Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
NONNOS
DIONYSIAQUES
CHANT QUATRIÈME.
ΔΙΟΝΥΣΙΑΚΩΝ ΤΕΤΑΡΤΟΝ.
En parcourant le quatrième livre, vous connaîtrez la navigation d'Harmonie, en compagnie de son époux.
1 Ὣς εἰπὼν ἐς Ὄλυμπον ἐύρραπις ἤιεν Ἑρμῆς
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1. Il dit, et, déployant les ailes légères de ses talons, Mercure au brillant caducée s'élança dans les airs, rival des vents. Cependant la souveraine des Cabires n'a pas hésité; et elle respecte les volontés de Jupiter. Bientôt elle imprime aux doigts dressés de sa main un mouvement intelligent, et par ce langage imitateur elle appelle auprès d'elle la Vierge fille de Mars. Ses joues attristées témoignent en silence la nouvelle et profonde inquiétude que sa bouche n'exprime pas. Harmonie a fixé des yeux animés sur Électre et remarqué la sévérité de son front : elle se lève et suit sa mère dans le haut du palais. Électre, ouvrant alors le solide verrou du gynécée à sept appartements, en dépasse le seuil de pierre; et les genoux de la jeune Nymphe tremblent d'effroi ; ensuite elle cherche par un geste caressant à la rassurer, prend dans ses doigts blancs comme de la neige les doigts de rose d'Harmonie, et l'on eût dit Junon aux beaux bras tenant Hébé par la main . 20 Quand la fille d'Atlas, foulant le sol de ses sandales de pourpre, parvient à l'enceinte la plus reculée de son éclatant palais, elle fait placer sur un siège élégant la jeune affligée ; puis, s'asseyant elle même à son tour sur un siège argenté, elle raconte à l'incrédule Harmonie le message de Jupiter, et tout ce que lui a dit, sous la forme étrangère d'un jeune mortel, le héraut des dieux. Alors, à la nouvelle de cet hyménée avec un homme errant et lointain, de cet époux sans demeure certaine, de cet exilé qui va partager son toit, la Vierge refuse l'étranger, et tout ce que, en faveur de Cadmus, Mercure est venu promettre, au nom de son père, Jupiter hospitalier. Elle aime mieux s'unir à l'un de ses concitoyens, et éviter ainsi un mariage nomade, qu'aucun présent ne doit accompagner; enfin, d'une main timide pressant la main de sa nourrice, elle mêle ses larmes à ces reproches. |
36
„Μῆτερ ἐμή, τί
παθοῦσα τεὴν ἠρνήσαο κούρην; |
36 « Ô ma mère, que vous ai-je donc fait pour repousser ainsi votre fille, et pour la livrer au premier arrivant ? Quel présent ce matelot pourra-t-il me faire? Va-t-il me donner pour cadeau de noces les câbles de son vaisseau? Tendre mère, je ne pensais pas que vous réserviez votre fille, exilée elle-même, à l'hymen d'un exilé. Nos concitoyens, qui me recherchent, sont bien préférables. Qu'ai-je besoin de je ne sais quel époux, sans dot, étranger, nu, vagabond et fuyant son père? Mais, me dites-vous, il est venu en aide à votre époux, le fils de Saturne. Comme si Jupiter, s'il avait, ainsi que vous le prétendez, combattu pour l'Olympe, n'eût pas disposé pour lui d'une récompense olympienne. Comme si Junon n'eût pas donné la Vierge Hébé au libérateur du Dieu qui partage sa couche ! Non, non, votre époux, le puissant Jupiter n'a pas besoin de Cadmus. Que le fils de Saturne me pardonne ! Mais le divin Mercure a menti au sujet de son père ; non, je ne puis croire que, laissant de côté Mars, le vaillant arbitre des combats, le souverain du monde et des airs ait appelé un mortel à son secours. O merveille ! il aurait renfermé, sous leurs abîmes des milliers des Titans ; et, pour venir à bout d'un seul, il lui fallait Cadmos ! Vous savez qu'avant leur union, mes ancêtres s'appartenaient déjà l'un à l'autre : mon aïeul Jupiter a établi ces lois du sang dans ma famille en épousant sa soeur Junon. Vénus et Mars ensuite, issus du même père, s'allièrent dans une même couche pour donner le jour à Harmonie. Ô destinée ! les soeurs épousent leurs frères; et moi, je n'ai qu'un époux expatrié ! » |
64 Ὣς φαμένης ἀπένιψε
γοήμονος ὄμβρον ὀπωπῆς
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Elle dit; la mère, émue de pitié, essuya les larmes qui roulaient sur ce visage plaintif. Irrésolue dans ses desseins, elle céda aux prières d'Harmonie et brava les menaces de Jupiter. Aussitôt l'artificieuse Vénus entoure sa taille de son ceste séducteur, ajoute à sa ceinture astucieuse les voiles attrayants de Pitho, et descend près d'Harmonie, dans son appartement virginal et embaumé. Elle a déguisé ses traits et son visage céleste sous la forme de Pisinoë (01), jeune fille du voisinage; elle laisse pâlir l'éclat de son front, comme si, éprise de Cadmus, elle était atteinte d'un mal secret; puis elle évite les femmes de service, trouve Harmonie seule, s'assoit auprès d'elle, et, feignant la timidité, lui adresse ces paroles mensongères : |
77 „ὀλβίη, οἷον ἔχεις ἐνὶ δώμασι καλὸν ἀλήτην,
90 Εἰ δὲ πέλει θεὸς ἄλλος
ἔχων βροτοειδέα μορφήν,
107 χρύσεος ἔπλετο Κάδμος ὅλον δέμας· ἢν δ´
ἐθελήσῃς, 119 Παρθένε, Κάδμον ἔχεις, μὴ δίζεο θῶκον Ὀλύμπου.
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77. « Oh ! que tu es heureuse d'avoir dans ta maison « un si beau voyageur ! Ô plus heureuse encore de l'avoir pour prétendant et de voir en lui un époux tel que n'en eut jamais aucune autre jeune fille ! « Certes, c'est bien là le sang de l'Assyrie où coule le fleuve délicieux d'Adonis; la patrie de ce charmant jeune homme est bien ce Liban où Vénus tient sa cour. Mais non, je me trompe. Il a caché son origine; une femme de la terre ne lui a pas donné le jour : il doit être de la race de Jupiter (02). Ah l je sais d'où nous vient cet habitant de l'Olympe; et comme jadis le Titan Atlas fit d'Électre une soeur de Maïa, voici un Mercure sans ailes qui vient s'offrir pour époux à sa cousine Harmonie : et ce n'est pas sans raison qu'on l'invoque sous le nom de Cadmile (03), puisqu'il n'a fait que changer sa forme céleste en gardant le nom de Cadmus. 90 « Ou bien, si c'est un autre Dieu sous les traits d'un mortel, c'est sans doute Phébus qu'Hémathios reçoit dans son palais. Ainsi recherchée de tous, tu es plus fortunée en amour, en mariage divin, que ta mère. O merveille ! le prudent Jupiter n'a épousé Électre qu'en secret : et c'est aux yeux de tous qu'Apollon lui-même demande Harmonie pour épouse. Heureuse celle que désire le Dieu qui lance au loin ses flèches ! Quant à moi, s'il souhaitait la main de Pisinoë, certes je ne refuserais pas Phébus, comme fit Daphné, et je n'imiterais pas Harmonie ; mais je quitterais tout, mon héritage, ma maison, et ne regretterais même pas mes parents pour m'attacher à mon époux Apollon. Ah ! je n'ai point oublié sa figure : car, un jour, accompagnant mon père dans le temple des oracles, j'ai vu la statue Pythienne, et, en apercevant ici ton voyageur, j'ai cru revoir cette même statue de Phébus. Mais vas-tu me dire, Phébus porte sur sa tête un bandeau brillant comme l'or. Eh ! quoi, Cadmus n'est-il pas d'or tout entier! 107 « Si tu y consens, je suis prête à te donner mes nombreuses suivantes, et, pour te tenir lieu de dot, tout l'or et l'argent que je possède ; j'y joindrai des manteaux royaux teints de la pourpre de Tyr, la maison paternelle dont je dois hériter, et, si j'osais le dire, toutes mes compagnes; enfin, mon père et ma mère eux-mêmes, pourvu que tu me donnes en échange ce seul époux. 120 « Pour moi, je n'ambitionne ni la pierre brillante de l'Indienne Érythrée, ni les pommes d'or des Hespérides, ni l'ambre des Héliades, autant que l'ombre d'une seule nuit qui placerait Pisinoé près de ce voyageur. Crois-moi, si d'un côté tu descends de Mars et de Vénus, ta mère a su choisir pour toi une digne alliance. Je n'ai jamais contemplé une telle fleur de beauté. La nature, comme d'elle-même, a doté Cadmus de tous les dons du printemps. J'ai vu sa main aux doigts vermeils. J'ai vu ses yeux doux comme une goutte de miel. Les joues de son visage qui fait naître l'amour se colorent comme des roses ; ses pieds, à leur double extrémité, ont la teinte de la neige et au milieu la nuance du carmin. Ses bras sont comme des lis. Je néglige les boucles de ses cheveux, de peur d'offenser Phébus, en les mettant au-dessus de son Hyacinthe de Thérapné (04). Lorsque, détournant sa figure enchanteresse, il promène ses regards, c'est la lune en son plein qui brille de tout son éclat ; et s'il écarte sa chevelure de son front et de son cou, c'est une autre étoile du matin qui resplendit. Je ne dis rien de ses lèvres (05); mais sur sa bouche, asile des amours, la persuasion réside et répand le charme de sa voix entraînante. Les grâces accompagnent tous ses mouvements ; et je n'ose parler de ses mains pour ne pas faire tort à la blancheur du lait. Jeune fille, que crains-tu ? Tu vas au printemps naviguer sur un petit espace (06); et moi, avec l'aimable Cadmus, je traverserais en hiver l'immense Océan. Ne redoute pas les flots grondants de la mer ; la fille des ondes, Vénus, préservera des orages ce trajet amoureux. Eh quoi ! tu possèdes Cadmus; n'envie donc pas le trône de l'Olympe. 143 « Dans mon infortune, laisse-moi du moins vivre auprès de vous. Je toucherai peut-être sa main, ou le bord de sa tunique ; et ce serait un remède consolateur au mal secret qui me consume. Je verrais son cou sans voile ; et comme par mégarde, je serrerais un de ses doigts pendant qu'il est assis. Ah ! si par hasard, sa main s'étendait jusqu'à moi, et venait à toucher mon sein, il me semble que je mourrais. Oui, pour presser de mes lèvres ses lèvres entr'ouvertes et les effleurer de mes baisers (07) ; pour l'entourer un moment de mes bras, je consentirais volontiers à passer les ondes de l'Achéron. Alors sur les rives du Léthé qui voit tant de larmes, je raconterais aux morts ma douce destinée, et je ferais à la fois envie et pitié à la triste Proserpine. Là, j'enseignerais l'art de ces baisers pleins de charme aux amantes malheureuses que le feu du désir a consumées; et j'exciterais leur envie, s'il est vrai qu'après la mort les femmes gardent encore de jalouses passions aux bords du fleuve de l'oubli. 160 « Je serai, si tu le veux, ta compagne, et te suivrai dans tes voyages; sans en avoir l'expérience, je ne les redoute pas. Cruelle, deviens donc la première et légitime épouse de Cadmus, j'aurai soin de ta couche, et je servirai à la fois Harmonie et son époux. Mais ne me faudrait-il pas craindre encore ta jalousie et ta colère de me voir si près de lui, même si tu parviens à les dissimuler? Junon, bien que reine des airs et déesse, s'irrita contre les mortelles, épouses adultères de Jupiter; elle fit sentir son courroux à Europe, poursuivit la vagabonde Io, et n'épargna pas les déesses elles-mêmes, puisqu'elle excita son fils Mars contre Latone, surprise par les douleurs de l'enfantement. Enfin, si tu n'es pas jalouse, laisse-moi chercher un remède à ma fureur, et prête-moi ton époux pour un jour; que dis-je? pour une seule nuit; je t'en conjure : ou si tu me refuses, par grâce, immole-moi de tes propres mains, afin que cette ardeur intime qui m'agite, pendant la nuit et à l'aurore, s'apaise et cesse de dévorer mon âme. » |
177 εἶπε καὶ Ἁρμονίην φυγοδέμνιον ἤλασε κεστῷ
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177 Elle dit, et frappant de son ceste l'indocile Harmonie, elle la soumit à l'amour et l'enflamma. Dès lors la fille de Mars se sent agitée d'un double désir : elle veut l'étranger pour époux; elle veut le suivre dans sa patrie. Puis elle s'écrie dans ses transports : 182 « Hélas ! qui donc a changé toutes mes pensées ! « Adieu, mon pays ! adieu, Hémathion, et tout le palais ! Antres des Cabires, et vous, promontoires des Corybantes, adieu ; je ne verrai plus la torche nocturne consacrée à la vénérable Hécate. Adieu, ma virginité! J'épouse le charmant Cadmus. Pardonnez ô Diane, je vais traverser gaiement les flots; mais, dites-vous, la mer est formidable. Que me fait sa fureur si l'onde où est née ma mère doit recevoir Harmonie et Cadmus mourant ensemble? Oui, je suivrai mon jeune époux, et j'invoquerai les unions des déesses. S'il dirige notre navigation vers l'Orient, je dirai l'amour d'Orion pour l'Aurore, et je n'oublierai pas Céphale ; s'il me conduit dans les ténèbres de l'Occident, la Lune elle-même sur le Latmos a souffert pour Endymion, et son exemple me consolera. » |
197 Τοῖα νοοπλανέεσσι
μεληδόσιν ἤπυε κούρη
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197 Ainsi s'écriait la Nymphe dans ses agitations impétueuses, et déchirée par l'amour qui égare incessamment son esprit. Le visage baigné de larmes, et elle baise les mains, les yeux et les pieds d'Électre; elle pose ses lèvres pudiques sur la tête, les épaules et le front d'Hémathion, car il est son frère ; elle serre dans ses bras toutes les suivantes, elle presse en pleurant les portes richement sculptées du palais, son lit, les grilles insensibles de sa chambre virginale, et et elle embrasse la poussière du sol de sa patrie. 206 Alors Électre essuie les larmes qui coulent son se visage, tient la main d'Harmonie, prend la volonté des dieux à témoin, et livre à Cadmus, sans aucun présent, l'épouse qui lui est destinée. Le Héros, qui doit partir à l'aurore, reçoit la fille de Vénus, et abandonne aussitôt le palais avec une seule esclave avancée en âge, que la reine lui donne pour le servir, et le guider, jusqu'à la mer, à travers la ville. 213 C'est en ce moment que voyant la Nymphe consternée d'un brûlant amour, suivre l'étranger le long du rivage et sur les eaux, la Lune adresse à Vénus ces amers reproches : 216 « Eh quoi ! Cypris, tu t'armes contre tes enfants et tu n'épargnes pas même les fureurs de l'amour au fruit de ta couche? Cruelle, tu n'as aucune pitié de ta fille ! Quelle autre victime ménageras-tu donc quand tu frappes aussi ta race? Chère enfant, tu vas errer à ton tour. Fille de la déesse de Paphos, dis à ta mère : Le soleil vous a trahie, et la Lune me voit rougir aussi. Harmonie, malheureuse exilée ! n'envie pas à la Lune son époux Eudymion. En suivant ton vagabond Cadmos, tu te prépares autant de douleurs. Ah ! quand ta souffriras de ton amour, souviens-toi de tout ce que l'amour a fait souffrir à la Lune (08). » |
226 Ὣς φαμένης ἑτάρους ὑπὲρ
ᾐόνα Κάδμος ἐπείγων
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226 Elle dit, et sur le rivage Cadmus excite ses compagnons; puis, détachant à l'arrière les câbles du vaisseau qui s'avance sur les ondes, il ouvre ses voiles aux souffles favorables du printemps. Ensuite, tendant des deux côtés un cordage fixé aux chevilles du bord, il dirige sur les flots la course de la carène, et égalise son poids (09). Habile dans l'art de la navigation, car il est Phénicien, il s'établit à la poupe auprès du gouvernail, et place à ses côtés Harmonie, sa compagne respectée. 235 En voyant maîtres du vaisseau les étrangers qu'on n'y reçoit que pour un salaire, l'un des nautoniers les considéra longtemps l'un et l'autre, et exprima ainsi tout bas son étonnement : « Ici, c'est Éros lui-même, qui est le vrai pilote. Eh! pourquoi Vénus, née de la mer, n'aurait-elle pas un fils matelot ? Mais Éros est un enfant qui porte des traits, un arc, un flambeau et des ailes ; et ce navire est de Sidon : c'est donc sans doute Mars déguisé, qui est assis à la poupe, et qui conduit vers le Liban Vénus, quittant la Thrace pour l'Assyrie. Mère des Amours, soyez-nous propice ! apaisez les flots, et envoyez-nous un vent favorable sur les ondes qui vous ont donné le jour. » Ainsi parla furtivement le nautonier, en jetant auprès de lui un regard détourné vers Harmonie. 249 Cadmus, instinctivement inspiré par les oracles d'Apollon, dirigea sa navigation vers la Grèce. Les divins décrets de Jupiter retentissaient sans cesse à ses oreilles dociles et hâtaient sa marche. C'est là qu'il devait étendre à tous les Grecs le bienfait des plus récentes découvertes et éclipser l'art salutaire de Danaüs. Danaüs, origine de tant de maux, l'inventeur des puits, fit-il, en effet, autre chose que délivrer la ville d'Argos de la soif? A l'aide du fer des pioches aiguisées, il creusa les profondeurs du sol, pour rencontrer dans ses flancs une fente souterraine, et pour mouiller à peine d'une onde hospitalière les pieds poudreux des Argiens, mince filet d'eau sortant d'un abîme, tandis que Cadmus enrichit la Grèce entière de ces organes de la langue intelligents et sonores, qu'il fit s'accorder entre eux et dont il régla les liaisons et l'intime harmonie, en plaçant les voyelles et les consonnes à la suite les unes des autres et à leur rang. Il créa aussi par l'écriture les signes muets de la parole. Il avait appris de son père les mystères de cet art sublime, et emporté avec lui les sciences de l'Égypte; car lorsque Agénor quitta Memphis pour fonder Thèbes aux cent portes, son fils, nourri du lait sacré des divins papyrus (10), avait gravé, d'une main rétrograde, des caractères obliques et tracé des lettres arrondies. 269 Cadmus enseigna aussi les cérémonies du culte d'Osiris, le Bacchus égyptien dont il fut l'élève, et les imitations nocturnes de la science des cérémonies; il fit, le premier, entendre l'hymne magique et inspiré qui se chante d'une voix mystérieuse et avec un sourd hurlement. Tout jeune encore, il enseigna à orner les temples de statues de pierre, et à tracer profondément sur leurs murs des images sculptées. Enfin, dans ses habiles méditations, mesurant la carrière étincelante des innombrables étoiles, il fit connaître la marche du soleil, la dimension de la terre; et, courbant les doigts mobiles de ses mains entrelacées, il calcula le retour de la lune, ainsi que ses phases inconstantes ; comment elle altère trois fois sa forme, d'abord paraissant à peine, puis à demi, ensuite étincelant sous son visage tout entier ; comment aussi, s'approchant et s'éloignant des rayons fécondants du soleil, générateur universel, elle naît uniquement de l'éclat de son père, de ce feu qu'il crée pour lui-même, qui l'a fait revivre, et qu'elle lui a dérobé. 285 Tel était Cadmus. Il monte rapidement vers les villes de l'Achaïe et abandonne la navigation. Suivi d'Harmonie, il forme une troupe de ses compagnons maritimes, dont il fait des voyageurs du continent; et, à l'aide de chars attelés de chevaux et de chariots de transport, il se dirige vers le séjour des oracles. Là, à Delphes, point central du monde, il interroge l'axe de la célèbre Pythie, et l'axe pythique, animé dans son cercle arrondi et sonore, lui adresse d'une voix profonde ces prédictions : |
293 „Κάδμε, μάτην, περίφοιτε, πολυπλανὲς ἴχνος
ἑλίσσεις·
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« Cadmus, c'est en vain que dans tes erreurs tu parcours des contrées nombreuses ; tu cherches un taureau que les flancs d'une génisse n'ont point porté ; tu cherches un taureau que ne saurait trouver aucun mortel. Renonce à l'Assyrie d'où tu es parti ; poursuis une génisse de la terre, et non un taureau du ciel. L'époux d'Europe ne connaît ni berger, ni labour, ni pâturage; il n'obéit ni au fouet, ni à l'aiguillon. Il reçoit les doux freins de Vénus, mais non le joug de la charrue; ce n'est pas à Cérès qu'il tend son cou, c'est au seul Éros. Ne regrette point Tyr, ni ton père; demeure sur le sol étranger, et fonde une ville du même nom que Thèbes l'égyptienne, à l'endroit où la génisse fatiguée se couchera et reposera sur le sol ses pieds fatigués (11). » 307 Après ces mots, la voix animée du trépied, s'assoupit; les sommets du Parnasse frémirent au bruit des paroles d'Apollon, leur voisin; et dans son courant intelligent l'onde prophétique et inspirée de Castalie (12) bouillonna. 311 Le Dieu dit, et Cadmus se retire; il voit auprès du temple une génisse ; elle marche ; il la suit. Ses serviteurs zélés l'accompagnent, et règlent lentement leurs pas sur ceux de l'infaillible génisse au pied tardif. Cadmos, à leur tête, parcourt le pays sacré qui l'on aperçoit de loin, la contrée où le Dieu Pythien, allant à la recherche du serpent de ces montagnes et de ses neuf replis, éteignit le venin morte de l'hydre de Cirrha (13). Bientôt, laissant derrières lui les cimes du Parnasse, l'exilé traverse la région limitrophe de Daulis (14). Là, m'a-t-on dit, était le voile qui parla pour la triste et muette Philomèle. Térée la souilla de ses violences, et la déesse de l'hymen, Junon, s'enfuit à la vue de cet hymen des montagnes sans fêtes et sans honneurs (15). La Nymphe n'eut, pour y gémir, d'autre lit nuptial que les rochers des chemins. Privée de la langue, elle pleurait le fatal outrage du prince de Thrace; et l'écho, muet à son tour, mais attendri de sa pudique innocence, n'imitait plus que ses larmes; ces larmes mêlées au sang qui s'échappait de sa langue mutilée et de ses récentes blessures (16) ! 331 Cadmus vit aussi la ville de Titye, où ce téméraire fils de la Terre, traversant les forêts ombreuses de Panope (17), osa offenser Latone, et déchirer ses voiles sacrés; ensuite il foula les flancs de Tanagre (18) ; et passant de Coronée à Haliarte, puis de la cité des Thespiens aux vallées profondes de Platée, il parvint auprès d'Aonie à travers les plaines des Béotiens. C'est là que jadis le fils de la Terre, Orion, malheureux amant de l'inhumaine Diane, périt sous la piqûre du Scorpion qu'elle avait appelé à son secours. Il avait suffi à ce chétif monstre terrestre qui rampe si lentement, de vibrer son dard foudroyant dans le talon d'un tel adversaire pour le terrasser, quand celui-ci effleurait à peine la frange de la tunique de la chaste déesse. 344 Le héros arrive enfin à Chéronée, dont le sol brillant argente les pieds de la génisse (19). Là, arrêtant les circuits multipliés de sa pénible marche, elle secoue la blanche poussière que ces terres arides ont laissée à ses pieds ; et, fléchissant les jarrets, elle désigne en se couchant la future cité prédite par l'oracle. Cadmus reconnaît alors l'accomplissement de la prophétie de l'antre pythien : et, plaçant auprès de l'autel parfumé d'encens la génisse sacrée, il cherche pour purifier ses mains avant le sacrifice, et pour les pieuses libations, l'eau d'une source limpide ; car le fruit délicieux de la vigne féconde n'avait pas encore embelli les vergers. 356 Il s'arrête auprès de Dircé (20) ravagée par un dragon, et reste immobile de stupeur à l'aspect de ce serpent de Mars qui entoure la fontaine de sa croupe tachetée et de ses replis tortueux. La troupe nombreuse qui suivait le héros en demeure pétrifiée. De sa terrible mâchoire, il mord l'un à la poitrine, broie l'autre sous ses dents rougies; à un troisième, il déchire le foie, source de la vie, et l'étouffe. Sa crinière couverte de limon flotte d'elle-même sur son cou, et ondoie sur sa tète marécageuse. Tantôt il épouvante un guerrier en glissant sur la rondeur de ses tempes; tantôt il court insaisissable sous le menton d'un autre ; puis, il lance contre les yeux de ce¬lui-ci une salive venimeuse, et obscurcit le brillant éclat de ses prunelles qu'il ferme pour toujours. Enfin, il saisit celui-là par le talon, le meurtrit de ses morsures, et vomit dans ses veines une écume verdâtre. Ce venin livide tue à l'égal d'un fer empoisonné. Parfois, gonflé sous les plaies de ses mâchoires, un combattant a senti vaciller les nerfs de son cerveau que le poison pénètre; et de sa cervelle fondue s'écoule une humeur qui inonde ses narines putréfiées (21). 365 Bientôt, enroulé sur lui-même, il rampe rapidement vers Cadmus, et l'étreint de ses noeuds menaçants ; puis, dressé sur l'extrémité de ses membres (22), il se jette d'un vif élan sur le centre du bouclier à la peau de boeuf. Le héros, retenu par ces obliques enlacements, et lié de ces chaînes étroites, allait fléchir sous ce lourd fardeau, quand il parvient à saisir debout son pesant adversaire, à le renverser sur le sol, et à broyer sa gorge homicide. Le monstre expirant ouvre et élargit alors ses mâchoires dévorantes, puis il penche la tête, et les anneaux tendus de son cou retombent languissants sur ses membres repliés. 389 Pendant cette lutte, Minerve s'était approchée de Cadmus, et secouant, comme un augure de la victoire, l'égide où se dressent en chevelure les vipères la Gorgone, la déesse protectrice des peuples lui criait pour animer son courage : |
393 „Κάδμε, Γιγαντοφόνοιο Διὸς συνάεθλε κυδοιμοῦ,
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« Cadmus, auxiliaire de Jupiter dans la guerre où périrent les géants, un seul serpent te ferait-il peur, lorsque, par ton secours, le fils de Saturne a précipité du ciel Typhée et tant de serpents qui hérissaient toutes ses tètes ? Ne redoute pu les dents du monstre et ses sifflements. Pallas est avec toi ; Mars et ses armes ne sauveront pas le reptile gardien de Dircé ensanglantée. Empare-toi après sa mort de ses dents impitoyables ; ensemence la terre de ces germes d'une hydre, et fais tomber sous ta faux les moissons de géants qui vont naître du dragon; confonds dans une extermination commune toutes ces phalanges sorties de la terre, et n'en épargne que cinq, afin que les nobles épis de la génération des Spartes puissent croître dans ta Thèbes future (23). » 406 Après avoir ainsi encouragé Cadmus, tout stupéfait encore, Minerve fend la profondeur des airs de ses ailes rapides, et retourne dans la demeuré de Jupiter. Le héros prend sur un tertre aride la borne pesante et arrondie d'un champ, soulève cette arme raboteuse ; puis, sous cette roche dont il le frappe de près, il écrase la tête du dragon. Ensuite, tirant de sa ceinture son glaive acéré, il tranche le cou du monstre ; et bien que la tête fût séparée du corps, la queue s'agitait encore et traçait sur la poussière ses cercles accoutumés. Le dragon gisait sur le sol. Au tour de lui l'impétueux Mars fit entendre les éclats de sa colère, et c'est à ses ressentiments que Cadmus, bien que d'une tout autre nature, dut de subir un jour lui-même aux penchants de la terre d'Illyrie la forme étrangère d'un dragon. Telle était la destinée que lui réservait le temps. 421 Cependant, le héros remplit l'airain de son casque du grain de la mort, formidable récolte qu'il a moissonnée dans la gueule du reptile, et du champ consacré, il transporte sur la terre aride la charrue recourbée qu'inventa la Minerve indigène; il creuse sur ce sol des sillons qui vont engendrer la guerre, et y sème en rangs nombreux les dents envenimées. L'épi des géants, grossi de lui-même, surgit aussitôt; l'un dresse la tête haute, en montrant le bord de sa cuirasse ; l'autre dépasse de son cou et de ses effrayantes épaules les fentes de la terre. Celui-ci se montre jusqu'au nombril ; celui-là se lève à demi créé et s'arme de la terre qui le nourrit. Un dernier, cachant sa poitrine, ne fait saillir du terrain que le haut de son front ; et rampant encore sur les flancs de sa mère, protégé par ce rempart naturel, il engage le combat contre l'intrépide Cadmus. O prodige ! llithyie prépare déjà pour la guerre celui que le sein maternel n'a pas encore abandonné. Tantôt, à demi visibles, ils brandissent des piques nées avec eux. Tantôt, étalant leurs corps entiers à la lumière, ils restent attachés au sol par le bout de leurs pieds inachevés. 441 Cadmus n'oublie pas les recommandations de Minerve, et il abat la moisson renaissante des géants; il frappe de sa lance qu'il fait tourbillonner l'un au-dessus du sein, l'autre sous la clavicule, et meurtrissant la largeur de son cou, il brise les os de sa gorge velue. Puis, atteignant de l'épée la hanche d'un nouveau combattant, il fend d'un seul coup le ventre et le bouclier qui viennent de paraître à la fois. Enfin il terrasse sous des blocs de pierre ceux dont il n'aperçoit que le buste. Le sang de ces formidables géants coule à grands flots; Mars glisse sur une poussière souillée, y rougit ses membres; et le manteau de la Victoire qui assiste au combat, se teint de gouttes de pourpre. Le carnage fut immense. Le torrent du sang des géants abattus par le glaive jaillissait de tous côtés. Enfin Cadmus (24), par le sage conseil de Minerve, lance une roche sur leurs têtes : aussitôt, enivrés des transport sanglants de Bellone, les fils de la Terre se livrent à toute la furie de Mars, s'attaquent à l'envi, s'égorgent l'un l'autre, avec le fer né d'une mère commune, et demeurent enfin ensevelis sous la poudre. Dans cette affreuse boucherie, la surface du bouclier s'empreint d'un sang noir, échappé des veines des fils du sol ; et la moisson intestine de la Terre est tranchée par un glaive fratricide (25). |
NOTES DU QUATRIÈME CHANT. (01) Pisinoé. Pisinoé, séduction, est le nom fort bien porté que donne à l'une des sirènes Apollodore, et que Vénus prend ici avec autant de succès. (02) Imitation de Virgile. — Ici, et c'est assez rare chez lui, Nonnos semble, en plus d'un endroit de cette harangue de Vénus-Pisinoé, avoir imité Virgile, et le premier aveu de l'infortunée Didon, Credo equidem, nec vana fides, genus esse deorum ! (03) Cadmus-Cadmile.— Hermès-Cadmus est un des noms consacrés à Mercure dans le culte mystérieux des Cabires. Et comme les jeunes filles de naissance libre assistaient les prêtres dans les rites religieux de la Samothrace, il est tout naturel que Pisinoé croie retrouver dans Cadmus le dieu Cadmile, qui lui est connu. « Cadmile, » dit Tzetzès dans son commentaire sur Lycophron « est le Mercure de la Béotie. » - « Il est, » ajoute Fr. Creuzer, par la bouche de M. Guignaut (Symbolique, t. Il, p. 298), « le dieu médiateur qui met en communication le ciel et la terre, le monde des corps et le monde des esprits, et par là conduit à fin l'oeuvre de la création universelle. » Enfin, Cadmile figure dans les mystères de Samothrace en qualité d'acolyte ou d'auxiliaire des Cabires; et, bien qu'ils aient été tous ensemble importés en Béotie par le célèbre Métaphus, profane missionnaire des temps primitifs, ils ne furent point admis au nombre des divinités purement grecques : le culte de la Thrace imparfaitement connu ne se confondit jamais avec la mythologie hellénique. - « Quod autem ad Thraciam attinet; adeo ab ea divisa primitus et usque fuit Graecia, ut ne systema quidem illius mythologicum usurpaverit unquam, nec etialn apprime calluerit. Cadmillus et Cabiri graeci nunquam facti sunt, et vix bene apud Graecos innotuere. » (Victor Cousin, Procli praefat., t. I, p. 4.) (04) Hyacinthe. — Comme on l'a déjà vu, Hyacinthe était d'Amyclée, si voisine de Sparte, comme Thérapné, que le poète, et avec lui beaucoup de ses confrères du même siècle, voire même quelques-uns des siècles précédents, confondent volontairement ces trois villes. (05) Discours de Vénus. — Vénus me paraît oublier totalement ici le précepte d'Horace : Si dicentis erunt fortunis absona dicta. Elle met dans la bouche d'une jeune fille les expressions très peu convenables qu'elle venait sans doute d'entendre elle-même sur le mont Ida ; et la harangue passionnée de Pisinoé ne présente dans la péroraison que la paraphrase de ces deux vers d'Anchise :
Βουλοίμην κεν ἔπειτα, γύναι
εἰκυῖα θεῇσι, « Femme semblable aux déesses, je consentirais, après avoir partagé votre couche, à descendre dans la demeure de Pluton. » Boitet, mon devancier, aurait-il voulu amortir l'effet de cette amoureuse doléance lorsqu'il fait dire à Vénus : « J'y contenteray ma passion, j'esteindray mon feu ; que je voye de prest votre perruque ! » C'est avec plus d'élégance et moins de trivialité que Vénus-Pisinoé, dans son amoureuse description de la beauté de Cadmus, la compare à l'éclat de l'étoile du matin. Claudien en dit autant d'Honorius :
Quis non Luciferum roseo cum
Sole videri Mais ici la similitude est bien plus naturelle : c'est son astre favori que Vénus appelle au secours de son éloquence; c'est sa planète qui scintille le matin à l'horizon, et prend le nom d'Hespéros. Χρύσεον φαὸς Ἀφρογενείας a dit Bion; et Virgile :
... Oceani perfusus Lucifer
unda, (06) L'immense Océan. — Au mot στυγνὸν que portent les différents textes, j'ai substitué, de ma propre autorité, le mot στεινὸν, presque semblable. Je veux croire Nonnos trop ami de la vraisemblance pour avoir effrayé Harmonie de l'épithète στυγνὸν, horrible, et par l'image d'une mer qui, après tout, n'est guère horrible au printemps ; d'un autre côté, il est trop partisan de l'antithèse pour n'avoir pas cherché à opposer ici une mer étroite, στεινὸν ὕδωρ, à l'immensité de l'Océan, Ὠκεανὸν περίμετρον. Et si le mot στεινὸν ionique pour στένον ne se trouve pas dans Homère, on le lit chez Platon, Aristophane, et on le prononce avec admiration devant l'anse profonde et étroite qui porte son nom, Sténia, petit golfe pittoresque et secourable sur la rive européenne du Bosphore, entre Rouméli-Hissar et Kalender. (07) Discours de Pisinoé. — Le long discours de Pisinoé, auquel Cunaeus semble préférer la courte et plaintive allocution de la Lune, et surtout le détail régulier et comme chiffré des beautés de Cadmus, font naître chez M. Ouvaroff la réflexion suivante : « On ne saurait croire, dit-il, combien cette manière de Nonnos se rapproche de certains poètes italiens, le cavalier Marini, par exemple; mais ni lui ni ses contemporains n'ont atteint la hauteur de la parfaite harmonie de Nonnos, quand, s'échappant des limites étroites de sa subtile rhétorique, il s'élève jusqu'au domaine propre de la poésie. » Que n'eût pas dit le critique russe des portraits physiques de héros et d'héroïnes, si multipliés dans les écrits fantastiques de notre époque ? Boileau n'a pu en éteindre la manie, même en les tournant en ridicule quand il les rencontre chez Chapelain et par son piquant commentaire des fameux vers :
On voit hors des deux bouts
de ses deux courtes manches, « Ces vers » me disait récemment un partisan de la nouvelle époque poétique, « ne sont pas si mauvais qu'ils en ont l'air, ils font image. Voilà de la poésie qui est de la peinture, » (quelle impie application du précepte d'Horace !) « et ils me rappellent ces beaux portraits de femme de Van-Dick et de Mignard, où les mains effilées et les doigts de neige sont l'un des caractères distinctifs de la noblesse du sang. » — J'interrompis en riant le moderne admirateur de Chapelain pour citer les deux vers qui suivent ce premier distique :
Dont les doigts inégaux, mais
tout ronds et menus. « Eh bien ! » répliqua mon interlocuteur, « ce n'est plus du Mignard, si vous voulez, c'est du Rubens : toujours est-il que c'est Nicolas Despréaux qui a tort » - A cela, que dire ? Rien, si ce n'est qu'il y a plus de versificateurs industrieux comme Nonnos, que de judicieux critiques comme Boileau. (08) La Lune et Endymion. - On peut rapprocher l'apostrophe de la Lune à Harmonie du discours que cette même Lune adresse à Médée dans les Argonautiques d'Apollonius de Rhodes. L'imitation est sensible, et l'on saura sans doute gré à Nonnos d'avoir, sans trop de désavantage, soutenu la comparaison. Néanmoins l'allocution semble amenée moins naturellement ici. Phoebé, chez Apollonios, se plaint de Médée qui, dans ses enchantements, l'a souvent évoquée du Latmos, et lui a reproché sa tendresse pour Endymion, tandis qu'Harmonie, n'étant pas magicienne, n'a pas offensé la Lune. Celle-ci alors ne peut plus que s'en prendre à Vénus pour l'avoir assujettie à l'amour d'un berger. L'épouse de Cadmus quitte sa patrie de son plein gré, et du consentement de ses parents adoptifs, ce qui ne l'empêche pas, comme la furtive épouse de Jason, ou comme les Troyennes de l'Enéide, de baiser, en pleurant, la porte, les mains et son lit de jeune fille.
Κῦσσε δ' ἑόν τε λέχος καὶ
διλκίδας ἀμφοτέρωθεν (09) La navigation. - On voit ici que l'art des Phéniciens ne se bornait pas à diriger un vaisseau sur la mer, mais qu'il enseignait encore à le préparer aux longues courses, à en disposer et à en égaliser le chargement. C'est ce que Delille a a bien exprimé dans ce vers technique :
L'équilibre des poids le
balance sur l'onde. (10) Les papyrus. - C'est peut-être à une promenade faite, il y a douze ans, en Sicile, sur les bords du fleuve Anapus, que je dois l'avantage de rectifier ici l'erreur du traducteur latin de Nonnos. Il a trouvé dans ce passage une allusion aux livres sacrés, et je n'y vois que l'invention du papyrus. Le cicerone qui me montra les tiges de papyrus de la fontaine Cyané voulut bien en extraire devant moi la moelle pulpeuse qu'il suçait avec délices ; il en détacha l'écorce, les filaments, et remit un morceau de papyrus qu'il avait, par les procédés de Pline, préparé pour recevoir l'écriture. Le papyrus servait aussi à tresser des cordages ; et son aigrette chevelue tenait lieu d'étoupe à radouber les vaisseaux. Voici une épigramme descriptive du papyrus dont je surcharge ma note, par égard pour Martial :
Levis ab aequore cortex Mareolica concha (Mart., l. XIV, ép. 209. Polissez l'écorce que fournit le lac Maréotis avec une coquille de mer ; et le roseau (c'est encore aujourd'hui la plume des Turcs), glissera sans arrêt sur cette surface unie. (11) L'oracle pythique. — Clavier a traduit et commenté ainsi ce vers 291 (Histoire des temps anciens, t. 1) : « Et l'axe phrygien (c'est-à-dire, le trépied) rendit d'une voix creuse les prédictions suivantes sur le cercle qui parle de lui-même. » Puis il ajoute : « Le vent se rendait par un tuyau dans le bassin de cuivre dont il ne pouvait s'échapper qu'en soulevant I'holmos ou couvercle qui le fermait exactement. La Pythie, assise autour de ce couvercle le contenait et pouvait en varier les faces en le faisant vibrer plus ou moins contre les bords du bassin intérieur ; c'est, je crois, ce que Nonnos a voulu dire dans ses Dionysiaques plus haut, et dans un autre passage, liv. XIII, 133. » Les scoliastes d'Euripide (ad Phaeniss. v. 638); d'Aristophane (ad Ranas, v. 1225), et M. Piccolos (Supplém. à l'Anthol, p. 190), nous ont conservé l'oracle donné à Cadmus par la prêtresse de Delphes; et certes il est d'une origine plus récente que les voyages antéhomériques du héros phénicien, on le voit bien à son style ; il est moins poétique sans doute, mais plus détaillé que celui de Nonnos, et, comme je suis en verve de correction, j'étends une main profane sur ce texte sacré, et je corrige aussi le vers neuvième de cet oracle qui en a dix-huit : Τὴνδε σὺ ἡγέμονα σχεῖν· ἀτρέπτοιο κελεύθου, disent uniformément les deux textes ; il me semble qu'il faut lire : Τήνδε σὲ ἡγεμονεύειν ἀτρέπτοιοι κελεύθου. Ainsi, bien que les oracles de Delphes ne se piquent pas plus d'élégance que de clarté et qu'ils blessent parfois la prosodie, celui-ci aurait du moins, sous ma correction, perdu une des taches qui le déparent. Il deviendrait alors parfaitement intelligible d'un bout à l'autre ; et je tirerais de ce manque d'obscurité un argument en faveur de son origine moderne. (12) Castalie. — Castalie, source abandonnée. Son eau qui inspirait les Muses, et qu'on donnait à boire à la Pythie quand elle allait s'asseoir sur le trépied sacré, n'abreuve plus que les brebis et les chèvres des bergers clephtes errant sur le Parnasse :
Fons ibi
Castalius vitreo fonte superbit. (13) Cirrha. — C'est cette roche que j'ai vue s'avancer aux pieds du Parnasse sur les parages solitaires du golfe de Corinthe :
Scopulosaque Cirrha (14) Daulis. — Daulis, ville de la Phocide, inexpugnable même pour les Romains, quia in tumulo excelso sita est, nec scalis, nec operibus capi poterat. (Tite-Live, liv. XXXII, ch. 18.) (15) Le poète Musée. — Le poète Musée paraît avoir non seulement emprunté ici à Nonnos cette image antithétique entre Junon, déesse des noces légitimes, et l'union physique dépourvue de toutes cérémonies, mais encore ses propres paroles.
Ἦν γάμος, ἀλλ' ἀχόρευτος ἔην
λέχος, ἀλλ' ἅτερ ὕμνων
Hélas ! c'estoient des
nopces, mais sans danses; Mais Nonnos n'avait-il pas lui-même imité, un peu plus haut, Valérius Flaccus dans ces adieux passionnés de Médée traduits du passage d'Apollonius que j'ai cité à la note (08), ci-dessus ?
Ultima virgineis tunc flens
dedit oscula vittis (16) Les vers intraduisibles. — Je n'ai pas cru pouvoir recouvrir d'une gaze plus transparente ces derniers vers intraduisibles dans notre langue.
Du moindre sens impur la
liberté l'outrage,
Et vestes Tyrio sanguine
fulgidas (17) Panope. — C'est Panope l'Homérique, la belle Panope, καλλιχόρου Πανοπῆος. (Odyssée, XIV, 680.) (18) Tanagre. Tanagre, la patrie de Corinne. (19) Le sol argileux. - Y aurait-il eu à Chéronée quelque mine d'argent signalée par les anciens géologues? c'est ce que mes perquisitions archéologiques n'ont pu m'apprendre. Peut-être aussi n'est-il question ici que du sol argileux de la Béotie, qui déjà a doté Elassone de son épithète homérique : la blanche Oloosson. (20) Dircé. — Dircé, la plus célèbre des fontaines de la Grèce, maintenant oubliée et sans honneurs, comme Aréthuse, l'ignoble lavoir des Syracusaines.
Fair Greece ! sad relic of
departed worth, (21) Les blessures anatomiques. — L'incorrigible penchant de Nonnos pour les menus détails l'a fait tomber ici dans de grandes fautes contre le goût. Paraphrasant encore le récit d'Ovide, il ne s'en est pas tenu, comme l'auteur des Métamorphoses, à une narration qui, toute mêlée qu'elle est de spirituelles antithèses, peut passer pour sobre à côté de la surabondance du poète de Panopolis. Celui-ci a accumulé sous les yeux du lecteur des images repoussantes ; et, si l'on a reproché à Homère les blessures anatomiques de ses combats, l'utilité qu'en pourrait retirer la chirurgie et toute l'harmonie du vers ne suffirait pas à faire pardonner ici ce travail du scalpel égyptien. Tout dire en vers est une sorte de métier où l'on compte un grand nombre d'apprentis; mais bien choisir ce qu'il faut dire, est une science où il y a peu d'excellents artistes. (22) Combat du dragon et de Cadmus. — Voici des vers gaulois à demi, qui me paraissent retracer assez exactement l'image que Nonnos met sous nos yeux :
Droit devers le soleil il
dresse sa poitrine, (23) Les cinq Spartes. — Les cinq guerriers spartes (semés), échappés seuls à la guerre intestine, qui aidèrent à Cadmus à construire Thèbes, se nommaient : Echion, (la vipère) ; Ondée (le souterrain) ; Chthonios (le terrestre) ; Pélore (le monstrueux) ; Hypérénor (le surhumain), « autant qu'il en était resté après la lance de Mars le moissonneur. »
Ἄρεος
ἀμώοντος ὅσοι ὑπὸ δουρὶ λίποντο.
(24) Cadmus, divinité cabirique. — Ici Cadmus apaise les guerres intestines : il nous a récité trop bien lui-même sa généalogie, et nous le connaissons de trop longue main pour qu'il me soit venu dans l'esprit de parler encore de sa race ou de ses vertus. Je me borne à expliquer que les mystères cabiriques de Samothrace faisaient de Cadmus, Cadmile ou Mercure, une importante divinité a qui le dieu primitif aurait confié le soin de constituer et coordonner le monde. Cadmus ou Cosmos, le monde ou l'ordre. C'est là le service allégorique que Cadmus a rendu à Jupiter, en l'aidant à ramener l'harmonie dans les éléments troublés par Typhée, le génie du désordre : comme, en exterminant le dragon de Mars, il a éteint la guerre civile aussi bien sur la terre que dans les cieux. (25) Décadence de la littérature. — Après cette fin du quatrième chant, où le mauvais goût se fait sentir, il faut remarquer que l'exagération et la recherche des pensées ne sont pas des défauts particuliers au quatrième siècle; elles ont régné à plus d'une époque de nos littératures modernes. Chaque nation, à son tour, est tombée dans cet abri des âges énervés, en l'appropriant à ses moeurs et à son esprit. Cette observation me rappelle la boutade d'un écrivain espagnol qui ne manque ni de sel ni de justesse : « Los Espanoles escriben la mitad de lo que imaginan ; los Franceses, mas de Io que pensan, los Alemanes Io dicen todo, pero de manara que la mitad no se les entiende : los Ingleses escriba para si solos. (Cadahalso, Cart. Mar.) « Les Espagnols écrivent deux fois moins qu'ils n'en inventent ; les Français, plus qu'ils n'en pensent; les Allemands disent tout, mais de façon à ce qu'on n'en comprend pas la moitié : quant aux Anglais, ils n'écrivent que pour eux seuls. » Mais, si quelque chose peut consoler de voir tomber la littérature, c'est son histoire, développement universel et successif de l'intelligence. Ce sceptre, avant de se briser, a passé d'un peuple à l'autre. L'Égypte et la Phénicie cèdent leurs arts à la Grèce. Orphée et Homère transmettent le manteau philosophique et une langue divine à Pluton. Rome s'élève quand Athènes tombe. Après le Dante, Cervantès, Camoens et Shakespeare, merveilles de leur époque et de leurs patries, s'avance l'ère géante de Louis-XIV, si digne de l'universelle admiration ; elle est suivie plus qu'imitée par les spirituels et brillants écrivains du dix-huitième siècle; puis le flambeau passe à l'Allemagne pour nous éclairer encore par intervalles; et quand le monde, épuisé de génie, cesse de produire, c'est qu'il désespère d'atteindre jamais à la hauteur de ce qu'il a enfanté déjà.
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