Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
NONNOS
DIONYSIAQUES.
CHANT DIXIÈME.
Vous verrez dans le dixième livre les fureurs d'Athamas et la fuite d'Ino, qui se précipite dans la mer avec le jeune Mélicerte.
C'est ainsi que, dans ses fureurs, la sanglante mère devint le bourreau de ses enfants. Leur père Athamas, témoin de cette vengeance, et puni déjà pour s'être associé à Thémisto (01), l'exterminatrice de sa race, éprouva lui-même le châtiment de la folie, infligé par le fouet du dieu Pan. Il paraît au milieu de ses bergeries, met en fuite d'innocents troupeaux de brebis aux toisons touffues, croyant poursuivre ses serviteurs. Puis il enlève une chèvre avec les deux chevreaux nouveau-nés qu'elle allaite, et, la prenant pour la nymphe son épouse, il attache d'un double lien ses pieds velus, serre ses flancs d'une étroite courroie, et fustige ainsi cette fausse Ino sans reconnaître sa méprise ; car le bruit du fouet saturnal de Pan bourdonne sans cesse à ses oreilles (02).
Souvent il s'élance subitement de son siège, épouvanté par les dragons qu'il entend siffler. Parfois il tend son arc, et, plaçant la flèche au centre de la corde, il la lance sans but et ne frappe que l'air insensible. A l'aspect de la déesse du Tartare et de ses serpents, il frémit d'effroi devant des fantômes étranges : sa bouche jette une écume neigeuse, symptôme de la rage (03) ; il roule des yeux égarés et menaçants ; ses prunelles rougissent sous la mobilité de ses regards, et les veines les plus déliées de sa tête battent constamment sur son front.
Une troisième partie de son âme s'est envolée; les pensées s'échappent fixes et déraisonnables de son cerveau affaibli ; son visage subit mille contorsions sous les accès de sa furie; ses cheveux négligés tombent en désordre sur ses épaules ; sa bouche bégaye, et il ne sort de ses lèvres que des sons inarticulés ou insignifiants. Le souffle des Euménides avait éteint dans son esprit les sollicitudes de la vie, et sa langue s'épaississait sous les cris de sa fureur.
Le frénétique Athamas croit sans cesse voir tourner autour de sa figure une fausse image de l'invisible Mégère (04); alors il s'agite en bondissant, tente d'arracher à la main formidable de la divinité qui égare sa raison le fouet de vipères ; et, tirant le glaive contre la tête d'Érinnys, il cherche à trancher les serpents enroulés de la chevelure de Tisiphone. Il adresse aux murailles qui l'entourent un langage insensé; puis, comme il considère une légère esquisse d'un portrait de Diane, cette vaine image de la déesse, réfléchie par ses visions, le rend tout à coup épris de la chasse.
Cependant, après quatre ans, Ino, qu'on avait tant pleurée, était revenue dans son palais. A l'aspect de son mari furieux, et de Thémisto, mère de beaux enfants, elle avait ressenti une double douleur. Athamas ne reconnut pas son épouse à son retour de cette longue absence ; mais, dans sa frénésie pour la chasse, il se précipite en courant vers les collines, et prend son fils pour un cerf : puis, l'arc tendu, il attaque aussitôt Léarque (05) dans lequel il ne voit qu'un faon au bois rameux tout semblable aux hôtes des forêts ; celui-ci se met à fuir; et comme, dans sa frayeur, il court d'un élan plus rapide, le père, ajustant de ses mains furieuses une flèche allée, immole d'un trait homicide son jeune enfant; puis il tranche de son couteau cette tête méconnue dont ses illusions ont fait un faon, et maniant le duvet de son visage sanglant et inanimé, il sourit à l'aspect de celte noble proie. Ensuite il bondit dans un nouvel accès de rage, et poursuit la mère de ce Léarque, palpitant encore et sans sépulture ; enfin, comme il roule d'horribles prunelles, et qu'aucune des suivantes n'ose s'approcher de lui, il traverse à la hâte les sept compartiments de sa demeure, appelant à grands cris son enfant qu'il a égorgé. Il ne trouve que le jeune Mélicerte qu'on venait d'y rapporter; alors il place sur le foyer une brûlante chaudière, et met son fils au milieu. La flamme s'allume, l'airain meurtrier bouillonne sous la vapeur de l'eau, et Mélicerte criait en demandant son père. Personne ne vient à son secours ; alors la mère se précipite, l'enlève de la chaudière à demi consumé, et s'enfuit avec lui de toute la vitesse de ses pieds impétueux. Elle soulève en courant la poussière de la blanche plaine, et reçoit ainsi le nom de Leucothée, la blanche déesse (06).
C'est d'abord en vain que, loin de son palais, l'insensé Athamas poursuit d'une course rapide Ino qui le devance à travers les montagnes. Mais, quand son formidable époux se rapproche d'un pas chancelant et incertain, l'infortunée, qui baigne déjà ses pieds dans les flots, adresse d'une, voix tremblante pour son fils ces reproches à Jupiter et au fils de Maïa, le messager des dieux :
« Ô maître de la foudre, voilà donc ma récompense pour avoir nourri Bacchus ! Contemplez, embrasé à demi, le compagnon de son berceau, et, puisque vous le voulez, brûlez vous-même de vos foudres inexorables et la mère et le jeune enfant qu'elle a élevé sur le même sein que votre divin Bacchus. Ô mon fils, le Destin est un dieu terrible. Où fuiras-tu? Quand tu as fui déjà jusqu'au bord de la mer, quelle montagne pourrait te recevoir ? quel Cithéron pourrait te cacher dans ses antres ténébreux ? Quel mortel te plaindra, quand ton père t'abandonne (07) ? Le fer ou les flots, telle est la destinée. Eh bien ! mieux vaut la mer que le glaive.
« Ah ! je sais d'où vient à ta mère une telle calamité, je le sais : c'est Néphélé (08) qui m'envoie les Furies pour me faire périr dans la mer où tomba la vierge Hellé (09). Oui, j'ai appris que Phrixus (10), transporté au travers des airs dans la Colchide par un bélier ravisseur qu'il guidait lui-même, y existe encore loin de son pays. Ah ! plût aux dieux que, pour quitter sa patrie, mon fils Méliecrte put suivre aussi la route aérienne de ce bélier à la toison d'or ! Plut aux dieux que Neptune, l'hôte bienveillant de Glaucus, eût pitié de la malheureuse Ino, déjà sauvée par Apollon ! Ô mon fils, je tremble qu'après avoir vu Léarque expirer sans sépulture, je ne te voie aussi mourir privé des honneurs et des larmes du deuil, égorgé par le fer sanglant de ton père. Hâte-toi de fuir le furieux Athamas, afin que, tout tes yeux, le bourreau de ses enfants ne devienne pas encore l'assassin de ta mère. Et vous, mer terrible, recevez-moi après la terre. Ô Nérée, tends une main hospitalière à Mélicerte, comme vous le fîtes pour Persée, et recevez Ino comme vous reçûtes Danaé et son coffre navigateur. Ah ! je suis punie pour mon impiété (11). J'ai tenté de rendre stériles les sillons bienfaiteurs de la terre, et Jupiter va rendre stérile notre race. Marâtre cruelle, j'ai médité de moissonner les rejetons illégitimes d'Athamas ; et Junon, marâtre aussi, s'Irrite à son tour contre la nourrice de Bacchus. »
Elle dit, et de ses pieds tremblants elle s'élance dans la mer; elle y roule rapidement avec son fils, et Neptune reçoit dans ses bras étendus Leucothée qu'il admet parmi les divinités des flots. Elle devient la néréide maritime, Ino qui favorise les nautoniers égarés, et préside au calme des ondes.
C'est alors que Jupiter, en montrant Ino a Sémélé, lui apprend qu'elle doit à Bacchus l'honneur de paraître au rang des divinités ; et Sémélé, dans sa joie, parle ainsi d'une voix injurieuse à sa sœur de la mer:
« Ino, tu habites les mers, et Sémélé a les cieux en partage. Je l'emporte sur toi, car mon époux fut l'immortel Jupiter, l'origine de ma race, qui a mit au jour en mon lieu le fruit de mes entrailles; et toi, tu es la femme du mortel Athamas, l'assassin de tes enfants. Ton fils a les flots pour demeure ; le mien viendra au milieu des airs, séjourner dans nos sublimes palais : puis-je comparer Bacchus dans l'Olympe à Mélicerte au fond des abîmes ? »
C'est en ces mots que Sémélé, habitante du ciel, raillait sa soeur Ino, qui avait la mer pour demeure.
Cependant Bacchus sur les penchants de la Lydie, agitait les instruments consacrés à Cybèle, et atteignait la taille qu'il avait fixée à sa croissance. Parfois il fuit l'heure accablante de midi, où le soleil est le plus élevé, et se plonge dans les flots doucement émus du fleuve de Méonie. Pour lui plaire, le Pactole murmure sur un sable vermeil, en épanchant ses ondes, mères de l'or. Le poisson, doré lui-même, nage dans les profondeurs enrichies des plus précieux métaux ; les satyres, dans leurs jeux, lançant leurs pieds en l'air, se jettent la tête en avant dans le fleuve. L'un, porté par ses mains comme par des rames, et courbé sur les eaux, y trace puissamment son sillage et de ses pieds tendus en arrière fend leur opulente surface. L'autre, récent apprenti de la chasse aux poissons, si différente de l'autre, plonge dans les abîmes des grottes sous-marines, tâtonnant d'une main aveugle pour les saisir à leur passage ; puis, remontant aussitôt, il les offre à Bacchus, encore tout étincelants du limon pailleté du fleuve. Tantôt celui-ci, laissant voir ses reins, tient ses épaules en l'air sans les mouiller, tandis que l'autre extrémité reste immobile sous l'eau. Tantôt celui-là, ne montrant que ses oreilles dressées, enfonce ses membres velus dans les ondes transparentes et les fouette de sa queue arrondie (12). Silène, à son tour, le bossu Silène, vagabond, défiant les satyres, et entrelaçant ses pieds à ses mains, se précipite d'en haut en forme de boule, au plus profond du courant. Dans sa culbute, il touche d'abord de ses cheveux la vase ; puis, affermissant ses deux pieds sur ce fond éclatant, il fouille le lit du Pactole pour y trouver de riches cailloux : plus loin Bacchus, dominant de la tête et de la poitrine les flots paisibles, rame de ses mains sur leur surface dorée; la rive sans vagues se couvre de roses ; le lis y croît de lui-même; et, pendant que le Dieu se baigne, les boucles de sa noire chevelure flottent abandonnées sur les ondes rayonnantes.
Un jour, chassant sur les rochers ombragés de la forêt, Bacchus fut ravi de la florissante beauté d'un adolescent, son contemporain ; car Ampélos, dans son enfance, se jouait déjà sur les collines de Phrygie, et y croissait, nouveau rejeton des amours. Un moelleux duvet, fleur dorée de la jeunesse, ne teignait ni son menton, ni ses joues arrondies et blanches comme la neige ; les anneaux flexibles de sa chevelure se déployaient rejetés sur ses épaules éclatantes, et se soulevaient à la moindre haleine des vents. Alors sa tête, à demi dégagée de ses cheveux, resplendissait, et son cou surgissait du sein des ondes, comme brille la Lune quand sa moitié perce les nuages humides des airs. Mais, lorsque ses grands yeux jetaient autour de lui leurs regards animés, c'était alors la Lune rayonnant tout entière. Enfin une voix douce comme le miel s'échappait de sa bouche de rosé; il était tout un printemps; et, quand il marchait, sous ses pieds argentés naissait une prairie émaillée.
Bacchus, déguise adroitement sa nature immortelle ; et, comme un mortel, il se met à l'interroger tendrement, surpris de la beauté de ce charmant compagnon de ses jeux :
« De qui donc es-tu fils? Quelle déesse t'a fait naître? Quelle grâce t'a donné le jour? Viens-tu du bel Apollon? Cher ami, dis-le-moi, et ne dissimule pas ton origine. Si tu es un autre Éros sans ailes, sans carquois et sans flèches, quel est le Dieu qui t'engendra en s'unissant à Vénus ? Mais non, je répugne à appeler Vénus ta mère, car je ne veux pas te croire issu de Vulcain ou de Mars. Si tu es ce voyageur des airs qu'on appelle Mercure, montre-moi tes talonnières si rapides et tes ailes légère»; puisque sur ta tête tes cheveux abondante et relevés défient le ciseau, ne serais-tu pas Apollon lui-même secouant les anneaux de sa chevelure dénouée? Si Jupiter est ton père, et que ta race humaine et éphémère remonte à un satyre armé de cornes; mortel, règne l'égal d'un Dieu. Ta beauté olympienne ne peut faire tort à l'origine céleste de Bacchus. Mais pourquoi te supposer une naissance obscure ? Je reconnais ton sang, bien que tu cherches à le déguiser. La Lune s'est réunie au Soleil pour la produire, car tu ressembles au gracieux Narcisse ; oui, l'image de son croissant et la Lune t'ont donné leur splendeur éthérée. »
Il dit; et le jeune homme jouissait de ces éloge, glorieux de voir reluire sa beauté par-dessus celle de tous ses contemporains. S'il chantait dans le fond des bois de la montagne, Bacchus prenait plaisir à ton chant. S'il ne paraissait pas, Bacchus devenait sérieux (13). Si, après les festins joyeux, un satyre gambadait autour de la table en frappant les bruyantes cymbales, et qu'Ampélos fût parti pour la casse du cerf, le Dieu, en son absence, se refusait aux sons du double instrument. Si, sur les rives fleuries du Pactole, l'enfant s'était attardé en portant à son maître une eau plus douce pour le repas du soir (14), Bacchus, loin de lui, se livrait au chagrin. S'il prenait la flûte, organe des airs de la Libye, et que, l'appliquant à sa joue gonflée, il en tirât un ton affaibli, Bacchus croyait entendre ce célèbre musicien de Mygdonie (15), fils du divin Hyagnis, qui, pour son malheur, disputa à Apollon le prix de la double flûte inventée par Minerve. Si alors d'un trait de son aimable visage ressortait moins de grâce, ce trait devenait, au yeux fascinés de Bacchus, un charme préférable à tous ses autres charmes. Si le bout de sa queue de satyre, au lieu de se dresser, tombait languissante et ramassée autour de ses reins, c'était plus délicieux pour lui que le miel le plus excellent. Ses cheveux roulaient-ils en désordre sur sa tête négligée, ils n'en plaisaient que mieux aux regards du Dieu captivé. S'ils s'asseyaient à la même table, quand il parlait, il charmait les oreilles de Bacchus, et quand il se taisait, il faisait pâlir son visage. Si Ampélos, animé du désir de la danse, bondissait sur ses jarrets agiles, et dans les rondes joyeuses, donnant la main aux satyres, entrelaçait ses pieds voltigeants à leurs gambades; Baschus, à cette vue, se livrait à tout le chagrin de l'envie. S'il se mêlait aux silènes, ou s'il courait à la chasse en compagnie de quelque enfant de son âge, le Dieu jaloux le retenait dans la crainte que quelque chasseur n'éprouvât le même penchant pour son compagnon; car un adolescent inexpérimenté s'éprend aisément d'un adolescent son contemporain; et il tremblait que cet adorateur des amours, blessé d'un trait pareil, n'attirât l'affection de l'enfant aux impressions légères, et ne lui enlevât son charmant ami.
Quand Bacchus brandissait le thyrse contre les ourses furieuses, ou dirigeait ses javelots de férule contre les lionnes, il regardait d'abord de côté vers le couchant pour observer si l'haleine fatale du Zéphire ne régnait pas encore dans les airs : ce vent funeste n'avait-il pas autrefois fait périr le jeune Hyacinthe en détournant par son souffle le disque exterminateur ? Il appréhendait que Jupiter, l'oiseau aux ailes amoureuses, n'arrivât tout d'un coup et sans être aperçu sur les cimes du Tmole, pour y ravir l'enfant dans ses serres inoffensives, ainsi que le jeune Troyen, échanson des dieux. Il redoutait encore le souverain des mers aux amours infortunées, car Neptune avait emporté sur son char doré le fils de Tantale (16) : il pouvait aimer aussi Ampélos, l'enlever, et diriger ensuite ce même char à travers la carrière des airs.
Bacchus eut de doux songes sur sa couche entourée d'illusions agréables; il adressait alors à l'image de son ami de tendres discours, et contemplait sa beauté imitée et son vaporeux fantôme. Enfin, heureux d'être avec lui tout le jour, il se désespérait sans cesse de l'arrivée de la nuit, parce qu'il devait retourner alors dans les grottes de Rhéa, la mère des dieux, et que la voix accoutumée de l'enfant ne venait plus enchanter ses oreilles.
Un satyre vit Ampélos, et, charmé de sa beauté divine, il dit tout bas à la dérobée, et d'une voix amoureuse:
« Douce persuasion, régulatrice du cœur humain, fais seulement que ce délicieux enfant me soit favorable, et que je l'aie pour compagnon comme Bacchus, et je ne me soucierais guère d'habiter le ciel, de monter au rang des dieux, ni même de verser la lumière aux hommes. Que m'importent le nectar ou l'ambroisie ? Je consens, si Ampélos m'aime, à braver la haine de Jupiter. »
Ainsi disait en secret de sa voix envieuse, et frappé au coeur d'une brûlante flèche, ce satyre que l'admiration et l'attrait avaient subjugué à la fois. Bacchus, atteint lui-même d'une si douce blessure cria, en souriant, ces mots à Jupiter son père, si malheureux en amour :
« Ô dieu de la Phrygie, accordez à mes vœux une grâce. Quand j'étais enfant, Rhéa, ma nourrice, m'a dit que vous aviez autrefois prêté à Zagrée, le premier Bacchus, balbutiant à peine, vos armes de feu, le bruit du tonnerre, vos pluies aériennes, et qu'il fut, dès son berceau, un second Jupiter, maître des nuages; pour moi, je ne vous demande ni vos flammes éthérées, ni vos nues, ni votre tonnerre grondant. Donnez, si vous le voulez, au brûlant Vulcain l'étincelle de la foudre, les étincelles de la foudre qui ont consumé ma mère sont sans attrait pour moi; à Mars vos nuées pour cuirasse, à Mercure l'honneur de verser la pluie du ciel. Donnez à brandir à Apollon les éclairs de son père. Me conviendrait-il de porter l'éclair, meurtrier de Sémélé ? Laissez seulement à Bacchus le séjour de son satyre, ami des danses. J'habite la Méonie (17); qu'y a-t-il de commun entre Bacchus et la sphère? la beauté de son satyre, il la préfère à l'Olympe. Avouez-le, mon père, et ne le déguisez pas, jurez-en par votre jeune ami ; dites, lorsque sur les penchante de l'Ida vous avez ravi un enfant que vos serres d'aigle ménageaient en volant vers le ciel ; ce berger que vous avez admis, à peine échappé de ses étables, dans les banquets des dieux, avait-il la beauté d'Ampélos ? Ô mon père aux larges ailes, pardonnez, mais ne me parlez plus de cet échanson troyen que vous avez pris pour remplir vos coupes. Le charmant Ampélos, par l'éclat plus brillant de son visage fait tort à votre Ganymède, et le Tmole l'emporte sur l'Ida. Il y a sans doute ailleurs de nombreuses troupes d'enfants aimables ; je vous les abandonne tous, pourvu que vous me laissiez mon Ampélos. »
C'est ainsi qu'il exprimait ses désirs passionnés ; jamais, dans les épaisses forêts de Magnésie, Apollon, le pasteur des bœufs d'Admète, ne s'éprit pour un enfant d'un penchant aussi tendre que celui dont le folâtre Bacchus se sentait entraîné vers Ampélos. Ils se plaisaient ensemble dans les bois touffus, tantôt à lancer dans les airs le thyrse vagabond, tantôt à poursuivre les lionceaux de la montagne, soit sur les plages ouvertes, soit au milieu des rochers. Parfois restés seuls sur la rive solitaire, ils jouaient sur le sable du fleuve aux riches cailloux, et s'y livraient en riant à l'exercice de la lutte. Ce n'étaient ni les trépieds, ni les vases d'airain ciselé, ni de jeunes poulains qui constituaient les prix du combat, mais bien la flûte aux doubles sons, instrument mélodieux des amours. Une tendre émulation s'établissait entre eu; et le malicieux Éros était là, nouveau Mercure (18), arbitre ailé des épreuves, pour tresser l'amoureuse couronne avec le narcisse et l'hyacinthe.
Les deux athlètes des amours s'avancent an centre de l'arène. Ampélos d'abord, serrant de son poignet le poignet de Bacchus, et le comprimant sous ses étreintes, unit par une double chaîne ses doigts entrelacés, et presse ainsi la main droite de son adversaire qui s'y prête de bonne grâce ; puis ils arrondissent leurs bras eu guirlande autour de leurs reins, serrent leurs hanches de ces entrelacements mutuels, et étreignent leurs flancs d'un effort semblable. Dans leurs essais alternatifs, ils s'enlèvent de terre l'un l'autre; et Bacchus croyait toucher à l'Olympe (19) dans ce doux exercice qui lui donnait le double plaisir de soulever et d'être soulevé lui-même. Bientôt à son tour, il passe ses bras autour des reins d'Ampélos (20), et, le pressant de ses mains amoureuses, il lui fait quitter le sol. Alors Ampélos frappe à propos le pli du jarret de Bacchus; le Dieu sourit à cette attaque du pied moelleux de son jeune antagoniste, il se laisse tomber à la renverse, roulant ça et là : puis, étendu tout de son long sur la poussière, tandis que l'enfant sautait sur lui, le vaincu volontairement jouissait dans sa chute de soutenir le doux poids de l'athlète vainqueur. Mais bientôt, raidissant un de ses pieds dressé contre le sable, il se retourne sur le dos, et pourtant ménage ses forces ; puis, par sa résistance et ses secousses, il tente de se dégager de l'amoureux fardeau. Mais l'habile lutteur, courbant le dos et appuyant les coudes sur la poussière, s'élance obliquement sur ces reins révoltés, s'y attache, tend le bout de ses pieds contre les jarrets de son rival, presse en travers le milieu des flancs d'une double chaîne, et le tient fixé sous ses jambes raidies et sous ses genoux repliés. Ensuite ils se roulent réciproquement sur la poussière, et la sueur qu'ils répandent témoigne de leurs fatigues. Enfin, tardivement dompté, bien qu'il soit indomptable, Bacchus s'avoue complaisamment vaincu, et imite ainsi son père Jupiter athlète, lorsque dans sa lutte sur les bords de l'Alphée, il a fléchi les genoux devant Hercule, et voulu reconnaître en lui son vainqueur.
Ainsi finit le joyeux combat. Le jeune homme reçoit avec bonheur la flûte aux doubles sons qui en est la récompense; puis il va rafraîchir ses membres couverts de sueur, et se laver de la poussière dans le courant du fleuve dont les ondes délassantes lui rendent tout son charmant éclat.
Cependant Bacchus, dans ses jeux avec son compagnon, ne se contente pas de la robuste épreuve de la lutte ; il propose aussi le défi de la course légère, et y admet plus d'un compétiteur. Il destine au premier vainqueur des cymbales d'airain consacrées à Cybèle, et des peaux de cerf tachetées ; au second, des chalumeaux harmonieux, compagnons assidus de Pan, et le tambourin orné d'un cuivre sonore. Puis l'enjoué Bacchus promet pour récompense au troisième concurrent le sable brillant du fleuve qui se trouve déjà sur la lice. Ensuite, établissant les limites du stade, il mesure les deux bouts de la carrière divisée en deux parts égales, marque d'un signe chaque espace de dix palmes, et fixe une longue perche pour borne de la course. Enfin il élève son thyrse sur le rivage, en guise de barrière opposée, et engage les satyres à disputer la victoire. A l'appel bruyant de Bacchus ami de la course, l'agile Lénée répond le premier et se lève (21). Le rapide Cissos (22) et le charmant Ampélos se tiennent debout près de lui ; placés à leur rang, ils partent, pleins de confiance dans l'agilité de leurs pieds. Cissos d'abord, effleurant à peine le sol, est emporté par son élan comme par un tourbillon. Lénée vient ensuite, volant comme un souffle des airs, et si près qu'il humecte de son baleine l'épaule de son prédécesseur, et pose son pied immédiatement sur la poussière que vient de fouler celui-ci. Entre les deux il n'y a pas plus d'espace que la quenouille de la jeune filieuse montrée à moitié et mise à sa place n'en laisse entre elle et son jeune sein (23). Ampélos n'est que le troisième; Bacchus, jaloux de son honneur, qui le surveille d'un regard oblique, se désole de le voir devancé par ses deux rivaux, et tremble qu'il n'arrive le dernier. Aussitôt le dieu lui vient en aide, et lui inspire une vigueur et une vitesse supérieurs aux plus impétueuses tempêtes. Bientôt Cissos, le premier des deux coureurs qui franchit l'arène, glisse en passant sur un sable humide, et tombe sur la boue du rivage. Lénée, essayant de s'affermir sur ce terrain peu sûr, ralentit son essor ; ses genoux chancèlent, touchent le sol, le trahissent au milieu de son élan : et Ampélos triomphe alors de ses deux compétiteurs dépassés.
Les vieux silènes, stupéfaits de sa victoire, la célèbrent aux cris d'Evohé; le jeune homme à la molle chevelure reçoit le premier prix : Lénée le second; mais, dans sa rivalité, il reconnaît à la fois la ruse envieuse et la passion de Bacchus. Enfin Cissos, regardant d'un air confus ses compagnons, prend dans sa main honteuse la dernière des récompenses du combat (24).
NOTES DU DIXIÈME CHANT.
(01) Thémisto — A propos de Thémisto, il importe pour la clarté du texte d'établir régulièrement la postérité d'Athamas.
La première femme d'Athamas, roi d'Orchomène, fils d'Éole et petit-fils d'Hellen, fut Néphélé, dont il eut Hellé et Phrixos. — La seconde fut Ino qui eut pour enfants Léarque, écrasé par son oère furieux, et Melicerte. — La troisième, épousée pendant la frénésie d'Ino, fut Thémisto, fille d'Hypsée qui lui donna en surplus des quatre enfants nommés dans le livre précédent, Sphingios et Orchomène, éponymes, le premier de la colline Sphingion, que cite Palephate, et le second de la ville capitale du royaume de son père.
(02) Le fouet de Pan. — Politien, qui a pris la peine de nous raconter dans ses Miscellanea tout ce qui concerne l'origine du mot panique, en citant et en traduisant Nonnos, n'a pas expliqué quel rapport mythologique existait entre Pan et Saturne (Πανιάδος Κρονίης). Serait-ce que, par un flagrant anachronisme, notre poète a fait allusion aux Saturnales, où la licence allait jusqu'à la folie ? Je n'ai pas songé néanmoins à remplacer Κρονίης, saturnienne par χρονίης, longue, persistante, comme le veut une ancienne leçon, bien que la folie d'Athamas ait duré longtemps, mais je me suis souvenu d'Euripide, que Nonnos a souvent imité Ἀλλ' ἢ Κρονίου Πανὸς τρομερα μαστίγι φοβεῖ (Rhésus, v. 35.) « Quoi donc, » dit le choeur, « est-ce le fouet de Pan le Saturnien t'agite et t'épouvante ? »
(03) Les terreurs paniques. — Pan et ses fureurs. Nonnos sont pour Nonnos des légendes patriotiques qu'il retrouve dans les traditions de Panopolis. Le dieu montagnard n'y est pas seulement armé d'une houlette , il porte encore le fouet vengeur ; et tantôt il frappe de frénésie le coupable Athamas, tantôt il sème l'épouvante parmi les peuplades ennemies de Bacchus (liv. XIV). « O Pan. » s'écrie Orphée, « donnez-nous une fin de vie vertueuse, et renvoyez les terreurs paniques aux extrémités du monde. »
... Ἀγαθὴν δ' ὅπασον βιότοιο
τελευτὴν
Πανικὸν ἐκμέμπων οἶστρον ἐπὶ τέρματα γαίης.
(Hymne 10, v. 22.)
Typhée, selon Plutarque, dressa une embûche à Osiris, le Bacchus égyptien, il fit confectionner un coffre, beau à merveille, ouvré et labouré fort exquisément, de la longueur du corps d'Osiris, dont il avait pris secrètement la mesure; puis l'ayant fait apporter en la salle où il donnait un repas, il dit en jouant qu'il l'offrait à celui dont le corps serait égal à ce contenant. Osiris s'y coucha pour l'éprouver, et alors les conjurés fermèrent le couvercle, le clouèrent et le jetèrent à la mer par la bouche du Nil nommée Tanitique, exécrable pour ce fait aux yeux de tout bon Égyptien.
« A cette nouvelle, les Égyptiens et les satyres qui habitent autour de la ville de Chennis (Panopolis), en murmurèrent les premiers et s'émurent. Voilà pourquoi les peurs soudaines, les troubles et émotions des peuples, s'appellent encore aujourd'hui frayeurs paniques. » (Plutarque, Isis et Osiris, c. XV.)
D'un autre côté, s'il est trop hardi de voir dans ce coffre jeté au Nil un souvenir du berceau de Moïse, je ne puis au moins m'empêcher d'y trouver une explication de l'épithète λαρνακόγυιε, que Théocrite a jetée comme une énigme de plus dans sa Syrinx, hymne en forme de flûte que rappelle le vers 113 de Nonnos.
Et pour en finir une fois pour toutes avec ces paniques, voici ce qu'en disait Ronsard dans sa Franciade :
A son cri sautillait le
troupeau des Ménades,
Des Pans et des Sylvains, des Lènes et Thyades ;
Et, menant un grand bruit de cors et de Labours,
Fesoient trembler d'effroy les villes et les bours.
(Liv. V, v. 390.)
(04)
La frénésie d'Athamas. — La rage d'Athamas a tous les
symptômes de celle d'Ajax, dans Contos de Smÿrne.
Μαίνετο λευγαλέως, ἄπλετος δέ
οἱ ἔρρεεν ἀφρὸς
Ἐκ στόματος.
(Liv. v, v. 391.)
Et l'une et l'autre se rapprochent de Claudien dans le portrait de Mégère grossi par sa véhémence hyperbolique. « Et undantes spumis furialibus irae. » (In Ruf., l. I, v. 76.)
(05) Léarque, fils d'Ino et d'Athamas. — Valérius Flaccus a reproduit à son tour cette horrible scène lorsqu'il compare Médée fuyant le palais de son père, à Ino.
Inde, vetut torto furiarum
ejecta flagello,
Prosilit, adtonito qualis pede prosllit Ino
In freta, nec parvi meminit conterrita nati
Quem tenet, extremum conjux fuit irritus Isthmon.
(Argon., l VIII, v. 20.)
(06) Leucothée.— Nonnos est étymologiste par penchant. On a déjà vu ses nouvelles dérivations des mots Nil, Dionysos, Mystis. Voici le tour de Leucotbée, la blanche déesse : elle fut ainsi nommée pour avoir, en fuyant, traversé l'espace de la Mégaride, qui s'étend des monts Géraniens jusqu'à la roche Moluris, d'où elle se précipita. Ces campagnes arides et desséchés que j'ai traversées moi-même, trois mille ans après Ino, portaient primitivement le nom de plaine blanche; et ce nom de Leucothée, Albunea, qui nous rappelle une des fontaines favorites d'Horace, passa aux Néréides : Λευκοθέαι πᾶσαι αἱ ποντίαι (Hésychius).
Blanche veut dire belle, c'est la couleur des dieux. Color albus præcipue decorus Deo est, a dit Cicéron.
(07) Un vers de Racine traduit par Nonnos. — Racine aurait-il donc connu ce beau vers de Nonnos, lorsqu'il a fait dire à Hippolyte :
Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez?
(08) Néphélé. — Nous venons de voir Néphélé, première femme d'Athamas. Ma note sur Ino, car elles sont inséparables, dira sa destinée.
I, Decus, et pecoris
Nephelaei vellera Graïo
Redde tholo.
(Valér. Flaccus, Argon., liv. 1, v. 56.)
(09) Hellé. — Puis vient Hellé, sa célèbre fille. - « Déjà, » dit Eschyle, « l'armée des Perses a laissé derrière elle le passage de l'Athamantide Hellé. » — Πορθμὸν ἀμείψεν Ἀθαμαντίδος Ἕλλης. — (Perses, v. 69.)
(10) Phrixus. — Enfin Phrixus son fils. « « L'âme de Phrixus, » dit Pélias dans Pindare, « m'ordonne de partir pour la demeure du roi Aeéte, afin d'en ramener la toison du bélier à la laine profonde. » (Pyth. IV, v. 286) Et l'expression de Pindare se rapproche, autant que la prosodie le permettait, dru nom du divin bélier lui-même, dont l'épithète chrysomalle, à la toison d'or, était devenue le synonyme.
(11) Ino stérilisant la Béotie. — Ino s'accuse ici elle-même d'un crime que lui reprochent quelques-uns de ses historiens mythologiques, mais qu'elle avait nié, si l'on en croit Ovide, ou du moins rejeté sur l'une de ses obscures rivales :
lpsa quidem fecisse negat,
sed fama recepit.
(Fastes, VI, v. 667.)
Par haine de Phrixus et d'Hellé, enfants du premier lit d'Athamas, Ino, dit le scoliaste de Lycophron, fit frire (φρυγεῖν) le grain réservé aux semences, en détruisit ainsi le germe et provoqua une disette dans la Béotie. Puis l'oracle, à son instigation, déclara que, pour faire cesser la stérilité, il fallait arroser la terre du sang des enfants de Néphélé. (N'y a-t-il pas là un symbole de la pluie, fille du nuage, νεφέλη), qui féconde les guérets?) Jupiter envoya, pour sauver Hellé et Phryxus, le bélier à la toison d'or. On sait le reste. Athénée et le scoliaste d'Aristophane racontent la chose différemment. Chez eux, c'est Néphélé qui frappe la terre de stérilité; mais là comme ici, c'est toujours l'allégorie du nuage, bienfaiteur quand il donne la pluie, et quand il la refuse, malfaisant.
(12) Les vers 164 à 169. - J'ai placé dans ma traduction les cinq vers de 164 à 169 avant le vers 158. Il y a ainsi moins de confusion : de cette sorte les bouffonneries de Silène ne coupent pas en deux parts les jeux des satyres, et n'arrivent que lorsque leurs tours de force et d'adresse sont complètement épuisés.
(13) Le vers 221. - Le vers 221, tel qu'il se comporte dans le texte, ressemble à une des répétitions redondantes habituelles à Nonnos. On pourrait même penser de prime abord qu'il est l'oeuvre d'un copiste maladroit qui aurait cousu le premier hémistiche du vers 224 au dernier hémistiche du vers 227 ; mais la superfétation s'efface, si, au lieu d'ἐκτὸς ἔμμινεν, on lit ἐνδὸς ἔμμινεν, comme je le propose ; et le sens naturel reparaîtt.
(14) Hylas à la fontaine. — Ici se reconnaît à plus d'un signe l'imitation de la troisième idylle de Théocrite et ce malheureux Hylas, le jeune ami d'Hercule :
... Hylas prend un
vase d'argile,
Et va pour leurs banquets, sur l'herbe préparés,
Chercher une onde pure en ces bords ignorés.
(André Chénier.)
(15) Le musicien de Mygdonie. - Nonnos désigne Marsyas sous le titre de musicien ou de joueur de flûte de la Mygdonie; et il transporte à Hyagnis, prince ou prêtre de Cybèle en Phrygie, l'aventure de Marsyas.
Cette Mygdonie, contrée, ville ou plaine, car elle figure dans l'histoire sous ces trois aspects, m'a causé jadis de grandes perplexités. Quand je contemplais les ruines de Périnthe sur les bords européens de la Propontide, j'y voyais sur la foi du géographe Mélétius, les débris de Mygdonie. Plus tard, sur la rive asiatique, Strabon me montra, à l'ombre du mont Olympe, la plaine de Mygdonie. Je rencontrais aussi dans la Mésopotamie la Mygdonie de Nisibe, maintenant Nesbin, enfin en Macédoine une région de Mygdonie qui borde le Strymon, et qui, sans doute, est la Mygdonie primitive dont toutes les autres ne sont que des dérivations coloniales. - Parmi tous ces homonymes, le privilège, si c'en est un, de patrie de Marsyas me semble incontestablement acquis à la Mygdonie phrygienne, dont fait partie cette plaine de Myrlée ou de Moudania que j'ai longée plus d'une fois pour me rendre dans la ville de Prusias.
(16) Pélops. - Le fils de Tantale est le célèbre Pélops à qui Neptune donna un char d'or et der chevaux ailés pour vaincre Oenomaüs, et épouser Hippodamie. Nonnos a adopté en entier la version donnée par Pindare, qui fait de Pélops un jeune favori de Neptune enlevé sur des chevaux d'or, et prédécesseur de Ganymède dans ses fonctions â la table des dieux.
J'ai grande envie d'ajouter avec Pindare :
«
Ce sont là bien des prodiges, sans doute. Mais quoi ! les fables
émaillées d'habiles mensonges séduisent les esprits des hommes et
leur plaisent bien plus que les récits de la vérité.
»
(Pindare, Olymp, 1.)
(17) Rectification du vers 307. — J'essaye à mon tour d'éclaircir ce passage, qui a vainement mis à l'épreuve la patience des commentateurs.
Et d'abord, si j'admettais la leçon de Scaliger, μοῦνον ἐμοὶ λίπε δῶμα, je déplacerais le vers tout entier, et, au lieu de le laisser entre la foudre confiée à Apollon (vers 303) et la foudre assassine de Sémélé (vers 305), où il me semble peu convenablement intercalé, je le rétablirais sous le n° 307, après la Méonie : il se trouverait ainsi rentrer dans un ordre d'idées plus naturel et presque intelligible; mais ma rectification (φίλα δῶρα) présente bien plus de vraisemblance, et porte avec elle un sens très satisfaisant.
(18) Mercure Énagonios. — Mercure était le dieu des athlètes; en cette qualité, il présidait aux jeux gymnastiques, et avait en conséquence reçu le nom d'Ἐναγώνιος.
« Un hymne a ses bornes; et
je ne puis y dire tout ce qu'a fait en faveur d'Hérodote et de ses
coursiers, Mercure Agonios.»
(Pindare, Isthm. I.)
(19) La folie de Bacchus. — La locution familière dont se servaient les païens pour exprimer l'excès de la joie, il touche à l'Olympe, nous l'avons christianisée, en disant : il est aux anges.
« Combien de gens, » dit Boèce, dans ses raisonnements pieux et philosophiques pour consoler l'infortune des grands, « se croiraient très près du ciel si la moindre part de ce qui vous reste leur appartenait! » Sese caelo proximos arbitrentur. (Boëtius, De Cons. liv. II, ch. 4).
Et c'est encore ainsi que s'exprime le grand poète portugais dans cette stance si mélancolique:
Com grandes esperanças jà
cantei
Coasque os deoses no Olympo conquistarà,
Depois vim a cborar porque cantara,
E agora choro jà porque chorei.
(Camoéns, Rhythmas, I p.)
« Je me mis à chanter avec de grandes espérances, et je crus atteindre les dieux dans l'Olympe; puis j'en vins à pleurer d'avoir chanté; et je pleure encore pour avoir pleuré déjà. »
(20) Ampélos. — Ampélos, Lénée, Cissos, sont autant de compagnons allégoriques de Bacchus, auxquels le rhéteur Himérius (ap. Phot. Or. 9) a joint Oeneus et Botrys.
Ampélos (la vigne) ne serait-il pas une invention d'Ovide, bien qu'il lui ait laissé sa terminaison grecque?
Ampelon intonsum, satyris
nymphaque creatum
Fertur in Ismariis Bacchus amasse jugis.
(Fastes, III, v. 409.)
La petite queue qui s'attache au bas des reins d'Ampélos deviendra dans la métamorphose le filament entortillé de la vigne ; elle est figurée dans le bas-relief n° 7 de la villa Albani : ainsi l'affirme Winkelmann. (Mon. ined., t. II, p. 2.) « Il genio di Bacco, nominato Ampelo, figlio di Sileno, è della razza de' fauni, e porta all' estremità del tergo una piccola coda. » Dans les Dionysiaques, Ampélos est de la race des satyres, et non des faunes.
(21) Lénée — (de λῆνος, pressoir) est un fils de Silène créé par Nonnos, dont le surnom passa à Bacchus lui-même .
Ils chantaient Évoé, Bacchus
et Thyonée,
Et Dionyse, Évan, lacchus et Lénée,
Et tout ce que pour toi la Grèce eut de beaux noms.
(A. Chénier, idyll. IX.)
(22) Cissos. — J'aurais donné encore cette même origine à Cissos (le lierre) si je n'avais trouvé quelques traces de sa métamorphose dans les Saturnales de Macrobe ; or, comme Macrobe et Nonnos étaient contemporains, je ne sais trop auquel des deux attribuer cette action mythologique rétrospective.
(23) Imitation d'Homère. — Le vers 409 est difficile à interpréter tel qu'il se présente. On comprend mieux la pensée du poète que ses expressions, ou plutôt on retrouve ici, comme dans tout le récit des jeux d'Ampélos, l'imitation soutenue des jeux funèbres d'Achille autour de la tombe de Patrocle. Le vers de l'Iliade dit que les pieds d'Ulysse tombent dans les pas d'Ajax avant que la poussière ne s'en élève :
Αὐτὰρ ὅπισθεν
Ἴχνια τύπτε πόδεσσι, πάρος κόνιν ἀμφιχυθῆναι...
(Liv. XXIII, v. 764.)
et Macrobe, judicieux appréciateur de l'antiquité, fait ressortir l'énergie et la vérité de cette image du divin poète (Saturn., liv. V, ch. 13). Mais Nonnos, en conservant presque partout les mêmes expressions, en a fait un usage bien moins heureux. Il a mieux réussi dans la comparaison de la jeune fille, qu'il a également empruntée à Homère.
(24) Le dixième chant. — Les critiques Cunaeus et Ouvaroff, rarement d'accord, donnent cependant ici de communs éloges à Nonnos. Le premier à l'occasion de quelques vers des plaintes d'Ino, dit dans un style peu souple et peu accoutumé à la louange. « Ceci est admirable et d'une haute portée. Il y a là une passion véritable qui émeut et transporte; tout y est pur, plein de choses, et approprié au sujet. Il faut tout lire. Nous ne compterons pas chez Nonnos beaucoup de passages de cette force. »
M. Ouvaroff étend son suffrage beaucoup plus loin.
« Dans cet épisode d'Ampélos, dit-il, Nonnos s'est surpassé lui-même ; à mon sens, il n'est jamais allé si haut que dans ce tableau plus élégiaque qu'épique. Là, pour la tendresse des sentiments et de l'expression, et par cette harmonie du rythme mêlée à tous les ornements du goût moderne, il peut rivaliser avec les plus parfaites créations des vieux poètes grecs. Il faudrait, pour signaler tous les traits remarquables de cet épisode, le citer en entier. »
Pourquoi faut-il que cette abominable passion des Grecs anciens, dont on retrouve tant de traces chez les Turcs modernes, et que je ne veux pas désigner autrement, rende l'épisode d'Ampélos si peu acceptable aux oreilles françaises, et surtout si rebelle aux palliatifs du traducteur?