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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XIX

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT DIX-NEUVIÈME.


Dans la dix-neuvième livre, Bacchus, prêt de la tombe de Staphyle, donne, pour prix d'une agréable lutte, la tonne parfumée.



 

Il dit ; et Botrys, sous le poids et l'amertume de si douleur récente, garde le silence ; il fond en larmes: Méthé sa mère demeure longtemps avant de saluer le dieu, et lui adresse ces tristes paroles :

« O Bacchus, votre Staphyle n'est plus; ce spectateur vigilant de vos danses, un invincible sommeil l'a endormi. Votre Staphyle n'est plus. Charon l'a emporté sur ses ailes (01), et deux violents chagrins m'ont affligée à la fois. Le dieu de la vigne m'avait abandonnée, et mon époux languissait. Je souffrais tout ensemble de l'agonie de Staphyle et de l'absence de Bacchus. Mais quoi ! cher Lyéos, donnez-moi une coupe pleine de votre abondante liqueur; je la boirai, et, puisqu'elle dissipe toutes les douleurs, elle calmera la mienne. Aimable consolateur, vous êtes ma seule espérance ; que je voie seulement votre raisin, que je voie votre tonne, et je ne pleurerai plus ! »

Le dieu en a pitié ; il verse dans une coupe ce vin qui fait évanouir les soucis, et tend le bienfaisant breuvage au fils et à la mère affligée. Ils burent tous deux le jus mielleux et enchanteur de la vendange. Méthé apaisa ses soupirs, et Botrys son chagrin. Elle dit alors au dieu qui charme l'esprit :

« Cher Bacchus, vous venez à moi comme· une précieuse lumière. Plus de tristesse ; votre vin consolateur a séché mes larmes. Je ne gémis plus sur la destinée d'un père, d'un époux. Je pourrais même, si vous l'exigez, me séparer de Botrys; Bacchus me tient lieu d'époux, de fils et de père (02). Si vous y consentez, je vous suivrai dans votre demeure aux yeux de tous; j'y serai la compagne des Bassarides ; je porterai votre thyrse ou votre fruit délicieux. J'approcherai mes lèvres de la flûte qui vous est consacrée. Mais ne m'abandonnez pas dans mon veuvage; n'ajoutez pas, à mes regrets de la mort de Staphyle, mes regrets de votre départ. Botrys devient votre serviteur. Qu'il s'exerce à vos danses, à vos thyrses, à vos cérémonies, et même à votre guerre des Indes, si vous le souhaitez ; que je le voie sourire auprès du pressoir généreux, et fouler sous ses pieds votre féconde vendange! Souvenez-vous aussi du vieux Pithos ; qu'il ne reste pas étranger à votre culte, et privé de votre douce boisson. »

Bacchus la rassure d'un visage riant, et répond en ces termes à la nymphe passionnée.

« Ο femme, dont les bienfaits égalent ceux de la charmante Vénus, ô vous dispensatrice de la joie, mère éternelle des amours, soyez à jamais la compagne des festins de Bacchus. Vos fleurs et vos feuillages embaumés lui donneront, comme à Vénus, ses couronnes. Les guirlandes de vos cheveux rivaliseront avec les palmes de la victoire. Vous verserez le vin, comme Hébé à la chevelure dorée ; vous serez l'étoile satellite du dieu de la vigne, vous ne le quitterez pas, et vous préparerez sa coupe. On donnera votre nom à cette satiété du vin qui fait la joie des hommes. J'appellerai Botrys ce fruit de ma vendange qui fait oublier le chagrin, la grappe qui le produit prendra le nom de Staphyle, et se gonflera du jus de mon arbuste chéri. Point de banquets pour moi sans Méthé ; sans Méthé pour moi point de joie. »

Il dit, et près du monument de Staphyle, ami du vin, Bacchus le consolateur établit un joyeux combat. Il fait amener un bouc barbu avec un robuste taureau pour double récompense, et veut que l'on dispute d'abord le prix du chant poétique. Il excite les rivaux habiles dans l'art de la lyre sonore.

« Venez, leur dit-il, renouvelons ici la fête de l'Attique. J'offrirai au vainqueur ce taureau engraissé, et au vaincu, ce bouc à la robe épaisse. »

A ces mots, un joueur de la lyre, habitant de la Thrace glacée, se lève; c'est Eagre; son archet brille déjà sur la corde. Apres lui paraît Erechthée, citoyen de l'Attique amie des vers. Tous les deux s'avancent au milieu de l'arène avec leurs lyres ; tous les deux portent sur leurs cheveux les feuilles du laurier; leur manteau est rattaché à leur ceinture. Tous les deux, suivant l'usage, avant de commencer, éprouvent sous leurs doigts les cordes tendues, passent de l'une à l'autre, et en pincent légèrement l'extrémité pour s'assurer de leur justesse, afin que, lorsqu'ils veulent faire entendre une voix mâle, elle· ne viennent en amollir le son.

Le sort désigne Érechthée pour chanter le premier. Le concitoyen de Cécrops accompagne de sa cithare sur un rythme savant un hymne patriotique. Il dit comment, dans la divine Athènes, Célée (03), aidé de son fils Triptolème et de l'antique Métanire, a reçu chez lui Cérès, la mère de la vie universelle; comment elle leur a donna le blé; comment Triptolème (04), promenant sa charrue triomphale et féconde dans le sillon de la terre, inventa l'art de semer ; comment, à la mort de Célée, Cérés vint gémir sur la tombe récente; la joyeuse Cérès, dont les yeux ne pleurent jamais ! Comment enfin, les consolant par des discours qui plaisent au cœur, elle apaisa le profond chagrin de Triptolème et de Métanire (05).

Ainsi chantait l'habile joueur de la lyre. Ses vers charment l'assemblée ; et tous admirent, avec le dieu du thyrse, cette mélopée attique si heureusement choisie et si harmonieuse.

Le roi Eagre qui vient ensuite, varie la trame de son chant. Il est le père d'Orphée: la muse est sa compagne assidue. Il ménage ses paroles, et sa dora mélodie se détache en distiques élégants que lui a enseignés Phébus. Il dit d'abord par quel art Apollon ressuscita Hyacinthe d'Amyclée, et comment Bacchus vient de rendre Staphyle immortel. Alors il représente le roi d'Assyrie accueillant le dieu dans son palais, et recevant pour prix de son hospitalité le bienfait du vin comme le fruit de la vendange. Il retrace ensuite Staphyle expirant, ce roi si bienveillant pour Bacchus, puis le dieu qui calme les regrets et les gémissements de son fils Botrys, et apaise la douleur de Méthé, sa plaintive compagne.

A peine le chant fini, l'assemblée retentit d'éloges unanimes. Les satyres en chœur applaudissent tumultueusement. Bacchus s'agite sur son siège, élevant et abaissant sa main droite ; enfin Botrys accourt pour honorer lui-même de ses suffrages le poète et son harmonie cadencée. Le roi place ensuite sur la tête d'Eagre la couronne de lierre ; et le père d'Orphée, dans sa joie, frappant la terre de ses pieds, va recevoir, pour prix de la poésie, le taureau qui n’a pas encore subi le joug. Ses compagnons bondissent l'un après l'autre autour de lui ; et le citoyen d'Athènes, confus et mécontent, entraine de ses mains envieuses le bouc à la large barbe.

Bientôt Bacchus à la belle chevelure dépose généreusement les nobles prix destinés à la danse. C’est un grand vase d'or tout plein d'une liqueur qui a longtemps vieilli et qui embaume ; il reçoit dans ses flancs d'innombrables mesures, et verse aux buveurs altérés un vin de quatre ans. Merveilleux et céleste ouvrage de Vulcain, Cypris un jour en a fait présent à son frère Bacchus. Le dieu place encore au milieu de l'arène une coupe ronde, de moindre grandeur et d'argent ciselé, que le roi d'Alybe lui a offerte en don d'hospitalité, ce roi de la contrée opulente ou les couches noires du sol s'argentent sous les couches d'un métal souterrain. Des festons de lierre en couronnent les bords ; et des ciselures d'or en émaillent le contour (06). Il y ajoute une tonne toute parfumée de la récente vendange et du breuvage, doux encore, auquel l'ivresse ne mêle pas l'eau. Pourquoi envier, en effet, au vaincu un breuvage qui doit dissiper le chagrin?

En plaçant tous ces prix dans le centre de la lice, Bacchus fait appel aux plus experts dans l'art de la danse.

« Celui qui l'emportera, » leur dit-il, « par l'agilité savante de ses pas, dans cette épreuve de la danse légère, recevra ce vase d'or et son vin délicieux. Celui qui tomberait, ou dont le pied viendrait à glisser, ou qui se laisserait surpasser enfin, aura le second prix. Ici je ne ressemble à personne. L'athlète vainqueur, dans les doux jeux de la danse, ne gagnera ni de brillante trépieds, ni un coursier rapide. Je ne donne ni une pique, ni une cuirasse teinte du sang des Indiens, comme si j'excitais à lancer le disque en droite ligne. Il ne s'agit ni de la pointe, ni de la portée de la lance, ni de la vitesse de la course. C'est par des danses que je veux honorer la tombe de l'ami des danses, Staphyle ; je ne récompense ni la vigueur du corps dans la lutte, ni la course des chevaux. Ce ne sont pas ici les combats de l'Élide; ce ne sont pas les épreuves d'Œnomaüs, assassin de ses gendres (07). Notre carrière, à nous, c'est la danse; notre arène, c'est la pirouette, les gambades, les gestes de bras, l'expression du visage, la constante mobilité, un silence qui parle, enfin le rapide mouvement de la main comme des yeux. »

Il dit : le cornu Silène se lève ; et Maron, qui a vu trois générations, se dresse sur ses jarrets appesantis. Il n'a pas considéré l'or étincelant du plus grand des deux vases, ni qui des deux prix était le premier ; il n'a vu que cette belle liqueur d'autrefois qui s'enfle jusqu'aux bords; l'amour du bon vin l'a rajeuni, le parfum de Bacchus l'emporte sur ses cheveux blancs. Il tourne sur ses pieds pour essayer ses forces et pour voir si la lourde vieillesse ne lui a pas fait oublier la danse. Puis le vieillard laisse tomber de son gosier à la barbe touffue ces sobres paroles; et il invoque l'âme du roi Staphyle :

« Je suis Maron le compagnon de Bacchus, ennemi du souci. Je ne sais pas pleurer. Qu'y a-t-il de commun entre Bacchus et les larmes ? Staphyle, mes pirouettes sont les dons funèbres que j'apporte a ta f tombe. Agrée mes sourires ; Maron ne connaît pas le chagrin; il ne connaît ni les sanglots, ni l'amertume des regrets. Il est le joyeux adorateur du dieu hostile à la tristesse.

« Sois propice à ton ami Maron, même après avoir bu l'onde du Léthé. Accorde-moi ta faveur pour me faire goûter ce vin d'une saveur antique, et que Silène s'abreuve à son gré du vin nouveau de la vendange nouvelle. Pour Staphyle, après sa mort, comme pendant sa vie, je veux danser. N'ai-je pas dansé, le premier, autour de son splendide festin? Ο Staphyle, je danse maintenant pour ta mort, comme j'ai fait pour ta vie, puisque je prélude à la fête funèbre. Je suis le serviteur de Bacchus et non d'Apollon ; je n'ai pas appris les chants du deuil dont Phébus enchanta la Crète quand il pleurait le charmant Atymne ; je sais étranger aux Hénades; que m'importe l’Éridan ? Je ne connais pas Phaéton, l'infortuné cocher. Je n'ai jamais habité Sparte; mes mains n'ont point agité les tendres feuilles de l'hyacinthe si regretté, ni cueilli sa fleur douloureuse. Maintenant, Staphyle, si tu juges aux enfers à côté de Minos, ou si, te promenant mollement dans les bosquets et les prairies de l'Elysée, tu habites le palais fleuri de Rhadamanthe, écoute ton cher Maron ; au lieu de nos rasades accoutumées, je te propose, de mes lèvres sobres en ce moment, une libation raisonnable. Sois-moi propice; accorde-moi ce prix coloré, ce prix que tous ambitionnent; et, démon coté, je ferai hommage à ta tombe des prémices de ma conquête en commençant par ce vase d'or qui sera devenu la récompense de ma victoire. »

Après ces mots, Maron débute par tourner sur ses deux pieds ; puis il fait succéder rapidement le pied gauche au pied droit, et figure d'une main muette un silence expressif. Ensuite il jette tout autour de lui des regards, images de la parole; et marie à une habile cadence ses gestes intelligents. Il agite sa tête pour secouer ses cheveux, comme si son front chauve n'en était pas dépourvu. Il pourrait, vieux comme il l'est, et issu d'une race titanique (08), représenter la tribu des Titans, ou Saturne, ou Phanès plus antique encore, ou bien la génération du Soleil, Titan lui-même, contemporain du monde ; mais il laisse de côté tout ce qui touche à ces antiques origines ; et il figure, dans une taciturnité étudiée, l'échanson de Jupiter quand il tend la coupe à son maître, et réjouit le chœur des immortels en leur offrant toujours et de plus en plus à boire. Le doux breuvage est son thème favori ; car il fait voir encore la vierge Hébé puisant elle-même le nectar à la tonne pendant qu'elle verse les flots de la liqueur divine. Enfin, quand il peint par des gestes expressifs la beauté de Ganymède, il regarde les satyres; mais, quand il se tourne vers les bacchantes, son adroit silence ne désigne plus qu’Hébé à la coupe d'or.

Voilà ce que Maron (09) retraçait à l'aide de ses doigts agiles, des élans cadencés de ses pieds et de ses mille attitudes. Après avoir accompli les diverses phases de sa danse, il s'arrêta tout tremblant, et jeta un regard oblique autour de lui, comme pour deviner quel serait le vainqueur, et qui emporterait chez soi le plus grand des deux vases si bien rempli.

Silène se présente à son tour. Sa main muette exécute d'abord les plus subtiles pratiques de l'art de la pantomime, et voici ce qu'expriment ses doigts.

Il s'éleva jadis une grande querelle entre le fils de Cyrène et Bacchus au sujet des boissons; les dieux s'assemblèrent; le combat n'était alors ni le pugilat, ni la course, ni le disque. Les coupes en furent les instruments chers au fils d'Apollon comme à Bacchus, et deux tonnes furent déposées, l'une renfermant un vin vieux, l'autre les produits tous récents que l'abeille a recueillis de tige en tige. Jupiter fut établi juge. Entre les concurrents, il s'agissait de la plus parfaite distillation. Les coupes, armes de la lutte, furent déposées. Et, debout au centre, le charmant Éros lui-même, comme un autre Mercure aux ailes d'or, présida au défi. Il tenait d'une main le lierre, de l'autre le rameau d'olivier; il en tendait la fleur à Bacchus, et à Aristée le rameau de l'olive tout pareil aux couronnes de Pise, saintes offrandes de Pallas.

Aristée le premier versa dans un vase destiné au miel le produit de l'abeille, et offrit l'industrieux breuvage aux immortels, en passant de l'un à l'autre, et le distribuant au hasard, et à chaque place. Mais, dès le début, cette liqueur trop douce amena la satiété. On ne toucha pas à la troisième coupe, et on refusa la quatrième (10). Puis on reprocha à l'abeille ce rapide dégoût.

Bacchus alors s'avance, vêtu légèrement; il puise à sa tonne délicieuse, remplit deux coupes, et de ses deux mains il offre la première à Jupiter, la seconde à Junon, puis la troisième à Neptune son oncle ; ensuite il verse pour tous les dieux et pour son père Jupiter séparément, et sourit quand il tend la coupe à Phébus, le seul à qui la jalousie fait baisser la tête. Les dieux se délectaient à ce breuvage, doublaient l'épreuve ; et plus ils buvaient, plus ils étaient avides de boire. Ils en redemandaient sans relâche, et ne pouvaient s'en lasser. Enfin les immortels jettent de grands cris : ils proclament la prééminence de la boisson de Bacchus: et Éros, le directeur de la lutte, l'insatiable Éros, enivré lui-même, pose sar la chevelure du dieu la couronne du lierre vainqueur (11).

C'est là ce qu'avait reproduit le cornu Silène dans sa savante pantomime. Bientôt il fait taire ses mains, et d'un pied bondissant il s'élance dans les airs, porte ses yeux en haut, et tantôt collant ses jambes l'une à l'autre, tantôt les écartant, il déploie un talent d'un autre genre. Parfois emporté par son élan circulaire, il danse en tournant sans cesse, droit sur ses pieds ; d'autres fois, appuyé sans fléchir sur la jambe droite, il raidit l'autre jusqu'au bout des doigts ; alors il plie le genou et croise les mains ; ou bien, droit sur ses jarrets, il allonge ses flancs repliés, toujours le pied tendu. Ensuite il dresse son pied gauche jusque sur ses hanches et sur ses épaules, en l'y arrondissant ; et le rejetant adroitement en arrière, il le lève en l'air, le passe et le tourne autour de son cou. Puis, recommençant sa danse tourbillonnante, il se couche sur le dos, se courbe en arrière, s'enroule en forme de cerceau, montre en l'air son ventre arrondi, et tourne sans fin dans ses évolutions sous cette attitude. Tantôt il tient la tête en bas, comme si elle reposait sur le sol, et cependant il n'effleure même pas la poussière; tantôt, sillonnant la terre de ses pieds velus, il bondit incessamment çà et là par l'effort de ses jarrets. Enfin ses genoux se lassent ; sa tête chancelle, et il tombe tout de son long sur la terre. Aussitôt il est fleuve ; des flots s'échappent spontanément de son corps; son front s'altère, ses cornes jaillissent en jets crochus. La vague s'amoncelle et bouillonne sur le haut de sa tête, pendant que son ventre, creusant le sable, devient dans les profondeurs le domaine des poissons. Ainsi répandu, sa chevelure se transforme aussi; c'est le jonc naturel; sa flûte de roseau s'enracine d'elle-même sur la rive du fleuve, s'allonge et chante quand l'haleine des vents vient l'agiter.

Alors Maron s'empare du prix tant désiré, sort entre ses bras le vase d'or tout rempli du vin délicieux ; puis il prend le cratère d'argent, récompense destinée à ce Silène qui coule maintenant; il en fait comme une libation de la lutte, la lance dans les entrants, et enivre les ondes du fleuve danseur autrefois. Le lieu garda le nom de Cratère, et l'on y entend encore murmurer l'onde douce à boire du silène ami de Bacchus (12).

Maron, s'adressent alors à la source du fleure : « Silène, lui dit-il, Maron ne te porte aucun préjudice. Je te jette ce vin rouge, et je te fais ainsi sommelier. Reçois, infatigable buveur, ton breuvage chéri; reçois aussi le cratère d'argent de Bacchus, et tu rouleras des flots argentée (13). Silène aux pieds arrondis, tu danses même dans tes courants, et tu conserves sous tes eaux impétueuses les tourbillons de tes pieds. Tu bondis encore sous ta forme liquide. Sois propice aux bacchantes, aux satyres et aux amis du vin. Protège les silènes qui sont de ta race ; favorise le hardi buveur Maron. Ne va point, parmi les fleuves, me garder rancune de ma victoire; que tes eaux, bien au contraire, fassent croître la récolte de Maron (14). Et même parmi ces fleuves, tu seras, en cela, d'accord avec Bacchus.

« Insensé, qui donc t'a appris à provoquer ceux où te surpassent? Jadis un autre silène, animant son orgueilleuse flûte, levait une tête hautaine et osait défier Apollon. Le dieu l'attacha à un arbre, le dépouilla de sa peau, et en fit une outre animée; la souvent, au haut de la tige, le vent imitateur s'engouffrant de lui-même, reproduit, comme s'il chantait encore, l'image de ce chanteur que l'avenir n'oubliera pas. Apollon Delphien en eut pitié ; il le changea en un fleuve du même nom. (15)·Ainsi s'appelle encore l'onde sinueuse de ce silène velu, et, sous l'haleine des vents, il résonne comme si ses mélodieux roseaux défiaient toujours le dieu dont l'arc est d'argent.

« Ainsi tu viens de changer de forme pour t’être attaqué à plus fort que toi ; tu es en tout semblable à l'antique Silène. Tu n'iras plus maintenant chercher ton épouse accoutumée parmi les bacchantes aux pieds nus, les bacchantes échevelées de la montagne. Les naïades sont échevelées aussi, et leur race est nombreuse; tu peux t'en contenter. Tu ne poursuivras plus les serpents pour en tresser les bandeaux de Bacchus : tu as là les anguilles, filles tortueuses des courants. Au lieu des dragons, des poissons aux écailles tachetées rampent 'dans tes eaux ; et, s'il a fallu te séparer du dieu du raisin, n'es-tu pas heureux quand tu arroses le raisin encore (16)? Que veux-tu de plus? Tu nourris dans tes flots Jupiter, qui fut après Bacchus le père de toute ta race. En place de ta tribu de satyres, tu as la tribu des fleuves. Tu ne danses plus sur le pressoir, mais sur le dos du bruyant Océan ; enfin, tu as conservé ta forme même sous les eaux, et il était bien juste que Silène, puisqu'il était orné de cornes de bœuf, gardât encore cette corne du taureau, qui est le symbole des fleuves (17). »

Maron achève ainsi; et chacun s'émerveille de voir l'onde tortueuse de Silène métamorphosé rouler, culbuter encore, et imiter en tout un fleuve aux mille replis (18).



 

NOTES DU CHANT DIX-NEUVIÈME.

 

(01) Charon. —Je l'ai dit ailleurs : Charon, après avoir traversé la mythologie, et même les premières époques de la décadence du paganisme, sous le titre de nautonier de l'enfer, a passé plut tard à un plus haut rang dans les superstitions du peuple hellène. Il est devenu l'enfer lui-même; ou plutôt la Mort, divinité voyageuse et inattendue, qui se présente au seuil du riche et du pauvre, au citadin ou au berger des montagnes, sous le nom et les traits de Charon, le chauve vieillard, armé de la faux du Temps. Les chants populaires de l'Hellade et de l'Archipel retentissent de ses fureurs ; et Nonnos, on le voit, parle déjà de lui, au quatrième siècle, comme d'une tempête qui fait disparaître les humains. C'est un acheminement vers la légende moderne.

Il me souvient d'un fragment de chant funèbre que j'ai entendu dans la Thrace. M. Fauriel ne l'a pas cité dans son excellent recueil, et je l'ai négligé moi-même, le trouvant trop court pour prendre place dans mes Chants du peuple grec. Charon y figure, comme dans les Dionysiaques, en véritable suppléant des Parques. Le voici:

όδα μου καὶ τριαντάφυλλα !
Χρυσᾶ μου δακτυλίδια
!
Διατὶ μ
' ἀποκοιμήσετη ;
Κ'ἐπ
ρτε τὸν καλό μου,
Τὸν ἀκριβὸν
ετό μου '
σως τὸν' πῆρε ὁ Χάρος...
Κ
. τ. λ.

« O mes fleurs et mes roses ! O mes bagues d’or, pourquoi m’avez-vous endormie? Est-et pour lui prendre mon ami, mon aigle chéri? Charon l’a-t-il donc enlevé? »

(02) Parodie d’Homère. — Profane parodie des plus beaux vers de la langue grecque :

κτορ, ἀτὰρ σύ μοι ἐσσὶ πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ
δὲ κασίγνητος.
(
Il., VI, v. 429.)

Je ne pardonne pas à Nonnos d’avoir fait parler l'ivresse allégorique comme parle dans l’Iliade la noble épouse d'Hector, et je ne puis m'empêcher de remarquer néanmoins que les discours de Méthé sont vraiment caractéristiques de l'ivresse. Le poète en a fait, sous l'hypocrisie de ses regrets, une veuve impudente, qui oublie son mari, s'apprête à suivre un consolateur au mépris de l'opinion publique, néglige ses enfants, et s'interrompt pour demander à boire; n'est-ce pas la physionomie et les traits naturels de la folie du vin?

(03) Céléos, — le père,

(04) Triptolème, — le fils,

(05) Métanire, — la mère.

Ici Nonnos a résumé en quelques vers le beau récit d'Homère ou d'un Homéride, dans l'hymne à Cérès récemment reconquise sur l'oubli des siècles. On peut y lire toute la légende de Celée,

…………….Κελεοῖο δαίφρονος ἵκετο δῶμα,
ς τοτ' Ἐλευσῖνος θυόεσσης Κοίρανος εν.

On saura gré à notre poète du choix de cet épisode et de son à propos. Bacchus (le vin) venait de tenter avec succès auprès de Méthé, mère de Botrys, ce que Cérès (le pain) avait obtenu de Métanire, mère de Triptolème; et dans les Dionysiaques, comme dans les proverbes antiques, Cérès et Bacchus demeurent inséparables.

(06) Imitation de Théocrite. On reconnaîtra les deux jolis vers de Théocrite, imités par Virgile:

Άμφῶες, νεοτευχὲς, ἔτι γλυφάνοιο κοτόσδον,
Τῶ περὶ μὲν χείλη μαρύεται ὑψόθι κισσός
. (Id., I. v. 28.)

Le berger sentimental, Fontenelle a tourné ces détails en ridicule ; mais, « en dépit de ces plaisanteries, disait brutalement Geoffroy l'illustre critique, il y a plus de véritable poésie dans la description de cette coupe que dans toutes ses églogues. »

(07) Les combats de l'Elide. Œnomaüs est, en quelque sorte, la personnification des jeux Olympiques ; il y périt lui-même, après les avoir institués, et après avoir immolé un grand nombre de prétendants de sa fille Hippodamie. Pélops fut l'athlète vainqueur, et par conséquent l'époux. Apollonius de Rhodes et Pindare sont peu d'accord sur les circonstances de l'enlèvement; mais Claudien a suivi la tradition commune dans ces vers que je me contente d'indiquer :

Antiquos loquitur Musarum pagina reges. Etc., etc.
(Claud., Laus Serenæ, v. 162.)

(08) Généalogie de Maron. — Il ne faut pas prendre au sérieux ce que Maron dit ici de sa généalogie ; il est le troisième fils de Silène le fils de la Terre, Silène le Velu, δασύτριχος (liv. XXIX, v. 261). Il n'est point le bâtard de Phaéton; ce n'est ni la pensée ni l'expression de Nonnos, bien que Matthæi l'ait ainsi interprétée dans son commentaire sur les silènes : « Ces mensonges d'un poète furieux et énergumène, » dit-il, ne valent pas la peine d'être rapportés. —Maro filium se dicit nothum illius infelicis et perditi aurigæ Phætontis. Vix merentur furiosi et bacchantis pœtæ commenta referri, quæ simpliciter in illius nata cerebro, non sumpta aliunde identur. » (Societ. reg. Gotting. Comment. nov., vol. IV, p. 17.) Comment le savant helléniste n'a-t-il pas lui-même mis plus de sang-froid dans sa lecture? Maron l'ivrogne par excellence, narguant le chagrin dans ses rodomontades biberonnes, a dit : « Je suis étranger aux pleureuses Héliades, à l'eau de l'Éridan, et n'ai rien de commun avec le Phaéton tant regretté. » La pensée était juste; mais il fut un temps où il était de mode d'injurier Nonnos sans l'avoir lu ni compris. Ce temps est-il passé sans retour ?

(09) Maron dans l’Odyssée. — Maron n'est pas ici ce prêtre d'Apollon qui donne à Ulysse l'excellent vin de Thrace dont le héros se sert pour endormir Polyphème ; c'est un dieu égyptien assez peu connu, satellite d'Osiris. Ou plutôt, c'est dans les Dionysiaques une sorte de demi-dieu, compagnon assidu de Bacchus. Heinsius prétend que le nom grec de Maron vient du mot hébreu Maroui, hommes gigantesques ainsi désignés par Moïse; et voici comment il raisonne : « Diodore, le plus savant des Grecs, affirme que des hommes d'une haute stature et des géants figuraient dans le cortège de Bacchus. Maron était un de ces géants de la race titanique. Et Nonnos le dit lui-même dans ce vers 203 du 19e chant.

(10) Aristée et Bacchus — Ici je surprends Nonnos en flagrant délit de répétition. Nous avons vu il n'y a pas bien longtemps, et toujours au sujet d'Aristée, les dieux boudant à la troisième coupe de miel. Je ne veux pas être néanmoins aussi sévère que Cunæus pour ces exercices pantomimiques, ou plutôt pour ce langage des doigts qui faisait partie du culte phrygien; « Notre poète, dit-il, s'est donné beaucoup de peine pour exprimer toutes ces gesticulations dionysiaques, dont il a fait d'ineptes balivernes; il présente une seule et même chose sous des formes prodigieusement variées, et, en affectant l'abondance des images, il s'égare à la recherche du beau. Quant à moi, en suivant attentivement la pensée de Nonnos, et en rectifiant quelquefois son texte, je retrouve en outre au quatrième siècle, et sans doute venant de beaucoup plus loin, les ballets mixtes entrecoupés de pantomime et de danse, les attitudes de nos artistes, telles que nous les montre chaque soir l'Opéra, retracés en vers techniques et pittoresques, et, en surcroît, la pirouette qui n'est pas restée l'apanage des satyres, comme aussi tous les tours de force du Cirque Olympique. On remarquera les trois coupes offertes d'abord par Bacchus aux trois dieux supérieurs; c'est le nombre mystique dont parlent Platon, Plutarque, Eschyle et Sophocle, σπονδὴ τρίτου κρατῆρος : c'est le nombre suffisant après lequel commence l'ivresse; de là le proverbe, τρίτου κρατῆρος ἐγέυσω, pour désigner les plus sobres et les plus sages initiations. Enfin, c'est ici la première coupe due au maître de l'Olympe, coutume d'honneur et de cérémonie qu'Aristée a omise dans la distribution de son miel.

(11) La querelle du vin et du miel. La querelle du vin et du miel, que nous avons vue rappelée dans le treizième livre, n'avait fait que refroidir un moment l'amitié d'Aristée pour Bacchus, son neveu par alliance ; et Diodore de Sicile nous dit que l'ami de l'abeille suivit le dieu de la vigne dans la Thrace, et se perfectionna auprès de lui dans l'invention des choses utiles. — Μυθολογοσιν Άρισταον εἰς Θρᾴκην παραγάγότα πρὸς Διόνυσον μετασχεῖν τῶν ὀργίων, καὶ συνδιατρίψαντα τῷ θεῷ πολλὰ μαθεῖν παρ´ αὐτοῦ τῶν χρησίμων·. (Diod. de Sic., liv. III, ch. 70.)

(12) Le fleuve Silène. J'ai vainement cherché dans la géographie antique quelques traces de cet endroit nommé Cratère et du fleuve Silène dont je ne puis me résoudre à faire hommage à l'imagination de Nonnos. Et quand il serait vrai qu'il n'y eût jamais eu en Syrie une seule goutte d'eau dotée de ce nom, je me refuse à ranger Silène dans la catégorie de Botrys, de Pithos; et j'en excepte aussi Méthé, parce que Pausanias l'a rencontrée en Élide dans un bas-relief où elle donnait à boire à Silène, « car Silène, dit-il, y avait aussi un temple à lui seul. » Je ne puis nier néanmoins que, jusque-là, le poète égyptien n'ait suivi scrupuleusement les errements mythologiques dans son personnage de Silène. J'ajoute qu'avant de devenir le mélodieux prophète que Virgile a si admirablement mis en scène dans sa sixième églogue, Nonnos, comme Servius, le fait descendre de Jupiter. Chez Pindare, il lutte de science avec Olympos, disciple de Marsyas, que le silène Maron va lui rappeler tout à l'heure. Mais bientôt il tombe de ce haut rang de génie, et n'est plus que le conducteur des silènes, semi-démons à la queue de singe, que je croirais volontiers créateurs indirects de la pantomime; il est parfois singe lui-même, et mérite ce titre par ses espiègleries ; il est ivrogne aussi.

Inflatum hesterno venas, ut semper, Iaccho. (Virg., Egl. 6)

Et c'est en glissant sur ses jambes avinées qu'il devient fleuve. Or ne serait-il pas un de ces courants d'une eau si limpide qui descendent du Liban pour arroser les délicieux jardins de Damas? ou, bien mieux encore, le fleuve qui sépare le Liban de l’Anti-Liban, dans l'étroit vallon de Marsyas, τὸν αὐλῶνα τὸν προσαγορενόμενον Μαρσύας, dont Polybe fait une route stratégique d'Antiochus (Hist., liv. V) ? Car il me semble que je hasardais beaucoup trop en rejetant le fleuve Silène sur le revers oriental des montagnes; c'eût été contrarier, par pure fantaisie, la marche régulière de l'armée des Indes qui côtoie le littoral de la Méditerranée. Normes aura voulu prendre un silène pour l'autre ; et comme il y a déjà en Phrygie un fleuve Marsyas plus célèbre que celui-ci, il aura dédié à l'ami de Bacchus le fleuve ou le torrent qui traverse cette gorge de Marsyas en Syrie. En tout cas, je n'ai pas d'autre hypothèse à offrir pour résoudre la difficulté et tenter de deviner l'énigme.

(13) L'épithète Argyrodine. Mot à mot : « Tu seras Argyrodine. » Jeu de mots assez mauvais, comme la plaisanterie : Maron, qui a fait de Silène un sommelier, οἰνοδόχος, parce qu'il lui jette quelques gouttes du vin vieux de son vase d'or, lui lance le cratère d'argent pour argenter ses flots, et lui applique l'épithète qu'Homère consacre au Pénée :

Οὐδ' ὁγε Πηνειῷ συμμίσγεται ἀργυρόδινη.
(Iliade, II, 753.)

Et ce titre, le Pénée en est digne, en raison de l'extrême pureté de ses eaux et de ses courants profonds, qui sortent, tout formés, des plus hautes montagnes de la Thessalie.

(14) L'eau fait croître le vin.
L'eau, dit-on, fait venir le vin;

Ergo
, c'est dommage d'en boire.

Ainsi disait une chanson à boire que j'ai souvenance d'avoir chantée dans ma jeunesse, bien avant d'avoir lu Nonnos. S'étonnera-t-on alors de ma complaisance à le suivre dans tous ses détails bachiques, et de mon penchant pour Maron, dont on m'a montré en Thrace, du bout du doigt et à l'horizon, l'antique royaume ou même le palais? Ce sont des ruines informes d'une époque fort incertaine, dominant, d'un côté, le cours de l'Hèbre; de l'autre, la mer qui baigne Samothrace. Le tout, dans un désert assez rapproché d'Énos, où les vignes de Maron, le fournisseur d'Ulysse, ne croissent plus depuis longtemps.

(15) Le fleuve Marsyas. — Il s'agit ici de ce fleuve Marsyas que Nonnos ne nomme pas, mais que nous avons vu couler ou plutôt rouler impétueusement auprès et dans la ville de Célènes en Phrygie. Marsyas en avait été le roi. Et c'était, en effet, un redoutable rival pour Apollon. Car, jaloux de lutter contre la lyre, il avait inventé la double flûte dont la cire unissait les tuyaux; tandis que Silène, inventeur aussi, n'avait imaginé qu'un simple roseau percé de trous. Après cette création, dont Virgile fait honneur à Pan lui-même, Marsyas passa pour un philosophe aussi ; serait-ce donc parce que Socrate lui ressemblait, comme le prétend Alcibiade dans le Banquet de Platon? En tout cas, roi, poète ou musicien, il méritait une autre destinée, il me semble qu'Hérodote aurait pu, sans impiété, donner quelques regrets à sa mémoire, quand il nous fait voir la peau de Marsyas-Génie (lequel passa pour un symbole de liberté, ou tout au moins de critique, chez les Grecs et les Romains), flottant au gré des vents dans la citadelle de Célènes.

(16) Le poisson Jupiter. — Jupiter est évidemment ici un poisson d'eau douce : lequel? Je ne saurais le dire. Mais, bien que le vers de Nonnos soit à double entente à l'égard de Botrys, et qu'on puisse prendre ce raisin pour un poisson aussi ou pour une ville, ad libitum, je veux y voir une bourgade de Syrie maintenant appelée Batroun. Strabon l'a nommée Botrys ; et j'en tire une conclusion favorable à ma conjecture, qui fait traverser le vallon de Marsyas par le fleuve Silène; il arroserait ainsi Botrys, comme le veut Nonnos, et pourrait peut-être, après une recherche plus approfondie ou une inspection locale, nous rendre également l'introuvable cratère. Or, ce cratère, j'ai bien envie de le voir dans le gouffre appelé maintenant l’Engloutisseur, El-Baloué. « C’est, nous dit Volney, près du village de Chouaïr, une bouche d'environ dix pieds de large, située au fond d'un entonnoir. » (Voy. en Syrie, t. 1, p. 270.) Il nous resterait toujours à chercher le poisson Jupiter. Etait-il un poisson indigène et particulier au fleuve Silène? J'aimerais à le croire. Puisque je n'en ai découvert aucune mention chez les anciens naturalistes, pas même chez Oppien, que j'ai relu pour m'en assurer. Or c'est ce que j'ai fait de mieux en tout ceci ; car cette lecture m'a laissé une grande admiration pour l'auteur des Halieutiques, et m'a démontré que Nonnos avait souvent puisé des vers élégants à cette source. Le devancier, m'a fourni en même temps de véritable lumières pour me guider dans l'interprétation de son successeur.

(17) La forme cornue des fleuves. — Les anciens poètes ont attribué aux fleuves la forme de taureau, en raison des sinuosités de leur cours semblable aux cornes, ou des mugissements de leurs ondes. En rappelant l'Aufidus d'Horace, « Tauriformis volvitur Aufidus » (liv. IV, od. XIV, v. 25) ; l'Éridan de Virgile :

Et gemina auratus taurino cornua vultu
Eridanus .... (Géorg., liv. IV, v. 378)

le Rhin de Martial, « Cornibus aurens receptis » (liv. X, ép. 7), je puis citer aussi l'Achéloüs de Sophocle, Βουκράνιονχελῶον, dans les Trachiniennes, et mieux encore Euripide donnant la forme de taureau au Céphise qui fait semblant de couler auprès d'Athènes : ce Céphise, dont le cours est peu sinueux, et ne mugit guère qu'une ou deux fois par an. Ὦ ταυρόμορφον ὄμμα Κηφισοῦ (Ion., v. 1155.) Je croirais volontiers que l'emblème a pris son origine chez Homère, quand il représente le Scamandre luttant contre Achille, et mugissant comme un taureau : μεμυκῶς ἤυτε ταῦρος (Il., XXI, 237). Enfin, cette même image, M. de Chateaubriand l'a transportée en Amérique :

« Quelquefois un bison chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes dans une lie du Meschacébé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives. » (Atala.) C’est ainsi que M. de Chateaubriand a étendu dans une édition subséquente la phrase originelle et critiquée qui finissait par ces mots : « Vous le prendriez pour le Dieu mugissant du fleuve. »

(18) Le triomphe de Maron. — La joie de Maron à la vue de la tonne pleine qu'il vient de conquérir me rappelle une charmante chanson de table que nous a conservée Suidas, et qui me semble l'œuvre d'un bon buveur de son siècle, sans remonter plus haut. Je l'avais éliminée de la collection de mes scolies (introduction à mes Chants du peuple, etc.), parce qu'elle a pris place dans les Anacréontiques grecques de toutes les époques, ajoutées récemment en Allemagne aux odes du vieillard de Téos. Mais, comme elle est très peu connue en France, j'en offre ici le texte et la traduction :

Κεῖσο λάγυνε, μετυσφαλὲς
Αὐτίκα δῶρον
, κασιγνήτη
Νεκταρέης κύλικος βακχείας
,
γροφθόγγε, συνέστιε
Δαιτὸς ἐίσης στειναύχεν
Ψήφου συμβιλοκῆς
θύγατερ,
Θνητοῖς αὐτοδίδακτε διήκονε
,
Μύστι φιλούντον ἡδίστη
,
Δείπνων ὅπλον ἐτοιμότατον

« Reste auprès de moi, bouteille chérie, don de l'ivresse, sœur de cette coupe de Bacchus qui verse le nectar; bouteille à la voix humide, à l'étroit goulot, compagne des bons repas, fille du cristal que tu reproduis, esclave et institutrice des mortels, favorable aux mystères des amants, arme toujours prête pour le festin. — Anacréon lui-même, s'écrie Tollius, n'a rien dit de plus gracieux; il y a là une sorte de beauté religieuse tout à fait digne de Bacchus et de sa magnificence. »

— Puis il part de là pour déclarer que la muse latine n'a jamais offert rien d'égal à ce morceau. Mais quand il le met bien au-dessus de l'ode d'Horace ad Amphoram, Tollius, ce laborieux amateur des inscriptions, médailles et autres curiosités antiques, ne paraît-il pas trop énamouré de sa trouvaille, ou même trop plein de son sujet?