas, faisait partie intégrante de la pièce, bref, tout cela excluait, d'emblée, chez le spectateur antique, tout sentiment de monotonie, et rendait imperceptible le statisme de l'action.
Attardons-nous maintenant sur le meurtre de Clytemnestre, tel qu'il a été imaginé par Eschyle. Les peintures sur vases de l'époque archaïque montrent généralement Oreste poignardant Égisthe au ventre, pendant que Clytemnestre tente de frapper l'assaillant par derrière, munie d'une hache. Ce type de scène, avec quelques menues variantes, est reproduit si fréquemment qu'on doit la considérer comme la version la plus ancienne de la légende, celle justement décrite par Stésichore et le cycle épique des Atrides, dont s'est inspiré Eschyle. D'après cette légende, Égisthe et Clytemnestre étaient égorgés ensemble, après un combat acharné. Or Eschyle a modifié les circonstances de leur mort. Certes, il conserve l'image de la hache, qui est l'arme de Clytemnestre par excellence, celle qu'elle a utilisé pour tuer son époux, mais le poète fait d'abord mourir Égisthe, de manière très rapide, afin de valoriser la scène fameuse où s'affrontent la mère et le fils, la plus remarquable de la pièce, qui fait écho à la scène du meurtre d'Agamemnon, et où les horreurs du matricide sont dépeintes avec d'impressionnants effets dramatiques, point culminant de l'art eschyléen. Soulignons que cette mort de Clytemnestre apparaît comme légitime aux yeux du poète d'Éleusis, même s'il admet que cet acte, monstrueux par nature, doit forcement être expié d'une manière ou d'une autre, d'où le propos du troisième volet de la trilogie, Les Euménides. En revanche, dans l'Électre de Sophocle, le massacre est complètement justifié et assumé, et Oreste n'a pas à subir le courroux des Érinyes ; bref, le meurtre des deux tyrans se suffit à lui-même, car il s'agit là d'un acte nécessaire et salutaire à la cité.