Nonnos

NONNOS

LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS.

Chant douzième.

Traduction française : LE COMTE DE MARCELLUS.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

chant XI - chant XIII

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT DOUZIÈME


Le douzième livre vous charmera quand vous verrez Ampélos, nouvelle fleur des amours, prendre la forme de vigne et de son fruit.


C'est ainsi que, près des cimes de l'Océan occidental, les Saisons s'installaient dans le palais du Soleil leur père; et, comme elles se portaient en avant, Hespéros, qui en sortait, vint à leur rencontre. La Lune se levait aussi, et montrait déjà son char à l'horizon. A la vue de leur vivifiant régulateur, les Saisons l'entourent de leur marche féconde. Il achevait sa carrière, et s'apprêtait à quitter les airs. La brillante étoile du matin dépose à côté du char de l'étincelant conducteur les rênes fumantes et le fouet constellé ; puis elle purifie dans les flots rapprochés de l'Océan les membres baignés de sueur des quatre coursiers que le feu nourrit. Ils secouent leurs humides crinières, et frappent la crèche brûlante de leurs ongles luisants. Les douze Heures, satellites circulaires du Soleil, compagnes de son char resplendissant, prêtresses alternatives de l'année, saluent les quatre filles du Temps qui volent en forme de guirlande autour du trône de flamme de leur infatigable directeur, et toutes inclinent leur tête soumise devant l'éternel moteur de l'univers (01).

C'est alors que l'Heure où naît le raisin, soutenue dans ses supplications par la Saison de l'automne, parla ainsi :

« Bienfaisant Soleil, maître des végétaux, roi des fruits, quand donc les champs cultiveront-ils la grappe mère du vin ? A quel dieu le temps a-t-il réservé cette prérogative ? Dites, je vous en conjure, et ne me le cachez pas, car je suis la seule, parmi toutes mes sœurs, dépourvue de privilège. Ce n'est pas moi qui fais croître les fruits, l'épi, la prairie, ou qui verse la pluie de Jupiter. »

Elle dit : le Soleil console la future nourrice de la vendange, dirige son doigt vers le mur opposé, et lui montre les Tables de l'Harmonie, divisées en séries diverses, où reposent tous ensemble les arrêts du destin, tels que Phanès (02), le premier né, les a inscrits de sa main fatidique, et en a fixé par des nuances variées l'ordre respectif.

« Sur la troisième Table, » lui répond alors le suprême dispensateur du feu, « tu reconnaîtras le moment où doit naître la vendange ; c'est là que sont le Lion et la Vierge. Et sur la quatrième, tu sauras qui doit être le roi du raisin. C'est la ligne où est figuré Ganymède tenant en l'air la coupe, et y versant le doux nectar. »

A ces paroles du dieu, l'Heure amie de la vigne s'approche et regarde de tous côtés ; elle voit d'abord sur le mur prophétique la première inscription contemporaine du monde qui n'a pas eu de commencement; elle retrace à la fois tous les actes du roi Ophion (03), et du vieux Saturne; comment celui-ci, mutilant son père, sema un germe prolifique sur les ondes infertiles de la mer (04) et en fit naître une fille ; comment il engloutit dans sa bouche avide une pierre au lieu d'un fils, se repaissant ainsi du corps fictif d'un faux Jupiter; et comment, la pierre donnant naissance à une tribu d'enfants intérieurs, il lança ce fardeau hors de son gosier fécond. Après avoir observé la brûlante victoire des rayons de Jupiter sur les neiges et les grêles de Saturne, la suivante du soleil, l'Heure aux pieds rapides passe à la Table voisine. Là elle voit le pin produire une race humaine, et faire tout à coup sortir de sa tige productive un fils né de lui-même et sans générateur; puis, comment Jupiter, le dieu des pluies, soulève jusque dans les airs les eaux de la mer, inonde tous les points, de la terre ; ensuite, comment Notos, après Borée, et Euros après le vent d'Afrique, entraînent loin des ports, dans sa navigation aérienne, l'arche errante de Deucalion et la rapprochent de la Lune. Enfin, quand l'Heure prêtresse de l'année a atteint d'un pied léger la troisième Table, elle y arrête sa course circulaire, et y considère les décrète divers de la destinée du inonde. La pensée primitive les y a inscrits dans son infinie sagesse, et en a habilement marqué les traits en vermillon. Voici ce qu'elle remarque sur ces prophétiques tableaux.

Argus, le berger de Junon, prendra la forme d'un oiseau, et portera sur son plumage l'image brillante et variée de ses yeux. — Harpalice (05), après les violences du plus coupable hyménée, hachant elle-même en morceaux son propre fils pour son incestueux père, deviendra aussi un oiseau et volera impétueusement dans les airs. — Philomèle, l'infortunée brodeuse (06), après avoir peint sur son voile intelligent des traits révélateurs, sera l'hirondelle aux plumes nuancées, et gazouillera en témoignage de sa langue arrachée et désormais muette. — Niobé, aux pieds du mont Sipyle, rocher animé, pleurera de ses larmes de pierre ses nombreux enfants, et se dressera en statue plaintive. — Non loin d'elle, Pyrrhus (07), encore épris de Rhéa, expiant le rêve d'un hymen illégitime, sera changé en pierre de Phrygie. -Thisbé et Pirame, tendre couple du même âge, verseront l'eau d'une même fontaine. — Crocos (08), passionné pour Smilax (09), la nymphe aux riches guirlandes, sera la fleur des amours. — Et,  après sa lutte dans une course qui doit amener son hymen, après les pommes d'or de Vénus, Atalante, que Diane aura rendue furieuse, revêtira la forme d'une lionne.

Tous ces événements réunis en un seul tableau, l'Heure mobile les laisse loin derrière elle, et parvient à l'endroit dont le brûlant Hypérion lui a signalé les mystérieux symboles. Là se trouve tracé le signe du lion ; la Vierge constellée y brille elle-même sous une forme empruntée, et porte une grappe noire, ornement de la saison des vendanges (10). C'est là que s'arrête la fille du Temps, et voici ce qu'elle y reconnaît. Cissos, le charmant adulte qui rampe sur les arbres et s'élance au milieu des airs, sera ce lierre homonyme qui s'entortille même aux rejets. Le long et mince roseau de Calamos, que font plier les vents, produit fluet d'un sol fertile, paraîtra pour étayer les pampres sauvages. Ampélos, changé en arbuste, donnera son nom au fruit de la vigne. Enfin, après avoir parcouru toutes ces sentences du destin, la prêtresse de l'été cherche sur le mur voisin le point où est représentée l'image de Ganymède venant le nectar dans une coupe d'or. C'était à la quatrième colonne des caractères fatidiques. La déesse de l'automne la voit et en triomphe, car la nymphe y trouve toutes les destinées réservées au dieu que couronne le lierre : c'est là qu'elle voit Jupiter accorder le laurier des oracles à Apollon, les roses vermeilles à Vénus aux couleurs de rose, le rameau azuré de l'olive à Minerve aux yeux bleus, l'épi à Cérès, et la vigne à Bacchus.

Voilà ce qu'observa sur les Tables d'Harmonie l'Heure vouée au dieu du vin. Dans son ravissement, elle prit sa course, entraîna ses sœurs, et se rendit dans les flots de l'Océan oriental pour y accompagner les coursiers de Phaéton.

Cependant Bacchus ne pouvait se consoler de la mort d'Ampélos. L'esprit agité de ses tendres regrets, il oubliait la danse ; il ne chantait que d'amères complaintes, et négligeait son tambourin silencieux, dont les grelots d'airain restaient muets aussi. Plus de lyre mélodieuse ; à la gravité de son visage, à ses plaintes, à son douloureux gémissement, l'Hermos s'arrête. Ce fleuve de Lydie qui, d'un élan si rapide, roule ses ondes parmi les roseaux, ne songe plus à couler. Le brillant Pactole, tel qu'un homme consterné, enchaîne ses flots attristés et ses riches courants. Le Sangaris, en l'honneur du mort, suspend le cours des eaux que lui livrent les sources de la Phrygie. Enfin, l'image inanimée de la fille de Tantale, mère si malheureuse, fond en gémissements, et verse une double tribut de larmes en voyant pleurer Bacchus. Le pin gémissant murmure à côté d'un mélèze du même âge (11). L'arbuste de Phébus à l'intacte chevelure, le laurier lui-même abandonne ses cheveux aux vents affligés; et, bien qu'il soit l'arbre de Minerve, l'onctueux olivier laisse tomber sur la terre des feuilles que le fer n'a pas atteintes. A ces sanglots et à ces regrets de Bacchus, qui ne pleure jamais, les Parques suspendent et détournent leurs fils inexorables, et Atropos (12), dont les paroles ne trompent pas, pour calmer les angoisses du dieu, lui fait entendre sa voix divine :

« Bacchus, ton ami existe encore pour toi, et il ne doit pas traverser les ondes amères de l'Achéron. Tes lamentations ont su fléchir les irrévocables arrêts de la destinée. Ampélos, tout mort qu'il est, vit encore, car je vais changer ton charmant compagnon en un breuvage du plus doux nectar. Partout la flûte au double son qui, sous une main agile, anime la danse et l'harmonie des festins, le célébrera sur le mode phrygien, ou avec le rythme dorique. En son honneur, un habile musicien, citoyen de Marathon (13), dictera sur le théâtre aux chalumeaux aoniens les chante réguliers de l'Isménie ; et les Muses uniront dans leurs hymnes le délicieux Ampélos à Bacchus, son ami. Toi-même, laissant de coté le bandeau de serpents qui se tord sur ta tête, tu entrelaceras les bandelettes du raisin à ta chevelure ; comme Phébus porte dans ses mains les tiges plaintives de son Hyacinthe tant pleuré. Que dis-je! en donnant aux générations humaines le bienfait de ton breuvage, ce type terrestre du céleste nectar, tu élèveras la gloire de ton compagnon bien au-dessus des fleurs de l'enfant d'Amyclée. Si sa ville natale produit l'airain des combats, la patrie de ton ami voit l'éclat de ses flots étincelants et vermeils, et, comme elle se couvre d'or tout entière, elle n'a pas besoin du fer ; enfin si Hyacinthe venait à vanter le cours retentissant de son fleuve, certes le Pactole l'emporte sur l'Eurotas. Ampélos, tu as donné un vif chagrin à Bacchus qu'aucun chagrin n'avait encore affligé; mais c'était pour apporter le plaisir aux quatre régions du monde (14), puisque tu fais naître le vin aux gouttes mielleuses ; ce vin, la libation des dieux, la joie de Bacchus. Oui, le roi Bacchus a pleuré, mais c'était pour tarir les larmes des mortels. »

A ces mots, la divinité se retire auprès de ses sœurs ; et tout à coup un grand prodige se manifeste à Bacchus au milieu de ses plaintes. L'aimable mort ressuscité prend de lui-même une forme nouvelle; il glisse comme un reptile et devient un arbuste délicieux. Dans sa métamorphose, son ventre est un cep allongé; les extrémités de ses mains poussent des rameaux, et ses pieds des racines. Les boucles de ses cheveux sont des filaments; sa nébride elle-même donne au fruit qui va mûrir les variations de ses teintes. Son cou aminci s'étend en guirlande de pampres ; ses rejets, appesantis sous le raisin, se repliant comme des coudes anguleux, et sa tête imite encore par des tiges arrondies les courbures de la corne; des rangs innombrables de ceps se multiplient : et de lui-même le vignoble qui déroule sa verdure jette en écharpe les pampres rougis de l'arbuste inconnu sur les arbres ses voisins.

Nouveau prodige ! Cissos, qui jadis, dans les jeux de son enfance, gagnait à l'aide de ses pieds qui les enroulent, les sommets des plus grands arbres, Cissos prend encore dans les airs une enveloppe végétale; il devient la plante tortueuse qui porte son nom, et, né à peine, il imite dans ses obliques enlacements la vigne de vergers.

Bacchus, dans son triomphe, ombrage aussitôt sa tête de ses touffes chéries, et pare ses cheveux de ce feuillage enivrant. Il recueille le fruit déjà mûr de son robuste ami. Puis le dieu instinctivement, sans le secours des pieds, loin de tout pressoir, écrase la grappe dans les paumes pressées de ses mains, en exprime le jus à travers ses doigts entrelacés; ensuite, montrant au jour les gouttes pourprées qui coulent pour la première fois, il inaugure le doux breuvage, et la blancheur de ses doigts s'empreint d'une couleur vermeille. Enfin la corne d'un taureau lui sert de coupe : il goûte du bout des lèvres la délicieuse rosée; il goûte aussi le fruit; et, ravi des deux épreuves, il laisse tomber ces mots de sa bouche enorgueillie :

« Ampélos, c'est le nectar et l'ambroisie de mon père que tu crées dans ce double et précieux produit. Apollon n'a pas fait son aliment d'un laurier ni sa boisson de l'hyacinthe. Pardonne, Cérés; mais ton épi n'enfante point une douce liqueur (15) et moi je donne aux humains un aliment et un breuvage à la fois.

« Apollon, je l'emporte sur toi. Tu ceins tes cheveux indociles d'un triste bandeau de feuilles plaintives ; le deuil est gravé sur la tige qui t'est chère. Eh bien! si le dieu de l'arc prend sa couronne dans un jardin, j'y prends aussi ma riche guirlande: j'y bois un vin délicieux ; et par ce charmant breuvage j'emporte au fond de mon cœur mon Ampélos tout entier.

« Le guerrier le cède au vigneron : l'un fait à Mars une libation de sang, l'autre offre à Bacchus le jus vermeil d'une grappe enivrante. Oui, Cérès, et vous, Pallas, vous êtes vaincues (16). Les oliviers n'enfantent pas la gaieté; l'épi ne charme pas les humains. Je vous dépasse l'une et l'autre. Sans le vin, que seraient les plaisirs de la table ? Sans le vin, où donc est le charme de la danse? Essaye, si tu peux, ô Minerve, de boire le suc de ton olive. Ah ! ma vendange est bien au-dessus de ton noble arbuste. Ton produit onctueux va couler sans plaisir sur les membres des athlètes ; et moi, quand la mort inévitable enlève à un infortuné son épouse et sa fille à la fois ; quand il perd ses enfants, sa mère ou son père ; si, dans ses angoisses, il goûte à ma liqueur, je le délivre aussitôt du terrible poids de ses souffrances accumulées.

« Cher Ampélos, ta fin est douce aussi. Pour toi, pour ta beauté, la Parque elle-même a ramolli son fil. Pour toi, l'enfer cesse d'être inexorable; pour toi, Proserpine adoucit ses inhumaines sentences, et elle te ressuscite en faveur de son frère Bacchus. Tu n'es pas mort comme est mort Atymne ; tu n'as subi ni l'eau du Styx, ni les regards de Mégère, ni les torches ardentes de Tisiphone : ami, tout éteint que tu es, tu vis encore. L'onde du Léthé ne t'a pas englouti ; tu n'as pas eu la tombe commune à tous; et la terre elle-même craint de recouvrir ta beauté. Mon père, pour honorer son fils, a fait de toi un arbuste ; il a échangé ton corps contre un délicieux nectar. La nature n'a pas gravé sur tes feuilles, comme sur la fleur de Thérapné (17), de douloureux gémissements, et tu gardes ta couleur habituelle jusque dans tes produits. Ta fin a signalé l'éclat de tes formes, et ta gracieuse rougeur ne t'a pas abandonné. Quant à moi, vengeur : de ta mort, je n'oublierai jamais de verser ta liqueur en libation sur la tête de ton homicide persécuteur. Tes charmants rameaux font honte à toutes les hamadryades ; et les émanations de tes pampres embaumés inspirent et renouvellent la tendresse. Le poirier a un fruit agréable sans doute, et le myrte pousse aussi des fleurs parfumées; mais leurs produits ne charment pas les sens, et ne savent pas livrer aux vents de l'oubli les soucis de l'humanité. Qui, moi? j'irais puiser dans nos grands vases les sucs de la pomme, ou presser dans la coupe : destinée au nectar le jus des figues? Mais la pomme et la figue ne plaisent que jusqu'aux lèvres (18), et ; nul autre fruit ne saurait désormais lutter contre ton raisin. Non, la rose, le beau narcisse, l'anémone, le lis et enfin l'hyacinthe, ne peuvent s'égaler à l'arbuste de Bacchus ; certes la nouvelle essence que distille ton fruit contient en elle l'esprit de toutes les fleurs; cette liqueur seule se mêle à toutes les autres liqueurs ; ton parfum confond les fleurs les plus embaumées en un seul et unique parfum, et ta fleur embellit toute la végétation dont  au printemps s'émaillent les prairies.

« Oui, Ampélos, même après ta mort tu réjouis le cœur de Bacchus, car ton breuvage se mêle à tout mon être. Tous les arbres te soumettent leurs têtes qui s'inclinent comme s'ils t'imploraient l'antique palmier abaisse devant loi ses rameaux élevés; tu foules le pommier sous tes pieds; tu embrasses de tes mains le figuier que tu raffermis. Ils portent ta vendange comme des esclaves leur souveraine ; et lorsque tu étends vers eux tes pampres arrondis, tu marches appuyé sur les épaules  de tes serviteurs. Les vents, pour te rafraîchir de leurs haleines complaisantes, secouent prêt de ton visage, et comme si tu sommeillais, les feuilles mollement nuancées des arbustes d'alentour; tel l'esclave agite l'éventail accoutumé, et crée pour son maître des souffles légers et refroidis. Si tu amènes avec toi les ardeurs d'un soleil méridional, du moins les vents étésiens te précèdent et apaisent la soif de la brûlante canicule, quand la saison d'été te réchauffe et mûrit ta liqueur sous ses vapeurs enflammées.  »

Ainsi disait Bacchus dans sa fierté ; puis il jette au vent ses premiers soucis, et la vendange parfumée console d'Ampélos évanoui.

C'est là ce que l'on publie sur la vigne et sur le nom qu'elle a reçu de l'adolescent. Mais il est chez les poètes sacrés une plus antique légende (19). Ils disent qu'une liqueur féconde et divine se répandit un jour du ciel sur la terre, et y fit naître le breuvage du raisin de Bacchus; que, négligé d'abord, son arbuste croissait de lui-même dans les hauteurs; et ce n'était pas la vigne franche son homonyme. L'arbuste sauvage, surchargé de pampres flexibles, se propageant de lui-même dans l'épaisseur des bois, ses rejetons vineux laissaient jaillir la liqueur de ses grappes abondantes. Peu à peu le vignoble naturel s'étendit, serpentant d'un rang à l'autre ; le raisin vagabond rougit, et ondule sur le raisin : l'un se gonfle, imparfait d'abord, puis insensiblement il varie en brunissant ses couleurs ; l'autre s'enfle d'un suc aussi blanc que l'écume. Tantôt ses grappes, d'une teinte blonde, pressent sur les grappes multipliées de son voisin ; tantôt il prend la couleur de la poix, mûrit, en bigarrant sur toutes ses tiges, et enivre l'olivier aux nobles fruits, son associé, sous ses branchages vineux. Ailleurs, une teinte noirâtre et spontanée court sur le grain argenté formé à peine, et ajoute un jus abondant au poids de la grappe. La vigne alors s'entortille au pin qu'elle trouve sur sa route, court sur sa tête, et ils s'ombragent ainsi l'un l'autre de leurs branches enlacées. L'esprit de Pan en fut charmé; et le Mélèse, rapprochant des guirlandes de la vigne ses longs rameaux que secoue Borée, agite comme s'il chancelait sous l'ivresse, son odorante chevelure. Un dragon, qui entourait l'arbre de ses anneaux obliques, lécha le délicieux nectar de la grappe emmiellée, puis il suça avidement la liqueur bachique, distilla dans sa terrible gueule goutte à goutte ce breuvage du raisin, et la rosée écarlate rougit les poils de son menton.

Le dieu s'étonna de voir au sein des montagnes la gorge du reptile toute empreinte d'incarnat; mais le dragon, à son aspect, ramassant sa queue sous ses écailles tachetées, se perdit aussitôt dans le creux d'une roche voisine.

Bacchus considéra cette grappe gonflée d'un suc vermeil, et reconnut les antiques prédictions de Rhéa : il fouilla le sol; du fer d'une pioche aiguë il creusa un coin du rocher, approfondit ses flancs, polit ses parois, et figura par cette cavité primitive une sorte de pressoir de la vendange; puis il moissonna le raisin nouveau-né avec le tranchant de son thyrse, et ce fut le type de la serpette crochue qui ne devait naître que plus tard.

Cependant le chœur des satyres l'aide à l'ouvrage : l'un se courbe pour vendanger ; l'autre reçoit le raisin, dès qu'il est détaché du cep, dans un vase profond. Celui-ci arrache les feuilles qui l'enveloppent, le nettoie des grains verts ou desséchés. Celui-là, déposant son thyrse et les cymbales sonores, tend sa main désarmée vers les tiges les plus hautes, en saisit l'extrémité flexible où pend le fruit, les courbe en les attirant, et regarde partout sur la vigne; puis il couche par lits la vendange versée dans un baquet concave où il l'entasse sur le milieu; ensuite il rapproche les grappes pressées, les étend çà et là : enfin, quand il a rempli le vase, comme les sacs sur l'aire, il le porte à la pierre creusée et foule ce raisin sous ses pieds bondissants. Alors, à l'exemple de Bacchus et par ses préceptes, les satyres abandonnent aux vents leurs boucles échevelées; ils attachent aussi la peau du cerf moucheté sur leurs épaules, répètent d'une voix unanime les chants bachiques; et, écrasant la vendange sous leurs pieds agiles, ils entonnent Évohé (20). Des torrents de vin jaillissent tout rougissants de la fosse surchargée de grappes. Le raisin, pressé par leurs bonds alternatifs, laisse flotter une écume blanche sur la rouge liqueur : les coupes n'existant pas encore, les satyres la puisent à l'aide des cornes du bœuf, et c'est là l'origine du nom divin que le vin versé leur emprunta plus tard (21).

Mais, à peine l'un d'eux eut-il goûté la délicieuse rosée de Bacchus, que ses genoux fléchissent; il tourne en doublant ses pas, et porte ses pieds vacillants à droite et à gauche, tandis que ses joues velues s'imprègnent de la douce liqueur; un autre, à force d'engloutir les flots de ce breuvage qui guérit les soucis, en humecte sa barbe brune, qui devient vermeille. Un troisième pirouette dans les folies de l'ivresse, quand il entend les effroyables mugissements du tambourin.

Plus loin, un satyre, dirigeant ses yeux troublés sur un arbre, guette une nymphe demi-nue qu'il y entrevoit rapprochée de lui; et, malgré ses pieds vacillants, il eût grimpé, par l'effort de ses genoux, jusqu'au sommet du plus grand des arbres de la montagne, si Bacchus ne l'en eût empêché. Près des fontaines, un de ses camarades, dont l'ivresse éveille et égare l'ardeur, poursuit, malgré ses refus, une chaste naïade des eaux ; et il allait la saisir à la nage dans ses bras velus, si elle ne l'eût prévenu et n'eut plongé jusques au fond des courants. Rhéa, parmi les buveurs, n'a donné qu'à Bacchus l'améthyste qui préserve des fureurs du vin (22).

La foule des satyres aux belles cornes se réunit en chœur et se livre à de folles orgies; l'un d'eux, tout échauffe par la liqueur nouvelle avant-courrière des amours, jette ses bras hérissés de poil autour d'une bacchante. Un autre, dans les transports de son ivresse, ose toucher à la pudique ceinture d'un vierge modeste qui ne connaît pas le mariage; et pendant qu'elle s'arrache à ses embrassements, il la retient par ses voiles, et porte sa main téméraire sur les attraits qu'ils lui dérobent. Un satyre ne craint même pas d'attaquer la prêtresse Mystis pendant qu'elle allume les flambeaux des danses nocturnes de Bacchus; et, malgré sa résistance, il promène des doigts caressants sur la poitrine de la nymphe, et presse les contours de son jeune sein (23).

Bacchus, après les orgies de ses douces vendanges,, se retire triomphant dans les grottes de Cybèle; et, brandissant dans ses mains amies des fleurs les tiges de la vigne, il institue les fêtes nocturnes que la Méonie célèbre encore en son honneur.


NOTES DU DOUZIÈME CHANT.

(01) Le cortége du Soleil. - On remarquera sans doute, à la fin du dernier chant et au début de celui-ci, le pompeux cortége que les Saisons et les Heures forment autour du Soleil. Il est décrit à grands traits, et l'on croirait que ces vers de M. de Fontanes, qui très probablement n'avait pas lu Nonnos, en sont la traduction :

Ainsi du dieu du jour les compagnes riantes,
Les Heures, devant lui laissant tomber les fleurs.
Et de son pavillon variant les couleurs.
Dansent autour du char qui répand la lumière :
Le soleil réjoui suit en paix sa carrière,
Tandis que de leurs pas le cercle harmonieux
Glisse légèrement sur la voûte des cieux.
(Font., Gr. Sau., fragments)

(02) Phanès, — que nous reverrons plus d'une fois dans le cours du poème, est un personnage éminent de la théogonie orphique. Son nom signifie révélateur; il est né de l'être qui a tout précédé; il est créateur du monde : mais ici il joue un rôle secondaire ; il n'est que le dépositaire des arrêts des destins, et se place à côté du Jupiter hellénique, sans rien usurper de ses fonctions. Il est parfois encore le Soleil qu'il domine en cette circonstance de toute l'antiquité de ses oracles, et dont il a fait en quelque sorte son interprète. Ailleurs, il est également l'Amour, créateur universel; et c'est en cette dernière qualité qu'Orphée nous donne, dans les Argonautiques, cette étymologie de son nom : (Φάνης de φαίνομαι).

Ὅν ῥα φάνητα
9οπλότεροι κλήζουσι βροτοί· πρῶτος γὰρ ἐφάνθη.
(Orphée,  Arg., v. 16.)

« L'Amour, que les hommes plus tard nommèrent Phanès, parce qu'il avait été le premier à paraître. »
Phanès est aussi l'un des noms de Bacchus, si faut en croire, sur tous ces mythes confus qui si contredisent ou se répètent, ce vers cité par Diodore de Sicile :

Τοὔνεκά μιν καλέουσι Φάνητά τε καὶ Διόνυσον.
(Diod. Sic., liv. I.)

(03) Ophion. - Il ne faut pas considérer dans est Ophion le géant vaincu par Saturne, ni l'un des cinq Spartes que nous avons vus aidant Cadmus dans la construction de Thèbes. Ophion représente ici l'un des premiers principes créateurs ou démiurges; et cet être originel était supérieur au Soleil, comme le dit si bien Boèce, en parlant du g:rand et unique architecte de l'univers, tel qu'il a té reconnu et adoré plus tard.

Uno mentis cernit in ictu
Quae sint, qua fuerint, quae mox veniunt :
Quem, quia respicit omnia solus,
Verum possis dicere solem.
(Boétius, de Cons., l. V.)

(04) Le père de Saturne. - Voici comment M Leconte de Lisle a surmonté les difficultés que présente l'énonciation en français de ce mythe de Saturne, qui revient fréquemment dans les Dionysiaques :

D'un vaste ébranlement les jours étalent venus,
Et la Terre vengeait l'outrage d'Uranus.
Le dieu, père des dieux, que de sa faux cruelle
Saturne mutila dans la voûte éternelle,
Alors que, débordant comme un fleuve irrité,
Le sang d'un dieu tomba du ciel épouvanté,
Et qu'en flots clandestins la brûlante semence
Féconda lentement la terre au sein immense.
(Leconte de Lisle, Poèm. antiq., Khiron.)

(05) Harpalyce. - C'est Parthénius qui, à peu près tout seul, nous a conservé le souvenir de l'épisode mythologique d'Harpalyce, et encore le termine-t il par une sorte d'énigme; je veux dire cet oiseaux κάλχις ou χάλκις que l'on croit généralement être un hibou (Parthen., De amat. affect.). Les traits sous lesquels Nonnos le désigne ne me semblent guère convenir à la chouette, pas plus que l'adjectif λιγυρῇ d'Homère, qui, en musique peut se prendre en bonne comme en mauvaise part, et signifie aussi bien harmonieux qu'aigu et strident.

Ὄρνιθι λιγυρῇ ἐναλίγκιος, ἥν τ᾽ ἐν ὄρεσσι .
Χαλκίδα κικλήσκουσι θεοί, ἄνδρες δὲ Κύμινδιν.
(Iliade, XI V, 290.)

« L'oiseau des montagnes, qui est appelé chalcis par les dieux, et cymindis par les hommes. » Madame Dacier tranche la question et dit : « Ce cymindis est un oiseau de nuit, de la grosseur d'un épervier, et tout noir. » — Mais la définition n'est pas suffisante pour satisfaire les chasseurs ou les naturalistes.

(06) Philomèle. — J'en ai trop dit ailleurs sur l'hirondelfe, pour revenir encore une fois sur mon oiseau favori ; je veux seulement ranger Nonnos parmi les autorités qui font de Philomèle la victime du barbare Térée, et réservent ainsi à Progné Ie rôle du rossignol.

(07) Pyrrhus. — Le nom propre de Pyrrhus, que, par obéissance pour Graëfe, j'ai donné à la pierre de Phrygie, ne serait-il pas plutôt un adjectif? et alors cette pierre rousse ou rougeâtre de Phrygie ne serait-elle pas le magnèse, homonyme de l'aimant, dont la ville du mont Sipyle porte en effet le nom? « La puissance divine, » dit Platon, « vous attire à elle comme cette pierre qu'Euripide nomme magnèse, et que beaucoup d'autres appellent héraclée. » (Plat., Ion., p. 533.) Ici je ne prétends rien affirmer ; car, sur ce point, Platon lui-même a trouvé des contradicteurs, entre autres Hésychius le lexicographe, qui accuse le grand philosophe d'avoir confondu le magnèse et l'aimant, fort divers entre eux. Malgré cette affinité que je crois reconnaître entre Pyrrhus, le roux, épris de la mère, et Porphyrion, le rouge, passionné pour la fille, je fais mes réserves, comme Pollux en d'autres circonstances, et je prie le lecteur de remarquer que je cite des noms et ne prononce pas de sentence. Τά δὲ τοιαῦτα ὠνόματα μηνύειν μὲ, καὶ μὴ κρίνειν νόμιζε. (Pollux, Onom, liv. VII, ch. 13.)

(08) et (09) Crocos et Smilax. — Les amours de Crocos, le safran, et de Smilax, le liseron, n'ont d'autre origine mythologique que ce vers d'Ovide :

Et Crocon in parvos versum cum Smilace flores.
(Ovide, Métam., l. XIV, v. 283.)

(10) L'étoile des vendanges. — C'est le mot προτρθγητὴρ, provindemiator, avant-coureur de la vendange, étoile fixe de la troisième grandeur, qui se trouve sur l'aile septentrionale de la Vierge ; elle est ainsi nommée parce qu'elle paraît le matin, à l'époque de la récolte de la vigne.

(11) Le mélèze et le pin réunis. — Ce vers (138), qui était resté dans ma mémoire et dans mon oreille après ma première lecture de Nonnos, y murmure encore aussi doucement que le premier vent de l'automne,quand il mêle les aiguilles déjà jaunissantes du mélèze aux rameaux toujours verts du pin son compagnon.

(12) Atropos. — Atropos à la parole irrévocable, ἐμπεδόμυθος, est celle des Parques qui tient le ciseau fatal, et dont le visage est couvert d'un voile noir.

....Florentesque manu scidit Atropos annos,
Qualia pallentes declinant lilia culmos.
(Stace, Silv., l. III, c. 3.)

(13) Le musicien de Marathon. — Je me figure que ce musicien de Marathon qui transporte dans l'orchestre des théâtres les instruments et les chants aoniens, n'est autre que Thespis, l'inventeur de la tragédie :

Dlcitur et plaustris vexisse poemata Thespis,
Quae canerent, agerentque peruncti faecibus ora.
(Horace, Art poét., v. 272.)

(14) Les quatre régions du monde. — Cette expression, τετράζυγι κόσμῳ, aurait certes le droit de nous surprendre, si sa désignation anticipée s'étendait aux quatre parties du monde que la géographie moderne a consacrées, et accrues récemment d'une cinquième. Une telle intuition de la quatrième, l'Amérique, érigerait Nonnos en rival et en glorieux prédécesseur de Christophe Colomb. Mais ici le τετράζυγι se rapporte aux quatre divisions de la sphère, le midi, le nord, le levant et le couchant; c'est bien assez pour l'honneur de notre poète, qu'il ait prédit ainsi de si loin la vigne aux régions occidentales des Gaules, et aux rives septentrionales du Rhin.

(15) La boisson faite avec l'orge. - Nonnos n'aurait-il pas eu ici en vue une sorte de bière aussi commune alors en Égypte qu'elle l'est maintenant en Angleterre ou en Allemagne ? Osiris l'inventa sur les bords du Nil, et, s'il faut en croire Diodore de Sicile,

« Ce breuvage n'était pas fort  inférieur en force et en parfum au vin lui-même. Λειπόμενον οὐ πολὺ τῆς περὶ τὸν οἶνον εὐωδίας τε καὶ δυνάμεως. » (Liv. I, ch. 20.)

Sur ce point, l'empereur Julien était d'un autre sentiment, à en juger par ses vers sur le vin fait avec de l'orge, titre de son épigramme. Je la traduis en me félicitant de l'invention de la vigne, qui a garanti quelques-unes de nos contrées gauloises de cette liqueur, si peu rivale de l'autre :

« Qui es-tu ? d'où viens-tu, nouveau Bacchus? Certes, je ne connais point en toi le Bacchus véritable, et je n'en sais pas d'autre que celui de Jupiter. Il a le parfum du nectar, et toi, tu sens le bouc. Puisque, à défaut de raisin, les Celtes t'ont formé d'épis, il faut t'appeler le produit de Cérès et non de Bacchus. Vraiment Pyrogène, tu n'es plus Bromios, mais Bromos  seulement. »

Par cette citation, j'ai cherché à faire oublier un moment et à couvrir d'un manteau de pourpre les jeux de mots familiers à Nonnos ; ils redoublent ici sous la plume impériale. Et pour bien comprendre tout l'esprit de l'épigramme, il ne faut pas oublier que tragos est en même temps le bouc et une sorte de froment ; que pyrogène signifie né du froment ou du feu, épithète de Bacchus comme Bromios ; et enfin que Bromos désigne à la fois une variété de céréale, un ingrédient médicinal et une fâcheuse odeur.

Peste ! où prend son esprit toutes ces gentillesses !

(16) L'olive de Minerve. — Martial, dans un accès de verve satirique contre les avocats amis de l'or de son siècle, quoiqu'il s'arrangeât assez bien de ses autres abus, tient un langage tout opposé à celui de Nonnos :

« C'est le coffre-fort de Minerve qui tient les écus, dit-il. Laisse là les lierres de Bacchus, qui ne te donneraient rien ; l'arbre de Pallas noircit et fait plier sous le poids de ses fruits sa chevelure .. que te font Cyrrha et le Permesse appauvri ? Le barreau romain est plus près, c'est là qu'est la richesse. » (Martial, liv. I, ép. 77.)

(17) La fleur de Thérapné. — Les douloureux gémissements inscrits sur la fleur de Thérapné m'ont rappelé ces jolis vers de Michaud :

Tout est cueilli; leurs mains vous moissonnent aussi,
Myrte heureux de Vénus, tendre et pile souci,
Triste narcisse, et toi dont la feuille est empreinte
Des regrets d'Apollon et du sang d'Hyacinthe.
(Enlèv. de Proserp., ch. II.)

J'ajoute que, si Nonnos revient si souvent aux guirlandes qui paraient les têtes de Bacchus et d'Apollon, c'est que parmi les nombreux attributs communs aux divinités figure l'épithète de Comaios, le chevelu. C'est sous cette invocation qu'Apollon était adoré à Naupacte, selon Athénée (liv. IV, ch. 13), et Bacchus la partage ainsi que toutes .les perfections qui en dérivent. Εὐρυχαίτης (Pindare, Isthm.), à la large chevelure; ἀκερσεκόμης, à l'intacte chevelure (Coluthus); εὐχαίτης, aux beaux cheveux (Anthologie), etc., etc. — La fleur de Thérapné, je le répète, et l'enfant d'Amyclée que nous venons de voir au vers 160, c'est tout un : et les deux villes étaient les acolytes ou les faubourgs lointains, de Sparte : l'une, Thérapné, appuyée contre la montagne, avec ses grottes souterraines, ὑπὸ κεύθεσι γαίας, ἐν γυάλοις θεράπνας;, a dit Pindare (Ném. od. X); l'autre, Amyclée, situe dans la plaine, et remarquable par sa fertilité: Καλιδενδρότατος καὶ καλιλαρπότατος (Polybe, liv. V.). Apollon y était adoré sous le nom d'Amycléen, et Bacchus sous le sobriquet de Psilas :

« Or c'est à bon droit, ajoute Pausanias, car Psila signifie les ailes dans la langue dorique, et le vin ne soulève pas les hommes et ne fait pas errer leurs pensées moins bien que les ailes ne font voler les oiseaux. »

Ici je voudrais, par une digression géographique, rectifier une interprétation d'un passage de Polybe qui s'est glissée chez la plupart de ses traducteurs et à la faveur du savant Meursius : il s'agit de Gythium le port maritime, ou ce qu on nomme maintenant l'échelle de Sparte triginta stadiis a Sparta aberat, dit Meursius (Miscell. Loc., liv. IV, ch. 6). Ce serait environ 2,800 toises; et, pour établir cette distance, il rapporte les expressions de Polybe racontant la marche de l'armée de Philippe, roi de Macédoine, Γύθιον, ἔχει δ' ἀσφαλῆ λιμένα, τὸ δὲ πόλεως ἀπέχει τριάκοντα στάδια. Il me semble que Meursius a confondu ici la capitale avec la ville de province. Polybe veut dire que la ville de Gythium était à 30 stades de son port; et, en effet, le mouillage des vaisseaux est encore aujourd'hui a cinq quarts de lieue de Colokina, nom moderne de Gythium ; et Lacédémone ou Misira en est à plus de huit lieues. Il ne faut qu'une bonne carte, ou un voyageur attentif pour relever l'erreur et l'effacer.

(18) La figue injuriée. — Ne vais-je pas m'égarer moi-même à la recherche des allusions, quand je veux voir dans ces injures dites à la figue, pour honorer la vigne, une réplique à l'éloge que venait d'en faire Julien l'Apostat? La lettre où l'empereur philosophe établit la prééminence de la figue est curieuse à lire : après avoir cité Hérodote, Homère, Aristophane, Hippocrate même, Julien dit et affirme qu'il faut opposer la figue aux effets nuisibles des autres aliments; et que c'est pour cela, et non pour tout autre motif, qu'on la présente au commencement et à la fin du repas : τοῖς δείπνοις οὐκ ἄλλου τινὸς ἢ τούτου χάριν προτίθεσθαί τε καὶ ἐπιτραγηματίζεσθαι (Julien, Épître à Sérapion); et je retrouvais là tout à la fois la coutume méridionale qui fait servir les figues après la soupe, comme l'usage allemand qui les réserve pour le dessert. Cela me remet aussi en mémoire I'observation d'un médecin lucquois. — Les maladies, me disait-il, diminuent sensiblement en Italie pendant les quatre mois d'été et d'automne où les figues abondent et sont la nourriture de tous. — Quoi qu'il en soit, et pour revenir à mon texte, Bacchus et l'antiquité ne furent pas toujours aussi injustes envers la figue ; puisque, sans parler de ce tronc de figuier, trancus ficulnus, qui est un dieu chez Horace, l'épithète de Sycinos figure parmi les attributs du dieu de la vigne, ainsi que les guirlandes de feuilles de figuier parmi ses coiffures, et la nymphe Sycina au nombre de ses favorites.

(19) Seconde légende de la vigne. — Cette autre légende sur l'invention de la vigne, que Nonnos nous donne comme une plus sérieuse tradition, se rapproche des fables rapportées à ce propos par Athénée, grand compilateur des annales de la gastronomie antique. Il énumère aussi les villes et les provinces qui se disputent l'honneur d'avoir vu battre, ou plutôt d'avoir trouvé le premier cep.

Callimaque, dans un fragment de son poème sur les Causes, Αἰτίαι, indique cette version, que Nonnos semble rapporter bien plus pour ne rien omettre que pour y ajouter foi.

(20) Ivresse des satyres. — Les cris d'Évhoé et l'ivresse turbulente des satyres me rappellent une boutade enthousiaste de M. Méry, que j'aurais appelée un dithyrambe, s'il n'y traitait avec irrévérence Bacchus et la mythologie. En voici un fragment :

Lierres au front, pampre à l'oreille,
Les doigts rougis par les raisins,
Quel vin Bacchus, dieu de la treille,
 Buvait sur les coteaux voisins !
Il buvait l'eau douce
Et le cristal pur
Qui baigne la mousse
Des buis de Tibur.

Il n'avait ni table ni nappe;
Les buveurs l'invoquent en vain :
Bacchus n'a trouvé que la grappe,
Nous avons Inventé le vin.

Honte à la Grèce, notre mère !
Dans l'île blanche de Milo,
A la santé du vieil Homère
Les Bacchantes ont bu de l'eau.

Avant la nuit noire,
Tombant sur la mer,
Phébus n'a pu boire
Que le flot amer.

(21) La corne, coupe primitive. — Les boeufs de Péonie, et on en pourrait signaler encore la race en Sicile, avaient de grandes et longues cornes, dont les rois de la Thrace, hardis buveurs, firent des coupes primitives : percées au bout et dressées en l'air, elles laissaient distiller de haut la douce liqueur dans le gosier sans toucher les lèvres; mode que nous voyons encore se perpétuer dans les années d'abondance. Les cornes des boeufs appliquées à la bouteille (βοέοις κεράασιν), offrent aussi dans leur étymologie la racine du verbe κεράννυμι, verser, mêler l'eau avec le vin. Et puisque ce mot, si vulgaire en français, revient si souvent dans les vers de Nonnos pour entraver ma traduction ou pour provoquer mes remarques, il me faut en parler une fois pour toutes.

Le taureau étant le symbole de la divinité créatrice dans tous les cultes de l'antiquité « Populorum omnium numen « (Pmnponius Mela, liv. I, § IX), la corne devint l'emblème de la puissance. Dans les saintes Écritures, elle fut d'abord synonyme de la beauté, de la splendeur, et plus tard du pouvoir royal : « Decem cornua qua vidisti, decem reges sunt. » (Apocalypse, ch. 17, v 12,) Chez Bacchus, elle reproduit la divinité d'Ammon, son père, le Jupiter-Bélier, ou les rayons du soleil, dont le taureau était un emblème aussi :

Ille suis Phaebi portat cum cornibus orbem.
(Manilius, Astr. liv. IV, v. 144.)

Enfin nous retrouverons cet insigne de la suprématie sur le front de Dériade, comme nous l'avons vu sur la tête de Moïse. Aurions-nous oublié ces rayons ou ces cornes du législateur des Hébreux, qui frappaient nos yeux enfantins dans les figures de la Bible, empruntées aux chefs-d'oeuvre de Raphaël, pour nous attirer à la lecture, lorsque sur les genoux de nos mères, leur tendresse plus ingénieuse qu'érudite ne savait que répondre à nos questions multipliées sur cet étrange attribut?

(22) L'améthyste. — Héliodore, le contemporain de Nonnos, attribue, comme lui, à l'améthyste cette vertu prophylactique. « Elle est fidèle,» dit-il, « à sa signification, car elle devient réellement un préservatif pour celui qui la porte, et protége dans les festins sa sobriété : Οὐ γὰρ ἐπιψεύδεται τὴν προσηγορίαν, ἀλλ' ἀληθῶς ἀμέθυσος τῖω φέροντι γίγνεται, νηφάλιον ἐν τοῖς συμποσίοις διαφυλάττουσα. (Héliodore, Aeth., liv. V, ch. 14.)

Mais Plutarque conteste à l'améthyste cette faculté et cette étymologie :

« Ceux qui croient, » dit-il, « que la plante ou la pierre précieuse nommées l'une et l'autre améthyste ont la vertu de chasser l'ivresse, se trompent étrangement : cette appellation leur vient de leur couleur; car elles ont effectivement une nuance violette, semblable au vin mêlé d'eau. » (Plutarque, Banquet, liv. III, § 1 .)

(23) L'orgie bachique et ses détails. — Je ne puis jeter qu'une gaze beaucoup trop légère sur ces détails de l'orgie bachique ; je ferai remarquer seulement que les premiers siècles du christianisme étaient sur ce point bien moins timides ou bien moins prudes, tranchons le mot. Arnobe, Tertullien, saint Augustin lui-même, présentent à leur traducteur français des difficultés plus grandes, et le soumettent à une nécessité de périphrases bien plus prononcée en raison du titre et de la nature de leurs écrits, que ne peuvent en exiger même les fêtes de Bacchus, et certains vers trop libres disséminés dans les quarante-huit chants des Dionysiaques.