Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
DIONYSIAQUES.
CHANT DIX-SEPTIÈME.
Je chante dans· le dix-septième livre le sanglant début de la guerre, le fleuve changé en vin, et le suicide d'Oronte.
Cependant, après avoir fait captive cette tribu d'Indiens qu'une profonde ivresse lui livre, enchaînée par le sommeil, immobile et sans blessure, Bacchus ne jeta pas sa querelle aux vents de l'oubli. Il reprend le thyrse phrygien, marche contre le géant Dériade, qui l'appelle au combat, et ne donne un souvenir ni à l'amazone qu'il a trompée, ni à son amoureuse union fruit de l'assoupissement et du vin (01).
Le dieu se met à la tête de l'armée. Son front s'illumine de ce rayon céleste qui annonce le fils de Jupiter. Autour de son char de Lydie, triomphateur des géants, se pressent les rangs armés du thyrse. Environné de ses guerriers, Bacchus brille de toutes parts, radieux à l'égal de l'Olympe. Il les éclipse tous, et à sa beauté on l'eût pris pour le soleil étincelant au milieu des astres (02). Chef de troupe sans armes, au lieu du fer, il commande avec le lierre ; cette lance invincible, qui lui tient lieu de glaive et de javelots meurtriers, il l'agite dans les villes, l'enfonce dans le sol de l’Asie : il conduit à l'aide de rênes de vigne le char sauvage de la déesse Cybèle, ombragé par un lierre courbé en berceau, et il dirige l'attelage voyageur avec un fouet orné de fleurs. Il embaume et enivre de son raisin toute la contrée orientale. L'armée entière des bacchantes, son auxiliaire, accourt à sa suite, enhardie par cette première victoire, où Silène, le marcheur paresseux, après avoir, dans un doux délire, saisi de ses deux mains désarmées un Indien couvert de fer, mort et muet bien qu'animé, s'avançait à pas tardifs, chargé de ce fardeau : victoire où la fougueuse Mimallone, bondissant en cadence sur ses deux pieds, et traînant par le cou un Indien assoupi, butin du combat, proie de sa chasse, redoublait, échevelée, le cliquetis de ses cymbales.
Bacchus, passant d'une province à l'autre, arriva dans la plaine voisine d'Alybe, qu'enrichit le Geudis en roulant auprès d'elle le courant de ses ondes opulentes; car ses flots blanchissent sous l’argent qu’il détache des profondeurs du sol
Là, comme il continuait à pied sa marche, et, accompagné des satyres aux cornes de taureau, traversait ces roches qui recèlent des trésors, un homme des champs reçut le dieu dans sa cabane solitaire. C’est Brongos (03), citoyen de ces montagnes où ne s'élève aucun toit ; sur ces limites incertaines qui le séparent du domaine des géants, il habite une demeure qui n'est pas une maison. Le berger hospitalier mêle l'eau de la neige au lait de ses chèvres, et offre pour tout régal, au dieu qui donne la joie (04), cette boisson laiteuse dans de rustiques écuelles, et quelques· vils aliments. Puis il amène du bercail une de ses brebis à l'épaisse toison, pour en faire un sacrifice à Bacchus. Mais le dieu s'y oppose : le vieillard, obéissant à d'immuables volontés, épargne la brebis, et ne présente à Bacchus, suivant ses désirs, que les mets des bergers. Table sans apprêts pour un repas chétif, pareil à celui qui fut servi, dit-on, chez Molorque de Cléone (05) à Hercule quand il allait combattre le lion. A l'imitation de ce pasteur bienveillant Brongos apporte en abondance la joie de l'automne, l'olive nageant dans le sel, puis un fromage arrondi, tout frais, humide encore sur son éclisse. Le dieu sourit à la vue de la modeste nourriture des cultivateurs; ensuite, jetant un regard favorable vers le berger hospitalier, il se place à l'humble table et y mange d'un insatiable appétit, fidèle au souvenir de ces festins modiques, privés de toute chair, que sa mère Cybèle livrait à son enfance au sein des montagnes. Il admira les âpres et informes vestibules de ce palais circulaire, comment la nature industrieuse avait su creuser une habitation, et comment, en dépit des règles de l'art, les roches se courbaient d'elles-mêmes en édifices.
Dès que le dieu fut rassasié de cette nourriture· pastorale, Brongos le campagnard, agité d'un souffle divin, fit entendre la chanson habituelle de Pan, et célébra Bacchus au son de le double flûte de Minerve. Charmé de cette harmonie, le dieu verse dans une coupe·la liqueur nouvellement écoulée du pressoir et, l’offrant à Brongos, lui dit d'une, voie engageante :
« Vieillard, refais ce présent qui chasse tous les chagrins. Cette rosée odorante te dispense du lait. C’est la terrestre image de céleste nectar dont Ganymède dans l'Olympe abreuve et réjouit le maître des dieux. Laisse-là le lait suranné ; tu auras beau presser les mamelles de tes chèvres les plus fécondes, leur jus neigeux ne peut rien pour dissiper les soucis et pour enchanter les humains. »
Il dit ; et, en échange de sa table hospitalière, il donne à Brongos le beau fruit de· la grappe, mère de cette ivresse qui adoucit les peines. Il lui enseigne les travaux propices aux vergers, et lui apprend à propager les rejets de l'arbuste en les courbant dans un sillon habilement recouvert, à retrancher les pampres vieillis après la vendange, et à accroître ainsi le poids du raisin comme le produit de la récolte nouvelle (06). Ensuite Bacchus, laissant en arrière le pasteur et les penchants incultes des forêts, atteint bientôt une autre tribu d'Indiens qui vit dans les montagnes; il détache vers eux les satyres accoutumés à parcourir les hauteurs, et revient se mettre à la tête des bacchantes, ses suivantes dévouées. Dans sa soif de la mêlée et de la gloire des batailles, il prend la trompe sonore de la mer Tyrrhénienne, messagère du combat, et bit mugir la conque pour rallier ses troupes. Il enivre ses robustes guerriers, excite leur courage par de plus ardentes exhortations, et se prépare à exterminer la race indienne qui le méconnaît.
Pendant ces mouvements de l'armée de Bacchus, Astraïs, sans être poursuivi, s'est retiré vers Oronte, et lui a annoncé la captivité de ses troupes.
« Gendre belliqueux de l'intrépide Dériade, » lui a t-il dit d'une voix affligée, « écoutez, et, en m'entendant, retenez votre colère. Je viens vous apprendre la victoire que Bacchus désarmé doit à son poison. Les Indiens et les satyres étaient aux mains ; aux cris des brillantes Bassarides, mes soldats opposaient leurs boucliers étincelants. A la vue de ces armes, le rusé Lydien tremble devant mes guerriers ; immobile à la tête de ses satyres, qui ne connaissent pas la guerre, il n'a dans ses mains ni la lance des batailles ni l'épée nue. Il ne dirige point sur la corde une flèche ailée, droit au but, mais il tient une corne de bœuf creuse et remplie d'un venin liquide ; il la verse tout entière dans le courant argenté du fleuve, et rougit de cette liqueur magique les douces eaux. Tous ceux de nos Indiens altérés par la chaleur, qui pendant le combat viennent y boire, forment aussitôt des danses furibondes et insensées que .termine un sommeil pernicieux. Les plus rebelles s'assoupissent dans leurs excès et se couchent sur leurs boucliers. Plusieurs s'étendent nonchalamment sur la terre nue, domptés par ce sommeil fictif qui les livre en proie à Bacchus et aux débiles bacchantes. Les uns, engourdis, sans résistance et sans coup férir, sont faits prisonniers par des femmes; guerriers pleins de vie, ils sont emportés comme des cadavres sur les épaules de l'ennemi ; les autres, dans la frénésie de cette boisson perfide et envenimée qu'ils vomissent encore, deviennent forcément les captifs des satyres les moins aguerris. Je suis resté seul après la mêlée, sans avoir goûté à cette liqueur perfide et homicide dont mes lèvres se sont détournées. Chef de l'année, gardez-vous de ce breuvage, et craignez aussi que le vainqueur rusé, qui ne connaît ni le fer ni le sang, n'invente un nouveau stratagème pour soumettre le reste des Indiens. »
Il dit; le fougueux Oronte s'enflamme de colère, revient sur ses pas, et présente aussitôt la bataille; car l'engagement n'avait encore été que partiel, et l'on se préparait à un combat plus décisif.
Tant que les Indiens montagnards restèrent sous les armes, les Bassarides les combattirent sur les nombreux replis du Taurus ; elles ont pour auxiliaires les troupes de Bacchus armées et les Phères sans armes.
Ceux-ci, détachant les pierres des grottes, ceux-là les pointes aiguës des collines, fondent sur l'ennemi, commencent la lutte, et font pleuvoir des quartiers do roches tournoyantes sur la tête des Indiens.
Les Égipans, bondissant de leurs pieds légers sur les pics, prennent part à la furie de la bataille ; l'un d'eux enchaîne de ses mains robustes la gorge d'un ennemi, foule ses flancs, sa forte cuirasse, et déchire ses entrailles sous ses pieds de chèvre; l'autre, saisissant un Indien par le milieu du corps, le fait tournoyer tout raidi sur les pointes élégamment recourbées de ses longues cornes, et le lance au haut des airs, d'où l'infortuné revient pirouettant et culbuté. Celui-ci manie la faux chère à la déesse des gerbes, et qui fait tomber l'épi ; il moissonne de son fer crochu les genoux des ennemis, comme des épis du combat ou des gerbes de la mêlée, et tranche leurs tètes dont il dresse à la fois des trophées à Mars et des Thalysies à Bacchus (07). Il présente à l'un son fer recourbé, dégouttant de sang humain, et enivre l'autre en lui versant ce martial breuvage comme une sanglante libation.
Pan le chevrier court sur un Indien arrêté, étreint son cou de ses mains entrelacées, traverse sa cuirasse de ses cornes, et lui fend le ventre de leur double pointe; puis il poursuit un fuyard qui s'échappe, lui écrase le milieu du front jusqu'au bord des sourcils avec sa houlette ; et le berger arabe, tremblant devant cette lanière de Pan qui donne la folie, pousse des cris de désespoir et de champêtres clameurs.
Cependant le valeureux Oronte encourage l'armée indienne, et, d'une voix altière, prononce ces paroles menaçantes :
« Venez, amis, venez affronter avec moi les satyres. Ne redoutez pas d'engager le combat avec Bacchus qui le fuit. Que nul de vous ne boive l'eau brunie, et ne recherche la douceur trompeuse de la source empoisonnée, de crainte qu'après tant d'Indiens tombés dans leur ivresse sous les coups de Bacchus, le sommeil ne nous perde aussi ! Venez, prenez courage et combattons .encore. Quoi donc? Bacchus va-t-il au grand jour et sans obstacle dissiper mon armée ? Qu'il m'attende, s'il le peut, ce chef fugitif, et il verra quels hommes Dériade place à la première ligne de ses défenseurs. A lui, pour la bataille, des branches touffues ; à moi le fer étincelant. Que peuvent les guirlandes de ce Lydien qui lance des traits de bois contre mon glaive d'acier? Je mettrai aux fers cet adversaire sans force ; et cet amant passionné des femmes deviendra le valet de Dériade. Il a bonne grâce, le charmant capitaine des Bassarides! Il a vraiment bonne grâce sous les boucles abandonnées de sa chevelure ! Les femmes en effet n'ont pas des flèches pour armes, mais leur seule beauté (08). Eh bien! que cet efféminé dont le corps est si délicat laisse de côté les Indiens tous tant qu'ils sont, et s'attaque au seul Oronte. »
A ces mots, le bouillant guerrier s'élance sur les premiers rangs, et fauche cette double moisson de Mars. Nul n'ose s'opposer au terrible choc d'un tel adversaire. Ni l'ardent Eurymédon, ni Alcon son allié. Pétrée, le capitaine des satyres s'enfuit; les silènes eux-mêmes se retirent. Le gendre intrépide de Dériade se précipite comme un tourbillon ; furieux, il lance contre les centaures une roche qui vole et frappe Hylée (09). Le front du berger à la poitrine velue se brise sous l'énorme pierre; le trait détaché des rochers a frappé l'enveloppe qui protège sa tête ; trompeuse et habile imitation plâtrée d'un casque véritable, elle tombe en mille morceaux sur le sol, comme une cendre brillante, et argente la poussière ; aussitôt, cédant à ce trait colossal, le centaure mesure la plaine de tous ses membres. Oronte frappe ensuite d'une hache à deux tranchants le front d'un centaure de la seconde nature, à la corne et aux poils de taureau. Il tombe tout entier, roule à demi-mort sur sa tête, et balaye la poussière de ses oreilles. Puis il se relève tout à coup, bondit une dernière fois sur ses pieds, et danse In terrible ronde de la mort. Enfin il pousse un beuglement effroyable, comme un taureau frappé au front, et jette de son gosier tendu de sauvages mugissements. Le nègre barbare dirige encore son épée contre la poitrine d'Hélice, et tache la blancheur du sein d'une rougeur de sang (10). Elle s'affaisse sur la poussière ; le sang jaillit de son corps gracieux ; et les vents ennemis, qui soulèvent ses vêtements, l'affligent d'une autre douleur ; elle ramène alors son voile qui, en s'échappant, révélait les attraits de ce sein de neige que sa main pudique veut cacher (11).
Cependant Bacchus, voyant la victoire passer aux ennemis et les satyres trembler, jette un grand cri dans la mêlée. Sa voix va retentissant comme une armée de neuf mille hommes, qui fait sortir à la fois une seule clameur de ses gosiers bruyants. Oronte, tout mortel qu'il est, se présente aussitôt, et provoque un dieu de sa voix humaine. Tous les deux s'avancent, l'un avec sa pique, l'autre avec le thyrse aigu. Oronte, surchargé d'armes, frappe au sommet de la tête Bacchus désarmé; mais c'est vainement qu'il heurte la .pointe de la corne. Le dieu ne porte point sur son front invulnérable cette arme des silènes empruntée au taureau que peut entamer la hache pénétrante, ainsi qu'on le raconte d'Achéloüs, qui vit jadis sa corne tranchée par Hercule son rival. Mais il possède un croissant céleste imité de la lune aux yeux de bœuf, rejet de la corne infrangible et divine qu'aucun antagoniste ne peut abattre (12). Le terrible et vaillant Indien, tel qu'une tempête aérienne, redouble ses coups. Mais la pointe de sa pique rencontre la nébride et se tord comme du plomb. Bacchus à son tour, dirige son thyrse vers les larges épaules d’Oronte, puis le détourne volontairement. L'adversaire du dieu rit de cette lance de lierre, et lui dit :
« Toi qui opposes une armée de femmes à mes troupes, combats, si tu le peux, avec ton thyrse efféminé. Si tu le peux, avance : charme universel des humains, essaye donc de charmer Oronte, le seul rebelle. Viens lutter, et tu sauras quel robuste capitaine le vieux fleuve indien, mon Hydaspe, a fait naître, je ne suis pas de Phrygie, où les hommes sont femmes (12) et moissonnent l'épi infécond de leur stérile jeunesse. Je ne suis pas un serviteur sans armes du débile Bacchus. Tes poisons ne sauveront pas tes guerriers. Les thyades qui t'accompagnent seront mon butin : je préserverai dans la mêlée tes silènes pour les établir serviteurs de mon roi, et tes suivantes, je compte les unir au plus amoureux de mes Indiens, qui feront de leurs conquêtes les compagnes de leurs couches. Quant à tes peureux satyres, je les exterminerai tous de ma lance. »
Telles étaient les menaces du chef de l'armée ennemie. Bacchus l'entend, s'irrite et atteint légèrement d'une guirlande de pampres la poitrine d'Oronte. Au contact de ces fleurs chétives de la grappe, la cuirasse se brise ; le trait du dieu ne pénètre pas plus avant que l'enveloppe, et n'effleure même pas le corps. Aussitôt l'Indien, dépouillé de son vêtement de fer qui tombe en pièces, recule à grands cris ; puis il tend ses regards vers le soleil qui parcourt en face de lui la route orientale, et lui adresse ces paroles suprêmes·:
« Soleil, dont le char ardent fend en ce moment les airs, toi qui illumines aussi de ton éclat la contrée voisine, le Caucase, suspends ta marche en ma faveur, et annonce à Dériade la captivité des Indiens, ces thyrses amincis à qui tout cède, enfin, Oronte s'immolant lui même. Raconte-lui aussi ce Bacchus sans expérience de la guerre, victorieux à l'aide du poison, et les ondes changées en vin de ce fleuve qui donne le délire. Dis-lui comment des femmes avec de minces branchages dispersent l'armée infatigable des Indiens couverts de fer ; et s il te souvient encore de l'amour de Clymène, protège Dériade, issu de ta race. Il est du sang d'Astris, qu'on dit ta fille (13). Quant à moi, je n'obéirai point à Bacchus l'efféminé. J'en prends, à témoin le soleil, la terre infinie, et l'eau, sainte divinité des Indiens. O soleil, reçois mes adieux ; sois propice dans la guerre à mes compatriotes, et ensevelis Oronte qui va mourir. ·
A ces mots, il tire son épée, la dresse contre ses flancs ; puis l'infortuné se précipite de lui-même sur son fer homicide, et roule dans le· fleuve Oronte auquel il a donné son nom (14).
Bacchus le voit expirer, palpitant encore, et lui adresse ces paroles insultantes :
« Repose, cadavre, dans ces ondes étrangères. Hydaspe, ton père se chargera de recouvrir votre Dériade mourant. Gendre et beau-père, vous succomberez l'un et l'autre sous mon thyrse, sous les coups de mes pampres, et non sous un glaive acéré ou une lance meurtrière. Lorsque tu rougis de ton sang ton propre fer, tu évites sans doute le breuvage énervant du fleuve qui distille le· miel ; mais un fleuve t'engloutit encore, et tu perds ainsi les douceurs du vin. Bois donc, seul si tu le veux, ces eaux tout entières; mais à quoi bon y recourir? quand déjà tu bois l'onde fatale de l'Achéron, et que tu portes dans tes flancs, tendus, par ces flots amers et homicides, l’attente des Parques. Va donc, goûter l'eau du Cocyte, ou plutôt, bois le Léthé pour oublier ton fer souillé de ton propre sang, et ta défaite. »
Il disait ainsi, poursuivant de ses railleries Oronte déjà mort et gonflé sous les eaux, tandis que les flots inconstants rejetaient d'une rive à l'autre les· membres refroidis et le cadavre inanimé. Les nymphes lui rendirent les honneurs funèbres, et mêlèrent leurs gémissements au chant du deuil ; ces nymphes hamadryades qui habitent les bords du fleuve, et la rive de la brillante Daphné (15). Puis, elles gravèrent ces mots sur sa tombe :
« Ci-git Oronte, chef de l'armée indienne; il outragea Bacchus, et se tua de sa propre main. »
Cependant, la cruelle mêlée ne se termina pas ainsi. C'eût été une lutte imparfaite et vaine. Mars, l'Indien, pousse ses clameurs dans les aire; de son côté, Bellone échevelée vomit en faveur des Lydiens ses menaces furieuses, excite les bacchantes à recommencer la bataille, lance à l'ennemi des guirlandes meurtrières, et se livre à toute la frénésie du tumulte. Les adversaires du dieu ami des provins succombent sous une blessure mortelle due à un fer de bois (16). Les Indiens revêtus d'airain s'épouvantent quand une bacchante sans armure brise leur fer sous une lance de pampres, et redouble les plaies récentes de leur poitrine dépouillée à l'aide d'un thyrse aigu. Les guerriers couverts d'airain sont blessés plus aisément que les soldais sans cuirasse : un vaillant satyre du premier rang, pour atteindre son antagoniste, lui lance le rameau sacré, et la cotte de maille d'acier se broie au contact d'une feuille de lierre.
La flûte belliqueuse a donné le signal du carnage. Les compagnons du dieu de la vigne, les serviteurs de Bacchus, ont beau être frappés de haches, et de glaives à deux tranchants, ils demeurent debout et sans blessures; tandis que l'ennemi aux cheveux crépus s'affaisse sous les plus minces rejets. Les javelots pressés des Indiens s'enfoncent l'un après l'autre dans les troncs des arbres ; la lance ébranle le mélèze à la tige onduleuse ; le sapin est entamé, le laurier ; percé de dards ; et pourtant c'est l'arbre de Phébus; mais il cache sous ses branches timides le nuage des flèches ailées qui l'atteignent, de peu qu'Apollon ne le voie en butte à tous ces traits.
La mort se multiplie sous mille formes pour ceux dont les vêtements déchirés par les feuilles ennemies rougissent, et qui, souillés de carnage, mugissent comme le taureau. Les bacchantes invincibles· ont cerné les rangs des Indiens d'une même tribu. L'une d'elles, sans bouclier, sans glaive, agite de sa main nue les grelots, et les guerriers, armés de boucliers tombent. Le tambourin résonne, et la troupe se met en danse; les cymbales bruissent, et les Indiens suppliants viennent s'incliner devant Bacchus : or la pointe des dards les plus solides s'émousse contre la plus mince peau de faon, et le casque d'airain le plus résistant et le plus lourd est fendu par quelques rameaux légers. Astraïs lui-même voit la balance du combat pencher contre les Indiens et présager la victoire à Bacchus ; alors redoutant la lance au long feuillage, il recule sans être vu pour éviter la mort.
Cependant, Aristée apprête les remèdes qui rappellent la vie, et il guérit par l'art de Phébus toute les blessures des Bassarides : tantôt il applique à l'une l'herbe centaurée (17); tantôt, pour l'autre, il attire par la saignée et dégage le sang corrompu ; il soulage les bacchantes qui se plaignent en broyant des plantes différentes, suivant la nature du mal, sur leurs blessures du pied, de la main, des flancs ou de la gorge. A un guerrier du premier rang qu'a blessé une flèche mortelle, il extrait la pointe pénétrante, et presse de sa main la plaie pour en faire sortir goutte à goutte le sang vicié. Il s'approche d'un autre, ouvre d'une main les lèvres de la blessure, et coupe légèrement avec son poignard du bout des doigts tout ce qu'a flétri la flèche empoisonnée. Puis il mêle aux fleurs toutes fraîches que donne la terre bienfaisante, les produits industrieux et salutaires de l'abeille, et répand tout autour la liqueur de Bacchus, qui calme la douleur. Ensuite il apaise d'autres maux par les enchantements de Phébus, car il sait murmurer des paroles merveilleuses qui épouvantent et qui guérissent, comme il connaît tous les mystères vivifiants de la science de son père.
C'est ainsi qu'Aristée soignait des blessures si diverses. Déjà la pernicieuse Bellone des Indes aux cris barbares, a suspendu le combat. Les Bassarides firent captifs un grand nombre d'ennemis; mais beaucoup de guerriers, abandonnant les montagnes du Taurus, se retirèrent, sans désespérer de leur cause, vers les régions indiennes et vers les domaines de Dériade, dirigeant les éléphants à la longue vie (18), qui les emportent sur les deux extrémités de leurs reins.
Après la batailla, Pan, le berger, réunit les satyres dans une danse bachique, et fait résonner le chant de la victoire.
C'est alors que Blémys (19), à la tête crépue, chef des Indiens de l'Erythrée, s'avance tenant en main le rameau pacifique et suppliant de l'olivier; il incline ses genoux soumis devant le vainqueur des Indiens.·· A l'aspect du guerrier prosterné jusqu'à terre, le dieu le prend par la main, et le relève ; bientôt il l’envoie, avec son peuple aux idiomes variés, régner, tout noir qu'il est, loin des noirs Indiens et loin de Dériade, dont il déteste les coutumes et la domination sur les plaines de l'Arabie; car il occupait ces contrées heureuses qui bordent la mer, et déjà il avait donné son nom à leurs habitants (20). Blémys se rendit promptement aux sept embouchures du Nil, pour y devenir le roi des Éthiopiens, dont il avait la couleur ; et le sol de Méroé (21), couvert de moissons perpétuelles, reconnut les lois de ce chef qui devait laisser aussi son nom aux Blemmyes à venir.
NOTES DU CHANT DIX-SEPTIÈME.
(01) Indifférence de Bacchus. — Cette indifférence de Bacchus pour Nicée, après tant de déclarations si ardentes, lui vient de sa propre nature. Il oublie aussi vite qu'il s'éprend ; c'est un effet du vin, que Nonnos a toujours compté parmi ses bienfaits. Est-ce pour cela que Socrate a dit, par la bouche de Xénophon ? Ἀλλὰ πινεῖν μὲν, ὦ ἄνδρες, καὶ ἐμοί πάνυ δοκεῖ. « Et moi aussi, citoyens, je suis convaincu qu'il faut boire. »
(02) Bacchus chef d'armée — Bacchus déploie ici les talents d'un capitaine, et il n'était pas sans quelque renommée stratégique, s'il en faut croire ce que dit Plutarque de Démétrius le Poliorcète :
« Démétrius s'estudiait à imiter entre tous les autres dieux Bacchus, comme celui qui avait esté très sage et vaillant capitaine en guerre, et qui aussi avait bien sceu tourner la guerre en paix; et en icelle prendre du bon tems et faire bonne chère. > (Plutarque, Vie de Démétrius, § 3.)
Il me semble qu'ici Amyot a traduit bien joyeusement, et à la mode de son temps plus que de celui de Plutarque, ces dernières paroles : Πρὸς εὐφροσύνην καὶ χάριν ἐμμελέστατον.
(03) Brongos. — Le berger Brongos, citoyen des solitudes, présente ici le contraste, fort commun chez nous, de l'indigence des montagnes, à côté de la richesse des plaines.
(04) Bacchus père de la joie. — Δώρα Διονύσου πολυγηθέος. (Hésiode, Op. et D. v. 614.) Et cette expression d'Hésiode dans ses conseils aux agriculteurs, Virgile ne l'a pas jugée indigne du poème épique : « Adsit laetitiae Bacchus dator. » (Enéide, ch. I, v. 733.)
(05) Molorque. — J'ai visité la patrie de ce Molorque, le dieu-berger de Cléone, qui donna l'hospitalité è Hercule quand il allait combattre le lion de Némée. C’est aujourd'hui une solitude où les débris de marbre et les riches chapiteaux se cachent sous les ronces. Au bas des ruines de Cléone la bien bâtie, comme dit Homère, est le lit d'un torrent qui sert de chemin aux rares voyageurs pour atteindre ce qui reste du temple d'Hercule. Dans ce vallon croissent rapprochées les yeuses, les cyprès et de vigoureux arbustes qui forment les bois sacrés de Virgile, lucosque Mohrchi ; mais il n'y a plus ni les fêtes Molorchées, ni ces jeux Néméens qui inspirèrent de si beaux chants à Pindare. On y rencontre encore de temps en temps un berger plus misérable que Brongos ou Molorque. Celui qui m'accueillit dans ce désert était comme eux, sans maison. Il couchait dans les grottes, et parquait ses chèvres et ses brebis derrière les colonnes tombées du temple ; il me donna, en gage d'hospitalité, un rayon de miel sauvage, mets primitif que Nonnos a laissé de côté en parlant du fromage frais de Brongos et de ses olives. On appelait communément colymbades ces olives, (de κολυμβᾶν, nager), parce qu'elles nageaient dans la saumure. Ce prétendu régal est bien connu sur tous les bords de la Méditerranée qu'enrichit l'olivier. Ici Nonnos, si je ne me trompe, ne fait pas figurer les olives noires, qui sont l'aliment habituel des matelots grecs, mais bien ces olives toutes vertes, les premières à cueillir, que les Provençaux font aussi nager dans le sel sous le nom italien de picciolines.
(06) Multiplication de la vigne. — On voit que l'art de multiplier la vigne, ou de regarnir ses rangs en couchant les rejets du cep, ne date pas de nos jours. Je retrouve ici la méthode préférée pour la propagation dans nos vignobles bordelais; ce sont presque les mêmes termes : les fossettes ouvertes ; les sarments coudés; enfin tout le vocabulaire du marcottage. Après avoir reconnu ces procédés préalables dans les vers 84 et 86, je me suis cru d'autant plus autorisé à remplir la lacune du vers 86, qui reste inachevé dans toutes les éditions des Dionysiaques, et que je rétablis ainsi :
Βότρυος οἰνοτόκοιο νεόσπορον ὄγκον ἀεξεῖν.
En effet, augmenter le produit du vin, c'est, il me semble, le but de toute plantation ou taille de la vigne, dans les Dionysiaques comme dans une exploitation bien entendue. Nonnos, pour se préparer à célébrer convenablement Bacchus, avait dû étudier la culture du précieux arbuste. Un autre poète bien plus justement célèbre, qui vit dans mon voisinage, après avoir parlé avec une grande modestie de ses beaux vers, ne me disait-il pas très-sérieusement, un de ces jours, qu'il se croyait l'un des plus habiles vignerons de la Bourgogne? Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce poète-vigneron se nomme Lamartine.
(07) Les Thalysies. —Les Thalysies (et j'y reviens), sont, chez Théocrite, particulièrement réservées à Cérès (τᾷ Δηοῖ γὰρ ἔτευχε θαλύσια). Mais ces fêtes où l'on consacrait les prémices des récoltes étaient communes à Bacchus, ainsi que Pausanias le conjecture d'après les monuments qu'il a observés. Dans ces moissons d'Indiens tombés sous la faucille d'un égipan, Nonnos mêle Cérès et Mars à Bacchus. Ces trois divinités rapprochées m'ont aidé un peu plus loin à en supprimer une quatrième, et à effacer du texte grec les Parques (Μοίρας), admises dans toutes les éditions. Quelque extravagant que l'on ait supposé Nonnos, il n'est jamais allé jusqu'à enivrer la fileuse Clotho, la fatale Lachésis et l'inflexible Atropos : c'est ce qu'Apulée nommait une finesse de plume égyptienne ou de roseau du Nil, car c'était tout un Argutia Nilotici calami; évidemment il vaut mieux ici répéter le nom de Mars pour le mettre une seconde fois en opposition avec Bacchus, suivant les us et coutumes de notre poète.
(08) Réminiscence d'Anacréon. — N'est-ce pas là une réminiscence d'Anacréon ?
Κάλλος,
Ἀντ’ άσπίδων ἁπασῶν,
Ἀντ' ἐγχέων ἁπάντων.
(Ode II.)
(09) Hylée. — Hylée, le forestier, que Nonnos n'a pas fait figurer dans son dénombrement, où il ne cite que les chefs, est un centaure à la tête d'homme, de la première tribu commandée par Chiron.
(10) Hélice. — Hélice, le tendron annelé de la vigne, est aussi une bacchante secondaire qui n'a pas trouvé place dans le catalogue du quatorzième livre. Pausanias nomme une Hélice parmi les filles de Silène, roi d'Aegiale, dans l'Asie Mineure.
(11) Mort d'Hélice. — Après cette autre idylle du berger Brongos, d'une agréable simplicité, viennent les combats où l'on peut remarquer un redoublement d'affectation dans les pensées et dans les images. Parmi toutes ces antithèses accumulées, j'ai noté un vers du plus mauvais goût, ce vers tricolore où Nonnos entremêle à plaisir le blanc, le noir et le rouge ; il a mieux réussi à imiter l’Iphigénie d'Euripide que la Fontaine rappelle ainsi :
Elle tombe, et, tombant, range ses vêtements,
Dernier trait de pudeur, même aux derniers moments.
(Les filles de Minée.)
(12) La corne de Bacchus. — Diodore de Sicile fait des cornes du front de Bacchus le signe divin de son origine, et il dit que comme Ammon, son père, suivant le rite égyptien, il portait sur son casque une tête cornue de bélier : le fils reçut le même attribut héréditaire. On me pardonnera d'avoir pour cette corne privilégiée et hors ligne inventé un terme nouveau, et proposé au dictionnaire futur de l'Académie l'adjectif infrangible, dont le besoin se faisait sentir.
(13) Imitation de Virgile. — On reconnaît ici Virgile à plus d'un trait ; ce sont les injures de Turnus contre les Troyens : « Ο vere Phrygies, neque enim Phryges, » (Enéide, l. IX, v. 617.) et même les imprécations d'Iarbas contre Énée : « Et nunc ille Paris, cum semiviro comitatu. » (Ibid, l. IV. v. 215.)
(14) Astris. — Astris, fille de Clymène et d'Apollon, dont Nonnos fait la mère de Dériade, et dont je n'ai trouvé de traces que chez lui, était par conséquent la sœur de Phaéton; elle ne figure point néanmoins parmi les Héliades, au nombre de trois suivant les uns, au nombre de sept selon les autres, nées de Clymène et de Phébus. Son nom, comme sa personne, me semble une création astronomique dans le goût des archéologues égyptiens.
(15) Oronte. — Oronte montre ici un courage et tient des discours bien dignes de sa noble origine. L'apostrophe qu'il adresse en mourant au Soleil me paraît d'une grande beauté. Il devient fleuve, et Pausanias nous dit qu'en voulant canaliser l'Oronte (grâce pour ce néologisme), et en lui creusant un nouveau lit, les Romains trouvèrent dans l'ancien une urne en terre de neuf coudées, contenant un cadavre humain de la même grandeur. L'oracle d'Apollon, consulté à Claros par les Syriens, répondit que c'étaient les restes d'Oronte l'Indien (Paus., liv. VIII, ch. 29) ; telle est la légende du héros que Nonnos a poétisée. Oppien ne parle que du fleuve dans ces beaux vers :
« Ainsi bruissait tout courant vers la plage le grand fleuve Oronte; et les promontoires de ses bords, en recevant pour la première fois dans leurs replis les ondes de la mer, retentissent au loin d'un terrible rugissement.
‘Ως ποταμὸς
κελάρυζε μέγας περὶ θῖνας Ὀρόντης
Σμερδαλέον μύκημα πελώρια δ' ἴακον ἀκταὶ
Δεχνύμεναι κόλποισι νεήλυδος οἴδμα θαλάσσης
(Οpp.,
Cynég. l.
II, ν.
145.)
(16) Le faubourg de Daphné. —Il s'agit ici de Daphné, voisine d'Antioche Épidaphne, à qui elle avait donné ce surnom. La ville de Daphné, sur les bords de l'Oronte, est signalée d'abord comme un faubourg d'Antioche, bien qu'elle en soit éloignée de quarante stades, au rapport de Strabon. C'était, dit-il, une moyenne bourgade, κατοικία μετρία, et elle n'était encore que peu remarquée de son temps: mais elle devint, selon Etienne de Byzance, le séjour le plus renommé (προάστειον ἐπισημότατον) et le plus délicieux. Le rhéteur Libanius en fit un magnifique éloge; l'empereur Julien se rendait à son temple plus de fois, dit-il, qu'il n'a pu les compter (ἐπιλέλησμαι γὰρ εἰς τὸ τῆς Δάφνης ὁσάκις εἰσελθῶν τέμενος); et quand ce temple, fondé par Antiochus Epiphane, fut brûlé, Julien en fit peser l'accusation sur ces chrétiens qu'il appelait athées (ἀθέων), ce qui signifiait seulement alors impies); tandis que c'était le philosophe Asclépiade, suivant le récit d'Ammien Marcellin, qui avait mis le feu par mégarde à l'autel d'Apollon. Voilà ce que, par une suite d'anachronisme, renferme l'épithète χρυσέης, que Nonnos attribue à cette Daphné où les hamadryades pleurent Oronte, La description du village de Daphné par Gibbon dispense, dans cette traduction de M. Guizot, de tout effort pour essayer de mieux faire :
« Le temple et le village étaient cachés dans un bois épais de cyprès et de lauriers, de dix milles de tour, et qui, dans les plus grandes chaleurs de l'été, offrait un asile plein de fraîcheur et impénétrable aux rayons du soleil. Mille courants de l'eau la plus pure, sortant de toutes les collines, conservaient la .vertu du sol et la température de l'air. Des sons harmonieux et des odeurs aromatiques y ravissaient les sens ; la santé, la joie, le plaisir et l'amour habitaient ce bocage paisible; le jeune homme ardent y poursuivait, comme Apollon, l'objet de ses désirs; et le sort de Daphné avertissait les jeunes filles du danger d'une réserve hors de saison. »
C'est là ce que l'austérité de l'empereur Marc·Aurèle stigmatisait du nom de mœurs de Daphné (Daphnicis moribus). (Hist. Aug., p. 41.)
(17) Les répétitions. — Pour mettre un certain ordre dans la confusion qui se manifeste parmi les vers du poème à la reprise du combat, j'ai dû déplacer les quatre vers 327-331, ainsi que les trois vers 350-353; j'étais même un moment tenté d'en supprimer un ou deux, qui me semblaient, à peu de chose près, des répétitions ; mais j'ai pensé ensuite plus scrupuleusement que cette licence dépassait les bornes posées au traducteur. Je n'ai donc rien retranché du texte, pas même le fer de bois, tout en regrettant bien d'autres traces du méchant goût du siècle ; et j'ai laissé subsister ces paraphrases de rhéteur dans toute leur prolixité.
La répétition des mêmes mots, quand elle n'ajoute pas à la force de l'expression, ou leur rapprochement, ne sont devenus des négligences ou même des vices de style, chez nous, que quand la recherche du langage et de l'idée y a pris la place de la simplicité des pensées et des paroles. On rencontre ces répétitions chez Racine, le maître de l'élégance; et l'énergique Corneille n'a pas cherché d'équivalent pour remplacer le verbe connaître, si fièrement répété dans ces trois vers des Horaces:
Hor. Albe vous
a nommé, Je ne vous connais plus.
Cur.. Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue ;
Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue.
Homère reproduit les mêmes termes, souvent avec intention, parfois sans nul souci de l'enveloppe de sa pensée, et comme négligeant, dans la rapidité de son inspiration, le soin d'en chercher d'autres. Certes Nonnos a quelquefois copié Homère dans ses réduplications, mais là où il ne l'imite pas, il se permet encore de répéter ce qui était à son époque et certainement à ses yeux une incorrection, et je ne l'ai pas toujours respectée, car je pouvais bien souvent, sans risquer beaucoup, l'attribuer au copiste. Ici ce n'est pas seulement les mêmes mots qui lassent, c'est aussi la même image, et ce retour incessant des bacchantes sans armes contre les Indiens armés, comme du thyrse en face de la cuirasse et des javelots.
(18) La centaurée. — La centaurée est la plante dont le centaure Chiron, médecin primordial, reconnut le premier les bienfaits :
......................................................Ferique
Centauri foedo pertorquent ora sapore.
(Lucrèce, l. II, v. 401.)
Soit, en vers français, car on ne peut plus s'aviser de traduire Lucrèce après M. de Pongerville :
………………….Où l'âpre centaurée
Révolte amèrement la fibre déchirée.
(19) Les éléphants. — 'Ἀμετροβίων ἐλεφάντων, v. 382. Les éléphants à la vie démesurément prolongée. Parmi les nombreuses épithètes dont Nonnos a décoré les éléphants, celle-ci seule ne lui appartient pas. Elle se trouve dans le poème attribué à Manéthon ; et soit que l'auteur ait écrit dans le troisième siècle avant notre ère, soit que les Apotelesmatica aient été une production de la décadence, ce qui est bien plus probable, toujours est-il que ce traité en vers des effets et de la puissance des astres est antérieur aux Dionysiaques.
(20) Blémys. — Blémys est le chef des Blemmyes que Nonnos fait remonter à une souche asiatique. Strabon les place aussi à la limite de l'Egypte, et Zosime (liv. I, ch. 71), auprès de la Thébaïde. Il les rapproche ainsi de Panopolis; et c'est sans doute par un sentiment patriotique que Nonnos aura voulu relever l'antique origine de ses voisins.
Le témoignage de mon poète se joint à ceux d'Agathémère et de Vopiscus, pour démontrer que les Blemmyes de Méroé, en Egypte, étaient une colonie des Blemmyes de l'Arabie Heureuse. Denys le Périégète appelle les cataractes du Nil, les collines des Blemmyes : ... Αἰθαλέων Βλεμύων ἀνέχουσι κολῶναι. « On prétend, » c'est Pline qui parle, que « les Blemmyes n'ont pas de tête, mais qu'ils ont une bouche et des yeux sur la poitrine » (Liv. V, ch. 8). Vopiscus, sans décrire particulièrement cette race des captifs de l'empereur Probus, affirme que « la vue des Blemmyes amenés pour son triomphe à Rome jeta le peuple romain dans la stupeur.» — « Quelques hommes sans tête, dit saint Augustin, auraient les yeux dans les épaules. »— Et il vivait assez près des populations de l'Afrique qu'on disait monstrueuses, pour les observer. — · Dieu, ajoute-t-il, créateur universel, sait où et quand une chose doit être créée ; car il sait de quelles nuances de ressemblances ou de contrastes il veut composer la beauté de l'ensemble; mais l'homme, à qui l'ensemble échappe, se laisse choquer par l'apparente difformité d'une partie, faute de connaître la convenance ou le rapport de la partie au tout. (Saint Augustin, Cit. de D.), l. XVI, ch.8.)
Blémys, que Bacchus envoie régner en Egypte, ne serait-il pas un cultivateur antique, apportant de la mer Rouge la vigne qu'il planta le premier sur le sol fertile de Méroé?
(21) Méroé. — Méroé, île, péninsule ou cité, car elle porte ces trois titres, est cette célèbre capitale des Éthiopiens dont Hérodote parle ainsi :
Πόλιν μεγάλην, τῆ ὄνομα ἐστι Μερόη· λέγεται δὲ αὐτη ἡ πόλις εἶναι μητρόπολις τῶν ἄλλων Αἰθιόπων. (Liv. II, c. 29.)
« On n'y adore, ajoute-t-il, d'autres dieux que Jupiter et Bacchus. ·
En tout cas, Méroé était voisine des cataractes du Nil, qui faisaient partie du territoire des Blemmyes ou en formaient les frontières, comme de cet endroit, rêvé, ce me semble, par les bergers de Sicile, où le Nil se perd et disparaît, sous les rochers sans doute, comme le Rhône auprès de Genève :
Πέτρα ὑπο Βλεμύων, ὅθεν οὐκέτι Νεῖλος ὁρατός. (Théocrite, Id. XII, v. 114.)