Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
DIONYSIAQUES.
CHANT CINQUIÈME.
Regardez encore ce cinquième chant : vous y verrez Actéon déchiré par ses chiens et le cerf vagabond qu'aucune biche n'a enfanté.
Après avoir abattu cette moisson de gants nés des dents du Dragon, dont il fauchait les épis, Cadmus fait à Mars des libations de leur sang corrompu, prémices du combat; puis il purifie ses membres dans les eaux de Dircé dévastée, et consacre à Pallas, sur l'autel construit en son honneur, la riche offrande de la génisse de Delphes. Au début du sacrifice, les deux cornes de la victime se recouvrent de la farine sacrée; tirant alors du fourreau suspendu à sa ceinture ma glaive assyrien, Cadmus tond avec ce fer à la riche poignée l'extrémité des poils du front aux larges naseaux. Puis, prêtre inspiré, il tient la génisse par sa corne, détourne la tète et invoque la divinité; ensuite, sacrificateur, il sépare avec la hache à deux tranchants les nerfs du cou. Un jet de sang rougit l'autel de pierre de Minerve Oncée (01); la victime, aussitôt que son front orné de cornes est frappé, succombe. A l'aide du coutelas, on divise en menus morceaux ses flancs énormes qu'on a dépouillé de leur enveloppe velue. Le roi lui-même, roulant son superbe manteau sur le sol, met la main à l'oeuvre; il détache toute vive la chair succulente des cuisses, les recouvre, en les séparant d'une double couche de graisse, les étend sur la braise et fait cuire à un feu léger les longues files de ces tranches percées de pointes de fer (02). Puis, il prépare, arrange et place en ordre, sur la table qui touche à la terre et qu'on a parée de fleurs, ces chairs traversées par les broches aigues, et les apporte, en les renouvelant, toutes brûlantes, tandis que les vapeurs de l'encens d'Assyrie tourbillonnent dans les airs. Après le sacrifice, vient le festin ; Cadmos fait la part de chacun, qu'il distribue lui-même en portions égales, et les convives, rangés en cercle autour de la table, se rassasient de ce repas abondant.
Cependant la mort du Dragon ne devait pas mettre fin aux épreuves du héros. A la suite de ses combats avec le reptile et avec la race sauvage des géants, il lutta contre les Ectènes (03), contre les habitants d'Arné (04) ; et, après avoir moissonné ces barbares épis de Mars, il tomba sur les Temmicéens limitrophes (05). A sa voix, un nombreux essaim d'indigènes vint se ranger auprès de lui ; et, mère du combat, la Discorde ne fit des deux troupes qu'une armée. Les arcs tendus, les javelots lancés, les haches brandies, la sifflements des traits, le retentissement des boucliers frappés à leur centre par les quartiers de roche accroissent la mêlée; le sang coule ; plus d'un guerrier tombe la tête en avant sur le sol, et roule expirant dans la poussière sur le sol qui le vit naître. L'armée ennemie supplie alors, et se soumet; la guerre finit; et, après ce sanglant orage, Cadmus assoit les fondements de Thèbes qui n'avait pas encore de tours.
Et d'abord, il creuse de nombreux sillons dans les champs qu'il divise ; le fer de la charrue trace des routes dans tous les sens; les rues, dans la direction des vents opposés, s'alignent par des cordeaux constamment tendus ; et la ville de l'Aonie s'embellit de l'architecture de Tyr. Les ouvrages se succèdent, le pic qui fend le sol entame aussi les teintes variées de la pierre : et l'ouvrier, à l'ombre des collines de la Béotie, taille les roches enfantées par l'Hélicon et par les flancs du Cithéron et des:collines du Teumesse (06) que les chênes ombragent. Cadmus, à l'aide d'un art régulier, élève des temples pour les Dieux et des habitations pour les hommes; il construit une citadelle circulaire sur des fondements indestructibles ; il lui donne sept angles, imite par un même art les sept zones du ciel; et, laissant à la lyre d'Amphion le soin de bâtir un jour les tours et les remparts, il crée sept portes en nombre égal aux planètes de la sphère céleste.
D'abord, au couchant, il dédie à la Lune, aux yeux d'azur, la porte Oncée, ainsi nommée des mugissements de la génisse, parce que la Lune qui attelle des taureaux à son char, appartient aussi par ses cornes croissantes à leur nature, et n'est autre chose que la Tritonide Minerve, douée de trois formes comme elle. Il voue la porte voisine à Mercure, qui brille également dans la sphère auprès de la Lune.
Il nomme la quatrième Électre, synonyme du Soleil, parce qu'au moment où il parait, Électre illumine aussi le ciel d'un éclat égal et direct; et c'est ainsi qu'en face de l'Aurore, cette porte du milieu fut consacrée au Soleil, le centre des planètes (07).
A ses côtés, Cadmus donne la troisième porte à Vénus, la cinquième à Mars, et veut que le Soleil les sépare et s'interpose entre l'impétueux Mars et Vénus trop voisine. Il fit de la sixième porte, située plus haut et chargée de plus riches ornements, un digne hommage à Jupiter. Enfin la dernière échut au septième astre, Saturne.
Telle fut son oeuvre; il a formé et embelli sur la terre une image du ciel ; et à cette ville sacrée il donne le même nom que portait Thèbes l'Égyptienne.
Cependant les filles des Aoniens célébraient l'hymen d'Harmonie dans son splendide palais. Les choeurs répétaient le nom de la jeune épouse de Thrace, et Vénus, la tendre mère, chantant l'union de sa fille qu'ordonnent les Dieux, préparait de ses mains le nouvel appartement de Cadmus. Mars lui-même, maintenant adouci et dégagé de son bouclier, bondit en l'honneur de sa fille, et, tendant à Vénus une main désarmée, il célèbre la chaîne des amours sur un clairon nuptial qui répond au chalumeau. Sur sa tête habituée à porter le fer où l'aigrette belliqueuse ondoie, des guirlandes pures de sang forment le bandeau de ses cheveux ; et il mène la danse joyeuse en l'honneur d'Éros.
Apollon l'Isménien vient aussi aux noces d'Harmonie, en compagnie des immortels, entonner l'hymne de l'hymen sur les sept cordes de sa lyre, tandis que les neuf Muses y joignent leurs accords, charme de la vie. Polymnie (08), directrice de la danse, trace par les mouvements arrondis de ses bras l'image de la voix imitée; et, dans son silence intelligent, elle parle à l'aide de ses gestes et de la mobilité de ses regards. La Victoire, pour plaire à Jupiter et aux:époux, se tient debout sur un socle élégant, où, de sa voix de vierge, elle fait entendre le chant nuptial, et glorifie Cadmus, le champion de Jupiter; puis, sur ses pieds légers elle tourne, et, dans une ronde gracieuse, elle mêle timidement ses ailes aux ailes des Amours.
L'éclat réuni des flambeaux multipliés donne au soir la lumière d'une naissante et trompeuse aurore. Les joies de la danse et les voix bruyantes ne cessèrent pas durant la nuit entière d'éclater autour du voluptueux réduit; car Mercure, en se hâtant vers cet hymen où tous veillaient, avait oublié son caducée, dispensateur accoutumé du sommeil. Thèbes était devenue un choeur de l'Olympe où l'on voyait à la même table Cadmus et Jupiter.
Cependant le Dragon, présage et emblème de Cadmus, destiné, comme la jeune Harmonie, sa compagne, à échanger la forme humaine contre la forme da serpent, le Dragon céleste se lève à côté du char de l'Ourse, et ramène dans les appartements nuptiaux l'heure où l'on doit parer l'épouse (09). Chacun des dieux y vient offrir à son tour son présent à Cadmos, pressé d'accomplir son hymen. Jupiter lui apporte tous les dons d'une union fortunée (10); Neptune, pour honorer sa soeur Junon, la déesse des noces, utile à ménager, car elle est la mère de Mars, Neptune, le dieu du coursier, apporte les dons de la mer ; Mars, une lance; Mercure, un sceptre; Apollon, un arc; et Vulcain pose sur les cheveux d'Harmonie une couronne de pierres qui brillent de diverses couleurs, et dont le noeud en or s'attache sur son front. Junon au trône d'or donne un siége enrichi de pierres précieuses.
L'adroite Vénus, qui veut plaire à Mars, passe au cou blanc et rose de la jeune fille un collier d'or émaillé de pierreries, habile ouvrage que Vulcain lui avait donné en premier témoignage de sa joie à la naissance d'Éros, l'habile archer. L'époux au pied tardif redoutait sans cesse que Vénus ne lui donnât un fils boiteux comme son père; mais quand il vit ces craintes s'évanouir, et qu'un enfant aux pieds égaux et aux ailes aussi brillantes que celles de Mercure, lui était né, il fabriqua ce collier merveilleux, pareil à un serpent au corps sinueux, au dos étincelant. Telle que la couleuvre à deux têtes (11) enroule ses anneaux intermédiaires, vibre son double dard, et rapprochant dans sa marche oblique les spirales de ses noeuds, rattache l'une à l'autre par un double effort ses deux extrémités. Ainsi se repliait sur lui-même ce collier chatoyant, aux longs anneaux brisés, qui faisait glisser les écailles émaillées de ses serpents enlacés de leur centre à leur crête ; par un prestige de l'art, leurs anneaux d'or articulés se déroulaient en rampant, et, de leur gosier palpitant et gonflé n'échappait un merveilleux sifflement imitatif. Aux deux bouches qui commencent et terminent le collier, deux aigles d'or se déploient comme s'ils planaient dans les airs, et leurs quatre ailes assujetties à quatre freins, se dressent entre les deux tètes du serpent. Sur l'une de ces ailes brille le jaspe blond, sur l'autre une sélénite entièrement blanche, qui diminue quand la Lune décroît, puis augmente quand la déesse montre de nouveau l'éclat de son humide croissant, et attire à elle le feu que le Soleil son père a créé pour lui-même. La troisième aile est ornée d'une de ces pierres luisantes qui naissent dans les flots azurés de la mer Rouge, pour l'illuminer (12). Enfin, au milieu de la dernière, une agate indienne rayonne d'un feu tempéré par des reflets délicats. Les ouvertures des gueules du double serpent sont ménagées et creusées pour recevoir de chaque côté, en les rapprochant l'un de l'autre, les aigles, et pour se refermer sur eux. Sur leur front brillant, des escarboucles jettent aux yeux les étincelles que leur donne la nature, toutes semblables à la vive clarté que répand un lustre allumé (13). On voit également simulé par des pierres de toutes les formes un Océan, où la verte émeraude, enchâssée dans un cristal qui imite l'écume, reproduit les nuances foncées de la mer bouillonnante. Là, on admire mille prodiges. Tantôt, figurés en or, les troupeaux que nourrissent les vagues semblent bondir; tantôt, voyageur aquatique, le dauphin, danse à demi visible au milieu des flots, et les effleure en arrondissant à leur surface sa queue fictive. Enfin, des bandes d'oiseaux variés de plumage, y volent si bien, que vous croiriez entendre le sifflement de leurs ailes rapides.
Tel était le présent de pierres fines et d'or que Vénus suspendit au cou de sa fille, pour parer la jeune épouse.
Bientôt soumise au joug des amours conjugaux et à leur charme régulier, Harmonie donna en peu de temps le jour à une nombreuse famille, et la Lune achevait quatre fois à peine le neuvième cours de ses révolutions, qu'elle avait mis au monde quatre filles. Autonoé (14), échappée après neuf mois des flancs maternels, lui fit connaître la première les douleurs de l'enfantement. Ino vint ensuite; Ino (15) à la belle taille, l'épouse d'Athamas, destinée à enfanter deux jumeaux. La troisième fut Agavé (16), qui plus tard, épouse de l'un des géants nés des dents du Dragon, devait lui donner un fils semblable à son père. Sémélé fut la quatrième ; Sémélé, image des Grâces, au charmant visage, réservée à Jupiter, bien que la plus jeune; c'est à elle que la nature avait accordé le privilège de la plus parfaite beauté. A cette génération féminine vint s'ajouter un fils qu'Harmonie présenta tardivement à son joyeux époux ; Polydore, astre lumineux de la terre aonienne ; il naquit après sa soeur Sémélé, belle comme la rose, et Penthée, roi illégitime, l'éloigna en usurpant le sceptre de Thèbes. Mais le temps ne devait accomplir qu'en vieillissant toutes ces destinées.
Bientôt Cadmus choisit des époux divers pour chacune de ses filles, et les unit l'une après l'autre d'un triple lien. Le riche Aristée (17), qui porte aussi les noms de Nomios et d'Agrée, fils du docte Phébus et de Cyrène, épousa le premier, suivant les coutumes des mariages champêtres, Autonoé. Cadmus ne refusa point pour gendre un fils d'Apollon, si habile dans l'art des pâturages, le bienfaiteur des hommes; et, il donna sa fille à l'époux dont le génie supérieur sut assoupir l'ardeur fatale de la canicule sous les haleines salutaires des vents tombés du ciel (18).
Et ce fut un riche hyménée ; car l'étranger apporta en dot à son épouse d'immenses troupeaux de boeufs, de chèvres et de brebis nourris sur les montes; puis de lourdes amphores remplies d'huile que la foule de ses serviteurs soulevait en pliant sous le fardeau ; enfin. des produits nombreux des ruches de l'industrieuse abeille.
Ce fut Aristée le premier qui, parcourant les collines de ses pieds agiles, inventa la poursuite des bues fauves au sein des solitudes ; il enseigna comment, à l'aide de la sagacité de ses narines, le chien devine le passage de la bête invisible, sur le bord des forets qui. l'ont nourrie; et comment, dressant les oreilles, il se précipite aussitôt directement sur ses traces; il enseigna à se servir des filets aux mailles perfides, à dresser habilement les épieux à reconnaître les empreintes que l'animal laisse le matin sur le sable ou sur la terre qui les conserve; il indiqua le genre de chaussures favorable au chasseur, quand il excite incessamment la rapidité des chiens, et comment alors il lui faut revêtir ses épaules d'un manteau, qui ne doit descendre que jusqu'aux genoux, afin que, s'il s'élance après la proie, il ne soit pas arrêté par de longs vêtements.
C'est encore Aristée, qui, créant des ruches aux mille compartiments, sut y fixer les travaux de l'abeille errante à l'aventure ; l'abeille qui, dans la prairie, passe de fleur en fleur et voltige sur les rameaux des arbustes aux beaux fruits, pour en extraire du bout de ses lèvres les gouttes de la rosée (19). Il se cacha tout entier des pieds jusqu'aux cheveux nom les mailles serrées d'une toile de lin pour éviter les dards effrayants qui arment l'insecte irrité; puis, à l'aide d'un feu ingénieux et d'une suffocante fumée, il apprivoisa sa colère; ensuite, secouant dans les airs une torche, il frappa l'un contre l'autre l'airain qui menace les abeilles tremblantes pour leur essaim ; enfin, pendant qu'elles bourdonnent incessamment dans les voûtes de leur ruche, il redoubla de sa main bruyante un son retentissant; et, détachant d'abord l'enveloppe anguleuse des rayons, il distilla les dons multipliés de leur mielleux produit. Le premier aussi, il trouva cette liqueur onctueuse qui s'écoule en gouttes dorées du fruit de la grasse olive, lorsque, sous la pesante pierre qui la broie elle exprime sa liquide rosée. Il apprit aux pasteurs d'abord comment on fait paître les troupeaux dès que le Soleil se lève jusqu'au soir, en les conduisant alternativement au marais, à la prairie et dans les pâturages ombragés par les grands arbres des collines; puis l'art de réunir sur un seul sentier, dans un pacage fleuri des bandes de brebis indociles, arriérées ou vagabondes, en plaçant à leur tête mie chèvre qui stimule et règle la marche. Il composa la chanson pastorale de Pan, l'hôte des montagnes, et enfin il apaisa l'ardeur du signe dévorant de la canicule.
En effet, allumant l'encens sur l'autel de Jupiter Icméen (20), après les pieuses libations du sang d'un taureau, il déposa sur la pierre sacrée les dons multipliés de l'abeille vagabonde et des coupes pleines du délicieux hydromel. Son aïeul Jupiter l'entendit, et, par honneur pour le fils de son fils, il envoya, pour combattre l'insalubre chaleur de Sirius, les bienfaisantes haleines des vents; et, depuis en témoignage du sacrifice d'Aristée, les souffles étésiens viennent du ciel rafraîchir la terre quand à l'automne se gonfle et se colore le raisin (21).
Tel est le fils de Phébus, honoré à Céos (22), qu'Éros dirigea vers un mariage aonien. Après le sacrifice des boeufs, toute la ville parée de fleurs, dans ses rues droites et régulières, se livra aux choeurs des danses ; sous les vestibules du palais conjugal, les hommes firent entendre le cri, O hymen ! ô hyménée (23) ! Les femmes, aux douces voix, y répondaient par leurs chants ; et le son des flûtes de l'Aonie se mêlait au chalumeau nuptial.
Bientôt de la couche d'Aristée et d'Autonoè naquit Actéon ; Actéon, le serviteur de Diane, l'ami des monts et des ravins. Issu du sang d'un chasseur, il eut les penchants de son père. Et comment le malheureux Actéon n'eût-il pas appris l'art et les soucis de la chasse, quand il avait pour aïeule la nymphe Cyrène, exterminatrice des lions (24) ? Jamais ours des montagnes ne le vit fuir; jamais il ne trembla même devant le regard de sang de la lionne qui vient d'être mère. Souvent il épie le léopard, et l'abat dans ses bonds impétueux; et toujours le berger Pan le suit de ses yeux stupéfaits, lorsque sur le sommet des collines il devance la rapidité du cerf. Hélas ! que lui servit l'agilité de sa course, son carquois, la sûreté de ses flèches, et les stratagèmes de la chasse? La destinée devait le faire périr sous l'apparence d'un cerf dévoré par ses chiens, après la guerre des Indes, tout brûlant encore du feu de la gloire; car, assis sur les rameaux d'un épais olivier (25), il avait été témoin du bain de Diane. Insatiable spectateur d'un spectacle interdit, il considéra tout près de lui lis chastes attraits de la déesse vierge. Une Naïade nue l'aperçut au loin d'un oeil détourné, pendant que d'un regard furtif il parcourait les beautés de sa reine nue aussi ; tout effrayée, elle jeta un grand cri, et dénonça ainsi à sa maîtresse la sauvage témérité d'un homme que l'amour égarait. Diane, à demi cachée par les flots, s'empara aussitôt de son vêtement, s'enveloppa de son écharpe, et couvrit son chaste sein de sa ceinture virginale ; puis, plongeant ses membres pudiques sous les humides courants, elle se déroba presque tout entière dans la profondeur des eaux.
Malheureux Actéon ! tu perds aussitôt ton apparence humaine. Tes jambes se divisent et forment quatre pieds ; tes joues s'allongent sur ta mâchoire amincie ; tes cuisses s'effilent ; et sur ton front croissent des rameaux larges, doubles et anguleux ; les taches de ta peau te donnent une forme empruntée ; ton corps se couvre de poil, et rien de toi ne reste au cerf impétueux, si ce n'est la raison.
Chasseur tremblant devant les chasseurs, il s'élance de toute la vitesse de ses pieds vers les montagnes inhospitalières; ses chiens ne reconnaissent pas leur ancien maître sous ces traits étrangers; mais, excités par les ordres irrésistibles et par le courroux de Diane, animés d'une rage frénétique, égarés par cette fausse apparence, ils enfoncent les terribles rangées de leurs dents, meurtrières du cerf, dans ce corps à la peau tachetée qui les trompe, et le dévorent. La déesse imagine un plus grand supplice encore; elle ralentit leurs morsures, afin que, doué d'une âme intelligente, Actéon ait à supporter tout vivant de plus cruelles atteintes. L'infortuné, sous le poids d'un sentiment humain, gémit de sa destinée, et brame ainsi d'une voix plaintive :
« Heureux Tirésias (25b) ! vous vites malgré elle, et sans périr, Minerve nue, et pourtant compatissante ; vous ne mourûtes point ; vous n'avez pas revêtu le corps d'un cerf ; et des bois rameux ne se sont pas dressés sur votre front. Vous avec, il est vrai, perdu la lumière des yeux. Mais votre déesse a transporté à votre âme le rayonnement dont elle privait vos regards. Ah ! Diane est plus sévère que Minerve ! Que ne m'a-t-elle accordé un châtiment pareil, et comme Minerve, puni mes yeux? Ou bien pourquoi n'a-t-elle pas changé ma raison ainsi que mon corps? Hélas ! j'ai la forme d'une bête sauvage, et j'ai encore le cœur d'un homme. Mais quoi ! les animaux ont-ils jamais gémi sur leur destinée ? Ils vivent sans y penser, et ils meurent sans le comprendre. Moi seul, parmi eux, je possède encore un vif sentiment ; et, près de mourir, mes yeux de cerf versent des larmes intelligentes. Ô mes chiens, pourquoi tant d'acharnement ? vous n'avez jamais attaqué les lions avec une telle furie, et plût aux dieux qu'un lion m'eût abattu dans les forêts ! plût aux dieux qu'une panthère à la peau tachetée m'eût mis en lambeaux, ou que, me saisissant sans pitié de leurs griffes cruelles, des ours furieux eussent broyé sous leurs horribles dents ce cerf trompeur ! je n'aurais pas succombé sous les chiens, mes anciens compagnons, qui ne reconnaissent plus ni ma voix si changée, ni ma forme. Chères collines ; commencez un chant de deuil pour Actéon ; et vous aussi je vous en conjure, cerfs mes semblables. Dites au Cithéron, dites à Autonoé ce que vous avez vu. Que des larmes s'échappent de vos rochers ! elles raconteront à mon père Aristée la rage dévorante de mes chiens. O destin ! c'est moi qui de mes propres mains ai nourri mes bourreaux ! »
Ainsi disait Actéon expirant. Ses chiens acharnés n'entendirent ni ses prières ni ses plaintes ; et pourtant ces paroles étaient sages; mais, au lieu d'une voix humaine, un son insignifiant les exprimait.
Déjà cependant le bruit de la mort d'Actéon dévoré par ses chiens volait de lui-même dans les montagnes, et parvenait à Autonoé. Elle apprit que son fils n'était plus ; mais elle ne sut pas qu'il avait revêtu la forme velue d'un cerf. Alors, dans ses regrets maternels, elle s'abandonne à la plus vive douleur. Sans voile, sans chaussure, elle arrache ses cheveux, met en pièces ses vêtements, déchire de ses ongles, en signe de deuil, ses joues ensanglantées; puis elle découvre sa poitrine, et rougit de sang, en souvenir de son fils, le sein vivifiant qui l'a nourri. Des larmes continuelles roulent sur son visage consterné, et baignent ses vêtements. Les chiens d'Actéon eux-mêmes, revenus de la forêt, accréditent la triste nouvelle, et annoncent par des pleurs silencieux la mort du héros. A leur aspect, la mère redouble ses gémissements : le vieux Cadmus fait tomber sa chevelure blanchie; Harmonie éclate en sanglots; et le palais entier retentit des cris bruyants que confondent les femmes amies des larmes.
Autonoê, accompagnée d'Aristée, son époux, court aussitôt à la recherche des restes égarés de son fils. Elle le vit, et ne le reconnut pas. Elle vit la forme d'un cerf des montagnes, et ne retrouva pas la figure d'un homme. Elle passe maintes fois, mais sans attention, auprès de ce cadavre de cerf qui gît sur la terre, car elle cherche les traits humains du fils qu'elle a perdu. Ô malheureuse Autonoé ! qui donc pourrait t'en faire un crime ? Tu vois les restes de ton fils, mais sous une autre nature; tu vois une tête allongée et inconnue, mais tu ne vois pas un visage arrondi. Tu touches des bois rameux, mais ce n'est pas le front chéri que tu cherches. Tu vois des jambes effilées, mais ce ne sont pas ses jambes; voilà des pieds amincis, mais ce ne sont pas ses pieds. Qui donc pourrait t'en faire un crime, ô malheureuse Autonoé ? Elle ne retrouva ni ses yeux éteints par la mort, ni l'image d'un homme, ni ce menton qu'un duvet fleuri venait de brunir. Elle parcourt de ses pas inquiets les penchants de la forêt, les flancs des collines escarpées, sans chaussure et les vêtements épars : puis, revenue des montagnes dans son palais, après ces fatigantes et inutiles recherches, en proie à sa douleur, elle repose à peine auprès de son époux infortuné ; et tous les deux endormis sous les ailes d'un sommeil semblable à celui du plaintif rossignol (26), ils restent en proie à des songes imaginaires.
L'âme du héros, couverte de l'enveloppe tigrée d'un cerf, apparaît à son malheureux père. De ses paupières tombent des larmes intelligentes ; et il lui dit d'une voix humaine :
« Ô mon père, vous dormez, et vous ignorez mes malheurs. Réveillez-vous, et reconnaissez-moi sous cette forme qui vous trompe. Réveillez-vous, et pressez dans vos bras ce cerf si chéri. Baisez cet animal raisonnable qu'ont porté les flancs d'Autonoé. Vous voyez en moi celui que vous avez nourri. En moi vous voyez et vous entendez à la fois Actéon. Si vous voulez ma main, si vous cherchez les doigts de votre enfant, voyez ces pieds de devant, ce sont ses mains. Si vous voulez sa tête, c'est une tête de cerf, que vous voyez : son front? voici sa double corne ; ces jambes de derrière sont les pieds d'Actéon. Les poils de ces membres ont été mes vêtements. Ô mon père, reconnaissez votre fils que n'a pu préserver Apollon. Pleurez votre fils, ô mon père, que le Cithéron n'a pas sauvé; et répandez une poussière funèbre sur votre enfant tel qu'il est. Ah ! ne vous laissez pas tromper par une fausse et incroyable apparence ! Voudriez-vous que votre faon mourût privé de funérailles?
« O mon père ! pourquoi ne m'avoir pas éloigné des plaisirs de la chasse ! Je n'aurais jamais, épris des charmes de la solitaire Diane, contemplé ses célestes beautés; j'aurais obtenu l'amour d'une simple mortelle. Mais quoi ! j'ai négligé les femmes de la terre, et leurs éphémères hyménées. J'ai aimé une immortelle; et son courroux m'a fait la proie de mes chiens. O mon père, les collines sont les témoins que j'adjure; si vous n'en croyez pas les collines interrogez les nymphes. Les Naïades le savent; la Dryade l'a vu. Consultez les animaux sauvages, aujourd'hui mes semblables, et les bergers dont j'ai imploré le secours.
« Ah ! de grâce, accordez-moi une dernière faveur : dans vos regrets paternels, n'immolez pas mes innocents bourreaux; pardonnez aux assassins de votre fils ; ils ne sont pas coupables. Ma fatale apparence les a trompés, malgré eux. Quel chien épargna jamais un cerf ! et quel chasseur a jamais puni ses chiens pour avoir mis à mort un faon? Ah! combien de fois ces infortunés n'ont-ils pas cherché çà et là, tout autour des collines, la trace du maître qu'ils ont égorgé! Maintenant ils versent des larmes intelligentes ; puis, comme des hommes dans la douleur, ils interrogent de l'extrémité du pied les filets, par une sorte de regret instinctif; et leurs plaintifs hurlements déplorent ma perte. Je vous en conjure, ne tuez pas ceux qui me pleurent; ils n'ont vu que la peau velue de mon enveloppe; s'ils n'ont pas cédé à mes prières et suspendu leurs morsures, c'est qu'ils n'ont pu reconnaître ma voix quand elle bramait. Ne m'ont-ils point redemandé par leurs douloureux hurlements aux précipices où j'ai péri ? « Dites-nous, ô rochers, qui donc nous a ravi notre cher Actéon? Dites-nous, ô nymphes, où il a dirigé sa course et sa chasse? » Mes chiens ont dit ainsi : et la colline leur a répondu : « Quand donc le cerf des montagnes a-t-il poursuivi un cerf? Je n'ai « pas oui dire qu'un faon ait jamais chassé un faon. Actéon a changé de nature; et le vainqueur des cerfs est devenu un cerf lui-même, un cerf raisonnable : il est du sang du chasseur Agrée; et maintenant il est la proie d'une déesse homicide. C'est ainsi que les rochers ont répondu aux plaintes de mes chiens ; et Diane elle-même a dit plus d'une fois à mon meurtrier qui me regrette : « Chien vagabond, cesse de diriger à la ronde tes laborieuses poursuites; cet Actéon que tu cherches, tu le portes dans tes flancs. Cet Actéon que tu cherches, tu l'as égorgé; regarde donc, si tu le veux, ce que tu as laissé de lui, quand tu viens de le dévorer. »
« Hélas! ô mon père, c'est à vous que je dois raconter mon malheur, dès son origine. Deux arbres étendaient au loin leur épais feuillage : un tilleul et un olivier (27). Insensé que j'étais, je négligeai l'ombre du tilleul, synonyme de l'amitié; je courus sous l'abri voisin du chaste olivier, pour épier de là cette déesse qu'il n'est pas permis de voir sans voile. Ce fut mon erreur ; ainsi je doublai l'impiété et l'offense, puisque du haut de l'olivier de Pallas, je contemplai témérairement la beauté de Diane ; et voilà comment Actéon mérita la colère et la vengeance de Diane et de Pallas à la fois.
« Déjà la déesse, accablée de la brûlante chaleur du jour, de la course et des travaux de sa chasse accoutumée, se baignait dans une onde limpide. L'éclat de son teint de neige, réfléchi par le cristal des eaux, vint éblouir mes yeux : on eût dit au dessus des flots mobiles de l'Océan, la divine Lune du soir toute resplendissante. Tout à coup les Naïades ses compagnes jettent de grands cris; Loxo et Oupis (28), par leurs communes clameurs, avertissent leur soeur Diane qui nageait dans les eaux paisibles. Un nuage aérien s'épaissit sur ma vue. Je tombe du haut de l'arbre, la tête dans la poussière ; aussitôt mon corps change ; au lieu de la forme humaine, je deviens méconnaissable sous des poils touffus, et les dents de mes chiens de chasse se teignent de mon sang.
« Je m'arrête; pourquoi raconter deux fois mon malheur? Pourquoi interrompre encore votre sommeil par mes gémissements? Hélas! souvent vous êtes venu près de l'arbre où gît ce qui reste d'Actéon ; souvent vous avez dépassé les ossements du cerf imposteur, tristes débris de mes membres dévorés et dispersés sur le sol, les uns loin des autres. Voulez-vous encore un dernier et fidèle témoignage de ma mort? Vous trouverez mon carquois et ma lance auprès de l'arbre où commença ma disgrâce si mes flèches ailées n'ont pas aussi subi leur métamorphose, ou si le courroux renouvelé de Diane n'a pas encore altéré mon carquois, et fait de mon arc un arbre de la forêt.
« Hélas! séduit par une vaine renommée, j'avais appris que Phébus, le frère de Diane, avait eu de ses amours avec Cyrène, Aristée, mon père; et que je pourrais ainsi offrir à la déesse une alliance de famille. J'avais su que la blanche Aurore avait enlevé Orion pour en faire son époux, et la Lune, Endymion; que Cérès avait partagé la couche de Jasion, un simple mortel ; et j'avais espéré que Diane aurait eu la même pensée ! Mais non, Otos (29) devait être plus heureux, il ne devint pas un cerf vagabond. Orion ne fut pas déchiré par ses chiens, et plût aux dieux qu'un scorpion eût fait, comme lui, périr Actéon sous son dard aigu !
« Ô mon père, ensevelissez cette fausse image chargée d'un bois rameux, et ne permettez pas qu'elle devienne le jouet des chiens étrangers. Si vous confiez mes restes à la terre, accorde-moi une grâce encore, placez mon carquois sur mon tombeau : c'est la prérogative des mourants ; mais éloignez-en mes javelots et mon arc. Eh quoi? Diane n'aime-t-elle pas aussi à tendre l'arc et à manier les javelots? Enfin, ordonnez à un sculpteur ingénieux d'y graver mon corps emprunté, depuis mon cou tacheté jusqu'à l'extrémité de mes pieds; qu'il me laisse seulement mon visage d'homme, afin que ma fatale apparence ne trompe plus personne. Mais n'inscrivez pas mon malheur sur ma tombe : ce serait trop pour le passant d'avoir à pleurer à la fois ma métamorphose et ma mort. »
Après ces mots, l'ombre animée du cerf s'envola tout à coup avec le songe. L'époux d'Autonoé secoue les ailes de ce sommeil révélateur, et se précipite hors de sa couche ; il éveille sa compagne désolée, lui raconte l'apparition de leur fils sous la forme d'un cerf, et lui répète tout ce que son ombre intelligente lui a fait entendre. Les lamentations redoublent; l'épouse d'Aristée recommence ses recherches. Elle parcourt dans sa douleur les bois les plus touffus, les espaces de la forêt les plus ombragés, les routes les plus âpres, les sentiers les plus inaccessibles; et c'est avec peine qu'elle reconnaît enfin l'arbre fatal. Elle trouve aussi l'arc et le carquois auprès du tronc isolé, et elle recueille à peine quelques ossements gisant épars çà et là ; ce peu qui reste de son fils à la triste mère ! Elle presse de ses tendres mains les cornes chéries, elle baise les lèvres velues de son pauvre faon inanimé. Puis, au milieu de ses gémissements et de ses sanglots, elle l'ensevelit. Enfin elle grave sur son tombeau tout ce que dans le songe a la nuit l'ombre d'Actéon a raconté à son père.
Tandis que la douleur règne dans le palais d'Aristée, Agavé, à la belle taille, donnait à Echion un fils, rejeton d'un géant et téméraire ennemi des dieux. En raison de ce deuil récent, on le nomme Penthée (30). Ino, de son côté, vierge encore, succéda à Néphélé dans la couche d'Athamas, après un premier mariage; l'infortunée en eut Léarque et Mélicerte. Un jour, soigneuse et bienfaisante nourrice de Bacchus, elle régnera sur la mer, car elle donnes son sein à Bacchus et à Palémon (31) à la fois. Enfin Sémélé fut réservée à un plus brillant hyménée.
Déjà, en effet, le roi des cieux Jupiter, dans ses regrets de la mort de Zagrée, songeait à remplacer par un nouveau Bacchus, sous cette même forme d'un taureau, l'ancien Bacchus (32), Zagrée, fruit a ses amours de dragon, que lui avait donné Proserpine, l'épouse du sombre monarque des enfers. Après tant d'autres métamorphoses, Jupiter, déguisé sous les anneaux rampants d'un dragon caressant et passionné, avait obtenu en secret les premières faveurs de Proserpine, tandis que tous les dieux que contenait l'Olympe, briguant la main d'une seule femme, tentaient à l'envi, dans une lutte amoureuse, d'obtenir par des présents le légitime hymen de la jeune déesse. Mercure, qui ne portait pas encore les chaînes de Pitho, offrait le gage conjugal de son caducée. Apollon tendait, pour présent des noces, sa lyre aux hymnes sonores; Mars, qui avait fait de son bouclier un don nuptial, montrait sa lance et sa cuirasse. Le dieu de Lemnos vantait un merveilleux collier de mille nuances, que ses bruyants fourneaux achevaient à peine. Car déjà Vulcain avait, malgré lui, répudié sa première épouse, Vénus, après la découverte de ses désordres avec Mars ; déjà, averti par Phébus, il avait signalé aux immortels l'adultère usurpateur de son lit, et l'avait emprisonné comme Vénus, dans leur commune nudité, sous les mailles de ses filets, aussi déliés que la toile de l'araignée.
Cependant, de plus en plus épris de Proserpine, Jupiter contemplait, d'un regard avide, insatiable et avant-coureur des amours, la jeune et florissante déesse. Les orages d'une passion indomptée s'élevaient sans cesse dans son coeur. D'une petite étincelle, Vénus avait insensiblement allumé un grand incendie, et le délire de Jupiter asservi croissait à l'aspect des charmes de Proserpine. Tantôt, prenant en ses mains l'airain, arbitre lumineux de la beauté, elle se plaisait à confier sa forme à ces reflets silencieux ; elle admirait elle-même l'ombre de ses attraits réfléchis par le miroir imitateur, et souriait à sa pro¬pre image. C'était Proserpine, observant son effigie naturelle, et contemplant la beauté fictive d'une trompeuse Proserpine. Tantôt, pendant les jours où règnent la chaleur et la sécheresse, fuyant la vapeur ardente de l'heure du midi, elle interrompait les fatigues de la navette et de la toile; puis, essuyant la moiteur de son front, elle détachait la pudique ceinture qui pressait sa taille; ensuite, rafraîchie et délassée par le bain, elle se laissait aller aux courants salutaires de la fontaine, et y oubliait les tissus et le métier de Pallas.
Jupiter, dont l'oeil voit tout, surveillait Proserpine, et jouissait de sa merveilleuse beauté que ne lui dérobait aucun voile. Jamais il n'avait brûlé d'autant de feux, même pour Vénus, lorsque, dans ses transports insensés, il échauffa la terre par ses germes puissants; la terre qui, dans l'île de Chypre, mère des monstres, allait enfanter la florissante tribu des Centaures aux belles cornes et à la double nature. Le régulateur du monde, le roi de l'Olympe, tout grand qu'il est, courbe la tète sous le joug de l'amour. Que pourraient contre Vénus la foudre et les éclairs? Il quitte le palais de Junon, s'éloigne de la couche de Dionée, repousse Cérès, néglige Thémis, oublie Latone, et s'abandonne uniquement aux charmes de son hymen avec Proserpine.
NOTES DU CINQUIÈME CHANT.
(01) Minerve Oncée. — Minerve Oncée, et plus bas Apollon l'Isménien, sont des surnoms divins particuliers à la Béotie. Minerve, sous la désignation phénicienne d'Onca, avait donné son nom à l'une des sept portes de Thèbes. Nonnos va essayer de contredire plus tard cette origine cadméenne aussi, mais sans la détruire tout à fait, et sans contre-balancer l'autorité d'Eschyle : Πρῶτον μὲν Ὄγκα Παλλὰς. (Esch., les Sept, v. 500.)
« La gardienne de cette porte, Minerve Onca, défendra son nid contre ce serpent venimeux. »
(02) Festins du sacrifice. — Tous ces apprêts de la cuisine des repas qui suivaient les sacrifices sont imités de l'Iliade, et, mieux encore, répétés de l'Odyssée. Nonnos a eu le tort d'amplifier aussi les détails de boucherie et de cuisson qu'on a blâmés chez Homère ; mais, si les deux poètes ont arrêté nos regards sur certains préparatifs trop vulgaires de la vie naturelle, que la pensée religieuse ennoblissait chez les peuples primitifs, ils nous ont au moins révélé des coutumes explicatives des sculpture antiques, qui, sans eux, seraient restées des énigmes pour nous. Cadmus parcourt ici toutes les phases du sacrifice, et en prend les noms techniques ; d'abord, Théoclymène, il invoque les dieux ; puis Thyeste, sacrificateur, il frappe la victime; enfin Daitros, officier tranchant, il divise les chairs du festin. Il faut observer que Cadmus agit en chef de secte, et qu'il institue en Grèce les rites importés d'Égypte, dont le poète lui a fait honneur dans le chant précédent (liv. IV, v. 270).
(03) Ecténes. — A propos du vers 37, Lubinus Eïlbartus est vertement tancé par le docte Walkenaer, et le mérite. « Cet interprète, dit-il, a traduit ce vers ainsi : Producens antesignanis, et ense pugnabat cum populo. Je ne crois pas me souvenir d'avoir rien lu de plus absurde en ce genre : en changeant une lettre, il aurait fait de ἄορι, ense, l'ancien nom des Béotiens, Ἄονι. » (Waik., Not in Phoen., v. 645.)
Le célèbre philologue allemand devait ajouter que le traducteur latin s'était également trompé sur le sens des mots Ἐκτήνων προμάχοισι, qui signifient, non pas producens antesignanis, mais Ectenium antesignanis, ce qui fortifie sa correction du mot ἄορι ; et il semble l'établir lui-même, en ajoutant : » Boeotiam scilicet antiquitus incoluerunt ante adventum Cadmi, Ἐκτῆνες, Ἄονες, Τέμμικες, κ. τ. λ.. » (Strabon. liv. IX, p. 615.)
(04) Arné. — Mais je vais plus loin, et la rencontre que j'ai faite par hasard d'un vers de Lycophron m'a mis en mesure de rétablir complètement, si je ne me trompe, ce passage de Nonnos, sur lequel Graefe et Walckenaer lui-même se sont mépris. Il ne peut être question ici de l'Aonie généralisée, que Cadmos a traversée déjà en se rendant à Thèbes. (Voyez liv. IV, v. 337.) Il s'agit d'Arné, ville riche en raisins, πολυστάφυλον, comme l'appelle Homère (Il. II, 607). C'est une cité limitrophe des
(05) Temmicéens. - Le chantre d'Alexandra la désigne par ce vers, qui a servi de texte à notre poète :
Ἀρνῆς παλαιᾶς γέννα Τεμμίκρων
πρόμοι.
( Lycophron, v. 644.)
(06) Le Teumesse. — Le nom du Teumesse, montagne de Béotie, signifie constructeur, et lui vient d'un antre que le père des dieux y pratiqua sous le feuillage pour y cacher ses amours :
Οὕνεκα οἱ Κρονίδης, ὡς μέγα
πάντως ἀνάσσει
ἄντρον ἔνι σκιῇ τευμήσατο...
(Fragment d'Antimaque, mal conservé par Étienne de Byzance, car il offense plus d'une fois la grammaire et la prosodie.)
Le Teumesse était célèbre par l'épaisseur de ses ombrages et les longues poutres de ses arbres :
Montibus orbatis lucorum
gloria, magnae
Theumesi venere trabes.
(Stace, Théb., l. XII, v. 51.)
(07) La porte Électre à Thèbes. - Pourquoi donc, sans nous écarter de l'astronomie, science favorite de Nonnos, ne pas attribuer la quatrième porte de Thèbes à Électre, mère adoptive d'Harmonie, ou à l'une des soeurs de Cadmus, Électre, fille d'Agénor? Ce serait plus naturel, et le scoliaste d'Apollonios de Rhodes l'exige formellement.
« Hellanique, » dit-il, « et Idoménée, dans le premier livre des Troica, affirment que la porte Électride de Thèbes reçut d'Harmonie ce nom en souvenir de sa mère. » (Scol., liv. I, v. 916.)
Mais la première de ces deux Électre est une pléiade ; et c'est aux sept planètes que notre poète, d'après Cadmus sans doute, a dédié les sept portes. C'est un motif de la même nature qui lui a fait altérer l'origine de la porte Oncée, pour l'attribuer à la Lune, planète, et non à Minerve Onca, et pour réunir en cette occasion Minerve avec la Lune, comme nous venons de le voir. Cette complication de la Lune, des boeufs de son char, et de leur mugissement (ἀγκηθμοῖο), renouvelée des premier et deuxième livres, revient pour le besoin de l'étymologie astronomique. Je remarque également que, dans ce système, les sept portes de Thèbes se trouvent recevoir Ifs noms des sept jours de notre semaine, et qu'Électre y tient la place correspondante au dimanche, puisqu'elle y représente le soleil, en raison du nom d'Élector (Ἠλέκτωρ), synonyme de Phaéton.
La gracieuse image du vers 91, Mars qui danse sans armes en donnant la main à Cythérée, se reflète avec moins d'éclat dans le vers 35 de l'Enlèvement d'Hélène, par Coluthus. C'est ainsi que le disciple a puisé plus d'une fois à la source abondante ouverte par son maître dans les Dionysiaques. Je ne m'attacherai pas à relever un à un ses emprunts d'idées, d'épithètes ou de tournures de phrase : tels que l'Hyacinthe du vers 227, faible copie du charmant tableau du livre III des Dionysiaques (v. 154), ou même les termes ambitieux et affectés, le dos de la poussière, νώτα κονίης (v. 347), qui se retrouvent deux ou trois fois chez Nonnos, et sentent l'école égyptienne. Mais je ne puis m'empêcher de remarquer que le Pâris de Coluthus, en arrivant auprès d'Hélène, est dans une situation tout à fait identique à celle de Cadmus auprès d'Harmonie dans l'île de Samothrace, le crime en plus de son côté : on voudra bien reconnaître aussi que notre héros phénicien a su attendrir Électre par le récit de ses malheurs, sans avoir recours à ces injures, adroites peut-être dans la bouche d'un séducteur, que le Troyen efféminé prodigue à Ménélas; elles scandalisent des oreilles conjugales, et font rougir l'épouse elle-même, sur le point de devenir coupable. Nonnos n'est jamais tombé dans de pareilles fautes contre les convenances et le bon ton.
(08) Polymnie et Mars.— Il est à remarquer que c'est Polymnie, la Muse de la poésie lyrique, et non Terpsichore, qui se charge de la pantomime. Hanc partem musicae disciplinae mutam nominavere, dit Cassiodore (Epist. 20). On retrouve là ces mains qui disent tout de l'Anthologie, χεῖρας παμφώνους. Voici comment le glossateur des peintures d'Herculanum a interprété en vers italiens ce passage des Dionysiaques :
E le mani movea Polimnia
madre
Della danza, e l' immagine segnava
Imitatrice della muta voce,
Spiegando colle mani un' ingeguosa
Figura, con silenzio prudente,
Gli occhi intorno girando.
(Pitture, t. I, p. 144.)
(09) L'heure de la toilette de la mariée, νυμφοσόλον ὥρην. — Ces coutumes antiques se perpétuent dans les coutumes de nos jours. Les distiques de la Grèce moderne célèbrent toutes les phases de cette cérémonie, et offrent des chansons distinctes pour chacun de ces procédés traditionnels. Ils diffèrent quand on peigne la fiancée, quand on lui passe sa robe, quand on attache ses bijoux : pour ces préliminaires des noces, comme pour les couplets consécrateurs qui les accompagnent, je demande la permission de renvoyer le lecteur à mes Chants du peuple en Grèce (t. II, p. 170).
(10) Jupiter Téléien. — Comme Junon Téléienne, Jupiter présidait aux cérémonies religieuses du mariage, τέλος, la perfection ou le grand but de l'espèce humaine. (Voir Callimaque, Hymne à Diane, et Plutarque, Propos de table, liv. IV. )
(11) L'amphisbène (la couleuvre à deux têtes). — Cuvier réduit ce prodige à des proportions vraisemblables, et explique la crédulité des anciens par la double faculté reconnue à l'amphisbène, du moins dans sa signification étymologique, comme dans les écrits des naturalistes anciens, d'avancer également par ses deux extrémités et de porter à sa queue un dard envenimé comme celui de sa tête.
(12) La topaze. - Il s'agit ici de la topaze à qui une île de la mer Érythréenne a donné le nom, et non de la perle. La perle n'illumine pas les mers, elle se contente de les enrichir. J'ai donc remplacé le mot μάργαρον (vers 167) du texte de Graefe, par μάρμαρον, et je me sens soutenu dans ma version par l'autorité de Denys le Périégète:
Ἢ καὶ γλαυκιόωντα λίθον
καθαροῖο τυπάζουu.
(Vers 1121.)
(13) Les Lychnites.... - Sorte d'escarboucle, douée, selon les croyances antiques, du privilège de luire dans les ténèbres. Nonnos, dans la description de ce collier, dont le rôle funeste ensanglante les annales fabuleuses où il porte le nom d'Ériphyle, n'a pas laissé échapper l'occasion de jouer sur le mot de la lychnite, et son étymologie, λύχνος (lustre) que les Latins ont tirée des Grecs. Dioscoride la confond avec le iaspis, auquel il donne autant de noms de ressemblances et de propriétés (liv. V, § 160).
« Et toi, lui dit à son tour
Orphée, les dieux te chérissent, parce que, comme le cristal, tu as
le pouvoir d'envoyer la flamme que tu renfermes, allumer leurs
autels sans le secours du feu.
»
(Les Pierres, § VII, v. 31.)
(14) Autonoé. — Fille aînée de Cadmos. Son nom signifie l'oubli de toutes choses dans l'aplication de ces allégories laissée par Fulgence, auteur mythologique, que l'on croit avoir été évêque de Carthage (αὐτὸ νόη) ; et c'est un sens grammatical un peu forcé, qu'elle n'aurait que trop justifié cependant dans le drame de Penthée, comme on le verra plus tard. (Liv. XLVI, v. 214.)
Chez le même auteur, Ino est la petite pointe du vin (οἶνος), si l'on ne veut pas dire l'ivresse; et il est vrai qu'Ino est la nourrice de Bacchus; mais ses fureurs maternelles, et tous ses malheurs qui ont passé en proverbe Ἰνοῦς ἄχη, auraient dû la préserver de cette joyeuse étymologie.
Agavé, toujours d'après Fulgence, c'est la Folie, car elle coupera la tête à son fils Pentbée. Ne pourrait-on pas ici objecter contre ces paradoxes étymologiques qu'Autonoé est bien plutôt la sagesse innée, et que l'épithète ἀγαυὸς désigne toujours, chez Homère, des personnages illustres ou de noble sang ?
Enfin
Sémélé, c'est le libertinage, σωμέλυον. Voici en quels termes
s'exprime l'auteur latin: « Quid sibi haec fabula sentiat,
exquiramus. Quattuor sunt inebrietatis genera. Id est prima
vinolentia, lno. Secunda rerum oblivio, Autonoe.
Tertia libido, Semele. Quarta insania, Agave.
»
(Fulg.. Mythol., liv. II. ch. 15.)
(15) Ino. — Ino, deuxième fille de Cadmus et d'Hermione, eut deux fils jumeaux, Mélicerte et Léarque. Et si Nonnos a créé pour elle l'épithète de καλλιφυὴς, d'une belle croissance, c'est sans doute que la mesure de son vers ne lui permettait pas de répéter l'épithète presque semblable consacrée par Homère : Καλλίσφυρος Ἰνώ (Ino aux beaux pieds ).
(16) Agavé. — Agavé, unie à Échion, l'un des cinq Spartes dont il a été question déjà, donna le jour à Penthée. Χὰ μαλοπάρῃος Ἀγαύα. (Théocrite, id. XXVI.) a Agavé, au tayn floury des couleurs de la pomme, pour parler comme Clotilde de Surville.
(17) Aristée. — Se nommait aussi, suivant Nonnos et quelques autres étymologistes, Agrée et Nomios (de ἀγρὴ, la chasse, et νέμειν, paître). C'est une allusion à un passage d'Apollonnius de Rhodes, que le poète égyptien met souvent à contribution (Apoll., Argon., liv. Il, v. 508), et dont il a plus bas copié un vers tout entier, en lui faisant subir une altération insignifiante.
Vers d'Apollonius, liv. II, v. 625 :
Γαῖαν ἐπιψύχουσιν ἐτήσιαι ἐκ
Διὸς αὖραι.
Vers de Nonnus, liv. V, v. 278 :
Γαῖαν ἀναψύχουσιν ἐτήσιαι ἐκ Διὸς αὖραι.
(18) Les vents étésiens. — Je ne saurais ménager davantage cette épithète, διιπετέων. Toute respectable qu'elle est, elle n'a que faire ici, où il est question des vents étésiens. Ainsi les a nommés le premier Hérodote (liv. VII, ch. 168).
Pulverulenta Ceres, et Etesia
flabra aquilonum.
(Lucrèce.)
Et d'ailleurs la phrase grecque, pour être complète et correcte, exige absolument une copulative. Le οὐ μὲν du 218e vers entraîne le ἀλλὰ δὲ du vers 220.
(19) L'abeille. — Cette gracieuse image, et les trois hexamètres (vers 244-45 et 46) qui la peignent si bien, ont été cités par Dinner dans l'avant-propos de sa collection d'Épithètes grecques, dédiée à Érasme, où il fait jouer un rôle si brillant au poète de Panopolis, et où il donne, à la fin de chaque article de son gros Dictionnaire alphabétique, une place large et distincte à toutes les épithètes saillies du cerveau de l'Égyptien. Dinner use de ces vers « savoureux », dit-il, « et véritablement doux comme le miel, » en manière de devise ou d'emblème. La célèbre demi-strophe de Rousseau, qui a servi d'épigraphe à tant d'autres recueils, les traduit si exactement, que, si je l'avais osé, j'en aurais, butinant moi-même, enrichi la pauvreté de ma prose. Or, comme je ne le pouvais décemment dans le texte, je m'en dédommage ici :
Et semblable à l'abeille en
nos jardins éclose.
De différentes fleurs j'assemble et je compose
Le miel que je produis.
(Rousseau, Ode au comte de Luc.)
(20) Jupiter Icméen.— Ἰκμαῖος, qui répand l'humidité, est un surnom de Jupiter, et une variante de l'autre surnom plus habituel, Ὑέτιος, le Pluvieux.
(21) Les inventions d'Aristée. — Parmi les inventions d'Aristée, Nonnos a négligé l'art de faire cailler le lait, qu'Oppien, exact comme un poète didactique, a mentionné.
Καὶ ταμίσῳ πρῶτος γάλα
πήξατο.
(Cynég., l. IV, v. 298.)
Justin, après Diodore de Sicile, fait également honneur à Aristée de la science à qui nous devons nos excellents fromages
« Aristaeum in Arcadia late regnasse, eumque primum, et apium et mellis usum, et lactis adcoagula, hominibus tradidisse. » (Just., liv. XIlI, ch. 7.)
(22) Céos.- Aristée, civilisateur par la culture, était adoré dans l'île de Céos ou Cos, comme le fut plus tard Hippocrate, bienfaiteur par la science ; l'un et l'autre luttèrent contre la peste, éternel fléau de l'Orient. Puisque les étymologies les plus bizarres ne m'ont pas arrêté plus haut, je ne ferai pas grâce au lecteur de l'anagramme de Cos, telle que l'École de Salerne la rapporte : ce sont les trois qualités essentielles du vin, ou ses trois épreuves qui l'ont ainsi désignée: Couleur, Odeur, et Saveur; COS : « vina probantur Colore, Odore, Sapore. »
(23) L'Hymen. — Je ne puis me résoudre à laisser à l'Hyménée l'épithète si bizarre de εἱλιμόδην (aux pieds recourbés), qu'Homère et Hésiode ont réservée pour les boeufs ; et je rétablis tout entière dans le texte l'invocation nuptiale des coutumes de la Grèce, telle que nous l'a conservée Théocrite :
Ὑμῖν ὦ Ὑμέναιε, γάμῳ ἐπὶ τῴ δε χαρείης. (Id. XVIII, v. 68.)
(24) Cyrène. — « Jamais Cyrène ne se plut, ni à promener l'aiguille sur la toile, ni aux soins domestiques des festins qui charmaient ses compagnes : mais, armée d'un glaive et de javelots d'airain, elle immolait les bêtes sauvages, protégeant le repos des boeufs de son père ; et ne donnait à ses paupières qu'un moment de sommeil à l'approche de l'aurore. Un jour, le dieu qui lance au loin ses flèches, Apollon au large carquois, la rencontra luttant seule et désarmée contre un redoutable lion. » (Pindare, Pyth., 9.)
J'interromps à regret le récit poétique de Pindare pour l'abréger. Apollon aima Cyrène, l'emmena en Libye et en eut Aristée, honoré dans l'île de Céos, où il inventa les ruches. Voilà d'un trait la généalogie et la biographie du gendre de Cadmus.
(25) Actéon et Tirésias. -
« Que de victimes, » s'écrie Callimaque, « la fille de Cadmus, Autonoé, et Aristée n'eussent-ils pas consumé sur les autels pour obtenir la seule grâce de revoir aveugle leur fils Actéon ! » (Bains de Pallas, v. 108.)
Politien avait fait l'éloge des vers où Nonnos a imité cette pensée de Callimaque, bien avant de donner la traduction latine de l'hymne sur les bains de Pallas. Il a tenté cette traduction, dit-il, préalablement à tout commentaire, prius quam in ullius commentariis ebulliret ( Miscellanées, ch. 80), « travail d'Hercule, » ajoute-t-il, dont certes, mieux qu'un autre, je connais tous les embarras et les dangers.
(26) Le sommeil du rossignol. — Ce sommeil, semblable à celui du rossignol (ἀηδόνιος, et non ἀιδόνιος, ὕπνος) est à remarquer, et rappelle l'admirable comparaison de Virgile. Autonoé et Aristée pleurent comme Philomèle, amissos queritur foetus ; le sommeil léger du rossignol, qu'il interrompt pour gémir, est proverbial en Grèce. Κελάρυζ' ἐπίκλαυτον ἀηδόνιον νόμον, dit Aristophane (Grenouilles, v. 640).
(27) L'olivier. — Je prends la liberté de déraciner ici le hêtre, et de planter à la place ce même olivier du récit de l'ombre d'Actéon, que nous allons rencontrer plus loin (vers 476.) Si j'agis ainsi, c'est par respect pour Homère, à qui Nonnos a emprunté l'idée des deux arbres, en y ajoutant un petit jeu de mots sur le tilleul, qu'on lira plus tard. Il faut même que je convienne tout de suite d'une faute d'orthographe, sans laquelle mon auteur ne pouvait opérer son calembour. Or, en fait de calembour, la chose est commune au moins, si elle n'est excusable. Au lieu du φυλίης d'Homère, qui est l'olivier sauvage, le poète égyptien a transformé le tilleul, φίλυρα, en un mot demi-barbare φιλίη, pour le rapprocher de φίλιας l'amitié; car, s'il avait conservé l'olivier sauvage de l'Odyssée, comme Minerve en est également la protectrice, tout le raisonnement d'Actéon sur la colère réunie des deux déesses tombait.
(28) Loxo. — Est choisie ici par Nonnos parmi les compagnes de Diane, en raison de son nom, qui signifie oblique, parce qu'elle a aperçu Actéon en regardant de côté : de même Oupis (de ὄψ), qui envisage; l'une et l'autre sont des divinités allégoriques, vierges consacrées aux cultes réunis de Diane et d'Apollon.
(29) Otos.— Otos, Aloïde, frère jumeau d'Éphialte, fils de Neptune et d'Iphimédie, femme d'Aloée ; ce qui ne les empêcha pas de porter le nom de leur père putatif. On reconnaît là un usage antique qui fait remonter bien haut les prétentions des bâtards. Dans leur confiance de la victoire, ces deux immenses géants s'étaient réservé, après le pillage de l'Olympe, Éphialte Junon, et Otos Diane. On m'a montré à Naxos, près de la grotte cristallisée dans la montagne de Dia, un antre profond qu'on disait leur tombeau.
... Ἐν δὲ Νάξῳ
Φαντὶ θανεῖν λιπαρᾷ Ἰφιμεδέι-
ας παῖδας, Ὤτον καὶ τὲ, τολ-
μάεις Ἐπιάλτα ἅναξ.
(Pindare, Pyth. IV, v. 156.
(30) Ici le calembour étymologique de Penthée, πένθος, malheur, chagrin, appartient tout entier à Euripide, auquel je le restitue :
« Je suis Penthée, fils d'Agavé et d'Échion. Bacchus. Ce nom ne peut que vous apporter le malheur. » (Eurip., Bacch., v. 506.)
(31) Léarque et Palémon. — S'il y a ici quelque confusion pour le lecteur dans les noms propres du texte, ma note lui expliquera que Bromios et Bacchus ne font qu'un, comme Palémon et Mélicerte; j'en dis autant, pour n'y pas revenir plus tard, d'Ino et de Leucothoé. Athamas, dans un accès de démence, écrasa son fils Léarque contre les murs de son palais.
Hinc agitur furiis Athamas,
et imagine falso;
Tuque cadis patria, parve Learche, manu.
(Ovide, Fast.. liv. VI, v. 410.)
(32) Zagrée. — Zagrée est le Bacchus crétois, à corps ou à cornes de taureau, Bacchus primitif et souterrain, puisqu'il est né de la reine des enfers : Sosie mystique de l'Osiris égyptien, or tous les deux périrent traîtreusernent assassinés.
Post-scriptum. — Avant d'aller plus loin. je voudrais ici, en quelques mots très courts, et exempts, s'il se peut, de tout pédantisme, faire sentir et presque toucher au doigt et à l'oeil les points rythmiques sur lesquels Nonnos a fait une révolution dans l'hexamètre. — 1° Il a constamment proscrit l'usage, qui régnait jusqu'à lui, de la syllabe brève devenant longue en raison de la césure. 2° Il a poursuivi l'hiatus à outrance dans les premiers chants de son poème, et l'a complètement banni des derniers. 3° Il a presque partout remplacé le lourd spondée facultatif du quatrième pied, par un dactyle rapide, mais non obligé, et il a ajouté ainsi à l'éclat et à la grâce du vers. 4° Enfin, dans sa haine du spondée, il l'a chassé du cinquième pied, où Homère et Hésiode l'avaient introduit pour les nécessités de la prosodie primitive : transmis par eux au vers héroïque latin, il est fréquent chez Lucrèce et Catulle, rare et à effet chez Virgile ; mais Nonnos, et ses disciples après lui, l'ont considéré comme un défaut, ou du moins comme une négligence : or je ne crois pas, moi, qui ai tant lu et relu les Dionysiaques pour les traduire ou les rétablir, y avoir trouvé un seul vers spondaïque parmi 21,895 hexamètres comptés.