Nonnos

NONNOS

LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS.

Chant sixième.

Traduction française : LE COMTE DE MARCELLUS.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

chant V - chant VII

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES.

 

CHANT SIXIÈME.


Lisez le sixième chant, chant divin, où Jupiter, pour honorer et venger Zagrée, inonde la terre de tous les réservoirs de ses pluies.


Le roi du ciel ne fut pas le seul à éprouver cet amour. Tous les dieux que l'Olympe compte parmi ses habitants, atteints du même trait, recherchaient par leurs présents l'hymen de la fille de Cérès ; et Cérès, dans les flottantes inquiétudes de son esprit, vit pâlir les roses de son visage; elle détacha de sa tête la guirlande féconde qui recouvre sa chevelure, et en laissa tomber sur ses épaules les tresses éparses, car elle tremblait pour son enfant. Des larmes baignent d'elles-mêmes les joues de la déesse désespérée, quand elle voit Éros animer à la fois tant de prétendants, et d'une seule de ses brûlantes flèches attiser entre eut la fureur rivale d'un même hyménée. Tous l'épouvantent, mais elle redoute plus encore, la tendre mère (01), d'avoir pour gendre le boiteux Vulcain.

Elle se dirige alors d'un pas rapide vers le palais du devin Astrée (02); les haleines inconstantes des vents rejettent en arrière les boucles de ses cheveu abandonnés. Héosphore (03) la voit et annonce sa venue : à cette nouvelle, le vieil Astrée se lève; il traçait alors des lignes sur la poudre azurée dont sa table était couverte ; et, à l'aide du fer recourbé, il formait sur une pierre noire (04), tantôt un trait quadrilatère, tantôt un triangle aux pointes égales mais il suspend aussitôt son travail, vient jusqu'à la porte du palais au-devant de Cérès; et, pendant qu'ils le traversent, Hespéros (05) les précède ; puis il place pour la déesse un trône auprès du siége de son père.

Les Vents, fils d'Astrée, dans leur zèle atteinte remplissent des coupes de nectar, et les présenter à Cérès pour la délasser de ses fatigues; mais, enivrée déjà des soucis que lui donne Proserpine, elle refuse de boire. Hélas! ceux qui n'ont qu'un seul enfant ne tremblent-ils pas toujours pour sa jeunesse.

C'est à grand'peine qu'Astrée, aidé de l'aimable persuasion, a pu vaincre les refus de Cérès par de douces paroles. Il ordonne un grand festin pour dissiper, par les charmes de la table, les chagrins qui  le dévorent. Les quatre Vents, relevant à leur ceinture le bas de leurs robes, servent le repas de leur père Euros, avec son amphore, remplit les coupes de nectar. Notos offre, dans son aiguière, l'eau du repas. Borée place sur la table l'ambroisie ; et, le vent efféminé, Zéphyre, mêle le son de sa flûte au bruit des pipeaux printaniers. Héosphore tresse des couronnes de fleurs et d'un feuillage tout humide encore des rosées matinales, tandis qu'Hespéros, allumant la flamme accoutumée de la torche nocturne, forme de ses pieds agiles les rondes gracieuses de la danse; car il est le guide des Amours, et c'est à lui qu'appartient la direction des choeurs de l'hyménée.

Bientôt après le festin, la déesse, rassasiée du spectacle de la danse, et agitée des cruelles anxiétés qui troublent sa raison, interroge le prophète; elle supplie, presse de sa main gauche les genoux du vieillard bienveillant, et touche de sa main droite sa barbe touffue ; elle lui raconte alors les nombreux prétendants de sa fille, et sollicite un oracle consolateur ; car les prédictions qui donnent l'espoir en l'avenir suffisent pour tromper le chagrin.

Le vieillard Astrée se prête à ses désirs. Après avoir appris de la déesse les détails et les circonstances de la naissance de son unique fille, et le jour qui ne ment pas, et le cours infaillible de l'heure primitive, il replie ses doigts, passe de l'un à l'autre, et calcule sur ses deux mains le retour du chiffre qu'il ramène. Puis, à son ordre, Astérion (06), son serviteur, apporte et pose sur le couvercle de son coffre la sphère arrondie, figure du ciel et image du monde, qui sert à ses travaux. Le vieillard l'agite sur son pivot, examine attentivement le cercle du zodiaque, considère d'un côté et de l'autre les étoiles fixes et les étoiles errantes ; puis il fait virer rapidement le pôle sous l'impulsion de sa main : alors l'éther simulé, percé par l'axe du milieu, entraîne avec lui tous les astres factices qui l'entourent, et tourne avec eux d'un mouvement que rien n'arrête. L'habile observateur, embrassant ainsi du regard tout le globe de la sphère, reconnaît que la Lune à son plein a parcouru le cercle de sa conjonction, et que le Soleil, à la moitié de son cours en face de la Lune, est attiré vers le point central de la terre, lorsqu'un nuage à forme conique, créé par les vapeurs du sol imprégné d'air, s'élève rapidement et s'interpose entre le Soleil et la Lune, en la cachant tout entière. Dès lors, comme parmi les rivaux qui prétendent à l'hyménée, c'est Mars surtout qu'il cherche ; il aperçoit, dans la région occidentale, son union adultère avec l'étoile de Vénus, et il reconnaît, sous l'épi de la Vierge céleste (07), la destinée de Proserpine, vierge elle-même, comme celle de ses parents, car il voit courir autour de ce même épi l'astre étincelant de Jupiter pluvieux.

Après ces observations et ces calculs sur les révolutions des étoiles, il referme, dans le creux de son étui, sa sphère toujours mobile à la surface émaillée ; et, de sa voix prophétique, il répond aux questions de la déesse par un triple oracle :

« Ô Cérès, tendre mère, puisque la Lune cache et « éteint ses rayons sous le cône du nuage, méfiez-vous de la violence d'un amant de Proserpine, ravisseur mystérieux de votre fille innocente. S'il faut en croire l'arrêt des Parques, vous verrez, avant son mariage, surgir tout à coup sous la forme d'un monstre un époux clandestin, puisque j'observe, à l'occident, la conjonction de Vénus avec l'adultère Mars, et que j'aperçois au même moment le Dragon céleste se lever avec eux. Mais je vous proclame la plus heureuse car vous serez, pour le monde universel la déesse aux nobles fruits; et vous donnerez le blé à la terre  stérile ; puisque pour désigner la destinée de votre fille et de ses parents, la Vierge céleste étend dans le ciel sa main chargée d'épis. »

Il dit, et la voix prophétique s'endormit sur ses lèvres. En apprenant que l'avenir réserve le blé à ses espérances, et que son unique et chaste fille sera la proie d'un illégitime ravisseur,. Cérès, la déesse de la faucille gémit et sourit à la fois.  Rêveuse elle reprend à la hâte la route aérienne qui mène à son palais. Là près de la crèche de ses dragons, égalisant sur leur encolure le poids du timon mobile de son char, elle courbe la tête des deux reptiles sous leur harnais : elle passe sous leur menton un frein aux dents aiguës; puis sur ce char formidable, la blonde Cérès place sa fille enveloppée d'une sombre ceinture de nuages. Au retentissement des roues, répété dans le sein des airs s'unissait le fouet régulateur de Borée, qui dirigeait, en guise de coursiers, les dragons à l'aile rapide.  Ils vont par les airs vers le cap qui repousse l'océan Libyen.

La déesse entendit les chants belliqueux, redits par l'écho de Dircé;  et dépassant ces choeurs guerriers de la Crète où le fer agile frappe en cadence les boucliers sonores, elle cherche quelque demeure de pierre, et descend dans la Sicile aux trois promontoires, vers une roche monstrueuse, près des bords adriatiques,.le reflux incessant de la mer, attiré vers le couchant, se recourbe comme une faux, et renvoie à la Libye les courants sinueux du Nord. Enfin, près des lieux où le fleuve Anapos (08) entraîne la nymphe Cyanée, et marie aux tourbillons de la fontaine ses flots amoureux, elle remarque une grotte grande comme un palais, couronnée et recouverte par une voûte de rochers, que la nature a fortifiée d'un vestibule de ravines, et dont le seuil de pierre (09) est confié à la garde des nymphes du voisinage. La déesse se glisse dans ces salles longues et obscures, et cache sa fille sous ces antres profonds; puis elle détache les dragons de son char ailé, place l'un à droite auprès de l'entrée, l'autre à gauche auprès de l'ouverture anguleuse du rocher, pour défendre l'approche et venue de Proserpine ; ensuite elle y établit Calligénie (10) sa noble nourrice, avec les corbeilles, et tout ce nombreux cortège d'outils dont s'entoure la gent féminine, quand elle exerce les travaux de la laine, chers à l'adroite Pallas. Enfin, elle s'envole dans les airs et remet son char recourbé aux soins des nymphe de ces grottes solitaires.

C'est là que Proserpine travaillait avec l'acier d'un peigne aux dents aigus, et qu'après avoir avoir démêlé les fils de sa laine, elle les enroulait à sa quenouille. Puis, sous ses élans multipliés, le fuseau tournant sans cesse s'arrondissait dans ses évolution et sautillait, et se grossissait des écheveaux qu'elle avait filés. Ensuite elle promenait ses pieds errants d'un bout du métier à l'autre, tendait les premières  trames qui commencent la toile ; et, chargeant sa navette des fils de son fuseau, elle la lançait, la retirait dans les intervalles du tissu, et, pendant l'ouvrage, elle célébrait sa soeur Minerve si habile en cet art.

Mais quoi ! vierge Proserpine, vous ne sûtes pas échapper à cette union; et le dragon divin devait accomplir cet hymen ! Jupiter, aux mille métamorphoses, époux déguisé sous les anneaux d'un dragon, secoue son menton hérissé et pénètre jusqu'au fond le plus ténébreux de l'appartement virginal. Il avait endormi en passant l'oeil des dragons semblables à lui, sentinelles de la porte; et d'une langue conjugale et familière il léchait la jeune fille. Bientôt, sous l'influence de son hymen avec ce dragon olympien, les flancs de Proserpine s'arrondirent. Elle donna le jour à Zagrée, l'enfant cornu, qui seul, et sans aide, monta aussitôt vers le séjour de Jupiter, brandit l'éclair de son poignet chétif, et, nouveau-né, darda tout à coup les foudres de sa main enfantine.

Mais Zagrée ne jouit pas longtemps du trône céleste. Excités par le courroux de l'implacable Junon, les astucieux Titans poudrèrent d'un gypse trompeur la surface de son visage; puis, tandis qu'il considérait dans un miroir ses traits réfléchis et dénaturés, ils le frappèrent de leurs poignards infernaux. Ses membres tranchés par le fer des Titans cessèrent d'être animés. Or, la fin de la vie était pour Bacchus le commencement d'une vie nouvelle : il reparut sous une autre nature, et sous des formes diverses. Tantôt, tel qu'un jeune homme, il représentait Jupiter, et brandissait l'égide; tantôt c'était le vieux Saturne aux genoux pesants, lançant les pluies. Enfant, il subissait mille transformations: parfois c'était un adulte en délire, et un duvet fleuri commençait à peindre les extrémités de son visage. Lion simulé, poussant dans sa fureur d'effroyables rugissements, il ouvrait une gorge béante, ombrageait son cou d'une crinière épaisse et hérissée, ramenait en rond sa queue sur les poils touffus de son dos, et de ce fouet naturel battait ses flancs. Bientôt, abandonnant la forme du lion, il hennissait comme un coursier à la haute crinière, indompté, mordant fièrement son frein, et blanchissant d'écume sa bouche meurtrie. Ensuite, dragon armé de cornes, il faisait siffler son gosier sonore, rouler et glisser ses larges écailles, vibrer sa langue hors de sa gueule entrouverte ; et, bondissant sur la tète redoutée d'un Titan, il en entourait le cou des anneaux tortueux d'un monstrueux collier. Ensuite, abandonnant le corps sinueux du reptile, il était tigre à la peau tachetée, ou taureau (11) ; et c'est alors, comme il poursuivait les Titans de ses cornes aiguës et combattait pour sa vie, que Junon, la cruelle marâtre, répondit aux mugissements fictifs de son gosier par les horribles mugissements des airs, et, rivalisant avec Zagrée, ébranla sous de bruyantes tempêtes aériennes les portes de l'Olympe. Le taureau téméraire succomba ; et Bacchus, sous sa nature de taureau, fut mis en pièces par les poignards alternatifs de ses assassins (12).

Après le premier Bacchus égorgé, Jupiter, son père, apprit le stratagème du miroir, et son image trompeuse; il renferma les meurtriers de Zagrée, au front cornu, sous les abîmes souterrains, et poursuivit la mère des Titans de son foudre vengeur. Bientôt les boucles de la chevelure de la Terre tombent desséchées du haut des arbres consumés. Le dieu brûle le levant, et de ses traits incandescents calcine la contres orientale des Bactriens. Les parages de l'Inde et les ondes carpiennes. s'enflamment au feu des vagues de l'Assyrie voisine; et le Nérée de l'Arabie voit ses flots s'allumer jusque dans la mer Érythrée.

Jupiter, dans ses regrets paternels, extermine aussi sous sa foudre la région du couchant opposée à l'autre. Les sommets de l'Ourse et l'Océan occidental brûlés à demi exhalent sous les souffles du Zéphyre de tièdes vapeurs. La surface des mers que glace Borée bouillonne elle-même sous des haleines ardentes; et sur les penchants du Capricorne austral, les collines brûlantes du midi s'embrasent sous de plus pénétrantes étincelles.

Enfin, l'Océan laisse tomber de ses paupières humides les larmes des fleuves, et comme s'il versait les libations des suppliants, il intercède auprès de Jupiter. Le dieu s'apaisa à l'aspect de la terre flétrie par ses foudres ; il en eut pitié, et voulut laver sou les eaux les débris, les cendres des champs et les plaies du feu.

C'est alors que le pluvieux Jupiter, condensant les nuées sur le pôle entier, inonda toute la superficie de la terre, et que sa trompette céleste fit entendre les roulements mugissants de son tonnerre. Voici quelles étaient les positions qu'occupait en ce moment dans son séjour respectif chaque planète. Le Soleil, guidait les quatre coursiers de son char dans le ciel, sa demeure, brillait sur le dos du Lion; la Lune, à la triple nature, atteignait de son disque les huit pattes de l'Écrevisse ; Vénus sur sa route humide, auprès du cercle équinoxial, venait d'échapper à la corne du Bélier, pour fixer son séjour printanier loin des frimas, chez le Taureau de l'Olympe; limitrophe de ce Taureau brûlant, le Scorpion avant-coureur précédait le char de Mars, voisin du Soleil, qui épiait de son regard oblique la marche opposée de Vénus. Jupiter achevant sa carrière annuelle dans chacun des douze mois, et laissant à droite les trois côtés des années de la Lune, touchait du bout de ses pieds les Poissons constellés; Saturne, tout empreint d'une nuée brillante, passait par-dessus le pluvieux Capricorne et Mercure, pour gagner le palais de la Justice où il rend ses arrêts, s'élevait sur ses ailes auprès de la Vierge étincelante (13).

Sous les pluies envoyées par Jupiter, toutes les cataractes des sept régions de l'air s'ouvrent. Les fontaines débordent à grand bruit; les torrents mugissent ; les lacs, enfants humides détachés de l'Océan se soulèvent; les sources lancent dans les airs leurs eaux souterraines, et jaillissent vers la mer. Les roches pleurent ; et les arides collines murmurent sous les courants grossis que les forêts leur envoient. L'Océan se gonfle. Les Néréides deviennent Oréades sur la cime des monts. Écho, la vierge infortunée, nage de ses bras inexpérimentés; elle passe d'un danger à l'autre, et, tremblante pour son antique pudeur, si elle vient d'échapper à Pan, elle redoute encore Neptune.

Les lions de la mer, recueillis dans des antres inaccoutumés, promènent leurs membres ruisselants dans les repaires des lions terrestres; le chevreuil vagabond se rencontre dans le sein des torrents avec le dauphin maritime. Les bêtes fauves des forêts nagent avec les poissons sur des flots communs qui leur viennent des hauteurs. Le polype habite les collines, et y attache sur le lièvre ses filaments arrondis, tandis que la baleine quitte ses profondeurs pour errer autour des promontoires à la recherche des cavernes de la lionne du continent. Les humides Tritons, agitant sous leur ventre verdâtre la double nageoire de leurs queues, se glissent sur la montagne, dans les grottes de Pan, au bord de la forêt qu'il aime ; ils emportent la trompe recourbée qui navigue toujours avec eux (15), et ils en font retentir les airs, tandis que, sur une colline submergée, Nérée égaré rencontre Pan, l'ami des pics, et que, désormais habitant des rochers, laissant flotter à l'aventure la flûte moisie, il passe de la mer à la montagne, et vient habiter la grotte humide dont les voûtes servent de retraite à Écho.

C'est alors que, tuméfiés par les flots, les mortels y trouvent leur tombe ; une multitude de morts entassés les uns sur les autres roulent au gré des vagues; le lion et le sanglier, buvant à longs traits l'eau qui accourt de la montagne et qui s'engorge bruyamment dans leurs gosiers, succombent. Les étangs, les fleuves gonflés par Jupiter, se mêlent en un seul courant ; toutes les eaux s'assemblent, et les quatre vents confondus frappent à la fois cette onde universelle.

Le roi de la mer, Neptune, à l'aspect de la terre entière secouée par une main plus puissante, jette loin de lui son arme, et ne sait plus, dans sa colère, quel sol il ébranlera de son trident. Les troupes des Néréides rasent en nageant les flots tumultueux ; Thétis les traverse, emportée sur la croupe verdâtre de Triton, à la large barbe; loin de ses abîmes, Agavé (16) guide au milieu des airs un thon qui la soutient sur son dos de poisson, et, fendant les ondes qui assiégent la colline, un dauphin exilé des mers y court et enlève Doris.

En ce moment, apercevant Galatée à la nage, assaillie par les eaux sous une roche voisine, Pan, tout humide lui-même, lui adressa ces paroles :

« Où allez-vous, Galatée? Prenez-vous la montagne pour la mer? y cherchez-vous donc la douce chanson du Cyclope? Ah! je vous en conjure, par Vénus et par votre Polyphème, dites-moi, vous qui connaisnaissez le chagrin d'amour, dites si vous avez vu nager parmi ces rochers mon Écho des montagnes? Aurait-elle, comme vous, pris sa course à travers les ondes? ou bien, comme Thétis, navigue-t-elle aussi sans voile sur le dos de l'un des dauphins de la reine des mers? Je tremble que l'effort des vagues ne la fatigue. Je tremble que les grands courants ne viennent à l'engloutir. Si l'infortunée porte encore dans les flots de l'Océan la même inconstance que dans nos collines : elle était l'écho des rochers, on la prendra pour l'écho des ondes. Mais vous, Galatée, laissez là votre lourd Polyphème; si vous y consentez, je vous sauverai moi-même en vous portant sur mes épaules. Le flot a beau gronder, il ne me submergera pas ; et, si je le veux, mes pieds de bouc me porteront jusqu'au sein des astres.»

Il dit, et Galatée lui répond ainsi : « Portez, ami Pan, portez vos secours à votre Écho qui ne connaît pas la mer; et ne perdez pas votre temps à me demander ce qui m'amène ici aujourd'hui, ou si j'oublie la chanson du Cyclope, quelque douce qu'elle soit. Les pluies de Jupiter m'ont ouvert une plus large carrière ; je ne cherche plus la mer Sicilienne ; et ce déluge me cause tant d'effroi, que je ne pense pas même à Polyphème. »

Elle dit, et s'éloigne de la retraite inondée de Pan.

Cependant tout subissait l'irrésistible cataclysme. Chaque cité, chaque village était un courant. Vallée, hauteur, rien ne fut épargné ; ni les pics de l'Ossa, ni les cimes du Pélion. Le pays tyrrhénien retentit sous ses trois collines; les rochers de l'Adriatique grondent sous l'effort des vagues immenses, partie. de la Sicile; et les rayons du Soleil, traversant le chemin des airs, s'émoussent dans les ondes; la Lune, dans la septième zone de sa course au bord et autour de la terre, rafraîchissait son disque dans cette immense étendue, et suspendait la marche de ses taureaux baignés des flots. Enfin ces pluies de torrents, jaillissant jusqu'aux astres, rendirent plus blanche encore sous leur écume la Voie lactée.

Le Nil, qui verse par sept bouches ses eaux fécondes rencontre dans ses courses errantes Alphée, le malheureux amant : l'un eût souhaité se répandre encore dans les fertiles sillons, et prodiguer ses humides caresses à son épouse altérée; l'autre a perdu son antique vol de son cours accoutumé, et chemine lentement. Bientôt Alphée voit les flots de l'amoureux Pyrame (17) rouler auprès des siens, et il s'écrie :

« Ô Nil, que vais-je devenir quand Aréthuse m'est cachée? Ô Pyrame, pourquoi te hâter ? A qui donc as-tu laissé Thisbé, ta compagne? Heureux l'Euphrate qui n'éprouva jamais la passion de l'amour ! Pour moi, je tremble et suis jaloux à la fois ! Peut-être en ce moment Jupiter a pris la forme de l'onde et se confond avec mon aimable Aréthuse. Redoute le même sort pour ta Thisbé. Hélas ! Pyrame sert de consolation à Alphée ; et tous les deux cependant, nous souffrons moins de la pluie de Jupiter que du trait de Vénus. Ami, suis-moi; pendant que je chercherai les traces de ma Syracusaine Aréthuse, toi, Pyrame, tu chercheras Thisbé. Mais quoi, vas-tu me dire : la terre s'ébranle, le ciel s'irrite, la mer s'emporte, l'air lui-même s'enfle sous des houles écumantes. Ah ! que me fait la fureur du déluge? Ô prodige ! Jupiter a pu par ses torrents dompter toutes les eaux de la terre, toutes les flammes de la mer, dessécher les fleuves; et il ne peut éteindre chez le seul Alphée une faible étincelle allumée par Vénus !. Eh bien ! si, d'un côté, ce déluge, et, de l'autre, mon ardeur me désolent, c'est une sorte de remède à ma peine de voir le tendre Adonis (18) errer lui-même, et Vénus souffrir les mêmes tourments. »

Il allait continuer, mais la crainte arrêta sa voix.

C'est alors que Deucalion, navigateur étrange, fendant des flots élevés jusqu'aux nues, dirigeait sa traversée dans les airs. Il maintint son arche flottante sur ces eaux immenses qu'elle sillonnait d'elle-même, et où elle ne trouvait plus de port. Enfin le monde eût cessé d'être le monde, et le temps qui renverse tout (19) aurait brisé la chaîne des générations des hommes, si, par les décrets divins de Jupiter, Neptune, ébranlant le sommet central de la montagne de Thessalie, ne l'eût déchirée de son trident, et ouvert dans ses cimes fendues un passage aux blanchissantes cascades. La terre alors, dégagée de toutes les ondes qui lui venaient du ciel, parait de nouveau. Les courants rentrent dans les lits de leurs abîmes ; les rochers se montrent. Le Soleil par sa splendeur desséchante essuie l'humide surface de la terre ; les courants s'écoulent plus vite; le sol limoneux reprend sa solidité sous de plus chauds rayons. Les cités, plus solidement construites par la science des hommes, s'élèvent sur des assises de pierres. Les palais s'arrondissent en voûte ; et les rues des villes nouvelles se fortifient pour de nouvelles générations. (20)

La nature sourit encore, et les routes des airs ne sont battues désormais que par les ailes des oiseaux ou par les souffles des tempêtes.



NOTES DU SIXIÈME CHANT.

(01La bonne déesse. - La bonne mère ou la bonne déesse (ὄπνια μήτηρ). Les cheveux rejetés en arrière, et les soucis qui rongent son coeur sont autant d'allusions aux mystères de Cérès.

Quant à sa fille Proserpine, la secourable Proserpine de φέρειν ὄνησιν (et ici l'étymologie me semble un opeu forcée), elle était celle des mères de Bacchus qu'on n'osait nommer, τῶν Διονύσου μητέρων τὴν ἄρρητον. (Plutarque, vie de César, § IX), peut-être ainsi nommée parce que ce Zagrée, le premier Bacchus, le chasseur des âmes, (de ἀγρεύειν), rival de Pluton était ainsi le fruit de l'inceste. Confondue en cela avec sa mère, elle jouait un grand rôle dans les fêtes d'Éleusis; et elle s'est appelée Coré, la jeune fille, jusqu'à ce que Cicéron, dévoilaant le scandaleux mystère, lui ait donné ouvertement le nom de Proserpine (de Nat deor. III, § 63). Toutes fictions dont saint Clément d'Alexandrie et Arnobe ont tiré un grand parti dans leurs argumentations contre les païens.

(02) Astrée.  - Astrée était un dieu que l'Aurore avait eue des quatre Vents.

Ἀστραίῳ δ' Ἠὼς ἀνέμους τέκε καρτεροθύμους,
(Hésiode, Théog., v. 378.)

« Ordinairement, » dit Banier, « on donne Astrée comme un prince très versé dans l'astronomie et très juste; les crimes dont les hommes se rendaient coupables lui inspirèrent une si vive colère que les dieux le ravirent au ciel. »
(Banier, Mythol. t. 1.)

Aratus en a fait le père de tous les astres.

Εἰ τ' οὖν Ἀστραίου κείνη γένος· ὃν (ρά τε φασὶν
ἄστρων ἀρχαίων πατέρ' ἔμμεναι...

(Phaenom., v. 96.)

(03) Héosphore. - J'avais jusqu'ici fait figurer assez malheureusement l'étoile du matin dans ma traduction du mot ἑωσφόρος ; mais il me devient impossible de persévérer dans ce système : et cet astre se trouve trop directement personnifié dans la visite de Cérès à Astrée, pour que je ne me voie pas dans la nécessité de lui créer, en désespoir de cause un nom propre grec, au lieu d'une désignation détournée. Je l'appelle donc Héosphore, bien déterminé que je suis à ne jamais lui donner en français son nom latin de Lucifer.

(04) Les calculs mathématiques et l'ardoise. — La cendre noire, αἴθοπι τέφρῃ, du texte de Grade, n'aurait pu résister à la pointe du compas et conserver les lignes tracées ; il faut donc lire αἴθοπι πέτρῃ, et reconnaître ici l'ardoise habituelle qui sert aux démonstrations scientifiques.

(05) Hespéros. Hespéros, élève la torche accoutumée des flambeaux nocturnes; cela veut dire qu'il donne le signal de la fête des flambeaux consacrée à Cérès chez les Athéniens. « Hespéros, » dit Callimaque, « qui seul sut persuader à la déesse d'étancher sa soif lorsqu'elle cherchait les traces invisibles de sa fille enlevée. »

Ἕσπερος, ὅστε πιεῖν Δαμάτερα μοῦνος ἔπεισεν
Ἁρπαγίμας ὅτ' ἄπυστα μετέστιχεν ἴχνια κώρας
.
(Call., Hymne à Cérès, v. 8.)

(06) Astérion. — Ce n'est pas ici l'Astérion, roi de Crète, que nous avons vu au premier chant destiné par Jupiter à l'honneur d'épouser Europe, ni même l'Astérion que nous retrouverons dans l'Argolide, au quarante-septième livre. C'est un personnage secondaire créé par Nonnos : il est le serviteur d'Astrée, à qui est confié le soin de la sphère mécanique ; et il surveille aussi les astres dont il porte le nom.

(07) L'épi de la Vierge. - Cette étoile de première grandeur, placée sur la Vierge, porte dans la sphère le nom d'Azimech, qui signifie Épi de la Vierge.

.... στάχυάς τ' ἐνὶ χερσὶ φέρουσα
Παρυένος.
(Manéthon, Apolel. liv. lI, v. 134.)

(08) Cyané et Anapos. — Certes, pour décrire avec une si scrupuleuse exactitude les merveilles de Syracuse, Nonnos avait dû les visiter. On ne pouvait mieux peindre les sources de Cyané; et je me persuade que, par cette grotte grande comme un palais il désigne les hautes et vastes cavernes connues sous le nom de l'Oreille de Denys ; elles n'ont aussi qu'une seule entrée ; et j'y ai trouvé les Cordiers, qui lui donnent son nom moderne, occupés à tresser des fils comme Proserpine, mais plus grossiers seulement. Ces immenses voûtes ne sont pas éloignées de plus de trois milles de la fontaine Cyané.

(09) Le seuil de pierre. - La toile du tisserand ἵστὸν (du vers 133), est un de ces mots hétérogènes qui, je le suppose, auront glissé d'une page à l'autre, et des travaux de Proserpine où il se reproduit sous des formes variées, dans la description de sa prison qu'il rendrait inintelligible. J'ai mis en son lieu et place le mot οὐδόν, seuil ou entrée, et Nonnos est trop habitué

A compter des plafonds les ronds et les ovales,

pour n'avoir pas voulu placer ici, comme dans l'ordre régulier de l'architecture, le seuil après le vestibule ou les portiques.

(10) Calligénie. — Le nom de Calligénie, que Nonnos donne à la nourrice de Cérès, est un surnom de la déesse elle-même. Calligénie (la bien née) est, aussi chez Apollodore, la terre ou un symbole de Cérès. Parfois aussi c'est Proserpine ; elle était peut-être, ajoute M. de Sacy, un nom mystérieux usité dans les Thesmophories. (Note sur les Mystères du paganisme, par M. de Sainte-Croix, t. II, p. 12.)

(11) Le dragon bienfaisant. - Le serpent, en horreur chez les fils d'Ève, avait dans l'antiquité la réputation d'un être bienfaisant. Il sert ici de transformation à Jupiter pour produire une divinité propice aux humains. Il était le symbole de la prudence, l'un des attributs d'Esculape.

Notre art des poisons même emprunte le secours,

a dit Hippocrate par la bouche de Racine le fils ; et c'est une allusion aux vipères de la thériaque. A propos de préservatifs médicaux où figurent les serpents, Pindare raconte qu'lamos, le merveilleux devin, abandonné de sa mère Evadné, fut nourri du miel le plus pur par deux serpents envoyés par Apollon, son père, et par son grand-père Neptune. La prédilection de Nonnos pour les serpents et les dragons pourrait s'expliquer encore par sa qualité d'Égyptien. II faut se souvenir que le bon serpent, Cneph en langue égyptienne, ce serpent qui jamais ne naquit et jamais ne mourra, dit Plutarque, ἀγέννητον ὄντα καὶ ἀθάνατον. (De Os. et Is. XXl), avait passé de l'Egypte au culte phéni¬cien, puis avait été transmis à la doctrine grecque sous le nom d'Agathodémon, emblème de l'être créateur universel.

(12) Les transformations de Zagrée. — Toutes ces transformations de Zagrée sont trop bizarres pour être les fruits exclusifs de l'imagination du poète égyptien. Elles retracent quelques-unes des formes multipliées sous lesquelles Bacchus était honoré. Taure, Morphe, Mélanégide, porteur de la noire égide de Jupiter, Pogonias ou l'adulte barbu, et tant d'autres dénominations qui se retrouvent en partie dans les nomenclatures de Nonnos, où domine toujours la forme du taureau, signe distinctif du Bacchus de l'Égypte et du vainqueur des Indes.

Et pour tout dire une fois sur Zagrée, il faut remarquer que les Dionysiaques ont grandement contribué à établir sa position et à fixer son rôle assez confus jusqu'à elles. Dans la mythologie, Zagrée a bien des traits de ressemblance, sans doute, avec le fils de Sémélé. On promenait pendant la nuit, dans l'Attique, des torches de pin en l'honneur de l'un et de l'autre (liv. XLVII, vers 29). Si le premier Bacchus a péri sous le poignard des antiques Titans, les Géants, également fils de la Terre, mais venus après, attaquèrent, à leur tour, le second Bacchus né plus tard (liv. XLVIII, vers 20). Cela est formellement expliqué. A l'un, l'aîné, Jupiter avait donné la foudre; à l'autre, il donna la vigne (liv. XXXIX, vers 72). Il n'y a plus lieu à les confondre dorénavant. Et pour compléter l'épithète d'Orphée τριγόνον (Hymn. 21 il faut attendre le troisième Bacchus, Iacchus, lequel fera son entrée à Athènes à la fin du quarante-huitième chant.

(13) La mort de Zagrée. - On me permet de traiter avec quelque étendue ce sujet qui revient si fréquemment dans les Dionysiaques.

« Le récit des métamorphoses de Zagrée avant sa mort, » dit M. Ouvaroff, « m'avait d'abord paru fort important, car j'avais cru que ces diverses transformations étaient un symbole, et qu'on y pouvait trouver des traces et plusieurs nuances du mythe égyptien. Mais, hélas ! en se familiarisant avec les manières de Nounnos, on reconnaît de plus en plus que tout ce passage est un simple jeu de sa fantaisie. On ne peut rien tirer, selon moi, de toute cette aventure du miroir, bien qu'un homme que j'honore, Creuser (Symbolik, v. 13, III, s. 407), en ait jugé autrement. » (Ouvaroff, p. 21.)

Le mythe de Zagrée,, le premier Bacchus, soit qu'il ait sa source en Égypte, soit qu'il vienne des Indes, est évidemment la plus ancienne légende du culte dionysiaque. C'est de la Crète, sans doute, que celle-ci tire son origine, comme presque toutes les autres. Mais, avec le temps, la forme crétoise disparut sous des traditions plus orientale et plus rapprochées ; Zagrée se reproduisit alors dans le système orphique :

Διὸς καὶ Περσεφονείης
0αρρήτοις λέκτροισι τεκνωθεὶς, ἄμβροτε δαίμων.
(Orphée, Hymne. 29.)

Et, pour démontrer à M. Ouvaroff que Nonnos dans le récit du mythe de Zagrée, ne s'est rien permis de fantastique, pas même le miroir, il me suffira de citer ce passage de Firmicus, auteur latin qui écrivait avant Nonnos sur les erreurs des religions primitives :

« Juno satellites suos, qui Titanes vocabantur, in interioribus regiae loca partibus, et crepundiis ac speculo affabre factor animos ita pueriles allexit, ut desertis regiis sedibus ad insidiarum locum duceretur. Hic interceptus trucidatur.  » (Firmicus, de Err. pr. gent. p. 416.)

Le déluge universel qui suivit la mort de Zagrée est rapporté par Servius (ad virg. Bucol. VI). Les fragments de Callimaque et d'Euphorios parlent du stratagème des Titans contre le fils de Proserpine ; et Diodore de Sicile raconte qu'après le déluge, la vigne ayant paru de nouveau, ce fut comme une seconde manifestation de Bacchus aux yeux des hommes : ὡσπερεὶ δευτέραν ἐπιφάνειαν ταύτην ὑπάρξαι τοῦ θεοῦ παρ´ ἀνθρώποις,. (Diod. de Sic., III, 62). Il me semble donc qu'en cette circonstance M. Ouvaroff n'a pas suffisamment appuyé son opposition au système du savant auteur de la Symbolique.

Voici, au reste, l'allégorie de ce mythe, comme l'indique Plutarque :

« Ce que les poètes du démembrement de Bacchus et des outrageux attentats des Titans à l'encontre de luy, et les punitions d'iceux,et comment ils furent foudroyés, c'est une fable dont le sens caché et retiré tend à montrer la résurrection (τὴν παλιγγενεσίαν). Car la partie qui est en nous brutale, privée de raison , violente et désordonnée, non divine mais démonique, les anciens l'ont appelée les Titans, οὐ θεῖον ἀλλὰ δαιμονικὸν οἱ παλαιοὶ Τιτᾶνας ἐνόμασαν, et c'est ce qui est puni et dont la justice est faite. »
(Plutarque, du Manger chair.)

(14) Description du déluge. Cette description du déluge, bien autrement boursouflée que celle d'Ovide, très critiquée aussi, lui ressemble néanmoins en plus d'un trait.

--- Fit fragor; hinc densi...
— Nereides, sylvasque tenent delphines...
--- Sic ubi Deucalion...
— Fulvos vehit unda leones.

(15) La trompe de Triton. -- Je n'ai pu, malgré l'autorité des manuscrits, laisser aux Tritons leur conque tachetée, σκιτὴν, épithète dont Non. nos a tant abusé dans la description du cerf Actéon, et qui, eu cette occasion, n'a pas laissé de me causer un certain embarras. J'aime mieux dire στρεπτὴν, contournée.

Cava bucclna sumilur illi
Tortillis.
(Ovide, Mét., l. I, v. 535.)

(16) Agavé. -- Cette Agavé, qui parcourt les airs à cheval sur un thon , n'est point l'insensée .Agavé, fille de Cadmus et mère de Penthée, comme pourrait le faire présumer l'épithète impropre de φοιτάς; c'est Agavé, néréide, qui a pour demeure les grottes profondes, et mérite, à ce titre, l'épithète de φώλας. — Quant à ce dauphin exilé du riel, c'est le dauphin sauveur du chanteur Arion, constellation céleste :

Caeruleus ponto cum se delphinum in astra
Erigit....

(Manilius, l. V. v. 411.)

(17) Le fleuve Pyrame. -- Le fleuve Pyrame, maintenant le Djihoun, que Nonnos confond ici, pour les nécessités pathétiques de sa description diluvienne, avec le jeune Babylonien, amant de Thisbé, est une rivière qui, suivant Strabon

« arrive navigable des plaines de la Cataonie par les défilés du Taurus , entre en Cilicie et se décharge dans le détroit qui sépare cette contrée de l'île de Chypre. ». — « Le Pyrame , ajoute Eustathe, tombe dans un gouffre profond , et y produit un bruit pareil aux roulements du tonnerre. » (Comm. sur Denys le Pér., v. 867.)

(18) Le fleuve Adonis. --- Allusion au fleuve Adonis, dont j'ai quelque temps suivi la rive : son lit rétréci roule, en été, les eaux limpides qu'il doit aux sources abondantes du Liban, tandis que tant d'autres torrents de la Phénicie et de la Palestine sont à sec, au grand regret du voyageur altéré.

(19) Le Temps. -- Je n'admets pas que le Temps , au moment où il menace les générations des hommes, soit appelé ici le nourrisseur universel, πάντροφος;, bien qu'au début du chant qui va suivre, il reçoive une foule de qualifications prises en bonne part, comme ἑτεότροπος, ποικιόμορφος, αὐτόσπορος, etc. Je lui applique en cette circonstance le titre bien mérité de πάντροπος, qui renverse tout , et je ne m'informe pas si ce mot composé se trouve, comme l'autre , dans le dictionnaire, vu que Nonnos, si grand forgeron d'épithètes , Midam allerum suivant Dinner , est bien de force à l'y introduire de plein droit.

(20) Le déluge de Sénèque. — Telle est la conséquence naturelle des inondations, ces déluges au petit pied! Les cultivateurs , avertis trop tard par les cataclysmes qui dévastent leurs champs et leurs demeures, reconstruisent leurs maisons sur des fondements plus solides, et remplacent le pisé, qui s'écroule si vite dans les eaux , par la pierre qui leur résiste. C'est ce que j'ai vu pratiquer sous mes yeux dans la vallée de la Saône, quelques mois après le terrible débordement de 1840. La nouvelle en vint dans ma montagne, et interrompit ma lecture de cette description de Sénèque, que peut être Nonnos avait sous les yeux en écrivant, car les inondations bienfaisantes et prévues du fleuve de son pays ne pouvaient lui en retracer l'image :

« Et ce que j'écris en ce moment m'amène à rechercher comment, lorsque le jour fatal de l'inondation arrive, une grande partie de la terre se trouve couverte par les eaux: si c'est par l'effort de l'Océan et par l'envahissement des ondes extérieures ; ou si les pluies incessantes et une tempête opiniâtre, effarant les saisons, a fait tomber ces cataractes des nuages ; ou bien si la terre alors donne aux fleuves des eaux plus abondantes, et ouvre de nouvelles sources; ou plutôt, si toutes ces causes réunies, la pluie, les fleuves et les mers chassées de leurs demeures, ne fondent pas dans une même attaque sur le genre humain pour l'anéantir. Oui, rien n'est difficile à la nature pour parvenir à ses fins : elle se ménage au début, et semble donner le change par la lenteur de ses apprêts ; puis elle produit tout à coup la ruine. Les siècles ont constitué les États ; une heure les renverse. C'était une forêt, ce n'est plus que de la cendre. — D'abord la pluie tombe sans mesure; le ciel a est triste et sans soleil : toujours des nuages et une brunie épaisse que les vents ne dissipent pas. De là les maladies du sillon , et ces épis qui croissent niellés et sans grain; puis cette herbe des marais, qui étouffe les semences et grandit dans tous les champs. Bientôt le mal  s'étend aux plus forts : les arbustes et la vigne perdent leurs racines; le sol amolli et délayé rejette de son sein les végétaux , même l'herbe des pâturages que reverdit la pluie... Les toits s'ébranlent et s'écroulent , les eaux sapent leurs fondations ; la terre n'est plus qu'un lac... Les nuées se sont entassées de plus en plus ; les neiges amassées par les siècles sont fondues. Le torrent qui s'élance des plus hautes montagnes roule les forêts détachées du sol et les roches arrachées à leurs flancs : il balaye les fermes, et emporte les troupeaux confondus ensemble : il détruit les chaumières qu'il emmène en passant, et se jette en fureur sur les villes dont il entraîne pêle-mêle les habitants et les remparts. Les fleuves ravagés eux-mêmes ont quitté leurs lits et envahissent les collines. Il n'y a plus d'autre abri contre les flots que le sommet des montagnes ; le laboureur s'enfuit avec ses enfants et sa femme, poussant devant lui ses troupeaux. Tout ce qui est en bas, l'onde le recouvre. Là se réfugie ce qui reste du genre humain ; et , dans une telle extrémité, l'homme a du moins cette consolation, que l'effroi chez lui est devenu stupeur: occupé à regarder, il n'a pas le temps de craindre; la douleur ne l'a pas atteint , car elle n'a plus de violence quand l'infortuné a perdu tout sentiment de ses maux. « (Sénèque, Quest. Νat., liv. III, § 27.)

Cette description est entrecoupée chez Sénèque de quelques traits exagérés , et de quelques expressions outrées , bien qu'il critique lui-même les abus poétiques d'Ovide en pareil sujet. Mais le tableau est remarquable; et c'est bien le cas de dire avec Quintilien :

« Multa enim, ut dixi, probanda a in eo, multa etiam admiranda sunt. Eligere modo curae sit, quod utinam ipse fecisset !  (Quint. hist. Or., Liv. X. c. I.)