Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME TROISIEME : PARTIE IV

tome troisième partie III - tome troisième partie V

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

 

IMPRIMERIE DE SCHNEIDER ET LANGRAND,

Rue d'Erfurth, 1, près l'Abbaye.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME TROISIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

 Les seigneurs d'Aquitaine, de Gascogne, de Poitou et de Normandie invitent Henri III à venir en France. — Le pape fait envahir les états de l'empereur. — Lettre, à ce sujet, du comte d'Acerra à Frédéric II. (396) — L'an du Seigneur 1229, le roi d'Angleterre Henri tint sa cour à Oxford aux fêtes de Noël, en présence des grands du royaume. Il fut visité dans cette ville par l'archevêque de Bordeaux qu'avaient député les seigneurs de Gascogne, d'Aquitaine et de Poitou. Le prélat, reçu avec grand honneur par le roi, célébra avec lui les fêtes de Noël. Bientôt arriva une autre ambassade solennelle de Normandie: différents députés n'avaient qu'une seule et même mission: ils étaient chargés par les seigneurs des susdits pays de solliciter instamment le roi pour qu'il daignât venir en personne dans ces provinces, lui annonçant que tous se rendraient auprès de lui avec armes et bagages, et accompagnés des gens du pays, et qu'ils tiendraient inébranlablement pour lui, afin qu'il pût recouvrer son héritage perdu. Le roi, qui n'avait pas encore de résolution dans le caractère, et qui n'agissait que par les conseils de son grand justicier, demanda et reçut avis de lui seul; et le justicier décida qu'il fallait différer l'affaire, et attendre des circonstances plus favorables. Les députés, ne pouvant obtenir d'autre réponse, retournèrent chez eux.

Vers le même temps, le pape Grégoire, supportant avec peine que l'empereur des Romains fût passé en Terre-Sainte, étant excommunié et rebelle, désespérait grandement qu'il voulût se repentir et donner satisfaction pour rentrer dans l'unité de l'Eglise. Il se décida donc, en voyant son opiniâtreté et sa révolte, à le renverser du trône impérial, et à en élever un autre à sa place, qui serait pour le saint-siége un (397) fils de paix et d'obéissance: mais comme nous, n'avons pu nous procurer d'autres renseignements sur la certitude de ce fait, nous placerons ici une lettre d'un comte, nommé Thomas, à qui l'empereur, à son départ, avait confié, ainsi qu'à plusieurs autres, le gouvernement et la défense de l'empire. La lettre écrite à ce sujet, et envoyée à l'empereur en Syrie, nous a été transmise par un pèlerin digne de foi: «Au très-excellent seigneur Frédéric, par la grâce de Dieu, empereur des Romains et toujours Auguste, très-puissant roi de Sicile, Thomas, comte d'Acerra, son féal et dévoué en toutes choses, salut et puisse-t-il triompher de ses ennemis. Après votre départ, très-excellent seigneur, le pontife romain Grégoire, ennemi déclaré de votre magnificence, a réuni une armée nombreuse, à la tête de laquelle il a placé Jean de Brienne, ancien roi de Jérusalem, ainsi que plusieurs autres guerriers de renom. Il est entré à main armée sur votre terre et sur celle de vos hommes; et, contrairement à la loi chrétienne, il a résolu de vous vaincre par le glaive matériel, ne pouvant, comme il le prétend faire, vous abattre par le glaive spirituel. Ledit Jean, qui a rassemblé une grande chevalerie venue du royaume de France et des pays voisins, espère devenir empereur, s'il parvient à vous renverser, et il paye la solde de ses troupes avec les trésors apostoliques. Ledit Jean et les autres chefs des troupes romaines114 sont donc entrés à main armée sur votre (398) terre. et sur celle de vos hommes. Ils mettent le feu aux édifices et aux villages, ils font du butin, enlèvent les troupeaux, torturent par différents supplices ceux qu'ils font prisonniers, et les obligent à payer de grosses rançons. Ils n'épargnent aucun sexe; quiconque se trouve hors de l'église ou du cimetière, tombe entre leurs mains; ils s'emparent des bourgs et des châteaux, sans avoir égard à ce que vous êtes au service de Jésus-Christ. Et si quelqu'un parle de l'empereur, Jean de Brienne affirme qu'il n'y a pas d'autre empereur que lui. Vos amis s'effrayent de ces choses, très-excellent empereur, et principalement le clergé de votre empire, qui se demande de quel droit et avec quelle sûreté de conscience le pontife romain peut agir de la sorte, et soulever la guerre contre les chrétiens, surtout quand le Seigneur a dit à Pierre, qui voulait frapper avec le glaive matériel: «Remettez votre glaive dans le fourreau: car quiconque aura frappé avec le glaive périra [par le glaive].» On s'étonne semblablement de voir celui qui, presque tous les jours, excommunie et sépare de l'unité de l'église les brigands, les incendiaires et les bourreaux des chrétiens, donner aujourd'hui son assentiment à de pareils attentats, et les appuyer de son autorité. Veillez donc, je vous en supplie, très-puissant empereur, à votre sécurité et à votre dignité dans les circonstances présentes: car votre ennemi souvent nommé Jean de Brienne, occupe tous les ports d'en-deçà de la mer, et les a garnis d'éclaireurs et d'hommes d'armes, afin que si vous reveniez sans précaution de (399) votre pèlerinage, il pût s'emparer de vous et vous retenir en prison: ce dont Dieu vous garde!»

Sédition à Paris entre les étudiants et les citoyens. — Insolence des étudiants envers la reine Blanche. — Rétablissement de la paix.  — Cette même année, la seconde et la troisième férie avant les Cendres, jours auxquels les écoliers en théologie ont coutume de se livrera la joie, quelques-uns d'entre eux sortirent de Paris, du côté de Saint-Marceau: le temps était beau et le lieu propice pour s'y récréer comme d'habitude. Arrivés à Saint-Marceau, et échauffés par le jeu, ils entrèrent dans un cabaret où se trouvait par hasard d'excellent vin, très-agréable à boire. Une discussion s'étant élevée sur le prix du vin entre les cabaretiers et les clercs attablés, on commença à se donner des soufflets, à s'arracher les cheveux; mais les gens de l'endroit accoururent, délivrèrent les cabaretiers des mains des clercs; de plus, ils accablèrent de coups ceux-ci qui résistaient, et les forcèrent à prendre la fuite, après les avoir bien et bellement fustigés. Les clercs rentrèrent tout meurtris à la ville, et appelèrent leurs camarades à la vengeance. Le lendemain, ils se rendirent à Saint-Marceau, armés de glaives et de bâtons, entrèrent violemment dans la maison d'un cabaretier, défoncèrent tous les tonneaux de vin, et le répandirent sur le pavé. Puis ils parcoururent les rues, assaillirent avec fureur tous ceux qu'ils rencontrèrent, hommes et femmes, les blessèrent, et les laissèrent demi-morts (400) sur la place. Le prieur de Saint-Marceau, instruit de la violence exercée sur ses hommes, qu'il était tenu de défendre, déposa sa plainte entre les mains du légat romain et de l'évêque de Paris. Ceux-ci vinrent trouver la reine, alors investie de la régence du royaume, et lui demandèrent d'ordonner la punition d'un pareil attentat. La reine, avec la légèreté ordinaire aux femmes, et n'écoutant que le premier moment de colère, commanda sur-le-champ aux prévôts de Paris et à quelques-uns de ses routiers de s'armer et de sortir en toute hâte de la ville, pour punir les auteurs de cette violence, sans épargner personne. Ceux-ci, toujours bien disposés quand il s'agissait d'être cruels, franchirent en armes les portes de la ville, et rencontrèrent hors des murs plusieurs clercs occupés à jouer, et qui n'étaient aucunement coupables de l'excès qu'on voulait punir. Ceux en effet qui avaient causé le combat, les vrais auteurs du désordre, étaient de ce pays qui touche à la Flandre, de ces gens qu'on appelle vulgairement Picards. Sans prendre plus d'informations, les satellites se jetèrent sur ces innocents qu'ils voyaient désarmés; ils tuèrent les uns, blessèrent les autres, accablèrent ceux-là de coups, les dépouillèrent et les traitèrent inhumainement. Quelques-uns d'entre eux échappèrent par la fuite et se cachèrent dans les vignes et dans les carrières. Parmi ceux qui périrent de leurs blessures, se trouvèrent deux clercs fort riches, et de grande réputation: l'un était d'origine flamande, l'autre normand de nation. Cet énorme abus d'autorité étant venu aux (401) oreilles des maîtres de l'Université, ils commencèrent par suspendre toutes les leçons et argumentations; puis ils allèrent tous se présentera la reine et au légat, leur demandant avec instance de leur faire rendre justice pour une telle violence. Il est inique, disaient-ils, qu'on ait profité d'un prétexte si léger pour faire tourner au préjudice de l'Université tout entière un désordre imputable seulement à quelques misérables et méprisables clercs: c'est celui qui a commis la faute qui doit en porter le châtiment.» Mais la reine, le légat et l'évêque de Paris s'étant complètement refusés à leur faire rendre justice, les maîtres de l'Université, ainsi que les écoliers, se dispersèrent; les docteurs cessèrent leurs enseignements, et les écoliers leurs études; en sorte que de tous ces hommes au nom fameux, il n'en restait plus un seul dans la ville. Ainsi Paris demeura privé de ses clercs qui faisaient sa gloire. Parmi ceux qui se retirèrent se trouvaient de célèbres anglais, tels que maître Alain de Bécoles, maître Nicolas de Fernham, maître Jean le Blond, maître Raoul de Maidenston, maître Guillaume de Durham, et plusieurs autres qu'il serait trop long de nommer. La plus grande partie des maîtres choisit la ville d'Angers pour y fixer le siège métropolitain de l'Université. Alors, en quittant la ville de Paris, nourrice de la philosophie et élève de la sagesse, les clercs vouèrent à l'exécration le légat romain, maudirent la reine et son orgueil de femme, et lui reprochèrent son honteux commerce avec le légat. En s'en allant, les valets ou goujats des clercs, (402) ceux que nous appelons d'habitude goliards115, chantaient des vers grotesques de leur façon:

Aie! aie! nous mourons: on nous renverse, on nous attache, on nous noie, on nous dépouille. C'est pour le beau...116 du légat que nous souffrons tous ces maux.

Un versificateur plus réservé s'est servi d'une apostrophe ou prosopopée117, dans laquelle la ville de Paris s'adresse aux clercs en gémissant:

«Mes clercs, je tremble de crainte parce que vous voulez m'abandonner: je suis accablée de douleur: je pleure sur mes pertes, pleurez sur les vôtres118

Enfin, par les soins de personnes prudentes, on travailla à faire, des deux côtés, les concessions qu'exigeaient des torts mutuels. La paix fut rétablie entre les clercs et les habitants, et l'Universjté vint se réinstaller à Paris.

Les députés du roi d'Angleterre sollicitent à Rome l'annulation de l'élection faite à Cantorbéry. (403) — Elle est cassée par le pape. — Nouvelle élection de Richard. — Lettre du pape. — Vers le même temps, aux approches du jour des Cendres, qui avait été fixé à l'élu de Cantorbéry et aux députés du roi d'Angleterre pour entendre la sentence définitive qui devait être prononcée par le pape, ceux qui agissaient au nom dudit roi, à savoir, maître Alexandre de Stavensby, évêque de Chester, maître Henri de Stanford, évêque de Rochester, et surtout maître Jean de Heuton, circonvinrent le seigneur pape et les cardinaux par des sollicitations assidues; mais ils les trouvèrent peu traitables, comme à l'ordinaire, et ils craignirent fort d'échouer dans leur demande. Alors, par un odieux trafic de la justice, ils s'engagèrent, au nom du roi d'Angleterre, envers le seigneur pape, à lui donner le dixième de tous les biens-meubles, dans le royaume entier d'Angleterre et d'Irlande, pour soutenir la guerre contre l'empereur, à condition qu'il exaucerait la demande du roi. Le seigneur pape, qui brûlait par-dessus tout de renverser l'empereur rebelle, fut très-joyeux de cette promesse, et donna avec empressement son consentement à ce marché. En conséquence, il prononça dans le consistoire la sentence qui suit:

«Dernièrement, connaissance nous a été donnée de l'élection que l'église de Cantorbéry a faite d'un certain moine nommé Gaultier. Après avoir entendu ce que ledit moine a mis en avant pour lui-même et pour son élection; après avoir entendu, d'autre part, les objections et refus des évêques (404) d'Angleterre, tant contre ladite élection que contre la personne de l'élu, objections qui ont été présentées à notre audience par nos vénérables frères les évêques de Coventry et de Rocbester, et notre cher fils l'archidiacre de Bedfort, nous avons confié l'enquête à faire sur la personne dudit élu, à nos vénérables frères l'évêque d'Albano, le seigneur Thomas de Sainte-Sabine, et maître Pierre (?), cardinaux. Ledit élu s'étant présenté devant eux, on l'a interrogé sur la descente du Seigneur aux enfers, lui demandant s'il y était descendu en chair ou sans chair: il a mal répondu. Item sur la présence119 du corps de Jésus-Christ dans le sacrifice de l'autel, il à mal répondu. Item sur Rachel, et comment il se faisait qu'elle pleurât ses fils étant déjà morte, il a mal répondu. Item sur une sentence d'excommunication rendue contre le droit, il a mal répondu. Item sur le mariage, dans le cas où l'un des contractants meurt infidèle, il a mal répondu. Examiné avec soin par les cardinaux sur tous ces articles, il a répondu, nous le déclarons, non-seulement moins que bien, mais encore très-mal. Or, comme l'église de Cantorbéry est une noble église, et qu'elle doit avoir un noble prélat, homme sage, modeste, et pris dans le sein de l'église romaine, et que ce nouvel élu, que nous déclarons non-seulement indigne, mais que nous serions même (405) obligé de qualifier autrement, si nous procédions selon la rigueur du droit, est tout à fait insuffisant pour arriver à un pareil honneur, nous cassons et annulons son élection, nous réservant de pourvoir à ladite église.»

Ladite élection ayant donc été cassée de cette façon, ceux qui agissaient au nom du roi d'Angleterre et des évêques suffragants de Cantorbéry présentèrent à l'audience du seigneur pape des lettres de créance, tant du roi que des évêques, et proposèrent maître Richard, chancelier de l'église de Lincoln, disant que c'était un homme d'une science éminente, fort versé dans les lettres, d une conduite honorable, dont la nomination ne pourrait être que fructueuse pour l'église romaine et pour le royaume d'Angleterre. Enfin, ils plaidèrent si bien la cause devant le seigneur pape, qu'ils obtinrent son consentement et celui de ses cardinaux. Alors le seigneur pape écrivit la lettre suivante aux évêques suffragants de l'église de Cantorbéry, relativement audit Richard, dont la promotion à l'archiépiscopat n'était point l'effet de l'élection, mais de l'arbitraire: «Grégoire, évêque, etc... D'après le soin de l'office pastoral que le Seigneur nous a confié, et d'après la plénitude du pouvoir ecclésiastique qu'il nous a octroyé, tout indigne que nous en sommes, nous sommes obligé, par les circonstances journalières, de prendre sollicitude et soin de toutes les églises, et de pourvoir q leurs besoins en cas de nécessité, avec une diligence paternelle, selon le dû de la justice et le bénéfice de la (406) grâee. Parmi les autres églises particulières et toutes les métropoles, nous avons les yeux d'une considération spéciale pour l'église de Cantorbéry, comme pour la fille la plus illustre du saint siège apostolique dans ses nécessités: l'église romaine, la mère des églises, doit en effet lui témoigner une faveur d'autant plus bienveillante que la volonté divine l'a gratifiée de plus grands bienfaits au-dessus des autres dans la plénitude des choses spirituelles et dans l'abondance des choses temporelles. En effet, le Très-Haut y a planté sa semence, ainsi que dans le paradis de volupté et dans le jardin de délices, et il y a fait venir l'arbre de la science du bien et du mal; par l'institution de la dignité métropolitaine, l'arbre de vie; par l'établissement du service monastique et la discipline d'une observance régulière, des arbres portant fruits; et ces fruits, dans la personne des suffragants, réjouissent la vue par de saintes œuvres, charment le goût par une doctrine fidèle, et satisfont l'odorat par le parfum de bonne estime qui s'en exhale. Du même lieu sort un fleuve formé par le sang du très-glorieux martyr Thomas: dans son cours, il donne la vie aux morts, la santé aux malades, la liberté aux esclaves, l'audace aux timides; il peut donc être considéré comme se partageant en quatre canaux. Quand nous examinons avec une méditation attentive les signes de ses excellents miracles, nous trouvons dans ce jardin les délices rares et inaccoutumées de la plantation divine. Or, Étienne de bonne mémoire, jadis archevêque de Cantorbéry, cardinal de la sainte (407) église romaine, homme comblé au-dessus de tous les autres des dons de la science, du présent de la grâce et des faveurs d'en haut, ayant quitté sa prison charnelle, et ayant été appelé à la félicité et au repos du paradis céleste, comme nous l'espérons et le croyons, nos chers fils les moines de Cantorbéry ont établi un nouveau gardien du jardin divin, et ont eu soin de présenter à notre approbation l'élection faite par eux de Gaultier, moine de leur couvent. Après examen préalable des mérites et de la science de la personne, la justice a voulu que l'élection fût cassée, et nous avons jugé bon d'élever à cette dignité, et de constituer gardien et ouvrier dans ce paradis un homme qui fût véritablement créé à l'image de Dieu par sa vie et sa science, par sa capacité et ses sentiments, et que la science du salut animât de l'esprit de vie. Or nous avons fait choix de maître Richard, chancelier de Lincoln, qui, tant sur le témoignage de nos frères qui l'ont connu dans les écoles, que sur celui de nos vénérables frères, les évêques de Chester et de Rochester, ainsi que de plusieurs autres, nous a été signalé comme un homme de profond savoir, de mœurs honnêtes, de réputation intacte, d'habileté parfaite, et comme fort zélé pour les âmes et pour les libertés de l'église; nous l'avons donc, sur le conseil de nos frères, et en présence des susdits évêques, établi archevêque et pasteur de l'église de Cantorbéry. C'est pourquoi nous avertissons et exhortons votre fraternité, et vous recommandons par ce rescrit apostolique, vous considérant comme des fils de charité (408) et de dévotion, de le recevoir avec humilité convenable et piété sincère, en l'honneur du Dieu tout-puissant, du siège apostolique, et de l'église de Cantorbéry; d'avoir des égards pour lui, et de lui obéir humblement et pieusement comme à votre père, au pasteur de vos âmes, et à votre métropolitain. Vous devez vous réjouir dans le Seigneur de ce que, principalement par la coopération de la grâce de celui dont l'inspiration prévient et seconde ceux qui la cherchent120, une église longtemps veuve a été pourvue convenablement. Donné, etc.»

La Terre-Sainte est rendue à l'empereur Frédéric — Lettre de l'empereur au roi d'Angleterre. — Description de la bulle d'or de l'empereur. — Entrée des chrétiens à Jérusalem. — Orgueil et jalousie des Templiers et des Hospitaliers. — Leur trahison. — Elle est découverte. — Lettre de Gérold, patriarche de Jérusalem, contre Frédéric.  — Cette même année, Notre-Seigneur Jésus-Christ, sauveur et consolateur de tous les hommes, visita miséricordieusement son peuple. Grâce aux prières de l'église universelle, il rendit aux chrétiens, en général, et à l'empereur des Romains Frédéric, en particulier, la cité sainte de Jérusalem et toute la terre que ledit Seigneur, Fils de Dieu et notre Rédempteur, avait consacrée de son sang. En effet, le Seigneur arrêta sa bienveillance sur son peuple, lui qui (409) exalte les humbles dans le salut; et il fit que les nations furent vengées et que les Sarrasins furent divisés par des dissensions: car, à cette époque, le soudan de Babylone se vit tellement pressé de tous côtés par des guerres domestiques, qu'il craignit de ne pouvoir suffire à de nouvelles attaques et qu'il se vit forcé de conclure avec l'empereur une trêve de dix ans et de rendre la Terre-Sainte aux chrétiens sans effusion de sang. Ainsi une bonne guerre fut envoyée par le Seigneur pour faire rompre une paix mauvaise. Mais le lecteur, qui veut connaître plus à fond ce bienfait de la grâce divine, peut lire la lettre suivante que l'empereur des Romains écrivit à ce sujet, et envoya scellée du sceau d'or au roi d'Angleterre Henri:

«Frédéric, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, toujours auguste, roi de Jérusalem et de Sicile, à son très-cher ami Henri, roi d'Angleterre, salut et témoignage de sincère dilection. Que tous se réjouissent et triomphent dans le Seigneur, et que ceux qui ont le cœur droit se glorifient. Dieu, pour faire connaître sa puissance, ne se glorifie pas dans les chevaux ou dans les chars. Aujourd'hui il a mis sa gloire dans le petit nombre des hommes, afin que tous connaissent et sachent qu'il est glorieux dans sa majesté, terrible dans sa magnificence, admirable dans ses conseils sur les enfants des hommes, qu'il change les temps à son gré, qu'il peut faire de toutes les nations une seule nation; lui qui, en peu de jours, par un prodige plutôt que par le courage humain, a fait réussir une expédition dont, depuis longues années, (410) beaucoup de princes et de puissants du monde n'avaient pu venir à bout, quelle que fût la multitude de leurs gens, la grandeur de leurs forces, la terreur qu'ils inspirassent, ou les moyens dont ils se servissent. Mais, pour ne pas tenir en suspens par trop de paroles votre curiosité, nous désirons qu'il soit notoire à votre sincérité121 que nous avons placé fermement notre espérance en Dieu et que nous avons cru que son Fils Jésus-Christ, pour le service duquel nous exposions avec tant de dévouement notre corps et notre âme, ne nous abandonnerait pas dans des contrées si inconnues et si lointaines; qu'au contraire, il nous accorderait conseil et aide salutaires pour son honneur, sa gloire et sa louange. Nous sommes donc parti d'Acre avec confiance et en son nom, le quinzième jour du mois de novembre dernier, et nous sommes arrivé heureusement à Joppé dans l'intention de réédifier le château de cette ville, comme il. convenait, afin de nous ouvrir, tant pour nous que pour tout le peuple chrétien, un accès non-seulement plus facile, mais encore plus court et plus sûr vers la cité sainte de Jérusalem. Alors, tandis que nous nous trouvions à Joppé sous la foi de l'espérance divine, et que nous nous occupions magnifiquement, comme il convenait, de la réédification du château, ainsi que l'exigeaient les circonstances et la cause du Christ; tandis que nous et tous les pèlerins y donnions attentivement nos soins, des députés envoyés vers nous (411) par le soudan de Babylone et par nous vers le même soudan, allèrent et revinrent plusieurs fois de part et d'autre. Or, ledit soudan et un autre soudan son frère, nommé Xaphat, se tenaient près de la ville de Gaza avec une nombreuse armée et étaient éloignés de nous d'une journée de marche. D'un autre côté, dans la ville de Sichem, qu'on appelle vulgairement Neapolis, et qui est située en plaine, le soudan de Damas, son neveu, avait sous ses ordres une innombrable multitude de cavaliers et de fantassins de sa nation, et il se trouvait près de nous et des chrétiens également à une journée de marche. Après qu'on eut débattu des deux paris la restitution de la Terre-Sainte, Jésus-Christ, Fils de Dieu, regarda du haut du ciel notre patience pieuse et notre piété patiente, et, compatissant miséricordieusement pour nous en lui-même, il fit en sorte que le soudan de Babylone nous rendît la cité sainte de Jérusalem, ce lieu où se sont posés les pieds du Christ, ce lieu où les sectateurs de la vraie foi adorent le Père dans l'esprit et dans la vérité. Voulant vous informer de tous les détails qui concernent cette restitution, nous vous annonçons que non-seulement le corps de la ville nous a été rendue, mais encore toute la contrée qui s'étend à partir de Jérusalem jusqu'à la côte de Joppé; en sorte qu'à l'avenir les pèlerins pourront se rendre librement au Saint-Sépulcre et en revenir sans être inquiétés. Toutefois la condition suivante a été stipulée: c'est que les, Sarrasins de ce pays ayant en grande vénération à Jérusalem un temple où ils se (412) rendent fréquemment en pèlerinage pour y prier et s'y livrer aux exercices de leur culte, nous leur permettrions d'y venir librement désormais, nous réservant néanmoins d'en fixer le nombre: de plus ils devront venir sans armes, ne point demeurer dans la ville, mais hors de la ville, et se retirer aussitôt leurs prières faites. On nous a rendu en outre la ville de Bethléem et toute la terre située entre Jérusalem et cette ville, la ville de Nazareth et toute la terre située entre Acre et cette ville; toute la province du Thoron, qui s'étend en largeur, qui est fort vaste et très-commode pour les chrétiens; la ville de Sidon ou Saïde, avec la campagne environnante et les dépendances. Cette possession sera d'autant plus avantageuse pour les chrétiens, que jusqu'ici les Sarrasins en ont tiré de plus grands profits. En effet, Sidon est un port excellent d'où l'on transportait à Damas, et de Damas très-souvent à Babylone, des armes et d'autres provisions nécessaires. Quoique, d'après le traité, il nous soit permis de réédifier la ville dé Jérusalem aussi bien qu'elle le fut jamais, ainsi que le château de Joppé, le château de Césarée, le château de Sidon et le château de Sainte-Marie des Teutoniques, que les frères de cet ordre ont commencé à élever sur les montagnes qui avoisinent Acre, chose qu'ils n'avaient pu faire jadis en aucun temps de trêve, le soudan ne doit ni faire ni édifier aucun bâtiment et château nouveau jusqu'à l'expiration de la trêve qui a été conclue entre nous et lui pour dix ans. Cette trêve a été confirmée par serment de part et d'autre, le dix- (413) huitième jour du mois de février dernier, un dimanche, jour où le Christ, Fils de Dieu, est ressuscité d'entre- les morts, et est honoré et adoré dans l'univers, aussi généralement que solennellement, par tous les chrétiens, en mémoire de ladite résurrection. II semble véritablement que pour nous et pour tous ce jour a brillé, de nouveau, où les anges chantèrent: «Gloire à Dieu au haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.» Sachez aussi que pour reconnaître un si grand bienfait et un si grand honneur, que Dieu nous a accordés miséricordieusement, malgré notre indignité et contre l'opinion de plusieurs, à la gloire éternelle de sa miséricorde, et pour lui offrir en personne dans son saint lieu le sacrifice de nos lèvres122, nous sommes entré, le samedi dix-septième jour du mois de mars de cette seconde indiction, dans la cité sainte de Jérusalem, avec tous les pèlerins qui avaient embrassé fidèlement avec nous le service du Christ, Fils de Dieu. Aussitôt, ainsi qu'il convenait à un empereur catholique, nous avons adoré respectueusement le saint sépulcre: le lendemain nous avons ceint la couronne que le Seigneur tout-puissant avait songé à nous donner du haut de son trône de majesté, en nous exaltant prodigieusement par une grâce spéciale de sa piété parmi tous les princes du monde, et en nous faisant parvenir à une si grande dignité, qui nous revenait d'ailleurs à titre de royaume, pour qu'il soit (414) de plus en plus notoire à tous que la main du Seigneur a fait toutes ces choses. Et comme ses miséricordes sont sur toutes ses œuvres, les sectateurs de la foi orthodoxe connaîtront et raconteront en tout lieu par le monde, que celui qui est béni dans les siècles a visité et a racheté son peuple, et a élevé pour nous la trompette de salut dans la maison de son père David. Enfin, avant de quitter la cité sainte de Jérusalem, nous nous sommes proposé de régler la magnifique réédification de ses tours et de ses murs de telle façon, et nous voulons nous en occuper avec tant de soin, qu'en notre absence on s'en occupe avec autant de sollicitude et de diligence que si nous y assistions en personne. De plus, pour que la présente lettre ne respire que la joie dans tout son contenu; qu'en fait de bonnes nouvelles sa fin réponde à son commencement, et que l'accroissement de la joie et de l'allégresse dont je vous ai entretenu charme votre âme royale, nous désirons qu'il soit notoire à votre amitié que ledit soudan doit nous remettre sous peu tous les captifs qu'il n'a pas rendus, comme il l'aurait dû faire d'après le traité conclu entre lui et les chrétiens à l'époque de la perte de Damiette, ainsi que les autres qui ont été faits prisonniers depuis. Donné dans la sainte ville de Jérusalem, le dix-septièmejour123 du mois de mars, l'an du Seigneur 1229.»

(415) Voici la forme du sceau d'or de l'empereur: d'un côté était frappé son portrait, autour duquel était écrit en rond: Frédéric, par la grâce de Dieu, empereur des Romains, et toujours auguste. Au-dessus de l'épaule droite du portrait de l'empereur était écrit: Roi de Jérusalem, et au-dessus de l'épaule gauche du même portrait était écrit: Roi de Sicile. Sur l'autre côté du sceau était frappée une ville représentant Rome, autour de laquelle était écrit en rond: Rome, capitale du monde, tient les rênes de la terre. Le sceau de l'empereur était un peu plus grand que le sceau du pape.

L'armée chrétienne étant donc entrée, comme nous l'avons dit, dans la sainte cité de Jérusalem, le patriarche et les évêques suffragants purifièrent le temple du Seigneur, l'église du Saint-Sépulcre, celle de la Sainte-Résurrection, les autres églises et les lieux vénérables et sacrés de la ville, en lavant le pavé et les murailles avec de l'eau bénite, en conduisant des processions, en chantant des hymnes et des cantiques. Enfin, ils réconcilièrent avec Dieu tous les lieux longtemps profanés par les souillures des infidèles. Mais tant que l'empereur, qui était excommunié, demeura dans l'enceinte de la ville, aucun des prélats ne prit sur lui de célébrer la messe. Cependant maître Gaultier, frère de l'ordre des Prêcheurs, Anglais de nation, homme religieux, prudent, discret et élégamment instruit dans les lettres divines, qui avait reçu du seigneur pape l'office de prédication dans l'armée des croisés, fonction où il (416) était singulièrement fameux et habile, et dont il s'était heureusement acquitté pendant quelque temps, célébra les divins mystères dans les églises des faubourgs. Là, il échauffa plus encore la dévotion des fidèles et les attacha plus étroitement au service du Dieu mort sur la croix. Ensuite tous les prélats, tant petits que grands, et les religieux, furent remis en jouissance de leurs églises et de leurs anciennes possessions: tous se réjouirent des bienfaits divins qui avaient dépassé leurs espérances et s'occupèrent unanimement, ainsi que les autres pèlerins, à relever les murs de la ville et à remettre en état, à force de travaux et à grands frais, les fossés, les tours et les remparts. On en agit ainsi non-seulement dans la cité sainte de Jérusalem, mais encore dans toutes les villes et châteaux de cette terre que Notre-Seigneur Jésus-Christ a consacrée par les saintes traces de ses pieds et a sanctifié par son très-glorieux sang. L'enthousiasme, parmi tous les chrétiens, était tel que les félicités du ciel semblaient être descendues sur la terre.

Ces choses ayant été ainsi réglées, grâce à Dieu, Satan, ce vieil artisan de schismes et de discordes, en fut jaloux et souffla sa jalousie aux habitants de cette terre, et principalement aux Templiers et aux Hospitaliers, qui, enviant la gloire de l'empereur, prirent de l'audace dans la haine que lui portait le pape. Ils savaient que déjà le pape avait attaqué l'empire à main armée. Voulant donc que ce grand succès leur fût attribué, à eux qui reçoivent de la chrétienté tout entière tant de richesses destinées uni- (417) quement à la défense de la Terre Sainte, et qu'au lieu de cela ils engloutissent et font disparaître dans un gouffre sans fond, les Templiers, dis-je, et les Hospitaliers firent savoir perfidement et traîtreusement au soudan de Babylone que l'empereur se proposait de se rendre au fleuve où le Christ avait été baptisé par Jean-Baptiste; qu'il devait y aller à pied, en habits de laine, accompagné de peu de monde et en secret pour adorer humblement en ce lieu les traces du Christ et de son précurseur, qui n'a été effacé en grandeur par aucun des fils des femmes; et que lui, le soudan, pourrait en cet endroit prendre ou tuer l'empereur, à son choix. Le Soudan ayant reçu cet avis et ayant remarqué en outre que la lettre était scellée d'un sceau qui lui était connu, détesta la perfidie, l'envie et la trahison des chrétiens et principalement de gens qui portaient l'habit religieux et le signe de la croix: il fit venir deux de ses plus secrets et plus prudents conseillers, leur fit part de l'avis qu'on lui avait donné, leur montra la lettre à laquelle le sceau appendait encore et leur dit: «Voilà la fidélité des chrétiens!» A la vue de cette lettre, ses conseillers lui répondirent, après mûre et longue délibération: «Seigneur, une paix à l'amiable a été conclue des deux côtés: la violer serait chose honteuse; mais, à la confusion de tous les chrétiens, envoyez cette lettre avec le sceau qui y est attaché à l'empereur lui-même. Vous vous en ferez un grand ami; car ce n'est pas un petit service.» Le soudan accéda à leur conseil; il envoya ladite lettre à l'empereur et lui fit (418) part de toute la trame dont nous avons parlé. Tandis que ces choses se passaient, l'empereur, averti déjà par des éclaireurs très-habiles et très-actifs, hésitait dans son premier dessein, ne pouvant cependant croire qu'une pareille méchanceté eût été ourdie par des religieux. Au moment ou il était dans cette anxiété, le messager du soudan vint le trouver, et lui apporta ladite lettre, qui ne pouvait plus laisser de doute sur la trahison. L'empereur, se réjouissant d'avoir échappé aux pièges qui lui étaient tendus, dissimula prudemment son ressentiment jusqu'à l'heure de la vengeance, et fit préparer tout ce qui était nécessaire pour opérer son retour dans ses états. Telle fut l'origine de la haine entre l'empereur d'une part, les Templiers et les Hospitaliers de l'autre: les Hospitaliers toutefois parurent en cette occasion moins coupables et moins infâmes que les Templiers. Depuis cette époque, le cœur de l'empereur fut uni avec le cœur du soudan d'une manière indissoluble par le ciment de l'affection et de l'amitié. Ils se confédérèrent et s'envoyèrent réciproquement des présents précieux. On remarqua entre autres un éléphant envoyé par le soudan à l'empereur. Or, les Templiers, les Hospitaliers et leurs complices, sachant que le pèlerinage que l'empereur s'était proposé de faire au fleuve du Jourdain était différé, comprirent par là et par d'autres indices que leur ruse n'aurait point de succès. Alors ils entraînèrent dans leur complot le patriarche de Jérusalem, qui écrivit, dit-on, la lettre suivante pour diffamer l'empereur:

(419) «Gérold, patriarche de Jérusalem, à tous les fidèles du Christ, salut dans le Seigneur. Si l'on examine pleinement, depuis le commencement jusqu'à la fin, la conduite qu'a tenue l'empereur dans les pays d'en deçà de la mer, et combien prodigieusement il a agi au grave préjudice de l'affaire de Jésus-Christ et au mépris de la foi chrétienne, on ne pourra dans toute sa personne, depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux, trouver quelque chose de raisonnable. En effet, il est venu ici excommunié, amenant avec lui quarante chevaliers à peine, et tout à fait dépourvu d'argent; il espérait sans doute soutenir sa misère avec les dépouilles des habitants de la Syrie. D'abord à son arrivée en Chypre, il s'est emparé, avec fort peu de courtoisie, d'un noble seigneur, Jean de Ybelin, ainsi que de ses fils, qu'il avait fait venir sous prétexte des affaires de la Terre-Sainte, et qu'il avait invités à sa table. Ensuite il a retenu, pour ainsi dire, prisonnier le roi [de Jérusalem], qu'il avait appelé auprès de lui; et ainsi il a mis la main sur son royaume par violence et par fraude. Cela fait, il est passé en Syrie. Au commencement, il a promis en paroles de faire merveilles, et tandis que sa jactance séduisait l'esprit des simples, il a envoyé aussitôt au soudan de Babylone des messagers de paix: ce qui l'a rendu méprisable aux yeux du soudan et de ses païens; surtout parce qu'ils comprenaient que l'empereur n'avait pas amené avec lui un assez grand nombre d'hommes d'armes pour qu'ils eussent quelque chose à redouter de lui. Sur (420) ces entrefaites, il est parti avec l'armée chrétienne du côté de Joppé, sous prétexte de fortifier cette place; mais en réalité pour se rapprocher du soudan, et pour que des négociations pussent plus facilement s'entamer relativement à la conclusion d'une paix ou d'une trêve. Que dirai-je de plus? Après de longues et secrètes négociations, sans avoir pris l'avis des personnages du pays, il a déclaré un jour tout à coup qu'il avait fait la paix avec le soudan. Nul ne connaissait le contenu de cette paix ou de cette trêve, quand déjà ledit empereur avait juré par serment d'en observer les conventions. Combien ce traité est pernicieux, et combien il trahit les intérêts de la chrétienté, c'est là une chose dont vous pourrez vous assurer évidemment, en considérant la teneur de quelques articles que nous avons jugé bon de vous transmettre par écrit. L'empereur, pour glorifier sa parole, se contenta de donner sa parole et d'obtenir celle du soudan. Il annonça, entre autres choses, que la sainte cité lui était rendue, et il y vint avec l'armée chrétienne la veille du dimanche où l'on chante: «Mes yeux [et caet.].» Le lendemain dimanche, il entra, au mépris de toute règle et de toute idée reçue, excommunié comme il était, dans l'église du sépulcre du Sauveur, et se plaça la couronne sur la tête, au préjudice manifeste de l'honneur et de l'excellence impériale; pendant que les Sarrasins retenaient en leur pouvoir le temple du Seigneur et le temple de Salomon, et que la loi de Mahomet était publiquement proclamée comme auparavant, non (421) sans que les pèlerins en ressentissent grande honte et grande douleur. Puis le lundi suivant, ledit empereur, qui précédemment avait maintes et maintes fois promis de fortifier la ville, en sortit le premier au point du jour, sans avoir salué personne, et quoique les frères du Temple et de l'Hôpital lui eussent offert solennellement et instamment leur coopération et leur aide autant qu'il serait en eux, s'il voulait, selon sa promesse, fortifier la ville. Mais lui, qui se souciait peu de remédier au mal, et qui voyait bien que l'occupation de Jérusalem n'était qu'un fait sans importance, puisque la ville, dans l'état où on la rendait, ne pouvait ni être défendue ni résister, se contenta du seul mot de restitution, et partit ce jour-là pour Joppé avec ses hommes. A cette vue, les pèlerins, qui étaient entrés avec lui dans la ville, ne voulurent pas y rester après lui. Le dimanche suivant, jour où l'on chante: «Réjouis-toi, Jérusalem,» il arriva à Acre, dont il se concilia les habitants en leur octroyant quelques privilèges, pour mériter leur faveur par ce moyen. Dieu sait pourquoi il a fait cela, et la suite de ses œuvres l'a démontré. L'époque de la traversée approchant, tous les pèlerins, petits et grands, regardant leur vœu comme accompli, puisqu'ils avaient visité le saint sépulcre, se disposèrent, d'un commun accord, à partir. Nous alors, qui n'avions point fait de trêve avec le soudan de Damas, considérâmes que la Terre-Sainte allait être quittée et abandonnée par les pèlerins. Dans cette position dangereuse, nous résolûmes de retenir, pour (422) l'utilité commune, avec l'argent qui provenait des aumônes du roi de France, de pieuse mémoire, une chevalerie suffisante. L'empereur, en étant instruit, nous fit savoir qu'il était fort étonné de ce projet, puisqu'il avait conclu une trêve avec le Soudan de Babylone. Nous lui répondîmes que le fer restait encore dans la blessure, puisqu'il n'y avait ni paix ni trêve faite avec le soudan de Damas, et que les deux soudans étaient divisés d'opinions à cet égard124. Nous ajoutâmes que même, malgré l'opposition du soudan de Babylone, celui de Damas pourrait nous faire beaucoup de mal. L'empereur fit répondre qu'étant devenu roi de Jérusalem, ce n'était que sur son conseil ou sa permission125 qu'on pouvait entretenir, dans son royaume, des chevaliers armés en guerre. Nous répondîmes à cela que nous étions fort chagrins de ne pouvoir, sans péril pour nos âmes, avoir recours à lui sur ce point et sur d'autres semblables, puisqu'il était excommunié. L'empereur ne nous renvoya aucun message; mais le jour suivant, il fit convoquer hors de la ville, par le crieur public, les pèlerins qui séjournaient à Acre: les prélats et religieux furent sommés, par lettres spéciales, de se rendre au bord de la mer. Là l'empereur comparut en personne, et il se mit à se plaindre amèrement de nous, entassant faussetés sur faussetés. Puis il s'attaqua au grand- (423) maître des Templiers, homme vénérable; il chercha, par diverses accusations que rien n'appuyait, à noircir publiquement et grandement sa réputation, et voulut ainsi rejeter sur d'autres ses propres torts, qui étaient trop manifestes. Il ajouta en terminant que nous retenions à son désagrément et préjudice des chevaliers à notre solde. En conséquence, il ordonna à tous les chevaliers croisés, de quelque nation qu'ils fussent, s'ils tenaient à leur vie et à leurs biens, de ne pas rester en Terre-Sainte à partir de ce jour, enjoignant au comte Thomas, qu'il voulait laisser dans le pays à titre de bailli, de punir corporellement tout homme qu'il y trouverait désormais, en sorte que le châtiment d'un seul fût pour plusieurs un exemple terrible. Après avoir ainsi déclaré sa volonté, il n'admit aucune excuse, ne voulut entendre aucune réponse à toutes les indignités qu'il venait de prononcer, et se retira. Aussitôt il fit placer des arbalétriers aux portes de la ville, avec ordre de laisser sortir les frères du Temple, mais de ne pas les laisser entrer. Il fit poster aussi des arbalétriers dans les églises et dans les lieux élevés de la ville, et spécialement aux abords de notre palais, ainsi que de la maison des frères du Temple; or, sachez que jamais il ne s'est montré si hostile envers les Sarrasins, ni n'a témoigné contre eux autant de haine et d'emportement. Alors, considérant sa méchanceté manifeste, nous jugeâmes bon de convoquer les prélats et les pèlerins, et d'excommunier tous ceux qui donneraient conseil ou assistance à l'empereur contre l'église, ou les frères (424) du Temple, ou les autres religieux et pèlerins du pays. C'est pourquoi l'empereur, de plus en plus furieux, fit garder étroitement toutes les entrées, défendant qu'on approchât pour nous apporter des vivres à nous ou à ceux qui étaient avec nous, plaçant partout des arbalétriers et des archers qui ne ménageaient ni nous ni les frères du Temple, ni les pèlerins. Pour mettre le comble à sa perversité calculée, ayant appris que quelques frères prêcheurs et mineurs s'étaient rassemblés le jour des Rameaux en des lieux convenus pour y prêcher la parole du Seigneur, il les fit arracher de leurs chaires par ses satellites, renverser et traîner à terre, et fustiger par la ville comme des brigands. Ensuite, voyant qu'il ne gagnait rien à nous tenir ainsi assiégés, il nous fit des propositions de paix; nous lui répondîmes que nous ne voulions pas entendre parler de paix, s'il ne faisait retirer d'abord ses arbalétriers et ses hommes d'armes, et s'il ne nous rendait nos biens dans l'état et dans la liberté, où ils. étaient au jour de son entrée dans la ville. Il finit par accéder à ce que nous exigions; mais comme l'effet ne suivit pas ses promesses, nous mîmes la ville sous l'interdit. Alors voyant que sa perversité rencontrait des obstacles, il ne voulut pas demeurer plus longtemps en Terre-Sainte; mais comme s'il eût cherché à nous ruiner tout d'un coup, il fit secrètement charger sur des vaisseaux les arbalètes et les armes de toute espèce qui étaient amassées à Acre depuis longues années pour la défense de la Terre-Sainte, et en fit passer la plus grande partie (?) (425) au soudan de Babylone, son très-cher ami. Puis il envoya en Chypre quelques-uns de ses chevaliers avec mission d'extorquer aux habitants une grosse somme d'argent; et, ce qui nous parut dépasser toute mesure, il détruisit les galères qu'il put rassembler. Lorsque nous en fûmes instruits, nous jugeâmes bon de l'admonester sur ce point. Mais lui, se moquant de nos avis aussi bien que de nos menaces, se dirigea secrètement, le jour des apôtres Philippe et Jacques, vers le faubourg séparé de la ville et vers le port. Là il s'embarqua sur une galère sans avoir salué personne, et fit voile vers Chypre, laissant Joppé dans un état de complet dénûment. Il partit: plaise à Dieu qu'il ne revienne jamais. Déjà les baillis dudit Soudan ont interdit aux pauvres chrétiens et Syriens toute sortie hors des murailles: aussi plusieurs pèlerins sont morts en route126. Voilà les excès (avec beaucoup d'autres qui sont au su de tout le monde, et que nous laissons à d'autres le soin de raconter), qui ont été commis par l'empereur au détriment de la Terre-Sainte et de son âme: Dieu veuille, dans sa miséricorde, y apporter remède quand il lui plaira. Portez-vous bien.» — Cette lettre étant parvenue à la connaissance des Occidentaux, noircit la réputation de l'empereur, et lui enleva l'amitié de beaucoup de (426) gens. Le pape n'en fut que plus ardent à le renverser, et que plus avide à ramasser l'argent [qui lui avait été promis].

Griefs du pape contre l'empereur Frédéric. — Impôt du dixième levé en Angleterre au profit du pape. — Exactions dans la levée de cet impôt. — Refus du comte de Chester. — Faits divers. — Vers le même temps, vint en Angleterre maître Étienne, chapelain du seigneur pape et nonce auprès du roi d'Angleterre. Il était envoyé pour faire la collecte des décimes promises au seigneur pape à Rome par les députés dudit roi et qui devaient servir à soutenir la guerre entreprise contre l'empereur des Romains. Le même pape avait appris sur le compte dudit empereur plusieurs faits odieux et attentatoires à la loi chrétienne. Il les rédigea par écrit, et eut soin de les faire publier par lettres apostoliques dans les différentes contrées du monde. Il lui reprochait principalement d'être entré dans l'église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, étant excommunié; là, de s'être couronné de sa propre main devant le maître-autel; de s'être assis ainsi couronné dans la chaire du patriarche, et d'avoir prêché devant le peuple, en palliant sa perversité, en accusant l'église romaine, en prétendant qu'elle avait agi injustement à son égard, et en l'arguant d'avarice insatiable et simoniaque avec emportement et force invectives; d'être ensuite sorti de l'église escorté par ses satellites, sans avoir avec lui aucun personnage ecclésiastique, et d'avoir marché, la (427) couronne en tête, jusqu'au palais des Hospitaliers. [Le pape ajoutait: L'empereur] a donné dans son palais, à Acre, un repas à des Sarrasins, et il a fait venir des courtisanes chrétiennes pour danser et jouer devant eux127. On assure même qu'il y a eu en cette occasion de honteuses débauches. Il a conclu un traité avec le Soudan; mais nul, excepté lui seul, ne sait à quelles conditions pareille paix a été faite. Il paraît aussi clairement démontré, autant qu'on peut-en juger par ses actes extérieurs, qu'il préfère la loi des Sarrasins à notre foi: car en plusieurs occasions il a imité les pratiques de leur culte. Dans l'écrit qui a été passé entre lui et le soudan, écrit qu'on appelle mosepha en langue arabe, il a été stipulé que pendant la trêve, lui Frédéric, aiderait le soudan contre tous les hommes chrétiens et Sarrasins, et que le soudan en ferait autant de son côté. Il a dépouillé les chanoines de la sainte Croix à Acre, de quelques revenus qu'ils devaient percevoir sur le port d'Acre. Il a dépouillé l'archevêque de Nicosie en Chypre. Il a pro- (428) tégé par le bras séculier, contre l'autorité du patriarche, un évêque de Syrie qui avait été ordonné par un excommunié et un schismatique. Il a dépouillé les chanoines du Saint-Sépulcre de toutes les offrandes faites audit sépulcre, le patriarche des offrandes faites au Calvaire et au Golgotha, les chanoines du saint Temple des offrandes faites en ce lieu; et il s'est emparé, par la main de ses satellites, du produit de toutes ces offrandes; Pour lequel fait, frère Gaultier l'a excommunié dans la ville de Jérusalem, lui et tous ses satellites. Le jour des Rameaux il a fait ignominieusement et violemment arracher de leur chaire 0ù ils prêchaient les frères prêcheurs; il lésa fait maltraiter et emprisonner. Quelques jours avant la passion du Seigneur, il a assiégé le patriarche, les évèques de Winchester et d'Exeter, ainsi que les Templiers dans leurs maisons, et voyant qu'il ne pouvait l'emporter, il s'est retiré couvert de honte.» C'était sur ces motifs et sur d'autres encore que le seigneur pape s'appuyait pour déclarer nul tout ce que l'empereur avait fait en Terre-Sainte et pour soulever la guerre contre lui; assurant qu'il était juste et utile à la foi chrétienne qu'un si violent persécuteur de l'église fût dépouillé de la dignité impériale; puisque, ce qui était encore plus odieux que la reste, il avait excité une persécution terrible contre sa mère l'église romaine; qu'il s'était emparé de ses châteaux, de ses terres et de ses possessions, et qu'il les tenait encore en son pouvoir, comme un ennemi public.

Vers le même temps, maître Étienne, chapelain (429) et nonce du seigneur pape, ayant exposé au roi d'Angleterre les désirs du pape et l'objet de sa venue, le roi fit convoquer à Westminster, le dimanche où l'on chante: «La miséricorde du Seigneur, etc.,» les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs, les Templiers, les Hospitaliers, les comtes, les barons, les recteurs des églises et ceux qui tenaient de lui en cbef, à l'effet de se trouver au lieu et au jour fixés, pour y entendre ladite proposition et pour y statuer d'un commun accord sur ce que les circonstances exigeaient. Tous étant donc réunis, tant clercs que laïques ainsi que ceux de leur obédience, maître Étienne lut à haute voix, en présence de l'assemblée, la lettre du seigneur pape, par laquelle il demandait la dîme de tous les biens meubles en Angleterre, en Irlande et dans le pays de Galles, imposable à tous laïques et clercs, pour soutenir la guerre qu'il avait entreprise contre l'empereur des Romains Frédéric. Il annonçait dans ladite lettre qu'il avait entrepris seul cette expédition au nom de l'église universelle que ledit empereur, depuis longtemps excommunié et rebelle, s'efforçait de détruire, comme cela était évidemment démontré; qu'aussi les richesses du saint-siége apostolique ne suffisaient pas pour accabler l'empereur, et que l'église romaine, forcée par la nécessité, implorait auprès de tous ses enfants une aide qui lui permit de conduire au terme désiré l'expédition commencée et qui en grande partie avait déjà heureusement réussi. Enfin, en terminant, le seigneur pape cherchait à persuader à tous les membres (430) de l'église qu'ils devaient, comme fils naturels de l'église romaine, qui est la mère de toutes les églises, la secourir puissamment, de peur que si elle venait à périr (ce qu'à Dieu ne plût), les membres ne succombassent avec la tête,. Telles étaient les raisons et d'autres encore exposées clairement dans le bref du seigneur pape. Alors maître Étienne exhorta tous ceux qui étaient présents à donner leur consentement, alléguant l'honneur et l'avantage qui en pourrait résulter pour ceux qui accéderaient aux demandes du pape. Or, le roi d'Angleterre, en qui chacun espérait trouver secours et défense, devint (et cela ne pouvait être autrement) un bâton de roseau dont les éclats blessèrent ceux qui avaient confiance en lui. Car, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il s'était engagé, par ceux qui agissaient en son nom à Rome, à payer cette dîme: il ne pouvait revenir sur sa parole; et comme il ne répondait rien, son silence parut une approbation réelle. Quant aux comtes, aux barons et à tous les laïques, ils refusèrent formellement de payer la dîme, ne voulant pas engager envers l'église romaine leurs baronnies ou leurs possessions laïques. Les évêques, les abbés, les prieurs et les autres prélats des églises, après une délibération de trois ou quatre jours et de violents murmures, consentirent à la fin, craignant d'encourir sentence d'excommunication ou d'interdit, s'ils déclinaient les ordres apostoliques. En consentant bon gré, malgré, ils auraient terminé l'affaire et livré seulement une somme d'argent qui ne les grevait pas trop, si (comme on l'assure) Étienne (431) de Ségrave, alors conseiller du roi, homme qui n'était ami que de lui-méme, et dont le cœur était incliné au mal, n'eût conclu un pacte simoniaque avec maître Étienne et n'eût amené les choses à ce point, que la dîme pleine et entière fut exigée et obtenue, à l'inestimable détriment de l'église et du royaume. Alors maître Étienne montra à tous les prélats des lettres de créance du seigneur pape, par lesquelles ledit pape l'établissait son agent pour la levée de la dîme; levée qui devait être faite non point selon la taxe établie pour le vingtième qu'on avait accordé peu auparavant au roi, à l'effet d'obtenir la confirmation des libertés, mais selon que tous les biens et meubles de chacun pourraient être taxés le mieux et le plus fructueusement à l'avantage du seigneur pape; c'est-à-dire que cette levée devait porter sur les revenus, provenances, fruits de charrues128, offrandes, dîmes, nourritures d'animaux, fruits [de la terre?], biens échus, tant des églises que des autres possessions, à quelque titre qu'ils fussent tenus; sans faire déduction, sous aucun prétexte, des dettes et dépenses. Les mêmes lettres investissaient maître Élienne du droit d'excommunier les opposants et d'interdire les (432) églises129. Celui-ci, en conséquence, institua des agents dans chacun des comtés du royaume, et excommunia tous ceux qui se permettraient, soit par eux-mêmes, soit par d'autres, d'empêcher l'exactitude de la levée du dixième ou de la taxe à établir, par connivence, pacte inique, soustraction ou fraude quelconque. Et comme l'affaire ne pouvait souffrir aucun retard, il enjoignit, sous peine d'excommunication, à tous les prélats et autres de lui remettre sans délai l'argent requis, soit en l'empruntant, soit de toute autre façon, pour qu'il fût transmis sur-le-champ au seigneur pape; quitte à être indemnisés pleinement, lorsque la dîme due par chacun serait régulièrement taxée: ajoutant que le seigneur pape était embarrassé par de si nombreuses et de si grandes dettes, qu'il ignorait absolument comment soutenir la guerre qu'il avait entreprise. Cela fait, l'assemblée se sépara, non sans de violents murmures.

Alors maître Étienne envoya sur-le-champ ses lettres à chacun des évêques, abbés, prieurs et monastères de quelque ordre qu'ils fussent, leur ordonnant, sous peine d'interdit et d'excommunication, de lui faire passer, à jour fixe, une somme d'argent (433) en bonne monnaie neuve, poids de denier, et assez forte pour qu'il pût satisfaire aux créanciers du seigneur pape, et qu'eux-mêmes échappassent au châtiment de l'interdit Or, cet homme se montra si impitoyable dans ses exactions, qu'il força chacun à lui donner le prix de la dîme sur les fruits de l'automne prochain, fruits qui étaient encore en herbe. Les prélats, faute d'autres moyens, vendirent une partie des calices, fioles, reliquaires, et autres objets consacrés; d'autres les livrèrent en gage pour contracter des emprunts. En outre, ledit maître Étienne avait avec lui quelques exécrables usuriers qui se faisaient passer pour marchands, palliant leurs usures sous le nom de négoce, et offrant de l'argent à ceux qui en avaient besoin, pressés qu'ils étaient par les exactions dudit Étienne. Celui-ci ne leur laissait pas de répit, leur prodiguait les menaces, et ceux qui furent obligés de prendre de l'argent à intérêts se trouvèrent plus tard en proie à ces usuriers et encoururent d'irréparables dommages. L'Angleterre faisait entendre des malédictions qu'on n'osait prononcer tout haut; mais des imprécations étaient dans toutes les bouches; chacun disait: «Puisse cette exaction n'être jamais fructueuse pour ceux qui la commettent!» Le vœu du peuple se réalisa; car:

Bien mal acquis ne profite jamais.

Aussi, depuis cette époque, pullulèrent en Angleterre des ultramontains130, qui sous le nom de mar- (434) chands, n'étaient que d'impies usuriers, et ne cherchaient qu'à faire tomber dans leurs pièges ceux surtout qui étaient pressés par les exigences de la cour de Rome. Aussi maître Étienne, chapelain du seigneur pape et vrai tondeur d'argent, laissa parmi les Anglais d'odieux souvenirs. Le comte de Chester Ranulf fut le seul qui résista vigoureusement; il ne voulut pas réduire sa terre en servitude, et ne permit à aucun religieux ou clerc de son fief de payer le susdit dixième; tandis que l'Angleterre, le pays de Galles, l'Écosse et l'Irlande étaient forcées de s'exécuter. Ce qui fut en cette occasion une consolation et un soulagement pour plusieurs, ce fut que les royaumes d'au delà de la mer et même de fort éloignés ne furent point exempts de cette exaction. Lorsque cette énorme quantité de richesses fut parvenue aux mains du seigneur pape, il les distribua largement à Jean de Brienne et aux autres chefs de son armée, ce qui tourna grandement au détriment de l'empereur; car en son absence ils ruinèrent ses châteaux et ses forteresses. Cette même année, maître Robert de Bingham, élu à Salisbury, reçut le bénéfice de consécration à Shipton, le 6 avant les calendes de juin, des mains de Guillaume, évêque de Worcester, en présence de Jocelin, évêque de Bath, et d'Alexandre, évêque de Coventry. Robert inaugura ses fonctions épiscopales sous d'heureux auspices. Il pressa avec vigueur la construction de la nouvelle église que son prédécesseur Richard avait hardiment commencée pour y transférer son siège. La construction avança, (435) grâce à Dieu, au roi et au peuple, ce qui fit dire à un versificateur élégant:

Le roi donne l'argent, le prélat ses conseils, les ouvriers leur peine; il faut le concours de ces trois choses pour, que l'ouvrage s'achève.

Vers le même temps, le roi d'Angleterre Henri, ceignit le baudrier militaire à Jean, fils d'Hubert, grand justicier du royaume, le 5 avant les nones de juin, jour de la Pentecôte.

Vers le même temps, le jour de la sainte Trinité, les évêques suffragants de l'église de Cantorbéry s'assemblèrent dans ladite ville. Maître Richard, élu à Cantorbéry, y fut consacré par les mains de Henri, évêque de Rochester; mais il ne reçut pas le pallium, en sorte qu'il ne131 pouvait ni célébrer l'ordination, ni dédier les •églises. Le même jour furent consacrés, par les mains du même évêque, dans l'église de la Sainte-Trinité, devant le maître-autel, Roger élu à Londres, et Hugues, élu à Ély: c'était le quatrième jour avant les ides de juin. Cette même année, le dix-huitième jour avant les calendes de décembre, mourut Martin de Pateshull, doyen de Londres, homme d'une admirable prudence et d'une science profonde dans les lois civiles.

Grand concours de seigneurs anglais pour passer dans les provinces françaises. — Mort d'un usurier en Bretagne. — Sévérité de Pierre Mauclerc. — Retour de l'empereur Frédéric. — A la même époque, (436) aux approches de la fête de Saint-Michel, le roi Henri réunit à Porstmouth toute la noblesse du royaume d'Angleterre. Comtes, barons et chevaliers y vinrent avec une telle multitude de cavaliers et de fantassins, que nul des prédécesseurs de Henri ne paraissait en aucun temps avoir réuni une pareille armée. Les pays d'Irlande, d'Écosse, de Galles et de Galloway (?) fournirent en outre un si grand nombre de chevaliers et d'hommes d'armes, que c'était pour tout le monde un sujet d'étonnement. Le roi rassemblait ces forces imposantes pour passer la mer et faire rentrer sous sa domination les terres que son père avait perdues. Mais quand les chefs et les maréchaux de la milice du roi se furent approchés du rivage pour procéder à rembarquement des vivres et des armes, ils trouvèrent si peu de vaisseaux qu'ils n'étaient pas en nombre suffisant pour contenir la moitié de l'armée. Le roi étant instruit de cet obstacle, entra dans une violente colère, et fit retomber toute la faute sur Hubert de Bourg, son justicier: en présence de tous, il l'appela vieux traître, lui reprocha d'avoir préparé cet obstacle, comme il l'avait déjà fait auparavant, l'accusa d'avoir reçu cinq mille marcs de la reine de France, pour entraver son projet; puis, emporté par sa fureur, le roi tira son épée et voulut en percer le justicier. Mais Ranulf, comte de Chester, et d'autres qui étaient présents, s'interposèreni et sauvèrent Hubert de la mort. Celui-ci jugea prudent de se soustraire aux regards du roi, jusqu'à ce que sa colère fût passée et son esprit plus calme. En (437) ce moment, le 7 avant les ides d'octobre, aborda à Porstmouth, Henri132, comte de Bretagne, homme d'un esprit turbulent, qui devait faire descendre le roi dans sa province sous sauf-conduit, ainsi qu'il avait été convenu et juré entre eux. Le comte et d'autres seigneurs de l'armée conseillèrent au roi de différer l'expédition jusqu'à Pâques prochain, parce qu'il était dangereux de s'engager dans une pareille entreprise au moment de l'hiver. Sur cet avis, le roi donna permission à tous de retourner chez eux. Le justicier rentra en grâce auprès du roi. Le comte de Bretagne fit hommage au roi d'Angleterre pour la Bretagne contre tous hommes, et le roi lui rendit toutes ses possessions en Angleterre: il lui octroya de plus cinq mille marcs pour la garde de sa terre et le renvoya dans son comté. Cette même année, Richard, archevêque de Cantorbéry, reçut, le 11 avant (438) les calendes de décembre, le pallium que le seigneur pape lui avait envoyé, et il célébra l'office divin revêtu du pallium à Cantorbéry, dans l'église cathédrale, en présence du roi et des évêques suffragants.

Il y avait à cette époque, dans la petite Bretagne, un usurier qui, prêtant son argent à de gros intérêts, s'était amassé une immense fortune. Plusieurs fois il fut réprimandé par l'évêque du lieu, qui lui défendit d'augmenter son bien par l'usure; mais il ne voulut pas écouter l'évêque, et n'en continua pas moins son métier illicite. L'évêque, le voyant incorrigible, l'excommunia et le sépara de l'unité des fidèles. Celui-ci, s'inquiétant peu, ou plutôt faisant fi de l'excommunication, termina misérablement sa vie peu de temps après. Cet homme étant mort sans viatique et sans confession, sa femme et ses enfants vinrent trouver un prêtre de la ville, le priant de rendre les honneurs ecclésiastiques au corps du défunt. Le prêtre refusa de le faire, parce qu'il était mort excommunié, et ordonna qu'on l'enterrât hors de la ville, entre deux chemins. L'épouse du défunt en étant instruite, vint trouver le comte avec ses fils, et porta plainte auprès de lui de ce que le prêtre n'avait pas voulu rendre les derniers devoirs à cet homme qui était son paroissien: elle garda le silence sur le motif, à savoir qu'il était mort excommunié. Le comte, outré de colère contre le prêtre, ordonna à ses officiers d'aller le trouver de sa part, et de lui enjoindre de mettre le mort en terre sainte, ou, s'il s'y refusait, d'attacher le vivant au mort, et de les jeter tous deux (439) dans la même fosse. Cette cruauté ayant été commise, tous les évêques de Bretagne prononcèrent anathème contre le comte. Il s'ensuivit une animosité qui fit que le comte exila et chassa tous les évèques, tandis que lui-même restait sous le poids de l'excommunication, confirmée par le pape.

Cette même année, Frédéric, empereur des Romains, après avoir rendu la Terre-Sainte à la chrétienté, et avoir obtenu du soudan de Babylone une trêve de dix ans, confirmée de part et d'autre par serment, s'embarqua le jour de l'Invention de la Sainte-Croix pour traverser la mer Méditerranée et rentrer dans ses états. Mais ayant appris que Jean de Brienne lui avait tendu des embûches dans les ports d'en-deçà de la mer, il craignit d'aborder sans précaution; et, afin que ses ennemis ne pussent se réjouir de le tenir prisonnier, il se dirigea vers un lieu sûr, après avoir fait prendre les devants à ses éclaireurs, qui le conduisirent au port de sécurité et de salut. Ayant donc débarqué en Sicile heureusement, mais avec peu de monde, il fut instruit que ses adversaires avaient déjà subjugué plusieurs de ses châteaux et de ses forteresses, que le pape avait à sa solde des troupes qu'il gorgeait d'or et de richesses; qu'enfin ces troupes ne trouvant pas d'obstacle, se répandaient librement sur les terres de l'empire, et y commettaient de grands ravages. Cependant, au bruit de son arrivée, les vassaux naturels de l'empereur vinrent en foule trouver Frédéric, d'après le serment de fidélité qui les liait à eux. Avec leur aide, et soutenu par de (440) nouveaux renforts, il attaqua intrépidement ses ennemis, et commença à reconquérir peu à peu ses terres et ses châteaux perdus.

Henri III tient sa cour à York. — Mémorable coup de tonnerre à Londres. — Succès de Frédéric II en Apulie. — Mort de Guillaume de Brause. — Impôts levés en Angleterre. — L'an du Seigneur 1230, le roi des Anglais, Henri, tint sa cour à York, aux fêtes de Noël, avec le roi d'Écosse, qu'il avait invité à cette fête, en présence de l'archevêque de la ville, des comtes, des barons, des chevaliers et d'un nombreux vasselage. Là, les deux rois distribuèrent beaucoup de vêtements de cérémonie. Le roi d'Angleterre, par une prodigalité libérale envers le roi d'Écosse, lui donna des chevaux précieux, des anneaux, des pierreries et divers autres présents. La fête dura trois jours, qui furent consacrés à de splendides festins, où l'on célébra une si grande solennité dans l'allégresse et dans la joie. Le quatrième jour, l'assemblée se sépara, et je roi d'Écosse retourna dans son pays, tandis que le roi d'Angleterre se dirigeait vers Londres. Il arriva à cette époque, dans la ville de Londres, que le jour de la Conversion de saint Paul, l'évêque de la ville [Roger] le Noir se tenant, la mitre en tête, devant le maître-autel de l'église cathédrale pour y célébrer les divins mystères, en présence du peuple de la ville réuni en l'honneur du bienheureux Paul, le ciel se couvrit tout à coup de nuages si épais, et la clarté du soleil s'obscurcit tellement, que chacun dans l'é- (441) glise avait peine à reconnaître son voisin. Tous restant stupéfaits et croyant que c'était le jour du jugement dernier, un coup de tonnerre si épouvantable se fit entendre, qu'il sembla que l'église tout entière et l'immense clocher allaient s'écrouler sur la tête des assistants. Les nuages, en se heurtant au-dessus de l'église, laissèrent échapper un sillon de foudre tellement lumineux, que l'église parut intérieurement tout en feu; en même temps une odeur fétide se fit sentir: elle était si peu supportable, que tous les assistants craignirent d'être suffoqués. Mille personnes environ des deux sexes, qui se trouvaient dans l'église, croyant que leur dernier moment était venu, se précipitèrent en tumulte hors du lieu saint, se jetèrent1 consternées sur le sol, et restèrent quelque temps sans mouvement. Seul de toute cette multitude, l'évêque, accompagné d'un diacre, demeura intrépide sous ses habits sacrés devant le maitre-autel, attendant la volonté du Seigneur. La sérénité étant revenue, la foule commença à reprendre courage, et rentra dans l'église, où l'évêque célébra le reste de la messe. Cet événement fut un sujet d'étonnement pour la ville, et tous craignirent qu'il ne pronostiquât quelque grand et terrible malheur. Cette même année, à l'époque du carême, l'empereur des Romains prévalut contre ses ennemis; il fit rentrer puissamment sous ses lois les châteaux et les possessions qui appartenaient à l'empire. Ceux de ses adversaires dont il réussit à s'emparer dans ses châteaux, il les fit ou écorcher vifs, ou suspendre au gibet. Jean (442) de Brienne, son principal ennemi, et qui était le capitaine du pape, craignit de tomber entre les mains de Frédéric, et se sauva en France, son pays natal, accompagné de ses mercenaires que le seigneur pape avait enrichis en dépouillant les religieux, et engraissés avec le butin fait sur les pauvres. Alors, par la médiation d'amis communs et de religieux, une trêve fut conclue entre le seigneur pape et l'empereur jusqu'à ce qu'on parvînt à une paix définitive. Vers le même temps, Guillaume de Brause, seigneur illustre et puissant, fut pendu par ordre de Léolin, prince de Galles, au mois d'avril. On prétend que Léolin l'avait surpris en adultère avec sa femme.

Vers le même temps, le roi exigea que les archevêques, les évêques, les abbés et les prieurs, dans toute l'Angleterre, lui donnassent une grosse somme d'argent, à l'aide de laquelle il pût recouvrer, dans les provinces d'outre-mer, les possessions enlevées à son père. Les bourgeois de Londres furent aussi taxés à une forte contribution pour le même objet. Les juifs, bon gré mal gré, durent payer au roi, sans délai, le tiers de tous leurs biens.

Le roi d'Angleterre débarque en Bretagne. — Divisions parmi les barons français. — Éclipse de soleil. — Faits divers. — Haine des barons contre le comte de Champagne. — Le jour de Pâques, le roi d'Angleterre, Henri, rassembla à Reading une nombreuse armée, composée de tous les seigneurs du royaume qui lui devaient service militaire, et d'une foule con- (443) sidérable venue de pays divers. De là, il leva son camp et partit pour Porstmouth, où il s'embarqua la veille des calendes de mai avec des forces redoutables. Grâce à l'habileté de ses pilotes, le roi aborda à Saint-Malo le cinquième jour avant les nones de mai. Une partie de l'armée, ne pouvant suivre le roi, aborda en divers lieux; mais tous, guidés par le Seigneur, réussirent à rejoindre le roi en Bretagne, sans avoir éprouvé ni accident ni dommage. Le comte de Bretagne reçut le roi avec respect et honneur; il lui ouvrit les portes de ses forteresses et de ses châteaux. Une foule de nobles Bretons vinrent le trouver, lui firent hommage et lui jurèrent fidélité! Cependant André de Vitré (?) et quelques autres seigneurs en petit nombre dédaignèrent de reconnaître le roi d'Angleterre, garnirent leurs châteaux de provisions, et se préparèrent vigoureusement à la guerre. Le roi de France, ayant eu la certitude de l'arrivée du roi d'Angleterre, réunit de son côté une armée nombreuse, et se rendit à Angers, enseignes déployées et boucliers brillants au soleil. Il y campa, et résolut de s'arrêter en cet endroit pour fermer au roi d'Angleterre l'entrée dans le Poitou. Tandis que le roi d'Angleterre attendait à Nantes de puissants renforts d'hommes d'armes qui devaient lui arriver de divers côtés, le roi de France, avec ses troupes, assiégea une place de peu d'importance, qu'on appelle Oudon, et qui est éloignée de Nantes d'environ quatre lieues; il s'en empara sans peine, la détruisit, et retourna à Angers. Cette même année eut lieu une éclipse de so- (444) leil la veille dos ides de mai, le jour des Rogations, troisième férie. Contre l'habitude, cette éclipse arriva au point du jour, aussitôt après le lever du soleil; en sorte que les laboureurs et autres, qui avaient commencé leurs travaux pour leurs seigneurs, les abandonnèrent à cause de l'obscurité qui devenait profonde, et regagnèrent leurs lits pour s'y recoucher. Enfin, après l'espace d'une bonne heure133, le soleil, à leur grand étonnement, recouvra sa splendeur accoutumée. Vers le même temps, le duc de Saxe, cousin du roi d'Angleterre, vint en Angleterre, où il fut reçu honorablement par les bourgeois de Londres. Ce duc était un homme d'une taille si extraordinaire, qu'on venait le voir avec surprise, comme un géant qu'on montre en spectacle, et qu'il était l'objet d'un empressement curieux.

A cette époque, presque tous les seigneurs de France étaient en guerre les uns avec les autres. Le duc de Bourgogne, le comte de Boulogne, le comte de Dreux, le comte de Mâcon, le comte de Saint-Paul, le comte de Bar, Enguerrand de Coucy, Robert de Courtenay, et beaucoup d'autres qui passaient pour être les amis et alliés du roi d'Angleterre et du comte de Bretagne Henri avaient déclaré la guerre aux comtes de Champagne et de Flandre. Tous ces seigneurs ayant accompli au siège d'Angers leurs quarante jours de service militaire, obtinrent congé du roi dé France et revinrent dans leurs terres. Le roi ne pouvant les retenir les suivit (445) afin d'empêcher, s'il était possible, la discorde prête à éclater; mais il ne put en aucune façon les ramener à la paix, et les susdits seigneurs entrèrent sur les terres du comte de Champagne et se mirent à les dévaster par le fer et par le feu. Le comte de Champagne marcha à leur rencontre avec un gros corps d'hommes d'armes et leur livra une bataille en plaine. Mais les seigneurs lui opposèrent une vigoureuse résistance à lui et à ses troupes, prirent et enfermèrent deux cents de ses chevaliers et en tuèrent treize. Le comte de Champagne, s'apercevant de la déroute et se voyant abandonné de ses compagnons d'armes, quitta le champ de bataille et prit la fuite: les ennemis le poursuivirent vivement. Ils passèrent au fil de l'épée tous ceux qu'ils purent atteindre, et ils ne s'arrêtèrent que quand le comte, dans sa course rapide, se fut mis à l'abri derrière les portes de Paris. Alors ils jugèrent à propos de revenir sur leurs pas; rentrés en Champagne, il la pillèrent en tous sens, rasant les châteaux et les forteresses, mettant le feu aux villes et aux villages, coupant les vignes et les arbres fruitiers, et n'épargnant dans leurs ravages que les églises seulement. Le prétexte de cette animosité des seigneurs contre le comte, c'est qu'ils l'accusaient de trahison et de lèse-majesté, prétendant qu'il avait tué par le poison, au siège d'Avignon, son seigneurie roi Louis, afin de satisfaire son amour criminel pour la reine. Ces mêmes seigneurs avaient souvent déposé leur plainte dans la cour du roi de France et en sa présence, offrant de convaincre ledit comte par le moyen (446) du duel; mois leur demande avait toujours été repoussée par la reine, qui réglait souverainement toutes les affaires de l'état, à cause de la grande jeunesse et de l'inexpérience du roi. C'est pourquoi ils s'étaient soustraits à l'obéissance du roi et de la reine, et s'étaient mis à troubler par la guerre le royaume de France: car ils s'indignaient d'avoir pour souveraine une femme dont la couche, disait-on, avait été souillée134 tant par le comte de Champagne que par le légat Romain, et qui avait transgressé les devoirs de la pudeur imposés à une veuve.

Révolte des Irlandais. — Ils sont battus; leur roi fait prisonnier. — Trahison de quelques seigneurs français. — Henri III reçoit l'hommage de la Gascogne. — Réconciliation entre l'empereur Frédéric et le pape. — Paix entre le roi de France et ses barons. — Retour de Henri III en Angleterre. — Courses des seigneurs anglais en Anjou. — Cette même année, au mois de juillet, le prince irlandais de Connaugt ayant appris que le roi d'Angleterre et Guillaume Maréchal faisaient une expédition guerrière dans les provinces d'outre-mer,e t n'avaient laissé que fort peu de troupes dans la province d'Irlande, rassembla une armée nombreuse, espérant parvenir à chasser la race anglaise du sol de l'Irlande. Étant donc entré à main armée sur les terres du roi, il se livra aux rapines, aux dévastations et à l'incendie. Cette invasion étant venue aux oreilles de Geof- (447) froi du Marais qui faisait dans ce pays les fonctions de justicier au nom du roi, il s'adjoignit Gaultier de Lascy et Richard de Bourg, et marcha intrépidement avec une forte armée à la rencontre des ennemis. Il partagea ses troupes en trois corps; il donna le commandement des deux premiers à Gaultier de Lascy et à Richard de Bourg, se réservant de conduire le troisième. Puis disposant en bataille les deux corps d'armée que commandaient Gaultier et Richard, il les cacha dans une forêt par où les ennemis devaient passer, et dressa ainsi une adroite embuscade. Avec le troisième corps qu'il conduisait, il résolut d'aller attaquer de front les Irlandais et de les provoquer à une bataille en plaine. Les ennemis ayant paru et n'ayant aperçu qu'un seul corps de l'armée anglaise, s'élancèrent au combat avec la certitude de la victoire; mais les Anglais feignirent de prendre la fuite jusqu'à ce qu'ils eussent amené au lieu de l'embuscade les ennemis qui les poursuivaient. Alors les troupes cachées sortirent de leur retraite en faisant retentir l'air de leurs cris. Elles attaquèrent les Irlandais par derrière et en flanc, tandis que ceux qui avaient fui d'abord tournaient bride et les assaillaient de front. On en fit un horrible carnage. On rapporte que les Irlandais perdirent vingt mille guerriers dans cette journée: leur roi fut pris et détenu sous bonne garde. Vers le même temps, Foulques Paganel135, (448) noble seigneur de Normandie, et Guillaume son frère, quittèrent leurs châteaux et leurs terres, vinrent trouver en Bretagne le roi d'Angleterre, lui jurèrent fidélité et lui firent hommage. Ils amenaient avec eux soixante chevaliers, hommes braves et puissants dans le pays', qui tous conseillèrent au roi d'entrer à main armée en Normandie, lui donnant comme certaine la soumission de la province. Leroiîe serait prêté volontiers à ce projet; mais Hubert de Bourg s'y opposa e.t déclara qu'il y aurait danger de toutes façons. Les chevaliers dont nous avons parlé entendant cette réponse, conjurèrent instamment le roi de leur adjoindre deux cents chevaliers de son armée avec lesquels ils entreraient jeu Normandie; s'engar géant de la manière la plus formelle à chasser du sol (449) de Normandie toute la race des Français. Le. grand justicier Hubert s'opposa de nouveau à cette proposition, et assura au roi qu'il ne convenait pas à sa gloire d'envoyer de gaieté de cœur ses chevaliers à la mort. Ainsi cette tentative des seigneurs normands tourna à leur grand désavantage: car le roi de France les deshérita sur-le-champ, et rangea sous ses lois, sans qu'ils pussent résister, leurs châteaux et tout ce qui était à eux.

Cela fait, le roi d'Angleterre, sur l'avis d'Hubert de Bourg, se mit en route avec son armée, et passa de Bretagne en Poitou en traversant l'Anjou. Il pénétra ensuite en Gascogne, où il reçut les hommages des seigneurs et pourvut à la sécurité de la province; puis il revint dans le Poitou, où il reçut aussi de nombreux hommages. Dans cette expédition, le roi assiégea le château de Mirebeau et s'en empara, grâce au louable courage des Anglais, qui, par des assauts furieux et répétés, triomphèrent de la résistance des assiégés, qu'ils emmenèrent prisonniers en se retirant. Vers le même temps, au mois d'août, le seigneur pape Grégoire, et l'empereur des Romains Frédéric, sous la médiation d'amis communs et de féaux serviteurs, se réconcilièrent. Ledit empereur se rendit à Rome, où il reçut l'absolution, tout en restant maître des possessions impériales qu'il avait reconquises en entier. Le souverain pontife et le très-souverain empereur mangèrent à la même table, pendant trois jours, dans le palais dudit pape; à la grande joie des cardinaux et des potentats de l'empire qui avaient désespéré (450) de la paix, et qui la voyaient si heureusement conclue. Vers le même temps, Ranulf, comte de Chester, fortifia un château près de Saint-Jean de Beveron, qui appartenait de droit héréditaire à la comtesse sa femme: il le garnit de chevaliers, de vivres et d'armes. Le comte de Bretagne Henri lui avait restitué ce château, lorsqu'à l'époque de son alliance avec le roi d'Angleterre, il avait recouvré de la munificence du roi toutes ses possessions dans le royaume.

Vers le même temps, au mois de septembre, le roi de France et la reine sa mère se réunirent dans une conférence avec les honorables hommes et seigneurs de ce royaume, qui, après la mort du roi Louis, s'étaient fait la guerre entre eux, comme nous l'avons dit plus haut. On y traita de la paix, et il fut convenu ce qui suit: Les seigneurs susdits stipulèrent, d'un commun accord, que le comte de Champagne, principal auteur de cette discorde, prendrait la croix et partirait pour la Terre-Sainte, afin d'y combattre, avec cent chevaliers, contre les ennemis de Jésus crucifié. De leur côté, le roi de France et sa mère jurèrent, la main sur les très-saints Évangiles, de rendre à chacun son droit, et de juger tous les hommes du royaume selon les bonnes coutumes et la juridiction applicable à chacun.

Cependant le roi d'Angleterre restait près de Nantes avec son armée, occupé seulement à dépenser des sommes énormes. Or les comtes et les barons, à qui le grand justicier Hubert ne permettait point de se servir de leurs armes contre des ennemis, passè- (451) rent leur temps dans les repas, selon la coutume anglaise, s'abandonnant à l'intempérance et à l'ivresse, comme s'ils célébraient les fêtes de Noël. Parmi eux, ceux qui étaient pauvres, après avoir mangé tous leurs biens, vendirent jusqu'à leurs chevaux et à leurs armes, se réduisant à la misère pour le reste de leur vie. Vers le même temps, Raymond de Bourg, neveu d'Hubert de Bourg, chevalier illustre et brave, était allé se promener, par hasard, au bord de la Loire, monté sur un magnifique cheval. Poussé par un fatal destin, il entra dans l'eau; mais lorsqu'il voulut regagner le rivage, qui était fort escarpé en cet endroit, son cheval tomba en arrière, et entraîna son cavalier, qui se noya misérablement. Enfin le roi d'Angleterre, au mois d'octobre, disposa tout ce qui était nécessaire pour son départ. Il détacha de son armée et laissa, pour garder le pays, cinq cents chevaliers et mille sergents soldés qu'il mit sous le commandement du comte de Chester Ranulf, de Guillaume [Maréchal?], du comte d'Albemarle Guillaume, ainsi que de quelques autres guerriers d'élite, expérimentés dans la guerre. Alors le roi s'embarqua, et après une traversée orageuse, aborda à Portsmouth, le 7 avant les calendes de novembre: beaucoup d'argent dépensé, une foule de nobles morts, soit par le fer, soit par la maladie, soit par la faim, ou réduits à la dernière pauvreté, tels furent les résultats de l'expédition. Le roi, à son arrivée, vit venir à sa rencontre des gens de diverses professions, qui lui offrirent des présents. Gilbert, comte (452) de Clare et de Glocester, étant mort à son retour d'outre-mer, le roi investit le grand justicier Hubert de la garde des terres et des possessions du défunt.

Après que le roi eut quitté les provinces du continent, le comte de Chester et les autres chefs de l'armée royale conduisirent leurs troupes dans l'Anjou, et y firent des courses qui durèrent quinze jours. Ils s'y emparèrent du château de Gonnord, qu'ils rasèrent, et brûlèrent le bourg. Ils s'emparèrent aussi de Château-Neuf sur la Sarthe, le rasèrent et livrèrent le bourg aux flammes; puis ils revinrent en Bretagne avec un butin et des dépouilles considérables. Peu après, ils entrèrent à main armée en Normandie, s'y emparèrent du château de Pontorson, le rasèrent et livrèrent la bourgade aux flammes; puis ils rentrèrent en Bretagne sans avoir perdu aucun des leurs. Cette même année, eut lieu une éclipse de lune, sans qu'elle perdit tout à fait sa clarté. Cette éclipse dura trois heures environ, le 10 avant les calendes de septembre, le jour de la lune étant XIII.

Exaction de l'escuage. — Discorde entre le roi et l'archevêque de Cantorbéry. — Invasion des Gallois. — Sanglantes représailles. — Départ du roi pour le pays de Galles. — Punition des moines de Chirbury. — Reconstruction du château de Mathilde. — L'an du Seigneur 1234, le roi d'Angleterre, Henri, tint sa cour à Lambeth, aux fêtes de Noël; Hubert, grand justicier d'Angleterre, fournit à toutes les largesses royales. Ensuite, le septième jour avant les calendes (453) de février, le roi convoqua à Westminster les prélats et les autres seigneurs du royaume: dans cette assemblée, le même roi exigea, à titre d'escuage, trois marcs pour chaque bouclier, payables par tous ceux qui tenaient des baronnies, tant laïques que prélats. Richard, archevêque de Cantorbéry, et quelques évêques avec lui, résistèrent courageusement à cette demande, et dirent que les ecclésiastiques n'étaient pas tenus de se soumettre au jugement des laïques, puisque l'escuage avait été accordé dans les provinces d'outre-mer sans leur participation. Enfin, après de grandes discussions de part et d'autre, l'affaire, en ce qui concernait du moins les prélats réclamants, reçut un délai qui fut fixé à quinze jours après Pâques. Tous les autres, tant laïques que clercs et prélats, accédèrent volontiers à la demande du roi.

Vers le même temps, Richard, archevêque de Cantorbéry, vint trouver le roi, et se plaignit à lui de son justicier Hubert, qui détenait injustement le château et la ville de Tunbridge avec leurs dépendances, ainsi que quelques autres terres du comte Gilbert de Clare, récemment mort. Ces possessions, disait le prélat, étaient du domaine de l'archevêque et de l'église de Cantorbéry. Aussi ledit comte Gilbert et ses prédécesseurs avaient-ils été tenus de reconnaissance et d'hommage envers lui et envers ses prédécesseurs. Par ces motifs, il suppliait le roi de lui restituer la garde dudit château et de ses dépendances, et de maintenir inviolés les droits de Cantorbéry. A cela le roi répondit: «Le comte de Clare tenait de moi en (454) chef: les gardes vacantes des comtes, des barons et de leurs héritiers appartiennent à ma couronne jusqu'à l'âge de majorité. Je puis donc disposer de ces gardes comme bon me semble, les vendre ou les conférer à qui je veux.» L'archevêque, ne pouvant obtenir d'autre réponse, excommunia tous les envahisseurs des possessions susdites, et tous ceux, excepté le roi, qui auraient commerce avec eux. Alors, pour cette raison et pour plusieurs autres, il se rendit à Rome afin d'y défendre son droit et celui de son église. Le roi, de son côté, envoya à Rome, pour y plaider sa cause, maître Roger de Canteloup et quelques autres messagers. Vers le même temps, au mois d'avril, après la solennité de Pâques, Richard, frère du roi, épousa Isabelle, comtesse de Glocester, sœur de Guillaume Maréchal, comte de Pembroke. Les fêtes des noces étaient à peine terminées, que ledit comte Guillaume, homme fort expérimenté dans la guerre, expira au grand regret de plusieurs, et fut enterré à Londres, dans le Temple-Neuf, auprès de son père, le dix-septième jour avant les calendes de mai. Le roi, qui avait eu pour lui une amitié inaltérable, ayant appris sa mort et ayant vu le corps de Guillaume couvert du drap funèbre, poussa un profond soupir et s'écria: «Malheur, malheur à moi! Le sang du bienheureux martyr Thomas n'est pas encore complètement vengé.»

Dans ce même mois de mai, les Gallois, sortant de leur retraite, dévastèrent par les flammes la terre qui avait appartenu à Guillaume de Brause. Mais le (455) roi d'Angleterre, se dirigeant de ce côté avec quelques troupes, ils rentrèrent, selon leur coutume, dans leurs tanières. Alors le roi revint du côté du midi, et envoya dans le pays de Gilles le grand justicier Hubert pour réprimer leurs incursions. Les Gallois ayant appris le départ du roi, recommencèrent aussitôt leurs brigandages, et s'approchant du château de Montgomery, désolèrent tout le canton environnant. Les chevaliers préposés à la garde dudit château en étant instruits, ne voulurent pas qu'ils pussent ainsi parcourir le pays librement et sans obstacle; ils marchèrent en bataille à leur rencontre, leur fermèrent la route de la retraite, en prirent un grand nombre, et tuèrent les autres. Ceux qui avaient été pris vivants furent conduits devant le grand justicier, qui les fit tous décapiter, et qui ordonna que leurs têtes fussent présentées au roi. Léolin voulant venger les siens, réunit une armée nombreuse, et commit les plus affreux ravages sur les terres et possessions des barons qui habitaient les marches du pays de Galles. Il n'épargna ni les églises ni les ecclésiastiques, et brûla avec les églises elles-mêmes quelques nobles dames et quelques jeunes filles qui avaient cherché un refuge dans ces églises, afin d'y être en paix et en sûreté.

Lorsque cet énorme attentat fut parvenu aux oreilles du roi, il réunit de grandes forces à Oxford, le troisième jour avant les ides de juillet. Toute la noblesse d'Angleterre, tant laïque qu'ecclésiastique, étant rassemblée en cette ville, tous les évéques (456) et prélats des églises anathématisèrent, en présence du roi, Léolin et ses complices, pour avoir incendié lesdites églises. Cela fait, le roi se mit en route avec son armée, et se porta par une marche rapide sur la ville d'Héreford. En ce moment, Léolin se tenait avec son armée non loin du château de Montgomery, dans une plaine marécageuse, bordée par un de ces ravins qui servent à l'écoulement des eaux. Là il tendait de trompeuses embûches aux chevaliers dudit château. En effet, on prétend que Léolin envoya à Montgotmery un frère qui faisait partie d'une abbaye voisine, appartenant à l'ordre de Citeaux et nommée Chirbury (?). Lorsque les chevaliers virent ce religieux s'avancer de leur côté, ils sortirent pour s'entretenir avec lui, et lui demandèrent s'il avait entendu parler du roi Léolin. Le moine répondit, qu'il l'avait vu avec peu de monde dans la prairie voisine, où il attendait un renfort d'hommes d'armes. «Pouvons-nous, reprirent les chevaliers, traverser en sûreté le ravin et les marécages, nous et nos chevaux. — Le pont qui conduisait les voyageurs au delà du ravin, dit le moine, a été rompu par Léolin qui redoutait votre attaque; néanmoins, vous pourrez, quand vous le voudrez, traverser à cheval et sans rien craindre le ravin et la prairie. Quelques cavaliers suffiraient pour vaincre et mettre en fuite les Galois.» Sur ces mots, Gaultier de Goderville, gouverneur du château, ajouta foi aux fausses assertions du moine, et donna ordre à ses compagnons d'armes et aux sergents de s'armer à la hâte. Ils mon- (457) tèrent à cheval et arrivèrent au lieu désigné. Les Gallois, les voyant accourir rapidement, se dirigèrent par une fuite simulée vers une forêt qui était près de là. Aussitôt les gens du château lancent leurs chevaux à la poursuite des ennemis; mais ces chevaux enfoncent jusqu'au ventre dans le terrain fangeux du ravin et de la prairie, dont les premiers arrivants ne peuvent se tirer: ceux qui les suivaient, s'apercevant de la position critique de leurs compagnons, ne peuvent que gémir sur le sort qui est réservé à ces malheureux. En effet, les Gallois, voyant leurs ennemis enfoncés dans la boue reviennent sur eux avec fureur, et à coups de lances ils massacrent impitoyablement hommes et chevaux hors d'état de remuer. Alors s'engage un combat terrible, où des deux parts beaucoup de guerriers trouvent la mort; mais enfin la victoire reste aux Gallois. En cette occasion, Gilles, fils de Richard d'Argentan, brave chevalier, fut fait prisonnier ainsi que quelques autres dont les noms moins fameux ne sont point parvenus jusqu'à moi.

Lorsque le désastre arrivé aux chevaliers dont nous venons de parler eut été annoncé au roi, il se rendit en toute hâte avec un corps de troupes à l'abbaye, dont faisait partie ce traître religieux qui avait trompé les susdits chevaliers. Pour se venger de cette perfidie, il livra au pillage et aux flammes une grange136 qui (458) appartenait à cette abbaye; il dépouilla seniblablement l'abbaye elle-même, et ordonna qu'on la brûlât tout entière. Mais l'abbé du lieu, désireux de sauver des édifices construits à grands frais, donna trois cents marcs au roi, dont cette somme apaisa l'indignation. Après cela, le roi fit réédifier le château de Mathilde dans le pays de Galles, qui avait été détruit anciennement par les Gallois; il le fit construire en pierres de taille bien cimentées, et quand l'ouvrage fut heureusement achevé, non sans de fortes dépenses, le roi mit dans cette place une garnison de chevaliers et de vassaux, chargés de réprimer les incursions des Gallois.

Le roi de France tombe dans une embuscade. — Trêve entre la France et l'Angleterre. — Faits divers. — Richard Maréchal succède à son frère Guillaume. — Vers le même temps, au mois de juin, le roi de France rassembla une armée nombreuse, afin de soumettre la Bretagne armoricaine. Lorsque Henri, comte de Bretagne, et Ranulf, comte de Chester, qui commandaient les forces du roi d'Angleterre dans ce pays, eurent appris l'arrivée du roi, ils lui tendirent une embuscade, et étant venus l'assaillir par derrière, ils s'emparèrent des chariots et des voitures qui étaient chargés d'armes, de provisions et de machines de guerre, brûlèrent bagages et machines, et firent leur profit d'une soixantaine (459) de chevaux de prix. Alors les Français, voyant que la Bretagne était en quelque sorte inexpugnable, et n'augurant pas bien de ce mauvais succès au commencement de leur expédition, eurent recours à la paix: du consentement de l'archevêque de Reims et de Philippe, comte de Boulogne, agissant au nom du roi de France, et des comtes de Bretagne et de Chester, agissant au nom du roi d'Angleterre, une trêve de trois ans fut conclue et confirmée par serment entre les deux rois, le troisième jour avant les nones de juillet. Dans ce même mois de juillet, Pierre, évêque de Winchester, ayant glorieusement accompli dans la terre de promission son pèlerinage, qui avait duré près de cinq ans, revint en Angleterre, et fut reçu en procession solennelle dans son église cathédrale, aux calendes d'août. Vers le même temps, après la conclusion de la trêve, le comte de Bretagne et le comte de Chester, ainsi que Richard Maréchal, vinrent en Angleterre des provinces du continent. Ils allèrent rejoindre, dans le pays de Galles, le roi qui était encore occupé à construire le château de Mathilde, et ils furent reçus honorablement par lui. Richard Maréchal s'étant présenté au roi, comme l'héritier de son frère Guillaume Maréchal, offrit au roi de lui faire hommage pour son héritage, et de remplir toutes les formalités auxquelles il était tenu pour être mis en possession de ses biens. Le roi, d'après l'avis de son conseiller, le grand justicier Hubert, répondit à Richard, qu'il avait (460) entendu dire que l'épouse de son frère défunt était enceinte, et qu'il ne voulait pas admettre sa réclamation, jusqu'à ce que la vérité du fait fût connue. Il reprocha de plus audit Richard d'avoir vécu longtemps dans le pays de France au milieu de ses ennemis déclarés, et lui ordonna de sortir au plus tôt du royaume pour n'y pas rentrer, jurant que si on le trouvait en Angleterre au bout d'un délai de quinze jours, il serait enfermé dans une prison perpétuelle. Richard, n'ayant point obtenu d'autre réponse passa en Irlande, où tous les chevaliers et vassaux de son frère l'accueillirent avec joie, lui remirent les châteaux qui avaient appartenu à son frère et lui jurèrent hommage et fidélité. Richard fit rentrer sous son pouvoir le château de Pembroke et toutes les dépendances de ce château; il réunit une grande multitude d'hommes d'armes, et se disposa à reconquérir son héritage, malgré l'opposition du roi lui-même, si la nécessité l'exigeait; mais le roi ayant enfin changé d'avis, et craignant qu'il ne troublât la paix du royaume, reçut l'hommage de Richard et son serment de fidélité, et lui octroya tout l'héritage de son frère, sauf le relief ordinaire dû à la couronne.

Richard, archevêque de Cantorbéry, se plaint à Rome de Henri III. — Il meurt au retour. — Le roi renonce au projet d'épouser la sœur du roi d'Écosse. — Vers le même temps, Richard, archevêque de Cantorbéry, arriva à la cour romaine, et lit, en présence (461) du seigneur pape, les réclamations qui suivent. Il se plaignit d'abord du roi d'Angleterre, qui réglait toutes les affaires de l'état sur l'avis seulement du grand justicier Hubert et au mépris des autres seigneurs. Il accusa ensuite le grand justicier d'avoir épousé une femme après avoir été le mari de la cousine de cette femme; d'avoir envahi les possessions de l'église de Cantorbéry, et de les détenir injustement. Il déclara aussi que quelques évêques ses suffragants, négligeant les soins pastoraux, siégeaient à l'échiquier royal, s'occupaient de causes laïques et prononçaient des jugements à mort. Enfin, il porta plainte contre des clercs bénéficiers qui, étant en dehors137 des ordres sacrés, possédaient plusieurs églises auxquelles était attaché le soin des âmes. Après avoir exposé ces doléances et d'autres semblables devant le pape, il demanda que ces excès fussent corrigés et réprimés. Lorsque le seigneur pape eut écouté attentivement tout cela et qu'il eut vu que toutes les plaintes portées par l'archevêque étaient appuyées sur la justice et sur la raison, il ordonna sur-le-champ qu'on expédiât, sous l'intervention de la justice, toutes les affaires ou demandes de l'archevêque. Les clercs du roi essayèrent de défendre la cause contraire et de parler pour le roi lui-même et pour le justicier, mais fort inutilement; car ils gagnèrent peu de chose ou rien. En un mot, l'intérêt qu'inspirait l'archevêque lui fit (462) obtenir tout ce qu'il demandait. C'était un homme de belle taille, d'une admirable éloquence, de science profonde et de mœurs irréprochables. A ces avantages venait se joindre la justice de sa cause. L'archevêque de Cantorbéry, Richard, ayant donc terminé ses affaires au gré de ses désirs, se hâtait de revenir dans son pays, lorsqu'il mourut le troisième jour avant les nones d'août, à Santa-Gemma (?), maison des frères Mineurs, située à trois journées de marche en deçà de Rome. La mort du prélat rendait nulles les décisions qu'il venait d'obtenir. Or il arriva à son sujet une aventure surprenante. Au moment où le corps du défunt était revêtu de ses habits pontificaux, comme c'est la coutume, pour être porté dans le tombeau, quelques hommes du pays furent témoins de cet appareil qui enflamma leur cupidité, et ils vinrent au tombeau pendant la nuit pour voler l'anneau de l'archevêque et les autres insignes de sa dignité; mais ils ne purent ni par force ni par aucun autre moyen parvenir à ouvrir ce tombeau, quoiqu'il ne fût pas scellé. Alors, ne pouvant consommer leur projet sacrilège, ils se retirèrent couverts de confusion et frappant leurs poitrines qui renfermaient des cœurs impies.

Vers le même temps, au mois d'octobre, le roi d'Angleterre ayant construit dans le pays de Galles le château dont nous avons parlé, revint en Angleterre. A cette époque, le roi résolut de prendre pour épouse la sœur du roi d'Écosse; ce qui excita l'indignation générale de ses comtes et de ses barons (463) et principalement de Richard Maréchal: «il ne convient pas, s'écriait-il, que le roi prenne pour épouse la fille cadette138, tandis que le justicier Hubert est uni par mariage à la fille aînée.» Le roi ayant renoncé à ce projet, quoiqu'à contre cœur, sur les instances de Richard Maréchal et du comte de Bretagne, donna à ce même comte de Bretagne cinq mille marcs d'argent et celui-ci retourna ensuite dans son pays.

Élection de Raoul de Nevil à l'archevêché de Cantorbéry. — Sa cassation. — Conjuration en Angleterre contre les clercs romains. — Consistoire tenu à Saint-Albans. — Richard, archevêque de Cantorbéry, étant mort comme nous l'avons dit, les moines de Cantorbéry résolurent de demander pour pasteur Raoul de Nevil, évêque de Chicester. C'était le très-fidèle chancelier du roi et comme une colonne inébranlable de vérité. Il rendait à tous, et principalement aux pauvres, leurs droits avec équité et sans retard. Dans toutes les tempêtes de l'état il s'était tenu droit, et n'avait dévié ni à droite ni à gauche, ainsi qu'un roseau agité par le vent. Les susdits moines le demandèrent avec instance comme le plus digne et le plus capable défenseur de leur église, comme un homme puissant par les paroles et par les œuvres, comme l'heureux successeur du bienheureux Thomas à qui il pourrait être comparé, (464) puisque de chancelier il deviendrait archevêque. L'élection ayant donc été faite dans les règles, ils le présentèrent au roi, le huitième jour avant les calendes d'octobre. Le roi donna volontiers son adhésion pour ce qui le regardait, et investit sur-le-champ Raoul des manoirs et des autres possessions qui appartenaient à l'archevêché. Au moment de partir pour Rome, les moines vinrent trouver celui qu'ils avaient élu, et lui demandèrent une somme, à titre d'aide, pour les dépenses du voyage, les rétributions à faire à la cour de Rome et autres frais semblables. Mais lui, sentant dans son âme qu'en accueillant cette proposition, il ne serait pas tout à fait exempt du reproche de simonie et d'avarice, leur déclara nettement qu'il ne leur donnerait pas même une obole à cet effet, et levant les mains du ciel, il dit: «Seigneur Dieu tout-puissant, si je dois être appelé aux devoirs de l'archiépiscopat, tout, indigne que j'en suis, que cela se fasse par toi seulement. Si au contraire je suis encore nécessaire au royaume et à ton peuple dans les fonctions de chancelier et dans le moindre office qui m'est dévolu maintenant, je ne récuse pas de continuer à porter ce fardeau. Que ta volonté soit faite.» Les moines, trouvant dans ces paroles plutôt une fermeté [digne d'éloges], qu'un refus [capable de les arrêter], n'en partirent pas moins pour Rome, et demandèrent au pape qu'if confirmât par son autorité l'élection ou la postulation qu'ils avaient faite. Le seigneur pape ayant fait faire, à ce qu'on dit, par maître Simon de Langton, une (465) enquête exacte sur la personne du nouvel élu, [celui-ci] répondit que c'était un homme de la cour, peu lettré, léger et imprudent dans ses propos; il ajouta durement que si le chancelier était promu à la dignité d'archevêque, il ferait tous ses efforts, sûr qu'il serait du secret désir du roi et du concours de tout le royaume, pour affranchir l'Angleterre du joug du seigneur pape et de la cour romaine, à qui elle est tenue139 de payer tribut; de façon que le royaume, dégagé du lien de tribut dont le roi Jean l'avait enveloppé, servirait Dieu et la sainte église avec sa liberté ordinaire; que Raoul pousserait cette affaire au péril de sa vie, fondé en droit sur les appellations que l'archevêque de Cantorbéry Étienne avait interjetées solennellement devant l'autel de Saint-Paul, dans l'église cathédrale de Londres, au moment où ledit roi Jean remettait la couronne d'Angleterre entre les mains du légat et concluait un traité exécrable pour l'univers entier140. Le pape ayant ouï ce discours, cassa la postulation, et accorda aux moines de Cantorbéry la permission d'élire un autre archevêque, mais qui fut tel, quece fut pour leurs âmes un pasteur salutaire, pour l'église d'Angleterre un prélat utile, et pour l'église romaine un serviteur fidèle et dévoué. (466) Les moines, de retour à Cantorbéry, rapportèrent au couvent comment ils avaient été trompés dans leurs espérances.

A cette époque, de grands troubles s'élevèrent en Angleterre, ou, pour dire la vérité, ce fut une audacieuse conjuration à laquelle donna lieu l'insolence des clercs romains qui amena tant les nobles que les vilains du royaume à commettre de téméraires violences, comme nous le dirons dans la suite: [Voici les lettres qui coururent en cette occasion]: «A tel évêque ou à tel chapitre, tous ceux qui aiment mieux mourir que d'être opprimés par les Romains, salut. Nous ne doutons pas que votre discrétion sache comment les Romains et leurs légats se sont conduits jusqu'ici envers vous141 et envers les autres ecclésiastiques d'Angleterre, en conférant à leurs gens, comme il leur plaît, les bénéfices du royaume au grand préjudice et dommage de vous et des autres prélats du royaume. Ce qui est encore plus digne d'être remarqué, tant cela est vexatoire, ils fulminent des sentences de suspension contre vous, contre les évêques vos collègues et contre tes autres ecclésiastiques, à qui il est évident que la collation des bénéfices appartient, pour vous empêcher de conférer des bénéfices à aucune personne du royaume, jusqu'à ce que, dans les églises de vos diocèses, cinq Romains aient été pourvus. chacun d'un bénéfice de cent livres de revenu, sans même qu'on les désigne par leur (467) propre nom, et sans qu'on leur donne d'autre dénomination que celle de fils de Rumfroy, fils de tel ou tel. Ils accablent en outre de vexations tant les seigneurs et les laïques du royaume, au sujet de leurs patronages et des aumônes qu'eux et leurs prédécesseurs ont répandues pour subvenir aux besoins des pauvres du royaume, que les clercs et les autres religieux d'Angleterre, au sujet de leurs biens et de leurs bénéfices. Non contents des abus que nous venons de signaler, ils s'efforcent de dépouiller jusqu'au dernier les clercs du royaume des bénéfices dont ceux-ci sont en possession, pour les conférera des Romains, non pas selon qu'il convient, mais selon qu'il leur plaît; ils ne cherchent qu'à réaliser cette prophétie: «Ils ont dépouillé les Égyptiens pour enrichir les Hébreux en multipliant leur nation, mais non en glorifiant la joie.» Ainsi, en entassant pour nous et pour vous tous calamités sur calamités, ils nous ont amenés à désirer plutôt de mourir que de vivre sous une pareille oppression. C'est pourquoi, bien qu'il soit dangereux de se révolter contre l'éperon, nous sentons qu'à force de traire le sang vient, et nous sommes las de la dureté de ces gens qui, dans le principe venus à Rome comme des étrangers, prétendent aujourd'hui non-seulement nous juger, mais encore nous condamner; nous écrasant de fardeaux insupportables qu'ils ne veulent pas remuer du doigt, ni par eux-mêmes, ni par les leurs. Nous avons donc préféré d'un commun accord leur résister, quoique tardivement, plutôt que de nous soumettre davan- (468) tage à leurs intolérables vexations, et de courber la tête sous une servitude plus dure encore. Nous vous recommandons en conséquence, et vous ordonnons formellement de n'interposer aucunement vos bons offices à l'égard de ceux qui se mêlent des affaires des Romains et de la perception de leurs revenus, tandis que nous chercherons à délivrer l'église, le roi et le royaume d'un joug si pesant. Et sachez pour certain que si vous êtes trouvés (ce dont Dieu vous garde!) en contravention au présent ordre, ce qui vous appartient sera livré aux flammes, et vous encourrez indubitablement dans vos biens le châtiment que les Romains encourront dans leurs personnes. Portez-vous bien.»

Autre lettre. — Aux religieux et aux autres qui tiennent des Romains des églises en ferme, tous ceux qui aiment mieux, etc, salut. D'après les innombrables scandales et les vexations infinies que les Romains, comme vous le savez, font subir maintenant au royaume d'Angleterre, au préjudice du roi et des seigneurs du royaume qu'ils inquiètent en leur disputant le patronage des églises et le droit d'aumône; d'après la cupidité de ces Romains qui cherchent à dépouiller les clercs du royaume de leurs bénéfices pour en investir des Romains comme eux, ce qui est encore plus scandaleux pour le royaume et pour nous, nous avons résolu, sur l'avis commun des seigneurs, de résister, quoique tardivement, à ces oppressions, plutôt que de nous soumettre désormais à ces vexations intolérables; nous voulons leur faire ce qu'ils (469) projetaient de faire aux autres, leur enlever les bénéfices qu'ils possèdent dans tout le royaume, et les abaisser tellement, qu'ils perdent l'envie de nous opprimer. Nous vous recommandons en conséquence, et vous enjoignons formellement de ne plus rendre de comptes à l'avenir, relativement aux fermes des églises ou aux revenus des chambres142 que vous tenez des Romains ou que vous leur devez; mais de tenir prêts pour le lendemain du dimanche où l'on chante, Réjouis-toi, Jérusalem, les susdits revenus et les produits des fermes, qui seront remis à un procureur que nous enverrons à cet effet muni de nos lettres. Les abbés et prieurs devront faire cette remise dans leurs monastères; les autres, soit prêtres et clercs, soit laïques, verseront ces fonds à leurs propres églises. Et sachez pour certain que, si vous ne faites pas cela, ce qui vous appartient sera livré aux flammes, et que vous n'en partagerez pas moins le péril que les Romains ont encouru dans leurs personnes. Portez-vous bien.» Telles étaient les lettres que les conjurés, dont nous avons parlé, firent répandre par des chevaliers et par des gens à leur service. Ces lettres étaient scellées d'un sceau nouveau, sur lequel étaient sculptés deux glaives; et au milieu des deux glaives il y avait cette inscription: «Voici deux glaives ici.» Ces lettres furent envoyées aux églises cathédrales du royaume en forme de citations et (470) comme avertissement que ceux qui mettraient obstacle à ce complot seraient punis selon qu'il était déclaré.

Vers le même temps, le seizième jour avant les calendes de janvier, fut tenu à Saint-Albans un grand consistoire d'abbés, de prieurs. d'archidiacres, auquel assistèrent aussi presque tous les illustres maîtres et clercs. Tous s'étaient assemblés sur l'ordre du seigneur pape, à l'effet de prononcer le divorce entre la comtesse d'Êssex et son mari, s'il y avait motifs valables. L'assemblée ayant été levée le lendemain, tandis que chacun retournait chez soi, un clerc romain, appelé Cincio, qui était chanoine de l'église de Saint-Paul de Londres, fut arrêté non loin du faubourg de Saint-Albans, par suite de la conspiration dont nous avons parlé, et fut enlevé par des hommes armés et voilés. Maître Jean le Florentin, archidiacre de Norwich, qui avait été présent au consistoire, échappa à ce guet-apens, et s'étant sauvé à Londres, s'y cacha pendant plusieurs jours. Au bout de cinq semaines, Cincio fut ramené à Londres, sans qu'on lui eût fait d'autre mal que de vider sa bourse, à ce qu'on dit.

Commencement d'exécution du complot contre les clercs romains. — Le roi d'Angleterre demande une aide à tous les seigneurs du royaume. — L'évêque de Rochester a une vision relative au roi Richard. — Détails à ce sujet. — Traits de vertu de Richard. — L'an du Seigneur 1232, le roi d'Angleterre Henri (471) célébra les l'êtes de Noël à Winchester. Pierre, évêque de cette ville, fournit tout ce qui était nécessaire, et il offrit, tant au roi qu'aux gens du roi, les vêtements de fête et les présents. Vers le même temps de Noël, les riches greniers de Wingham, qui appartenaient à un Romain, furent pillés par suite de la conspiration dont nous avons parlé. Ce désordre fut commis par quelques sergents d'armes qui avaient la tête voilée. A la vue de cette violence, le procureur et gardien de cette église se rendit auprès du vicomte de la province, et porta plainte auprès de lui de ce que la paix du roi avait été violée et un grand dommage fait à son seigneur. Alors le vicomte envoya sur les lieux ses officiers et quelques chevaliers du voisinage, avec ordre d'informer à ce sujet. Les chevaliers s'étant rendus aux greniers, y trouvèrent des hommes armés qu'ils ne connaissaient nullement; qui déjà avaient vidé les greniers en grande partie, avaient mis le blé en vente à bas prix au grand avantage de toute la province, et le distribuaient charitablement pour rien aux pauvres qui en demandaient. A leur arrivée, les chevaliers du vicomte interrogèrent ces gens-là et leur demandèrent d'où ils venaient, eux qui ne craignaient pas de troubler la paix du roi et de commettre de tels désordres. Ceux-ci les ayant tirés à part, leur montrèrent de prétendues lettres patentes du roi (lettres fausses et captieuses), par lesquelles défense était faite de leur opposer aucun obstacle. Sur la lecture de ces lettres, les chevaliers se retirèrent pacifiquement, eux et tous ceux (472) qui étaient venus avec eux. En moins de quinze jours, les greniers furent complètement pillés, et ces gens armés quittèrent Wingham avec force argent dans leurs bourses. Mais cette violence étant venue aux oreilles de Roger, évêque de Londres, il convoqua dix évêques dans l'église du bienheureux Paul, le lendemain de la fête de sainte Scholastique, et il prononça sentence d'anathème contre les auteurs de cet attentat, enveloppant dans la même sentence ceux qui avaient porté la main sur Cincio, chanoine de l'église de Londres, ainsi que tous les complices de ladite conjuration, et ceux qui avaient fabriqué le sceau et les fausses lettres.

Vers le même temps, aux nones de mars, les seigneurs d'Angleterre, tant laïques que prélats, se réunirent à Westminster sur la sommation du roi. Le roi leur exposa qu'il était obéré de dettes considérables à cause de l'expédition qu'il avait faite naguère dans les provinces d'outre-mer; que par conséquent la nécessité le forçait à leur demander une aide à tous en général. A ces mots, le comte de Chester Ranulf, prenant la parole au nom des grands du royaume, répondit au roi que les comtes, barons et chevaliers qui tenaient de lui en chef, avaient pris part en personne à ladite expédition et y avaient dépensé en vain tant d'argent, qu'ils en étaient revenus tous pauvres; que par conséquent ils n'étaient pas tenus, en bonne justice, d'une aide envers lui. Alors tous les laïques demandèrent leur congé, et se retirèrent. Les prélats, de leur côté, en répondant au roi, lui (473) dirent que plusieurs évêques et abbés, qui avaient été sommés, n'étaient point présents; que par suite ils demandaient un délai pour que tous pussent se réunir à jour fixe. On convint alors du quinzième jour après Pâques, où tous devaient se trouver réunis pour décider ce qu'il conviendrait de faire. Vers le même temps, les moines de Cantorbéry élurent leur prieur pour archevêque et pour pasteur de leurs âmes. Ce nouvel élu, ayant été présenté au roi et admis par lui, partit pour Rome, afin de faire confirmer, par le saint-siége apostolique, son élection célébrée dans les règles voulues.

Vers le même temps, Henri, évèque de Rochester, après avoir célébré la cérémonie de l'ordination, le samedi où l'on chante, Il est venu aux eaux desséchées, à Sidingburn, en présence du nouvel élu de Cantorbéry, et au milieu d'une nombreuse assistance de clergé et de peuple, prononça d'un air pénétré, en commençant son sermon, les paroles suivantes: «Réjouissez-vous dans le Seigneur, mes frères, tous tant que vous êtes ici présents, et sachez indubitablement que le même jour sont sortis du purgatoire, pour être admis à jouir de la vue de la majesté divine, l'ancien roi d'Angleterre Richard, l'archevêque de Cantorbéry Étienne, et un chapelain du même archevêque. Eux trois seulement sont sortis ce jour-là du lieu des supplices. Et pour que vous ajoutiez foi pleine et entière à mes paroles, sachez que ce fait m'a été révélé, à moi et à une autre personne, dans une (474) vision qui s'est renouvelée trois fois; ce qui a éloigné de mon esprit tout doute et toute incertitude.» Puisque nous sommes amenés à parler du glorieux roi Richard, racontons, pour l'édification dé nos lecteurs, une de ses actions qui, nous le pensons, lui a mérité la bienveillance de Dieu.

Pendant le règne dudit roi Richard, un chevalier du royaume d'Angleterre, qui habitait dans la Forêt-Neuve, et qui, depuis longues années, avait l'habitude de chasser clandestinement le gibier royal, fut saisi un jour avec la venaison dont il venait de s'emparer, et relégué en exil par jugement de la cour du roi. En effet, le roi Richard, très-humain pendant la paix, avait tempéré la rigueur de la loi sur la venaison royale. Sous les rois ses prédécesseurs, tout homme surpris en fraude de venaison était condamné, soit à avoir les yeux crevés, soit à avoir les parties de la génération coupées, soit à perdre les pieds ou les mains. Mais de pareilles peines parurent trop inhumaines au pieux roi Richard: il ne voulut pas que les hommes, qui sont créés à l'image de Dieu, perdissent la vie ou les membres pour des bêtes qui, d'après la loi naturelle, sont données en propriété à tous sans distinction, et craignit, en faisant observer cette loi, de surpasser en cruauté les bêtes féroces et brutes. Il jugea que la réparation serait suffisante, si ceux qui seraient pris pour un délit de cette nature étaient condamnés ou à sortir d'Angleterre, ou à subir un emprisonnement, ou à payer une certaine amende, en conservant leur vie et leurs membres. Le (475) chevalier dont nous avons parlé fut. donc envoyé en exil et forcé de mendier son pain chez les étrangers, avec sa femme et ses enfants, lui qui jouissait auparavant de toutes les délicatesses du luxe. Enfin ce chevalier, rentrant en lui-même, songea à implorer la miséricorde du roi, pour mériter d'être réintégré dans l'héritage qu'il avait perdu. Étant donc venu trouver le roi en Normandie, il le rencontra qui entendait la messe de grand matin dans une église. Le chevalier entra tout tremblant dans l'église, et n'osa pas lever les yeux sur le roi, parce que si Richard était le plus beau des hommes, il en était aussi par instant le plus terrible. Alors le chevalier se dirigea vers un crucifix qui était dans l'église, se prosterna, et renouvela plusieurs fois ses génuflexions, suppliant le Christ humblement et avec larmes de manifester son ineffable clémence en inspirant au roi des pensées de miséricorde, afin qu'il rentrât en faveur et recouvrât son héritage. Le roi, à la vue de ce chevalier qui priait ardemment et avec larmes, et dont la dévotion ne paraissait point feinte, s'aperçut d'un prodige surprenant bien digne d'être rapporté ici. Toutes les fois que ce chevalier (que le roi ne savait point être son vassal) fléchissait les genoux pour adorer l'image, l'image du Christ, à chacune de ces génuflexions, inclinait la tête et le cou assez bas; ce que le roi ne pouvait se lasser de considérer avec étonnement et admiration. Aussitôt que l'office de la messe eut été achevé, le roi voulut avoir un entretien avec ce chevalier, et lui demanda avec intérêt qui il était, (476) et d'où il venait. Celui-ci répondit au roi, non sans trembler: «Seigneur, je suis votre homme lige, ainsi que tous mes ancêtres l'ont été.» Et alors, commençant son récit, il raconta au roi comment il avait été surpris en fraude de venaison, déshérité pour ce fait, et banni avec sa famille. Le roi lui dit:  N'as-tu pas fait dans ta vie quelque bonne œuvre par égard et par respect pour la sainte croix?.» Alors le chevalier chercha dans sa tête parmi les souvenirs de sa vie passée, et raconta au roi l'action suivante qu'il avait faite en l'honneur du Dieu mort sur la croix.

«Mon père, dit-il, et un autre chevalier, possédaient par moitié un manoir qu'ils tenaient143 de droit héréditaire. Mon père abondait en toutes sortes de biens; l'autre chevalier, au contraire, était pauvre et besoigneux. Dévoré par l'envie, il tendit des embûches à mon père, et le tua. A cette époque, je n'étais qu'un enfant; mais quand j'eus atteint l'âge d'homme, et quand j'eus été mis en possession de l'héritage paternel, je résolus fermement dans mon cœur de venger mon père, en tuant à mon tour ce chevalier. Il fut averti de mon dessein, et évita adroitement, pendant plusieurs années, tous les pièges que je lui tendais avec ardeur. Un jour enfin, c'était le vendredi saint où Jésus-Christ a été crucifié pour le salut du monde, je me rendais à l'église pour y entendre le service divin, lorsque j'aperçus mon ennemi qui me précédait, se dirigeant également vers l'église; je tirai mon épée et (477) courus après lui afin de le tuer. Cet homme, s'étant retourné par hasard, me vit accourir à grands pas, et aussitôt il se réfugia vers une croix qui était élevée près du chemin: car il était si vieux, qu'il ne pouvait se défendre. Au moment où, l'épée levée, je me disposais à frapper ce malheureux, qui tenait embrassé le bois de la croix, il me conjura, au nom du Dieu crucifié qui était mort en ce jour sur la croix pour le salut du monde entier, d'épargner ses jours; faisant vœu et promettant solennellement, à l'intention de l'âme de mon père qu'il avait tué, d'instituer à perpétuité un chapelain qui prierait pour les morts. A la vue de ce vieillard qui pleurait, mes entrailles s'émurent: je fus vaincu par la pitié, et je remis mon épée dans le fourreau, ne voulant pas faire de mal à cet homme. Ainsi, par respect et par amour pour la croix qui vivifie, j'ai pardonné à ce vieillard la mort de mon père.» A ces mots, le roi s'écria: «Tu as agi sagement, et aujourd'hui le Christ mort sur la croix t'a rendu le bien pour le bien.» Aussitôt il appela les évêques et les barons qui l'accompagnaient, et leur révéla à tous la vision qu'il avait eue; comment, à chacune des génuflexions du chevalier, l'image du Christ inclinait la tête et le cou assez bas. Puis le roi fit venir son chancelier, et lui dit: «Adressez au vicomte que ce chevalier vous nommera des lettres patentes par lesquelles vous lui ordonnerez, aussitôt qu'il les aura reçues, de rendre à ce chevalier sa terre dans son intégrité, et dans l'état où elle se trouvait (478) quand il a été envoyé en exil.» Cet acte de miséricorde et plusieurs autres bonnes œuvres faites par le pieux roi Richard lui valurent, nous le croyons, d'être délivré plus tôt des supplices du purgatoire et des périls de la damnation.

Puisque nous sommes sur le chapitre des vertus de ce glorieux roi, nous ne pensons pas devoir passer sous silence qu'aussitôt après son couronnement comme roi, il rendit toujours à tout le monde une exacte justice, et ne permit jamais que les jugements fussent achetés par des présents. Il accorda sur-le-champ, et sans exiger d'argent, les évêchés et les abbayes vacantes aux personnes canoniquement élues, et il ne les mit jamais à la garde des laïques. Il honora tous les prélats ordonnés et principalement les religieux, et il craignit tellement de les offenser par respect pour Jésus-Christ, qu'à l' époque où, sur l'ordre du seigneur pape, tous les prélats du royaume furent convoqués devant le roi à l'effet de céder la vingtième partie de leurs biens meubles pour la subvention de la Terre-Sainte, le roi, les voyant siéger à part et discuter l'affaire en question, dit à Geoffroi, fils de Pierre, et à Guillaume Bruer, qui étaient assis à ses pieds: «Vous voyez tous ces prélats qui siègent ici. — Oui, seigneur, dirent-ils. — Eh bien! reprit Richard, s'ils savaient combien, par respect pour Dieu, je crains de les offenser, et avec quelle répugnance je le ferais, ils me fouleraient aux pieds ainsi qu'on y foule un soulier vieux et éculé144.» Il (479) faut remarquer aussi avec quelle dévotion pour le roi éternel il renonça aux délices du pouvoir qu'il venait d'obtenir, consacra les trésors de son père et les siens propres au service de Jésus-Christ, les dépensa généreusement, et arracha victorieusement aux mains des ennemis de la croix toute la terre de promission, à l'exception de la sainte ville de Jérusalem. Quand ses trésors furent épuisés, il conclut une trêve de trois ans, et obtint de Saladin que, jusqu'à l'expiration de la trêve, un prêtre dirait tous les jours une messe à ses frais dans la chapelle du Saint-Sépulcre. Après ces dispositions, le roi revint dans ses états avec l'intention bien arrêtée de rassembler de nouvelles forces et de nouveaux trésors pour retourner en Terre-Sainte à l'expiration de la trêve, d'abandonner une seconde fois son royaume et toutes les possessions dont il était seigneur en Occident, pour se faire couronner roi dans la sainte cité de Jérusalem, conduire les armées, et faire les guerres du Dieu de Sabaoth, soumettre enfin, pendant le reste de sa vie, les ennemis de la croix. Mais l'ennemi du genre humain, qui porte toujours envie aux bonnes œuvres et aux prospérités du peuple chrétien, suscita contre le pieux roi le duc d'Autriche et l'empereur des Romains, qui lui tendirent des embûches à son retour. Il fut pris par les ennemis, et vendu à l'empereur des Romains, comme on aurait fait d'un bœuf ou d'un âne. On l'emprisonna, on le traita méchamment, et non point comme on aurait dû traiter un si grand homme; ou le força à payer une énorme rançon. En outre, le roi de (480) France, mettant obstacle aux pieux desseins du glorieux Richard, envahit ses terres pendant qu'il était au service de la croix. Ainsi environné d'ennemis de toutes parts, Richard subit dans son âme-le martyre qu'il n'avait pas subi dans son corps, comme il l'aurait désiré, en Terre-Sainte; lui qui voulait y retourner et mourir au service de la croix. Pour mettre le comble aux épreuves dudit roi, il arriva qu'au moment où il était au service de la croix, le comte Jean, son frère, chercha à s'emparer de l'Angleterre, en assiégeant quelques châteaux, et en soulevant la guerre contre son frère; mais, grâce à la louable fidélité de la nation anglaise, son dessein resta sans effet, et ce fut une tentative inutile. O constance admirable de cet illustre roi, qui ne se laissa jamais abattre dans l'adversité, ni enivrer dans la prospérité, mais qui montra toujours à tous les yeux un visage serein, où l'on ne put jamais saisir une seule marque de découragement! S'il fut aussi terrible qu'un lion pour les rebelles, il fut aussi doux qu'un agneau pour les humbles; lion pour ceux qu'il fallait vaincre, agneau pour ceux qu'il avait vaincus. Ces œuvres vertueuses et autres semblables avaient rendu notre roi Richard glorieux devant le Dieu souverain. Aussi, quand le temps de la miséricorde fut venu, à l'époque dont nous avons parlé, quand la scorie de ses péchés eut été fondue aux feux du purgatoire, il fut appélé à juste titre, nous le croyons, au royaume qui doit durer sans fin; et là, le Christ, son roi, donna à ce vaillant chevalier, qui l'avait fidèlement servi, la couronne (481) de justice que Dieu a promise à ceux qui le chérissent. Ils se réjouissent de l'avoir pour compagnon, tous ces sajnts dont il a racheté les saintes reliques des mains de Saladin, dans la terre de promission, moyennant cinquante-deux mille bezans; stipulant en quelque sorte avec les saints susdits qu'ils l'aideraient par leur intercession auprès du Seigneur dans ses pressants besoins. Lesdites reliques, rassemblées dans toute la Judée et dans la Galilée, avaient été renfermées dans quatre coffres d'ivoire, lorsque la Terre-Sainte et la croix adorable tombèrent au pouvoir des Sarrasins infidèles. Et chacun de ces coffres était d'une telle grandeur et d'un tel poids, que quatre hommes à peine suffisaient pour eu porter un seul. Mais tous ces faits ont été racontés plus en détail dans l'histoire du roi Richard.

Les greniers des clercs romains sont mis au pillage. — Enquête sur ces violences. Cette même année, les greniers des Romains furent pillés dans toute l'Angleterre par quelques hommes armés, et que nul ne connaissait, lesquels vendaient le blé à bas prix, au grand avantage de plusieurs. Ils commencèrent leur tentative, tout audacieuse qu'elle était, le jour de la solennité de Pâques, et achevèrent sans obstacle et en liberté ce qu'ils avaient commencé. Ils distribuaient à tous les indigents qui venaieut les trouver d'abondantes aumônes, et, semant parfois des pièces de monnaie parmi les pauvres, ils les exhortaient à les ramasser. Les clercs romains se cachèrent dans les (482) abbayes, n'osant murmurer des outrages qui leur étaient faits; car ils aimaient encore mieux être dépouillés de leurs biens que de courir le risque de perdre la tête. Les auteurs de cette audacieuse conspiration étaient au nombre de quatre-vingts ou peut-être moins. Ils avaient pour chef un certain-Guillaume, surnommé Wilham, ou plutôt un chevalier d'illustre naissance, appelé Robert de Thinge, qui se cachait à l'ombre de ce faux nom, et ils obéissaient en toute chose à ses ordres. Quelque temps après ces événements, le souverain pontife en ayant été instruit, fut grandement irrité, et il envoya au roi d'Angleterre des lettres mordantes et pleines de reproches, le réprimandant de ce qu'il avait souffert qu'on commît de pareils vols dans son royaume aux dépens des ecclésiastiques, sans respecter le serment qu'il avait prêté à l'époque de son couronnement, et par lequel il s'engageait non-seulement à maintenir la paix de l'église, mais encore à faire rendre bonne justice tant aux clercs qu'aux laïques, Il manda au roi dans la même lettre et lui ordonna formellement, sous peine d'excommunication et d'interdit, de veiller à ce qu'une enquête exacte fût faite, de saisir ceux des auteurs de cette violence qu'il pourrait découvrir, et de les punir, avec assez de sévérité, pour que leur châtiment inspirât aux autres la terreur et l'effroi. Il donnait aussi ordre, par les mêmes lettres, à Pierre, évêque de Winchester, et à l'abbé de Saint-Edmond, de faire une enquête exacte dans le midi de l'Angleterre, et de déclarer excommuniés tous (483) ceux qu'ils trouveraient coupables d'avoir trempé dans ce complot, jusqu'à ce qu'ils fussent venus à Rome se faire absoudre par le siège apostolique. Il donna semblablement mission, pour le nord de l'Angleterre, â l'archevêque d'York, à l'évêque de Durham et à Jean, Romain de nation et chanoine d'York, de l'aire pareille enquête, et d'envoyer à Rome, nonobstant tout appel, les complices de cet attentat, pour y recevoir l'absolution.

L'enquête relative auxdites violences fut donc faite, tant par le roi que par les évêques et agents susdits. Après la prestation du serment, les interrogatoires et la production des témoins, on trouva un grand nombre de coupables, les uns de fait, les autres de consentement. Parmi eux se trouvaient quelques évêques, des clercs du roi, des archidiacres, des doyens, des chevaliers et un grand nombre de laïques. Plusieurs vicomtes même, ainsi que leurs prévôts et leurs officiers, furent saisis et incarcérés sur l'ordre du roi, comme impliqués dans cette affaire; d'autres, à qui la peur avait fait prendre la fuite, ne furent pas trouvés par ceux qui étaient venus pour les prendre. Hubert de Bourg, justicier du seigneur roi, fut accusé d'être le principal auteur de ces violences, lui qui avait donné à ces voleurs des lettres patentes tant au nom du roi qu'en son propre nom, pour que nul ne les troublât dans leur criminelle tentative. Robert de Thinge, jeune homme accompli et brave chevalier, qui descendait d'une illustre famille du nord de l'Angleterre, vint entre autres trouver le roi. (484) C'était lui qui, avec l'appui des autres conjurés, avait vendu les blés des Romains sous le faux nom de Guillaume Witham. Il était entouré de cinq sergents d'armes qui avaient été les exécuteurs de cette violence; et il protesta ouvertement que s'il avait commis ce désordre, c'était par un motif de légitime vengeance et par haine pour les Romains qui, par sentence du souverain pontife et par fraude manifeste, cherchaient à le dépouiller de la seule église qu'il possédât. Il ajouta qu'il avait mieux aimé être excommunié injustement pour un temps, que d'être dépouillé de son bénéfice sans jugement. Alors le roi e les susdits agents conseillèrent à Robert, puisqu'il avait encouru la sentence [d'excommunication], de se rendre à Rome pour y être absous, d'y exposer son droit devant le seigneur pape, et de prouver qu'il possédait justement et canoniquement cette église. Le roi lui donna pour le pape des lettres de créance qui attestaient son bon droit, et par lesquelles il suppliait le pontife d'écouter favorablement ce chevalier.

Élection du prieur de Cantorbéry réprouvée à Rome. — Le roi d'Angleterre destitue de leurs charges quelques-uns de ses officiers. — Le roi demande au grand justicier, Hubert de Bourg, compte de son administration et de ses actes. — Crimes reprochés au justicier. — Vers le même temps, pendant la semaine de la Pentecôte, arriva à Rome le prieur Jean, élu à Cantorbéry. Lorsqu'il eut montré au seigneur pape ses lettres d'élection, (485) celui-ci ordonna à maître Jean de Colonna et à d'autres cardinaux d'examiner le prieur, pour savoir s'il était digne d'être élevé à une si haute dignité. Les cardinaux examinèrent soigneusement pendant trois jours le nouvel élu sur dix-neuf articles, et ils protestèrent devant le seigneur pape qu'ils n'avaient pas trouvé de motif valable pour le refuser. Cependant il sembla au seigneur pape que le postulant était trop vieux et trop simple, et ne pouvait suffire à une pareille dignité. Il lui persuada de se désister de ses prétentions, et le prieur Jean ayant humblement renoncé à l'élection faite en sa faveur, obtint la permission de retourner dans son pays. Alors le pape, en. donnant licence aux moines d'élire un nouveau prélat, leur recommanda de choisir un homme tel, qu'il pût l'admettre au partage du fardeau des âmes, et lui confier les fonctions pastorales.

Vers le même temps, Léolin, prince des Gallois, entra sur le territoire des barons d'Angleterre et s'y livra, selon sa coutume, au pillage et à l'incendie. Pierre, évéque de Winchester, et les autres conseillers du roi d'Angleterre, vinrent alors le trouver et lui dirent que c'était un grand scandale pour sa couronne que ces misérables brigands de Gallois pussent chaque année impunément se répandre sur ses terres et sur celles de ses barons, et y dévaster tout par la flamme, sans que rien échappât à leur fureur. Le roi leur répondit: «J'ai appris de mes trésoriers que tous les revenus de mon échiquier peuvent à peine me suffire pour la simple nourriture, pour les (486) vêtements et les aumônes accoutumées: aussi ma pauvreté ne me permet pas d'entreprendre des expéditions militaires. — Si tu es pauvre, reprirent aussitôt les conseillers du roi, ne t'en prends qu'à toi-même, toi qui transfères aux autres les terres, les gardes et les dignités vacantes, au grand détriment du fisc, avec tant de prodigalité, que tu n'es plus roi que de nom, n'ayant de trésor ni en or ni en argent. Tes prédécesseurs, rois illustres et à qui ne manquait pas l'éclat des richesses, ont amassé des trésors inestimables, non par des ressources étrangères au royaume, mais par les seuls revenus et impôts de l'état.» Le roi, excité ainsi par ses conseillers, qu'il serait peut-être dangereux de désigner ici par leurs noms, se mit à demander compte des revenus et de tous les biens qui appartenaient au fisc, à ses vicomtes, à ses baillis et à ses autres officiers. Tous ceux qui furent convaincus de fraude, il les déposa de leur office, exigea qu'ils lui rendissent son argent avec les intérêts, et les tint en prison jusqu'à ce qu'ils eussent payé tout ce qu'ils devaient. Il destitua Ranulf, surnommé le Breton, trésorier de sa chambre, et l'obligea à lui payer mille livres comptant d'argent. Par le conseil de Pierre, évêque de Winchester, qui déjà avait la haute main sur les affaires de l'état, il mit à la place de Ranulf Pierre d'Orival, Poitevin de nation, neveu ou fils dudit évêque. Par suite de cette mesure, le roi vit bientôt sa bourse, si plate auparavant, remplie et gonflée de beaux écus.

Vers le même temps, le roi, sur l'avis de Pierre, (487) évêque de Winchester, dépouilla de sa charge Hubert de Bourg, grand justicier du royaume, quoique celui-ci eût, à ce qu'on prétend, une charte signée du roi qui lui octroyait cet office à perpétuité; il mit à sa place, le quatrième jour avant les calendes d'août, Étienne de Segrave, qui n'avait de chevalier que le nom. Quelques jours après, le roi, irrité contre Hubert, qu'il venait de déposer, lui demanda formellement compte des trésors qui étaient revenus à son échiquier et des dettes qui lui étaient dues, tant sous le règne de son père que sous le sien. Il lui demanda compte aussi de ses domaines145 dont Hubert était on possession depuis la mort de Guillaume,comte de Pembroke, alors justicier146 et grand maréchal, ainsi que de la conduite de ceux qui avaient et tenaient147 ces domaines, tant en Angleterre que dans le pays de Galles, l'Irlande et le Poitou. Item de la manière dont il avait usé des libertés qu'il avait eues à cette époque dans les forêts148, les garennes, les comtés et autres lieux, comment ils les avait gardées, comment il les avait (488) aliénées. Item, du quinzième, du seizième et des autres revenus appartenant tant à son échiquier qu'au Temple-Neuf de Londres et autres lieux. Item, des contributions qu'il avait levées, tant sur les terres que sur les biens meubles, pour le relâchement de la justice. Item, de tout ce que, lui, le roi avait perdu par la négligence d'Hubert. Item, des libertés dont ledit Hubert avait usé sans avoir de warrant149 royal dans les terres données au roi, dans les évêchés et dans les gardes qui appartiennent au seigneur roi. Item, des injures et dommages qu'avaient soufferts les clercs romains et italiens, ainsi que les envoyés du seigneur pape, contre le gré du roi et par l'autorité dudit Hubert, alors justicier, qui n'avait voulu faire aucune démarche pour corriger ces abus; tandis qu'il était tenu d'agir ainsi à raison de son office et de sa charge de justicier. Item, de la paix du roi et comment elle avait été observée tant à l'égard des vassaux du roi en Angleterre, en Irlande, en Gascogne et en Poitou, qu'à l'égard des autres étrangers. Item, des escuages, des charruages, des dons, des présents, des issues de gardes sur lesquelles la couronne avait droit, et de ce qu'il en avait fait. Item, des douaires que le roi Jean avait mis sous la garde d'Hubert au (489) jour de sa mort, et des autres douaires qui avaient été confiés au roi depuis son règne. Hubert répondit à cela qu'il possédait une charte signée de Jean, père de Henri, par laquelle ce prince le déchargeait de rendre aucun compte des choses perçues ou à percevoir sur ses trésors; parce qu'il avait éprouvé en lui une si grande fidélité, qu'il ne voulait lui demander aucun compte. Alors Pierre, évêque de Winchester, dit qu'une charte de cette nature avait perdu toute force après la mort du roi Jean, et que le roi n'avait pas à s'embarrasser de la charte de son père, ni à hésiter de lui demander des comptes. Mais tous ces faits, sur lesquels le roi exigeait qu'Hubert lui rendît compte, ne sont rien, pour ainsi dire, en comparaison des imputations terribles dont on chargea le justicier, et qui tendaient à le faire déclarer coupable de lèse-majesté. Les voici.

Le roi reprocha à Hubert d'avoir écrit au duc d'Autriche, lorsque lui, Henri, avait envoyé à ce dit duc une ambassade solennelle pour lui demander sa fille en mariage, et d'avoir dissuadé ce duc de consentir à cette demande par des lettres préjudiciables à lui, le roi, et au royaume. Item. Il déclara que, lorsqu'il avait conduit dans les provinces d'outre-mer une expédition militaire à l'effet de recouvrer les possessions qu'il avait perdues, Hubert l'avait empêché d'entrer à main armée dans la Normandie ou dans les autres terres qui appartenaient à sa couronne: ce qui avait fait que lui, le roi, et les seigneurs de son royaume qui l'avaient accompagné, (490) avaient inutilement dépensé leurs trésors eu cette occasion. Item. Il accusa Hubert d'avoir corrompu la fille du roi d'Écosse que le roi Jean lui avait donnée en garde pour qu'il s'unît à elle par mariage; d'avoir couché traîtreusement avec elle, d'avoir eu d'elle des enfants par fornication, d'avoir fait d'une noble jeune fille une prostituée, et d'avoir entretenu ce commerce illicite dans l'espérance d'arriver au trône d'Écosse, si elle survivait à son frère. Item. Il l'accusa d'avoir enlevé furtivement de son trésor royal une certaine pierre fort précieuse qui avait la vertu de rendre invincible à la guerre celui qui la portait, et de l'avoir donnée en trahison à Léolin, roi des Gallois, son ennemi juré. Item. Il prétendit que c'était à l'occasion de lettres écrites par Hubert au même Léolin. qu'un noble seigneur, Guillaume de Brause, avait été pendu comme un voleur et traîtreusement mis à mort. Toutes ces imputations, soit qu'elles fussent vraies, soit qu'elles fussent dictées par la perversité et le mensonge, furent suggérées au seigneur roi par les envieux dudit Hubert, et le roi insista avec violence pour que ledit Hubert fût traduit devant sa cour et y subît un jugement. Dans cette position critique, Hubert n'ayant pas d'autre remède, demanda un délai pour avoir le temps de réfléchir à ces accusations, en montrant l'importance et la gravité des charges que le roi faisait peser sur lui. Le roi, irrité, ne lui accorda qu'avec peine un délai qui devait finir le jour de l'exaltation de la sainte croix. Hubert, saisi île terreur, en profita (491) pour quitter Londres et pour se réfugier au prieuré de Merton. Ainsi cet homme, qui s'était attiré la haine de tous les seigneurs d'Angleterre par son amour pour le roi et par la manière dont il avait défendu sa couronne, était maintenant abandonné de ce même roi, sans amis, sans ressources et sans consolations. L'archevêque de Dublin, Lucas, fut le seul qui, par d'instantes prières et d'abondantes larmes, intercéda pour lui auprès du roi; mais il ne put rien obtenir, tant étaient odieux les attentats reprochés à Hubert.

Lorsqu'on vit que la faveur et l'amitié passionnée du roi pour Hubert s'étaient changées en une haine violente, une foule de gens qui détestaient l'ancien justicier se soulevèrent contre lui et lui reprochèrent de nombreux excès. Quelques-uns l'accusèrent d'avoir empoisonné deux nobles seigneurs, Guillaume, comte de Salisbury, et Guillaume Maréchal, comte de Pembroke; d'avoir, par un crime semblable, causé la mort de Falcaise et de Richard, archevêque de Cantorbéry; de s'être concilié, par enchantement et par sortilèges, la faveur et l'affection étrange que le roi avait eue pour lui seul; de s'être approprié la personne et les dépouilles de plusieurs prisonniers de marque qui avaient été justement pris par les matelots du roi dans la grande déconfiture [des Français?] sur mer. D'autres vinrent porter plainte contre lui relativement à d'injustes expropriations d'héritage, à des exactions, à des spoliations. Les bourgeois de Londres se plaignirent aussi au roi de ce qu'Hubert (492) souvent nommé avait fait pendre, sans jugement et au mépris de tout droit, leur concitoyen Constantin, et demandèrent que justice leur fût rendue pour cet excès. D'où il résulta que le roi fit proclamer dans la ville de Londres un édit qui portait que, quiconque aurait une plainte à déposer contre Hubert pour quelque injure, vînt trouver le roi, et que justice serait faite sur-le-champ. Hubert, étant informé de cela, se réfugia dans l'église de Merton, et se cacha tout tremblant parmi les chanoines. Vers le même temps, dans la saison d'automne, maître Jean, surnommé le Blond, étudiant et lecteur en théologie à Oxford, fut élu archevêque de Cantorbéry. Le roi l'ayant accepté, il partit pour Rome, avec quelques moines de Cantorbéry pouf obtenir, du saint-siége apostolique la confirmation de son élection.

L'impôt du quarantième est accordé au roi. — Hubert de Bourg, grand justicier, s'enfuit à Merton. — Il est poursuivi et arrêté dans une chapelle à la violation du droit de l'église. — Conduit à la Tour de Londres, puis ramené dans la chapelle. — Il y est cerné par des hommes d'armes. — Vers le même temps, le jour de l'exaltation de la sainte croix, les évèques et les autres prélats des églises avec les grands du royaume s'assemblèrent à Lambeth sous la présidence du roi. Là on octroya au roi, pour subvenir aux dettes qu'il avait contractées envers le comte de Bretagne, le quarantième des biens»meubles; cet impôt fut con- (493) senti par les évêques, les abbés, les prieurs, les clercs et les laïques; et il dut porter sur les biens meubles, en y comprenant les récoltes et les moissons faites dans l'automne de cette année-là qui était la seizième année du règne du roi Henri. Hubert de Bourg, à qui ce jour avait été fixé par le roi pour répondre aux griefs et aux exactions qui lui étaient reprochés, n'osa pas comparaître à cette assemblée, redoutant la grande colère du roi. En effet, on lui avait fait croire que le roi était dans l'intention de le condamner à une mort ignominieuse; aussi, invoquant le droit d'asile des églises, il s'était caché à Merton parmi les chanoines, jusqu'à ce qu'un jour plus favorable se fût levé pour lui. Mais le roi lui ayant fait savoir qu'il eût à comparaître devant sa cour pour obéir à ce que de droit, il annonça au roi que, redoutant sa grande colère, il s'était réfugié dans une église, puisque c'était là la dernière ressource qui restât aux opprimés; et qu'il n'en sortirait pas, jusqu'à ce qu'il eût appris que les dispositions du roi à son égard étaient changées. Alors le roi, furieux, écrivit au maire de Londres, et lui donna ordre, quoique le soir approchât de réunir, aussitôt après avoir vu sa lettre, tous les bourgeois de la ville en état de porter les armes, de marcher en ennemi sur Merton, et de lui amener Hubert de Bourg mort ou vif. Le maire fit sonner la cloche communale, rassembla le peuple de la ville, donna lecture publique de la lettre royale, et commanda à tout le monde de s'armer et de se tenir prêt à exécuter les ordres du roi au point du jour. (493) A la lecture de cette lettre, les habitants de Londres furent transportés de joie; car ils avaient pour Hubert une haine mortelle. Cependant quelques bourgeois d une prudence supérieure, André Bukerel, Jean Travers, et plusieurs autres ayant réfléchi à cette mesure et considérant le scandale qui en pouvait résulter, se rendirent en tonte hâte à la maison de Pierre, évéque de Winchester, dans Southwark. Il dormait alors profondément; mais ils le réveillèrent et lui demandèrent vivement conseil en cette occasion: «C'est une démarche dangereuse, lui dirent-ils, tant à cause de l'église de Merlon [dont les droits seront violés], qu'à cause de la ville elle-même; ce n'est pas chose facile de refréner la fureur d'une populace indisciplinée et indomptable, de l'empêcher de tout piller, de tout détruire et de verser le sang.» L'évéque leur donna ce conseil odieux: «Il y a danger d'une part et cruauté de l'autre, répondit-il. Cependant je vous conseille avant tout d'exécuter les ordres de votre seigneur, et de ne pas hésiter.» Ceux-ci, stupéfaits d'entendre un pareil conseil sortir de la bouche d'un évêque, ne s'occupèrent des préparatifs qu'en tremblant, tandis que la populace, avide et ayant soif de vengeance, attendait l'heure avec impatience. Le lendemain avant le jour, environ vingt mille hommes armés sortirent de Londres, et dirigèrent leurs drapeaux et leurs armes vers Merton pour, accomplir le commandement royal. Hubert, en apprenant cette terrible nouvelle, se mit en prières et se prosterna devant le maître-autel, recommandant avec (495) confiance à Dieu son corps et son âme. Cependant, tandis que cette armée de bourgeois continuait sa route en grinçant des dents contre Hubert, le comte de Chester remontra au roi que s'il excitait lui-même la sédition chez cette populace irréfléchie et insolente, il devait craindre de ne pouvoir pas, quand il le voudrait, apaiser la sédition une fois soulevée; que dans l'univers entier, et principalement parmi les Français et autres qui exagèrent toujours le bien comme le mal, on pourrait dire de lui, en lui prodiguant l'injure et l'ironie: «Voyez-vous ce nourrisson, ce roitelet d'Angleterre, qui a appris à sévir contre les siens et contre ceux qui l'ont échauffé sous leurs ailes;» qu'on appliquerait à Hubert ce qu'on dit de l'oiseau qui couve un coucou:

... Tu couves un oiseau sous tes ailes; ne couve pas plus longtemps un étranger150...

Deux sacristains furent donc envoyés pour rappeler le peuple susdit qui se précipitait en foule, et qui brûlait de répandre le sang innocent. L'un de ces messagers, porté sur un cheval rapide, atteignit la tête de cette bande tumultueuse, et l'obligea à rebrousser chemin, en vertu des ordres du roi dont il était porteur. L'autre, au cœur faux et méchant, qui avait en haine le comte de Kent, Hubert, et qui aurait mieux aimé le voir égorgé que le voir délivré, retarda sa marche à dessein, quoiqu'il eût ordre de faire di- (496) ligence, et ne rejoignit pas même les derniers de la troupe. Aussi, frappé à juste titre par la colère divine, il tomba par terre étendu sur le dos, parce que son cheval, quoique marchant au pas, avait heurté contre quelque chose qui l'avait fait broncher. Il se cassa le cou et expira d'une manière; misérable, mais non digne de pitié. Ce pieux message était dû à Raoul, évêque de Chicester, alors chancelier, homme juste, dévoué aux intérêts de l'état, et compatissant aux misères d'Hubert. A la vue de la lettre royale, cette armée de bourgeois et la populace qui la suivait s'arrêtèrent. Ainsi le roi, changeant d'avis, pourvut en toute hâte à ce que cette armée, qu'il avait levée, fût arrêtée dans sa marche; et ces bourgeois, d'un esprit résolu, rentrèrent à Londres sans avoir accompli cet exécrable projet.

Après cela, l'archevêque de Dublin obtint du roi, à force de prières, que le délai accordé à Huhert fût prolongé jusqu'aux octaves de l'Épiphanie, afin qu'il eût le temps de se consulter sur les torts qu'on lui reprochait, et qui étaient fort graves; et qu'après de mûres réflexions, il pût raisonnablement répondre au roi et lui donner satisfaction convenable. Alors Hubert, ayant obtenu, par lettres patentes du roi, un sauf-conduit qu'il croyait inviolable, se mit en route pour Saini-Edmond, où sa femme demeurait, afin d'implorer dans ses tribulations l'assistance du glorieux roi et martyr. En passant par le comté d'Essex, il s'arrêta dans une bourgade qui appartenait à l'évêque de Norwich, et reçut l'hospitalité dans la maison même (497) dudit évêque. Ce fait ayant été rapporté au roi, il entra dans une violente colère, et craignit qu'Hubert, en se retirant ainsi, ne machinât quelque complot contre la tranquillité du royaume: aussitôt, se repentant de sa condescendance, il envoya après lui le chevalier Godefroy de Cracumbe avec trois cents hommes d'armes, et ordonna, sous peine de la hart qu'on lui ramenât Hubert prisonnier, et qu'on l'enfermât, chargé de chaînes, dans la tour de Londres. Les hommes d'armes, étant partis en toute hâte, trouvèrent Hubert dans une chapelle voisine de son gîte, tenant d'une main la croix adorable, et de l'autre le corps du Seigneur; car il avait été averti de l'arrivée de ceux qui en voulaient à ses jours, s'était levé précipitamment du lit où il dormait, et s'était réfugié presque nu dans la chapelle151. Ledit Godefroy, étant entré dans le lieu saint avec ses compagnons armés, lui ordonna, au nom du roi, de sortir de la chapelle, et de se rendre à Londres, où le roi voulait lui parler. Hubert répondit qu'il ne sortirait point de ce lieu. Alors Godefroy et ses complices lui arrachèrent des mains la croix et le corps du Seigneur, et le lièrent étroitement avec des cordes, parce qu'il n'y avait pas là de forgeron pour lui mettre les fers. Un ouvrier, qu'on fit venir pour qu'il lui attachât cette espèce d'entraves qu'on appelle anneaux, demanda aux jambes de qui il fallait les mettre; et l'un des hommes d'armés ayant répondu: «C'est à Hubert de Bourg, (498) à ce traître, à ce fugitif convaincu de tous les crimes,» le forgeron s'écria en poussant un profond soupir: «Faites de moi ce qu'il vous plaira, et que le Seigneur, le Dieu de vie, prenne mon âme en sa garde; car je ne mettrai jamais les fera à cet homme: je mourrai plutôt de la plus horrible mort. N'est-ce pas là cet Hubert magnanime et dévoué, qui a tant de fois préservé l'Angleterre des dévastations des étrangers, et qui a rendu l'Angleterre à l'Angleterre; qui a servi le roi Jean, son seigneur, avec tant de constance et de fidélité dans la Gascogne, dans la Normandie et ailleurs, qu'il a été quelquefois forcé de manger jusqu'aux chevaux; en sorte que nos ennemis eux-mêmes louaient en lui son admirable fermeté? N'est-ce pas lui qui a défendu pour nous pendant si longtemps Douvres, la clef de l'Angleterre, contre le roi de France et l'élite de ses forces; qui a exterminé nos ennemis sur mer, et qui a opéré notre salut? Est-.il besoin de rappeler ses exploits à Lincoln et à Bedfort? Que Dieu juge entre lui et vous: car vous le traitez injustement et inhumainement, rendant le mal pour le bien, ou plutôt un très-grand mal pour un très-grand bien.» Hubert, en entendant ces paroles, répétait silencieusement dans son cœur ce passage de l'Évangile: «Je me confesse à toi, père du ciel et de la terre, parce que tu as caché [la bonté de] ma cause aux prudents et aux superbes, et que tu l'as révélée aux pauvres et aux humbles. Moi, je t'ai révélé ma cause, ô mon Dieu! Des  témoins iniques (499) se sont levés contre moi, et l'iniquité a menti à soi-même.» — Godefroy de Cracumbe et les hommes d'armes qui étaient avec lui, s'inquiétèrent peu de toutes ces paroles; ils entraînèrent ledit Hubert, le placèrent sur un cheval, après l'avoir lié avec des courroies, et le conduisirent ainsi sur un mauvais cheval, les pieds attachés au-dessous du ventre de l'animal, à la tour de Londres, où ils le jetèrent bien enchaîné dans un cachot. Cela fait, ils annoncèrent au roi ce qui s'était passé; et celui-ci, qui avait guetté leur arrivée152 avant de se mettre au lit, alla se coucher tout joyeux.

Le matin étant venu, Roger, évêque de Londres, fut instruit de la manière dont Hubert avait été tiré hors de la chapelle. Il vint sur-le-champ trouver le roi, et lui reprocha avec fermeté d'avoir violé la paix de l'église; il ajouta que s'il ne le mettait sans délai en liberté et s'il ne le faisait reconduire à la chapelle d'où il avait été arraché et tiré violemment, lui-même envelopperait dans une sentence d'excommunication tous les auteurs de ce criminel attentat. Le roi reconnaissant sa faute, quoiqu'à contre-cœur, fit reconduire Hubert à la chapelle où il avait été saisi par les hommes d'armes, et en chargea les mêmes personnes, le cinquième jour avant les calendes d'octobre. Mais en même temps il donna ordre aux vicomtes d'Hartford et d'Essex, sous peine de la (500) hart, de se rendre en personne, et accompagnés de tous les hommes des deux comtés, à ladite chapelle, de la cerner et de veiller à ce qu'Hubert ne pût s'évader ni recevoir de personne des aliments. Les susdits vicomtes se rendirent sur les lieux d'après les ordres qu'ils avaient reçus; ils cernèrent la chapelle ainsi que la maison de l'évêque, qui était voisine, entourèrent chapelle et maison d'un fossé assez profond et assez large, et résolurent de passer dans cet endroit quarante jours en observation. Hubert vit ces dispositions d'un œil calme; sa conscience ne lui reprochait rien, à ce qu'il disait, et il recommandait sa cause à Dieu qui connaît le secret des cœurs, priant ardemment la clémence divine de le délivrer du péril qui le menaçait, s'il était vrai qu'il eût toujours mis au-dessus de toutes choses la grandeur et la prospérité du roi. Or il passait les jours et les nuits à prier sans relâche dans ladite chapelle. Mais le roi, peu reconnaissant de ce qu'Hubert avait fait pour lui, du zèle avec lequel il l'avait servi, et du dévouement avec lequel Hubert avait mis tous ses soins à plaire seulement au roi, en vint à ce point d'animosité, qu'il défendit que personne intercédât auprès de lui pour Hubert, ou même prononçât son nom quand il serait présent. Néanmoins Lucas, archevêque de Dublin, le seul qui fut resté l'ami de l'ancien justicier, ne cessait de supplier avec larmes le roi en faveur d'Hubert et s'écriait: «Dites-moi au moins le traitement que vous lui réservez.» On prétend que le roi répondit: «Il a plusieurs partis à (501) prendre: qu'il choisisse, ou de renoncer pour toujours à l'Angleterre, ou de subir un emprisonnement perpétuel, ou de s'avouer publiquement traître.» Hubert répondit à cela qu'il ne choisirait aucune de ces alternatives; qu'il se défiait trop des conseillers du roi; qu'il n'avait pas connaissance d'avoir rien fait qui pût mériter une pareille humiliation; cependant qu'il sortirait volontiers pour un temps du royaume, si cela pouvait satisfaire son seigneur le roi; mais que pour renoncer à l'Angleterre, il n'y consentirait jamais.

Mort de Ranulf, comte de Chester. — Hubert de Bourg se livre au roi. — Levée de l'impôt du quarantième. — Lettres du roi à ce sujet. — Vers le même temps, Ranulf, comte de Chester et de Lincoln, expira à Wallingford, le cinquième jour avant les calendes de novembre. Son corps fut porté à Chester pour y être enseveli; ses entrailles furent déposées à Wallingford. Lorsque le bruit de cette mort fut parvenu à Hubert de Bourg, et qu'on lui eut dit qu'un de ses plus grands ennemis n'était plus, il poussa un gémissement et dit: «Que le Seigneur ait pitié de lui! Il a été mon homme en mettant ses mains dans les miennes. Cependant il ne m'a jamais servi, quand il a pu me nuire.» Alors il prit un psautier, s'agenouilla devant l'autel de cette chapelle où il était assiégé, et, dans cette position, lut le livre saint d'un bout jusqu'à l'autre, en priant pieusement pour l'âme dudit Ranulf. Cedit Ranulf eut pour successeur, dans (502) son comté de Chester, Jean, son neveu du côté de sa sœur, et qui était fils du comte David, frère de Guillaume, roi d'Écosse. Un autre neveu qu'il avait aussi du côté de sa sœur obtint le comté de Lincoln, et de baron devint comte. Le comte d'Arondel, autre neveu de Ranulf, reçut en partage cinq cents livrées de terre. Cependant Hubert avait demeuré quelque temps dans ladite chapelle avec deux sergents qui lui fournissaient des vivres; mais quand on lui eut interdit toute espèce d'aliments, selon les ordres du roi, et quand on eut chassé ces deux sergents de la chapelle, Hubert se trouva réduit à l'extrémité, et comme il lui paraissait honteux de mourir de faim, il sortit de lui-même de son asile, et vint se présenter aux vicomtes qui le tenaient cerné. Il déclara qu'il aimait mieux s'en remettre à la merci du roi, que de périr par la faim, genre de mort épouvantable. Alors les vicomtes dont nous avons parlé le garrottèrent étroitement et le conduisirent à la Tour de Londres, où, d'après les ordres du roi, il devait être enfermé sous bonne garde et les fers aux pieds.

Vers le même temps, ledit roi envoya des lettres ainsi conçues, à ceux à qui il avait confié le soin de percevoir le quarantième qui lui avait été octroyé: «Henri, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, à Pierre de Thaney, à Guillaume de Culeworthe et à Adée, fils de Guillaume, collecteurs du quarantième, salut. Sachez que les archevêques, évêques, abbés, prieurs et clercs ayant des terres qui n'appartiennent pas à leurs églises, ainsi que les comtes, barons, che- (503) valiers, hommes libres et vilains de notre royaume, nous ont octroyé, à titre d'aide, la quarantième partie de tous leurs biens meubles apparents, d'après l'état où les choses se trouvaient le lendemain de la Saint-Matthieu, cette présente année, seizième de notre règne. Cet impôt devra porter sur les blés, sur les charrues, sur les moutons, sur les vaches, sur les porcs, sur les haras, sur les chevaux de charrette et les chevaux consacrés au gagnage dans les manoirs; sauf les biens que les susdits archevêques, évêques et autres personnes ecclésiastiques ont en provenance des églises paroissiales, des églises prébendées, des prébendes et des terres qui appartiennent aux prébendes, ou qui sont du ressort des églises paroissiales. Il a été généralement pourvu par nos féaux susdits, à ce que ledit quarantième soit assis et perçu de la façon suivante: à savoir, que dans chaque ville entérine153 quatre des meilleurs et des plus loyaux hommes seront choisis pour agir de concert avec les prévôts de chaque ville, sur le serment desquels hommes la quarantième partie de tous les biens meubles sera taxée et assise sur les biens de chacun, (504) en présence de chevaliers assesseurs désignés à cet effet. Ensuite, d'après le serment de deux loyaux hommes, enquête sera faite pour asseoir la quarantième partie de tous les biens meubles que les quatre hommes susdits et les prévôts posséderont; il sera fait mention claire et expresse du nom de celui ou de ceux tenant baronnie, à qui chaque ville appartiendra en partie ou en totalité. Après que le quarantième aura été assis et rédigé par écrit, un rôle particulier pour chaque ville et pour chaque comté sera délivré au sénéchal de chaque baron ou au procureur154 du même sénéchal, ou au bailli de la liberté, là où quelqu'un aura liberté; en sorte que le baron ou le seigneur de la liberté veuille et puisse lever le susdit quarantième et forcer par saisie à le payer. S'il ne le veut ou ne le peut, que les vicomtes fassent la saisie susdite, de façon qu'ils ne retirent de là aucun profit; mais que tout le quarantième susdit soit délivré aux susdits chevaliers assesseurs, dans la plus grande et la plus sûre ville de chaque comté. Que la somme de la taille à imposer sur chaque ville soit décidée entre le sénéchal du baron ou son procureur, ou les sénéchaux du seigneur de la liberté, ou les assesseurs susdits. Que l'argent soit déposé par les mêmes assesseurs dans quelque lieu sûr de cette ville; en sorte que les assesseurs aient leurs sceaux, leurs serrures et leurs clefs pour garder l'argent susdit; que les vicomtes semblablement aient leurs sceaux, leurs serrures et leurs clefs. Que les asses- (505) seurs, aussitôt que le quarantième aura été assis par eux, envoient à l'échiquier leurs rôles pour toute leur tournée. Que de même, aussitôt que ledit argent aura été levé par eux, ils envoient à l'échiquier leurs rôles de recettes; et que ledit argent soit gardé dans les lieux où il aura été déposé, jusqu'à ce que, sur un ordre de nous, il soit porté au Temple-Neuf à Londres. Que, sous prétexte du quarantième, on n'exige rien de tout homme qui ne possédera pas en fait de biens meubles de cette espèce jusqu'à la valeur de quarante deniers au moins. Pour asseoir le susdit quarantième dans le comté d'Hartford, c'est vous que nous avons désignés; et nous avons mandé à notre vicomte d'Hartford, qu'il fasse venir devant vous, sur notre ordre, chacune des villes [majeures]155 de son comté, à des jours et en des lieux fixes que vous lui aurez fait connaître; et nous voulons qu'on ait de la déférence pour vous, et qu'on vous obéisse dans tout ce qui aura rapport à la susdite affaire. Portez-vous bien.»

Le roi s'empare du trésor de Hubert de Bourg. — Faits divers. — Nomination d'inspecteurs pour les ordres religieux. — Effets de la Visitation; règlement du pape à ce sujet. — Visitation des églises (506) exemptes. — Vers le même temps, aux approches de la fète du bienheureux Martin, on fit savoir au roi d'Angleterre que l'ancien justicier Hubert avait, au Temple Neuf, un riche trésor qu'il avait mis sous la garde des templiers. Le roi alors fit dire au maître des templiers de venir lui parler, et lui demanda, d'un ton impératif, s'il en était comme on le lui avait rapporté. Celui-ci, n'osant pas nier la vérité devant le roi, avoua qu'il y avait au Temple, de l'argent qui avait été confié à sa bonne foi et à celle de ses frères; mais qu'il en ignorait entièrement la quantité et la valeur. Le roi exigea que les frères lui remissent sur-le-champ cet argent, assurant qu'il avait été soustrait par fraude de son trésor. Les frères firent répondre qu'ils ne rendraient cet argent à personne, parce que c'était un dépôt qui leur avait été confié, et qu'ils avaient besoin de l'autorisation de celui qui l'avait mis sous leur garde. Le roi n'eut point la pensée de recourir à la violence pour se faire remettre un argent placé sous la protection de l'église. Aussi il envoya vers Hubert, qui était alors enchaîné dans la tour de Londres, le trésorier de sa cour avec les justiciers de son échiquier, pour exiger de lui qu'il rendît au roi cet argent sans en rien distraire. Lorsque les messagers susdits eurent annoncé à Hubert quelle était la volonté du roi, celui-ci répondit sur-le-champ, qu'il s'abandonnait au roi, lui et tout ce qui était à lui. En conséquence, il donna pouvoir aux frères de la milice du Temple, de présenter toutes (507) les clefs à son seigneur le roi, pour qu'il pût faire ce que bon lui semblerait des choses qui étaient déposées dans leur maison. Cela ayant été fait, le roi ordonna que cet argent, après avoir été soigneusement compté, fût placé dans son trésor, qu'on dressât, par écrit, un inventaire de tout ce qu'on trouverait et qu'on le lui présentât. Les clercs du roi, et le trésorier qui les accompagnait, trouvèrent eu dépôt des vases d'or et d'argent d'un prix inestimable, des pièces monnayées et une quantité de pierres précieuses, telle que, si on en faisait le relevé, la chose, quoique vraie exciterait, le plus vif étonnement. Le bruit de cette saisie s'étant répandu, quelques persécuteurs acharnés d'Hubert vinrent trouver le roi, renouvelant leurs accusations contre le prisonnier, et disant que convaincu à cette heure de vol et de fraude, il méritait d'être condamné à une mort ignominieuse. Le roi réfléchit quelques instants, et répondit: «Hubert, dès son enfance, a servi d'abord le roi Richard, mon oncle, et ensuite le roi Jean, mon père, avec trop de fidélité, comme je l'ai entendu dire, pour que j'ordonne jamais qu'il périsse de maie mort, en admettant même qu'il ait mal agi à mon égard. J'aime mieux qu'on me fasse passer pour un roi imbécile et débonnaire, que pour un cruel, un 'tyran et un homme de sang; ce qu'on ferait, si je sévissais contre celui qui m'a défendu, moi et mes prédécesseurs, dans beaucoup de dangers, et si ses malversations, qui ne sont encore ni manifes- (508) tes, ni réellement prouvées, me faisaient oublier des bienfaits nombreux qui sont évidents pour nous tous et pour le royaume.» A ces mots, son cœur se tourna vers la miséricorde; il accorda à Hubert toutes les terres qu'il tenait, soit de la munificence de son père Jean, soit par achat, afin qu'il pût se procurer ainsi ce qui était nécessaire à lui-même et aux siens. Hubert, commençant à se relever de son désastre, eut la prudence d'établir, pour sage et fidèle gardien et sénéchal des terres qui lui étaient laissées. Laurent, clerc de Saint-Albans, qui avait prodigué à Hubert, dans toutes ses tribulations, des consolations précieuses, et qui avait été une colonne inébranlable de vérité. Peu après, Hubert fut remis, sous caution, au comte Richard, frère du roi, à Guillaume, comte de Warenne, au comte Richard Maréchal, et à Guillaume, comte de Ferrières, qui le conduisirent, sur l'ordre du roi, au château de Devises, où il fut confié à la garde de quatre chevaliers, vassaux des susdits comtes. Il devait rester en liberté dans l'enceinte de ce château. Cette même année, la veille de la Saint-Martin, on entendit des coups de tonnerre épouvantables qui, durant quinze jours, éclatèrent de temps en temps, et effrayèrent un grand nombre de personnes; principalement les habitants de Londres, qui sont si fréquemment exposés à ce fléau que, si on le ressent quelquefois en Angleterre, on peut dire qu'à Londres c'est eu quelque sorte une habitude. Cet orage fut suivi d'une funeste querelle qui éclata dans le royaume, (509) entre le roi et ses barons, comme la suite de cette histoire le montrera.

Cette même année, le pape Grégoire établit chez toutes les nations qui reconnaissent le nom du Christ, des personnes chargées d'inspecter les ordres religieux, et écrivit la lettre suivante: «Grégoire, évéque, à ses vénérables frères les suffragants de l'église de Cantorbéry, salut et bénédiction apostolique. Satan, chassé de la face de Dieu, a étendu la main vers d'audacieuses entreprises; et, fort de sa malice, il cherche à envelopper dans les pièges du vice ceux qui ont été appelés à servir le Seigneur. Dans ces séductions tortueuses, il leur tend des embûches d'autant plus perfides qu'il reconnaît en eux de plus grands penchants à lu corruption. Aussi, comme il est venu à nos oreilles que les monastères du diocèse de Cantorbéry avaient énormément péché dans le spirituel et dans le temporel par la malice et l'incurie de ceux qui les habitent, nous ne voulons pas tenir plus longtemps leurs fautes eu dissimulation, de peur que, si nous les laissions impunies, nous ne paraissions les prendre sur notre compte. Nous avons donc institué, pour ceux des monastères établis dans ladite province qui dépendent évidemment de l'église romaine sans aucun intermédiaire, des personnes spéciales chargées de les inspecter, de les réformer et de les corriger tant dans la tête que dans les membres. Nous leur avons octroyé puissance plénière de visiter les susdits monastères, de corriger et réformer en notre nom ce qu'ils sauront avoir réellement be- (510) soin de correction et de réforme, en conservant les constitutions ou les réformes autres faites d'après les règles dans le chapitre provincial, lesquelles n'en auront pas moins force et durée. Mais si, investi comme nous le sommes de la plénitude de la puissance, c'est à nous que revient le soin général de toutes les âmes, vous, de votre côté, qui êtes appelés à prendre votre part de sollicitude, devez vous occuper spécialement du troupeau qui vous est confié et veiller à ce qu'une brebis malade ne périsse point. Aussi nous vous avertissons et exhortons tous tant que vous êtes, recommandons et enjoignons formellement en vertu de l'obédience, à chacun de vous, d'avoir soin de visiter tant dans vos cités que dans vos diocèses, soit par vous-mêmes, soit par des religieux qui soient mûrs dans l'expérience de ces sortes de visites, les demeures des religieux ou des religieuses, des chanoines réguliers, ainsi que des clercs séculiers qui vous sont soumis, réformant généralement et corrigeant tant en vertu de notre autorité que de la vôtre, dans la tète et dans les membres, sans vous laisser influencer ni par la bienveillance ni par la crainte, tout ce que vous saurez avoir besoin dans les lieux susdits, de réforme et même de correction; sauf ce qui aura été prudemment statué au sujet des religieux dans le chapitre provincial, d'après la constitution du concile général; réprimant les opposants par la censure ecclésiastique sans vous embarrasser d'aucun appel. Et vous devrez exécuter nos ordres de façon que le Dieu des vengeances qui, au jour du redoutable jugement, (511) rendra à chacun selon ses œuvres, ne demande pas à vos mains compte du sang d'autrui, et que nous ne soyons pas forcé d'appliquer à cela le châtiment de la correction apostolique. Donné à Spolette, le cinquième jour avant les ides de juin, l'an sixième de notre pontificat.»

Quant aux autres églises et aux couvents qui dépendaient immédiatement de l'église romaine, le souverain pontife y établit pour inspecteurs non des évêques, mais des abbés choisis surtout dans l'ordre de Cîteaux et dans l'ordre des Prémontrés, gens peu sages et d'une sévérité trop dure, qui, dans cette inspection, se conduisirent avec si peu de retenue et si peu d'indulgence, qu'en plusieurs monastères ils dépassèrent les bornes de la raison et obligèrent plusieurs religieux à avoir recours au remède de l'appel. Ces derniers, étant partis pour Rome, obtinrent d'autres inspecteurs, à force de peines et en dépensant beaucoup d'argent. Enfin, pour le dire en peu de mots, cette inspection, qui eut lieu dans l'univers chrétien, réussit plutôt à déformer qu'à réformer les ordres religieux: tous ceux qui, dans les différentes parties du monde, avaient suivi uniquement la règle du bienheureux Benoît, furent tellement divisés d'opinions par l'introduction de constitutions nouvelles, que dans toutes les communautés ou dans les autres églises de religieux, c'est à peine si l'on trouve [aujourd'hui] deux personnes qui s'accordent sur la manière de vivre. Un certain abbé de Beaumonl156, re- (512) doutant de procéder à cette inspection, consulta le seigneur pape sur quelques points douteux: celui-ci jugea à propos de lui donner les instructions suivantes sur la manière de procéder:

«Les choses qui sont prudemment réglées pour l'honneur de la religion et le salut des religieux, doivent être fortifiées par le secours apostolique, afin qu'elles soient reçues avec plus de dévotion et observées avec plus d'exactitude. Or, certains articles nous ayant été présentés par notre cher fils l'abbé de Beaumont, articles dont l'établissement nous a paru bon pour le salut des âmes et l'honneur de notre religion, et qui doivent remédier aux excès multipliés et au relâchement que les inspecteurs ont trouvés dans quelques communautés; nous les avons fait examiner et revoir, et nous ordonnons qu'ils soient observés inviolablement: pour plus de précaution, nous avons fait sceller ces articles des sceaux de nos vénérables frères les évêques d'Ostie et de Tusculum. Nous voulons encore et ordonnons, en vertu de l'autorité apostolique, que les inspecteurs convoquent en chapitre général les abbés et les prieurs qui n'ont point d'abbés particuliers, tant exempts que non exempts, et qui n'ont point coutume de célébrer des chapitres, les inspecteurs présidant à ce chapitre général, et nonobstant tout obstacle canonique. Ceux donc qui dédaigneront ou négligeront de venir au chapitre, seront forcés d'y venir par censure ecclésiastique et nonobstant tout empêchement d'appel; et la censure ne sera point levée jusqu'à ce qu'ils aient donné la (513) satisfaction convenable qui aura été prononcée contre eux d'après les règles. Au moyen de la même censure, les inspecteurs devront faire que ce qui aura été statué dans le chapitre général après mûre délibération soit formellement observé, n'oubliant pas (ce qui s'adresse aussi bien aux inspecteurs eux-mêmes157 qu'à tous les autres) qu'ils auront, au jour du dernier examen, à rendre compte de leur ministère au Seigneur, devant les yeux de qui tout est à nu et à découvert. Que, dans l'inspection des communautés, ils s'efforcent d'employer toute leur sollicitude et toute leur activité à la correction et à la réformation de l'ordre. Aussi quand les inspecteurs, selon les statuts du concile général, procéderont à l'accomplissement de leur office d'inspection dans le chapitre général, qu'ils s'enquièrent avec soin de l'état des monastères et si les observances régulières sont observées; qu'ils corrigent et réforment tant dans le spirituel que dans le temporel ce qu'ils jugeront digne de correction; qu'ils fassent corriger les moines délinquants par les abbés du lieu; qu'ils veillent à ce qu'une pénitence salutaire leur soit infligée selon la règle du bienheureux Benoit et les institutions apostoliques, et non pas selon la forme de cette mauvaise coutume qui s'est déjà introduite à titre de loi dans quelques églises. Que les inspecteurs eux-mêmes punissent en notre nom et selon la mesure de la faute (514) par censure régulière les moines qu'ils trouveront opiniâtres et rebelles, sans s'arrêter aux personnes et sans épargner les rebelles, soit à cause de leur opiniâtreté, soit à cause de la puissance de leurs amis: rien ne doit les empêcher de chasser du troupeau une brebis galeuse, de peur qu'elle ne communique son mal aux brebis saines. Si les abbés se montrent négligents à se corriger eux-mêmes ou à corriger leurs moines, selon l'ordre des inspecteurs et les institutions régulières, qu'ils soient cités en justice, qu'ils soient saisis, et qu'ils soient si bien punis publiquement dans le chapitre général, que leur châtiment serve d'exemple. Si quelque abbé non exempt est trouvé par les inspecteurs ou trop négligent ou trop relâché, ils le dénonceront sans délai à l'évêque diocésain du lieu, qui devra lui donner un coadjuteur fidèle et prudent jusqu'au chapitre général. Si les inspecteurs trouvent qu'il soit dilapidateur ou qu'il mérite d'être cassé pour un autre motif, ils devront le dénoncer à l'évêque diocésain, qui le dépouillera du titre d'abbé et du gouvernement du monastère sans avoir recours à l'importun fracas des jugements; pendant ce temps il aura soin de fournir un administrateur capable qui veille sur le temporel, jusqu'à ce qu'on ait pourvu à la nomination d'un abbé pour le monastère. Si par hasard l'évêque se refuse à agir ainsi ou néglige de le faire, les inspecteurs ou les présidents du chapitre général devront faire connaître sans délai au saint-siége apostolique cette désobéissance de l'évêque. Nous ordonnons qu'on suive la (515) même conduite à l'égard des abbés exempts; seulement leur déposition devra être laissée à la décision du saint-siége apostolique; en sorte toutefois que l'abbé qui aura mérité d'être déposé, ayant été pendant ce temps suspendu de l'administration, soit par les inspecteurs, soit par les présidents du chapitre général, un administrateur capable soit donné au monastère. Que les présidents nous fassent savoir les excès des abbés et les autres choses dont ils s'occuperont dans les chapitres, par des messagers fidèles et prudents, qui seront convenablement défrayés par une cotisation des abbés, à laquelle chacun aura contribué selon ses moyens. Les inspecteurs qui suivront examineront soigneusement la conduite des inspecteurs précédents, et donneront avis au chapitre général de leurs négligences et de leurs excès, afin qu'ils subissent un châtiment proportionné à la faute.» Tels sont les règlements publiés sur l'inspection.

Le seigneur pape écrivit aussi sur la même inspection qui devait avoir lieu dans les églises exemptes, situées dans la province de Cantorbéry: voici la teneur de sa lettre: «Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses chers [fils] les abbés de Boxley et de Bekeham, de l'ordre de Cîteaux et de l'ordre des Prémontrés, dans les diocèses de Rochester et de Chicester, ainsi qu'au précenteur de l'église du Christ à Cantorbéry, salut et bénédiction apostolique. Ce supplantateur rusé, ce calomniateur inique qui ne s'étonnerait pas d'absorber un fleuve, (516) ni même de voir le Jourdain couler dans sa bouche, désirant des mets choisis, a tendu des lacets pour faire tomber ceux qui paraissaient devoir se tenir debout, et il ne cesse de les tenter par différentes attaques, tandis que pour se dérober à ses pièges, ils s'étaient réfugiés dans la forteresse du cloître. Aussi voulant obvier à sa malice, et désirant pourvoir au salut de ceux-là, selon qu'il nous appartient de le faine, nous offrons de bon coeur les remèdes qui sont en notre pouvoir, à l'effet d'arracher cette proie de la gueule du diable. En effet, nous avons appris que quelques monastères exempts du diocèse de Cantorbéry étaient déformés dans le spirituel et gravement diminués dans le temporel, parce que les moines et les religieuses d'iceux, séduits par les suggestions diaboliques, ne se souvenant plus du pacte qu'ils ont conclu avec Dieu, leur Seigneur, et par lequel, en faisant profession, ils ont fait abnégation non-seulement de leurs biens, mais d'eux-mêmes, et ne craignant pas la sentence de mort portée contre Ananias et Saphira, s'approprient et retiennent indignement, non sans soupçon et crime de vol, les biens des monastères, et recherchent (ce qui est impardonnable) des gains pécuniaires par négoce et par usures; qu'ainsi la discipline monastique est l'objet du mépris de ces personnes dissolues, et que la religion est blasphémée. Or, pour ne point paraître complice de ces fautes en les laissant impunies, nous vous confions avec assurance, à vous dont la fidélité et la discrétion nous sont connues d'une manière certaine, le droit d'inspecter, de (517) corriger et de réformer ces monastères, tant dans la tête que dans les membres, sur ces points et sur d'autres encore; vous concédant en cette occasion plein pouvoir, et sans vous arrêter aux appels, en conservant toutefois force et durée aux statuts établis selon les règles dans le chapitre provincial158. C'est pourquoi nous prions et exhortons fortement votre discrétion, vous recommandons et ordonnons formellement, en vertu de l'obédience, par ce rescrit apostolique, de vous efforcer d'accomplir la mission susdite selon notre espérance, et de telle façon que votre conduite plaise à Dieu et nous satisfasse. Réprimez par la censure ecclésiastique, et nonobstant tout appel, les opposants, s'il s'en trouve: autrement, au jour du dernier examen, le Dieu des vengeances demandera à vos mains compte de leur sang. Si vous ne pouvez pas remplir votre ministère tous à la fois, deux d'entre vous y procéderont néanmoins. Donné,etc.» Les exécuteurs de ce bref papal agirent avec beaucoup plus de violence qu'il ne convenait; ils commencèrent par l'abbaye de Saint-Augustin à Cantorbéry, et s'y conduisirent, principalement l'abbé de Boxley, avec tant d'orgueil et d'insolence, que les moines, saisis d'effroi, se virent obligés d'en appeler à la cour du seigneur pape, et partirent pour Rome, où à force de peine et d'argent ils obtinrent d'autres inspecteurs. Il en fut de même des moines de Westminster et de ceux de Saint- (518) Edmond, dont l'abbé, de pieuse mémoire, Richard, surnommé de l'Isle, illustre par sa naissance et plus encore par ses mœurs, alla où va toute créature, tandis qu'il séjournait dans les provinces d'outremer pour s'éviter des dépenses. L'abbé et la communauté de Saint-Albans, s'appuyant sur les privilèges supérieurs dont l'église du bienheureux Albans, premier martyr d'Angleterre, avait été honorée, demandèrent plusieurs fois un délai. Sur ces entrefaites, Guillaume, de pieuse mémoire, abbé de cette maison, paya le tribut ordinaire à la nature humaine (comme il sera dit en temps et lieu), au grand détriment et à la ruine de son église. Cette même année, Roger, évêque de Londres, accusé d'avoir fait partie de ceux qui avaient consenti au pillage des blés des clercs romains, se rendit à la cour du souverain pontife, pour y faire-valoir son innocence. Mais il ne revint dans son diocèse, non sans de grands démêlés, qu'après avoir été quelque peu dépouillé, et avoir vu les écus de sa bourse passer dans celle des Romains.

Le roi dépouille de leurs charges les officiers indigènes. — Richard, grand maréchal, réprimande le roi. — Phénomènes. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1235, le roi d'Angleterre Henri, dans la dix-septième année de son règne, tint sa cour à Worcester, aux fêtes de Noël. Là, par le conseil de Pierre, évêque de Winchester, à ce qu'on prétend, il dépouilla de leurs offices tous les indigènes, offi- (519) ciers de sa cour, et en investit à leur place des Poitevins étrangers. Il chassa le chevalier Guillaume de Rodune qui représentait le grand maréchal Richard dans la cour du roi: ce dont ledit Richard fut violemment indigné. Le même roi, par le conseil du même homme, commença par priver de sa charge de trésorier Gaultier, évêque de Carliste; puis il lui prit cent livres d'argent et lui enleva ignominieusement quelques gardes qu'il lui avait concédées, sa vie durant, par une charte. Il éloigna d'auprès de lui tous ses conseillers, tant évéques que comtes et barons, ainsi que tous les nobles de son royaume, avec une précipitation injurieuse, pour se confier uniquement audit évêque de Winchester et à son cher Pierre d'Orival. Il s'ensuivit même que le roi enleva la garde de tous les châteaux d'Angleterre à ceux qui en étaient détenteurs, pour en investir ledit Pierre, à titre de gouverneur général. Alors Pierre, évêque de Winchester, pour s'attirer sans obstacle la faveur du roi, gagna à son parti Étienne de Segrave, homme d'une grande souplesse, et Robert Passeleve, qui, sous la direction de Pierre d'Orival, gardait les trésors du roi. Il arriva ainsi que rien ne se fit plus dans le royaume que sur l'avis et d'après la volonté de ces quatre ministres. Ensuite le roi appela d'outre-mer des Poitevins et des Bretons, gens besoigneux et d'une avidité insatiable. Il en vint deux mille environ, tant chevaliers que sergents, avec armes et bagages: le roi les retint à son service, les mit en garnison dans divers châteaux du royaume. Ces étrangers (520) opprimaient de toutes leurs forces les indigènes et les nobles anglais, les appelaient traîtres, les accusaient même de trahison auprès du roi. Le roi, dans la simplicité de son cœur, ajoutant foi à leurs mensonges, leur livrait la garde des comtés et des baronnies avec de nobles jeunes gens et des héritières d'illustre naissance, qu'ils déshonoraient, hommes et femmes, en leur faisant contracter de honteux mariages. Le roi leur remettait la garde de ses trésors, le soin de faire observer les lois de l'état et de rendre les jugements. Que dirai-je de plus? Les jugements étaient confiés à des injustes, les lois à des gens hors la loi, la paix à des hommes de discorde, la justice à une race d'iniquité. Quand les seigneurs du royaume et nés dans le royaume venaient se plaindre auprès du roi des outrages qui leur étaient faits, ledit évêque s'interposait, et il n'y avait personne pour leur rendre justice. L'évèque Pierre accusait même auprès du roi certains évêques d'Angleterre avec tant d'amertume, que celui-ci se détournait d'eux, comme s'ils eussent été des ennemis publics.

A la vue de ces vexations et d'autres semblables qui opprimaient tous les Anglais nobles ou non nobles, le comte Richard, grand maréchal du royaume, voulut s'opposer à ce que les droits du royaume fussent aussi complètement violés, et poussé par son zèle pour la justice, il s'associa quelques seigneurs avec lesquels il alla intrépidement trouver le roi. Il lui reprocha, en présence de plusieurs, d'avoir, par mauvais conseil, appelé des étrangers poite- (521) vins qui devaient devenir les oppresseurs de son royaume, de ses hommes et des Anglais indigènes, ainsi que des lois et des libertés. Puis il supplia humblement le roi de se hâter de corriger de pareils abus qui ne manqueraient pas de tourner à l'abaissement de sa couronne et au bouleversement du royaume. Il ajouta en outre que si le roi hésitait à faire ces réformes, lui et les autres seigneurs du royaume se soustrairaient à son obéissance autant de temps qu'il garderait les étrangers pour conseillers. Alors Pierre, évêque de Winchester, prit la parole pour répondre, et dit qu'il était permis au seigneur roi d'appeler tous les étrangers qu'il voudrait à la défense de son royaume et de sa couronne, et même en assez grand nombre et en assez grande autorité pour pouvoir forcer des vassaux orgueilleux et rebelles à l'obéissance qu'ils lui devaient. Ne pouvant obtenir d'autre réponse, le comte maréchal et les autres seigneurs sortirent indignés de la cour du roi, et se promirent formellement les uns aux autres de combattre vigoureusement pour cette cause, qui les touchait tous, jusqu'à ce que leur âme fût séparée de leur corps.

Cette même année, le dixième jour avant les calendes d'avril, on entendit des coups de tonnerre effrayants qui furent suivis, pendant tout l'été, d'un véritable déluge de pluies. Les murs d'enclos des parcs furent renversés. Dans presque toute l'Angleterre, les étangs et les moulins furent entraînés et changèrent de place. En outre, dans les terres (522) labourables et propres à la culture, ainsi que dans divers endroits et dans des lieux où pareille chose n'était jamais arrivée, on vit jaillir des fontaines qui se répandirent en ruisseaux. L'eau, séjournant au milieu des moissons, donna aux campagnes l'apparence d'étangs, et, ce qui causa l'étonnement de plusieurs, produisit des poissons comme il y en a dans les fleuves. On trouva de nouveaux moulins dans des lieux et dans des places où on n'en avait jamais vu auparavant.

Prodige surprenant dans le ciel, qui apparut en Angleterre, l'an du Seigneur 1233, le sixième jour avant les ides d'avril, l'an dix-septième du règne de Henri III. Il dura depuis le lever du soleil jusqu'à midi.

Vers le même temps, le sixième jour avant les ides d'avril, à la première heure du jour, dans le pays de Hereford et de Worcester, quatre faux soleils apparurent dans le ciel, sans compter le véritable soleil; ils étaient de couleur rouge. Un grand cercle de couleur blanche et d'une largeur apparente d'environ deux pieds, semblait embrasser dans son contour toute l'Angleterre. Ce cercle était coupé sur les côtés par des demi-cercles, et vers les points d'intersection, apparaissaient les quatre soleils dont nous avons parlé. Le véritable soleil se trouvait dans la région de l'orient: le temps était magni6que. Comme ce prodige surprenant ne peut être bien décrit en paroles, nous en avons reproduit la figure. En effet, plusieurs personnes, vu la nouveauté de (53) cette apparition surprenante, dessinèrent à l'instant même les cercles dont le ciel paraissait coupé.

 

 

 


Beaucoup de personnes furent témoins de cette vision, et parmi elles Jean, évêque de Hereford, qui fit tracer sous ses yeux, non point à la bâte, mais avec le temps nécessaire, la représentation de ce prodige, de la main de son chapelain, homme fort adroit et fort ingénieux, le seigneur Guillaume, chanoine, Jean de Montmouth et une foule d'autres assistèrent à ce spectacle inouï, qui tous rendirent hommage à la vérité relativement à ce miracle incroyable, et leur témoignage ne peut être révoqué en doute. Or, cette même année, dans cette même contrée, une guerre cruelle s'éleva. Il s'ensuivit carnage, horrible effusion de sang humain et bouleversement général dans l'Angleterre entière, dans le pays de Galles et dans l'Irlande. Vers le même temps, (524) au mois de juin, dans le midi de l'Angleterre, non loin du bord de la mer, plusieurs personnes virent deux effroyables dragons qui combattaient dans les airs. Après une longue lutte, la victoire resta à l'une de ces bètes monstrueuses qui poursuivit jusque dans les profondeurs de l'abîme son adversaire épuisé. Ils ne reparurent plus.

Cassation de Jean, élu archevêque de Cantorbéry. — Discorde entre le roi et les grands du royaume. — Influence des Poitevins et de Pierre des Roches. — Le roi éloigne quelques nobles de la cour. — Le grand maréchal est averti d'une trahison contre sa personne. — Pierre, évèque de Winchester, séduit plusieurs de ses adhérents. — Vers le même temps, fut cassée l'élection de maître Jean-le-Blond à Cantorbéry. Le bruit s'était répandu à Rome qu'après son élection il avait reçu en don de Pierre, évêque de Winchester, mille marcs d'argent, sans compter mille autres marcs que ledit évêque avait prêtés à Jean pour aider à sa promotion; d'où il appert évidemment que l'amitié de l'évêque de Winchester fut plutôt nuisible qu'utile à Jean-le-Blond. En outre, ledit évêque avait écrit à l'empereur afin qu'il interposât ses bons offices auprès du pape pour que l'élection dudit Jean fût reconnue. Aussi le pape, reconnaissant que cette nomination était entachée de simonie et d'ambition, répéta dans son cœur cette parole d'Ovide:

«L'homme puissant supplie l'épée nue.»

(525) Ce qui fit que le cœur du seigneur pape n'était pas bien disposé pour Jean. En outre, ce même Jean avait avoué à Rome, à ce qu'on prétend, qu'il possédait deux bénéfices auxquels était annexé le soin des âmes: ce qui était contre les canons du concile général. On croit que cet abus détermina sa réprobation, surtout parce que Jean n'était point muni d'une dispense; quoiqu'on alléguât en sa faveur qu'il possédait ces bénéfices avant la tenue du concile. Mais comme après la cassation successive des trois élections faites à Cantorbéry, ladite église de Cantorbéry, si longtemps veuve d'un pasteur, était devenue semblable à Sara, femme de Tobie et fille de Raguel, veuve de tant d'époux, le pape donna aux moines qui étaient venus avec le dernier élu, dont l'élection avait été cassée, pouvoir d'élire pour pasteur de leurs âmes maître Edmond, chanoine de l'église de Salisbury, homme de mœurs irréprochables et d'une grande érudition. Il lui fit même passer le pallium pour qu'un siège métropolitain si important ne fût pas privé plus longtemps de pasteur. Cependant les moines déclarèrent qu'ils ne recevraient ni lui ni aucun autre que sur le consentement de leur couvent.

Vers le même temps, Pierre, évêque de Winchester, et ses complices, pervertirent tellement le cœur du roi, et lui inspirèrent une telle haine et un tel mépris pour la nation anglaise, qu'il chercha par tous les moyens à l'exterminer. Il appela successivement un si grand nombre de troupes poitevines, que bientôt presque toute l'Angleterre en fut couverte, (526) et que partout où allait le roi, il ne paraissait qu'entouré de ces étrangers. Rien ne se faisait dans le royaume que par l'évêque de Winchester et par cette engeance poitevine. A cette époque, le roi convoqua par lettres tous les comtes et barons de son royaume à une assemblée qui devait avoir lieu à Oxford pour la fête de saint Jean. Mais ils refusèrent de se rendre à cette sommation, tant parce qu'ils redoutaient les embûches des étrangers, qu'à cause de l'indignation qu'ils avaient conçue contre le roi, qui avait appelé des étrangers en mépris des mêmes barons. Lorsqu'ils eurent annoncé au roi leurs résolutions par des messages solennels, celui-ci entra dans une violente colère, et ordonna qu'une sentence définitive décidât quel était le moyen à employer pour les forcer à venir à sa cour. Alors il fut convenu, par jugement, que le roi leur adresserait une sommation une seconde et une troisième fois, afin qu'il fût bien prouvé s'ils voulaient venir ou non. En cette occasion, un frère de l'ordre des Prêcheurs, nommé Robert Bacon, qui prêchait la parole de Dieu devant le roi et devant plusieurs évêques, osa dire au roi avec beaucoup de liberté qu'il ne jouirait jamais d'une paix de longue durée, s'il n'éloignait de ses conseils Pierre, évêque de Winchester, et Pierre d'Orival, son fils ou son parent. L'applaudissement que les assistants donnèrent à un discours si hardi fit réfléchir quelque peu le roi, dont le cœur inclina vers la saine raison. Aussitôt, profitant de cette impression favorable, un clerc de la cour, nommé Roger Bacon, homme d'un esprit (527) plaisant, adressa au roi une réprimande fort crue, quoique présentée au roi avec esprit et enjouement: «Monseigneur le roi, dit-il, savez-vous ce qui est le plus nuisible à ceux qui voguent sur la mer, et ce qu'ils redoutent le plus?» A quoi le roi ayant répondu qu'il le fallait demander à ceux qui font de longs voyages par eau: «Seigneur, je vous le dirai, reprit le clerc: ce sont les pierres et les roches;» comme s'il eût dit Pierre des Roches: car tels étaient le nom et le surnom de l'évéque de Winchester. Alors le roi fit savoir aux seigneurs dont nous avons parlé qu'ils eussent à venir à Westminster le cinquième jour avant les ides de juillet, qu'il y tiendrait assemblée, et que là il réformerait, d'après-leurs conseils, tout ce qui serait reconnu avoir légitimement besoin de réforme. Mais les susdits seigneurs, ayant appris que, sur l'invitation du roi, un grand nombre de brigands avaient abordé les uns après les autres dans le royaume, avec armes et chevaux, n'aperçurent plus aucune ouverture à la paix, et, redoutant les trahisons innées dans le cœur des Poitevins, ils se dispensèrent de venir auprès du roi au jour qui leur avait été fixé. Ils lui firent même signifier, par des messages solennels, qu'il eût à chasser de sa cour, sans aucun retard, Pierre, évèque de Winchester, et tous les Poitevins; lui déclarant que s'il s'y refusait, ils le chasseraient du royaume, lui et ses iniques conseillers, appuyés qu'ils seraient sur le consentement de toute la nation et procéderaient sur-le-champ à la nomination d'un nouveau roi.

(528) Cette députation plongea le roi et toute sa cour dans la plus grande consternation. Tous baissaient la tête, et redoutaient beaucoup que le fils ne fût encore plus abaissé que le père. On se souvenait que les hommes du roi Jean, faisant tous leurs efforts pour le renverser du trône, avaient presque réussi à lui appliquer en réalité le nom de sans terre, qui lui avait été donné dans sa jeunesse comme un mauvais augure. Alors l'évêque Pierre, souvent nommé, conseilla au roi de prendre les armes contre ses vassaux rebelles, et de conférer leurs châteaux et leurs terres aux Poitevins, qui sauraient défendre contre ces traîtres le royaume d'Angleterre. «Ce n'est pas pour faire le mauvais plaisant, dit-il avec jactance, que je donne ce conseil dont je sais et dont j'apprécie le danger; mais on m'a vu à l'œuvre en Orient, où je dirigeais quelquefois le conseil impérial, et les Sarrasins, aussi bien que d'autres nations, ont apprisà redouter ma prudence.» Aussitôt le roi, revenant à des résolutions funestes, commença par faire éclater le ressentiment qu'il avait conçu contre un noble seigneur, Gilbert Basset: il le dépouilla d'un manoir que Gilbert tenait de la munificence du roi Jean, et quand ce seigneur vint réclamer son droit, le roi Henri l'appela traître, et menaça de le faire pendre, s'il ne sortait à l'instant de sa cour. Le roi ordonna aussi qu'on saisît et qu'on lui amenât prisonnier Richard Suard, qui avait épousé la sœur ou la nièce de Gilbert Basset, et il prétendit, pour autoriser cette mesure, que Richard ne lui avait pas demandé (529) sa permission pour ce mariage. Enfin, suspectant la fidélité de plusieurs autres, qui tous étaient d'entre les plus nobles et les plus puissants du royaume, il exigea d'eux des otages, et leur fit savoir à tous, par des lettres de sommation, qu'ils eussent à lui amener, aux calendes d'août au plus tard, des otages qui fussent en assez grand nombre et d'assez grande qualité pour que tout soupçon de révolte fût banni de son esprit.

Tandis que les comtes et les barons se rendaient à Londres, accompagnés d'une nombreuse chevalerie, pour l'assemblée qui avait été fixée aux calendes d'août, Richard, comte maréchal, qui se proposait d'y aller avec les autres, s'arrêta chez sa sœur Isabelle, épouse de Richard, frère [du roi]. Celle-ci ayant demandé à son frère de quel côté il se dirigeait, le comte répondit qu'il avait hâte d'arriver à l'assemblée qui avait été convoquée à Westminster. Isabelle lui dit alors: «Sachez, mon frère chéri, que, si vous y allez, des embûches vous sont préparées pour que vous tombiez entre les mains de vos ennemis, qui vous présenteront au roi et à l'évêque de Winchester, et l'on fera de vous ce qu'on a fait du comte de Kent, Hubert.» D'abord le comte maréchal refusa d'ajouter foi aux craintes d'une femme: car c'était un homme d'une grande intrépidité; mais quand sa sœur lui eut démontré par des preuves irrécusables de quelle manière il serait pris, et par qui, le comte commença à s'inquiéter sérieusement, et se mit en route à la nuit tombante. Il voyagea avec célérité, et (530) n'arrêta son cheval que lorsqu'il fut arrivé dans le pays de Galles. Le comte de Chester, le comte de Lincoln, le comte de Ferrières et le comte Richard, frère du roi, s'étaient rendus à l'assemblée susdite; mais on n'y décida rien, à cause de l'absence du comte maréchal, de Gilbert Basset et de quelques autres seigneurs. Alors le roi, sur l'avis de l'évêque de Winchester et d'Étienne de Segrave, fit sommer par lettres tous les seigneurs du royaume, qui étaient tenus envers lui du service militaire, de se rendre à Glocester avec armes et chevaux, le dimanche avant l'Assomption de la bienheureuse Marie. Mais Richard Maréchal, et plusieurs autres qui étaient alliés avec lui, ayant refusé de venir au jour fixé, le roi ordonna que leurs villages fussent brûlés, leurs parcs et leurs garennes détruits, leurs châteaux assiégés, comme s'ils étaient traîtres. Les illustres hommes qui passaient pour être confédérés étaient le comte maréchal, chevalier incomparable, Gilbert Basset et ses frères, hommes expérimentés dans la guerre, Richard Suard, adonné dès son enfance aux travaux de Mars, Gaultier de Clifford, chevalier d'élite, avec beaucoup d'autres personnes de distinction qui étaient de leur parti. Le roi d'Angleterre Henri les fit tous déclarer bannis et proscrits sans jugement de sa cour et de leurs pairs; il donna leurs terres aux Poitevins, ajoutant ainsi douleur sur douleur, enfonçant blessures sur blessures. Il ordonna aussi qu'on se saisit de leurs personnes partout où on les rencontrerait dans le royaume.

(531) Alors Pierre de Winchester, qui cherchait à diminuer de toutes les manières les forces du comte maréchal et de ses alliés, corrompit, moyennant mille marcs, les comtes de Chester et de Lincoln, et les amena ainsi à abandonner le grand maréchal et la cause de la justice, pour se retourner du côté du roi et pour favoriser son parti. Déjà Richard, frère du roi, qui dans le commencement s'était uni au grand maréchal, était revenu au roi depuis longtemps. Lorsque le comte maréchal fut informé de cette défection, il se confédéra avec Léolin, prince de Galles, et avec les autres princes de ce pays: un serment fut réciproquement prêté, par lequel chacun des deux contractants s'engagea à ne point négocier de la paix sans l'autre. A cette époque, le lendemain de la fête de la bienheureuse Marie, un grand nombre d'hommes d'armes, venus des provinces d'outre-mer, abordèrent à Douvres; parmi eux on remarquait Baudouin de Guines avec ses gens qui arrivaient de la Flandre: tous allèrent trouver le roi à Glocester. Suivi de ces troupes et de beaucoup d'antres, le roi conduisit une armée formidable vers la ville d'Héreford. Cette année-là, mourut Guarin Basset, au siège et à l'assaut du château de Kaerdif.

Violence exercée contre l'évêque de Carlisle. — Le roi défie le comte maréchal. — Hubert de Bourg s'échappe sort de sa prison. — Il est enlevé de force d'un lieu de refuge et y est ramené. — Vers le même temps, Gaultier, évêque de Carlisle, sur quelques injures qu'il (532) prétendait avoir reçues du roi, s'était embarqué à Douvres, afin de traverser la mer, lorsque survinrent quelques officiers du roi, qui le poussèrent lui et les siens hors du vaisseau où il était monté, et lui défendirent expressément, au nom du roi, de quitter le royaume sans sa permission. A l'instant où ces choses se passaient, Roger, évêque de Londres, sortait du vaisseau qui le ramenait de Rome. A la vue de l'outrage qu'on faisait subir audit évêque, il excommunia tous ceux qui avaient porté sur lui des mains violentes; puis, étant allé trouver le roi, il le rencontra dans la ville d'Héreford, non loin du pays de Galles, environné d'une armée nombreuse. Là, en présence du roi et de quelques évêques, il renouvela la sentence d'excommunication dont nous avons parlé, lancée à l'occasion de la violence faite à l'évêque de Carlisle, non sans que le roi n'en fût très-contrarié et n'eût cherché à l'empêcher de prononcer cette sentence. Tous les évêques qui étaient présents avec Roger excommunièrent tous ceux qui avaient donné lieu à ce nouveau trouble.

Cela fait, le roi, sur l'avis de l'évêque de Winchester, envoya défier159 le comte maréchal par l'évêque de Saint-David, et par là ordonna qu'on prit les (533) armes contre lui et qu'on assiégeât ses châteaux. Le roi, étant donc entré sur la terre du comte maréchal, assiégea un de ses châteaux; mais, quoiqu'il poussât vivement le siège, il vit qu'il avançait à peu de chose ou à rien, et la disette commença à se mettre dans son armée. Alors le roi, ayant honte d'être réduit à la dure nécessité de lever le siège, envoya quelques évêques en députation auprès du comte maréchal. Il lui fit remontrer que son honneur à lui, le roi, serait compromis s'il paraissait avoir assiégé en vain ce château, et il demanda que cette place lui fût remise à deux conditions: la première, que ce château serait rendu de nouveau au grand maréchal avant quinze jours; la seconde, qu'il réformerait pendant ce temps tout ce qui était à corriger dans le royaume, en prenant l'avis des évéques qui étaient cautions à cet égard. Pour l'accomplissement de cette dernière promesse, le roi fixa jour audit maréchal et aux autres exilés pour le premier dimanche après la fête de Saint-Michel, à Westminster. Ainsi le château fut remis au roi, quand déjà le siège était levé.

A la même époque, Pierre, évêque de Winchester, qui aspirait de toutes les manières à la mort d'Hubert de Bourg, alors renfermé dans le château de Devizes, demanda an roi avec instance et sans faire en aucune façon mention d'Hubert, qu'il lui accordât la garde du susdit château. Il espérait, dit-on, profiter de cette occasion pour ordonner la mort du prisonnier. Hubert, averti de tout cela par les amis qu'il avait à la cour du roi, révéla le projet de l'évéque de (534) Winchester à deux officiers qui étaient chargés de le servir dans le château. Ceux-ci, compatissant à son infortune, cherchèrent attentivement les moyens de le faire échapper au péril qui le menaçait. Ayant donc trouvé un moment favorable, celui où les gardes du château étaient endormis, l'un d'eux, à la première heure de la nuit, la veille de la Saint-Michel, chargea sur ses épaules Hubert, encore enchaîné; puis, tandis que son compagnon faisait le guet, il descendit de la tour à l'insu des gardiens, portant son pieux fardeau, et traversa le château dans toute sa largeur, commettant à la fois une noble action et une action blâmable. Arrivé à la porte principale, il sortit par la poterne, et traversant, quoique avec peine, le fossé très-profond du château, il monta sans s'arrêter à l'église paroissiale du village et ne déposa son fardeau que quand il fut parvenu avec joie devant le maître-autel. Alors les jeunes gens qui avaient délivré Hubert ne voulurent plus le quitter, et ils regardèrent comme un acte qui leur mériterait les éloges de la postérité et les récompenses célestes d'encourir la mort temporelle pour avoir sauvé un si grand homme.

Cependant, lorsque les châtelains se furent éveillés et qu'ils ne trouvèrent pas Hubert au lieu accoutumé, ils furent grandement troublés, et sortirent en foule du château avec des lanternes, des bâtons et des armes. Ils le cherchèrent avec soin de tous côtés, jusqu'à ce qu'on fût venu leur apprendre qu'Hubert était dans l'église, délivré de ses chaînes. Aussitôt ils y coururent en tumulte, et ils le trouvèrent (535) devant l'autel, tenant à la main la croix du Seigneur. Ils se jetèrent sur lui avec fureur, le frappèrent cruellement à coups de poing et de bâton, le poussèrent dehors et le traînèrent avec ses deux libérateurs jusqu'au château, où ils lui firent subir une captivité pire qu'auparavant. Ce fait étant venu aux oreilles de Robert, évêque de Salisbury, il se rendit en toute hâte au château de Devizes, et enjoignit à ceux qui avaient violé l'asile de l'église de reconduire Hubert sans délai dans le lieu de son refuge, et de l'y laisser libre dans l'état où ils l'avaient trouvé. Mais les gens du château répondirent fort brusquement à l'évêque; «Nous aimons mieux qu'Hubert soit pendu que nous.» Comme ils refusèrent de le conduire dans l'église, l'évêque, en vertu du pouvoir qui lui était confié, excommunia nominalement tous ceux qui gardaient Hubert et qui avaient mis sur lui une main sacrilège. Puis ledit évêque de Salisbury, s'adjoignant Roger, évêque de Londres, et quelques autres évèques, vint trouver le roi et porta plainte auprès de lui de la violence qui avait été faite à Hubert. Il ne voulut pas se retirer avant d'avoir obtenu la délivrance du prisonnier. Aussi, le cinquième jour avant les calendes de novembre, Hubert fut reconduit dans l'église, le roi y ayant consenti, quoique avec répugnance. En même temps, le roi, irrité de cette contrainte, écrivit au vicomte de la province, et lui donna mission de cerner l'église, jusqu'à ce qu'Hubert y eût expiré par le manque d'aliments.

FIN DU TOME TROISIÈME.

suite

(114) C'étaient entre antres les comtes de Célano et Roger d'Aquila, sujets rebelles de Frédéric.(115) Ce vieux mot français a une forte analogie avec nos mots modernes: gueulards et gaillards. Il signifiait alors histrions, jongleurs, farceurs, et voulait dire en provençal ceux qui mentent et qui trompent.

(116)      Heu! morimur strati, vincti, mersi, spoliati:

Mentula legatinos facit ista pati.

On comprend combien il faudrait être grossier si l'on voulait rendre exactement l'intention du texte.

(117) Informationem personœ: τροσωπόν ποιεϊν.

(118 Ces vers, comme d'ordinaire, reposent sur un jeu de mots insignifiant, mais intraduisible:

Perfundor fletu, mea damna fleo, tua fie tu.

(119) Confectio dit le texte. Sans doute le mystère de la consécration de l'hostie.

(120) Nous proposons et traduisons adjuvat prosequentem, au lieu de prosequitur adjuvantem.

(121) En adoptant la variante sinceritati au lieu de sanctitati.

(122) Mot à mot: le veau de nos lèvres.

(123) II y a là quelque légère erreur de date, à moins qu'on ne suppose, ce qui est probable, que l'empereur, pour donner à sa lettre un caractère plus authentique, a voulu la dater du jour même de son entrée triomphale.

(124) En effet, le soudan de Damas avait refusé de recevoir l'envoyé de Frédéric, chargé de faire ratifier le traité. [Voir M. Michaud: Hist. des Crois., pour tout ce passage.)

(125).Je traduis en ajoutant sine au texte.

(126) Plures peregrini in via defecerunt. Cette phrase est vague: peut-étre s'agit-il des pèlerins qui avaient quitté Jérusalem pour revenir à Joppé. Il est vrai qu'on peut comprendre que les pèlerins, enfermés dans les villes, n'en pouvaient sortir pour se rendre à Jérusalem, et qu'ainsi leur pèlerinage était manqué. Mais ce n'est pas le sens ordinaire de deficere.

(127Fecit eis nubere mulieres christianas, etc. Évidemment le texte est fautif ou mutilé, et nous n'hésitons pas à adopter la leçon donnée par l'édition de 1574, Londini (Bib. Ste-Gen.): Fecit convivari Saracenos et fecit eis habere mulieres christianas. Ou accusait aussi Frédéric II d'avoir eu des conférences philosophiques avec l'émir de Jérusalem; d'avoir plaisanté sur la stérilité du sol de la Palestine, «et d'avoir eu l'impiété de dire que si Jéhovah eût connu le royaume de Naples, il n'aurait pas choisi la Palestine pour l'héritage de son peuple chéri.» (Gibbon). Voy. Villani, livre VI, chap. |er] pour le portrait de ce prince; mais Villani est Guelfe: c'est dire que son jugement est exagéré.

(128) Il s'agit probablement ici de l'argent qui pouvait provenir de la location des charrues, car on distinguait trois espèces de charrues: les charrues propres, celles que le colon possédait en propre; les charrues ordinaires, celles qui se louaient chaque année pour faciliter le labourage; les charrues précaires, celles que dans quelque besoin pressant un colon empruntait à son voisin possesseur à titre de précaire. Telle est du moins l'explication du Glossaire du texte.

(129) C'était un moyen puissant, dit M. Augustin Thierry, de réveiller les mécontentements populaires; car l'exécution d'une sentence d'interdit était accompagnée d'un appareil lugubre qui frappait vivement les esprits. On dépouillait les autels, on renversait les crucifix, on tirait de leurs châsses les ossements des saints, on enlevait les portes qu'on remplaçait par des amas de ronces et d'épines, et aucune cérémonie religieuse n'avait plus lieu, si ce n'est le baptême des enfants nouveau-nés et la confession des mourants.

(130) C'est-à-dire les Lombards ou Caursins.

(131 J'ajoute non qui est indispensable pour le sens.

(132) Il faut lire Pierre et non Henri; Pierre de Dreux, arrière-petit-fils de Louis-le-Gros. Philippe-Auguste, pour maintenir son influence eu Bretagne, lui avait fait épouser Alix, fille de Constance et de Guy de Thouars, son troisième mari, en 1212, après avoir promis d'abord au représentant de la maison de Penthièvre la main de cette riche héritière que les Bretons avaient reconnue pour leur souveraine comme sœur d'Arthur. Pierre était surnommé Mauclerc, soit par son défaut d'instruction, soit parce qu'il persécutait les églises. Le trait si connu que Matt. Pâris rapporte un peu plus bas prouve suffisamment cette antipathie. Mauclerc avait entrepris en Bretagne d'être absolu malgré les prêtres et les seigneurs; en France, d'abaisser la royauté en appelant les Anglais et en se mettant à la tête de la féodalité dont il était le chef, depuis la défection du comte de Champagne: c'était entreprendre plus qu'il ne pouvait. Une vieille animosité éloignait les Bretons des Anglais qui, pour eux, étaient toujours des Normands, et d'ailleurs ces alliés mêmes les secondèrent mal.

(133) Je ne puis comprendre Hora custodita.

(134) Tam dicti comitis quam legati Romani sémine polluta. Est-il besoin de justifier la mère de saint Louis d'une pareille calomnie?

(135Le père d'Orléans le nomme Foulques Paisnel, et admet cette conjuration comme réelle. En effet, les Normands étaient fiers encore de leur ancienne autorité, et il est probable qu'ils accueillirent avec faveur une entreprise qui ranimait les souvenirs de leur gloire nationale, «Quoique le joug du roi fût léger,» dit Guillaume Breton dans sa Philippide, «la Neustrie s'indigna longtemps d'être soumise, et cependant, voulant être bon pour ceux qui lui souhaitaient du mal, Philippe n'abolit pas leurs anciennes lois, et ne leur donna pas lieu de se plaindre d'être gênés par des coutumes étrangères.» Dans le camp même des rois de France, les soldats normands répétaient qu'aucun Français n'avait jamais égalé le roi Richard au cœur de lion. Toutefois il ne faudrait pas s'exagérer ce mécontentement: la masse de la population normande, comme l'a si justement remarqué M. Aug. Thierry, tendait déjà, vers 1250, à se rapprocher plutôt de la France que de la nation anglaise dont la séparaient les rivalités commerciales. En outre, la politique de Blanche de Castille, qui dirigeait à prix d'or la conduite des favoris de Henri III, avait surtout pour but d'ôter aux Anglais tout point d'appui en France. C'est ainsi qu'elle avait gagné, à sou parti Robert de Dreux, frère aîné de Mauclerc, en le dédommageant amplement des possessions qu'il tenait en Angleterre. Saint Louis devait trancher plus tard et définitivement la question du double hommage.

(136) Il faut entendre ici par grange une vaste maison des champs exploitée par des colons et par un bailli, sous la surveillance d'un moine, lequel recueillait les provenances de la terre au profit de l'abbaye. et les déposait dans les greniers et les celliers. De là ce moine surveillant était appelé prieur de la grange, et la grange elle-même prieuré.

(137) Infra sacros ordines. Le titre honorifique de clerc n'entraînait pas alors la collation de la prêtrise.

(138) Cette raison, dit Lingard, ne peut être admise, et HenriIII ne dut jamais songer à cette union, puisque cette princesse était déjà mariée depuis six ans à Roger, fils du comte Bigod.

(139Nous proposons et traduisons quœ au lieu de qui. La suite des idées n'est rien moins que claire dans tout ce passage.

(140 Cette phrase est incompréhensible dans la bouche d'un homme parlant au pape. Conficiens scriptum se rapporte peut-être à Étienne Langton; mais alors c'est le frère d'Étienne qui parle. Sans doute il faut voir simplement dans cette phrase une réflexion de Matt. Pâris.

(141) Nos, évidemment vos.

(142) Caméra. La chambre de l'abbé, trésor de l'abbaye: the chamber. C'était aussi le nom donné au trésor du roi.

(143) Possidebam: possidebant, dit l'édition de 1571.

(144) Quemadmodum conculcatur calceamentum vetus et dejectum.

(145) Dominis. Nous lisons dominiis.

(146) Il n'avait point eu le titre de justicier, laissé à Hubert de Bourg. Voy. la note relative à l'avènement de Henri III, pag. 141 de ce vol.

(147) Habeant, teneant: habebant (?), tenebant (?).

(148) C'est-à-dire la manière dont il avait usé (avec warrant) des droits royaux. Le sens le plus usité du mot libertas répond à ce que l'on appelait chez nous franchise. Ce terme, employé par les jurisconsultes, subsiste encore en Angleterre et signifie district dont les habitants jouissent des libertés, droits et privilèges de la ville; liberté de Londres, liberté de Saint-Albans. Ducange cite, à cet égard, Matt Pâris passim, Matthieu de Westminster et le Monasterium anglicum de Dugdale.

(149) A warrant (du français garantir); on appelait ainsi un bref ou un mandat du roi qui permettait à une personne de jouir d'un privilège ou d'un bien quelconque. Tel était aussi le nom de l'acte qui ordonnait aux officiaux, ministres et baillis, d'exécuter les commandements du roi. On appelait de même warrant la quittance que le vendeur donne à l'acheteur, pour qu'il possède son acquisition en toute sécurité.

(150) Atis ales alis, alium ne longius ales

.Il y a quelque faute de texte dans ce vers.

(151) L'église paroissiale de Boizars, dit Lingard.

(152) Per vigillorum. Lsez: Pervigil illorum, avec l'édition de Londres. 1640.

(153) Nous adoptons cette traduction d'après l'analogie qui existe entre le terme villa intégra, et celui de feudum integrum ou intégrale, fieu entérin, vieux mot qu'on trouve dans les Etablissements de saint Louis et fréquemment dans les chartes postérieures, pour désigner un fief non divisé et relevant du même seigneur. Comme beaucoup de villes, surtout à cette époque, étaient quelquefois soumises à deux, à trois ou même à quatre juridictions différentes, nous pensons qu'il s'agit ici des villes et bourgs soumis à une seule juridiction. Les glossaires ne s'expliquent pas à cet égard.

(154) Attornato, atourné (attorney).

(155) Nous ajoutons majeures parce que villata qui servait, dit Ducange, à désigner l'aggrégation de plusieurs manses, parait avoir signifié plus que villa. Peut-être faut-il voir seulement dans ce mot l'espèce de villes  désignée plus haut par villa integra. En tout cas, on doit entendre ici une députation des habitants de ces villes, et sans doute ceux qui sont mentionnés au commencement de l'ordonnance. (Voy. la note 2, page 45 du premier vol.)

(156) Montis belli abbas. C'était probablement un abbé français.

(157) Nous proposons et traduisons: Tam ipsi visitatores quam et alii quolibet, au lieu de: Tam ipsi quam visitatores et alii quilibet.

(158) Je substitue provinciali à principali, conformément à la première lettre de Grégoire.

(159) Le défi était, en effet, le signal d'une guerre ouverte, et devait être porté à la connaissance de tous ceux qui faisaient partie du lignage ou du vasselage de la personne défiée. C'est ce qui donnait lieu à cette locution: Outrage sans défiance est vilenie. L'intervalle entre le défi et le commencement des hostilités variait Suivant le temps et les lieux. Saint Louis le fixa à quarante jours. {Voy. La Thaumassièrb, Cout. de Beauv., pag. 448, note, et la septième dissert, de Ducange.)