Nonnos

NONNOS

LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS.

Chant dix-huitième.

Traduction française : LE COMTE DE MARCELLUS.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

chant XVII - chant XIX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT DIX-HUITIÈME.


Dans le dix huitième livre, Staphyle et Botrys viennent offrir leur splendide hospitalité au fils de Thyone, à sa sortie des montagnes.


Mais déjà, portée sur ses ailes rapides, la Renommée aux mille bouches volait par toute la ligne des villes assyriennes pour y publier le nom de Bacchus chargé de guirlandes, la grande guerre des Indes, et l'arbuste au noble fruit.

En apprenant les merveilles de la vigne, les thyrses sacrés, et l'année des satyres sans épée, Staphyle (01) désira voir Bacchus. Ce roi des Assyriens, monté sur un char élevé, et accompagné de son fils Botrys, vint à la rencontre du dieu du raisin. A son approche, et à l'aspect des roues d'argent, des harnais, des panthères et des brillantes rênes des lions, Botrys à l'intacte chevelure fait reculer le char de son père. Le roi Staphyle descend de son siège, quand il voit les léopards de Bacchus arrêtés ; puis, fléchissant le genou jusqu'à terre, il tend d'une main respectueuse le rameau d'olivier, et flatte le dieu par ce discours amical :

« O Bacchus, je vous en conjure par Jupiter suppliant, votre père, par Sémélé, mère d'un dieu (02), ne dédaignez pas ma maison. J'ai appris que Lycaon (03) avait reçu l'auteur de vos jours, qu'il s'était assis à la même table que le souverain du monde ; et qu'égorgeant son fils de ses propres mains, il avait présenté aux dieux cet aliment, et offert Nyctime (04), que votre père ne reconnut pas d'abord. C'est dans la plaine de l'Arabie que Macédo (05) reçut ainsi Jupiter et Apollon isolés. Mais on dit que, sur les sommets du Sipyle, Tantale devint aussi l'hôte de Jupiter, comme de tous les immortels avec lui, et qu'il déchira son fils de sa propre main. Bientôt Jupiter ressuscita Pélops mis en morceaux, et, lui façonnant artistement en ivoire une large épaule pareille à celle que Cérès avait dévorée, il rajusta de nouveau les uns aux autres les membres· séparés de Pélops ; enfin, quand Neptune, fendant le Péloponnèse d'un bout à l'antre avec les trois pointes de sa lance, engloutit toute la race des Phlégyes (06), le dieu préserva Nyctime et Pélops que venait d'épargner son trident. Mais pourquoi vous· citer Lycaon, l'hôte des dieux, assassin de son fils, ou Tantale le traître, qui déroba subtilement le divin breuvage! C'est vous parler des ennemis du nectar et de l'ambroisie. Quant à vous, imitez le dieu hospitalier qui vous fit naître; autres pour un jour seulement dans mon palais, et accordes cette grâce à Botrys comme à son père. »

Il dit : Bacchus cède à ses instances et le suit, tandis qu'il remonte sur son char et se félicite de l'honneur fait à sa maison. Puis, pendant que le hardi Botrys, tenant des chevaux sous son fouet, conduit le char de son père dans les contours des routes désertes du Taurus, et sert ainsi de guide à Bacchus à travers la Syrie, Maron, de son côté, directeur infatigable du char divin, a pris les rênes d'or de l'attelage mygdonien, et, hâtant le pas des léopards, il fait claquer incessamment les lanières qui règlent la marche. Les satyres courent en avant, ou forment leurs rondes autour de cet équipage accoutumé aux montagnes. De nombreuses bacchantes, amies des vignes, abordent ça et là d'un pied rapide les routes escarpées, et franchissent d'un bond les replis des niches en échelles, ou le sentier est le plus étroit. Pour charmer et déguiser les fatigues de ce voyage autour des abîmes, elles dansent en cadence au bruit de leurs grelots. Les fougueux Égipans, au haut des rochers, leur séjour habituel, gambadent d'un pied velu sar les collines, et sautent par-dessus les pics qu'on ne foula jamais.

Mais lorsque, dans leur marche, leur apparaît enfin la demeure royale, éclatante au loin des nuances variées de ses pierres élégantes, Botrys à la belle chevelure quitte le char de son père, et le devance d'an pied léger dans le palais, pour y préparer toutes choses, et y régler, d'un zèle empressé, l'abondance et la diversité du repas.

Pendant que son fils ordonne le festin, le roi, dans sa magnifique hospitalité montre à Bacchus la superbe architecture et les ornements du palais; tous ensemble répandent un éclat de mille couleurs, égal à la splendeur du soleil et de la lune qui le réfléchit. Les murs blanchissent sous des couches d'argent ; la lychnite (07), qui donne son nom au lustre, fait jaillir aux regards des hommes ses étincelles. Le» salles, décorée du feu des rubis, se parent aussi de l'améthyste vineuse, qui le dispute à l'hyacinthe. La pâle agate y jette sa blonde clarté; l’ophite y rayonne comme sous des écailles émaillées, et l'émeraude assyrienne y multiplie ses verts reflets (08). La charpente en bois, qui s'appuie sur les chapiteaux des colonnes tout autour du palais, rougit sous l'or à sa surface, et forme des voûtes opulentes. Le sol brille des teints variés des cailloux polis, enchâssés artistement dans les métaux découpés; et le pourtour des vestibules est incrusté d'un bois dont les sculptures imitent la finesse de l'ivoire récemment aminci (09).

C'était là ce que le vieux roi montrait à Bacchus en le conduisant' par la main, et en s'asseyant à peine sous ces voûtes honorées de sa présence. Le dieu suivait lentement son hôte, promenait autour de lui ses regards errants, et ne se lassait pas d'admirer le palais du monarque hospitalier, tout scintillant de richesse et d'industrie. Bientôt, excitant le zèle de ses serviteurs et de ses esclaves, le roi veut qu'une troupe de bœufs engraissés et de nombreuses brebis soient destinée au repas des satyres. Staphyle redouble ses ordres, et les ministres du festin se succèdent activement et se multiplient pour le dresser. Les taureaux sont apprêtés, ainsi que des rangs entiers des plus grasses brebis des pâturages. La danse commence ; les vapeurs de l'encens se répandent dans le palais, où retentit la lyre, et leurs émanations embaument les rues de la ville (10). Aussitôt la liqueur d'un vin abondant enivre toute la maison. Les cymbales bruissent; le chalumeau des Egipans bourdonne autour de la table harmonieuse, les doubles flûtes y mêlent leurs sons. Le tambourin sonore et arrondi fait retentir les voûtes «eus «es doubles roulements, et le fracas des grelots couronne le banquet.

Alors, traînant ses pieds incertains et vacillants sous le poids de l'ivresse, Maron s'avance au milieu des convives; il se balance ça et là dans son délire; puis, rétrogradant dans sa marche et prenant son élan, il saute tout droit sur les épaules de deux satyres, et se soutient entre eux en les entrelacent de chacun de ses pieds. Son visage reluit ; son front enluminé projette de rouges rayons, et il ressemble ainsi au croissant de la lune. Dans sa main gauche il porte une outre tout fraîchement remplie de son breuvage accoutumé, qu'une courroie suspend à son cou; de la main droite il tient une coupe. Les bacchantes viennent former un cercle autour du vieillard dont la tête vacille, qui saute sur un pied et sur l'autre; et sans tomber jamais, semble tomber toujours. Les serviteurs et les suivantes de Staphyle s'animent eux-mêmes à la danse dès qu'ils ont une fois goûté cette boisson si douce, qu'ils ne connaissaient pas.

Bientôt même, la mère d'un si noble fils, Méthé (11), l'épouse du roi Staphyle, ressent les effets de la liqueur de Bacchus. Le front appesanti, elle demande encore à boire aux bacchantes, et couronne de fleurs la coupe qui lui verse le vin. Sa tête ne se soutient plus, elle se balance d'un double mouvement, tourne ça et là; et ses cheveux chassés de côté et d'autre ondulent incertains sur ses épaules. Enfin elle est prête à glisser sur le sol sous ses genoux qui fléchissent dans son délire, quand une bacchante la prend par la main, et se met à danser. Staphyle est ivre aussi. Et Botrys, à force de puiser à la coupe toujours pleine, sent ses joues rougir. Enfant imberbe encore, il attache, comme son père, ses cheveux déployés avec les tresses de ce lierre inaccoutumé, dont il fait un bandeau sur sa tête; ensuite, un pas après l'autre, il saute d'abord en tournoyant sur ses deux pieds à la fois, puis sur le droit et sur le gauche alternativement. Staphyle gambade aussi de ses pieds mobiles; dans ses élans, il arrondit ses genoux repliés en ligne circulaire, et passe son coude autour du cou du sautillant Botrys (12). Enfin il glorifie la liqueur du dieu ami des danses, chancelle et agite les boucles abandonnée de sa chevelure, qui flotte sur ses reins. Méthé se balance à son tour, appuyée sur son fils et sur son époux, entre Staphyle (13) et Botrys. Il fallait voir le triple enlacement de cette gracieuse danse! Pithos (14), le vert vieillard, jette aux vents sa tête chenue; plongé· jusqu'aux dents dans les flots du doux breuvage, il saute alourdi, double ses pas vacillants, et sous les gouttes qui tombent de son gosier ouvert, il blanchit sa barbe brune d'une blanche écume (15).

On but tout le jour, et les coupes se vidaient encore quand l'obscurité du soir, gagnant insensiblement la cime des airs, vint jeter son ombre sur la terre. Le ciel, sous une double teinte, noircit et s'éclaire à la fois de la faible lueur des étoiles; Phaéton descend sous le globe qui le cache, mais il laisse après lui un léger vestige de l'Aurore, et la nuit silencieuse revêt les ténèbres de sa couleur, en entaillant le ciel de sa robe étoilée. Après l'ivresse de la coupe, après les joies de la table, Botrys, comme son père, et Bacchus le dispensateur du vin se couchent séparément sur des lits mœlleux, rangés en ordre, et s'abandonnent aux bienfaits du sommeil et des songes (16).

Mais, dès que le crépuscule parut à l'horizon, et que, précurseur de l'aurore, il eut bordé d'une ligne rose les ténèbres diminuées (17), Bacchus à la belle chevelure, agité de l'espoir de la victoire, quitte sa couche. Toute la nuit, livré à l'image fantastique d'un combat qui a inquiété son sommeil, il a taillé en pièces la race indienne avec le lierre de son thyrse. Les cris des satyres et le bruit des javelots ont interrompu son rêve guerrier et dissipé ces visions tumultueuses, et cependant il garde au fond de son cœur le souvenir des menaçantes prophéties du formidable songe. C’était comme une annonce de l'avenir, et comme une figure de son combat contre Lycurgue.

Il lui sembla que, dans un bois profond, un lion intrépide et terrible, à la gorge furieuse, s'élançant d'un ravin, mettait en fuite Bacchus comme il dansait encore dépourvu de ses armes, et qu'il le chassait jusqu’à la mer, où le dieu se cachait sous les flots pour éviter le redoutable animal. Nouvelle terreur, quand il vit ce lion téméraire poursuivre aussi les femmes qui portent le thyrse des bâillements de son gosier et de ses ongles sanguinaires ; puis il aperçut les bacchantes dispersées, les thyrses tombés de la main de Mystis dans la poussière, les cymbales gisant sur le sol. Enfin, l'une d'elles retournant sur ses pas, passe des liens à la gueule du lion, et en fixe la tête sous des· cordes tressées de pampres. Toutes les femmes alors accourent l'une après l'autre autour du lion, et piquent avec des épines ses pieds et ses mâchoires cruelles. Entouré des rejets et des filaments de la vigne, à peine Diane a-t-elle pu le sauver de leur fureur. Mais tout à coup un éclair de feu, parti du sein des airs, a ébloui le lion, qui reprend sa marche, son aveugle docilité, et reçoit à son cou son licol habituel.

Tel fut le songe de Bacchus. Il se lève aussitôt de sa couche, et revêt le manteau d'or teint encore du sang des Indiens qui rayonne sur sa poitrine, entoure ses cheveux du tortueux bandeau de ses serpents, passe à ses pieds ses cothurnes rougis, et prend en sa main le thyrse, lance fleurie des combats. Il appelle le satyre qui le sert. Au son répercuté de la bouche divine, Botrys éveille le roi, et prend ses vêtements ; il réveille aussi Pithos. Méthé entend la voix, soulève à peine sa tête appesantie, se rendort, et jouit de ce sommeil du matin, plus doux que le raisin qu'on vient de cueillir; elle quitta son lit bien tard d'un pied indolent et rebelle.

Staphyle, devenu l'ami du raisin, accompagne Bacchus prêt à continuer son voyage, et lui porte les dons de l'hospitalité : c'est l'aiguière d'or avec les coupes d'argent où il a bu jusqu'ici le lait des chèvres. Il y joint les étoffes peintes que, sur le· bords du Tigre, l'industrie de la Perse tisse de sa plus fine trame (17) ; et le généreux roi lui parle ainsi :

« Allez, Bacchus, allez combattre, et vous rendra digne de votre naissance. Montrez que vous êtes du sang de Jupiter. Enfant encore, et à peine adolescent, votre père sut chasser de l'Olympe les Titans, fils de la Terre ; hâtez-vous d'exterminer la race insolente des Indiens, fils de la Terre aussi. Je n'ai pas oublié un certain récit que fit jadis à mon père, mon aïeul Bélus (18) l'Assyrien, roi de ce pays. Je vais vous le redire.

« Saturne, teint du sang de la faux qui venait de mutiler l'auteur de ses jours, devança les Titans pour s'opposer à votre père, après avoir moissonné dans le sein de la Terre l'épi de la virilité d'Uranus, et rendu stériles leurs embrassements. Saturne à la large barbe alluma la guerre en lançant contre son fils des traits humides et des javelots glacés ; car les flèches aiguës de la grêle traversaient les hauteurs des airs. Mais Jupiter, armé de plus de feux que le soleil, fondait, d'une étincelle plus pénétrante encore, cette eau pétrifiée.

« Vous, Bacchus, qui conduisez à la guerre des Indes des lions anthropophages, ne redoutez pas les éléphants : votre grand Jupiter n'a-t-il pas anéanti sous sa foudre Campé (19) à la crête haute, dont tout le corps n'était qu'un ensemble de mille formes entrelacées? Ses reptiles, de nature diverse, vomissaient au loin de leur gosier de vipère le venin de leur gueule monstrueuse, et par leurs anneaux obliques rallumaient le combat. Cinquante têtes d'animaux variés se dressaient sur son cou. Les unes, sous la formidable figure d'un sphinx incompréhensible, rugissaient de leur gorge de lion ; les autres couvraient d'écume leurs défenses de sangliers ; et, présentant entrelacée une nombreuse phalange de chiens, ils offraient une complète ressemblance avec la figure de Scylla (20). Campé participait à deux natures jusques au milieu du corps, et ses cheveux n'étaient que des guirlandes de venimeux serpents. Sa poitrine, jusqu'au-dessous des hanches, s'armait d'écailles de poisson hérissées sous une forme étrange; les griffes de ses mains multipliées se recourbaient connu une faucille crochue, tandis que sur la plus haute pointe de ses reins indomptables un scorpion enroulé sur lui-même rampait en montrant l'extrémité de sa tête allongée, et faisait vibrer la pointe de ton dard foudroyant.

« Telle était cette Campé multiple qui s'élançait en rond, traversait la terre, les airs, les abîmes des mers, galopait par le double effort de ses ailes noirâtres, soulevait les ouragans et déchaînait la tempêtes. Nymphe du Tartare aux ailes obscures, elle faisait jaillir au loin de ses paupières la flamme vagabonde des plus pénétrantes étincelles. Et pourtant votre père, le roi des airs, vint à bout d'un tel monstre et vainquit cette hydre auxiliaire de Saturne. Imitez-le en tout, ô Bacchus; comme en Jupiter, j'aimerai à voir en vous l'exterminateur des fils de la Terre ; car ces Indiens ennemis, que vous allez moissonner, sont nés des sillons aussi. Vos labeurs ici sont les mêmes, puisque Indos (21), le chef primitif d'où les Indiens tirent leur origine, était un géant, muni de bras immenses, que votre père précipita des premiers rangs de l'année de Saturne. Il combattit Indos, combattez Dériade. Imitez aussi Mars : n'a-t-il pas renversé lui-même ce fils de l'hydre, impie adversaire des dieux, qui vomissait également l'horrible poison de son affreuse mère? Il était doué d'une double forme; car, semblable à l'hydre, il traînait comme elle les longs cercles de ses anneaux au fond des bois. Saturne se servait de ce corps immense pour l'opposer à la foudre ; et quand, agitant ses mains autour de ses flancs, il s'attaquait à votre père dans le champ des airs, il animait la mêlée par les sifflements de ses queues serpentines ; il arrêtait les rangées de nuage où se perdait sa tête, et parfois, saisissant par ses cheveux de vipère les oiseaux égarés, il les engloutissait dans sa gueule béante. Malgré tant de hauts faits, votre frère Mars l'immola. Je ne vous crois pas inférieur à Mars, car vous pouvez le disputer à tous les enfants des dieux. Ne dominez-vous point par le bois de votre thyrse autant que Mars par sa lance, et vos exploits n'égalent-ils pas ceux de Phébus? J'ai reçu chez moi un autre fils de Jupiter, un autre exterminateur des monstres; Persée a été tout récemment mon hôte. Comme vous cher ami, il venait de quitter, à l'aide de ses superbes ailes, le voisin du Coryce, le transparent Cydnus (22). Il m'a dit qu'il avait fondé chez les Ciliciens une ville nouvelle qui portait le nom de ses rapides talonnières (23). Persée a élevé dans les airs la tête de la· Méduse interdite aux regards, et vous y montre le fruit violet qui annonce la joie aux hommes et dissipe leurs chagrins. Persée a sans doute détruit un monstre marin dans la mer Rouge (24) ; mais vous, exterminant la race rouge des Indiens tout entière, vous allez traiter Dériade comme vous avez traité Oronte, bien plus redoutable qu'un monstre marin. Persée a délivré la triste Andromède; délivrez à votre tour, par un effort plus grand, la vierge Astrée, qui reçoit tant d'outrages chez les injustes Indiens, et je célébrerai dans une même fête triomphale Persée le vainqueur de la Gorgone, et le vainqueur des Indes, Bacchus (25). »

Ainsi disant, l'aimable monarque hôte de Bacchus retourna dans son palais. Le dieu du thyrse accueille avec plaisir ce récit du roi qui stimule son courage. En écoutant ces exploits de sa famille, qui charment ses oreilles, il souhaite de rivaliser avec Jupiter, envie la gloire de son père, et après la double défaite des Indiens, il appelle de tous ses vœux une troisième victoire plus décisive. Il mande alors auprès de lui Phéresponde, le rejeton du messager céleste, le fils prudent d'Iphthime, prompt comme les vents. « Fils de Mercure, lui dit-il d'une voix affectueuse, messager qui m'es si cher, va dire ceci en mon nom au noble Dériade : Ο roi ! reçois sans résistance les dons de Bacchus, ou combats contre lui, et tu auras le sort d'Oronte. » Il dit; le rapide ambassadeur passe de pays en pays, et traverse toutes les routes de l'Orient, le spectre de son père à la main. Cependant le dieu promène sur son char d'or le fruit délicieux de la vigne. De détour en détour, il gagne une ville après l'autre, remplit toute l'Assyrie de sa vendange, et distribue aux agriculteurs le cep fleuri, ornement des vergers.

Mais, tandis qu'auprès de la région brûlante de l'Eurus méridional, Bacchus parcourt l'Assyrie sur son char errant et vineux, le destin s'est appesanti sur Staphyle. Dans son palais, ses serviteurs gémissent ; ses suivantes arrachent les vêtements qui recouvrent leurs poitrines ; elles meurtrissent et ensanglantent leur sein, sanglotent ; et les femmes, dans leurs regrets, déchirent leur visage de leurs ongles.

Bacchus retournait alors tardivement sur ses pas, et ramenait son char orné de raisins dans le palais de Botrys, car il n'a pas oublié la bienveillante hospitalité de Staphyle. A la vue de Pithos et de sa tête baissée, il comprend ce silence expressif, et devine lui-même la mort de son cher Staphyle ; il appelle alors Méthé et l'interroge :

« Femme, répondez. Qu'avez-vous donc souffert pour être si changée? Je vous ai laissée rayonnante et vous retrouve abattue. Qui donc a éteint votre merveilleuse beauté? Vos joues ne rougissent plus de ce feu naturel que donne le vin. Parle, Pithos; d'où viennent tes larmes? Vieillard au menton touffu, qui donc a coupé ta barbe allongée ? Qui a souillé tes cheveux blancs? Qui a déchiré ta robe ? Et vous, rejeton de Méthé l'ardente buveuse ; vous, fils de mon cher Staphyle, pourquoi cette tête sans chevelure? Quel regard malfaisant a détruit vos boucles arrondies ? Les anneaux de votre tête ne tombent plus déployés sur vos épaules argentées, et n'exhalent plus les parfume de la Syrie. Votre tête n'est plus colorée ; vos joues ne jettent plus leur éclat de rose. Pourquoi donc portez-vous ces voiles souillés de cendre? Où sont ces manteaux que la mer Tyrrhénienne offre aux rois? Votre visage est flétri, et je ne vous reconnais plus.

« Mais où donc est allé le roi Staphyle? Apprenez-le-moi. Dites qui a fait disparaître si promptement votre père. Ah! je comprends la douleur que vous cherchez à me cacher. Qu'ai-je besoin de votre voix? Vos regards silencieux disent d'eux-mêmes toute votre peine. Oui, je comprends la douleur que vous voulez me cacher (26). Vos larmes expliquent votre chagrin. Vos vêtements lugubres publient assez haut la destinée de mon cher Staphyle; la mort envieuse nous a donc ravi nos espérances ! Ah : je me flattais qu'après la guerre des Indes, j'animerais de mes mains les flambeaux du soir pour la couche nuptiale de Botrys, compagnon de mes combats, et qu'uni au roi Staphyle, je verrais s'accomplir son hyménée. »



 

NOTES DU CHANT DIX-HUITIÈME.

(01) Le roi Staphyle. — Le roi Staphyle figure parmi les souverains de l'Assyrie, si l'on en croit le chronographe Syncelle, qui le nomme aussi Anebus, ce qui, en hébreu, signifierait également la grappe (p. 292). Servius, dans son commentaire du huitième chant des Géorgiques, parle d'un Staphyle, inventeur du raisin, qui était berger chez le roi Œnée (le vineux). D'autres mythologues ont fait de Staphyle le fils de Bacchus et d'Ariadne. (Apollod., liv. I).

(02) L'épithète θεόπαιδος. — Si mon observation ne devait passer pour un blasphème, je relèverais ici cette épithète appliquée à Sémélé, θεόπαιδος, mère d'un dieu Elle est bien près du célèbre attribut θεότοκος, que, peu de temps après Nonnos, Nestorius opposait à l'ὁμοούσιος des ariens ; cet archevêque de Constantinople, qui avait déclaré une guerre irréconciliable à la sainte Vierge. πρὸς τὴν σεμνὴν παρθένον ἄσπονδον ἤρατο πόλεμον (Théodoret, de Incarn.), objectait à la divinité du Verbe éternel ce même terme θεότοκος. « Une femme l'a enfanté, Marie était sa mère, réfutant l'hérésie par l'hérésie, comme le dit si bien M. Dupanloup (Disc. de réc. à l’Acad., 9 nov. 1864).

Ces deux épithètes, pendant de la mère sans mari de saint Grégoire de Nazianze, ἄνανδρος μήτηρ, figurent l'une à côté de l'autre, mieux placées dans la Paraphrase de l'Évangile : καὶ Μαρίη Χριστοῖο θεητόκος et, Χριστὸς ἴδεν θεοπάιδα. — (Nonnos, Evang. ch. XIX, v. 25 et 26).

J'en dirai autant de l'épithète ἀμήτωρ, qui n'a pas eu de mire. Les Dionysiaques en font l'apanage de Pallas, tandis que la Paraphrase, d'accord avec Tertullien, combat l'hérésie de Valentinus, par cette même expression appliquée an Verbe, Ψἱὸς ἀμήτωρ (ch. I, v. 2). Déjà, dans sa poétique hardiesse, Nonnos l'avait transmise à la lune, dont la tune n'a pas de mère, et n'a d'autre engendreur que le soleil ; et c'est ainsi que, par deux vers très remarquables du quatrième chant (283 et 284), il a résumé le système primitif d'Anaximandre, le célèbre disciple de Thalès, que nous a conservé Diogène Laërce. — τὸ δὲ λαμπρυνόμενον αὐτῆς ἀπὸ ἡλιου χει τὴν λαμπηδόνα. — (Liv. III. Cléom.)

(03) Lycaon. — Lycaon, le loup, roi d'Arcadie, fils de Pélasge; c'est l'impie Lycaon, humano sanguine gaudens, dont la légende est tellement mêlée à celle de ses fils, qu'on ne sait s'il est un civilisateur de l'Arcadie ou un monstre. (Apollodore, liv. III.)

(04) Nyctime. — Nyctime succéda à Lycaon, et ce fait mythologique ne contrarie pas la légende de Nonnos, puisque Jupiter lui rendit la vie après la barbare exécution de son père. Il fut le seul des Lycaonides épargné ; et, resté sans enfants, il laissa la couronne à Arcas, fils de sa sœur Caliste (Pausanias, liv. VIII, c. 2).

(05) Macédo. Je ne reconnais point, comme le veulent mes devanciers en épuration des textes des Dionysiaques, une lacune au vers trente cinquième ou autour de lui ; j'y trouve seulement une transposition évidente. Je prétends qu'il faut rétablir ainsi ce vers rendu inintelligible dans l'édition de Falkenburg, par le mot final μεκείλων, et par l'endroit ou il est placé :

Ζῆνα καὶ 'Απόλλωνα μόνους ξείνισσε Μάκεδω.

Ma traduction explique suffisamment l'à propos de toutes les altérations que j'ai du faire subir à la harangue de Staphyle pour en exprimer un sens raisonnable et poétique; et si j'avais besoin d'une justification subsidiaire, je ferais appel aux tournures habituelles de la pensée de Nonnos, qui fait contraster ici la conduite de Lycaon envers deux immortels de l'Arcadie, avec celle de Tantale vis-à-vis de tous les dieux au mont Sipyle, pour flétrir des mêmes expressions répétées une impie hospitalité.

Je me flatte qu'en réhabilitant ainsi tout le passage, et en portant les trois vers qui concernent les Phlégyes tout de suite après Tantale, on obtiendra un enchaînement d'idées satisfaisant; l’île fendue par le trident deviendra le Péloponnèse et Nyctime et Pélops, chez Nonnos comme dans les annales mythologiques, sauvés par Neptune, échapperont au déluge de Deucalion pour fixer les incertitudes de Falkenburg, et pour répondre aux perquisitions que Graëfe provoque dans sa note supplétive. Je fais ici, sans doute, le métier d’Aristarque : mais je ne me reconnais pas le droit de me montrer aussi sévère que lui et de retrancher ce que je désapprouve ; Aristarchus Homeri versum negat, quem non probat. (Cic., liv. III, ad Fam. Ep. 2.)

Il me semble que le texte de Nonnos confirme ici la tradition confuse qui fait de Lycaon, homme loup de l'Arcadie, l'Anubis égyptien ou son frère Macédo, fils d'Osiris à la tête de chacal.

(06) Les Phlégyes. — Les Phlégyes, dont Homère vante le courage, étaient une peuplade de la Béotie, renommée par son impiété; ils brûlèrent le temple de Delphes : ils tenaient leur nom de Phlégyas, fils de Mars, plus impie encore. C'est dans la bouche de ce Phlégyas que Virgile a mis le vers reconnu, dit-on, par je ne sais quel oracle pour le plus beau de l’Enéide.

Discite justitiam muniti, et non temnere divos.

En tout cas, ce conseil éternellement juste est imité de Pindare, et une ode pythique fait dire à Ixion, fils de Phlégyas :

Τὸν εὐεργέταν ἀγαναῖς ἀμοιβαῖς
ἐποιχόμενους τίνεσθαι
.

« Mortels, payez à Dieu, par l'échange d'une pieuse reconnaissance, le prix de ses bienfaits. »

Je ne sais trop sur quelle autorité Nonnos a transporté dans l’île de Pélops, Πέλοπος νήσον, la scène des Phlégyes et leur châtiment, quand Homère en fait une peuplade thessalienne ou béotienne limitrophe de la Thrace.

(07) La lychnite. —La lychnite, homonyme d'un lustre, est un emprunt à Denys le Périégète, auquel Nonnos a maintes fois recouru : μαρμαίρου λύχνις τε πύρος κ. τ. λ. Priscien a traduit ainsi le vers grec:

Hic lychnis lucem similat splendore lucernæ.

(08) Description du palais de Staphyle. — Si, comme le prétend Heinsius, Nonnos n'a pu connaître les écrits de saint Jean Chrysostome, on pourrait au moins croire les deux auteurs contemporains, d'après cette description du palais de Staphyle; elle offre bien des traits de ressemblance avec le luxe des seigneurs orientaux de la cour d'Arcadius, tel que le retrace l'éloquent archevêque de Constantinople. Les poutres de bois dorées; les portes à deux battants en ivoire; les murs intérieurs incrustés de marbre; les pierres cachées sous des lames d'argent; les appartements parquetés de petits cailloux ou même de métaux précieux : tout se retrouve chez ces deux peintres des mêmes mœurs ; tout, jusqu'aux mules qui traînent le char de Méthé. Et, à ce propos, pour l'édification de nos ménages du dix-neuvième siècle, je crois devoir traduire ici un passage de saint Jean Chrysostome qui semblerait écrit d'hier : Αλλὰ τὸ κεριφέρεσται ἐπὶ τῆς ἀφορᾶς ἐπὶ ἡμιόνων ἡδύ κ. τ. λ.

« Il est agréable, direz-vous, de se promener traînée par ses mules dans la place publique. Non ; ce n'est que du faste sans aucun plaisir. Vaut-il donc mieux être renfermée qu'en plein air, dans les ténèbres qu'au grand jour, avoir mille fantaisies que de n'en avoir aucune ? Et c'est pourtant ce qui arrive à celles qui ne font aucun usage de leurs jambes. Je laisse de côté tant d'autres inconvénients qui en résultent. Car vous ne pouvez sortir à votre volonté; et même, quand une importante affaire vous appelle dehors, il vous faut bien souvent rester chez vous comme un mendiant estropié. Si, d'un autre côté, votre mari a eu besoin de votre équipage, il s'ensuit chagrin, discussion, bouderie. Si, au contraire, vous vous en êtes servie sans son congé, c'est sur vous que retombe sa colère, et vous en gardez un long ressentiment. N'était-ce donc pas mieux d'user, pour marcher, des pieds que Dieu vous a donnés ? Et ce n'est pas tout si l'une de vos mules, ou même une seule vient à boiter, etc., etc., etc. » (Saint Jean Chrysostome, De virgin., § 66.)

(09) La mosaïque et la marqueterie. — On aura remarqué sans doute, parmi ces merveilles du palais de Staphyle, la mosaïque et la marqueterie décrites en vers si techniques et si précis.

(10) Erreurs des manuscrits. — J'observe ici que les redondances et les abus du langage dont on fait parfois un juste reproche à Nonnos, doivent être souvent rejetés sur les défectuosités des manuscrits. Ainsi, par exemple, au début de ce dix-huitième chant, si le poète semble revenir deux fois au souvenir de Tantale, et si, plus loin, il amène les danses et la lyre dans le cours du festin, pour les reproduire tout de suite, la faute en est d'abord aux copistes négligents, et ensuite aux commentateurs qui se sont trop vite résignés aux imperfections d'un style toujours soigné, trop soigné même, si j'ose le dire : de là les lacunes et les contre-sens supposés.

(11) Botrys. Botrys, le raisin, n'a pas de rôle dans l'histoire; mais il a laissé son nom à une ville de Syrie qu'on a appelée Elbatron, puis Dotroun, dont Strabon et Pline ont parlé. Pithos, création allégorique de Nonnos, est le fidèle serviteur de Botrys et de Staphyle.

(12) Méthé. — Quant à Méthé, on la voit encore dans quelques sculptures antiques, personnifiant l'ivresse dont elle porte le nom. « L'ivresse, l'amour, l'ignorance, trois prétextes, » dit Démosthène : τρεῖς προφάνεις, μέθην, ἄγνοιαν, ἔρωτα.

(13) (14) (15) Les allégories. — Si l'on tient à bien comprendre Nonnos, il ne faut pas perdre de vue, dans le cours de ce chant surtout, les significations des noms de Staphyle, la grappe, Botrys, le grain de raisin, Méthé, l’ivresse, et Pithos, le tonneau. Il y a eu de la part du poète un soin constant et minutieux, je dirai même une sorte d'affectation à donner partout à ces personnages de son invention une attitude et des attributs doublement conformes à leur nature réelle et allégorique à la fois.

(16) L'hospitalité orientale. — Voilà l'hospitalité orientale dans tout son luxe, et continuée avec ces mêmes coutumes jusqu'à nos jours! Voilà l'accueil que dans la patrie d'Homère, à Scio, la plus belle des îles de l'Archipel, le Tchélébi Rodocanaki me fit trouver, par un jour brillant, dans le frais asile de sa délicieuse demeure. Son neveu aussi, tout jeune encore, que j'ai revu à Paris, et son épouse accomplie, que je ne devais pas revoir, ἄκοιτιν ἀμύμονα (Homère, Il., II, 375), ordonnaient pour nous un festin fleuri, τίθεντο δὲ δαῖτα θάλειαν (ibid., VII, 476), pendant que le maître (ἀναξ) nous montrait ses jardins chargés de limons et d'oranges, sa maison regardant la mer, Samos au delà, et plus près le mont Pélinée. Il y avait là, sans doute, moins d'émeraudes et de rubis que dans le palais de Staphyle, mais on y voyait de belles gravures des plus célèbres tableaux de l'Italie, comme une bibliothèque où Homère reposait à quelques pas de son antique école, et où Sophocle avec Aristophane, mêlés à Corneille et à Molière, perpétuaient le bel idiome qui retentissait encore sous les voûtes du Gymnase. La belle Coconna Tharsitza, que son mari appelait aussi Batu (Thérèse et Elisabeth), Tharsitza, dis-je, ne partagea pas, comme Méthé, la joie du festin, bien tempérée par la présence et l'aimable conversation du sage Vambas. Mais l'hospitalité antique de la nuit, que je n'avais pu accepter à Scio, je devais plus tard en éprouver tous les effets dans l'île de Paros. Là, après un repas prolongé dans une vaste galerie, les tables enlevées firent place à la romaika, et à une certaine danse d'Ariadne après laquelle, comme chez le roi Staphyle, des lits rangés l'un auprès de l'autre reçurent mon hôte, ses fils, le capitaine de ma barque, et moi-même, voyageur fatigué, dont la couche fut dressée au coin le plus élevé du divan.

(17) Le crépuscule. —Y a-t-il rien de plus exact et de plus poétique en même temps que cette peinture des deux crépuscules? Et nous appartient-il à nous, hommes de notre siècle, lecteurs avides des plus minutieuses descriptions des lieux, des temps et des personnes en prose romantique, de critiquer ce tableau pris sur la nature et colorié par l'art ? Si pourtant il y a ici quelque surabondance dans les épithètes, je demande grâce pour le cent soixantième vers, où l'on voit si bien blanchir le bord de l'ombre matinale ; cette phase charmante du ciel immédiatement avant l'aurore frappe toujours, comme un augure de la journée, les nombreux cultivateurs ou les rares érudits qui se lèvent avant elle pour continuer leur travail de la veille. Nonnos d'ailleurs, dans cette page, s'est tenu très loin encore de cet ami du printemps qui tout récemment vient d'écrire : « A cette heure où déjà la nature commence à broder sa robe de feuilles et de fleurs. » — « Bon ! » s'est écrié M. J. Janin en lisant la phrase, « voilà que nos écrivains d'aujourd'hui viennent de transformer le printemps en couturière ! »

(18) Les toiles peintes des bords du Tigre. — N'est-ce pas la première trace antique des cachemires de Perse, variété de genre restée supérieure à tous les cachemires inventée jusqu'à ce jour ? En tout cas, ces riches produits de l'art de tisser ont gardé le nom de perse, et mieux encore l'appellation générique de mousseline, qu'ils doivent à la ville de Mossoul, désignée suffisamment ici par le fleuve Tigre.

(19) Bélus. —Bélus, que le roi Staphyle nomme son aïeul, se reproduit dans toutes les dynasties assyriennes, si l'on en croit l'historien Bérose, qui était prêtre de Bel ; et cela est tout simple, car et nom, qui est aussi Baal, signifie seigneur. Les rois d'Assyrie se disaient les représentants directs de la divinité, se nommaient comme elle; et, ce privilège théocratique du maître, les sujets ne l'avaient pas encore contesté.

(20) Campé. — Campé, comme tous les personnages qui figurent dans le récit de Staphyle, y est venue en droite ligne de la théogonie d'Hésiode. C'est le résumé d'une partie de ce poème où Nonnos a compilé une certaine légende, ainsi qu'il ledit, τινα μῦθον. Campé est le nom du monstre, geôlier des Centimanes dans le centre de la terre. Quand Jupiter voulut les avoir pour auxiliaires dans la guerre contre les Titans, Campé refusa de les laisser sortir ; et Jupiter fit bonne et prompte justice de son opposition. Mais il a laissé sous le même nom, κάμπη, la chenille, fléau de la terre aussi, cruelle ennemie de toute végétation, monstre exigu que le microscope nous fait voir aussi grand et aussi hideux que l'est son homonyme dans les Dionysiaques :

Volvitur ad terram distorto corpore campe.
Columelle, v. 386.

Au nom de Scylla, sorte de campé maritime, je crois entendre encore le bruissement souterrain des ondes de Sicile comme il frappa mon oreille auprès du fameux rocher calabrais, et comme il résonne encore dans les vers d'Homère :

Μέσση μέν τε κατὰ σπείους κοίλοιο δέδυκεν. (Odyss., XII, 93)

Je n'ai pas besoin de dire que toutes ces tentatives de Saturne contre son père et contre son fils, que j'ai dû envelopper de quelque obscurité, au moins dans les termes, ne sont qu'une allégorie prolongée. Apollonius de Rhodes, dans un embarras tout pareil, s'est écrié : « Pardonnez, ô Muses, c'est bien malgré moi que je répète ces antiques fictions. »

………………….... ἵλατε μοῦσαι,
οὐκ ἐθέλων ἐνέπω προτέρων ἑπος
.

Mais les monstres marins auxquels Staphyle revient complaisamment dans son récit faisaient partie de la religion syrienne, culte primitif de ce monarque. Pisces Syri venerantur. (Cic., de Nat. Deor., lib. III, c. XV)

(21) Le géant Indos. — On pourrait aussi nager parmi les monstres le géant Indos, du vert 271, que Nonnos ne peut avoir, de sa propre autorité, incorporé dans l'année de Saturne. Cette légende a échappé aux mythologues, et Hygin ne connaissait d'autre Indus que le grand fleuve fils de Pontos et de Thalassa, l'Océan et la Mer.

(22) Cydnus. — « Si, pour rendre les hommes fortunés, disait Dion Chrysostome aux habitants de Tarse, il faut un fleuve, la salubrité de l'air, le voisinage de la mer, de beaux ports, un temple, une grande ville, que vous manque-t-il ? »

« Oui, sans doute, les Byzantins qui habitent auprès de l'Euxin, non loin de son embouchure, voient souvent les poissons tomber d'eux-mêmes sur la rive. » (Or, ce prodige, je l'ai vu se renouveler bien des fois sur les quais de Thérapia dans le Bosphore, moi pauvre Gaulois, mais lier aussi de ma patrie.) « Et cependant on ne dira pas que ces poissons font le bonheur des Byzantins, mais seulement la joie des goélands. Les Égyptiens sont-ils donc si charmés de leur Nil, et les Babyloniens de leurs murailles ? Ce n'est pas le Pénée traversant les solitudes de la Thessalie, et le Ladon l'Arcadie déserte, que vous envierez. Certes votre Cydnus, si limpide auprès de sa source, ne vous laissera pas trouver d'autres peuples plus heureux que vous. » (Dion Chrys., Orat. 33.)

(23) Tarse, ton étymologie. Chez Nonnos, la manie des étymologies l'emporte souvent sur le bon goût : et voilà que, dans les adieux de Staphyle à Bacchus, le poète a trouvé moyen de glisser, on ne sait trop pourquoi, l'étymologie de la ville de Tarse en Cilicie (τάρσος, talonnière de Persée), origine contestée, du reste; car Strabon prétend que Tarse est une création de Triptolème errant à la recherche d'Io; Denys de Byzance, de son côté, l'attribue à Sardanapale, et veut que son nom lui vienne de τερσανθῆναι, rester à sec : parce que, les eaux du déluge se retirant, le mont Taurus, au bas duquel est situé Tarse, fut le premier à reparaître. Je ne donne cette autre étymologie que pour ce qu'elle vaut, sans songer à l'apprécier moi-même, et je fais grâce au lecteur de Bellérophon et de plusieurs autres héros mythologiques qui se groupent autour du berceau de l'antique capitale de la Cilicie ; elle y règne encore sous le nom turc fort peu altéré de Tartous.

(24) Le monstre de la mer Rouge. — Ici, l'amour du contraste et le zèle de l'antithèse ont entraîné Nonnos au delà de la tradition. La mer Rouge n'est pas le théâtre de la scène d'Andromède : c'est auprès de Joppé, sur la cote de la Palestine, que Pline l'a fixée. Le véridique Josèphe prétend y avoir vu de son temps les chaînes d'Andromède. Quant au monstre lui-même, son squelette, long de quarante pieds, fut porté à Rome par l'édile Scaurus, gendre de Sylla et célèbre par ses rapines, Rapinarwn provincialium sinus, et tout cela ne m'empêche pas de penser que ces restes d'un cétacé avaient dû appartenir à quelque baleine égarée. Balænæ, dit ce même Pline, et in nostra maria habitant (liv. IX, ch. 5).

On m'a montré, au bout de la rade inhospitalière de Jaffa, dans la direction des ruines de Césarée, un tertre avançant sur la mer; et on le dit témoin de la mort du monstre. Je suis monté sur ce tertre, non pour y chercher les vestiges de la délivrance d'Andromède, mais sur la foi de Strabon, qui, de cette hauteur, devait me faire apercevoir Jérusalem; il n'en fut rien, et il me semble impossible que, du mont Carmel ou du mont Thabor, tous les deux beaucoup plus élevés, et d'où je l'ai tenté également, on découvre la ville sainte, située sur le penchant méridional des collines qui regardent le torrent de Cédrou. On ne voit Jérusalem que lorsqu'on est déjà à une distance assez faible de ses murailles.

(25) Persée, héros national. — Malgré le penchant de Nonnos pour les digressions, on pourrait s'étonner de la prolixité des adieux du roi Staphyle, et plus encore de cet épisode de Persée, qui a tout l'air d'un supplément au texte primitif, annexé plus tard par le poète lui-même. Mais il faut se souvenir qu'il s'agissait ici pour lui d'un intérêt presque national. Persée avait un temple à Chemnis, ville de Pan, patrie de Nonnos ; et le fils de Danaé figerait parmi les divinités tutélaires de la Thébaïde. Ainsi l'explique la légende suivante d'Hérodote :

« Les Chemnites prétendent que Persée apparaît souvent sur leur territoire et dans leur temple ; qu'on y rencontre aussi une de ses sandales ayant deux coudées de long, et que, dès qu'elle paraît, l'abondance règne dans l'Egypte entière : ils célèbrent, pour honorer ce héros, à la façon des Grecs, des jeux gymniques de toutes sortes de luttes, où ils donnent en prix du bétail, des peaux et des vêlements. Or, comme je leur demandais pourquoi ils étaient les seuls à qui Persée avait coutume de se montrer, et pourquoi ils se séparaient des autres Égyptiens par l'institution des jeux gymniques, ils me répondirent que Persée était originaire de leur ville; que Danaüs et Lyncée, qui passèrent la mer pour se rendre en Grèce, étaient de Chemnis ; ils établissaient ensuite leur généalogie en descendant jusqu'à Persée : et ils ajoutèrent que celui-ci étant venu en Egypte pour enlever de Libye la tête de la Gorgone, comme le disent aussi les Grecs, il passa chez eux, reconnut tous ses parents, se souvint du nom de Chemnis qu'il avait entendu répéter à sa mère, et voulut que des jeux gymniques fussent établis en son honneur. » (Hérodote, liv. II, ch. 91.)

Ce serait donc par un sentiment tout national que Nonnos aurait tant de fois ramené le nom de Persée dans les Dionysiaques. Il ne faut pas oublier non plus qu'Homère a fait de ce héros le plus illustre des mortels. Περσῆα, πάντων ἀριδείκετον ἀνδρῶν. (Iliade, XIV, 820.)

(26) Les complaintes antiques. — Nonnos, que nous avons vu imiter assez heureusement les chants bucoliques, a essayé ici un chant de deuil. Voilà bien les antiques αἵλινα remplacés, dans la Grèce actuelle, par les myriologues. Ce sont aussi leurs répétitions ou leurs refrains avec toutes leurs plaintes interrogatives. Seulement, au lieu de les faire chanter par les pleureuses dont il a si exactement décrit la douleur expansive, le poète les a mises dans la bouche de Bacchus.