Nonnos

NONNOS

LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS.

Chant treizième.

Traduction française : LE COMTE DE MARCELLUS.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

chant XII - chant XIV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES.

 

CHANT TREIZIÈME.


Je dirai dans le treizième livre le dénombrement de l'armée, et les héros guerriers rassemblés autour de Bacchus.


Bientôt le père des dieux détache Iris vers les crèches divines de Rhéa ; elle doit annoncer au belliqueux Bacchus qu'il chassera d'Asie avec son thyrse vengeur la race orgueilleuse de ces Indiens a qui la justice est inconnue, qu'il vaincra dans un combat naval le fils cornu d'un fleuve, le roi Dériade, et enseignera à toutes les nations les joies des danses nocturnes et le fruit vineux de la vendange.

Iris, s'élançant impétueusement sur ses ailes qui battent l'air, arrive à l'entrée des grottes bruyantes habitées par les lions. Elle y pénètre sans bruit, soumet sa bouche au plus rigoureux silence, et se tient d'abord inclinée auprès de la reine des montagnes. Puis elle se prosterne, et baise de ses lèvres suppliantes les pieds de Rhéa. A un signe de l'auguste divinité, les Corybantes conduisent Iris auprès des coupes de la table divine; elle s'étonne d'y boire cette liqueur nouvelle qui la charme, l'enivre ; puis, la tête alourdie des fumées du vin, elle dévoile au fils de Jupiter, qui est auprès d'elle, les volontés de Jupiter lui-même :

« Courageux Bacchus, ton père t'ordonne d'exterminer la race impie des Indiens. Prends dans tes mains le thyrse guerrier, et mérite l'Olympe par tes exploits. La cour immortelle de Jupiter ne t'accueillera pas sans épreuves; et les Heures ne t'ouvriront les portes du ciel que si tu combats. Mercure y est à peine parvenu pour avoir, sous son caducée, fait périr le berger Argus, tout couvert, des pieds aux cheveux, de ses yeux étincelants, et pour avoir détaché les fers de Mars. Apollon n'habita les cieux qu'après avoir dompté Delphine (01). Ton père lui-même, le premier des dieux, le grand Jupiter, n'a pas sans fatigue occupé le trône des astres, car il a auparavant enchaîné les assaillants de l'Olympe, et enseveli les Titans dans les antres du Tartare. Quand tu auras souffert, comme Apollon et Mercure, tu auras aussi en héritage le séjour des airs « pour prix de ton labeur. »

Elle dit, et retourna dans l'Olympe. Aussitôt Rhéa, la mère universelle, fit partir eu héraut pour rassembler ses troupes, Pyrrhique, le danseur au bruyant tambourin ; il est chargé de proclamer la guerre et d'en annoncer les préparatifs. Pyrrhique parcourt toutes les contrées du monde éternel, et forme des éléments les plus divers l'armée de Bacchus; il réunit les générations de l'Europe, les nations de l'Asie, et les conduit toutes ensemble chez les voluptueux Lydiens.

Mais cette héroïque race de guerriers si différents, les satyres velus, la génération des centaures, les tribus des silènes aux jambes hérissées de poils, et les phalanges des bassarides; dites-les vous-mêmes, ô Muses des Corybantes ! car pour dénombrer la multitude que Bacchus rallie sous sa lance, dix langues ne pourraient me suffire, ni même dix bouches à la voix d'airain. Pour célébrer leurs chefs, j'appellerai à mon secours Homère; Homère, asile de tout le beau langage. Eh quoi ! les navigateurs errants pour les aider dans leur course vagabonde n'implorent-ils pas aussi Neptune (02)?

Et d'abord, à l'appel du dieu du thyrse accourut Actcon. Il a, pour faire honneur à leur commune origine, quitté sa patrie, l'Aonie, que sept fleuves traversent. Les phalanges de la Béotie le suivent. Ce sont les citoyens de Thèbes aux belles tours, d'Oncheste, séjour de Neptune (03), de Pétéone (04), Ocalée (05), Érythré (06), d'Arné la Vineuse, dont Bacchus fait la richesse (07); ceux qui habitent Midée (08), et les célèbres villes d'Hilésie (09), Scole (10), Thisbé, fondée sur les ondes, port chéri des colombes de la Vénus des mers (11), et la plaine de Schoenos (12), et Eléone aux belles forêts (13), et le sol fertile de Copas (14), où l'on m'assure que le lac de ce nom est fameux encore par les anguilles qu'il nourrit, et Médéon, aux ombrages touffus (15), et ceux qui ont en partage Hylé (16), aux riches pâturages et aux larges penchants, nourrice de Tychos (17), l'habile artiste en boucliers; et la vaste plaine destinée à l'oracle terrestre qui doit porter plus tard le nom laissé par le char d'Amphiaraüs (18),et la ville des Thespiens (19). et Platée (20) aux collines prolongées, et Haliarte (21), que baigne le fleuve Hélicon, torrent de la montagne, dont les flots la divisent en deux parts; et ceux qui tiennent Anthédon (22) à la dernière limite vers la mer, petite ville de l'immortel pécheur Glaucos (23), habitant des eaux, et Ascrée (24), d'un accès si difficile, illustre patrie du chantre immortel des pâturages, et la sainte citadelle de Gréa (25), et la large Mycalesse (26), qui garde le nom imité du gosier la gorgone Euryale, et les champs de Nyssa (27), et la ville qui a reçu le nom de Coronos (28). Tous partaient sous la conduite d'Actéon pour les légion orientales ; et son aïeul paternel (29), le dieu du laurier, prophétisait au jeune héros la victoire.

La seconde partie de l'armée béotienne se rangeait sous les ordres d'Hyménée à la riche chevelure ; il n'avait encore qu'une barbe dessinée à peine, et tout jeune, il était chéri de Bacchus. Un guerrier aux cheveux blancs le suivait pour veiller sur lui; il s'appelait Phénix (30). Ainsi, Laocoon s'embarqua jadis sur Argo, le vaisseau de Jason, pour accompagner en Colchide Méléagre, et naviguer avec lui. Tel était, dans la fleur de son adolescence, l'élégant Hyménée, quand il se préparait à la guerre des Indes. Des deux côtés de ses joues s'agitait une moitié de sa chevelure, et des combattants de son âge lui obéissaient. C'étaient les habitants de la citadelle d'Asplédon (31), d'Orchomène, ville de Minyas, où est le bois consacré aux danses amoureuses ; Orchomène (32), que la déesse Charis n'abandonne jamais; ceux qui habitent Hyrie dont le sol, asile des dieux, a reçu le nom de l'hospitalier Hyriée (33). C'est là que le géant immense, Orion, né de trois pères qui n'avaient pas connu le mariage, s'élança du sein maternel de la terre ; lorsque l'urine accumulée des trois dieux générateurs se transforma en un produit spontané, imprégna le sillon d'une peau de bœuf féconde, et fit croître dans des flancs de cuir un mortel qu'aucune union n'avait enfanté. Et ceux qui occupent les champs hospitaliers, où se rassemblèrent les Grecs, la pierreuse Aulis (34), séjour de Diane, où la déesse irritée agréa sur son autel montagnard le sacrifice d'une fausse Iphigénie. Un faon des collines y fut consumé par le feu sacré, trompeuse image de la véritable Iphigénie disparue. C'était elle que le cauteleux Ulysse avait amenée pour épouser Achille avant la guerre, et de là vient qu'Aulis passe pour la conciliatrice des noces d'Iphigénie, qui ne se maria jamais. Dès lors, un vent favorable aux vaisseaux des Grecs souffla, frappa sans bruit une surface immobile, et soumit la brise rebelle au roi meurtrier d'une biche. Plus tard, après avoir traversé les airs et abordé en Tauride, la jeune nymphe y apprit les lois inhospitalières des chaudières horribles, et y sacrifia des humains. Mais, tout près de l'autel homicide, elle reconnut et sauva son frère Oreste, poursuivi par ses terreurs jusque sur les mers. Telle était, l'innombrable troupe des Béotiens, qui suivirent Hyménée à la guerre des Indes.

A ceux-ci se joignirent auprès de la roche fatidique de Delphes, les Phocéens leurs limitrophes, ceux qui habitaient la contrée de Cyparisse (35), et Hyampolis (36), dont le nom est celui de la laie aonienne qui leva, m'a-t-on dit, vers le ciel une tête orgueilleuse, et crut l'emporter sur Minerve en beauté. Les possesseurs de Pythone (37), de la fameuse Crissa (38) et ses vergers suspendus aux flancs de la montagne, et Daulis (39) et Panopée (40), qui ont Bacchus pour voisin; car Apollon, le dieu du laurier, a mis en commun avec Bacchus, son frère, le Parnasse à la double cime, son héritage. Alors, à ce grand concours de peuples, l'oracle de la Pythie, sa roche divine et le trépied qui parle de lui-même retentirent à la fois, et la source éloquente de l'immortelle Castalie fit bouillonner ses flots intelligents.

Les troupes de l'Eubée étaient ces mêmes Corybantes armés de boucliers qui avaient élevé et vu croître Bacchus ; ils occupaient le golfe Phrygien auprès de Rhéa, qui se plaît dans les montagnes ; et ils avaient, avec ces mêmes boucliers, formé le cercle autour du jeune dieu, quand jadis ils trouvèrent parmi les rochers l'enfant cornu enveloppé dans un manteau de pourpre de la couleur du vin ; c'était là qu'Ino l'avait remis aux soins de Mystis, la mère des guirlandes (41). Tous accouraient alors de l'île célèbre d'Eubée. Prymnée, Mimas aux pieds tardifs, Acmon le coureur de la montagne, Damnés, Ocythoos le sonneur de boucliers ; l'actif Métissée qu'Idéos accompagne. Tous ensemble, chassés de leur patrie maritime par la colère injuste et impie de leur père Socos (42), avec Combé (43), leur mère, qui lui avait donné sept enfants. Tous ils échappèrent, parvinrent à Gnosse, passèrent de nouveau de Crète en Phrygie, et de Phrygie à Athènes, sans se quitter jamais dans leur séjour sur le sol étranger, jusqu'à ce que Cécrops eut immolé Socos sous son fer vengeur. Alors, abandonnant la terre de Marathon, où la mer brise, ils retournèrent sur le sol sacré des Abantes, race terrestre des premiers Curètes dont la vie s'écoule au son des flûtes, au bruit mesuré des glaives, aux rondes cadencées et à la danse du bouclier.

Avec eux se montrent les fils belliqueux des Abantes qui habitent la sourcilleuse Érétrie (44), Styra (45), Corinthe (46), et la fameuse Caryste (47), où sont le temple et l'aride plaine de Jupiter. Les citoyens d'Acré (48) ; Acré, où retentissent les vagues du cap Géreste qui ne se taisent jamais, et Tycha (49), et la montagne de Cotylée (50), et les bords du Cirès (51), et la colline de Marmarie (52), et la plaine de la vénérable Aegée (53). Auprès de ceux-ci vient se ranger le peuple dont Chalcis (54) est la patrie. Elle est la métropole de des Hellopiens dont la chevelure se déploie derrière la tête. Sept chefs les commandent; mais tous ils n'ont pour la guerre qu'un même cœur ; ils conjurent, sur un autel allumé, les astres qui habitent la voie du zodiaque, et divisent leurs troupes en autant de bataillons qu'ils comptent de pléiades.

Érechthée, insatiable des combats, enrôla les Cécropides ; il est de l'illustre race de cet Érechthée aux nobles enfants, que, dans son réduit virginal, éclairé des feux du sacrifice, Minerve la Vierge, née d'elle-même, la chaste nourrice approcha de sa mamelle virile ; elle berça sur ses bras timides et inexpérimentés ce fils de Vulcain, lorsque le malheureux époux, trompé dans ses vœux, fit pénétrer au sein de la terre les germes spontanés de ses brûlants amours.

Les troupes réunies de l'Attique paraissent ensuite. Athènes tout entière, parée de casques (55) excite b fureur de ses belliqueux enfants qui courent à la mêlée avec la lance et le glaive. Sous leur marche guerrière, le port Phalère retentit, et la cigale d'or (56), qui révèle leur origine autochtone, se multiplie sur les tresses élégantes de leur chevelure. Avec lui viennent les cultivateurs de la fertile plaine d'OEnoé (57), des penchants de l'Hymette voisin, patrie de l'abeille (58), et des tertres de Marathon, ombragés d'une forêt d'oliviers (59) ; les citoyens de Cythéros (60), et du port de Minerve, Brauron (61), la maritime, où est la tombe d'iphigénie, de la plaine Thorice (62), et de la riche Aphidna (63), et ceux qui tiennent la terre de Cérès, l'auguste mère, Éleusis (64), où les prêtres de la déesse aux beaux épis et aux lourdes corbeilles, se vantent de descendre de Triptolème; le divin Triptolème qui, fouettant la flancs mouchetés des dragons attelés au char de gerbes de Cérès, guida jadis ces monstres au milieu des airs. De nombreux vieillards d'Acharnes, vibrant ça et là leurs armes de fer (65), les tendent à leurs enfants pour les préparer au combat. Telle est l'armée des Athéniens, dont Érechthée est le chef; Siphnos (66), de la même ville, lui vient en aide.

Éaque (67) quitta également son Égine; c'est lui que Jupiter, l'aigle aérien, l'époux ailé d'Égine, oiseau mensonger, fit naître en s'unissant a la fille de l'Asope après l'avoir ravie. Le nom d'Eaque lui était venu de cette union ; et plus qu'aucun autre il était pour son frère Bacchus un ardent auxiliaire. Il instruisit dans l'art des combats ces phalanges de Myrmidons qui furent originairement des fourmis toujours pressées de courir sur la terre à l'aide de leurs pieds nombreux; jusqu'au moment où le prudent Jupiter donna une forme supérieure à ce vil insecte né du sol. Les bataillons surgirent ainsi tout armés; et tout à coup l'essaim muet, sorti de terre, cette fourmi d'une autre nature, devint un corps doué de la forme humaine et de la parole. Éaque était leur chef. Sur son riche bouclier, en signe de son origine, il avait retracé l'oiseau intelligent, emblème de Jupiter, qui enlève une femme dans ses serres caressantes; on y voyait aussi le fleuve consumé par la foudre, et sur ses bords, la Nymphe triste et plaintive, bien qu'image inanimée, regardant de coté son père, le malheureux Asope, au cours ralenti, comme si elle gémissait sur son sort; elle semblait dire : « Ta victoire sur mon père est donc le premier gage de ton amour. »

Astérios, que distingue sa beauté, commande les Crétois aux nombreux idiomes. Il est aussi aimable qu'il est vaillant. La nymphe Androgénie (68) de Phestos (69), oubliant sa sagesse virginale, et cédant à l'amour de Minos (70), l'avait jadis mis au inonde dans son palais de Cydonie (71); maintenant il amène à Bacchus le peuple des cent villes, et il honore ainsi la race dont son père est issu. Minos, en effet, avait la même origine que Cadmus, et il était cousin da Sémélé. A ce seul chef obéissaient tous ces combattants si divers. Les belliqueux habitants de Gnosse (72) et de Lyctos (73), réunis aux troupes de Milet (74). Avec eux s'armaient les nombreux citoyens de Gortyne (75), de Hytée (76), de la fertile Lycaste (77), du territoire de Jupiter Idéen (78), du sol de Théné (79), de la plaine de Cissamos (80), et des beaux remparts de Cytée (81).

Tel était le chef de l'armée venue de Crète. Quand il marchait, l'astre de Mars, son homonyme, étincelait, et, par des rayons plus ardents, jetait un éclat précurseur prophétique de la victoire. Mais, après son triomphe, Astérios fut pris d'un goût étrange pour un pays inaccoutumé, et ne voulut pas revoir, après la guerre des Indes, l'antre belliqueux des rochers de l'Ida, son séjour paternel. Il préféra l'existence d'un expatrié ; au lieu de Dicté (82), le citoyen de Gnosse s'établit en Scythie. Il abandonna le vieux Minos, Androgénie, et il vint, homme civilisé, parmi les populations barbares de la Colchide, où l'on immole les hôtes ; il les appela Astériens, et donna ainsi une dénomination Crétoise à ces mêmes Colchiens dont la nature seule a réglé les lois bizarres, Puis, renonçant aux flots paternels de l'Amnise de Crète, qui avait vu son enfance, il but, dans sa maturité, l'onde étrangère du Phase.

De tous ceux qui habitaient les contrées limitrophes de la Grèce, Aristée seul vint sans empressement et même le dernier. Enorgueilli d'avoir inventé le miel et les ruches aux mille compartiments, il avait disputé en vain au dieu créateur de la vigne le prix du plus doux breuvage. Tous les habitants de l'Olympe autant qu'il en est, furent leurs arbitres. Le fils de Phébus leur présenta le suc tout fraîchement écoulé des rayons; mais la victoire lui échappa ; car, en recevant cet épais produit de la féconde abeille, les immortels se dégoûtèrent bientôt de la fade boisson; ils s'en lassèrent dès la troisième coupe, et les plus altérés refusèrent d'y toucher quand elle revint pleine pour la quatrième fols ; tandis qu'ils se délectèrent à puiser à longs traits la liqueur limpide de Bacchus, et en burent incessamment pendant tout un jour. Dans leur ivresse, ils s'émerveillèrent successivement de la douceur de ce breuvage, demandèrent joyeusement une coupe après l'autre, et durent au vin, charme de l'imagination, une infatigable gaieté. Jupiter admira sans doute les travaux de l'abeille, les gouttes du miel, et l'ingénieuse multiplication des essaims, invention d'Aristée; mais il donna la palme à la liqueur de Bacchus, car elle apaise les douleurs.

Et c'est ainsi qu'Aristée, mal guéri de ton dépit contre son heureux compétiteur, venait si lentement à la guerre des Indes, et quittait tardivement le séjour de Cyllène, demeure de Mercure ; car il n'avait pas encore habité la première île des Méropes (83). Il n'avait pas encore adouci la vapeur enflammée des heures de sécheresse et amené les souffles bienfaisants de Jupiter, le vainqueur du mal. Il n'avait pas encore, surveillant, sous un vêtement de fer, l'éclat de la constellation dévorante, arrêté et endormi pendant toute la nuit, l'incendie de la Canicule (84) ; grâce à lui, maintenant les vents rafraîchissent le monde de leurs haleines légères, pendant qu'elle lance de ton gosier brûlant le feu et l'aridité. Il demeurait encore dans la plaine de Parrhasie. Le peuple vagabond de l'Arcadie, qui se nourrit de glands, le suivait au combat, ainsi que les possesseurs des bords du Ladon (85), des grands bois sacrés du Lycée (86), de Stymphale l'escarpée (87;, et des villes chantées par le poète, Ripé (88), Stratie (89), Ênispe (90), Mantinée (91) enfin Parrhasie (92) aux grands arbres, où est la sainte plaine réservée à la déesse Rhéa, principe des générations ; et ceux qui tenaient le territoire de Phénée (93), et la ville du héros Orchoménos (94), Orchomène, riche en troupeaux, séjour des Aphidantes (95), et la ville Arcadie (96) que fonda jadis Arcas, fils de Jupiter et de Callisto ; son père l'établit dans la sphère des astres, où il en fil le grêleux Bouvier.

C'étaient là les troupes qu'Aristée avait armées de la lance arcadienne. Il menait au combat ses chiens errants mêlés à ses guerriers. Cyrène, sa mère, autre Diane Chasseresse, exterminatrice des lions, l'avait jadis donné à l'amour de Phébus, quand le bel Apollon l'eut conduite au travers des airs, sur son char ravisseur et nuptial, au milieu des sables de la Libye. Le dieu lui-même, quittant son prophétique laurier, avait de ses propres mains armé son fils. Il lui fit don d'un arc, ajusta à son bras un bouclier merveilleux, et affermit, par une courroie sur ses épaules, le brillant carquois qui flottait le long de ses reins.

Achate (97), qui lance au loin les traits, arriva de Sicile ; ses compatriotes qui le suivent portent des boucliers. Ce sont les troupes nombreuses des Cesyriens (98) et des Hélymes (99), les peuplades qui entourent le temple des Palices (100), ceux qui habitent Catane (101), ville maritime, voisine des Sirènes (102). Ces Sirènes, que la vermeille Terpsichore vit naître de son union avec son époux cornu, l'impétueux Achéloüs (103) ; et les possesseurs de Camarine (104), où le mobile Hipparis (105), vomit bruyamment ses ondes sinueuses, et la ville sacrée d'Hybla (106), et ceux qui vivent auprès de l'Etna, où des cratères de feu font jaillir du sein des roches incendiées les flammes incandescentes de la couche de Typhon, et ceux qui disséminent leurs habitations sur le sourcilleux Pachyne, la presqu'île allongée de Pélore, où la mer bat le rivage, et la Sicilienne Aréthuse (107), où rampe le voyageur Alphée, qui s'exile tout chargé des couronnes de Pise. Il se fraye une route à travers les vagues, roule, esclave de l'amour, à la surface des mers une onde que ne corrompt jamais leur amertume, et conserve sa flamme toujours brûlante sous la fraîcheur des flots.

Avec eux vient Phaunos (108). Il a quitté cette prodigieuse plaine de l'Italie, dominée par un double sommet que stigmatise le feu (109). Circé, unie au roi des mers, fils de Saturne, le mit au monde; la magicienne Circé, la sœur d'Aète, qui séjourne à la limite des forêts, dans les obscures et circulaires profondeurs d'un palais de roches.

Les Libyens s'enrôlèrent aussi. Ils habitent les villes rapprochées des nues que Cadmus fonda dans le cours de ses voyages au penchant occidental du monde. Car, emporté par les souffles des vents contraires, c'est là qu'il demeura longtemps avec la nymphe de Thrace, compagne de sa navigation, Harmonie, vierge encore. Sa beauté dont la renommée fait naître les combats, avait mis en armes tous les voisins rivaux. L'année libyenne l'avait surnommée sa Charis ; la charmante fille de la Bistonie florissait en effet comme une Charis mortelle, et n'y a-t-il pas en Libye une colline des grâces aussi (110)? Épris follement du désir de l'enlever, le peuple qui vit dans les déserte de Maurousie (111) se souleva tout entier dans son horrible fureur ; c'était une guerre barbare. Mais Cadmus fit vibrer dans ses mains conjugales la lance de Minerve libyenne, et combattit pour défendre son épouse Harmonie ; il fut secouru par Jupiter, Mars et Vénus, et mit en fuite toute la race des Éthiopiens de l'Hespérie. Ainsi le raconte l'antiquité. C'est là qu'auprès du lac Tritonis (112), la charmante Harmonie s'unit pour la première fois au vagabond Cadmus. Les nymphes Hespérides tirent entendre le chant de l'Hymen. Dans leurs jardins, Cypris et Éros, pour parer cet heureux mariage, suspendirent une vigne d'or au lit nuptial, dot bien digne d'un tel amour ; et, dans leur opulent réduit, Harmonie ainsi que Cadmus couronnèrent leurs cheveux de ce riche feuillage, en place de la rosé accoutumée. Chargée de ces présente dorés offerts par la Vénus dorée, l'épouse ne s'en montra que plus belle. C'est alors que le Libyen Atlas, son aïeul maternel, éveillant les sons joyeux de la Lyre céleste, lit tournoyer en dansant la sphère qui reposait sur ses épaules voûtées; et d'une voix rapprochée il chanta la chanson des noces d'Harmonie. En souvenir de son épouse et de cet amoureux hymen, Cadmus fonda sur la terre de Libye des villes au nombre de cent (113), et les dota chacune de remparts inaccessibles dominés par des tours de pierre : reconnaissants de ces bienfaits, leurs belliqueux habitants se présentent aux premiers rangs pour prendre part aux guerres de Bacchus. Ils avaient quitté les terres voisines de la Lune quand elle vient de naître (114), et les retraites méridionales de Jupiter Asbyste (115), oracle cornu. Là, le Jupiter Hespérin, caché sous le nom d'Ammon, et sous la forme d''un bélier aux cornes triplement enroulées, annonçait autrefois l'avenir de sa bouche prophétique. Puis venaient les cultivateurs des rives du Chrémétès (116), la plaine sablonneuse et aride, voisine des eaux du Cinyphe (117), les Auschises et leurs compagnons les Cabales (118), favoris de Mars, que nourrit la vallée de Zéphyre.

Telle était la nombreuse population des cent villes. Cratégone (119) la commandait. Anchinoé, fille du Chrémctès, l'avait mis au monde dans la plaine qu'arrose le fleuve son père, après son union si éphémère avec Psyllos (120) l'insensé; Psyllos, l'antagoniste des dieux, dont Notos, le vent torride, avait un jour desséché les moissons sous ses vapeurs consumantes. Aussitôt, transportant Mars et ses casques étincelants sur la mer, Psyllos avait rassemblé un essaim de guerriers maritimes pour soulever une lutte vengeresse contre ces vents dévastateurs; il veut immoler le brûlant Notos, et au bruit des boucliers, il amène une puissante flotte auprès des îles éoliennes. A la vue de sa folie, les vents s'arment aussi, attaquent ses vaisseaux de leurs tempêtes retentissantes, agitent tous ensemble leurs souffles réunis, l'emportent, et ensevelissent sous la mer Psyllos ainsi que ses troupes.

Les phalanges des Cypriens sont sous les ordre» d'Agapénor (121) et de Lapithos à la belle chevelure. De nombreux guerriers les suivent ; ce sont les heureux habitants de Sphécle (122), que baigne la mer dans sa rondeur ; Cypre, retraite divine des amours aux ailes rapides; Cypre, honorée du nom de la primitive Cypris, et dont Nérée, traçant les contour avec la pointe de son trident maritime, fit la forme pareille au dauphin son compagnon. Car, au moment où la rosée productrice et divine, mêlée à un germe puissant, féconda l'écume des mers, et en créa la déesse de Paphos dans les parages de Cypre Cérastide (123), ce fut un dauphin qui courut, dans son instinct prudent, à la surface des ondes, et y soutint Vénus assise sur son dos ; les possesseurs de la plaine d'Hylate (124); des murs de Chytros (125); de Tamase (126); de Tembros (127); de la ville d'Erysthée (128), et des tertres ombragés du Panacre (129) montagneux ; enfin les Solons envoyèrent une troupe nombreuse (130) ; ainsi que les Lapéthes (131) : ceux-ci prirent plus tard cette dénomination, quand la chef qui les avait rassemblés périt dans la guerre des Indes, y fut enseveli, et laissa son nom à ses concitoyens ; puis les habitants de la ville de Cinyre, qui porte encore le nom des rochers de l'antique Cinyras (132); et la plaine où est située Uranie (133), l'homonyme de la céleste voûte, parce qu'elle renfermait des citoyens brillants à l'égal des astres du ciel ; et les maîtres de Carpasie (134), dont la mer environne le sol ; Paphos (135), le port orné des guirlandes des plus élégants amours. C'est là que le délicieux Satraque (136) roule des ondes chères à la fille de la mer, car elle a bien souvent inondé des eaux de ce fleuve le fils de Myrrha, son époux, quand il s'y livre aux plaisirs du bain. Enfin les États de l'antique Persée, où Teucer, fuyant Salami ne et la colère de Télamon, devaient fonder un jour une seconde Salamine (137), plus célèbre que la première.

Les voluptueuses phalanges des Lydiens accoururent en foule. Ceux qui occupaient Cimpsos (138) aux riches cailloux; et la sourcilleuse Itone (139) ; et la vaste Torébie (140) ; et la nourrice de Plutus, Sardes (141), grosse d'une souterraine opulence, contemporaine de l'Aurore ; et la Terre, que parent les grappes de Bacchus, où ce dieu, tout enfant, remplissant une coupe du jus de la vigne, le versa pour la première fois à Rhéa, et en souvenir nomma la ville Cérassas (142); et ceux qui eurent en partage les penchants d'Hoanie (143) ; et les courants de l'Hermos (144); et les ondes du Métallos, dont les jaunes trésors font jaillir et briller dans ses eaux le li¬mon du Pactole; elles rangs multipliés des Stataliens(145).

C'est là que vomissant les brûlantes exhalaisons de la foudre embrasée, Typhée avait incendié la contrée d'alentour. Sous la vapeur tourbillonnante de ses feux, les sommets des pics escarpés, desséchés par des étincelles dévorantes, tombaient en cendre. Alors, quittant le temple embaumé de Jupiter lydien, un prêtre se présente sans armes, pour combattre par sa parole dominatrice, et soumettre à l'obéissance le fils de la Terre ; parole pénétrante qui remplace le fer aigu. Sa lance est sa bouche intrépide ; son épée est sa langue ; son bouclier est sa voix. De son gosier inspiré il fait sortir ces mots : Arrête, misérable(146) ! Aussitôt le géant incandescent, enchaîné par la magique puissance de l'invincible parole, s'arrête, tremble devant cet homme armé de la lance de l'intelligence; et, mieux que le fer, ces mots vengeurs deviennent des entraves. Jamais le terrible Typhée aux deux cents bras n'avait frémi devant les flèches du tonnerre autant que devant le puissant magicien dont la bouche lance un trait éloquent ; atteint de ces mots acérés, il gémit sous le tranchant de la voix ; et déjà cicatrisé de la foudre, déjà percé d'une pique de feu, il a rencontré le feu de la pensée plus brûlant encore : il est frappé d'un coup qui ne laisse après lui ni sang ni trace, et il succombe; alors il suspend forcément sa marche, se solidifie, enfonce ses pieds monstrueux dans le sein de sa mère et s'y enracine... Mais toutes ces choses, le temps les a accomplies chez les hommes primitifs.

Auprès des vaillants Lydiens se rangeaient les peuples Phrygiens; les habitants de Boudée (147); de Telmesse (148), ville célèbre, parée de ses beaux arbres et des ombrages de sa vaste forêt de Drésie (149), et des rives de l'Obrime (150), qui mêle ses eaux au cours sinueux du Méandre; de la terre qui porte le nom de Doias (151); les possesseursde la spacieuse Célène (152), et des bords de l'Orgas (153), aux flots adoucis. Avec eux viennent ceux qui ont l'heureux privilège d'habiter les villes voisines du Sangaris et les contrées de la Phrygie Épictète (154): Priase les commande; il a enfin quitté Dircé, séjour du dragon.

Priase était devenu citoyen de la terre d'Aonie, lorsque le pluvieux Jupiter inonda la plaine phrygienne et versa les cataractes du ciel sur des mers s'élevant jusqu'aux nues ; quand les chênes furent engloutis, et que, dans leurs ravins buissonneux, les arides collines se virent assaillies par les fleuves. C'est alors que Priase abandonna son humide demeure envahie par les flots; et, fuyant ces torrents aériens qui sapaient les plus solides murailles, il se transporta dans un golfe de la terre d'Aonie pour se garantir des pluies meurtrières de Jupiter (155). Mais toujours, parmi ces hommes d'un autre pays, Priase pleurait au souvenir du Sangaria, redemandait sa fontaine accoutumée, et ne buvait qu'à regret l'onde étrangère du fleuve d'Aonie. Enfin le roi des deux suspendit les courants neigeux et les fatales inondations ; il chassa de la Phrygie submergée les eaux qui repoussaient les cimes du Sipyle; Neptune, avec son trident, ouvrit à tous ces torrents une issue dans les profondeurs de la mer qui n'en fut point altérée. La rochers se dégagèrent de ces bruyantes cascades; alors, abandonnant la Béotie, Priase, dont les pensées étaient restées en arrière, retourna dans son pays ; à peine arrivé, il se jeta dans les ondes pour secourir son père au pas chancelant qu'elles entraînaient ; il le saisit dans ses bras, et, pour prix de sa piété, le grand Jupiter, le dieu qu'on invoque sous le nom de Torrentiel le sauva de la fureur du torrent. Les guerriers de la Phrygie, glorieux d'un tel chef, se réunissent autour de Priase.

Gabios (156) et Stamaos (157) mènent à la guerre des Indes une population légère qui frappe le sol de ses pas cadences. A la vue de ces bataillons qui sautent et bondissent, vous diriez que leur chef conduit ses hommes armés dans un chœur, et non au combat C'est la lyre de Mygdonie qui règle leur marche par un chant de danse. Ses sons, au lieu de les mener dans les rondes, les précipitent dans la mêlée. Les pipeaux amoureux sont pour eux de belliqueuses trompettes. La double flûte de Bérécynte résonne; et les tambourins, frappés sur les deux faces par leurs mains bruyantes, retentissent sous des grelots d'airain.

Le fils d'Astérios, qui marche dans l'armée d'un autre côté que son père, Milet (158), à la fleur de l'âge, se tient auprès de Bacchus. Son frère Caunos (159) l'accompagne : Caunos, tout jeune alors, chef des Cariens; il les guide à la guerre des Indes; il n'a pas encore éprouvé ce fatal et trompeur amour que lui réserve la destinée et que doit lui inspirer son innocente sœur, Il n'a pas encore célébré et invoqué dans ses chants Junon, sœur elle-même et compagne de Jupiter, image de cette union fraternelle qu'il doit souhaiter si ardemment un jour ; il n'a pas, auprès des antres du Latmos, où Phœbé ne dort jamais, envié les tendres amours de la Lune enivrée de désirs pour son époux Endymion, qui soupire sous la roche voisine. Byblis est encore la chaste Byblis. Dans son innocence de ces funestes passions d'un même sang, Caunos n'a encore appris que la chasse ; et la nymphe, au départ de son aimable frère, n'a pas encore perdu sa forme sous ses larmes, et fait jaillir de son corps inanimé les courants d'une source plaintive (160).

Avec Milet, et sous ses ordres, accouraient les guerriers de Mycale et les habitants des bords du Méandre, dont le cours tortueux traverse des abîmes souterrains avant de ramper au grand jour.

Puis venaient en foule les guerriers de Samothrace, robustes et membrus comme des Titans. C'est leur roi Hémathion qui les envoyé; Hémathion, ralenti par la vieillesse, à la barbe touffue et à la blanche chevelure. Avec eux les habitants de Myrmèce (161), sur la mer, et du mont Saoce (162), exposé aux vente; des champs de Tempyra (163); des forêts sacrées des Odrysiens (164), aux riches prairies ombragées de bosquets ; de la divine Zérynthe (165), séjour des Corybantes qui ne connaissent pas le sommeil. Elle fut bâtie par la célèbre Hécate Perséide (166), la où sont les roches consacrées par ses fêtes et par ses sanglantes cérémonies ; et ceux qui habitent Brisia (167), sur les bords d'une terre à tant de promontoires, et le pays voisin de la mer qu'on m'a dit s'appeler les sentiers du Neptune souterrain (168).

Tels étaient les bataillons concitoyens qui obéissaient, issus d'une même tribu, à la génération de la primitive Électre. C'est dans leur patrie que Jupiter, Mars et Vénus avaient accordé pour épouse légitime Harmonie, race des deux, lignée de la mer, à Cadmus leur auxiliaire, bien qu'il n'eût aucune dot à lui offrir. Pendant que ces populations s'armaient en faveur du dieu du thyrse, Électre, septième constellation, s'élevait dans le ciel, heureux augure du combat. La voix répercutée des Pléiades, en l'honneur de leur sœur dont Bacchus était le descendant, répéta les chants de la victoire, et redoubla l'intrépidité de ses bataillons. Ogyros guidait leur marche : Ogyros (169), un second Mars dans les combats ; Ogyros, qui porte la tête élevée et l'apparence d'un géant. Ses forces ne se lassent jamais. Sa chevelure, semblable aux piquants des hérissons, tombe sur les nerfs de son cou, sur son dos et jusque sur ses flancs. Sa tête démesurée s'allonge comme la pointe d'une roche; il tient de son pays les coutumes barbares; nul ne le dépasse dans les exploits de la guerre orientale, si ce n'est Bacchus. Et il a juré par la victoire que, lui seul, il anéantirait sous «a lance les légions de l'Inde tout entière.

Le vaillant Ois de Mars, Oeagre, a quitté sa ville de Pimplée (170), c'est là qu'il s'enorgueillit d'Orphée l'astre de la Thrace; il l'a laissé sur les genoux de Calliopée, si enfant qu'il n'a encore d'autre nom que le lait de sa jeune mère.

Telle se présente l'armée. Sous les pas de ces nations rassemblées dans un même dessein, le palais de Cybèle retentit, et les rues de la ville de Mygdonie se peuplent de leur multitude (171).


 

NOTES  DU  CHANT TREIZIÈME.


LE DÉNOMBREMENT.

Observation préliminaire. — En matière épique, tous les procédés d'Homère font loi. Son dénombrement, qui a dicté tant de volumineuses dissertations, a débuté par être une loi lui-même. C'est par l'autorité de ce code de géographie primitive que Mycale fut adjugée aux habitants de Milet, Calydon aux Éoliens, et que Solon, le sage Solon, s'empara légitimement de Salamine ; c'est encore à l'imitation de ces archives poétiques, qu'Hérodote, narrateur homérique pour ainsi dire, a passé la revue de l'armée et de la flotte de Xerxès, avant de raconter la grande guerre des Gres et des Perses. Si donc Virgile, Lucain, Stace, Silius Italicus même, historien versificateur, ont reproduit cette marche de l'épopée sans nous déplaire, si le Tasse, l'Arioste, le Camoëns, Ercilla, Milton, Klopstock, Fénelon et Voltaire, en la répétant, se font lire sans regret, pourquoi dédaigner le dénombrement de Nonnos? Serait-ce parce qu'il est écrit en vers grecs aussi harmonieux et didactiques, sinon aussi simples, que ceux d'Homère ? ou bien parce qu'il date du quatrième siècle, époque systématiquement négligée et méconnue ?

Quoi qu'il en soit, je dois bien avouer qu'Orphée et l'entreprise des Argonautes, Homère et la guerre de Troie, Hésiode même et son énumération théogonique, se présentent souvent à la mémoire de Nonnos, dans sa revue des peuples réunis sous les étendards de Bacchus, ou plutôt des nations qui étaient alors favorisées par la culture de la vigne ; et cependant ces faits, suivant les traditions mythologiques, devaient être bien postérieurs à l'expédition de Bacchus dans les Indes, si l'on osait assigner une époque précise à de telles fictions. J'ajoute que ces anachronismes, dans les Dionysiaques, sont mêlés de beaucoup d'autres plus frappants encore, dont l'Iliade n'a pu donner l'exemple, puisque Homère écrivait, peu de temps après les combats qu'il a célébrés. Or, cette confusion chronologique n'est sauvée de temps en temps que par la répétition des mots πάρος, ποτὲ, τότε du texte grec, auparavant, un jour, alors, qui sont bien insuffisants pour rectifier des dates ou tout au moins pour désigner un siècle; mais, malgré tout, un véritable intérêt d'érudition se porte sur ces légendes imaginaires qui se rattachent à des notions de géographie antique très positives.- Après cette observation préalable, j'entre en matière.

(01) Delphine. — Delphine est un des noms du serpent Python, Δελφίνην πελώριον, a dit Apollonius de Rhodes (liv. II, v. 706). Sans doute, parce qu'il était né du limon corrompu, resté à Delphes après le déluge de Deucalion, ou bien, parce qu'en témoignage de la victoire d'Apollon, la peau écailIeuse de Python entourait le trépied de Delphes.

(02) Imitation d'Homère. — Ici Nonnos, et il en est fier, suit pas à pas les traces d'Homère, asile complet du beau langage, εὐεπίης ὅλον ὅρμον, ainsi qu'il le nomme lui-même; car, après avoir reculé, comme lui, devant la tâche de décrire une telle multitude, et souhaité les dix langues et les dix bouches à la voix d'airain, il invoque les Muses corybantes en place des Muses olympiennes, et commence aussi le catalogue par la Béotie. Là il répète les noms des localités citées par Homère avec une telle exactitude, que le texte de l'Iliade m'a servi à rétablir le texte des Dionysiaques. Ainsi, il est évident que le nom d'Arné, qui commence les deux vers 58 et 59, doit être supprimé dans le premier, où il s'est glissé par une incurie de copiste, et doit être remplacé par Oncheste, qu'Homère a dotée, comme elle le sera ici après ma correction, d'un temple de Neptune. Alors, au lieu de ἔνδιον Ἐννοσιγαίου Ἄρνην καὶ Πετεῶνα je lis : ἔνδιον Ἐννοσιγαίου ὀγχηστὸν, Πετεῶνα. Et je n'ai eu d'autre peine pour rétablir la mesure du vers que de retrancher la conjonctive καὶ, ainsi que cela se présente dans plusieurs des hémistiches qui précèdent ou suivent. Nonnos a néanmoins élagué de la Béotie homérique, non pas sans doute Hyrie et Aulis, qu'on retrouve dans la seconde classe des Béotiens sous les ordres d'Hyménée, mais bien Étéone, Glissas, Eutrèse; et il y ajoute seulement Ascrée, pour amener un compliment bien mérité, d'ailleurs, par Hésiode.

Je ferais également subir une légère inflexion à une lettre de la Méléone de Nonnos, qui deviendra ainsi la Médéone d'Homère. On pourrait croire aussi que les trois villes omises par notre poète n'existaient plus de son temps, ou marne qu'il se restait plus au quatrième siècle, en Béotie, qu'en très petit nombre des villes nommées par Homère et répétées par Nonnos.

(03) Oncheste. — «  Oncheste, dit Strabon, est sur une hauteur sans arbres ; et son temple de Neptune est privé d'arbres aussi ; mais les poètes embellissent tout. »  (οἱ δὲ ποιηταὶ κοσμοῦσι.)

(04) Pétéon.— Pétéon. Ce bourg de la Béotie, près de la route de Thèbes à Anthédon, ne sonne pas bien haut dans l'antiquité, dit Eustathe; on sait seulement qu'il a reçu son nom d'un certain Pétéon. J'ai poussé mes recherches plus loin que le savant archevêque de Thessalonique, et je veux voir, dans un certain Pétéon (Πετεῶνος τινός), le roi Pétéos, fils d'Ornéos et petit-fils d'Erechthée, qui, chassé d'Athènes par Égée, s'établit en Thessalie.  Il était le père de  Ménesthée, l'habile écuyer, qui commandait les Athéniens sous les murs de Troie, et qui, chef de la faction des Pallantides, régna dans Athènes après Thésée.

(05) Ocalée. — Ocalée s'appelait ainsi, selon Etienne de Byzance, parce qu'elle était le plus court chemin pour se rendre de Thespie à Thèbes (ὠκέα).

(06) Érythre. — Érythre, qui est sur la même route est la mère des colonies ioniennes de ce nom, s'il faut en croire Strabon etr non quelques critiques hardis, ses contradicteurs modernes : Dites pecorum Erythrae (Stace, Theb. VII, 265).

(07) Arné. - Arné, aux nombreux raisins chez chez Homère (πολυστάφυλος) est encore ici sous la même qualification (βοτρυόεσσαν) la contrée fière de Bacchus. L'imitation est complète. Arné, la seconde ville de la Béotie, prit, plus tard, le nom de Chéronée, de Chéron fils d'Apollon. Elle vit le triomphe de Philippe sur les Athéniens, de Scylla sur Mithridate, fit naître Plutarque, et elle se cache maintenant sous des ruines où les bergers voisins abritent leurs chèvres, et que, pour ce fait, ils appellent Caprènes.

(08) Midée. - Midée, comme par compensation, l'obscure Midée, que, dans l'époque mythologique, un vers d'Homère seul a sauvé d'un entier oubli, a cédé sa place à Livadie d'une célébrité toute moderne.

[09] Élésie. — Élésie, qui devait ce nom à la proximité de marais (ἔλος), n'a laissé aucune trace.

(10) Scole. — Scolos, sur le Cithéron, ville malfamée dans l'antiquité, puisqu'un proverbe ordonnait d'en fuir les abords, Scolos, dont Pausanias lui-même n'a pu voir les ruines, partage avec Élésie l'épithète de célèbre. J'aurais dû dire célébrées; car, dans la pensée de Nonnos, elles ne me paraissent acquérir la célébrité qu'en raison des éloges de Démétrius de Phalère, et par conséquent au prix d'un anachronisme.

« Dans Homère, dit-il, les noms imparfaits ou ignorés des villes béotiennes prennent, de leur agglomération harmonieuse, une certaine grandeur et quelque importance. » (De l'élocution.)

(11) Thisbé. — Thisbé, qu'Homère désigne comme le séjour favori des colombes, se voit sur les bords de la mer de Corinthe. C'est le port où l'Aphrodite maritime rassemble ses colombes les plus belles εὐτρήμονα). Et, en effet, le port de Thisbé, maintenant Gianiki, est ceint de rochers où les oiseaux de Vénus font leurs nids en grand nombre :

 Dionæis avibus circumsona Thisbe. (Stace, Théb., l, VII, v. 261.)

— Lactance assure que Jupiter rendait des oracles à Thisbé par le moyen des colombes, sans doute comme à Dodone.

(12) Sclaaeros.-- La ville de Scbaenos, que je place auprès de Scolos, comme dans les vers de l'Iliade,

Nisa Dionaeisque avibus circumsona Thisbe (Stace, Théb., VII, v 261)

(12) Schoenos.— La ville de Schoenos, bien qu'éponyme de Schoenée, le père d'Atalante, voit sa plaine traversée par le Schoenos, le Morikios d'aujourd'hui, bien petite rivière, si l'on en juge par son nom. Les joncs qui le lui donnent ne croissent d'ordinaire qu'au bord de petits cours d'eau lents ou faibles, car ils sont déracinés et entraînés par les grands fleuves.

(13) Éléone. — Éléone est encore une de ces villes, nées des marais, qui semblent ne figurer, sur la carte poétique, qu'en faveur de leur nom mélodieux et de l'euphonie.

(14) Copé. — Copas, petite ville près du lac auquel elle a donné ou emprunté son nom, fut renommée par ses anguilles, inconnues à Homère. Il fait pourtant mention des anguilles du Scamandre, qui m'ont paru excellentes aussi. Les Copaïdes prirent une grande faveur sur les tables et les marchés d'Athènes. Les Béotiens, par une tradition antique dont ils ne savaient pas se rendre compte (était-ce donc en raison de leur qualité de Béotiens ? ), les sacrifiaient aux dieux en guise de victime :

«C'est là, en effet, »  dit Pausanias, «que se trouvent les plus grandes et les plus exquises. »  (καὶ μεγέθει μέγισται, καὶ ἐσθίειν εἰσὶν ἥδισται) .

Et Archestrate, le partisan d'Épicure, ajoute en vers dignes d'être enregistrés par les gastronomes :

« L'anguille du lac Copals et du Strymon est grande et d'une grosseur merveilleuse; elle l'emporte en succulence sur tout le reste, et c'est, selon moi, la reine des festins. »

Κωπαῖαι καὶ Στρυμόναι, μεγάλαι τε γάρ εἰσι,
καὶ τὸ πάχος θαυμασταί. Ὥμως δ' οἴμαι, βασιλεύει
πάντων τῶν περὶ δαῖτα, καὶ ἡδονῇ ἡγεμονεύει.

(15) Médéon. - Médéon, la ville bien bâtie d'Homère (εὐκτίμενον), ne figure plus ici que chargée d'arbustes touffus (λάσιον). Elle avait été fondée par Médéon, fils de Pylade et d'Électre.

(16) Hylé. - Hylé, comme Copé, donne son nom à un petit lac qui se dégorge dans le détroit occidental de l'Eubée, mais à ciel ouvert, et par le fleuve Ismène, tandis que les eaux surabondantes du lac Copaïs s'y rendent par des canaux souterrains.

(17) Tychos l'Armurier. — Hylé était la patrie de l'armurier Tychos, qui fit le bouclier d'Ajax, semblable à une tour (ἠύτε πύργον) . Et Nonnos fait ici allusion au vers 220 du septième chant de l'Iliade. Tychos, qu'Homère a immortalisé, était ce même ouvrier en cuir de Néon-Tychos sur les bords de l'Hermos, chez lequel le sublime mendiant, dans ses malheurs, trouva une hospitalité généreuse, et tit ses premiers vers.

« Honorez l'étranger qui n'a ni ressources ni asile, ô vous habitants de la ville élevée et charmante que Cyme a fait naître aux penchants régénérés du mont Sardane, dont les sommets se couvrent d'ombrage; ô vous tous !qui buvez l'onde délicieuse de l'Hermos profond, fleuve divin enfanté par l'immortel Jupiter. »

(18) Le char d'Amphlaraüs. - La plaine d'Amphiaraüs désigne la ville d'Harma. C'est là que, dans sa fuite, Amphiaraüs, effrayé, et son char (ἅρμα) furent engloutis ensemble dans un abîme ouvert par Jupiter.

« Car les enfants des dieux, »  dit Pindare, « s'épouvantent aussi des terreurs que les dieux envoient.  »  ἐν γὰρ Δαιμονίοισι φόβοις φεύγοντι καὶ παῖδες θεῶν. (Ném. od. IX. V. 61.)

(19) Thespie. — Thespie sur l'Hélicon. C'est maintenant Cacosi, suivant le géographe Mélétius. Et n'est-il pas la meilleure autorité pour cette partie de la Grèce qu'il avait longtemps habitée, parcourue et étudiée? Thespie n'avait plus au siècle de Cicéron d'autre titre à la curiosité que le Cupidon de Praxitèle :

« Cupidinem ilium qui est Thespiis, propter quem Thespite visuntur : nam alia visendi causa nulla est. »  (In Ver. act. II, lib. IV, c. 2.)

L'orateur romain oublie la célèbre fontaine de Thespie, qui, suivant Pline, donnait aux femmes la fécondité, ou peut-être ne croit-il pas à sa vertu. L'archevêque Mélétius l'a retrouvée dans ses investigations modernes; il vante aussi les remparts et les tombeaux creusés dans les carrières mêmes de Thespie.

« Mais les Grecs, dit Pausanias, font plus de cas des merveilles étrangères que de ce qu'ils ont chez eux. »  (Liv. IX, c. 86.)

(20) Platée. — Platée est trop célèbre pour avoir besoin de mon commentaire.

« Ces belles actions accomplies dans un noble but et avec un grand courage, je ne sais comment il se fait qu'on les loue à plus haute et plus pleine voix. Tels sont Marathon, Salamine, Platée, vastes champs ouverts à l'éloquence. »  (Cic., De off., l. I, ch. 18.)

(21) Haliarte.—Haliarte n'existe plus que sous le nom moderne de Tridouni; elle avait, chez Homère, l'épithète d'Herbeuse (ποίηνθ') qu'expliquent les irrigations du torrent de l'Hélicon, décrites par Nonnos. Mais cette abondance d'herbe, Stace la prend en mauvaise part, et prétend qu'elle nuit aux moissons d'Haliarte :

Novis Haliartos aristis
Invidet, et nimia sata laeta supervenit herba.
(Theb, l. Vll, v. 275.)

(22) Anthédon. — Anthédon, dans l'Iliade, est la frontière de la Béotie (ἐσχατόωσαν) ; elle est ici également à la dernière limite sur la mer. Mais Nonnos y rattache le souvenir de Glaucos, le dieu maritime.

(23) Glaucos. — Ovide, dans ses Métamorphoses, fait parler ce dieu marin en courtisan voluptueux et efféminé du siècle d'Auguste, lorsqu'il dit à Scylla : « Que me sert de plaire aux divinités des mers, ou d'être dieu moi-même, si je ne puis réussir à vous toucher? »

Quid dis placuisse marinis
Quid juvat esse deum, si non tu tangeris istis ?
(Métam., l. XIII, v. 965.)

Une poétesse grecque peu connue, qui avait écrit en vers iambiques un poème de Scylla, et il en reste quelques lambeaux, Hédyle, dans un style naïf et bucolique, a dit bien mieux qu'Ovide si je ne me trompe.

« Glaucos offre en présent, tantôt un coquillage des roches de la mer Érythrée, tantôt de jeunes Alcyons sans plumes encore, pour amuser la nymphe insensible ; puis il pleure, et la vierge Sirène, sa voisine, en prend pitié. »  (Athénée, liv. VIIl ch. 12.)

(24) Ascrée. — Je ne puis en conscience respecter l'épithète Δαφνήεσσαν, terre des lauriers, que les manuscrits ou éditions de Nonnos donnent à Ascrée, patrie d'Hésiode. Le chantre des travaux et des jours, nous a trop bien dépeint sa ville adoptive, « misérable bourgade, dit-il, mauvaise en hi ver, fatigante en été, et honnête jamais. »  J'aime mieux lire πατριδ' ἀδυεπὴν ou αὐδυέσσαν, pour me rapprocher un peu plus du terme écrit; patrie éloquente du chantre immortel ; car je me souviens que cette même épithète ἀδυεπὴν est attribuée à Ascrée par Pindare : or Nonnos n'aura fait faute de lui en emprunter l'équivalent,suivant sa coutume, tout en reproduisant l'humeur d'Hésiode contre son pays par le δυσπέμφελον. Il pourrait me suffire, d'ailleurs, pour bannir irrévocablement du texte grec le mot Δαφνήεσσαν de faire observer qu'il se retrouve à cinq vers de distance, et cette fois très justement appliqué à Apollon.

(25) Gréa. — Gréa qui est aussi Poemandrie et Tanagre chez les anciens, Sicamino cgez les modernes, a donné son nom à la Grèce, et l'a reçu elle-même de Tanagra, fille d'Éole ou d'Asope, comme le voulait la célèbre Corinne, née dans ses murs. La nymphe Tanagra fut surnommée la Vieille (Γραῖα), pour avoir atteint une extrême vieillesse. Les citoyens de Gréa s'appelèrent Graikoi; de là les Grecs de nos jours, soit qu'ils tirent leur origine de Graea, soit d'un Graecos distinct, habitant de Graea ; et ils ont gardé ce nom à travers les siècles, même depuis que la ville étymologique (ἱερὸν ἄστυ), la ville sacrée, a disparu.

(26) Mycalesse. — C'est encore en l'altérant que Nonnos a reproduit à l'avantage de MycaIesse l'épithète d'Homère εὐρύχορον larges plaines ; il y a joint un commentaire étymologique pour faire remonter aux mugissements d'une gorgone (μύκημα ) l'appellation de Mycalesse; mais il est, sur ce point, en contradiction avec Pausanias, autorité plus grave. Celui-ci rapporte les légendes nationales, et affirme que Mycalesse prit son nom de la génisse fatidique, qui, en guidant Cadmus vers Thèbes, vint à mugir en cet endroit.

(27) Nisa. — Est-ce Nisa qu'Homère a nommée divine, ζαθέην, parce qu'on y voyait un temple de Bacchus ? Nonnos dit les champs de Nisée, et, involontairement sans doute, il indique ainsi un autre territoire que celui de la Nissa de l'lliade. J'ai bien jadis, pour me rendre à Nisée, le port de Mégare, traversé pendant près d'une heure de riantes campagnes que mon guide nommait la plaine de Nisée. D'un autre côté, il n'y a point de ville de Nisa en Béotie, ce dont Strabon le grand géographe, adorateur d'Homère, a peine à convenir. On veut voir alors, dans la Nissa du Dénombrement de l'Iliade, le bourg d'Isos, dont il restait encore quelques ruines au temps de Strabon. Mais, soit que Nonnos ait reculé devant la controverse, soit qu'il ait voulu s'éloigner d'Homère, ce que je ne saurais croire, toujours est-il qu'en cette occasion, en citant la plaine de Nisée, il a transporté à la Béotie un nom de la Mégaride.

(28) Coronos. — Coronos, fondateur de Coronée en Béotie, était, ainsi qu'Haliarte, fils de Thersandre, « ce héros honoré dans les luttes des jeunes hommes et dans les combats guerriers. »  (Pindare,Ol. II, v. 76).Coronos fut adopté par Athamas, enfin guéri de ces longues fureurs dont nous venons de gémir dans le dixième chant; et sa ville devint célèbre plus tard par la bataille où Agésilas défit toutes les forces de la Grèce combinées contre lui. Xénophon y assistait parmi les vaincus, et nous en a laissé le tableau le plus vif et le plus saisissant. Coronée était fertile en blé, comme Glisas en vin. Homère les a nommées toutes les deux ; mais Nonnos a supprimé la dernière.

Feracem
Messe Coroniam, Baccho Glisanta colentes.
(Stace. Théb.. l.  VII, v. 308.)

On le voit, les temps heureux prédits par Virgile dans sa quatrième églogue n'étaient pas arrivés, ces temps où toutes les terres devaient porter tous les fruits, Omnis feret omnia tellus. L'on en était, à Coronée, et nous en serons longtemps encore à cet axiome plus positif des Géorgiques :

Nec vero terrae ferre omnes omnia possunt.
(Liv. Il. v. 109.)

(29) Actéon. — Cet Actéon, mort et enseveli au cinquième chant, puis reparaissant à la tête des Béotiens au treizième, m'aurait fort embarrassé si je ne m'étais souvenu que, par ce même vers 302 du Ve chant, Nonnos annonce d'avance qu'Actéon, dont il raconte la mort, fera la guerre des Indes. Il semble à certains critiques que le poète égyptien, grand amateur de chroniques fabuleuses, ne s'est pas contenté d'une seule aventure pour chacun de ses héros; et qu'après avoir sacrifié Actéon à la colère de Diane, comme le veulent Apollodore, Euripide et tant d'autres, il le ressuscite de sa propre autorité, pour l'envoyer avec Bacchus dans les Indes. Le vers qui amène cette double situation a, en effet, tout l'air d'avoir été glissé après coup dans le récit mortel et final, uniquement pour justifier la présence d'Actéon à l'armée, comme si Nonnos l'avait improvisé, plus tard, pour figurer dans son dénombrement. Je veux au moins tirer de ce mythe assez embrouillé deux ou trois conclusions morales à mon profit. Et d'abord, je dis avec Théocrite, dans un sens tout à fait allégorique :

«Nourrissez donc des chiens pour qu'ils vous dévorent ! »  Θρέψαι κύνας, ὡς τυ γάγοντι (idyll. V. v. 88.)

Puis je maintiens avec le mythologue Fulgence, contemporain de Nonnos, que la curiosité donne à ses partisans plus de chagrins que de plaisirs.

« Curiositas semper periculorum germana, detrimenta suis amatoribus novit magis parturire quam gaudia. » (Fulg., Myth., liv. Ill).

Ensuite je reconnais avec Natalis Comès (le savant Vénitien Noêl Conti), un grand danger à nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, et à pénétrer les secrets d'autrui. Admonemur praeterea per hanc fabulam ne simus nimis curiosi in rebus nihil ad nos pertinentibus, quoniam malus perniciosum fuit res arcanas aliorum cognovisse. (Nat. Com., Myth., liv. VI). Enfin, avec Paléphate, l'interprète des faits incroyables, je conseille de ne pas oublier pour la chasse les affaires sérieuses. Cet antique écrivain nous représente Actéon sous les traits d'un agriculteur négligent et dissolu; et il se rapproche en cela de la pensée d'un célèbre publiciste moderne : car M. le baron d'Ekstein fait des deux Actéons (les deux princes de Thèbes et de l'Attique, confondus en un seul roi ) un Actéon-Actée, représentant sous ces deux noms le sol ou la côte (ἀκτὴ) cultivée et cultivable; et comme aussi bien il y a eu plus d'un Actéon, neque vero unis tantum fuit Actaeon (Nat. Com., ibid. ), il donne à l'un le département agricole de la fertile Attique, et à l'autre la chasse de l'inculte Béotie; c'est tout ce que je sais dire de mieux pour essayer de jeter une certaine lueur au travers de tant de ténèbres.

(30) Phénix. — Si Phénix, tuteur d'Hyménée, est un personnage, et même un nom emprunté à Homère, Laocoon et Méléagre sont des allusions aux Argonautiques d'Apollonius de Rhodes. Laocoon

Τὸν μὲν ἀρ' Οἰνεὺς
ἤδη γηραλέον κοσμήτορα παιδὸς ἴαλλεν.
(Ch. I, v. 194.)

(31) Asplédon. — La citadelle d'Asplédon, fils de Neptune et de Midée. Elle se nomma plus tard Eudeiélos, pour désigner son heureuse exposition aux penchants du soir et aux rayons du soleil couchant. Cette épithète, qu'Homère a consacrée à Ithaque (Ἰθάκην εὐδείελον) (Od. IX, 20), a revu plus d'une interprétation ; elle désigne à la fois, un point très distinct, bien visible à l'oeil, qui s'aperçoit de loin, et une hauteur occidentale, éclairée par les derniers feux du jour.

(32) Orchomène. — C'est l'Orchomène du roi Minyas. Homère vante son opulence (Il, 9, 381), et Montesquieu l'attribue au commerce de la Propontide et de la mer Noire, d'où la fable de la Toison d'or. (Espr. des lois, XXI, 7.) Le roi Étéocle construisit à Orchomène de beaux monuments, entre autres, un temple à la Reconnaissance (Χάρις), pour remercier les dieux de ses richesses. C'est à quoi Nonnos fait allusion. Les grandes constructions, s'il faut en croire Strabon, sont la preuve des grandes fortunes ; « car, dit-il, on ne peut beaucoup donner que quand on a beaucoup; le vase qui s'emplit ou se vide à mesure des besoins peut se considérer comme toujours plein »  (p. 415).

(33) Hyrie. — Hyrie, patrie d'Hyriée. Le pauvre Hyriée, était le plus hospitalier des hommes, selon Paléphate, φιλοξενότατος. Il reçut Jupiter, Neptune et Mercure dans sa petite maison, exiguam casam (Ov., Fast, liv. V, v. 500). Ces dieux, en récompense, lui accordèrent un héritier qu'il n'espérait plus, parce qu'il était veuf. Le texte dit le reste, et ne le dit que trop bien; car il est difficile de le faire passer honnêtement en français. (Pudor est ulteriora loqui, Ov., ibid.) Pour me tirer d'un si mauvais pas, je cède la plume à Voltaire, beaucoup moins pudique que Nonnos :

« Un jour Jupiter, Neptune et Mercure, voyageant en Thrace, entrèrent chez un certain roi, nommé Hyriéus, qui leur fit bonne chère. Les trois dieux, après avoir bien dîné, lui demandèrent s'ils pouvaient lui être bons à quelque chose ; le bonhomme, qui ne pouvait plus avoir d'enfants, leur dit qu'il leur serait bien obligé s'ils voulaient lui faire un garçon. Les trois dieux se mirent à p... sur le cuir d'un boeuf tout frais écorché. De là naquit Orion, dont on fit une constellation connue dans la plus haute antiquité... »  (Volt., Dict. philos. art. Allégories.)

J'interromps cet exposé cynique, qui va finir par une impiété. Enfin, Orion est issu de cette étrange origine, et a perdu la première lettre de son nom, qui la rappelait trop crûment.

Perdidit antiquum littera prima sonum.
(Ov., ibid.)

Or, si, à propos du mot βύρσης, que j'ai d0 substituer à γαίης, pour rester fidèle à la légende, on venait à se formaliser de mes entreprises contre l'intégrité de l'édition princeps d'Anvers, reproduction si exacte du plus fautif manuscrit, je ferais observer que Graëfe s'est permis de bien autres libertés contre l'édition de Leipsick, et qu'il a de son vivant recueilli, pour ce fait, bien des éloges : quand les érudits auront consenti en majorité à lire les Dionysiaques, j'espère qu'ils me sauront gré également de toute la peine que j'ai prise pour dissiper quelques-uns des nuages qui formaient de si profondes ténèbres autour de cette épopée.

(34) Aulis. — Je laisse de côté la pierreuse Aulis, si fameuse, et je n'ai rien à ajouter à Nonnos, qui est ici l'abréviateur d'Euripide. De la Béotie, Nonnos avec Homère, et procédant dans le même ordre que lui, passe en Phocide; nous allons Ies y suivre tous les deux. Chez l'un, comme chez l'autre, nous rencontrons en premier lieu ;

(35) Cyparisse. — C'est la patrie de Cyparisse, qui n'est pas ici l'infortuné favori d'Apollon dont le cyprès, ornement des tombeaux chez tous les peuples, a été la funèbre métamorphose, mais bien Cyparisse, l'un des fils de Mlnyas. Eustathe conteste cette origine du nom de la contrée, et assure qu'elle le doit à ses nombreux cyprès. Cette étymologie, dit-il, est toute naturelle, et a n'est nullement ancienne ; elle se forme de ces a deux mots, κύει παρίσους, appliqués au cyprès, parce que cet arbre produit des rameaux égaux a les uns aux autres.  » Je donne ce calembour parce qu'il vaut, et ne prétends en aucune façon arrêter ni contredire les dissertations sur le cyprès symbolique que nous ont déjà données ou nous préparent de savants orientalistes.

Puis Nonnos saute par-dessus Anémone, pour arriver sans doute plus vite à Hyampolis et autres villes phocéennes. Faut-il lui pardonner, dans un de ses vers répétés de l'Iliade, l'irrévérence avec laquelle il altère ou rajeunit l'épithète consacrée par Homère à Crissa, la divine Crissa?

(36) Hyamnpolis. — Ici, notre poète donne, avec une certaine hésitation, à Hyampolis étymologie traditionnelle, qui pourrait être de quelque poids; elle eût pu faire diversion aux incertitudes de Strabon, ou tout au moins de ses commentateurs, s'ils avaient pris la peine de lire Nonnos. Ils ont vainement tenté de retracer, dam le nom homérique, une colonie des Hyantes, peuplade fort ignorée, que Cadmus avait chassés de la Béotie et qui, sans doute n'eussent pas envoyé des auxiliaires à Bacchus, son petit-fils. Quoi qu'il en soit, Hyampolis est trop peu connue dans l'antiquité pour se prêter à toutes ces conjectures.

On n'en sait guère autre chose que sa situation topographique, ainsi décrite par Stace. — Et Hyampolin acri subnixam scopulo. (Théb., l. VII, v. 345.)

(37) Pythone. — Pythone. C'est l'appellation que prit Delphes en vieillissant, et cela dit tout.

(38) Crissa. — Crissa ! à ce nom magique, je suspends mes recherches érudites ; et je me transporte en esprit vers ces bords enchantés où je me plongeais jadis dans les ondes qui vont baies Corinthe.

Crissa, j'aimais ton golfe aux flots étincelants, ton horizon d'azur, ces sommets du Parnasse et de Pinde qui te dominent, ces voiles isolées qui côtoient lentement tes rivages déserts, comme on aime la nature et ses grandes scènes au printemps de la vie. Je ne pensais pas alors qu'un jour j'aurais, pour toute jouissance, le plaisir imparfait d'en retracer les souvenirs dans ces commentaires, et de les contempler de loin encore à travers les ombres du passé. — Je reprends prosaïquement mon cours de géographie mythologique.

(39) Daulis. — Daulis, patrie de Philomèle et de Progné : « C'est là, »  dit Thucydide dans son style sévère, « que des femmes accomplirent l'attentat contre Itis ; et de ce souvenir il résulte que beaucoup de poètes nomment le rossignol, l'oiseau de Daulis. (Liv. II.)

(40) Panopée. — Panopée, selon Pausanias, « ne peut s'appeler une ville, quand elle n'a ni palais pour les magistrats, ni gymnase, ni théâtre, ni place publique, pas même une fontaine perpétuelle. Ce sont des maisons creusées dans le roc, ou plutôt des cabanes montagnardes dans des ravins. » — Telle était la patrie d'Épéos, le fabricateur du cheval de Troie.

(41) Mystis. — Je ne puis me résoudre à laisser Mystis jouir en paix de la maternité de Corinthe, et ce mot me paraît de mauvais aloi. Corinthe, fondateur de la ville de ce nom, était fils de Jupiter ou de Pélops. On ne sait quelle fut sa mère. J'aime à lire κορύμβον, au lieu de κορίνθου ; ce serait désigner ainsi les corymbes, ces guirlandes de mitre ou de vigne qui parent la chevelure de Bacchus et des Bacchantes. Mystis, ordonnatrice les fêtes et des coutumes dionysiaques, Mystis, qu'on a vue dans le 9e chant (vers 120) inventer l'ornement des corymbes, ne doit figurer ici que somme la mère des guirlandes, et n'a rien à faire avec Corinthe, ville ou héros.

(42) Socos. — Socos, le Vigoureux, qui emprunte si mal à propos son nom à une épithète de Mercure, le puissant conservateur (Iliade, liv. 20, v. 72), était sans doute l'un des rois primitifs de l'Eubée ; on trouve aussi, dans l'Iliade, un Troyen, nommé Socos, noble, généreux, vengeur de son frère, qui tombe, comme lui, sous les coups d'Ulysse (liv. I0, v. 458) ; mais il n'avait rien de commun avec l'époux inhumain de Combé.

(43) Combé. — Je ne puis croire qu'il s'agit ici de Combé, la fille d'Ophios, que rappelle Ovide.

Ophias effugit natorum vulnera Combe.
(Métam., l. VII, v. 383.)

Elle inventa les armes d'airain et en reçut le nom de Chalcis, qu'elle porta en Eubée. Mais cette Combé, l'armurière, avait eu cent enfants, et sa fécondité devint proverbiale, tandis que la Combé de Nonnos n'avait donné le jour qu'à sept rejetons. Nous revenons à Homère, après nous en être un moment éloignés, et nous arrivons aux pays les troupes commandées par les Corybantes.

(44) Érétrie. — Érétrie était la seconde ville de l'Eubée. L'armée de Darius la pilla et incendia les temples pour se venger des mêmes profanateurs commises par les Grecs au siège de Sardes. (Hérodote, liv. IV, c. 101.)

(45) Styra. — Styra, maintenant Stoura, village au nord du cap Capharée; j'ai vu de loin ce village escarpé; et, du haut de mon vaisseau, j'ai contemplé, sans péril, ce formidable promontoire en le saluant de l'épithète de xylophage, mangeur de navires, que lui donnait l'antiquité.

(46) Cérinthe. — Cérinthe, aujourd'hui Coumi,  est un petit hameau sur les bords de la mer, à l'embouchure du fleuve Boudore, ruisseau que nourrissent la montagne du même nom et la forêt Nédée.

(47) Caryste. — Caryste, vile de Jupiter, aux pieds du mont Oché, ainsi nommée, parce qu'elle est le point le plus élevé de l'Eubée (Διὰ τὸ ἐξέχειν τῶν ἄλλων), comme le veut Mélétius, et non parce qu'il a vu l'union de Junon et Jupiter ou les mariages des brebis, version étymologique que je réprouve malgré l'autorité d'Étienne de Byzance. Caryste dominait l'île de Myrto et ses mers si fécondes en naufrages.

(48) Acré. — Acré, ainsi l'indique son nom, est la pointe orientale que le cap Géreste prolonge sur la mer vers l'île d'Andros.

(49) Tycha. — Ce Styx ou cette Stiga que porte le texte grec de toutes les éditions resterait inexplieable si je n'avais essayé de les remplacer par Tycha, qui fait au moins partie de l'Eubée en qualité de montagne, quand Styga n'y figure ni comme ville ni comme rivière.

(50) Cotylée. — Cotylée, qui est aussi une montagne voisine d'Oché, ne se trouve ni dans Homère ni dans Strabon ; mais Eschine en a parlé.

(51) Cirés. — Siris, qui se rencontre dans la Péonie ou en Italie, me paraît fort déplacée ici ; et, grâce à une légère altération du texte, j'en fais te nom d'un fleuve célèbre par la vertu de ses eaux dont j'ai dit quelque chose ailleurs, le Cirés. (Épisodes littéraires en Orient, t. II, p. 67.)

(52) Marmarie. — La colline de Marmarie, qui donnait des colonnes d'un marbre renommé, est l'ancien Amarynthos, consacrée à Diane.

(53) Aegée. — Enfin, à l'OEta d'Ogygie, dont je ne saurais me rendre compte, je prends la liberté de substituer Aega, l'une des villes qui prétend à l'honneur d'avoir donné son nom à la mer Égée. A ce titre, Nonnos ne peut l'avoir oubliée, et, s'il l'appelle Ogygie, c'est que parfois ce mot devient un adjectif et signifie antique, vénérable, presque divine, ce qui s'applique parfaitement à Aega.

(54) Chalcis. — Chalcis, capitale de l'Eubée. La ville des Hellopiens, qui tient la tête des populations des belliqueux Abantes dans l'Iliade, en termine le catalogue chez Nonnos. Elle est trop connue pour en dire autre chose, si ce n'est qu'Hellopia fut le premier nom de l'Eubée, comme Egripo en est le dernier. Et puisque nous sommes en verve d'étymologies, cet Égripo me paraît tout aussi bien une corruption turque d'Evripos, nom porté longtemps par l'Eubée et son détroit, que de Négrepont, dénomination temporaire et italienne.

(55) Athènes. — Plusieurs critiques ont soutenu que les onze vers, consacrés à la ville d'Athènes dans le dénombrement, n'appartenaient pas originellement à l'Iliade, mais bien qu'ils étaient l'ouvrage de quelque interpolateur athénien, jaloux de faire participer son pays à la gloire du siége de Troie, et à l'honneur de figurer dans Homère. Nonnos semble avoir pris à tâche de dédommager les Athéniens de l'oubli de leur gloire antique par la description plus étendue qu'il fait de leur puissance et de leurs dèmes, désignation plus moderne, née sans doute en même temps que la république. Or, dans le dénombrement homérique ou dans les vers que le patriotisme y a fait insérer, ce dont nous pourrions, à l'aide d'un passage de Cicéron, accuser Pisistrate (Cic., de Orat., liv. III, c. 34), Athènes en était encore à Thésée, son roi légitime, ou plutôt au cousin de ce roi l'usurpateur Ménesthée.

(56) La cigale d'or. - La Minerve, parée d'un casque, et la cigale d'or, sont empruntées aux médailles d'Athènes.

(57) Oenoé. — Oenoé, et non Oenone, est une ville sur les confins de l'Attique; Thucydide nous apprend qu'en raison de cette situation, les Athéniens la fortifièrent pour en faire un rempart contre leurs voisins de la Béotie et de l'Eubée. Oenoé, d'ailleurs, ville du vin, tient mieux ici sa place qu'Oenone, ville de la Troade, homonyme de l'amante négligée de Pâris. Ici, l'étymologie décide; et, bien que prodiguée par Nonnos, l'étymologie n'est pas sans autorité. De plus graves auteurs s'y sont arrêtés. Platon lui-même, sans sortir de notre sujet, ne prétend-il pas que le vin se nomme οἶνος, en grec, « parce qu'il fait croire de l'esprit à la plus grande partie des buveurs qui n'en ont pas. »

Οἶνος ὅτι οἴεσθαι νοῦν ἔχειν ποιεῖ τῶν πινόντων τοὺς πολλοὺς οὐκ ἔχοντας. (Platon, Cratyle.)

(58) L'Hymette. — Je dirai de l'Hymette et de

(59) Marathon, — comme disait Pomponius Méla d'Athènes, leur capitale : Clariores quam ut indicari egeant. Et j'ajoute, avec lui, Brauron, Thorice, autrefois des villes maintenant des noms. Olim urbes, jam tantum nomina.

(60) Cythéros.— Céléos, que je déplace pour le détrôner, usurpe ici évidemment sur Kythéros, bourg de la tribu Pandionide, et, d'un autre côté, Céléos, comme nous le verrons plus tard, régnait à Éleusis, que Nonnos va nommer. Or, dans son dénombrement, il a pour habitude de désigner les noms des villes elles-mêmes, et rarement leurs rois homonymes ou les héros qui en étaient sortis.

(61) Brauron. — J'en ai aperçu l'emplacement et quelques décombres auprès de la mer, quand je regardais autour de moi du haut d'un tertre de Marathon, et que je foulais sous mes pieds les ossements et les flèches des Perses.

(62) Thorice. — Thorice, bourg de la tribu Acamantide.

(63) Aphidna. — Aphidna de la tribu Léontide, célèbre par ses mines d'argent.

(64) Éleusis. — Éleusis peut se passer sous silence, comme Athènes, et sans plus d'inconvénient.

(65) Acharnes. — Acharnes, dème de la tribu Oenoïde, où se fabriquaient les armes de fer, et qu'Aristophane a immortalisée. Ces nombreux vieillards de Nonnos me font souvenir de Thucydide. « Acharnes, dit- il, est le dème le plus considérable de l'Attique. »  χωρίον μέγιστον τῆς Ἀττικῆς τῶν δήμων καλουμένων. (Thuc., liv. 2).  « Acharnes, renommée dans les temps antiques par ses héros, »  dit Pindare :  Ἀχάρναι δὲ παλαίφατον Εὐάνορες. (Pind., Nem., od. II.)

(66) Siphnos. - Siphnos, que notre poète donne pour collègue à Érechthée dans le commandement des troupes d'Athènes, figure là, sans doute, en sa qualité de fils de Sunios, que lui attribue Denys de Byzance sur l'autorité d'un certain Nicolas. (Ne serait-ce pas le savant Nicolas Damascène?) Le père éponyme du cap Sunium a fait naître un enfant éponyme de l'île de Siphnos. Cela est dans l'ordre; mais j'oubliais toutes ces étymologies topographiques à l'aspect des grands paysages, le jour, où me dirigeant vers le promontoire Sunium que je voulais aborder, je laissais derrière moi les collines de Siphante, l'antique Siphnos, et ses fertiles campagnes qui recouvrent des mimes d'or, célèbres autrefois, perdues aujourd'hui. Ce que je trouvais alors de plus piquant à cette île c'était le masque de mousseline que les femmes grecques de Siphanto, renchérissant sur les dames turques, leur ont emprunté ; ces bandelettes, cachant étroitement et sous une sorte de réseau épais et aplati la bouche, le nez, le front et les sourcils peints, dit-on, des plus noires couleurs, laissent apercevoir seulement le blanc des yeux. J'avais rencontré à Constantinople, à la promenade du champ des Morts, une de ces momies vivantes, et j'aurais pu la croire échappée de ces mêmes tombeau qui nous entouraient.

(67) Éaque. — Est-ce donc l'aigle son père, (αἰετὸς), comme le veut Nonnos, ou la Terre (Αἶα), dont il était un des plus habiles administrateurs, comme le prétendent d'autres archéologues, qui est la racine du nom d'Éaque. Quoi qu'il en soit, il mérita, par son amour de la justice, les honneurs divins ; et il alla régir après Égine, dans le royaume des ombres, les îles élyséennes.

Ereptum stygiis fluctibus Aeacum
Virtus, et favor, et ligua potentium
Vatum divitibus consecrat insulis
Dignum laude virum Musa vetat mori :
Coelo Musa beat.
(Horace, l. IV, od. 8.)

(68) Androgénie. Androgénie était de la ville de Pheste-Cydonie, que Tournefort a reconnu pour être la moderne La Canée.

(69) Pheste. — Pheste, conquise et détruite par les Gortyniens (Polybe, liv. IV), avait été célèbre par le goût inné de ses habitants pour les facéties (Athénée, liv. VI), et Cydonie était une colonie des Samiens qui y bâtirent des temples. Ainsi parle l'histoire par la bouche d'Hérodote (liv. III), tandis que la mythologie veut que Cydonie et Pheste aient été fondées par Phestos et Cydone, beau-pères, frères ou fils de Minos.

(70) Minos. — Mais ce Minos, quelle était donc sa sagesse passée en proverbe, lorsque, époux légitime de Pasiphaé et de Crété, la Crète personnifiée, il séduisait Androgénie, et forçait, par la crainte de ses violences, la nymphe Dicté à se précipiter dans la mer?

(71) Cydonie. — Nonnos commence par établir au premier rang de sa nomenclature crétoise les villes qu'Homère a citées lui-même.

(72) Gnosse. — La grande ville, μεγάλη πόλις (Homère, Od., XIX,178), séjour de Minos, où fut le tombeau de Jupiter. Longtemps, capitale de l'île, elle dut céder cet honneur à Gortyne et à Cydonie. Plus tard, Gnosse, dans sa décadence, vit naître Strabon. Et je cite par reconnaissance ce flambeau qui m'éclaire dans mes investigations ténébreuses.

(73) Lyctos. - Lyctos, ville intérieure, la bien bâtie, ἐϋκτιμένην (Iliade, XVII, 611), colonie des Lacédémoniens (Aristote, Polit., liv. II, ch. 8), et patrie d'Idoménée; Lyctius Idomeneus (Virgile, En., liv. III, v. 401).

(74) Milet de Crète. — Milet, métropole d'une autre Milet plus célèbre. Ce héros ou ce village primitif de la Crète ont aussi donné leur nom aux ruines que j'ai vues sur les bords du Rhyndaque, en Bithynie, entre Loupat et Mikalitza; mes cartes géographiques, à défaut de mon guide, les indiquaient sous la dénomination antique de Miletopolis.

(75) Gortyne. — Gortyne, grande ville embastillée, τειχιόεσσαν (Iliade, liv. II, v. 646), qui partageait avec Gnosse la primauté et l'importance politiques; c'est maintenant un village oublié, que traverse encore le fleuve terrestre du Léthé.

(76) Rytée. — Rytium, que la multitude des scolopendres fit abandonner, s'il faut en croire Élien, λέγουσι σὲ καὶ σκολοπενδρῶν ἐξαναστῆναι Ῥυτιεῖς (Hist. anim., liv. XV, ch. 26). C'est, sans doute, ce petit scorpion venimeux, qui est si commun en Orient, où il chemine par les temps humides.

(77) Lycaste. — Lycaste, que sa blancheur ou, pour mieux dire, son terrain argileux chez Homère (ἀργινόεντα), pas plus que sa fécondité chez Nonnos (εὐκάπροιο), n'ont pu sauver du temps. J'aurais voulu trouver quelque affinité entre cette épithète d'Homère, blanchissante, et la nymphe Argès blanche, dont parle Plutarque. Elle était native de Lycaste ou de Lyctos; Jupiter l'enleva, et la transporta sur la montagne Argillos, en Égypte. or cette argileuse montagne des bords du Nil, je me plais à y reconnaître le crayeux Mokatam, qui domine le Caire. En tout cas, Lycaste n'existait déjà plus, quand Strabon écrivait dans son voisnage. Bientôt, négligeant Pheste, dont il a déjà fait mention à propos d'Androgénie, après avoir épuisé le trésor de la Crète homérique, notre poète n'emprunte plus qu'à ses propres ressources.

(78) Le territoire de Jupiter Idéen. — C'est la haute montagne où naquit le souverain des dieux : «on y découvre le soleil bien avant qu'il soit sur I'horizon, et on la nomme Ida, parce qu'une fois monté sur son sommet, on peut apercevoir de là (ἰδεῖν) tous les environs et les deux mers. »

Voilà tout ce qu'en dit le bon archevêque Mélétius, et je n'irai pas plus avant que lui. « La mer ! » ajoute Tournefort, voyageur peu avide du pittoresque, « pourquoi se fatiguer si cruellement pour la voir de si loin? »

(79) Théné. — Les manuscrits disent Thèbes. Il est malheureux que, parmi les Thèbes, au nombre de neuf, qu'énumère Étienne de Byzance, il ne se trouve aucune place pour celle-ci ; or, comme Strabon n'admet pas davantage une Thèbes crétoise, je propose de lui substituer la ville de Thènes, Θέναι, ou Théné, suivant l'orthographe de Pline ; et je me crois autorisé à cette correction, d'autant mieux que Pollux parle d'un certain vin thénéen de quelque valeur, produit des environs de l'ancienne ville de Théné en Crète; ce qui expliquerait suffisamment la présence des Thénéens auprès de Bacchus. Callimaque en a aussi adouci le nom dans cet hémistiche :

Θεναὶ δ' ἔσαν ἔγγυθι Κνωσσοῦ.
(Hymn. I, v. 42.)

(80) Cissamos. — Cissamos nous transporte vers une autre contrée de la Crète, et nous fait passer de l'orient à l'occident. Cissamos était l'arsenal maritime de la ville intérieure d'Aptère, et c'est aujourd'hui Kisamo, un évêché grec. On le voit, l'importance du lieu n'a pas plus été altérée par les siècles que son orthographe. Un manuscrit porte, au lieu de Cisamos, Dictamos, qui fut une ville de Crète, et s'appelait aussi Dictynne, toujours en souvenir de la Nymphe Dicté ou du fameux Dictame.

Et le dictame idois, qui, par le daim mangé.
Ne garit seulement son flanc endommagé
Par le trait gnoslen ; ains promptement rejette
Contre l'archer voisin la sanglante sagette.
(Dubartas,  Trois jours de la semaine, t. 1, p. 1286.)

(81) Cytée. - Cytée passe pour avoir disparu sous la ville de Candie : son nom harmonieux s'est effacé devant le mot moderne rude, et pourtant malgré la négation de Tournefort, vraiment grec, de χάνδαξ, fossé; ce nom lui fut donné par les Sarrasins, qui la fortifièrent au neuvième siècle; et Candie, qui communiqua à la ville entière son appellation adoucie, mais barbare, désigne, depuis longtemps, l'île divine que nous venons de parcourir en compagnie d'Homère et de Nonnos.

(82) Dicté. — Je ne puis oublier tout le plaisir que m'a donné la vue de cette montagne, lorsque, après une nuit d'orage passée parmi les écueils ou les grandes vagues de la mer Carpathienne, j'ai trouvé de douces brises et des ondes apaisées à l'abri des monts de la Crète; enfin, lorsque, par un jour de la plus brûlante canicule, glissant lentement sur les eaux presque à l'ombre du rivage, je contemplais les noirs sapins des sommets de Dicté, et, plus bas, ses roches arides et son pittoresque promontoire.

(83) L'île des Méropes. — C'est dans l'Île de Céos que régna Aristée, dégoûté de la Béotie après la mort de son fils Actéon. Nonnos, en la désignant sous le nom d'île des Méropea emprunte cette épithète à l'hymne d'Homère, Κόως τε πόλις μερόπων ἀνθρώπων (Hym. à Apoll, v. 42), - et confond Céos avec Cos, la patrie d'Hippocrate. Hélas ! le moindre Turc de nos jours en fait la différence, puisque Cos est encore sous le joug musulman, quand Zéa, la Céos moderne, dépend du royaume de Grèce. Toujours est-il qu'Aristée, bienfaiteur de cette île, y fut adoré sous l'invocation de Jupiter Aristée. « On observe régulièrement à Céos, » nous dit Cicéron, « le lever de la canicule, pour en conjecturer les  bonnes ou mauvaises influences sur le cours de l'année. » (Cic., de Divin., liv. I. ch. 57.)

(84) L'abeille et la canicule. — Nonnos rappelle ici sommairement quelques-uns des bienfaits d'Aristée, qu'il a détaillés dans le cinquième chant. Il répète un vers entier et un hémistiche de sa précédente description, et, même en cela, il a l'exemple et l'excuse d'Homère; ensuite, il revient complaisamment sur l'invention du miel et sur l'éducation des abeilles. — « L'abeille, » dit Eustathe, dans une judicieuse et spirituelle remarque, « a une véritable affinité avec la poésie, en raison de toute la peine que lui donne sa composition, comme par la douceur de son oeuvre, et l'industrieuse régularité de son travail. La poésie prend sa part de devoirs tout pareils et de ces mêmes fatigues. Car, sans labeur, rien de beau. - Οὐδὲν γὰρ τῶν καλῶν πόνου χωρίς. »

(85) Le Ladon. - Lasione, inconnue en Arcadie, va disparaître dans mon texte et dans ma traduction sous les flots du Ladon, le célèbre Ladon, dont on a tant parlé dans sous les siècles, mais dont on ne dit plus comme Pausanias : « Il passe pour le plus beau de tous les fleuves de la Grèce, et même des pays barbares. » Il est vrai que plus haut l'ancien archéologue, presque toujours exact et positif dans ses jugements, attribue cette supériorité à la limpidité de ses eaux. « On aurait tort,» ajoute-t-il, « de croire ce fleuve assez important pour avoir des îles pareilles à celles du Danube ou du Pô, quand elles sont grandes tout au plus comme un bac. »

(86) Le Lycée. — Le mont Lycée, dont j'ai vu de loin les cimes dominer l'Arcadie méridionale et s'abaisser brusquement vers la Messénie, est encore une de ces montagnes dotées en Orient du titre d'Olympe. « Et cum Cyllene gelidi pineta Lycaei. » (Ovide, Mét., I, v. 217.)

Ces pins du Lycée et du Cyllène ont fait place à des arbustes épineux et à une végétation rabougrie. Mais ils me rappellent quelques stances mélancoliques de la Muse grecque moderne, que ces hauteurs de l'Élide, ou plutôt l'infortunée et héroïque Missolonghi ont inspirées à l'un de ses plus nobles enfants. J'ai cru pouvoir faire de leur texte et de leur traduction un intermède à tant de recherches et de notions géographiques :

Τὸ φεγγάρι ἀπ' τῆσ Κυλλήνης
ἀρχινοῦσε τὸ Βουνὸ
ν' ἀναβαίνη ἀγάλια, ἀγάλια
τὸν ἀνέφαλο οὐρανὸ.

Τότς ἄρχισε ἡ κυράμου
ταπεινᾶ νὰ τραγουδῆ
μὲ τὴν αὖρα, με τὸ κῦμα
τὴν ἀκολούθην ᾠδὴ.

Χλωμιασμένο μου φεγγάρι,
ποῦ τὴν ἄπνουν φέγγεις γῆ,
τὴν θαμμένην εἰς τὸ σκότος
σάν λαμπάδα Νεκρικὴ.

Ἀρχινᾶς, φθτογενιέσαι,
καὶ εἰς τοὺς κόλπους τοῦ φωτὸς
ἀπ' ὀλίγο ὀλίγο αὐξάνεις
ὡς ποῦ γίνεσαι ὅλο φῶς.

Καὶ φῶς ὅλον ὅταν γίνῃς,
σύφφεφο συχνά πυκνὸν
Ξάφνου σκόνεται, σὲ ἁράζει
ἀπ' τὰ μάτια τῶν θνητῶν.

Καὶ ὁ πικρότατος ὁ Χάρος
τέτοιας ἔρχεται λογῇς,
καὶ ἀναπάνταχα ἀφανίζει,
τὸ τερπνὸ ἄνθος τῆς ζωῆς.

TRICOUP!.

« La lune commençait à s'élever lentement,  lentement, dans un ciel sans nuage, au-dessus de la montagne de Cyllène. » - « Lorsque ma dame fit entendre tout bas aux flots et aux brises des airs le chant qui va suivre: — Ô ma pâle lune, qui éclaires une terre inanimée, et ensevelie dans l'ombre, comme une lampe funèbre. — Tu commences, tu reluis, tu puises tes feux dans le sein de la lumière; puis tu  grossis peu à peu, et deviens tout entière globe éclatant. -  Mais, hélas ! ce globe, un épais nuage l'obscurcit bien souvent tout à coup, et le dérobe à nos yeux mortels. - Ainsi s'avancent vers nous les amertumes de la mort; elles nous enveloppent de tous côtés et dissipent les plus douces fleurs de notre vie qui s'envole. »

(87) Stymphale. - Nonnos la qualifie d'escarpée; Polybe dit, en effet, que ses alentours sont abruptes et difficiles, δυσχωρίαι.

(88) Ripé. — Quant à Ripé, je ne comprendrais guère d'où lui viendrait la célébrité isolée dont la qualifie le texte grec, et voici ce que disait Strabon de Ripé, comme de

(89) Stratie, — et d'

(90) Enispe ses voisines. — « Elles sont difficiles à trouver; et si on les trouvait, cela ne servirait à rien, car elles sont désertes. » C'est m'interdire de pousser plus avant sur ce point mon commentaire; je donne seulement à ces trois villes, dont certains détracteurs ont voulu, en dépit de Pausanias, faire des îles du Ladon l'épithète commune de ἀειδομένας τε πολίχνας au lieu de ἀειδομένην τε πολίχνην qui se trouve au singulier dans le texte, et cela signifie que ces trois villes ont été déjà célébrées par Homère, le poète par excellence.

(91) Mantinée. — Mantinée, chez Homère charmante (ἐραστεινήν), a cessé de l'être chez Nonnes, qui la déshérite de tout attribut, malgré ses titres à la gloire. Le père Hardouin, qui a commenté, comme j'essaye de commenter Nonnos, lui fait ici un reproche dont j'ai à coeur de le venger:
« Nonnos, dit-il, par licence poétique, a écrit le nom de la Mantinée (Μαντινειά) de Plutarque, de Xénophon, de Strabon même par un ε bref et un η in long, Μαντινεή.
» Le jésuite breton me semble ici plus préoccupé de ses paradoxes habituels que d'Homère, dont il a pourtant publié une apologie. C'est l'Iliade qui a dit Μαντινεήν, nécessaire à la mesure du vers ; Nonnos n'a fait que répéter, et l'orthographe homérique a tellement prévalu que notre Français a traduit Mantinée et néon Mantinie ; on conviendra que chez l'un comme chez l'autre poètee, il n'y a pas là vraiment matière suffisante à querelle même littéraire.

(92) Parrhasie. — Fondée par Parrhasios, fils de Jupiter. Ville antique qui donne aussi poétiquement son nom à l'Arcadie.

Lupercal
Parrhasio dictum Panos de more Lycaei,

disait Virgile, qui, parfois aussi a recherché le sens étymologique.

(93) Phénée. — Célèbre dans la vie d'Hercule et d'Evandre. Il est question ici de la plaine du lac Pbénée où le Ladon commence, et dont les eaux salubres pendant le jour, donnaient la mort pendant la nuit : Ainsi les eaux du Nil que j'aimais tant à boire, dans les jours brûlants, rafraîchies et filtrées dans les cruches de Kené que le vent agitait sur ma tête, suspendues au mât de ma barque, m'ont donné la fièvre dans la nuit que je passai étendu sur le sable de leurs rives.

(94) Orchoménos - était l'un des cinquante Lycaonides qu'extermina Jupiter après son horrible repas chez Lycaon, homme et roi primordial, changé en loup. Occidit una domus. Il avait eu le temps de fonder la ville d'Orchomène en Arcadie, bien moins célèbre que l'Orcomène de Minyas que nous avons vue déjà en Béotie.

(95) Les Aphidantes. — Il s'agit ici des habitants du district dépendant de Tégée, où régnait Aphidas, fils d'Arcas; ou plutôt, si ce n'est tout un, des Arcadiens Apidanéens qui vivaient sur les hauteurs de l'Érymanthe : ils tiraient aussi leur nom d'Apis fils de Phoronée, le Médecin-devin, enfiant d'Apollon, comme l'appelle Eschyle Ἰατρόμαντις παῖς Ἀπόλλωνος, lequel s'établit en Arcadie après avoir purgé le Péloponnèse des serpents dévorants, hôtes venimeux et féroces. Le roi Apis, qui s'empara de Sicyone, le plus antique royaume de la Grèce, et en chassa les Telchines, était de son sang. Peut-être c'était lui-même, grâce à une allégorie des Telchines rapprochés des serpents; car sur ce point il règne une obscurité telle que toutes les conjectures demeurent permises.

(96) Arcas. — Et voici enfin ce fondateur de la ville Arcadie, lequel, en partant avec sa mère Calisto pour la sphère céleste, avait laissé son nom à sa province natale et son tombeau à Mantinée : ses restes y furent transportés du mont Ménale voisin, aux termes d'un oracle de Delphes, exprimé dans ce vers passablement prosaïque :

Ἔνθα δὲ κεῖται
Ἀρκὰς, ἀφ' οὗ δὴ πάντες ἐπικλησιν καλέονται.


(97) Achate. — Ici Nonnos semble laissé à lui-même, et nager sans liége; car Homère n'a pas envoyé au siége de Troie la moindre députation sicilienne : mais Virgile ne tardera pas à le secourir; et d'abord cet Achate qui commande les troupes siciliennes me parait être purement une réminiscence de l'Énéide.

Au reste, mon voyage en Sicile de l'année 1840 me met en mesure de redresser les notions topographiques de Nonnos, ou plutôt de réparer les erreurs de son copiste. Ce n'est pas le promontoire Pélore qui porte une tête sourcilleuse; il étend, au contraire, vers le détroit de Messine et les rochers de Scilla, une longue plage sablonneuse parfaitement conforme à la description que fait Nonnos du cap Pachyne, lequel, de son côté, ne présente point à la mer le sol d'une presqu'île (νησαῖον δάπεδον), mais bien plutôt une colline escarpée. Il ne faut donc, pour concilier le texte grec avec l'exactitude géographique, que feuilleter les dernières pages de mes Vingt jours en Sicile, et faire ici que les deux promontoires Pachyne et Pélore changent de place entre eux.

(98) Les Cosyriens. — Je débusque sans pitié les Cillyriens, peuplade qui n'a jamais fait partie d'aucune contrée sicilienne ou autre tant soit peu connue, du premier rang que leur avait offert ce recensement, et j'allais mettre à leur place, dans le texte grec, les Lilybéens que, sans cette correction, Nonnos eût passés sous silence. Or il me semblait trop bon géographe et trop exact nomenclateur pour séparer, dans le treizième livre, une pointe du triangle des deux autres pointes et Lilybée de Pachyne et de Pélore, quand il les a déjà réunis en trois vers du deuxième chant (de 395 à 398) : mais, malgré mon admiration pour ce promontoire que j'ai vu prolonger ses belles montagnes sur la mer qui le sépare de Carthage, c'est de Cosyra qu'il s'agit ici, île sicilienne, voisine de Sélinonte et par conséquent de Lilybée (Steph. Byz.), île que Pline et Strabon ont nommée, et dont Ovide a dit

Fertills et Meliti sterili vicina Cosyre.
(Liv. III Fastes, v. 567.)

(99) Les Hélymes, — colonie troyenne, dont Eryce et Ségeste étaient les capitales (Thucyd. l. IV, ch. 2. — Silius Ital., liv. XIV, v. 46).

(100) Les Palices — et leur lac, si bien décrit par Diodore, leur voisin,

(101) Catane — et sa rade,

(102) Les Sirènes, — dévolues aux mers italiennes, changent de séjour au gré des poètes. Nonnos les fixe auprès de Catane, et Ovide un peu plus haut dans le détroit de Messine. Apollonius de Rhodes, après Homère, place les Sirènes dans une île, et c'est à l'auteur des  Argonautiques que le poète égyptien a emprunté, pour leur généalogie, le fleuve

(103) Achéloüs — et la muse Terpsichore, c'est-à-dire l'union des eaux et de l'harmonie.

Τὰς μὲν ἄρ' εὐειδὴς Ἀχελωίῳ εὐνηθεῖσα
Γείνατο Τερψιχόρη, Μουσέων μία.
(Apoll. Rh., l. IV, v. 806.)

« Les pasteurs crurent que les Muses et les Sirènes avaient renouvelé au bord de l'Alphée le combat qu'elles s'étaient livré jadis, quand les filles de l'Achéloüs, vaincues par les doctes soeurs, furent contraintes de se dépouiller de leurs ailes. » (Chateaubriand, les Mart., liv. II.)

« Les souvenirs de la mythologie, » me disait M. de Chateaubriand, « et les citations de la Bible que j'ai accumulées dans les premiers chants des Martyrs, tirent d'abord l'effet d'un étrange amalgame; mais peu à peu les lecteurs du Génie du Christianisme s'y accoutumèrent : les uns et les autres en découlaient naturellement ; et vous ne sauriez croire quel plaisir j'avais éprouvé à recueillir en Orient toutes ces images. Nourrisson du Pinde, et croisé à Solyme, j'étais heureux de mêler mes délaissements aux ruines d'Athènes, mes pleurs aux larmes de Madeleine. »

Or cette dernière phrase, un peu ambitieuse, qui venait d'être tracée pour les Mémoires d'Outre-tombe, je l'entendais à Londres dans notre cabinet d'études diplomatiques.

(104) Camarine, — qu'on voit de si loin, adparet Camarina procul (Virgile, En., III, 701),

(105) Hipparis, - fleuve ou ruisseau vanté par Pindare (Olymp. V),

(106) Hybla — et ses abeilles, rivales de l'Hymette,

(107) Aréthuse. — Aréthuse enfin, chantée par tant de poètes : et à propos de tous ces noms grecs si mélodieux, je renvoie encore à ces mêmes Vingt jours en Sicile, tous mes lecteurs s'ils sont assez avides de commentaires pour ne pas se contenter de ceux qui précèdent ou vont suivre. Quant à moi, je ne saurais m'en lasser. Car,

 « me trouvant inutile à ce siècle, je me rejecte à cet autre ; et en suis si embabouiné que ces vieilles choses m'intéressent et me passionnent. » (Montaigne.)

Néanmoins, puisque j'ai, dix ans à l'avance, écrit sur la Sicile tout ce qui peut aider à l'intelligence du texte de Nonnos, assez clair en cet endroit, je demande la permission, pour procurer une diversion à mon esprit et à ma plume, de traduire un autre poète grec encore et de dire avec le sentencieux Théognis.

— « Et moi aussi, je suis allé autrefois en Sicile ; moi aussi, j'ai vu les champs couverts de vignes de l'Eubée, et Sparte, ville illustre que baigne l'Eurotas chargé de roseaux. Partout on m'a accueilli avec bienveillance. Et cependant jamais ces contrées étrangères ne m'ont donné assez de plaisir pour faire oublier à mon coeur que rien n'est meilleur que la patrie.»

(108) Phaunos. Cette désignation de l'Italie n'a rien de précis ni de satisfaisant, soit que l'on conserve le mot πυρισφήγιστον, scellé par le feu, soit que l'on adopte πυρισφρίγιστον, gonflée par le feu, plus intelligible en français que convenable en grec. Il resterait toujours l'énigme des trois pointes, τριλόφοιο, ou des trois sommets : en substituant, διλόφοιο, les deux sommes, ce qui se rapproche davantage de l'édition de Falkenburg et par conséquent du manuscrit originel, on pourrait y voir l'Apennin, dont les cimes, si elles ne sont doubles, regardent au moins les plaines italiennes des deux côtés. Mais il est plus probable que, par un anachronisme pardonnable chez un poète, Nonnos a voulu désigner les campagnes de Naples, et les deux tètes du Vésuve, qui, de son temps, comptait déjà trois siècles de ravages, mais qui n'existait pas pour Phaunos.

(109) Les sommets de feu. — C'est en ce sens que le docte commentateur des bronzes d'Herculanum a tranché la difficulté, en traduisant ainsi ce passage :

Fauno vien dopo, dali arsicci campi
D'Italia ove due teste inalza un monte
Fauno di Circe flgilo, e del gran Giove.
(Bronzi, t. II.)

Et cependant il me reste quelques scrupules sur cette épithète, τρίλοφος, que nous avons déjà rencontrée ( liv. VI, v. 329), appliquée au pays des Tyrrhéniens, et qui, au lieu du Vésuve et du Monte-Somma, pourrait désigner les Alpes, et leur continuation, les Apennins, sous les aspects variés de leurs cimes et de leurs penchants.

(110) La colline des Grâces. - La colline des Grâces se trouve dans Hérodote ( liv. IV, § 175).

Et le fleuve Cinyps, cité plus loin, en descend pour courir bien peu de temps vers la mer, comme tous les torrents de l'Afrique septentrionale, autres que le Nil.

(111) Maurousie. — C'est la Maurousie, le pays des Maures, gens Maurusia, dont Iarbas, dédaigné par Didon, est le roi dans l'Énéide. Nonnos désigne ici par son épithète Ἐρημονόμος, les Maures nomades dont Denys le Périégète fait cette remarquable description :

« C'est dans ces déserts que s'étendent et se dispersent les innombrables tribus des nomades. C'est là qu'ils vivent sur le rivage, et au milieu des forêts, cherchant dans la chasse leur misérable existence, car ils ne savent pas fendre la terre avec la charrue; jamais ils n'entendent l'agréable bruit du chariot, ni le mugissements des boeufs qui reviennent à l'étable. Ils paissent eux-mêmes au milieu des chênes, sans connaître l'épi, sans comprendre la moisson.  »

(112) Le lac Tritoans. — Là est aussi le lac où le fleuve Tritonis, situé, comme le jardin des Hespérides, dans le voisinage de l'antique Atlas.

(113) Les cent villes de Libye. - C'est ainsi que par la fondation de cent villes libyennes, Cadmus devait accomplir la prophétie dont parle Hérodote. « Un Triton, » dit-il, « annonça. à Jason, jeté par la tempête sur la côte d'Afrique, qu'un jour les Grecs devaient bâtir cent villes sur les bords du lac Tritonis. »

Τότε ἑκατὸν πόλεις περὶ τὴν Τριτωνίδα λίμνην Ἑλληνιδας, πᾶσαν εἶναι ἀνάγκην. (Hérod., liv. IV, ch. 179.)

(114) La lune Méné. — J'ai dû me résoudre à me passer du commentaire que Graëfe nous a promis sur ce vers; car, attendu trente ans pendant sa vie, il ne paraîtra pas après sa mort; je rétablis donc ainsi le texte :

Τηκομένης ναίοντες ἐδέθλια γείτονα Μήνης.

Il s'agirait ici, d'après mes conjectures, non de la lune, mais de l'île Ména, située dans le lac Tritonis, et habitée par les Éthiopiens ichthyophages. (Diod., liv. III.) J'ai d'ailleurs, pour appuyer ma version, Bochart, qui voudrait lire αἴθομένης (île brillante), en raison de ces expression de Diodore, Méné possède de grands soupiraux de feu, ἔχει πυρὸς ἐκφυσήματα μεγάλα il est soutenu lui-même par Triller (Crit., liv. I, c. VI), qui propose τηκομένης, liquescentis insulae; et si j'adopte cette dernière leçon, c'est qu'elle ressemble davantage au terme du manuscrit, τικτομένης, et explique mieux l'erreur du copiste.

(115) Jupiter Asbyste. — Jupiter Asbyste nous a déjà occupé dans un des chants qui précèdent.

(116) Le fleuve Chrémètes. — Le Chrémètes est aussi peu connu comme fleuve que comme père de d'Anchiroé, et l'on n'en sait que ce qu'en disent les Météores d'Aristote. Le plus grand avec le Nil des fleuves connus de la Libye, il se jette dans la mer extérieure (est-ce donc l'Océan) ? Ὅ τε Χρεμέτης καλούμενος, ὃς εἰς τὴν ἔξω ῥεῖ θάλατταν. (Météor., l. I, ch. XIII) ; mais si Chrémètes est un des noms du Nil, comme quelques géographes l'ont dit, pourquoi ne pas lire Anchinoé, qu'Apollodore nous dit être fille du Nil ? Nous retrouverions ainsi la jeune veuve de Psyllos dans l'épouse de Bélus qui devint la mère de Danaos et d'Ægyptos.

(117) Le Fleuve Cinyphe. — C'est le Cinyphe, le Cinyps d'Hérodote, dont les boucs fournissent aux soldats pour leur coiffure et aux plus pauvres matelots pour leur voiles une barbe blanchie par la vieillesse; et cela me fait songer à ces voiles en poils de chèvre, noires comme les tentes des Bédouins, que les barques des Maures pécheurs tendent aux vents dans l'Archipel, ainsi qu'à ces nobles chèvres que j'ai vues toutes vivantes, descendre sur nos vaisseaux les courants du Bosphore pour donner à Paris nos moelleux cachemires français.

Incanaque menta
Cinsyphii tondent hirci, setasque comantes,
Usum in castrorum, et miseris velamina nautis.
(Virg., Géorg., 1l III, v. 312.)

(118) Les Auschises et les Cabales. — Les Auschises sont à l'occident des Asbystes, et entourent les Cabales, « tribu peu nombreuse, » dit Hérodote, « qui s'étend sur les côtes de la mer vers le territoire de Barca. »

Pol la plebe di Barca, e nuda, e inerme
Quasi, sotto Alarcon passar si vede;
Che la vita famelica nell' erme
Piagge, gran tempo sostento di prede.
(Le Tasse, Ger., l. XVII, st. 19)

(119) Cratégone. — Cratégone, le fils de la force, est un personnage totalement inconnu dans la mythologie grecque, et appartient sans doute à quelque légende d'Égypte ou d'Afrique que Nonnos aura recueillie sur place.

(120) Psyllos. — Psyllos, l'insensé, est pris probablement ici pour personnifier l'imbécillité nationale. « Le vent du midi, » dit toujours Hérodote, « ayant desséché leurs citernes, les Psylles tinrent conseil entre eux, et résolurent, d'un consentement unanime, de faire la guerre au vent du midi (je rapporte ce qu'on dit en Libye). Arrivés dans les déserts, ce même vent se mit à souffler et les ensevelit sous le sable. » On lit à ce sujet dans les Mémoires de littérature de l'Académie, t. X, p. 487, après la tradition des Psylles enfouis par les vents d'Afrique dans les sables du désert :

« Nonnus renchérit bien sur tout ce merveilleux au XIIle livre de ses Dionysiaques, où, faisant le dénombrement des peuples qui accompagnent Bacchus dans son expédition des Indes, il suppose, à l'occasion des Psylles, qu'un de leurs rois, pour venger la mort de son fils, équipa une flotte contre le vent du midi, qu'il aborda aux îles Éoliennes dans le dessein de l'y attaquer, et que les vents, armés pour leur défense, submergèrent le roi Psyllos avec tous ses vaisseaux. N'est-il pas admirable que ce roi aille chercher au septentrion le vent du midi ? car les îles Éoliennes sont au nord de la grande Syrie; mais c'est de quoi Nonnus s'est peu embarrassé. »

J'ai à coeur de blanchir mon poète des injustes imputations de M. l'abbé Souchay. Il n'y a rien d'extraordinaire ni d'inconséquent à ce que Psyllos, pour éteindre le fleuve dévastateur de ses campagnes, et non pour venger la mort d'un fils dont ni la Fable ni le poète égyptien n'ont parlé, soit allé attaquer les vents chez eux, dans leur royaume et leur citadelle; c'est une tactique approuvée en tout temps : et d'ailleurs ceux qui la trouvent ridicule ne devraient-ils pas se souvenir que Nonnos a fait de Psyllos un insensé?

(121) Agapénor. — De Libye en Samothrace le trajet serait long et la transition brusque. Et cependant tous les textes de Nonnos, tant imprimés que manuscrits s'accordent à nous ramener en Samothrace pour nous renvoyer immédiatement dans l'île de Chypre. Cette marche, au rebours de l'ordre ethnographique, m'a surpris. Et plus j'y ai réfléchi, plus je me suis convaincu qu'il y avait là une forte interversion du texte. Je crois avoir bien fait de la réparer. Dans ce but, j'ai transporté les trente-huit vers qui séparent Psyllos le Libyen, d'Agapénor le Cypriote (de 393 à 431), au bout du dénombrement, trois vers avant la fin du livre, c'est-à-dire sous les numéros 527 à 565. De cette façon, le lecteur passe tout naturellement d'Égypte en Chypre, ce qui est la route habituelle; et il n'aura plus que très peu de chemin à faire pour revenir des sommets du Mycale à Samothrace. Par là, Nonnos aura imité l'ordre homérique, lequel, sans enjambement, va toujours d'une province limitrophe à l'autre. Il aura, en outre, pour couronner sa nomenclature, réservé le souvenir du premier chantre du monde; et placé la fin de son dénombrement sous le patronage d'Orphée, comme l'invocation à Homère en fait le début. Ces bons effets ne lui auront rien coûté, quant à lui, et à moi, seulement quelques chiffres changés dans la pagination des feuilles.

C'est par un même procédé, mais avec une moindre interversion du texte, que j'ai placé les Mygdoniens après les Phrygiens ; le vers 511 semblait m'ordonner cette réforme; et puisque l'armée des Indes se réunit en Mygdonie, le contingent mygdonien devait clore le catalogue. Je n'ai fait figurer après lui que Caunos et Orphée dont Nonnos voulait nous rappeler l'aventure personnelle ou la mémoire, et couronner ainsi par une sorte d'épisode poétique son long dénombrement. Or mes conjectures et mon procédé de reclassement qui ont rejeté Samothrace à la fin du livre, ont reçu une parfaite confirmation d'un manuscrit consulté à la Vaticane par mon ami, M. le comte Ad. de Caraman, en 1854. — C'est la copie Regina, qui a appartenu à la reine Christine de Suède; où le vers final 562 suit immédiatement le dénombrement de la Samothrace, comme le bon sens me l'avait prématurément indiqué.

Nous voici donc à l'île de Chypre; et tout d'abord j'élimine du texte grec ce vaillant Litros dont on n'entendit jamais parler (Λίτρος Ἀγήνωρ), et je lui substitue le célèbre Agapénor; qui, après le siége de Troie, fut jeté par les tempêtes dans l'lle de Chypre où il fonda Paphos. Ἐκοσμήτην Ἀγαπήνωρ Εὐχαίτης τε Λάπηθος. J'emploie à cet effet, pour rétablir le rythme, le genre duel, ainsi qu'Homère me l'a enseigné dans une occasion toute pareille.

Τῶν μὲν ἄρ' Ἀμφίμαχος καὶ Θάλπιος ἡγησάσθην,
(Iliade, II, 820.)

Puis, après avoir expliqué qu'ici

(122) Sphécie, — mot à mot, file des Guèpes; et plus loin,

(123) Céraste, — la Cornue, à raison de la multiplicité de ses caps, sont des variétés des noms primitifs de l'île de Chypre réunies dans un seul vers de Lycophron, j'ajoute qu'Étienne de Byzance ne l'a pas compris, et qu'il n'est pas sans excuse, vu l'obscurité habituelle de l'Alexandra (Lyc., vers 447). Ensuite je viens à

(124) Hylate, — qui figure dans Lycophron également, et qui est la ville Hylé ou Hylate, consacrée à Apollon.
Il n'y a point eu dans les dictionnaires géographiques, et surtout il n'est jamais resté dans ma mémoire de voyageur, d'autre

(125) Sestos — que

La grant tour de Secte,
Là où Héro, par amour, tant osa.
(Marot)

Je vais donc, en place de cette Sestos étrangère à l'île de Chypre, que porte le texte grec, proposer Chytros, maintenant Citria, ou Cytise, ou Palaeo-Chytro, si l'on en croit le judicieux d'Anville; Chythro, dont le miel rivalisait avec l'Hymette (Diophanes, Geop., liv. XV). Je ne sais si, en cette circonstance, je ne me laisse pas emporter trop loin par mon vieux penchant pour Critis, et si je ne commets pas une grosse erreur topographique; mais je vois, et je voudrais revoir partout cette délicieuse vallée de Cythère, dont mon imagination s'est empreinte ; arrosée des eaux de la haute et abondante source du mort Panacre que nous allons rencontrer plus bas, elle est ombragée d'orangers toujours en fleur et en fruits. C'est là qu'après un jour entier de fatigues poétiques dans ces collines pittoresques, je reçus chez le riche Hadjs Pétraki la plus délassante hospitalité. C'était ce même Pierre le Pélerin que je devais, trois ans plus tard, reconnaître pauvre, exilé, presque fou, dans les rues de Londres, et dont M. de Chateaubriand m'aida à soulager les malheurs. J'étouffe ces réminiscences qui font remonter, en soupirant, ma pensée vers un âge plus heureux ; mais je ne puis m'empêcher, à cette occasion, d'ajouter un argument de plus à ma polémique de l'an passé en faveur de la Cythère de Chypre, que contestait le savant archéologue, directeur de l'excellente revue intitulée le Correspondant.

Non seulement Dapper, dans son Exacte Description des îles de l'Archipel, a fait un chapitre de la Cythère de Chypre; mais, à côté de l'autorité d'Ortélius que M. de Chateaubriand a proclamé le Ptolémée moderne (Introduction à l'Itinéraire), j'aurais pu citer Virgile lui-même lorsqu'il fait dire à Vénus (Én., liv. X, v. 50) :

Est Amathus, est celsa mihl Paphos, atque Cythers,
ldailiaeque domus.

Certainement Vénus n'est pas tombée sciemment dans la faute de géographie qui m'était reprochée ; elle n'a pas confondu sa ville de Cythère en Chypre, avec son île de Cythère, et, dans sa réponse à Jupiter, elle n'a pas sauté de Paphos à l'entrée de l'Archipel, pour en revenir aussitôt à Idalie. C'est évidemment quatre villes de Chypre qu'elle a citées ensemble, « Amathonte, Paphos, Idalie et Cythère. »

Cela dit, je continue mes commentaires ethnographiques.

(126) Tamase. — Certes elle ne doit pas être bien éloignée de Chytri, puisque Ovide affirme que c'est la meilleure contrée de l'île. Telluris Cypriae pars optima (Met., liv. X, v. 545) ; sans doute en raison de l'abondance et de la qualité de ses mines de cuivre (Strabon, liv. XIV).

(127) Tembros, — autre dépendance d'Apollon-Elylate, est citée dans un vers des Bassariques de Dionysos le Samien, que nous a conservé Etienne de Byzance; et ce vers confirme le nom de la ville suivante Érystée, que Graëfe semble disposé à contester.

(128) Érystée — appartient à Apollon médecin, ou sauveur (de Ἐρύω, je préserve), adoré en Chypre pour avoir guéri Vénus de son amour après la mort d'Adonis, sans doute, ajoute un chroniqueur malin, en tâchant de le remplacer.

(129) Le mont Panacre. — Ces trois villes, entassées dans un seul vers des Dionysiaques, me ramènent, malgré moi, au mont Panacre qui les domine. Meursius, sur la foi de Nonnos, l'avait appelé Panarcte (Cyp., l. I, p. 42); mais Abr. Berkélius, en commentant Étienne de Byzance, y a substitué Panacre. Au lieu de ce dernier nom que je croyais dévolu à une montagne de Crète, je l'aurais à mon tour qualifié volontiers de mont Phalacre, Mont Chauve, en France, Chaumont, si Nonnos n'avait vanté l'épaisseur de ses forêts. Car, pour être véridique, je n'ai aperçu que des boissons touffus et de vigoureux arbustes, en pleine végétation du mois de juin, sur ces hauteurs du mont Panacre hérissées de rochers et de pics aigus.

(130) Les Solons, — qu'Hérodote nomme Soliens (liv. V, § 110), sont désignés par Ptolémée comme habitant les penchants septentrionaux de l'île.

« Au partir d'Ægypte, » dit Plutarque-Amyot,  « Solon passa en Cypre, là où il eut fort grande amitié avec un des princes du pais nommé Philocyprus, qui estoit seigneur d'une ville, non guères grande, en assiette bien forte, mais en pais aspre, maigre, et stérile. Parquoy Solon lui remonstra qu'il vallait beaucoup mieux la remuer de ce lieu là en une belle et fertille plaine qui estoit au dessouls, et la y redifier plus grande et plus plaisante qu'elle n'estoit : ce qui fut faict à sa persuasion ; et fut lui-même présent aiant toute la superintendance du bastiment de la ville, laquelle il ayda à disposer et ordonner très bien, tant pour le plaisir que pour la force et pour la seureté, de manière que beaucoup de gens y viendront d'ailleurs habiter. Et lequel, pour honorer Solon, appela sa ville Soles, qui paravant s'appelait Æpie. »

(131) Les Lapèthes — ou Lapithes, nommés ainsi plus tard de ce Lapithos, qui commanda les bataillons cypriens avec Agapénor, étaient au nord de la longue montagne qui partage l'île en deux régions et en deux climats : la ville charmante de Lapèthe, ainsi la désigne un vers d'Alexandre d'Éphèse (Steph. Byzant.) Καὶ ἱμόεσσα Λάπηθος, est aujourd'hui la chétive bourgade de Lapito.

(132) Cinyras. — Cinyre fut ainsi appelée de Cinyras, père incestueux d'Adonis, « que la maritime Cypre vit comblé de richesses par la divinité ; et la richesse que répand la main divine est a la plus durable. » (Pindare, Ném., 8.)

(133) Uranie. — Je n'ai pu reconnaître d'abord nulle part la ville Uranie, éponyme de la sphère céleste. J'avais cru en retracer quelques vestiges dans cette invocation de Catulle, d'où certains critiques même l'ont chassée :

« Ô Vénus, » dit-il, « toi qui honores de ta présence Idalie la sainte, Ourie, Amathonte, etc. »

Mais j'ai rencontré ensuite une explication satisfaisante à demi. Mélétius assure que dans le voisinage de Crapasie se trouve, rapprochée comme dans les Dionysiaques, la plaine Oura boos, queue de la vache ; et c'est en effet l'extrémité orientale de l'île dont on a parfois comparé la forme à une génisse. Le savant archevêque d'Athènes a retourné ainsi la Boosoura de Strabon; et je n'y vois nul inconvénient. Mais Nonnos, effrayé sans doute de la vulgarité de l'image, aura cherché une étymologie plus relevée; et il me semble qu'à son tour il l'a portée trop haut, puisque, par une forte hyperbole, il fait de ses habitants autant d'étoiles. Au reste, Ouraboos aurait son pendant dans la géographie antique et même moderne : on connaît plus d'un promontoire appelé Tête de boeuf, Bucéphale, sans parler du coursier d'Alexandre; et le Delta que forment les deux branches du Nil au-dessous du Caire est dit aussi te ventre de la vache (Batn el-Bahhara), dans la langue des Fellahs. Néanmoins je dois penser que Nonnos a emprunté son Uranie, comme la ville suivante, à Diodore de Sicile, qui en fait une des conquêtes de Démétrius.

(134) Carpasie — (et non Crapasie comme le veut Graëfe) fut fondée dans la partie orientale de l'île par Pygmalion, frère de Didon, et roi de la cité de Tyr qui se trouvait presque en face sur le continent.

(135) Paphos. - Tout est dit de Paphos, si ce n'est que le torrent dont elle boit quelques gouttes d'eau, est ce même

(136) Satraque, — où Vénus et Adonis seraient aujourd'hui bien embarrassés de se baigner pendant la saison, prolongée dans l'île de Chypre, où l'on se baigne en plein air. Et pourtant ce fleuve Satraque doit être le même que « le fleuve Barbaros, aux cent embouchures, qui n'a pas besoin des pluies pour fertiliser Paphos. »

Πάφου θ' αὖ ἑκατόστομαι
Βαρβάρου ποταμοῦ ῥοαὶ
Καρπίζουσιν ἄνομβροι.
(Eurip., Bacch., v. 404.)

Au reste, Paphos a beau ne plus être la capitale de λ'ῖλε, elle en est toujours la ville la plus célèbre.

(137) Salamine, Lapithos et Paphos forment les trois premières sections que Cluvier, le plus savant géographe des temps modernes, a déterminées pour l'île de Chypre. La quatrième seule manque dans le recensement de Nonnos ; et c'est Amathonte. On remarquera ici que le vers de Nonnos ᾧ ποτε Τεῦκρος, etc., est la traduction littérale d'Horace :

Teucer Salamina patremque
Quum fugeret.
(Liv. I, od. 7.)

Teucer, frère d'Ajax, et créateur de Salamine, fut plus heureux qu'Hélenus, frère d'Hector; celui-ci ne fonda sur le rivage de l'Épire qu'un faible simulacre de son pays : « Parvam Trojam simulataque magnis Pergama, » tandis que Teucer établit en Chypre une ville bien plus considérable que son exiguë patrie. « Et ces villes cypriennes, » s'écrie le choeur des Perses dans le dénombrement des pays soumis à Darius, « Paphos, Soles et Salamine, dont la métropole est maintenant pour nous la cause de tant de larmes.» (Eschyle, Perses, v. 893.) Avant d'avoir parcouru en peu d'heures toute cette île de Salamine, voisine d'Athènes, j'avais suivi dans ses transformations l'autre Salamine de Teucer, depuis son antiquité, commencée sous les noms de Coronis et de Constantin, jusqu'au dernier, qui fut Famagouste: et j'ai vu les remparts ruinés de cette cité des Vénitiens blanchir au bout de la longue plaine de Chypre quand je chassais les francolins dans les lits des torrents bordés de lauriers-roses.

(138) Cimpsos. — J'aurais dû renoncer à Cimpsos, et lui chercher un remplaçant parmi les villes lydiennes qui sont rares ou du moins peu connues, si je ne l'avais enfin rencontré, ville ou pays, dans un vers de Lycophron (vers 1353) entre le Tmole et le Pactole. Tzetzès le nomme sans rien ajouter : Meursius et Potter l'ont négligé dans leurs commentaires de l'inintelligible Alexandra, peut-être en raison d'une certaine apparence d'étrangeté que ce mot porte en lui-même, et je fais comme eux. Or M. Dehèque, qui s'est dévoué récemment avec une si heureuse patience à deviner les énigmes de Lycophron, ne s'est pas arrêté plus que moi à Cimpsos.

(139) Itone. — Itone est aussi une ville de Lydie, a dit Etienne de Byzance, quand il parle de l'Itone de Thessalie; c'est là tout ce que j'en sais. J'ai néanmoins découvert dans la Pharsale un certain Itonus qui, le premier, fondit l'argent et frappa monnaie :

Primus
Fudit et argentum flammis aurumque moneta
Fregit.
(Lucain, l. VI, v. 402.)

Ce monarque primitif devait être d'Itone en Lydie, si même son nom ne signifiait pas naturellement l'Itonien. « De tous les peuples que nous connaissons, » dit Hérodote, « les Lydiens furent les premiers à faire, pour leur user, des monnaies d'or et d'argent (liv. I, § 94).) » la métaux apportés par ses fleuves ou produits par son sol y abondaient.

(140) Torébie. — Thorrébon, dont notre poète a adouci l'appellation en favorisant la mesure de son vers, fut fondée par Torrhèbe, fils d'Atys, comme Lydos, et tous les deux donnèrent successivement leur nom à la contrée; mais Lydos lui laissa le sien. Leur soeur Torrhébie fut aimée de Jupiter et en eut un fils, Carios, qui, de son côté donna ce nom à l'une des montagnes du pays.

(141) Sardes. — Sardes, l'antique Sardes dont le sol était gros d'argent et d'or, εὐώθινος, fut vraiment la nourrice de Plutus, dieu chtonien des richesses souterraines, car elle était la capitale du royaume de Crésus.

(142) Cérassas. - Cérassas, contrée affectionnée de Bacchus, prend son nom du verbe κέραννυμι (je verse ou je mêle le vin), source de tant d'autres étymologies. Elle devait être située sur les penchants du Tmole, père des vins généreux.

Firmissima vina,
Tmolus et adsurgit quibus... .
(Virg., Géorg.,  l. II. v 97.)

(143) Hoanie. — Hoanos est une ville de Lydie, citée dans les Bassariques de Dionysios et non ailleurs, que nous avons perdues à mon vif regret, car elles auraient jeté un grand jour sur mes perquisitions. Étienne de Byzance, qui les rappelle, la qualifie de ville ; ici c'est une montagne.

(144) Métallos. — Métallos est une source ou un affluent du Pactole qui s'explique de lui-même.

(145) Les Stataliens. — Les Stataliens me paraissent constituer, avec les Arimes de l'Iliade, une seule et même peuplade où Typhée gît renversé (liv. II, V. 763). Typhée le volcan, personnifié.

(146) Étymologie des Stataliens. - Cette étymologie se trouve plus loin dans le vers 485 de ce même chant des Dionysiaques  στῆθι τάλαν. « La parole est l'arme d'Apollon, » dit Himérius, λόγος δὲ ἄρα τὸ βέλος Ἀπόλλωνος ( ap. Phot, p. 1131.) Et comme un propos en amène un autre, je ne puis m'empêcher d'appliquer à Nonnos, et à moi-même son humble traducteur, ce
que M. Boissonade dit si judicieusement de cet Himérius  et de M. Wernsdorf, son collecteur.

« Quelques lecteurs d'un goût trop sévère peut  être et trop dédaigneux, ne lui sauront pas trop de gré de toutes les peines qu'il s'est données pour nous faire lire aussi complet que possible un déclamateur du Bas-Empire. Mais les bons esprits savent que rien n'est à mépriser; qu'il faut soigneusement recueillir et conserver jusqu'aux moindres débris de l'antiquité, que les monuments s'éclairent mutuellement, et que ceux que l'on se croirait quelquefois en droit de négliger deviennent précieux par le jour qu'ils peuvent jeter sur les plus beaux chefs-d'oeuvre. » Boissonade, Biog. Univ., art. Himérius.)

(147) Boudée. — Boudée est citée dans l'Iliade en dehors du Catalogue comme une ville bien habitée, Était-elle en Thessalie, en Béotie, ou en Macédoine? Je veux croire avec Nonnos qu'elle était aussi en Phrygie ; et elle pourrait avoir quelque analogie avec cette étape de Scipion, Beudos quod vetus appellant, dont fait mention Tite-Live. (Liv. XXXVIII, ch. 16.)

(148) Telmesse. - Téménie est une ville phrygienne sur les confins de la Lycaonie. C'est tout ce qu'en dit Étienne de Byzance ; et Strabon n'en parle pas. La célébrité que lui attribue Nonnos s'évanouit devant ce nom presque inconnu. Mais si. au lieu de Teménie, nous lisons Telmesse ou Termesse qui devait être limitrophe, ville toute différente de cette autre Telmesse ou Telmisse dont je crois avoir vu les ruines en Lycie, la mesure du vers n'y perdra rien ; et comme, suivant le témoignage de Cicéron, elle avait une excellente école d'haruspices (qua in orbe excellit aruspicum disciplina), qu'en outre elle a été vantée par Hérodote, Arrien, saint Clément d'Alexandrie et saint Grégoire de Nazianze, l'épithète ἀειδομένην trouverait ainsi sa juste application, et les grands bois sacrés, ἐὐσκιον ἄλσος ἀρούρης, auraient leur raison d'être (si j'ose, en un tel sujet, m'exprimer d'une façon si moderne), dans les agros uberrimos maximeque fertiles (Cic. de Div., liv. II, ch. 42), dont la fécondité favorise les expériences de la divination.

(149) Drésie. - Drésie est encore une de ces localités insignifiantes que le poète Denys dans ses Bassariques avait seul désignées. Serait-ce la patrie homonyme du guerrier Drésos qui tomba sous les coups d'Euryale, au début du sixième chant de l'Iliade ?

(150) Obrime. — Le fleuve Obrimos a une autre terminaison chez Pline, Obrimas. Tite-Live parle de ses sources auprès desquelles Séleucus se rendit
en allant d'Apamée au-devant de Scipion.

(151) Doïas. - Doïas est un emprunt de notre poète à Apollonius de Rhodes. « La plaine de Doïas, dit son scholiaste, est voisine de trois villes habitées par les Amazones, selon Phérécyde l'historien : Lycastie, Thémiscyre et Chalybe. ». — Ne pouvant en retracer l'emplacement, j'en admire au moins l'euphonie.

(152) Célènes. — Célènes, qui, depuis, fut Apamée, est située au pied de la montagne Signia, qu'entourent les trois fleuves Marsyas, Obrimas et Argas. Ce rapprochement et ce voisinage, que Pline atteste, m'ont été d'une merveilleuse ressource pour éclaircir un des vers les plus embrouillés de Nonnos. J'ai donc mis de côté la version de Cunaeus ἱερὰ ρἑύματα Γοργοῦς ; celle de Falkenburg, ἱληστήρια, et même celle de Graéfe, ἱκαστήρια Γοργοῦς, tout aussi obscure; et, persuadé que mon poète, partisan à l'excès des réminiscences complètes et des images prolongées, n'a pas voulu séparer le fleuve

(153) Orgas, — du fleuve Obrimas, que Pline a nommés l'un à côté de l'autre, je donne au premier la terminaison grecque ος, ainsi que vient de procéder Nonnos à l'égard de son voisin, au lieu de l'as, produit présumé de la Carie au langage barbare, Καρῶν βαρβαροφώνων (Homère, Il. II, 867.) Puis, ayant remarqué que Strabon parle de son cours lent et tranquille, πρᾷον καὶ μαλακόν, j'ai composé de tous ces éléments, ou plutôt j'ai restitué au texte ces mots ἰλάου ῥόν Ὀργοῦς. Enfin, enhardi par ma propre initiative, j'ai changé dans le même vers l'épithète χρυσοχόρους, que Graëfe trouve stupide, et la sienne χρυσοφόρους, qui me paraît également assez mal assortie à Célènes, en celle de εὐρυχόρου, spacieuse, qui me semble plus convenable pour une ville baignée par trois fleuves et destinée à porter plus tard le nom de Kibotos, arche universelle. Tel est et restera mon raisonnement sur ce vers 547, jusqu'à ce qu'un nouveau commentateur ou lecteur de Nonnos essaye de le renverser; mais les uns et les autres sont fort rares.

(154) La Phrygie - Épictète. — Je prétends encore avoir toute raison quand je destitue la terre Elespide, qui est une énigme pour tous les savants, et que j'en fais le sol Épictète. La Phrygie - Épictète comprenait en effet la plus grande partie des villes qu'arrose le Sangaris dans sa région supérieure, et avant de se rapprocher de l'Euxin.

(155) Priase. — La pluie de Jupiter (Δίος ὄμβρος) était chez les Grecs une pluie excessive, diluviale, dont le roi des dieux se réservait à lui seul le privilége ; il pouvait prêter sa foudre et ses tempêtes à Pallas pour punir le second Ajax, à Junon pour persécuter Énée, mais il gardait pour lui sa pluie. Or, comme le dit Théognis, « Jupiter ne peut plaire à tout le monde, soit qu'il lâche ses pluies, soit qu'il les retienne. Et c'est de λà que vient le Métayer de la Fontaine :

Qu'il eût du chaud, du froid, du beau temps, de la bise.
Enfin du sec ou du mouillé
Jupiter y consent. Contrat passé, notre homme
Tranche du roi des airs, pleut. vente, et fait en somme
Un climat pour lui seul ...

Je demande la permission d'interrompre le cours de mes observations météorologiques, en faveur de quelques vers de cet épisode de Prisse. Les mêmes yeux qui se sont justement attendris à l'image du Grec de Virgile mourant sur la terre de Laurente avec le doux souvenir d'Argos, n'auront-ils pas une larme pour Prisse, pleurant à la mémoire du Sangaris, et regrettant la source qui avait coutume de le désaltérer? L'épithète appliquée à cet exilé, qui pense en arrière, ὑστερόμητις, n'a-t-elle pas ici, j'ose le dire, une expression sublime? Convenons-en, ces trois vers, si mélodieux et si touchants, qui arrêtent d'eux-mêmes le lecteur pour le faire soupirer, et se gravent si bien dans son esprit, dédommagent de la sécheresse d'une nomenclature, et compensent bien des aspérités.

(156) Gazios. Gazios et

(157) Stamnos. — Ces deux chefs des Mygdoniens demeurent parfaitement inconnus. Ce sont sans doute les plus habiles danseurs de ces bataillons sacrés que Nonnos représente sous les mêmes traits qu'Hérodote. Cyrus, par le conseil de Crésus, leur ayant fait porter des robes longues pour les amollir et les rendre sédentaires, ils devinrent bientôt, en effet,

Un peuple sans vigueur et presque inanimé.
Qui gémissait sous l'or dont Il était armé.
(Racine, Alexandre.)

Ces vêtements ioniens sont, à peu de chose près, l'ancien costume des Turcs, inventé par Sémiramis pour déguiser et confondre les sexes. — En lisant Γάζιος pour Γάβιος, terme sans signification, on aurait, pour le premier des guerriers danseurs, le sobriquet de Trésorier ou de coffre fort, et pour Stamnos, son collègue, celui d'Amphore ou de Pot à boire.
Je me défie néanmoins de ces noms burlesques, et j'aime mieux, à propos des chefs de l'antique Lydie, rappeler les vers élégants de M. de Fontanes :

Et ces doux Lydiens, qui du sein du repos
Transportés à regret, sur ces sanglants rivages,
Du fortuné Méandre ont vu fuir les ombrages,
Le Tmole, le Caϊstre aux flots mélodieux,
Où les cygnes mourants murmurent leurs adieux.
(Gr. sauv., ch. Il.)

(158) Milet. — Nonnos altère ici visiblement la généalogie de Milet.

(159) Caunos. Il fait de ce héros le fils d'Astérios et le frère de Caunos, comme de

(160) Byblis, — par conséquent ; quand il est connu, dans les fastes mythologiques, pour être le fils d'Apollon, l'époux de Cyanée, le père de Caunos et le fondateur de la célèbre ville d'Asie qui porte son nom. Sans m'appesantir sur cet épisode de Byblis, qui raccourcit en peu de vers le récit dramatique et passionné d'Ovide, je retourne à Samothrace, que j'ai gardée pour la fin de mon labeur.

Or la lacune qui se présente dans les éditions de Falkenburg et de Graëfe, huit vers avant la fin de ce même chant, et dont je n'ai tenu aucun compte, me semblerait fortifier mon système de transposition. Elle pourrait être le résultat d'un déplacement de feuillets, et prouverait ainsi que je n'ai pas eu tort d'enlever l'Île de Samothrace du rang qu'elle occupait entre l'Égypte et Chypre, pour en faire en quelque sorte la péroraison de mon dénombrement.

(161) Myrmèce. - Myrmèce était sans doute un port maritime de Samothrace, dominé par

(162) Le mont Saoce, —qui s'élève au milieu de l'île : Attollitur monte Saoce(Pline, liv. IV, § 23). Ce titre de Myrmèce, fourmi, étymologie des Myrmidons, était assez commun en Orient. Quelques îles de la mer libyque le portent : et le lac de Kutchuck-Tcheckmedgé, grossi des eaux des vastes forêts qui entourent Constantinople, dont j'ai tant agité les flots et parcouru les rivages dans mes excursions de chasseur, se nomme également Myrmex. Ainsi furent désignés en plus d'une contrée les lieux habités par les laborieux agriculteurs qui remuaient et creusaient la terre, comme les fourmis.

(163) Tempyra. — Sur la foi d'Ovide, quand il prétend qu'il n'y a pas loin de Samothrace à Tempyra,

Saltus ab hac terra brevis est Tempyra petenti

j'efface du texte grec Tesmérios, qui n'a jamais compté dans la topographie de la Thrace, et j'y intercale Tempyra. Hélas ! Ovide ne connaissait que trop bien le lieu de son exil. Il visita Tempyre; et de là, prenant congé de la barque fidèle qui lui avait fait traverser les mers de la Crète. il fit le reste de la route à pied, sans doute pour arriver à Tomes le plus tard possible.

Nam mihi Bistonios placuit pede carpere campos.
(Tristes, l. X, v. 23.)

(164) Les Odrysiens. — Je n'ai pu découvrir aucune trace des bois sacrés de Physiade que portent les manuscrits. Je l'ai remplacée, de ma propre autorité, par Odrysiade, dont Bacchus portait le surnom, et dont Étienne de Byzance,
comme tout exprès pour me venir en aide, se plaît à indiquer le genre féminin qui va si bien à ma version. J'avais cru un moment que Callimaque me prêterait pour la circonstance Physadie, Φυσάδειαν, dont il ne sait que faire (Hymne à Pallas, vers 47), car ses commentateurs n'ont pu la trouver nulle part; mais Physadie est une fontaine de Laconie, et Physiade ou Odrysiade est une forêt de la Thrace.

(165) Zérinthe. — Zérinthe est, dans Lycophron, une ville de la Thrace, consacrée à Hécate; et un vers de l'obscure Cassandre m'a servi à expliquer une énigme de Nonnos.

(166) Hécate, Perséide. — La terrible Hécate s'appelait en effet Perséide, car elle était fille de Persès et d'Astérie. (Voir la Théogonie d'Hésiode. )

Ibat ad antigquos Hecates Perseides aras.
(Ovide, Metam, l. VII, v. 61.)

(167) Brisia. — Enfin Brotios, que j'ai inutilement  cherché dans les traités de géographie antique, devient Brisia, peuplade de Thrace, que Nonnos ne pouvait convenablement oublier; car la nymphe Brisa, son éponyme, était une des nourrices de Bacchus ; et par ce motif encore, Bacchus fut surnommé Briséos.

(168) Les sentiers de Neptune. — Ce n'est pas sans peine que j'ai rectifié ces dénominations de la Thrace; je retrouve plus aisément dans ma mémoire, non sans doute l'emplacement de cette ville sous-marine pour ainsi dire, que la carte de l'infortuné Riga ne m'a pas montrée, et dont Nonnos dit que le surnom vulgaire, mais au moins ses attributs topographiques. J'ai vu dans le golfe d'Enos, au bord de la mer, de pareils escarpements. La description du poète me rappelle aussi les chemins suspendus sur des mers profondes et creusés dans les rocs de Santorin, comme les abords d'Ithaque qu'Homère a décrits avec leurs roches monstrueuses et leurs roides sentiers (ἀτραπετοί τε διηνεκέες, - πέτραι τ' ἠλίβατοι), Homère, Odyss., ΧΙΙΙ, 195.

(169) Ogyros. - Ogyros, que le vieil Hémathion, après l'apothéose d'Électre, a mis à la tête de ses troupes, en les envoyant à l'armée de Bacchus, était sans doute un chef de la Thrace. Sa stature est pareille à celle des géants domiciliés dans les hautes montagnes de Rhodope; il est un second Mars, divinité nationale de l'endroit. Enfin il est barbare comme les Thraces, et son nom, qui ne se retrouve pas dans les annales grecques, est barbare comme lui.

(170) Pimplée. - Orphée a ici une mention particulière et bien méritée. Nonnos détache du dénombrement des peuplades soumises au géant Ogyros, Pimplée, la patrie de l'Astre de la Thrace, et il donne à Oeagre, le père du premier chantre du monde, une place spéciale parmi les héros. Pimplée est située au pied du mont Olympe, et fait aujourd'hui partie de la Thessalie; mais, dans les temps antiques, la circonscription de la Thrace s'étendait jusque-là.

(171) Épilogue du dénombrement. — Je demande grâce, en terminant ce long commentaire topographique, pour les souvenirs de mes voyages en Orient qui s'y sont glissés au courant de la plume et presque malgré moi. Certes, je ne cherche point à me prévaloir de l'avantage que j'ai pu tirer de mes excursions levantines pour l'interprétation des énigmes ou des allusions de Nonnos. Pauvre profit, me disait récemment un sévère censeur, pauvre profit appliqué à un médiocre poète! Est-ce une compensation suffisante de toutes vos fatigues dans ces pérégrinations si difficiles alors? — A cela j'ai répondu, d'abord, que cette peine était un plaisir,

Fatigue si l'on veut, ma fatigue m'est chère ;

puis, que, dédié aux grands écrivains de la Grèce et surtout à Homère, car je ne pensais pas alors à Nonnos, ce voyage avait été pour moi, ce qu'il est resté depuis, une véritable jouissance.

Quant à mes tortures de commentateur autour de ces vers d'une géographie technique, je pourrais m'en consoler avec malignité, en réfléchissant que le poète auteur de ces ennuis en a éprouvé au moins autant à les composer; mais j'aime mieux croire que ses efforts et les miens n'auront pas été complètement improductifs, et que, si les notions ethnographiques de Nonnos ne peuvent, comme celles d'Homère, entrer dans un code hellénique, elles jetteront du moins quelque lumière sur plusieurs points obscurs jusqu'ici dans l'histoire des nations.