Paris

MATTHIEU PARIS

 

GRANDE CHRONIQUE : TOME TROISIEME : PARTIE III

tome troisième partie II - tome troisième partie IV

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

 

IMPRIMERIE DE SCHNEIDER ET LANGRAND,

Rue d'Erfurth, 1, près l'Abbaye.

 

 

GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

 

TRADUITE EN FRANÇAIS

PAR A. HUILLARD-BRÉHOLLES,

 

ACCOMPAGNEE DE NOTES,

ET PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

 

PAR M. LE DUC DE LUYNES,

Membre de l'Institut.

 

TOME TROISIÈME.

 

PARIS,

PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

33, RUE DE SEINE-SAlNT-GERMAIN.

1840.

 

 

(1) GRANDE CHRONIQUE

DE

MATTHIEU PARIS

(historia major anglorum).

 

 

précédent

 Retour en Flandre de Baudouin, empereur de Constantinople. — Il est mis à mort par sa fille. — Baudouin, comte de Flandre et empereur de Constantinople, après avoir subi une longue et douloureuse captivité, et accompli un pèlerinage d'expiation, revint en Flandre. Malgré l'altération de ses traits, il y fut reconnu par une foule de gens qui l'avaient vu anciennement; et il reçut l'hommage et le serment de fidélité d'un grand nombre de villes et de bourgs. Mais sa fille, jalouse de son influence, irrita contre lui l'esprit du roi [de France]; elle affirma que ce n'était point son père, mais un misérable imposteur63; et (276) elle fit tant, que son propre père fut pendu ignominieusement: car elle eut soin de le faire pendre entre deux vieux chiens barbets64. Beaucoup de gens qui entendirent sa confession assurèrent qu'il avait mérité son sort en châtiment de ses péchés. Lui et ses compagnons pris avec lui dans la bataille s'étaient échappés de prison à l'aide d une jeune fille illustre du pays; ils lui avaient promis de la faire baptiser, aussitôt qu'ils auraient mis le pied sur une terre chrétienne. Mais l'empereur Baudouin et ses compagnons étant arrivés, guidés par cette jeune fille, dans un pays chrétien où ils n'avaient plus rien à craindre, égorgèrent secrètement cette infortunée avant qu'elle eût reçu les eaux de la régénération; or Baudouin, qui ordonna ce meurtre, s'était engagé à la prendre pour épouse, à la rendre chrétienne et à la former aux mœurs des chrétiens. Enfin, rentré en lui-même, il fit une si longue pénitence, que ses amis purent à peine le reconnaître; et cette pénitence, que le pape lui imposa, fut d'autant plus lourde, qu'il avait tué cette jeune fille avant de l'avoir fait baptiser. Tous ceux qui avaient trempé dans cette méchante action (277) périrent de male mort. L'un d'eux, étant revenu chez sa femme, qui avait épousé un autre mari et en avait eu des enfants, fut précipité dans un puits, par ses ordres secrets, et quoiqu'elle l'eût bien reconnu. Les autres ressentirent les effets de la colère de Dieu, qui ne veut pas qu'on rende le mal pour le bien, et ils moururent de différentes manières, mais tous misérablement. Baudouin, leur chef, ne put échapper au châtiment céleste, parce que [sans doute] il n'avait pas observé la pénitence qu'on lui avait imposée; qu'il n'avait pas persévéré dans l'humilité et dans la contrition, et qu'enfin il n'avait eu qu'un repentir incomplet et sans fruit.

La contribution du quinzième des biens mobiliers accordée au roi. — Renouvellement de la grande charte. — Richard, frère du roi, envoyé en Gascogne. — Défaite du comte de la Marche à la Réole. — Mort de l'évêque d'Ély. — L'an du Seigneur 1225, le roi Henri tint sa cour à Westminster, aux fêtes de Noël, en présence du clergé, du peuple et des seigneurs du pays. La cérémonie ayant été célébrée avec la solennité convenable, Hubert de Bourg, grand justicier du seigneur roi, prit la parole en son nom, en présence des archevêques, des évéques, des comtes, des barons et de tous les autres: il retraça les dommages et injures que le roi avait éprouvés dans les provinces d'outre-mer, et il dit que non-seulement le roi, mais une foule de comtes et de barons avaient été dépouillés de leurs héritages eu même (278) temps que lui. Quand plusieurs 6ont intéressés dans une affaire, le concours de plusieurs est nécessaire. Il demanda donc à tous aide et conseil, afin que, par leur moyen, la couronne d'Angleterre pût recouvrer sa dignité et sa puissance perdues. Il déclara qu'il suffirait, pour subvenir pleinement aux frais de l'expédition, que la quinzième partie de tous les biens mobiliers dans toute l'Angleterre fût abandonnée, tant par les ecclésiastiques que par les laïques. L'archevêque et les évéques, comtes, barons, abbés et prieurs qui composaient l'assemblée délibérèrent sur la proposition d'Hubert de Bourg, et répondirent qu'ils consentiraient volontiers aux demandes du roi, s'il voulait leur accorder les libertés qu'ils sollicitaient depuis longtemps. Pressé d'obtenir l'argent, le roi accéda à la demande des seigneurs. Des chartes furent aussitôt rédigées, munies du sceau royal, et envoyées dans chacun des comtés d'Angleterre. Dans les provinces organisées en forêts une double charte fut envoyée, l'une relative aux libertés générales, l'autre aux libertés des forêts. On a pu voir, plus haut, la teneur de ces chartes quand il a été question de l'histoire du roi Jean; et les chartes des deux rois n'offrent en aucun point aucune différence65. On prit aussi pour (279) terme un mois après Pâques: époque à laquelle douze chevaliers et loyaux hommes seraient choisis dans chaque comté du royaume, pour faire, sous serment, la distinction des forêts neuves et des forêts anciennes, et pour que tout ce qui aurait été réduit en forêts après le couronnement du roi Henri [Ier?], aïeul du présent roi, fût rétabli aussitôt dans son premier état. L'assemblée ayant alors été rompue, un exemplaire de la charte fut porté dans chaque comté, où tous, sur l'ordre du roi, durent en jurer l'observation en interposant serment par lettres. Lorsque Richard, frère du seigneur roi, eut été fait chevalier, on proclama les libertés générales, tant celles des forêts qu'autres privilèges, pour lesquelles on avait si longtemps combattu contre le roi Jean. Mais ce ne fut qu'une concession illusoire: rien là dedans n'était stable et solide. C'étaient de vagues promesses dont rien ne garantissait l'observation66.

Cette même année, le jour de la purification de la bienheureuse Marie, Richard, frère du roi d'Angleterre, fut ceint par ledit roi du baudrier militaire, ainsi que dix seigneurs qui furent chargés de veiller sur lui. Le susdit Richard ayant été envoyé en Gascogne par le roi, le jour des Rameaux, au printemps, (280) avec Guillaume, comte de Salisbury, Philippe d'Albiny, et soixante chevaliers, arriva, après une heureuse traversée, dans la ville de Bordeaux, où ils abordèrent tous sans encombre. Avertis de leur venue, l'archevêque et les habitants les reçurent avec honneur. Richard, frère du roi, ayant convoqué tous les habitants en présence de l'archevêque et des députés du roi, donna connaissance à toute l'assemblée des lettres de son frère. Par ces lettres, le roi suppliait instamment tous ses féaux, hommes du pays, de recevoir son frère avec bienveillance, et de lui donner aide et conseil pour qu'il pût recouvrer les terres que la France avait conquises. Tous firent très-bon accueil à Richard, et prêtèrent serment d'obéissance au roi d'Angleterre, entre ses mains. Bientôt il se vit entouré d'une foule de chevaliers et de sergents du pays, jaloux d'obtenir des présents et des récompenses. Richard, leur ayant fixé une solde convenable, trouva en eux des gens bien disposés à le servir. Le roi, avant de l'envoyer dans les provinces d'outre-mer, lui avait donné le comté de Cornouailles avec tout le Poitou; ce qui le faisait appeler par tout le monde, comte de Poitou. Alors le comte Richard, accompagné de son oncle Guillaume, comte de Salisbury, de Philippe d'Albiny, et d'une nombreuse chevalerie, s'avança en Gascogne, s'arrêtant aux villes et aux châteaux. Toutes les fois qu'il trouvait des seigneurs qui refusaient de prêter hommage au roi, et de lui jurer fidélité, il assiégeait leurs châteaux et leurs villes, et les réduisait par la (281) force des armes. Il s'empara, après un long siège,  de la ville et du château qu'on appelle La Réole, se saisit de la ville et de la forteresse de Saint-Macaire, assiégea le château de Bergerac, et en fit rentrer le seigneur sous l'obéissance du roi. Pendant que Richard était occupé à battre sans relâche le château de La Réole, Louis, roi de France, chargea Hugues, comte de La Marche, et d'autres barons poitevins, de se rendre avec des troupes audit château, de lui amener le comte Richard prisonnier, et de délivrer les assiégés du péril qu'ils couraient. Le comte de La Marche ayant réuni quelques barons, chevaliers et hommes d'armes, s'avança en grand appareil pour faire lever le siège dudit château. Mais le comte Richard, et ses compagnons, averti par ses éclaireurs de l'arrivée des ennemis, leur prépara une embuscade; il laissa au siège une partie de son armée, et, prenant avec lui une troupe d'élite, alla se poster non loin de là, dans un bois où il attendit les ennemis qui devaient le traverser. Lorsqu'ils eurent dépassé le lieu de l'embuscade en se dirigeant vers le château, le comte Richard et ses compagnons s'élancèrent sur eux au son des trompettes et en brandissant leurs lances. Après un combat acharné, ils mirent en fuite leurs adversaires. Le comte Richard les poursuivit de près, tua un grand nombre des fuyards, et resta maître des chariots, des bêtes de somme, des ustensiles d'argent, et de tous les bagages des Poitevins. Ainsi il eut bientôt soumis toute la Gascogne. Cette même année, expira Jean, évêque d'Ély; il eut pour successeur (282) Geoffroi de Bourg, archidiacre de Norwich, qui fut consacré évéque à Westminster, le jour de la passion des apôtres Pierre et Paul.

Exil de Falcaise. — Libertés relatives aux forêts. — Concubines des prêtres. — Vers le même temps, au mois de mars, le roi d'Angleterre et ses barons s'assemblèrent à Westminster: le roi ordonna qu'on statuât par sentence définitive sur ce qu'il convenait de faire du traître Falcaise. En cette occasion les seigneurs partagèrent l'avis du roi qui était de ne punir Falcaise ni dans sa vie ni dans ses membres, parce qu'il avait servi fidèlement Jean, père dudit roi, pendant [de] longues années; mais tous furent d'accord pour le condamner à un bannissement perpétuel. Cela fait, le roi donna mission à Guillaume, comte de Warenne, de conduire Falcaise sain et sauf jusqu'à la mer, de le placer sur un vaisseau, et de l'abandonner aux vents et aux voiles. Le comte ayant accompli sa mission, Falcaise, au moment de s'embarquer, le conjura en pleurant de saluer de sa part son seigneur le roi, et de lui assurer que c'était à l'instigation des seigneurs du royaume d'Angleterre qu'il avait causé tous ces troubles dans le royaume. Il partit donc accompagné seulement de cinq sergents: on le déposa sur les côtes de Normandie; mais, aussitôt après son débarquement, il fut saisi par les officiers du roi de France, et mené audit roi. Comme il avait causé de grands maux aux Français en Angleterre, il eût été pendu, et n'échappa (283) qu'à grand'peine, en jurant qu'il était croisé. La chose ayant été prouvée, on le laissa partir, et il se rendit aussitôt à Rome, après avoir été maintes fois dépouillé en chemin. A Rome, il fut admis en présence du pape avec Robert Passelewe, son clerc, comme nous le dirons en temps et lieu.

Cette même année, un mois après Pâques, le roi d'Angleterre envoya dans le royaume Hugues de Nevil et Brien de l'Isle, ainsi que plusieurs autres désignés à cet effet, pour veiller à ce que, dans chaque province forestière, douze chevaliers, ou hommes libres et loyaux, fussent choisis, qui parcourraient l'étendue des forêts, et sur le serment desquels on déterminerait ce qui devrait rester en forêts comme par le passé, ou n'être plus forêts. Les ordres du roi ayant été bientôt exécutés, non sans de grandes difficultés de la part de plusieurs, on commença à jouir des bienfaits dus à ces libertés: chacun put mettre en vente ses propres bois, abattre ses arbres, vendre ses bestiaux, convertir des lieux incultes en terres labourables; enfin, disposer à son gré des bois quittaient plus forêts royales; et non-seulement les hommes, mais encore les chiens, que précédemment on avait coutume de mettre hors d'état de chasser, ressentirent les effets de cette liberté. Les barons, les chevaliers et les tenanciers libres usèrent si amplement de ces libertés générales, qu'on tira tout le parti possible des articles contenus dans la charte royale, sans faire grâce d'un iota.

Vers la même époque, on fit la collecte, au nom du roi,  (284) de la moitié du quinzième imposé dans le royaume sur tous les biens meubles et choses acquises. On donna trêve pour l'autre moitié jusqu'à la fête de saint Michel. Cette même année, Hugues Bigod, comte d'Estanglie, paya tribut à l'humaine nature. Le roi mit toutes ses terres et biens sous la garde du grand justicier.

Vers le même temps, un décret fut rendu par l'archevêque de Cantorbéry et par les évêques ses suffragants. Il portait que les concubines des prêtres et des clercs reçus dans les ordres sacrés et investis de bénéfices, seraient privées de la sépulture ecclésiastique, à moins qu'elles ne fussent venues à résipiscence, et cela en pleine santé, selon qu'il est écrit: «Vivant, vivant, il se confessera à toi;» ou bien à moins que, se trouvant à l'extrémité, elles ne fissent voir un si grand repentir qu'on pût décemment communiquer avec elles; qu'elles ne seraient point reçues au baiser de paix ni ne prendraient le pain bénit dans l'église, tant que leurs amants les garderaient dans leurs maisons ou les entretiendraient ostensiblement hors de leurs maisons; que, si elles avaient des enfants, elles ne seraient point admises à la purification, à moins qu'elles n'eussent fourni auparavant caution suffisante à l'archidiacre ou à son officiai, de donner satisfaction dans le prochain chapitre, après leur purification; que les prêtres, dans les paroisses de qui les concubines des gens d'église habiteraient, seraient suspendus, s'ils n'en avaient averti l'archidiacre ou son officiai, et qu'avant d'être rele- (285) vés de la sentence, ils seraient soumis à une lourde pénitence; qu'enfin toute femme, sur le compte de laquelle il serait prouvé qu'un prêtre l'avait connue charnellement, ferait pénitence publique et solennelle comme si elle eût été convaincue d'adultère67, et serait punie comme pour un double adultère, afin que l'impunité d'un tel désordre ne servît pas d'encouragement aux autres, vers de pareils délits.

Le comte de Salisbury sauvé du naufrage par un miracle. — Autre péril du comte à l'île de Rhé. — Othon, nonce du pape, en Angleterre. — Il essaie de faire la paix de Falcaise avec le roi. — Impôt levé au nom du pape. — Vers le même temps, Guillaume, comte de Salisbury, qui avait fait la guerre avec le comte Richard dans les provinces d'outre-mer, s'embarqua pour repasser en Angleterre. Mais pendant plusieurs jours et plusieurs nuits le vaisseau fut ballotté par la tempête et par les vents. Le comte ainsi que les matelots et tous ceux qui se trouvaient sur le vaisseau, désespéra de sauver ses jours et jeta à la mer tout ce qu'il possédait en anneaux précieux, en or, en argent et en riches habits, afin que, de même qu'il était venu au monde tout nu, il passât au royaume éternel dépouillé de tout honneur terrestre. Au moment où les passagers étaient dans la plus terrible angoisse et couraient risque d'être engloutis, ils aper- (286) çurent un grand cierge jetant une vive clarté à l'extrémité du mât: près de ce cierge se tenait une jeune fille d'une admirable beauté, qui défendait contre le vent et contre la pluie la lumière de ce cierge étincelant au milieu des ténèbres de la nuit. A la vue de cette clarté céleste, le comte et tous les matelots eurent confiance dans la protection divine et reprirent courage. Tout le monde dans le vaisseau ignorait ce que signifiait cette vision. Le comte Guillaume se l'expliqua seul et l'attribua à la bienveillante faveur de la sainte Vierge Marie. En effet, ledit comte, le jour où il ceignit pour la première fois le baudrier des chevaliers, avait voué un cierge à l'autel de la bienheureuse mère de Dieu et avait voulu qu'on l'allumât, chaque jour, pendant la messe qu'on récite pieusement avec les Heures canoniques en l'honneur de la mère de Dieu, afin que cette lumière temporelle se changeât pour lui en lumière éternelle.

Le lendemain de cette vision, au point du jour, le comte et ses compagnons furent poussés par les vents vers une île de la mer qu'on appelle Rhé, et qui est éloignée de trois milles de La Rochelle. Alors ils entrèrent dans de petites barques et se dirigèrent vers l'île. Or, il y a dans cette île une abbaye de l'ordre de Citeaux: le comte y envoya des messagers et demanda la permission de s'y cacher à l'abri de ses ennemis, en attendant un vent plus favorable. L'abbé du lieu y consentit gracieusement et le reçut lui et les siens avec honneur. L'île de Rhé était alors sous la garde de Savary de Mauléon, qui, à cette époque, (287) était au service du roi de France Louis, et visitait les îles de la côte avec un nombreux corps d'hommes d'armes. Deux sergents dudit Savary, qui connaissaient bien le comte et qui avec plusieurs autres étaient commis à la garde des îles, vinrent le trouver trois jours après son arrivée à l'abbaye, et l'avertirent complaisamment que, s'il ne quittait l'île avant le jour du lendemain, il serait pris par leurs compagnons chargés d'explorer les îles et les abords de la mer. Aussitôt le comte, ayant fait présent aux deux sergents de vingt livres sterling, se rembarqua précipitamment et s'abandonna aux flots de la mer; mais il eut encore à passer près de trois mois d'une pénible et périlleuse navigation avant d'aborder en Angleterre.

Cette même année, maître Othon, nonce du seigneur pape, se rendit en Angleterre et présenta au roi des lettres relatives à des demandes importantes faites par l'église romaine. Le roi ayant pris connaissance de la teneur de ces lettres, répondit qu'il ne pouvait ni ne devait décider seul une affaire qui intéressait généralement tous les clercs et les laïques de son royaume. Alors, par le conseil d'Étienne, archevêque de Cantorbéry, le roi prit jour pour l'octave de l'Épiphanie, époque où tous les clercs et laïques se rassembleraient à Westminster, débattraient l'affaire en question et décideraient ce qu'il leur semblerait juste de faire.

Vers le même temps, maître Othon vint supplier humblement le roi d'Angleterre, au nom du seigneur pape, de rendre sa faveur à Falcaise, de lui restituer (288) sa femme, ses terres et tous ses biens perclus et d'avoir en bonne amitié, comme il convenait, un homme qui lui avait rendu à lui et à son père tant de fidèles services pendant les hostilités. Le roi répondit que, pour sa trahison manifeste, Falcaise avait été condamné par les clercs et les laïques et banni d'Angleterre par jugement de sa cour; et que, si l'administration de l'état appartient spécialement au roi, le roi n'en doit pas moins observer les lois et les bonnes coutumes du royaume68. Maître Othon, ayant reçu cette réponse, cessa désormais d'intercéder pour Falcaise auprès du roi. A cette époque, ledit Othon exigea de toutes les églises conventuelles d'Angleterre deux marcs d'argent à titre de procuration. Il est bon de savoir qu'au moment où maître Othon vint en Angleterre, le seigneur pape envoya des légats dans tout l'univers et fit recueillir par eux des sommes injustement extorquées, comme nous le dirons plus bas.

Histoire d'une jeune fille réfugiée dans l'ordre des Mineurs. — Elle est délivrée parle démon des attaques d'un libertin. — Une religieuse jeûne pendant sept ans. — Noble refus de la comtesse de Salisbury. — Vers le même temps, il y avait dans le pays de Bourgogne une jeune fille d'illustre naissance: ses parents, qui devaient la laisser héritière de grandes possessions, avaient résolu de la donner en ma- (289) riage à un homme qui sortait aussi d'une noble famille. Mais la jeune fille, élevée dès sa plus tendre enfance dans l'étude des lettres, avait consacré sa virginité à Dieu dans la secrète pureté de son cœur. Elle abandonna clandestinement le palais de ses parents, prit un habit de pèlerin, et, pour se mettre à l'abri des recherches, se retira dans une communauté de frères mineurs. Là, elle voulut absolument observer, dans toute sa rigidité, la règle du couvent: elle ne porta plus de chaussures, se couvrit d'un sac et d'un ciliée, coupa avec dédain ses cheveux (qui sont un indice de vanité mondaine), et essaya, par tous les moyens, de changer en laideur la beauté qu'elle avait reçue de la nature; mais ses efforts n'ayant pas réussi et la nature lui ayant conservé toutes les perfections corporelles qui en faisaient un modèle incomparable de beauté, elle persista à faire hommage à l'éternel époux qui est dans les cieux et à lui seul, de la pureté intérieure de sa chair. Pour accomplir librement ce pieux dessein, elle se voua à la pauvreté, embrassa les saints devoirs de la prédication, revêtit de rudes habits, coucha sur une natte au lieu de tapis, prit une pierre pour oreiller, macéra sa chair par des veilles et des jeûnes prolongés, passa son temps en prières et s'occupa sans relâche de la contemplation des choses célestes. Elle passa ainsi plusieurs années, ornée de toutes les perfections, menant une sainte vie, plaisant à Dieu, annonçant aux villes et aux châteaux l'Évangile de paix et adressant ses prédications surtout aux personnes de son sexe. Mais l'ennemi du (290) genre humain fut jaloux de cette perfection: sept mois durant il ne cessa de tourmenter cette jeune fille par toutes les tentations des plaisirs de ce monde; en sorte que, si elle n'eût été soutenue par le secours divin, elle aurait perdu tout le fruit de sa vie précédente. Pendant la nuit, le diable lui remettait dans l'esprit les riches métairies de ses parents auxquelles elle avait renoncé, les revenus de leurs vignes fertiles, la riante vue des vastes prairies émaillées de fleurs de toute espèce, le charme des fontaines jaillissantes et le doux murmure des ruisseaux, l'élévation des beaux arbres dans les forêts, le bonheur d'être mère, les embrassements des hommes, les plaisirs sensuels que produit l'union des sexes, les délices des lits moelleux, les amusements que procurent d'habiles jongleurs, l'éclat des anneaux et des pierres précieuses, le goût délectable et exquis des poissons, des oiseaux et du gibier. Au milieu de ces tentations et d'autres semblables, la jeune fille perdait courage: elle hésitait, violemment combattue entre la pensée de retourner vers les biens qu'elle avait quittés et celle de persévérer dans son pieux dessein: enfin, le jour et la nuit elle était cruellement tourmentée de corps et d'âme. Mais Dieu, miséricordieux et compatissant, qui ne veut pas que ceux qui espèrent en lui soient tentés au delà de leurs forces, ouvrit l'œil de la jeune fille à la saine raison: il lui fit voir quels soins et quels soucis causent les choses temporelles et les plaisirs mondains, combien l'union charnelle est un acte grossier, par combien de peines on achète les biens (291) de ce monde, avec quelle douleur on en est privé, quel prix au contraire la pureté virginale a aux yeux du Seigneur, puisqu'il a voulu que sa mère restât vierge tout en devenant féconde, quelle récompense attend le fruit des bonnes œuvres, quel charme il y a dans une sainte et divine contemplation, quel bonheur dans le commerce des élus, combien suave et délectable est la béatitude des âmes saintes qui sont appelées à régner avec le Christ. L'heureuse vierge repassa souvent dans son esprit ces conseils célestes, et, au milieu du tourbillon des tentations, elle sut conserver ses vertus premières: couverte d'une armure divine, elle déjoua heureusement tous les artifices du diable et le fit rentrer couvert de confusion dans les enfers.

Peu de jours après, lorsque la jeune fille était entièrement délivrée des attaques du diable, le diable revint la trouver, la salua, et lui dit: «Salut, maîtresse, vierge très-chérie du Dieu des cieux: je suis ce Satan qui, durant sept mois, t'ai assaillie, mais en vain, de toute espèce de tentations, pour te faire renoncer à ton projet et te faire tomber dans mes pièges. Mais comme mes artifices ont été inutiles, et que j'ai été vaincu par toi, le seigneur du ciel m'a infligé un châtiment, en me défendant de tenter à l'avenir aucun homme, ou de mettre obstacle à ses bonnes résolutions. De plus, le Seigneur, à qui il faut que j'obéisse, m'a commandé d'accomplir sur le champ tout ce que tu voudrais m'ordonner, et même de me soumettre sans délai au supplice qu'il (292) te plairait de me faire subir.» A ces mots, la jeune tille dit au démon: «Dieu me garde d'être obligée d'avoir recours à toi et à tes offices: il sait que je n'ai jamais souhaité un pareil serviteur.» Cependant il arriva que la jeune fille étant venue dans une certaine ville, entra dans la maison d une dame pour y passer la nuit, et qu'ayant demandé l'hospitalité, elle l'obtint. Vers le soir, un jeune homme, fils de cette dame, revint chez lui, après avoir terminé ses affaires habituelles. Ayant vu la vierge à qui sa mère avait donné charitablement l'hospitalité, il ne put s'empêcher, malgré les habits grossiers dont elle était couverte, malgré la pâleur et la maigreur de son visage, d'admirer les élégantes proportions de tout son corps, et de louer cette œuvre charmante de la nature, où rien n'était défectueux, depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont la perfection annonçait évidemment une illustre origine. Que dirai-je de plus? Ce jeune homme n'eut dès lors qu'un désir, celui de posséder la jeune fille; et s'approchant d'elle, il la pressa de céder à sa passion. La vierge se refusa constamment à toutes ses instances; elle lui déclara que, dès sa plus tendre enfance, elle avait consacré sa virginité au Seigneur, et qu'en outre le vœu de chasteté faisant partie des vœux religieux qu'elle avait prononcés, enfreindre ce vœu serait un crime. A ces mots, elle se retira, pour goûter le repos de la nuit, dans un coin de la maison, étendit une natte sous elle au lieu de tapis, et mit sous sa tête une pierre au lieu d'oreiller, selon la rigueur de sa règle. Alors le jeune homme, (293) enflammé par les feux de la concupiscence, se promit fermement dans son cœur de la posséder par force, puisqu'il n'avait pu obtenir son consentement de bon gré; et étant venu la trouver, il lui annonça sa résolution. La sainte femme fort inquiète redoutait la coupable ardeur de ce jeune homme, et craignait que sa pureté virginale n'eût à souffrir, lorsqu'elle vint à se rappeler ce que le diable lui avait dit, s'engageant à paraître sur un signe, et à accomplir ce qu'elle lui ordonnerait. Aussitôt elle éleva la voix, et dit: «Démon, où es-tu?» Le diable répondit sur-le-champ: Me voici, maîtresse; que veux-tu?» — Alors la jeune fille: «Délivre-moi de ce vaurien qui me tourmente et m'empêche de dormir.» Le diable saisit violemment le jeune homme par les pieds, et le jeta loin de la jeune fille, non sans de fortes contusions. Trois fois de suite, cette nuit-là, la jeune fille chérie de Dieu fut délivrée parle démon des tentatives de ce jeune homme; et le lendemain elle quitta la ville, ayant sauvé sa pureté virginale. Je n'ai pu savoir par personne ce que devint ensuite cette jeune fille; mais ce que j'en ai dit suffira pour les oreilles pieuses et pour ceux qui honorent la chasteté.

Cette même année, clans la ville de Leicester, mourut une sainte fille récluse, qui, pendant les sept années qui précédèrent sa mort, n'avait touché à aucune nourriture, si ce n'est que tous les dimanches elle recevait le corps et le sang du Sauveur. Ce miracle étant venu à la connaissance d'Hugues, évêque (294) de Lincoln, il ne voulut pas d'abord y ajouter foi, et pour s'assurer du fait, il chargea les prêtres et les clercs de faire bonne garde, quinze jours durant, autour de la cellule de la récluse. Il fut avéré que dans ce laps de temps elle n'avait pris aucun aliment. Cette religieuse conserva toujours un visage aussi blanc que le lis, et coloré d'une teinte rosée, comme indice de sa pudeur et de sa chasteté virginale.

Vers le même temps, on rapporta au roi d'Angleterre que Guillaume, comte de Salisbury, son oncle, avait été englouti par la mer, en revenant de Bordeaux en Angleterre. Au moment où le roi était fort affligé de cet événement, Hubert, justicier du royaume, vint le trouver, et lui demanda, pour son neveu Raymond, à qui l'honneur du comté de Salisbury revenait par droit héréditaire, la femme dudit Guillaume en légitime mariage. Le roi accéda à sa demande, à condition toutefois qu'il obtiendrait le consentement de la comtesse. Aussitôt le justicier envoya ledit Raymond vers la comtesse, et lui donna un pompeux cortège de chevaliers, en lui recommandant de s'attirer les bonnes grâces de la dame. Raymond, étant venu la trouver, chercha par de douces paroles et par de grandes promesses à obtenir son consentement: celle-ci lui répondit avec indignation qu'elle avait reçu dernièrement des lettres et des messages qui lui annonçaient que le comte son mari était sain et sauf; que d'ailleurs, si réellement son seigneur le comte était mort, elle ne l'accepterait jamais, lui Raymond, pour époux, parce que la no- (295) blesse de sa naissance le lui défendait: «Allez chercher une femme ailleurs, lui dit-elle; car auprès de moi vous perdriez toutes vos peines.» A ces mots, Raymond se retira couvert de confusion.

Le pape réclame des contributions au profit de l'église romaine. — Les prélats éludent la demande. — L'an du Seigneur 1226, le roi Henri célébra les fêtes de Noël, à Winchester, en présence de quelques évêques et d'un grand nombre de seigneurs. La cérémonie terminée, le roi se rendit à Marlborough, où il fut pris d'une maladie qui fit désespérer de sa vie pendant plusieurs jours. Cependant arriva le terme fixé pour le concile qui devait se tenir à Westminster le jour de Saint-Hilaire, et auquel le roi, le clergé et les seigneurs du royaume devaient assister pour entendre les demandes du seigneur pape. Un grand nombre d'évêques, de prélats et de laïques étant donc rassemblés au lieu désigné, maître Othon, nonce du seigneur pape (dont nous avons parlé plus haut), donna, à haute voix, lecture de la lettre pontificale. Le pape insistait sur le scandale de la sainte église romaine, et sur l'ignominie à laquelle elle était condamnée depuis longues années: il s'élevait contre la concupiscence, qu'il appelait la racine de tous les maux, signalait ce fait, que nul ne pouvait terminer une affaire dans la cour de Rome sans faire de fortes dépenses, et offrir de beaux présents. «La cause de ce scandale et de cette infamie, disait-il, c'est la pauvreté de l'église romaine: elle est la mère de tous les (296) chrétiens, et ils devraient subvenir à ses besoins comme feraient de bons fils. Si nous ne recevions des présents de vous et d'autres hommes bienveillants et honnêtes, les choses les plus nécessaires nous manqueraient, ce qui serait honteux pour la dignité romaine. Afin d'obvier puissamment à ce scandale, nous avons formé un projet, sur l'avis de nos frères les cardinaux de la sainte église romaine. En y donnant votre assentiment, vous pouvez délivrer votre mère du scandale, et obtenir désormais pleine justice dans la cour romaine sans être obligés de rien débourser.» Voici quelle est cette proposition: «Nous demandons d'abord que dans toutes les églises cathédrales on mette à notre disposition deux prétendes, l'une sur ce qui appartient à l'évêque, l'autre sur ce qui appartient au chapitre. Nous demandons ensuite que dans les communautés où la portion de l'abbé et la portion du couvent sont distinctes, le couvent nous donne ce qui revient à un moine, partage égal étant fait de ses biens, et l'abbé autant69

Ce projet ayant été lu dans l'assemblée, maître Othon, au nom du seigneur pape, chercha à déterminer les prélats à y consentir, insistant sur les avantages mentionnés dans la lettre du pape. Sur ce, les évêques et les prélats des églises qui assistaient en personne au concile, se retirèrent à l'écart pour dis- (297) cuter l'affaire en question, et après une longue délibération, ils chargèrent, d'un commun accord, maître Jean, archidiacre de Bedford, de répondre au nom de tous. Celui-ci, s'adressant à maître Othon, prit la parole en ces termes: «Seigneur, la proposition que vous nous avez faite intéresse spécialement le roi d'Angleterre, et généralement tous les patrons des églises du royaume: elle intéresse aussi les archevêques et leurs suffragants, ainsi qu'une foule de prélats d'Angleterre. Or, le roi est retenu par la maladie: la plupart des archevêques, des évêques et des autres prélats des églises sont absents: en leur absence, nous ne pouvons ni ne devons rien décider; car si nous prenions sur nous de le faire, nous agirions au préjudice de tous les prélats.» A ces mots, Jean Maréchal et autres députés du roi se présentèrent à tous les prélats, qui tenaient du roi des baronnies en chef, et leur défendirent formellement d'obliger leur fief laïque envers l'église romaine, pour que ledit roi ne fût pas privé du servage qui lui était dû. Maître Othon, en entendant cette réponse, donna jour à ceux qui étaient présents pour la mi-carême, disant qu'il ferait en sorte que le roi et les prélats absents se trouvassent à cette seconde assemblée, afin de mener l'affaire à terme; mais ceux qui étaient présents ne voulurent pas prendre de jour, sans le consentement du roi et des autres intéressés absents. Alors chacun se retira chez soi.

Mort de Guillaume de Salisbury. — Concile de (298) Bourges. — Le légat du pape veut obtenir par ruse la contribution réclamée par le pape au profit de l'église romaine. — Résistance et objections. — Cependant le roi d'Angleterre était en pleine convalescence à Marlborough, lorsque Guillaume, comte de Salisbury, vint l'y trouver. Après avoir longtemps couru de grands dangers sur mer, il avait abordé, non sans peine, dans le comté de Cornouailles, le jour de Noël. Quand il eut été reçu avec grande joie par le roi, il porta plainte auprès du seigneur roi contre le grand justicier: «Pendant que j'étais occupé à votre service, dans un pays lointain, lui dit-il, le justicier a envoyé un homme de basse naissance, qui, de mon vivant, a voulu avoir commerce avec ma femme, et contracter par force avec elle un mariage adultère.» Il ajouta que si le roi ne faisait bonne justice de son ministre, il tirerait vengeance par lui-même d'un pareil outrage, dût-il causer de grands troubles dans le royaume. Alors le justicier, qui se trouvait là, convint de ses torts, et se réconcilia avec ledit comte en lui donnant de grands présents et des chevaux de prix. La paix ainsi rétablie entre eux, le justicier invita le comte à un repas, où on assure que le comte fut empoisonné: toujours est-il que de retour dans son château de Salisbury, il se mit au lit gravement malade. Bientôt il connut aux progrès du mal que sa mort était certaine, et il fit prier l'évêque de la ville de se rendre auprès de lui pour qu'il pût, en bon chrétien, se confesser, recevoir le saint-viatique, et disposer par testament légitime de ses (299) biens mobiliers. L'évêque étant entré dans la chambre où le comte était couché entièrement nu, à l'exception de son haut de chausses, le malade sortit de son lit pour aller à la rencontre du prélat, qui portait le corps du Seigneur; il se mit autour du cou une corde très-rude, se prosterna sur le pavé en versant d'abondantes larmes, s'avoua hautement traître envers le roi des rois70, et ne voulut pas quitter sa position avant de s'être confessé, et d'avoir reçu le sacrement de communion, qui vivifie, pour se montrer le serviteur de son Créateur. Pendant plusieurs jours encore, il persévéra dans son repentir éclatant, et rendit enfin son âme à son Rédempteur. Il arriva que, pendant qu'on portait le corps, du château à l'église neuve, dans un parcours d'un mille jusqu'au lieu de la sépulture, les cierges allumés qui étaient portés, selon la coutume, avec la croix et l'encensoir, donnèrent toujours la même lumière malgré des torrents de pluie et des tourbillons de vent: ce qui prouva évidemment que le comte, si sincèrement repentant, était déjà au nombre des fils de la lumière, voici l'épitaphe dudit Guillaume:

La fleur des comtes, le noble Guillaume, de race royale, est mort. Sa longue épée est désormais renfermée dans un court fourreau.

Vers le même temps, maître Romain se rendit en France, envoyé par le seigneur pape pour y exercer les fonctions de légat. Lorsqu'il fut arrivé en France, (300) il convoqua à un concile le roi de France, les archevêques, les évêques et le clergé français, ainsi que le comte de Toulouse, au sujet duquel il avait été spécialement chargé de ladite mission, comme la suite du récit le montrera. Les archevêques de Lyon, de Reims, [de Sens], de Rouen, de Tours, de Bourges, d'Auch, s'assemblèrent dans la ville de Bourges; l'archevêque de Bordeaux se trouvait à Rome, et l'église de Narbonne était vacante. Les suffragants des neuf provinces s'y trouvèrent aussi au nombre de cent environ, avec les abbés, les prieurs, les procurateurs des chapitres pour y entendre la volonté du souverain pontife. Mais comme l'archevêque de Lyon revendiquait la suprématie sur l'archevêque de Sens, et l'archevêque de Rouen, de son côté, sur les archevêques de Bourges, d'Auch, de Narbonne, et leurs suffragants, on craignait qu'il y eût discorde, et pour cette raison on ne siégea pas comme si on était en concile, mais simplement en conseil. Lorsque tous eurent pris place, et que les lettres du légat eurent été lues publiquement, comparurent le comte de Toulouse, d'une part, et Simon71 de Montfort, de l'autre, qui demanda qu'on lui restituât la terre de Raymond, comte de Toulouse, que le seigneur pape et le roi de France, Philippe, lui avaient donnée à lui et à son père. Il exhiba, relativement à la donation susdite, des titres scellés à la fois par le pape et par le roi. Il ajouta que le comte Raymond avait été déshérité à Rome dans le concile général, à cause de l'hérésie (301) qu'on appelle l'hérésie des Albigeois, au moins pour la majeure partie de la terre qu'il tenait maintenant. De son côté, le comte Raymond offrit de faire, auprès du roi de France et de l'église romaine, tout ce qu'il conviendrait de faire pour recouvrer son héritage. Et comme la partie adverse exigeait qu'il se soumît au jugement des douze pairs72 de France, Raymond reprit: «Que le roi reçoive mon hommage, et je suis prêt à me soumettre à ce jugement: car, sans doute, ils ne me regarderaient pas comme leur pair, s'il en était autrement.» Après une longue discussion de la part des prétendants, le légat ordonna à tous les archevêques, alors présents, de convoquer, chacun à part, leurs suffragants, de délibérer avec eux sur l'affaire en litige, et de lui faire passer leur décision rédigée par écrit. Cela fait, le légat excommunia tous ceux qui révéleraient le résul- (302) tat de leur délibération, se réservant d'en donner connaissance au seigneur pape, et d'en parler au roi de France.

Ensuite, le légat donna à mauvaise intention aux procurateurs73 des chapitres permission de retourner chez eux, ne gardant avec lui que les archevêques, les évêques, les abbés et les simples prélats. Aussi craignit-on, et non sans raison, qu'après avoir éloigné ceux qui étaient le plus renommés pour leur sagesse et leur expérience, et dont le grand nombre rendait l'opposition puissante, le légat ne fît prendre quelque mesure au préjudice des prélats absents. Aussi les susdits procurateurs, après une mûre délibération, députèrent vers le légat les procurateurs des églises métropolitaines qui lui parlèrent ainsi: «Seigneur, nous avons appris que vous avez des lettres spéciales de la cour de Rome par lesquelles elle réclame des prébendes dans toutes les églises tant conventuelles que cathédrales. Aussi nous sommes fort surpris que vous n'ayez point fait cette proposition en notre présence, puisque c'est nous qu'elle intéresse spécialement. Nous vous prions dans le Seigneur, pour qu'un pareil scandale ne naisse point par vous (303) dans l'église gallicane, certains que nous sommes qu'un tel projet ne pourrait être mis a exécution sans un grand scandale et une inexprimable confusion. Car en admettant que quelqu'un y consentit, son consentement serait nul dans une affaire qui intéresse tout le monde, et surtout quand presque tous les chefs et généralement tous les sujets, ainsi que le roi lui-méme et tous les seigneurs, sont décidés à s'y opposer, dussent-ils y exposer leurs têtes et y perdre tous leurs biens et honneurs: tant ce scandale parait menacer le royaume et l'église d'une subversion générale. Or, nous avons raison de craindre, puisque vous n'avez pas parlé de cela aux autres royaumes chrétiens, et que vous avez ordonné à certains évêques et abbés de réserver à la disposition du seigneur pape les prébendes qui viendraient à vaquer.»

Sur ces représentations, le légat n'en chercha pas moins à obtenir le consentement de tous, et montra alors pour la première fois un bref authentique du seigneur pape, par lequel il exigeait deux prébendes de chaque église cathédrale, l'une du chapitre, l'autre de l'évêque; et semblablement dans les communautés où la portion de l'abbé et la portion du couvent sont distinctes, il exigeait deux prébendes, l'une du couvent, l'autre de l'abbé, c'est-à-dire (c'est du moins ainsi que le légat interprétait la chose), pour le couvent ce qui revient à un moine74, après partage égal de ses biens, et pour l'abbé autant. Puis il mit (304) en avant les avantages qui pourraient en résulter, la fin du scandale qui désolait l'église romaine, mère de toutes les églises, et dit que la concupiscence, qui est la racine de tous les maux, n'aurait plus d'aliments dès que personne ne serait tenu, pour traiter une affaire dans la cour de Rome, d'offrir des présents, ou celui à qui on les offrirait de les recevoir.

Le procurateur de l'archevêque de Lyon répondit à cela: «Seigneur, nous ne voulons en aucune façon être sans amis dans la cour de Rome, ni ne trouvons mauvais d'être généreux.» D'autres firent valoir les inconvénients d'une pareille mesure75, ce qu'il faudrait dépenser en biens, en conseils, en aides et en démarches obséquieuses: car, disaient-ils, dans chaque diocèse ou au moins dans chaque province il y aura perpétuellement un envoyé de Rome à titre de procurateur romain. Il ne se contentera point de ce qu'il aura en propre, mais il exigera des contributions et des procurations fort lourdes des églises principales et même des églises secondaires, en sorte que personne ne sera à l'abri, et que sous le nom de procurateur, il exercera réellement les fonctions de légat. Ils ajoutèrent que le trouble serait porté dans les chapitres; que le seigneur pape, quand il voudrait, donnerait mission à son procurateur ou à un autre d'assister en son nom aux élections; que l'élection serait influencée, et qu'avec le temps elle se trouverait dévolue à la cour de Rome, qui dans toutes ou dans (305) la plupart des églises, placerait soit des Romains,soit des gens qui lui seraient particulièrement dévoués; en sorte que ni les prélats indigènes ni les princes n'y auraient plus aucune part, puisqu'il y aurait partout des ecclésiastiques plus occupés de défendre les intérêts de la cour de Rome que ceux du roi ou du royaume. Ils déclarèrent, en outre, que si le revenu de ces prébendes était distribué avec proportion, toute la cour de Rome deviendrait riche, puisqu'elle recevrait beaucoup plus que le roi même; et qu'ainsi les plus grands deviendraient non-seulement riches, mais très-riches. Or, comme le ver rongeur des riches c'est l'orgueil, il arriverait que les plus grands de la cour de Rome dédaigneraient d'écouter les causes ou les remettraient à des termes fort éloignés, et que leurs inférieurs feraient à regret les expéditions. N'en fait-on pas déjà la trop manifeste expérience, puisque dès à présent ils traînent les affaires en longueur, même après avoir reçu les rétributions ou l'assurance de les recevoir? Ainsi la justice serait en péril et les complaignants réduits à mourir à la porte des Romains qui exerceraient alors une domination absolue: de plus, comme la cupidité a des sources intarissables, ils feraient par d'autres ce qu'ils font maintenant par eux-mêmes, et procureraient à leurs gens de plus grands présents que ceux qui sont donnés aujourd'hui. Car peu de chose, c'est rien aux yeux des riches cupides. De grandes richçsses rendraient les Romains insensés et, parmi les familles puissantes s'élèveraient de si violentes séditions qu'on pourrait craindre la (306) ruine de la ville entière: Rome n'en était pas déjà si complètement exempte. Enfin, ils dirent qu'en supposant que ceux qui étaient prélats à cette époque s'obligeassent [pour eux-mêmes], leurs successeurs n'accepteraient pas cet engagement et ne ratifieraient pas cette obligation. Ils conclurent en terminant ainsi leur requête: «Seigneur, soyez touché de zèle pour l'église universelle et pour le saint siège de Rome; car, si l'oppression devenait générale, on pourrait craindre que la révolte ne le fût aussi; ce dont Dieu nous garde.» Le légat parut ébranlé par toutes ces raisons et par cette opposition unanime; il répondit: «que quand il était à la cour romaine, il n'avait jamais consenti à cette exaction; qu'il n'avait reçu les lettres du pape à ce sujet qu'après être entré en France, et qu'il en avait été sensiblement affligé. Il ajouta qu'en faisant une proposition de cette nature il avait eu en vue une condition tacite, à savoir que l'empire et les autres royaumes y consentiraient. Il déclara enfin qu'il ne ferait plus de nouvelles tentatives sur ce point jusqu'à ce que les prélats dans les autres royaumes eussent donné leur consentement, consentement qu'il n'espérait même pas pouvoir obtenir.

Othon, nonce du pape, est rappelé malgré lui à Rome. — Croisade contre le comte de Toulouse. — Henri III ajourne son projet de descente en Guyenne. — Cette même année, au moment où maître Othon, nonce du seigneur pape, allait partir à l'époque du (307) carême pour le Northumberland, afin d'y lever les procurations désirées par son avarice, et était déjà parvenu à Northampton, il y fut arrêté par des lettres du seigneur pape, écrites sous l'inspiration de l'archevêque de Cantorbéry: elles lui retiraient tout pouvoir, et lui enjoignaient de revenir à Rome aussitôt qu'il les attrait reçues. A la vue de ces lettres, Othon fronça le sourcil, changea de visage et les jeta au feu avec colère. Il changea de route sur-le-champ et quitta l'Angleterre, les coffres vides, et couvert de confusion, après avoir chargé Étienne, archevêque de Cantorbéry, selon l'ordre contenu dans les lettres du seigneur pape, de convoquer le roi et tous les prélats d'Angleterre, et de transmettre audit pape leur réponse sur la proposition qui avait donné lieu à l'envoi dudit Othon. Maître Othon ayant donc montré son dos à l'Angleterre, Étienne, archevêque de Cantorbéry, convoqua en concile à Westminster, après Pâques, tous ceux qui étaient intéressés dans cette affaire: il fit lire la lettre dont nous avons parlé, relative aux bénéfices que l'église romaine revendiquait pour elle, en présence du roi et des prélats d'Angleterre qui s'étaient empressés de se rendre à l'appel d’Étienne. Quand cette lettre eut été entendue et bien comprise, chacun se disait: «Mais voyez donc la convoitise de ces Romains, qui n'appliquent guère ce précepte de morale:

C'est la modération et non l'abondance qui rend l'homme content; ce n'est point la médiocrité, mais la voracité des désirs qui le rend pauvre.

Alors le roi, ayant consulté à part les prélats et plu- (308) sieurs seigneurs, fit cette réponse à l'archevêque: Le seigneur pape nous conseille une mesure qui intéresse la chrétienté tout entière. Or, comme nous sommes placés presqu'à l'extrémité de l'univers, quand nous aurons vu comment les autres royaumes se seront comportés à cet égard, nous suivrons l'exemple qu'ils nous donneront, et le seigneur pape peut compter qu'il ne trouvera pas de serviteurs plus empressés que nous.» Cela dit, chacun eut la permission de se retirer.

Vers le même temps, une prédication générale fut faite dans le pays de France par Romain, légat du pape, pour que tous ceux qui pouvaient porter les armes prissent la croix et se levassent contre le comte de Toulouse et ses sujets, infectés, fut-il dit, du poison de l'hérésie. Sur cette prédication, une grande foule de prélats et de laïques se croisèrent, les uns plutôt par crainte du roi de France, les autres plutôt par le désir de s'attirer la faveur du légat, que par zèle pour la justice. En effet, beaucoup de gens regardaient comme un abus criant d'aller attaquer un homme qui était bon chrétien; surtout quand il était constant pour tous que dans le dernier concile tenu à Bourges le comte avait sollicité et supplié le légat de se rendre à chacune des villes de sa terre, et d'interroger les habitants sur les articles de foi; lui disant que s'il trouvait quelqu'un dont les opinions différassent des opinions catholiques, lui, Raymond, en ferait pleine justice, selon le jugement prononcé par la sainte église; que s'il trouvait quelque ville rebelle, lui, (309) Raymond, autant qu'il le pourrait faire, la forcerait, ainsi que les habitants, à donner satisfaction. Il s'engageait pour lui-même, en admettant qu'il eût péché en quelque chose, et quoique sa conscience ne lui reprochât rien, à donner pleine satisfaction à Dieu et à la sainte église, comme doit le faire un fidèle chrétien, et même, si le légat l'exigeait, à subir un examen sur la foi. Mais le légat ne voulut rien entendre; et le comte, tout bon catholique qu'il était, n'eut de grâce à espérer que s'il renonçait à son héritage, et se dépouillait, lui et ses héritiers76. Le roi de France, ayant pris la croix sur les exhortations dudit légat, ne voulut commencer l'expédition qu'après avoir obtenu du seigneur pape des lettres prohibitoires adressées au roi d'Angleterre. Ces lettres lui défendaient, sous peine d'excommunication, d'inquiéter le roi de France, ou de prendre les armes contre lui pour au- (310) cune des terres qu'il possédait présentement à tort ou à raison, tant que ledit roi serait au service du pape et de l'église romaine, à l'effet d'exterminer les hérétiques albigeois, ainsi que leur fauteur et complice, le comte de Toulouse; mais lui ordonnaient au contraire de ne pas tarder à lui donner aide et conseil pour l'exaltation de la foi. Cette précaution prise, le roi de France et le légat fixèrent un jour définitif à tous les croisés: ceux-ci durent se trouver à Lyon avec armes et chevaux le jour de l'Ascension du Seigneur, sous peine d'excommunication, afin de se mettre en marche, sous leur conduite, pour l'expédition projetée.

Cependant le roi d'Angleterre, qui désirait ardemment faire une descente à main armée dans les provinces d'outre-mer, rassembla ses conseillers, et fit lire devant eux la missive du seigneur pape, leur demandant avis sur le cas qu'il fallait faire d'une pareille défense. Les prélats et les seigneurs furent tous d'accord pour différer l'entreprise que le roi souhaitait, et pour attendre ce qui adviendrait de l'expédition du roi de France, qui s'était engagé dans une guerre si difficile et si coûteuse. Le roi d'Angleterre était fort inquiet de son frère Richard, qui faisait alors des incursions en Gascogne, et cette inquiétude lui inspirait le vif désir d'aller le rejoindre. Mais tandis qu'il était ainsi préoccupé du sort de son frère et des secours à lui donner, arrivèrent des messagers et des lettres qui lui annoncèrent que son frère était bien portant et sain et sauf, et que tout lui réussissait (311) à souhait. Il y avait en outre, à cette époque, parmi les conseillers du roi, un homme fort babile en astrologie77, nommé maître Guillaume de Pierrepont, qui ne cessait d'assurer au roi que si le roi de France persévérait dans l'expédition commencée, ou il n'en reviendrait point vivant, ou il éprouverait un désastre terrible dans sa gloire, dans ses biens et dans ses gens. Le roi, joyeux de ce qu'il venait d'apprendre, céda aux avis de ses conseillers.

Mort de Richard du Marais, évèque de Durham. — Vision d'un moine à son sujet. — Dissentiment au sujet de l'élection de son successeur. — Cette même année, Richard du Marais, évêque de Durham, se rendait à Londres, où jour avait été pris relativement à la honteuse querelle que cet éternel persécuteur des moines et des religieux soutenait contre les moines de son église; il traînait après lui un nombreux cortège de légistes à la voix retentissante. Arrivé au bourg de Saint-Pierre, il s'arrêta dans l'abbaye. Là, après un splendide repas, il se mit au lit le soir, et, le lendemain matin, le soleil étant déjà élevé sur l'horizon, ses clercs, en entrant dans sa chambre pour le réveiller, le trouvèrent sans souffle, et sans vie. Interdits à cette vue et fort chagrins, ils cachèrent la mort de Richard pendant toute la journée, parce qu'il avait expiré sans s'être confessé, ni avoir reçu  le viatique. Enfin ils annoncèrent au prieur et au (312) couvent la mort misérable de l'évêque: on disposa en toute hâte une litière pour transporter le corps à l'église de Durham, où il devait être enseveli. Richard mourut le premier jour du mois de mai, après avoir occupé l'épiscopat environ neuf ans. Dès sa jeunesse, il avait été le flatteur empressé des rois, l'exécuteur de leurs ordres, et pour les maisons religieuses, un tonloier78 exécrable. Un moine de Durham composa sur lui l'épitaphe suivante:

Vous qui désirez les grandeurs, vous qui avez soif de la louange et du faste, votre soif sera apaisée si vous voulez réfléchir à mon sort. Vous qui gouvernez les peuples, souvenez-vous sur toutes choses que la mort impitoyable n'épargne pas les plus haut placés. Vous qui êtes au-dessus des autres, j'étais semblable à vous, vous ne l'ignorez pas. Vous serez ce que je suis: vous marchez en courant pour me rejoindre79

En parlant de cet évêque, nous ne pensons pas devoir passer sous silence ce qui arriva deux ans environ avant sa mort. L'ancien roi d'Angleterre Jean apparut au milieu de la nuit à un moine de Saint-Albans qui demeurait alors à Tynemouth: ce (313) moine avait été le familier tant du roi Richard, que dudit roi Jean; il avait été envoyé par eux soit à Rome, soit en Écosse, soit en plusieurs autres lieux, pour diverses affaires qui les concernaient, et, dans toutes ces missions, son zèle à les servir lui avait attiré leur faveur; il s'appelait Raymond, et avait été jadis prieur de l'église de Saint-Albans. Ce moine donc reposant dans son lit, ledit roi Jean lui apparut vêtu de ses habits royaux, c'est-à-dire de cette étoffe qu'on appelle vulgairement impériale. Le moine le reconnut, et, se souvenant parfaitement qu'il était mort, lui demanda comment il se portait. Alors le roi: «Je me porte plus mal que qui que ce soit. Ces vêtements que tu vois sont tellement ardents et lourds, que nul d'entre les hommes qui vivent sur la terre ne pourrait les toucher tant ils sont brûlants, ni les supporter tant ils sont lourds, sans mourir sur-le-champ. Cependant, par la clémence et la grâce ineffable de Dieu, par les abondantes distributions d'aumônes de mon fils Henri, par le culte pieux qu'il rend dévotement au Seigneur, j'espère pouvoir obtenir un jour miséricorde. Je supplie donc instamment ta fraternité de dire à Richard du Marais, maintenant évêque de Durham, que si, avant de mourir, il ne se corrige de ses désordres et ne purifie sa vie souillée, en se repentant et en donnant satisfaction convenable, sa place, qui est dans l'enfer, est prête et l'attend. S'il refusait d'ajouter foi à tes paroles et à mes conseils, voici des marques de ma pré-  (314) sence qui lui ôteront toute incertitude: un jour que nous étions seuls dans un lieu qu'il connaît parfaitement, il me donna un conseil aussi funeste pour moi que pour lui, celui d'enlever aux moines de Cîteaux leur laine d'une année80, et me donna aussi plusieurs autres conseils odieux que j'ai suivis, et dont je suis puni maintenant par d'inexprimables tortures, qui lui sont réservées à son tour. S'il fait encore difficulté d'ajouter foi à mes avis, qu'il se souvienne que dans ce même lieu et à cette même heure il m'a donné une pierre précieuse qu'il avait achetée fort cher.» A ces mots, le roi disparut, et le moine éveillé ne put se rendormir.

Après la mort de Richard, évêque de Durham, le prieur et le couvent demandèrent au roi la permission d'élire un pasteur. Le roi leur présenta Lucas, son chapelain, et insista vivement pour qu'ils le reçussent pour pasteur. Les moines répondirent qu'ils ne recevraient personne avant qu'une élection canonique eût lieu préalablement. Le roi, de son côté, jura avec serment qu'ils resteraient sept années (315) sans évêque, s'ils ne décernaient les honneurs pontificaux audit Lucas. Mais le couvent, le jugeant indigne d'une si grande dignité, élut, sur l'avis commun des frères, maître Guillaume, clerc de la communauté, archidiacre de Worcester, homme lettré et honnête, et ils voulurent faire ratifier cette élection par le roi. Le roi refusa en s'appuyant sur quelques frivoles objections; alors les moines députèrent à Rome quelques-uns des frères pour faire confirmer l'élection par l'autorité apostolique. Le roi en étant instruit fit partir pour Rome l'évêque de Chester et le prieur de Lenton, pour empêcher que les moines réussissent dans leur demande. La discussion dura longtemps et l'affaire traîna en longueur.

Siège d'Avignon par le roi de France. — Mortalité et famine. — Mort du roi de France à Montpensier. — Prise de la ville par ruse. Cependant le jour de l'Ascension du Seigneur était venu, jour définitif fixé aux croisés français par le roi de France et par le légat. Lorsque tout fut prêt pour l'expédition, le roi partit de Lyon avec une armée qui paraissait invincible; il était suivi du légat, des archevêques, des évêques et des prélats des églises. Cette armée s'élevait à cinquante mille chevaliers et hommes d'armes à cheval, sans compter les fantassins dont le nombre dépasse tout calcul. Le légat excommunia publiquement le comte de Toulouse et tous ses adhérents, et interdit sa terre. Le roi se mit en route, bannières déployées et boucliers brillants au soleil, et (316) s'avança avec un appareil si terrible, que l'armée, toute rangée en bataille81, parvint dans le pays du comte de Toulouse. Enfin, la veille de la Pentecôte, toutes les troupes furent réunies devant Avignon: des villes de la dépendance dudit comte, c'était la plus proche. Les croisés se proposèrent de l'attaquer et de détruire la terre dudit comte, hommes et biens, depuis un bout jusqu'à l'autre. Le roi et le légat demandèrent d'abord insidieusement passage aux habitants de la ville; ils dirent qu'ils étaient venus avec des intentions pacifiques, et qu'ils ne demandaient passage à travers la ville que pour abréger leur route. Les habitants, s'étant consultés sur cette demande, ne voulurent pas ajouter foi à ces promesses pacifiques, et répondirent qu'on demandait l'entrée dans leur ville plutôt à mauvaise intention que pour prendre un chemin plus court. Alors le roi entra en fureur, et jura qu'il ne se retirerait pas avant d'avoir pris la ville. Aussitôt il fit placer ses machines en lieux convenables, et ordonna qu'on battit les murailles sans relâche. Alors eurent lieu des assauts terribles, où, des deux côtés, on tirait tout le parti possible des pierriers, des machines à lancer des flèches, des machines à miner, des machines pour combattre à couvert, des frondes, des épées, des lances, des boucliers, des casques, des masses d'armes, des cuirasses et des traits. La ville d'Avignon qui, avant cette époque, n'avait pas encore subi de (317) siége régulier, et dont les abords étaient inconnus aux ennemis, était bien défendue à l'extérieur par des fossés, des murailles, des tours et des remparts; à l'intérieur, par des chevaliers et plusieurs milliers de sergents, munis d'armes et de chevaux: des pierres y étaient entassées, des amas de flèches tout prêts, les portes solides, les machines dressées, les vivres abondants. Enfin, elle était en état de ne pas craindre les efforts des assaillants. Les défenseurs de la place rendaient intrépidement pierres pour pierres, traits pour traits, épieux pour épieux. En fait d'inventions meurtrières, ils ne le cédaient pas aux Français, qu'ils accablaient de blessures incurables.

Le siège durait depuis longtemps, et les vivres commençant à manquer, un grand nombre d'hommes périssaient [parmi les croisés]. En effet, le comte de Toulouse, en guerrier d'expérience, était venu dans le pays avant l'arrivée des Français; il avait emporté tout ce qui pouvait servir de nourriture, et emmené au loin les vieillards, les femmes, les enfants, ainsi que les animaux et les bêtes de somme, enlevant toutes ressources aux croisés. Sa prévoyance même exposait à la disette non-seulement les hommes, mais encore les chevaux de guerre et les bêtes de somme, parce que ledit comte avait fait labourer les prairies de tout le pays, et que les chevaux n'avaient pour subsister que les fourrages apportés de France. Aussi, forcées par la nécessité, plusieurs troupes d'hommes d'armes sortirent du camp, afin d'aller chercher des vivres pour les hommes, et des fourrages pour les (318) bêtes, et s'emparèrent, dans les environs, de quelques bourgades qui leur résistaient. Mais maintes fois le comte de Toulouse, qui se tenait en embuscade avec ses soldats, leur fit éprouver des pertes considérables. Les assiégeants avaient à redouter des périls de tout genre. Ils étaient exposés surtout à une mortalité qui se jetait sur les hommes et sur les chevaux, à des traits meurtriers, aux pierres énormes lancées du haut des remparts, et à une famine générale qui exerçait principalement ses ravages parmi les pauvres privés d'aliments et dépourvus de l'argent qui aurait pu leur en procurer. Pour combler les misères qui désolaient l'armée des croisés, les cadavres des hommes et des bêtes, étendus çà et là, donnaient naissance à de grosses mouches toutes noires: ces insectes s'introduisaient avec un affreux bourdonnement dans les tentes, les pavillons et tous les lieux couverts, souillaient les mets et les boissons: personne ne pouvait les chasser ni des coupes ni des plats, et leur piqûre (?) causait une mort instantanée. La douleur dù roi, et surtout du légat, était extrême; car si une armée, partie en si grand appareil, était forcée de revenir sans avoir rien fait, ce serait une honte, aussi bien pour les Romains que pour les Français. Alors les chefs de l'armée, voyant que les délais ne faisaient qu'augmenter la mortalité, cherchèrent à ranimer les grands et les petits pour donner un assaut général à la ville. En conséquence, une si grande multitude d'hommes d'armes se précipita sur le pont qui mène du côté de la ville, au delà du fleuve (319) du Rhône, que ce pont, soit qu'il eût été brisé par les habitants, soit qu'il cédât sous le poids des combattants, s'écroula, et fit tomber dans ce fleuve très-rapide trois mille hommes d'armes environ. De là, cris de joie et triomphe des assiégés, douleur et confusion des Français. Alors les habitants, saisissant le moment favorable où les Français étaient à table, occupés à boire et à manger, firent un jour une furieuse sortie, et, tombant sur les ennemis qui ne s'y attendaient point, tuèrent aux Français deux mille hommes. Puis, après avoir fait cette incursion, ils rentrèrent dans la ville sans avoir perdu aucun des leurs. Le roi de France, saisi de consternation, ordonna qu'on jetât tous les cadavres dans le Rhône, à cause de l'odeur qui s'en exhalait: la multitude des morts empêchait de songer à un autre moyen de sépulture. Les Français creusèrent, entre eux et la ville, un fossé assez large et assez profond: forcés qu'ils étaient, par les assiégés, de se tenir à distance. Le légat, et tous les prélats qui l'avaient suivi, ne pouvant trouver d'autres moyens de se venger, prononcèrent anathème contre le comte de Toulouse, les habitants d'Avignon, et tout le peuple du pays.

Alors Louis, roi de France, pour échapper à la contagion qui désolait le camp, se retira dans une abbaye appelée Montpensier, qui n'était pas fort éloignée du siège, en attendant que la ville fût prise82. (320) Là Henri, comte de Champagne, qui avait déjà passé cinquante jours au siège, vint le trouver et lui demanda, selon la coutume de France, permission de retourner chez lui. Le roi la lui ayant refusée, le comte répondit qu'ayant fait ses cinquante jours de service militaire83, il n'était plus tenu à rien et ne voulait pas rester plus longtemps. Aces mots, le roi, entrant dans une violente colère, lui jura avec seraient que s'il lui arrivait de quitter l'armée, il dévasterait sa terre par le fer et par le feu. Mais le comte (ce fut du moins le bruit qui courut) lui fit prendre un breuvage empoisonné: car il brûlait d'un amour ardent et illégitime pour la reine, femme de Louis, et, dans l'emportement de sa passion, il ne pouvait souffrir (321) de retards84. Après le départ du comte, le roi tomba malade: bientôt on désespéra de ses jours, et le poison s'étant glissé jusqu'aux sources de la vie, Louis fut à l'extrémité. Cependant d'autres assurent qu'il mourut non pas de poison, mais de la dyssenterie. Le roi ayant donc expiré, Romain, qui remplissait les fonctions de légat du saint-siége apostolique, ainsi que les autres prélats qui formaient son conseil secret, jugèrent bon de cacher la mort du roi jusqu'à ce que la ville se fût rendue; parce que, si le siège était levé, il en naîtrait un grand scandale. Le légat et les autres prélats qui se trouvaient au camp annoncèrent en conséquence que le roi était retenu par une grave indisposition, mais que les médecins lui promettaient une convalescence prochaine; ils exhortèrent en même temps les chefs de l'armée à presser vivement la ville. Le corps du roi défunt fut salé: ses entrailles furent déposées dans l'abbaye de Montpensier, et ses restes furent enveloppés dans des toiles cirées et dans des cuirs de bœufs. Alors le légat et les prélats revinrent diriger les opérations du siège, après avoir laissé dans l'abbaye des gens chargés de veiller sur le corps du roi. Mais le légat voyant qu'on n'avançait à rien et qu'au contraire les désastres et les calamités augmentaient, envoya un messager dans la ville, sur l'avis des principaux du camp. Il faisait (322) offrir aux assiégés un sauf-conduit pour venir et s'en retourner sans être inquiétés, et les conjurait de lui envoyer douze des premiers de la ville, et cela le plus tôt possible, pour traiter de la concorde et de la paix.

Des otages ayant donc été donnés en garantie, douze habitants se rendirent à l'entrevue sollicitée par le légat et on s'y occupa d'y rédiger un traité de paix, Le légat chercha à persuader aux habitants de se rendre, leur promettant à eux et aux leurs entière sécurité pour leurs biens et possessions, ainsi que le maintien de toutes leurs libertés et d'une manière aussi pleine et aussi complète qu'ils les avaient jamais possédées. Les habitants répondirent à cela qu'ils ne se rendraient en aucune façon pour vivre sous le pouvoir des Français, dont ils avaient éprouvé trop de fois l'orgueil, l'insolence et la cruauté. Enfin, après une longue discussion85, le légat demanda qu'on le laissât, lui et les prélats présents, entrer dans Avignon pour y examiner la foi des habitants; affirmant avec serment qu'il n'avait fait trainer le siège en longueur que dans l'intention de sauver les âmes. Il ajouta que le bruit de l'hérésie qui s'était répandue dans leur ville était venu jusqu'au pape, et que lui-même était bien aise de savoir si ce bruit était justifié par ce fait. Les habitants, ayant confiance dans sa promesse et ne soupçonnant pas que celle proposition cachait des projets sinistres, accordèrent au légat ce qu'il demandait, à condition et en exigeant le ser- (323) ment qu'il n'entrerait dans leur ville qu'avec les prélats et leur simple escorte. Mais, comme nous l'avons fait pressentir, les Français entrèrent à la suite du légat, dès que les portes furent ouvertes, au mépris du serment juré et par une indigne trahison. Ils s'emparèrent des habitants, les chargèrent de chaînes, en tuèrent un grand nombre, mirent la ville au pillage, et vainqueurs, mais par surprise, détruisirent les villes et les murailles de cette noble cité. Enfin le légat, après avoir mis dans la ville une garnison de Français, leva le siège, rapporta à Paris le corps du roi défunt, accompagné par les prélats, et le fit ensevelir, comme il convenait à un roi, dans le tombeau de ses prédécesseurs. Le roi Louis mourut- dit-on, au mois de septembre. Sa mort fut cachée pendant un mois et même plus. Quant à ceux qui vinrent au siège avec le roi, on assure qu'il en périt plus de vingt-deux mille, qui, tués par l'épée, qui, noyés dans le fleuve, qui, enlevés par la peste et par la mortalité, laissant à leurs fils et à leurs femmes un long sujet de pleurs et de gémissements. Ce résultat prouve, d'une manière évidente, que cette guerre avait été entreprise injustement, bien plutôt dans un but de convoitise que pour étouffer les erreurs hérétiques.

Couronnement de Louis IX. — Mécontentement des grands vassaux. — Faits divers. — Après la mort du roi de France Louis, sa femme Blanche convoqua une assemblée générale des archevêques, des (324) évêques, des autres prélats des églises, et des seigneurs vassaux de la couronne, pour assister au couronnement de Louis, son fils, et fils du feu roi, qui devait avoir lieu à Paris, la veille des calendes de décembre. Mais avant le jour fixé le plus grand nombre des seigneurs demandèrent, selon la coutume de France, la mise en liberté du comte de Flandre, Ferrand, du comte de Boulogne, Regnauld, et généralement de tous les prisonniers, qui, au grand détriment des libertés du royaume [disaient-ils], étaient détenus dans les fers et sous bonne garde depuis douze ans. Quelques-uns d'entre eux demandèrent en outre qu'on leur restituât leurs terres que le feu roi Louis et son père Philippe avaient saisies et détenaient, depuis longtemps au mépris de toute justice. Ils ajoutèrent que nul dans le royaume de France n'avait dû être dépouillé d'aucun de ses droits que par jugement des douze pairs, ni personne être attaqué en guerre, sans qu'on lui eût annoncé cette guerre un an auparavant et sans qu'il se fût prémuni. Ils terminèrent en disant que dès que ces abus seraient corrigés, ils s'empresseraient de se rendre à la cérémonie du couronnement. Sur le conseil du légat, la reine, qui craignait qu'un délai ne devint dangereux, convoqua le clergé du royaume et le petit nombre de seigneurs qu'elle put rassembler et fit couronner roi, le jour de saint André apôtre, son fils, enfant à peine âgé de dix ans. Le duc de Bourgogne, le comte de Champagne, le comte de Bar, le comte de Saint-Paul, le comte de Bretagne, et, en un mot, (325) presque tous les grands vassaux de la couronne, se dispensèrent d'assister à cette cérémonie86: ils se préparaient plutôt au combat qu'a l'unité de la concorde et de la paix. On répandait en outre un bruit que j'ai honte de rapporter: c'est que le seigneur légat avait de coupables liaisons avec la reine Blanche; mais il est impie d'ajouter foi à cette calomnie semée par quelques esprits jaloux. C'est le propre d'une âme bonne de juger en bien dans une question douteuse. Cette même année, le quatrième jour avant les nones d'octobre, un dimanche, le bienheureux François mourut dans la ville d'Assise, lieu de sa naissance, à Sainte-Marie-de-la-Portiuncule. Lui-même y avait fondé l'ordre des frères Mineurs. Après avoir passé vingt années dans un parfait attachement au Christ, menant la vie et suivant les traces des apôtres, il s'envola vers la contemplation des choses célestes; et quand il eut mérité d'être glorifié par Dieu et de recevoir la récompense de ses bonnes œuvres, il fut enterré dans ladite ville. On trouvera à la date de l'année suivante, 1227, de plus amples détails sur sa vie, ses mœurs et sa règle.

Cependant le roi d'Angleterre ayant appris le soulèvement des seigneurs dont nous avons parlé, en (326) voya dans les province d'outre-mer Gaultier, archevêque d'York, et Philippe d'Albiny, chevalier, avec d'autres ambassadeurs, vers les seigneurs de Normandie, d'Anjou, de Bretagne et de Poitou, qui, en bon droit, étaient tenus de vasselage envers lui. Il leur fit savoir qu'il désirait se rendre auprès d'eux et les con jura de l'accueillir avec bienveillance et fidélité.

Mort de Falcaise. — Présage. — Faits divers. — Cette même année, Falcaise, banni d'Angleterre, se disposait à y revenir après avoir terminé, à forée d'argent, ses affaires en cour de Rome, lorsqu'il finit à San Ciriaco87 sa vie criminelle. Un affreux brigandage avait été sa seule occupation: il avait dépouillé cruellement le bourg de Saint-Albans, tué un grand nombre d'hommes, emmené les autres en captivité, et extorqué tant de l'abbé que du bourg une forte somme d'argent, sans laquelle il aurait livré aux flammes l'abbaye, le monastère et le bourg. Il arriva à cette époque qu'étant venu à Saint-Albans pour s'y entretenir avec Pandolphe, évêque de Norwich, l'évêque, en le voyant venir à lui, lui demanda, en présence de l'abbé et de beaucoup d'autres, s'il avait offensé en quelque chose le bienheureux Albans. Falcaise ayant répondu qu'il n'avait offensé en rien le bienheureux martyr, l'évêque reprit: «Je vous demandais cela parce qu'une de ces dernières nuits, tandis que je dormais dans mon lit, je me suis vu (327) en songe transporté dans l'église de Saint-Albans. Là, m'étant prosterné devant le maître-autel et m'étant retourné après avoir fait une prière, je vous aperçus debout dans le chœur des moines. Puis, en regardant en haut, je vis une grosse et lourde pierre tomber du haut du clocher sur votre tête avec tant d'impétuosité que votre tête et votre corps furent écrasés; puis vous disparûtes subitement, comme si la terre vous eût englouti. Aussi je vous conseillé, si vous vous rappelez avoir offensé en quelque point le martyr, de lui donner satisfaction à lui et à tous les siens, avant que cette pierre tombe sur votre tête.» Mais le misérable se contenta de demander pardon de ses violences à l'abbé et du couvent, et déclara formellement qu'il ne ferait aucune restitution des choses enlevées, quoiqu'il le pût; Aussi est-il évident que cette satisfaction fut nulle; Car le péché n'est point remis si la chose enlevée n'est rendue. Une autre fois, Falcaise ayant exhaussé son étang à Luiton, au grand détriment et dommage du couvent, l'abbé se plaignit à lui que l'eau, en débordant, détruirait les blés dont l'époque de maturité n'était pas éloignée: «La seule chose qui me peine, répondit cet inique et méchant homme, c'est de n'avoir pas attendu que la récolte tout entière fût resserrée dans les greniers, pour que l'eau en y pénétrant la gâtât sans ressource.» Or, il sentit une pierre tomber sur sa tête, quand peu de temps après ses frères et ses amis furent pendus à Bedfort, quand il sévit lui-même pauvre et banni, et quand enfin il (328) mourut d'une mort misérable. Plaise à Dieu que cette pierre, bien plus redoutable dans les enfers ne l'écrase pas encore aujourd'hui. Il mourut empoisonné, après s'être gorgé d'un poisson dont la chair est très venimeuse88. Aussi, s'étant couché après avoir mangé, on le trouva mort, déjà noir et fétide. Il ne put ni faire de testament ni recevoir le viatique qui sauve; il expira abandonné et fut enterré aussitôt sans aucun appareil: ainsi il recueillit le fruit de ses œuvres, et cette misérable fin, qui terminait dignement sa criminelle vie, n'arracha de larmes à personne. Cette même année moururent Benoît, évêque de Rochester, et Pandolphe, évêque de Norwich. Pandolphe eut pour successeur Thomas de Blundeville, clerc de l'échiquier royal, qui dut surtout son élévation au grand justicier, Hubert de Bourg. Il reçut le bénéfice de consécration des mains d'Étienne, archevêque de Cantorbéry, le plus proche dimanche avant la nativité du Seigneur.

Henri III lève des impôts injustes. — Exactions. — Mort du pape Honorius; Grégoire lui succède. — Les ambassadeurs envoyés par Henri III aux seigneurs français reviennent sans avoir réussi dans leur mission. L'an du Seigneur -1227, le roi d'Angleterre Henri passa les fêtes de Noël à Reading; et pendant les (329) mêmes jours de Noël mourut, au grand chagrin et regret de plusieurs, Guillaume, comte d'Essex, jeune homme d'une bravoure distinguée et d'une généreuse munificence. Le roi étant venu à Londres, reprocha aux habitants d'avoir donné, à son propre préjudice, à Louis, roi de France, présentement mort, cinq mille marcs d'argent à son départ d'Angleterre. Aussi, sur le conseil de quelques esprits chicaniers89, il les força à lui payer la même somme. Il leur prit en outre la quinzième partie de tous leurs meubles et de toute leur substance, selon ce qui avait été imposé à toute l'Angleterre. Il exigea des bourgeois de Northampton douze cents livres d'aide, sans compter le quinzième que tous sans exception devaient payer. Les religieux eux-mêmes et les clercs bénéficiers furent forcés de donner ce quinzième de tous leurs biens, tant possessions ecclésiastiques que possessions laïques. Et l'appel qu'ils avaient adressé au seigneur pape ne leur servit à rien; car, contrairement à toute règle reçue, les archevêques et les évêques, en vertu de l'autorité papale et par la censure ecclésiastique, obligèrent à payer ceux sur lesquels le bras laïque n'avait pas d'action et qui se virent alors privés de tout secours.

Vers le même temps, le roi d'Angleterre tint une assemblée à Oxford au mois de février. Là, il se déclara, en présence de tous, en âge de majorité, et an- (330) nonça que, sorti de tutelle, il réglerait lui-même d'une manière souveraine les affaires de l'état. Ainsi, après avoir eu pour premier tuteur et pour guide Guillaume Maréchal tant qu'il vécut, et ensuite Pierre, évèque de Winchester, il se débarrassa, par le conseil d'Hubert de Bourg, grand justicier du royaume, des avis et de la surveillance dudit évêque et de ses amis, qui jusque-là avaient été en quelque sorte ses gouverneurs: il alla même jusqu'à les éloigner de sa cour et de son palais. Dans cette même assemblée, le roi fit révoquer90 et casser toutes les chartes relatives aux libertés des forêts qui avaient été promulguées dans les différentes provinces et quoiqu'elles fussent en vigueur depuis deux ans dans tout le royaume; sous prétexte que ces chartes avaient été obtenues et ces libertés écrites et signées, tandis qu'il était encore en tutelle et qu'il n'avait pouvoir ni de son corps ni de son sceau: que par conséquent ce qui avait été usurpé à tort ne pouvait avoir aucune valeur. Cette mesure excita de violents murmures dans l'assemblée, et tous accusèrent le grand justicier d'être l'auteur de ce changement pernicieux; Dès ce moment, en effet, le roi le prit tellement en amitié qu'il n'écoutait que lui et regardait tous les autres conseillers du royaume comme rien. Alors on fit savoir aux religieux et aux autres qui voulaient conserver leurs libertés, qu'ils eussent à faire viser leurs chartes par le nouveau sceau du roi, sans quoi le roi regarderait (331) les anciennes chartes comme nulles et de nul effet. Ceux qui se soumirent à cette disposition ne furent pas taxés selon leurs moyens, mais obligés de payer les sommes qu'il plut au grand justicier de fixer.

Cette même année, mourut le pape Honorius. Grégoire, évêque d'Ostie, lui succéda le quinzième jour avant les calendes d'avril. Vers le même temps, aux approches de la fête de Pâques, l'archevêque d'York, l'évêque de Carlisle, et Philippe d'Albiny, chevalier, tous trois députés du roi, revinrent d'outre-mer en Angleterre. Ils avaient été envoyés vers les seigneurs de ces provinces qui, de droit immémorial, étaient vassaux du roi d'Angleterre, et cette ambassade avait pour objet de décider les susdits seigneurs, par des paroles insinuantes et par de grandes promesses, à bien recevoir le roi d'Angleterre qui voulait se rendre auprès d'eux, et à le reconnaître pour leur seigneur naturel. Mais disons en quelques mots ce qui était advenu. Avant que les ambassadeurs du roi fussent arrivés dans les provinces qui leur étaient désignées, le roi de France, par l'intervention de sa mère, avait fait la paix avec ses barons et avait reçu leur hommage, en leur distribuant largement les terres et les châteaux appartenant au roi [d'Angleterre], et se faisant des amis avec le Mammon91 d'iniquité. Le comte de Bretagne, à qui les ambassadeurs avaient demandé sa fille pour l'unir au roi d'Angleterre, leur avait répondu qu'il avait fait alliance et paix avec le roi de (332) France, et qu'il ne voulait violer sa parole en aucune façon. Les ambassadeurs étant donc revenus vers le roi lui racontèrent par ordre ce qui s'était passé. Vers le même temps, au mois de mai, Richard, frère du roi, revint en Angleterre et fut reçu avec honneur par le roi et par les seigneurs du royaume. Vers le même temps, Henri de Sanford, archidiacre de Cantorbéry, canoniquement élu à l'évêché de Rochester, reçut le bénéfice de consécration des mains d'Étienne, archevêque de Cantorbéry. Cette même année, aux nones de février, le roi investit par le glaive Hubert, grand justicier d'Angleterre, du comté de Kent.

Querelle entre les barons et le roi d'Angleterre. — Prophétie. — Grande levée de croisés pour la Terre-Sainte. — Lettre du pape Grégoire sur l'expédition qui en fut la suite. — Cette expédition manque par la faute de l'empereur Frédéric. — Vers le même temps, le septième jour avant les ides de juillet, une querelle s'éleva entre le roi d'Angleterre et son frère Richard, comte de Cornouailles: en voici le sujet. Le roi Jean, père de Henri, avait donné de son vivant, à un Allemand nommé Waleran, alors châtelain de Berkamsted, un manoir qui appartenait au comté de Cornouailles. Le comte Richard, à son retour d'outre-mer, ayant su que ce manoir dépendait de son comté, en ordonna la confiscation, jusqu'à ce que Waleran eût prouvé quels étaient ses titres de possession. Ledit Waleran en fut informé, et il vint en toute hâte trou- (333) ver le roi à qui il se plaignit de son frère Richard. Alors le roi envoya par lettres-un message à son frère, lui ordonnant de rendre le manoir de Waleran, aussitôt ces lettres vues. Richard les ayant reçues, vint à son tour trouver précipitamment le roi, et n'eut pas besoin d'avocat pour lui prouver évidemment, par de justes et éloquents motifs, que ce manoir lui appartenait; il ajouta qu'il était prêt à se soumettre sur ce point au jugement de la cour du roi et des seigneurs du royaume. A ce mot de seigneurs, le roi et le grand justicier se récrièrent en donnant les signes d'une violente colère. Le roi enjoignit à son frère, avec emportement et d'un ton bref, de rendre sur-le-champ le manoir à Waleran ou de sortir d'Angleterre pour n'y plus rentrer. Le comte répondit avec fermeté qu'il ne rendrait pas le manoir à Waleran, et qu'il ne sortirait pas du royaume avant d'avoir été jugé par ses pairs. Cela dit, le comte se hâta de retourner en son hôtel. Alors le justicier, à ce qu'on prétend, craignant que le comte ne troublât la paix du royaume, donna au roi le conseil d'envoyer la nuit suivante des hommes d'armes qui saisiraient son frère endormi, et de le tenir sous bonne garde, s'il voulait jouir d'une paix durable. Mais le comte, averti par ses amis, quitta la ville sans délai, accompagné d'un seul cavalier, et il n'arrêta sa monture qu'à son arrivée à Reading. Ses compagnons d'armes qui l'avaient suivi le matin, trouvèrent leur seigneur dispos et joyeux au lieu du rendez-vous. Le comte se dirigea du côté de Marlborough (334) ou il trouva Guillaume Maréchal, son ami et lié avec lui par un serment92, Il lui raconta tout ce qui s'était passé. De là, tous deux se rendirent auprès du comte de Chester, et ils lui rapportèrent la chose en détail. Une ligue fut formée, des lettres répandues partout, une nombreuse armée levée; et bientôt Ranulf, comte de Chester, le comte Guillaume Maréchal, le comte Richard, frère du roi, Gilbert, comte de Glocester, Guillaume, comte de Warenne, Henri, comte de Héreford, Guillaume, comte de Ferrières, Guillaume, comte de Warvick, ainsi que beaucoup de barons et une grande multitude d'hommes d'armes se trouvèrent rassemblés à Stanford, avec armes et bagages. Alors ils firent savoir au roi, avec d'orgueilleuses menaces, qu'il eût à réparer sur-le-champ l'outrage fait à son frère, imputant du reste le tort de cet excès, non pas à lui, mais à son justicier. Ils ajoutèrent d'un ton impérieux, qu'il fallait que le roi leur rendît sans retard, et munies de son sceau, les chartes des libertés des forêts dont naguère à Oxford il avait ordonné la révocation, lui déclarant qu'en cas de refus ils tireraient l'épée et sauraient bien le forcer à donner sur tous ces points satisfaction convenable. Le roi leur fixa jour pour le huit avant les noues d'août, à Northampton, promettant de leur faire rendre pleine justice. Les parties s'étant assemblées dans ladite ville au jour fixé, le roi sur les instances des sei- (335) gneurs, donna à son frère, le comte Richard, tout le douaire de sa mère. Il y ajouta toutes les terres qui en Angleterre appartenaient au comte de Bretagne, ainsi que les possessions dont lui-même était maître depuis la mort récente du comte de Boulogne. Cela fait, chacun se retira tranquillement chez soi.

Cette même année, un ermite qui demeurait au milieu des Alpes, en récitant un jour son psautier selon sa coutume, était arrivé au psaume Exurgat Deus, lorsqu'il trouva le psaume enlevé et à la place ces paroles écrites93: «Le Romain se soulèvera contre le Romain, et le Romain sera substitué au Romain. La verge des pasteurs de Rome sera moins lourde, et la consolation sera dans le repos. Les zélés seront troublés et prieront, et la tranquillité de plusieurs sera dans les larmes. L'humble se jouera du furieux, la fureur s'éteindra et ou pourra la manier. Un nouveau troupeau arrivera au faîte, et ceux qui sont habitués à la mollesse et au luxe94 se nourriront d'aliments grossiers. L'espérance de ceux qui espéraient a été frustrée, ainsi que le repos de ceux qui consolaient, repos dans lequel ils mettaient leur confiance. Ceux qui marchant dans les ténèbres reviendront à la lumière, et ce qui était dispersé en plusieurs lieux sera réuni pour former un tout solide95. Un (336) gros nuage fera tomber de la pluie parce qu'est né celui qui doit changer le siècle. La fureur s'élèvera contre la simplicité, et la simplicité affaiblie, expirera. L'honneur se changera en déshonneur et la joie de plusieurs se changera en deuil.» La suite des événements, à la bien examiner, jettera du jour sur cette prophétie et en facilitera l'interprétation.

Cette même année, à la fin du mois de juin, une grande levée de croisés fut faite dans tout l'univers pour secourir les saints lieux. La multitude en fut telle, que dans le seul royaume d'Angleterre plus de soixante mille hommes valides partirent, à ce qu'on assure, sans compter les vieillards et les femmes. C'est du moins ce qu'assura maître Hubert, l'un des prédicateurs de l'expédition en Angleterre, déclarant en vérité que tel était le nombre inscrit sur son registre. Tous et surtout les pauvres en qui la grâce divine aime à se reposer et à faire prospérer l'œuvre de la croix, se préparèrent à l'expédition avec un zèle si fervent, qu'ils s'attirèrent sans aucun doute la faveur du Tout-Puissant qui leur fut révélée par des signes manifestes. En effet, la nuit de la nativité du bienheureux Jean-Baptiste, le Seigneur se montra crucifié dans le firmament en faisant paraître une croix éclatante où son corps était suspendu, percé par les clous et par la lance, et couvert de sang. Le Sauveur du monde, en se montrant ainsi à ses fidèles, annonçait qu'il était satisfait de la dévotion des peu- (337) ples. Un marchand qui conduisait un chariot chargé de poisson à vendre aperçut cette vision avec beaucoup d'autres personnes, non loin du bourg qu'on appelle Woxebrugge. A cette vision inattendue, le marchand, ébloui par cette splendeur et comme ravi en extase, resta stupéfait et perdit en quelque sorte la conscience de lui-même. Cependant le fils de cet homme, qui était son seul compagnon, fit revenir son père à lui et l'engagea à s'arrêter dans cet endroit pour y glorifier le Seigneur qui avait daigné lui montrer une telle vision. Le lendemain et les jours suivants, partout où il mit son poisson en vente, il raconta à tous, en invoquant le témoignage de son fils, la vision céleste dont il avait été témoin. Beaucoup ajoutèrent foi à leurs paroles: plusieurs n'en tinrent nul compte, jusqu'à ce que leur incrédulité eût été vaincue par des visions semblables et plusieurs fois répétées, qui apparurent vers le même temps en différents lieux. Ainsi le Dieu mort sur la croix daignait ouvrir les cieux et révéler miraculeusement et avec une lumière éclatante sa gloire aux gens de peu de foi, ainsi qu'il avait fait à l'époque de la prédication de maître Olivier en Allemagne. Parmi ceux qui partirent d'Angleterre pour la sainte entreprise, deux hommes vénérables, Pierre, évêque de Winchester et Guillaume, évêque d'Exeter, se mirent en route. Leur absence dura près de cinq ans, et ils accomplirent méritoirement et heureusement leur vœu de pèlerinage, au salut et à la gloire de plusieurs et particulièrement des Anglais.

(338) La lettre suivante, adressée par le pape Grégoire à tous les fidèles chrétiens, explique clairement pourquoi cette prédication eut un si grand succès: «Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles du Christ, salut, etc... Sachez tous, tant que vous êtes, que nous avons reçu des provinces d'Orient une lettre ainsi conçue: «Gérold, par la miséricorde divine, patriarche de Jérusalem; Pierre, archevêque de Césarée, humble et indigne légat du saint-siége apostolique; Nicolas, archevêque de Nazareth, et Nicolas, archevêque de Narbonne; Pierre, évêque de Winchester, et Guillaume, évêque d'Exeter; les grands-maîtres des Hospitaliers de Saint-Jean, de la milice du Temple, et des Hospitaliers Teutoniques, à tous les fidèles en Jésus-Christ qui ces présentes verront, salut. Nous sommes forcés de vous annoncer à tous, tant que vous êtes, la pressante nécessité à laquelle nous sommes réduits, nous et l'affaire de Jésus-Christ, qui a versé son sang pour tous les fidèles. En effet, il est arrivé que l'illustre seigneur, le sérénissime empereur, malgré les sollicitations d'un zèle ardent, et l'abondante effusion de nos larmes, n'a point passé en Syrie dans la traversée du mois d'août dernier, comme nous l'espérions communément, et comme lui-même l'avait promis. Dès lors les pèlerins, qui avaient devancé son arrivée en Orient, apprenant que ledit empereur n'était point venu par la flotte du mois d'août, se sont rembarqués au nombre de quarante mille hommes valides et plus, et sont repartis par les vaisseaux qui (339) les avaient amenés, méfiant leur confiance plutôt dans un homme que dans le Seigneur. Après le départ de ceux-ci, il restait ici environ huit cents chevaliers, qui n'avaient qu'une parole et qu'un même cri: «Ou rompons la trêve, ou allons nous-en.» On les retint, non sans peine, en leur disant que le noble seigneur duc de Limbourg y commanderait l'armée, au nom du seigneur empereur. Alors les hommes sages, et principalement les grands-maîtres des Hospitaliers, des Templiers et des chevaliers Teutoniques tinrent conseil pour savoir s'il fallait rompre la trêve. [Il fut décidé] que le duc agirait comme il jugerait convenir le mieux aux intérêts de la chrétienté et de la Terre-Sainte. Il advint donc que le duc, après avoir requis et reçu des avisa ce sujet, comparut devant nous et devant plusieurs personnages du pays, au jour fixé spécialement pour cette conférence. Là il nous déclara clairement qu'il voulait rompre la trêve, et qu'il nous demandait aide et conseil pour retirer le plus de profit et de succès possible de cette détermination. Nous fîmes observer au duc et à quelques-uns de ses conseillers qu'il était dangereux de rompre la trêve; que c'était en outre peu honorable, puisqu'elle avait été confirmée par serment. Ils nous répondirent que le seigneur pape avait excommunié tous les croisés qui ne voudraient point passer en Terre-Sainte à la traversée d'août, quoiqu'il sût bien que ladite trêve devait durer encore près de deux ans; que cela leur avait fait comprendre que le pape ne voulait pas que la trêve fût observée; et que d'ailleurs (340) les pèlerins étaient décidés à ne pas rester plus longtemps oisifs. Si par malheur une partie des croisés se retire, disaient beaucoup d'autres, les Sarrazins, nonobstant la trêve, viendront fondre sur ceux qui resteront. Plusieurs envisageaient ainsi la chose: Coradin est engagé dans une guerre sanglante contre les émirs de Hama, de la Chamelle, et d'Alep. Dans ce moment plus que dans tout autre, il doit craindre que la trêve ne soit rompue par les chrétiens. Si cela arrive, il est vraisemblement à croire que Coradin, se voyant menacé de tous côtés, offrira une paix avantageuse. On délibéra mûrement et longtemps sur toutes ces raisons: enfin il n'y eut qu'une seule idée et qu'une seule voix: marcher à la cité sainte que notre Seigneur Jésus-Christ a consacré par son propre sang. Et pour nous procurer plus facilement accès jusqu'à elle, il fut décidé, d'un commun accord, qu'on fortifierait d'abord Césarée et ensuite Joppé, opération qu'on espérait terminer avant la traversée du mois d'août suivant; et qu'on partirait au commencement de l'hiver pour la maison du Seigneur, joyeux et secondés par son secours. Cette décision fut publiée hors de la ville d'Acre aux approches de la fête des apôtres Simon et Jude, en présence de tous les pèlerins, et il fut solennellement ordonné que tous se tinssent prêts à partir pour Césarée la veille de la Toussaint. A cette nouvelle, les pèlerins, qui ignoraient jusque-là la résolution prise par l'armée de marcher sur Jérusalem, après qu'on aurait fortifié les deux places susdites, furent aussitôt saisis d'un tel (341) enthousiasme, que c'était un spectacle à tirer des larmes de tous les yeux: chacun se sentait animé par la grâce de l'Esprit saint, au point qu'un seul aurait pu vaincre mille et douze mille ennemis. Il n'est donc pas besoin d'insister par de longues supplications auprès de votre piété: les circonstances où nous sommes parlent d'elles-mêmes, et prouvent que des secours ne peuvent être différés: un délai serait fort dangereux, tandis que la célérité produira les plus grands avantages. Le sang du Christ crie de terre vers chacun de vous: une armée humble et peu nombreuse, mais dévouée, vous supplie de la secourir en toute hâte: elle a confiance dans le Seigneur, et elle espère que l'entreprise, humblement commencée, doit-être, grâce à lui, terminée heureusement96.» Vous donc tous en général, et chacun en particulier, qui, par la foi, êtes revêtus du Christ, préparez-vous courageusement à secourir la Terre-Sainte: c'est là une cause commune, la cause de votre foi et de toute la foi chrétienne. Pour nous, nous ne cesserons, Dieu aidant et agissant, de donner nos soins au succès de l'expédition, espérant avec confiance que, par le courage et la persévérance des fidèles, la chose sera menée à bon terme. Donné à Latran, le 10 avant les calendes de janvier, l'an premier de notre pontificat.»

Or, l'empereur des Romains, Frédéric, à qui le pape avait fixé pour terme, ainsi qu'aux autres croisés, la traversée d'août dont nous avons parlé, le mena- (342) çant d'excommunication, s'il n'accomplissait pas a lors son vœu de pèlerinage, était venu aux bords de la  Méditerranée, et s'était embarqué avec peu de monde. Mais après avoir fait semblant de se diriger vers la Terre-Promise, il se prétendit, au bout de trois jours, atteint d'une indisposition subite, et déclara qu'il ne pouvait supporter plus longtemps les désagréments de là mer et la malignité de l'air, sans courir péril de mort. Aussi il rebroussa chemin, et rentra dans le port d'où il était parti six jours auparavant. Ce qui fit qu'une foule de pèlerins, qui étaient venus avant lui en Terre-Sainte, de diverses contrées du monde, dans l'espérance de l'avoir pour chef et pour défenseur contre les ennemis de la croix, apprenant que ledit empereur n'était point arrivé à la traversée d'août, comme il l'avait promis, tombèrent dans la consternation, et repartirent, au nombre de plus de quarante mille hommes d'armes, sur les vaisseaux qui les avaient amenés. Cette action de l'empereur eut des résultats funestes, et tourna à la honte et au préjudice de toute la croisade. C'est pour cela (beaucoup du moins le pensèrent) que le Sauveur du monde, ainsi que nous l'avons dit, se fit voir à son peuple, étendu sur la croix, percé de clous et couvert de sang, comme s'il portait plainte à chacun et à tous du tort que l'empereur lui faisait.

Miracles de saint François d'Assise. — Confirmation par le pape de la règle de saint François. — Prédication et mort admirable de saint François. — (343) Concours du peuple à ses funèrailles. — Le pape confirme la règle des frères Mineurs. — Règle des frères Mineurs. — Vers le même temps, un frère de l'ordre des Mineurs, nommé François, qui avait été l'instituteur de cet ordre dans la ville d'Assise, commença à devenir célèbre par ses miracles: voici ce qu'on raconte de sa vie. Ledit François était d'une noble naissance, mais la pureté de ses mœurs le rendit bien plus illustre. Après avoir passé dans l'innocence les années de son enfance, il se mit à réfléchir mûrement sur les plaisirs de ce monde et sur la vicissitude des choses humaines. L'objet ordinaire de ses pensées était la vanité de ce qui finit ici-bas. Car il avait appris dans l'étude de la théologie et dans les lettres sacrées, auxquelles il s'était adonné dès son jeune âge, et qu'il possédait parfaitement, combien il devait mépriser la vicissitude des choses qui pétrissent, et combien il devait aspirer de toutes ses forces à la contemplation du royaume céleste. Pour exécuter plus librement en fait le projet qu'il avait conçu dans son esprit, il renonça au riche héritage de ses parents, ainsi qu'à tous les plaisirs du siècle, revêtit le capuchon et le cilice, ne porta plus de chaussures, et macéra sa chair dans les veilles et dans les jeûnes, Conformément à la pauvreté volontaire dont il avait fait choix, il résolut de n'avoir rien en propre, et de ne se procurer de nourriture que par les aumônes qu'il recevrait des fidèles à titre de charités. Si quelquefois il se trouvait avoir du superflu après le plus frugal repas, il ne gardait rien pour le lendemain, et (344) donnait tout aux pauvres. Il dormait la nuit tout habillé, se servait d'une natte au lieu de matelas, mettait sous sa tète une pierre pour oreiller, et se contentait pour couverture de nuit du capuchon et du cilice dont il marchait revêtu pendant le jour. C'est ainsi qu'embrassant le genre de vie des apôtres, et marchant nu-pieds dans les voies de l’Évangile, il remplissait l'office de prédicateur, les jours de dimanche et de fête, dans les églises paroissiales et dans les autres assemblées des fidèles. Ses paroles faisaient d'autant plus d'impression dans le cœur de ceux qui l'écoutaient, que François était plus détaché des désirs charnels et des grossiers appétits du ventre. Or, l'homme de Dieu, voulant réaliser son salutaire projet, rédigea par écrit la règle qu'il s'était imposée, ainsi que plusieurs autres articles qui sont encore aujourd'hui scrupuleusement observés par les frères de cet ordre. Il présenta cette règle au pape Innocent, siégeant dans le consistoire à Rome, et demanda que sa requête fût confirmée par le siège apostolique.

Le pape, en jetant les yeux sur François, remarqua avec étonnement ses misérables habits, son visage malpropre, sa longue barbe, ses cheveux en désordre, ses sourcils noirs et pendants; puis, s'étant fait lire l'écrit, et trouvant la règle trop rigoureuse et impossible à exécuter, il jeta sur lui un regard de mépris, et lui dit: «Allez, mon frère, allez chercher des pourceaux avec qui vous avez bien plus de rapports qu'avec les hommes; roulez-vous avec eux dans la boue, donnez-leur la règle que vous avez ré- (345) digée, et adressez-leur vos prédications.» A ces mots, François baissa la tête et sortit. Ayant rencontré des pourceaux, il se roula si longtemps avec eux dans la boue, qu'il n'était que fange de la tête aux pieds. Dans cet état, il retourna au consistoire, et se présenta aux regards du pape, en lui disant: «Seigneur, j'ai fait ainsi que vous me l'avez commandé: accordez-moi maintenant, je vous prie, ce que je demande.» Le pape, admirant cette action, se repentit fort de l'avoir méprisé, et, rentrant en lui-même, il lui dit d'aller se laver et de revenir vers lui. François alla aussitôt se. nettoyer de ses souillures, et rentra en toute hâte. Le pape, touché de sa persévérance, accueillit sa requête; il lui accorda, par privilège de l'église romaine, le pouvoir de prédication, ainsi que la permission d'établir sa règle, et le renvoya en le bénissant. Alors le serviteur de Dieu, François, construisit un oratoire dans la ville de Rome, pour y moissonner les fruits de la contemplation, et il entreprit, en guerrier intrépide, un combat spirituel contre les esprits malins et les tentations de la chair.

François parcourut donc l'Italie entière et tous les pays; mais c'était surtout dans la ville de Rome qu'il remplissait avec zèle les fonctions de prédicateur. Or, le peuple romain, ennemi de toute vertu, méprisait tellement les prédications de l'homme de Dieu, qu'il ne voulait ni l'écouter, ni assister à ses saintes exhortations. Enfin, voyant que, pendant plusieurs jours, les Romains faisaient fi de ses prédications, François (346) leur reprocha vivement leur endurcissement. «Je pleure douloureusement, s'écria-t-il, sur votre misère, parce que non-seulement vous me méprisez, moi, le serviteur du Christ, mais qu'aussi vous le méprisez lui-même en ma personne, puisque je vous prêche la parole du Rédempteur du monde. De ce pas je quitte votre ville, en appelant en témoignage de votre aveuglement celui qui est un témoin fidèle dans les cieux. Je m'en vais, à votre honte, prêcher la parole du Christ aux bêtes brutes et aux oiseaux du ciel. Eux écouteront avec soumission et obéissance les paroles du salut.» En effet, il sortit de Rome. Arrivé au faubourg, il aperçut dans les voiries des corbeaux, des milans et des pies, ainsi qu'une foule d'oiseaux qui voltigeaient dans les airs. Il s'arrêta, et leur dit: «Je vous ordonne, au nom de Jésus-Christ, qui a été crucifié par les Juifs, et dont ces misérables Romains ont dédaigné la parole, de venir à moi. Écoutez la parole de Dieu au nom de celui qui vous a créés, et qui vous a sauvés des eaux du déluge dans l'arche de Noé.» A son commandement, toute cette multitude d'oiseaux s'approcha aussitôt de lui, l'entoura, fit silence, et cessa tout caquetage. Pendant une demi-journée, elle fut attentive aux paroles de l'homme de Dieu, ne quitta point la place, et resta les yeux fixés sur le visage du prédicateur. Ce fait miraculeux étant venu à la connaissance des Romains qui sortaient de la ville ou qui y rentraient, et ayant été renouvelé par l'homme de Dieu qui, pendant trois jours, ras- (347) sembla les oiseaux autour de lui, le clergé et le peuple sortirent de Rome, et ramenèrent l'homme de Dieu à la ville avec de grands témoignages de respect. Désormais il attendrit leurs cœurs obstinés et endurcis, en y faisant fructifier l'huile d'une prédication fervente, et il les rappela aux bonnes œuvres. Bientôt son nom commença à devenir tellement célèbre dans toutes les contrées d'Italie, que beaucoup de nobles hommes, suivant son exemple, abandonnèrent le siècle avec ses vices et ses concupiscences, et prirent François pour leur maître. Ainsi fut fondé l'ordre des frères qu'on appelle Mineurs, qui, au nombre de dix sept, se mirent à parcourir l'univers, habitant dans les villes et dans les bourgs, entrant dans les villages et dans les églises paroissiales, prêchant la parole de vie, répandant la semence des vertus dans des terres incultes, et offrant au Seigneur d'abondantes moissons. Et ce n'était pas seulement sur les fidèles qu'ils faisaient tomber la semence de la parole divine et la rosée de la doctrine céleste: ils allaient jusque chez les Gentils et chez les nations des Sarrasins, à qui ils rendaient témoignage de la vérité. Là, plusieurs d'entre eux obtinrent la palme du martyre:

Enfin, après que l'ami de Dieu, François97, eut pendant plusieurs années, ainsi que ses frères, prê- (348) ché l'Évangile de paix dans la ville de Rome et dans les lieux circonvoisins, qu'il eut fait fructifier abondamment, en usurier pieux, le talent qui lui avait été prêté, et qu'il l'eut rendu à celui qui le lui avait confié, l'heure arriva où il devait quitter ce monde pour passer au Christ, et recevoir, en récompense de ses travaux, la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment. Quinze jours avant qu'il abandonnât sa dépouille corporelle, des blessures par lesquelles le sang coulait sans relâche parurent à ses pieds et à ses mains, comme elles parurent sur le Sauveur du monde, suspendu au bois de la croix, quand il fut crucifié par les Juifs. Son côté droit rendait une si grande abondance de sang, et était tellement ouvert, qu'on apercevait les battements du cœur. Il se fit alors un grand concours de personnes, (349) curieuses d'être témoins de ce miracle; des cardinaux même vinrent rendre visite à François, et lui demandèrent l'explication de ce prodige: «Ce prodige a été révélé en ma personne, leur répondit-il, à ceux à qui j'ai prêché le mystère de la croix, pour que vous ayez foi en celui qui a souffert sur la croix pour le salut du monde les blessures que vous voyez aujourd'hui; et aussi pour que vous sachiez que je suis le serviteur de celui dont je vous ai prêché l'élévation en croix, la mort et la résurrection. De plus, pour écarter toute incertitude de votre esprit, et pour que vous persévériez dans cette croyance jusqu'à la fin, ces blessures que vous voyez sur mon corps, si ouvertes et si sanglantes, se fermeront dès que je serai mort, et paraîtront aussi saines que le reste de ma chair.» Sur-le-champ il fut délivré des liens du corps, sans aucune douleur ni agonie, et rendit son âme à son Créateur. Dès qu'il eut expiré, aucun des stigmates qu'il avait au côté, aux pieds et aux mains, ne resta visible. L'homme de Dieu ayant été enseveli dans son oratoire, le pontife romain l'inscrivit au catalogue des saints, et institua la commémoration solennelle du jour où il avait quitté cette chair périssable98.

Cependant le seigneur pape, voyant le succès de l'œuvre pieuse des frères Mineurs et leur nombre s'accroître de jour en jour, suivit le sage conseil de saint Gamaliel99. Il comprit qu'à l'aide du Seigneur (350) cette œuvre prendrait un heureux développement; mais il fixa dans de certaines limites leur règle et leur genre de vie, pour que l'ordre des frères Mineurs ne tournât pas à la diminution et au détriment des autres ordres religieux. Il décida: qu'ils parcourraient les villes et les châteaux pour la propagation de l’Évangile et la réformation des mœurs, enseignant plutôt par la gravité de leurs actions et la pauvreté de leurs vêtements, que par des paroles dures et des reproches violents; ne méprisant ni ne dédaignant ceux qui sont adonnés à la gourmandise et à la recherche des habits, parce qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de connaître le cœur de tous les hommes, et accomplissant à la lettre et en réalité leur vœu de pauvreté: car une trop grande humilité qui s'échappe en paroles altières est l'indice évident d'un orgueil caché; que dans leurs prédications ils ne toucheraient ni ne saisiraient personne [avec la main]; que s'il leur arrivait d'entendre la confession de quel- (351) qu'un, ils ne la révéleraient en aucune façon, quel que fût l'éloignement des lieux où ils se trouveraient, de peur qu'il n'en naquît scandale, ou que la réputation de quelqu'un ne fût dénigrée, ou que la paix de l'Église, établie régulièrement et fermement sur la pierre [de Rome], par les saints apôtres et par les grands docteurs de la foi, n'éprouvât dommage dans les choses temporelles, et ne fût troublée de toute autre manière; qu'ils feraient, relativement aux péchés, des questions prudentes, de peur d'apprendre, eux qui étaient simples, des énormités inouïes et inconnues; qu'ils ne jetteraient personne dans le désespoir par les tableaux effrayants de l'enfer, ou par des menaces, ou par des reproches amers, mais plutôt qu'ils relèveraient les âmes par des consolations spirituelles100; que les frères Mineurs, en parlant d'eux-mêmes, ne laisseraient point à d'autres les exemples d'humilité [qu'ils devaient donner], et qu'ils ne mettraient ni leur règle ni leurs statuts au-dessus de la règle et des statuts d'autres ordres religieux; qu'ils seraient contents d'être misérables, besoigneux et pauvres, pour le Christ [seulement], et non par orgueil, afin de paraître meilleurs que les autres; (352) qu'ils n'aspireraient point aux privilèges ou aux dignités, au détriment de qui que ce fût; qu'ils ne prêcheraient pas sans en avoir demandé et obtenu la permission, et qu'ils ne prendraient point sur eux de s'ingérer d'eux-mêmes dans les affaires d'autrui. — Quand François, ce nouveau disciple du Seigneur, eut rédigé les statuts irrévocables qui devaient régir lui et ses sectateurs, le seigneur pape approuva, annota et confirma sa règle; il ordonna qu'elle serait observée inviolablemeut et à perpétuité, par lui et par ses frères. La voici:

«Ceci est la règle et le genre de vie des frères Mineurs: à savoir, l'observation du saint Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ, en vivant dans l'obéissance, sans avoir rien en propre, et dans la chasteté. Frère François promet obéissance et respect au seigneur pape Honorius101, et à ses successeurs canoniquement élus, et à l'église romaine; et les autres frères sont tenus d'obéir à frère François et à ses successeurs.

«Si quelqu'un veut prendre ce genre de vie et vient trouver nos frères, que nos frères l'envoient à leurs généraux provinciaux; parce qu'à ceux-là seuls, et non à d'autres, est donnée permission de recevoir les frères. Que les généraux examinent soigneusement cette personne sur la foi catholique et sur les sacre- (353) ments ecclésiastiques. Ceux qui se présenteront devront avoir une complète croyance, vouloir la professer fidèlement, et y persévérer fermement jusqu'à la fin: ils ne seront point mariés, ou, s'ils le sont, leurs femmes entreront aussi dans un monastère, à moins qu'on ne leur délivre permission, avec l'autorité de l'évêque diocésain, lorsqu'ils auront fait préalablement vœu de continence, et quand leurs femmes seront d'un âge à ne point donner lieu de soupçonner qu'ils puissent enfreindre ce vœu; alors on leur dira ces paroles du saint Évangile: «Allez et vendez tout ce qui est à vous»; et ile feront en sorte de distribuer leurs biens aux pauvres. S'ils ne le peuvent faire, la bonne volonté suffira. Que les frères et les généraux veillent à ce qu'ils ne soient pas inquiétés pour leurs biens temporels, afin qu'ils en fassent l'usage que le Seigneur leur insérera. Si cependant ils demandent conseil, les généraux auront liberté de les envoyer vers quelques hommes craignant Dieu, par le conseil desquels ils puissent distribuer leurs biens aux pauvres; ensuite qu'on leur donne les vêtements d'épreuve, c'est-à-dire deux tuniques sans capuce, une ceinture, des haut-de-chausses, avec chaperon descendant jusqu'à la ceinture; à moins que les susdits généraux n'en jugent autrement, selon Dieu. L'année d'épreuve étant terminée, qu'ils soient reçus à l'obédience, promettant d'observer toujours ce genre de vie et cette règle; et dès lors, d'après le commandement du seigneur pape, ils ne pourront, en aucune façon, abandonner cet ordre; car il est dit dans l'Évangile: (354) «Celui qui met la main à la charrue, et qui regarde derrière soi, n'est point propre au royaume de Dieu.» Que ceux qui auront fait vœu d'obéissance reçoivent une tunique avec capuchon, et une autre sans capuchon, s'ils le désirent. Ceux qui y seront forcés par la nécessité, auront la permission de porter des chaussures; que tous les frères soient revêtus d'habits grossiers, et puissent les raccommoder avec des morceaux de sacs et autres pièces102, en bénissant Dieu. Je les engage et les exhorte tous à ne pas mépriser et à ne pas juger les hommes qu'ils voient revêtus d'habits moelleux, aux couleurs brillantes, et usant de nourritures et de boissons recherchées; mais que plutôt chacun d'eux se juge et se méprise lui-même.

«Que les clercs célèbrent l'office divin selon les canons de la sainte église romaine, sauf pour le psautier, à partir duquel ils pourront prendre les bréviaires. Quant aux laïques, qu'ils disent vingt-quatre Pater noster pour les matines, cinq pour laudes, sept pour prime, autant pour tierce, autant pour sexte, autant pour none; pour vêpres, douze; pour compiles, sept; et qu'ils prient pour les trépassés. Que le jeûne dure depuis la Toussaint jusqu'à la nativité du Seigneur. Quant au saint carême, qui commence à l’Épiphanie, et qui continue quarante jours durant, et que Notre-Seigneur a consacré par son saint jeûne, (355) ceux qui l'observeront en jeûnant volontairement seront bénis de Dieu, et ceux qui ne voudront pas l'observer n'y seront pas tenus; mais l'autre carême, qui dure jusqu'à la résurrection du Seigneur, est obligatoire. Aux autres époques de l'année, on ne sera point tenu de jeûner, si ce n'est à la sixième férie. En cas de nécessité manifeste, les frères ne seront point tenus au jeûne corporel. Je donne conseil, avertissement et exhortation à mes frères en Jésus-Christ de ne point engager de discussions quand ils vont par le monde, de ne point quereller en paroles, et de ne pas juger les autres; mais de se montrer doux, pacifiques, modestes, affables, humbles, et de parler amicalement à tous, comme il convient. Ils ne devront se servir de cheval que dans le cas de nécessité manifeste ou de maladie; quand ils entreront dans une maison, la première parole qu'ils diront, ce sera: «La paix soit sur cette maison.» Et, selon l'Évangile, il leur sera permis de manger de tous les aliments qui leur seront présentés.

J'enjoins formellement aux frères tous tant qu'ils sont, de ne recevoir ni par eux-mêmes, ni par tierce personne, en aucune façon des deniers ou quelque argent que ce soit. Cependant que les généraux et les gardiens, mais eux seuls, veillent avec sollicitude par le moyen d'amis spéciaux sur les besoins des malades, et sur les vêtements à donner aux frères, d'après les lieux, les temps, la rigueur des climats et selon qu'ils jugeront bon de pourvoir à la nécessité: toujours en faisant réserve, comme nous l'avons dit, pour les deniers (356) ou l'argent que les frères ne devront pas recevoir.

«Que les frères à qui Dieu a donné la grâce de travailler, travaillent fidèlement et dévotement: de façon que tout en chassant l'oisiveté qui est l'ennemie de l'âme, ils n'éteignent pas en eux l'esprit de méditation et de prière, à qui tous les soins temporels doivent être subordonnés. En récompense de leur labeur, ils pourront recevoir pour eux et pour leurs frères les choses nécessaires au corps, mais non les deniers ou l'argent; et cela avec humilité comme il convient à des serviteurs de Dieu, et à des sectateurs de la très-sainte pauvreté.

«Que les frères ne s'approprient rien, ni maison, ni terrain, ni chose aucune; qu'ils soient comme des pèlerins et des étrangers dans le siècle, qu'ils servent le Seigneur dans la pauvreté et l'humilité, qu'ils recueillent les aumônes avec confiance, et il ne faut pas qu'ils en rougissent, parce que le Seigneur s'est fait pauvre pour nous dans le monde. C'est cette élévation d'une pauvreté sublime qui vous rend, mes très-chers frères, les héritiers et les rois du royaume des cieux, qui vous fait pauvres en biens, mais riches en vertus; c'est elle qui conduit à la terre des vivants; qu'elle soit notre partage. Attachez-vous complètement à elle, mes très-chers frères; ne possédez jamais rien autre chose sous le ciel, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Que partout où les frères seront et se rencontreront, ils soient de bons serviteurs les uns pour les autres, et que l'un ne craigne pas de s'ouvrir à l'autre sur ses besoins, avec confiance et (357) sans détour. Car si une mère nourrit et chérit son fils selon la chair, avec combien plus de zèle encore un frère doit nourrir son frère spirituel? Si quelqu'un des frères tombe malade, les autres frères devront le servir comme ils voudraient être servis eux-mêmes.

«Si quelqu'un des frères, à l'instigation de l'ennemi des hommes, vient à pécher mortellement, et si ce sont des péchés de telle nature qu'il ait été réglé entre les frères qu'on s'adresserait aux seuls généraux provinciaux, les susdits frères devront le faire le plus tôt qu'ils pourront et sans délai. Les généraux, s'ils sont prêtres, infligeront la pénitence avec miséricorde; et s'ils ne sont point prêtres, ils la feront infliger par d'autres prêtres de l'ordre, ainsi qu'ils jugeront le plus convenable selon Dieu; et ils doivent prendre garde de se mettre en colère et de s'emporter à cause du péché de quelqu'un; puisque la colère et l'emportement nuisent à la charité en eux et dans les autres.

«Que tous les frères soient tenus d'avoir toujours un des frères de cet ordre pour général et pour serviteur de toute la fraternité, et qu'ils soient ténus de lui obéir expressément. S'il vient à décéder, l'élection de son successeur sera faite par les généraux103 provinciaux, et par les gardiens, dans le chapitre de la Pentecôte, où les généraux provinciaux seront toujours tenus de se trouver, quel que soit le lieu où le général de l'ordre aura convoqué ledit chapitre. Il aura lieu au moins une fois en trois ans, ou à un terme plus (358) éloigné ou plus rapproché, selon ce qu'aura établi et réglé ledit général. S'il vient à être notoire à la totalité des généraux provinciaux et des gardiens, que ledit général ne peut suffire au service et à l'utilité commune des frères, les susdits frères à qui l'élection est confiée, sont tenus au nom de Dieu d'élire un autre pour gardien. Après le chapitre de la Pentecôte, les généraux provinciaux seulement et les gardiens, s'ils le veulent et selon qu'ils le jugeront convenable, pourront, une fois dans la même année, convoquer dans leurs gardes les frères à un chapitre.

«Que les frères ne prêchent point dans l'évêché de quelque évêque, lorsqu'il s'y sera opposé. Qu'aucun des frères n'ose prendre sur lui de prêcher au peuple, s'il n'a été examiné par le général de tout l'ordre, et s'il n'a reçu de lui avec l'approbation permission et office de prédication. J'engage aussi et j'exhorte les mêmes frères à user dans les prédications qu'ils feront de paroles pesées et retenues, qui tournent au profit et à l'édification des peuples, leur exposant le bien et le mal, la peine et la récompense, et tout cela en termes brefs; parce que le Seigneur ne s'est pas servi sur la terre de longs discours.

«Que les frères qui sont les généraux et les serviteurs des autres frères, visitent et avertissent leurs frères humblement et qu'ils les corrigent charitablement, ne leur ordonnant rien qui soit contre leur conscience et contre notre règle. Que les frères qui sont soumis, se souviennent qu'en vue de Dieu ils ont fait abnégation de leur propre volonté: aussi, je leur enjoins (359) formellement d'obéir à leurs généraux, dans tout ce qu'ils ont promis à Dieu d'observer, et qui ne sera point contraire à leur conscience et à notre règle. Partout où se trouveront les frères, s'il arrive qu'ils sachent et connaissent qu'ils ne pourront observer la règle spirituellement, ils devront, s'ils le peuvent, s'adresser à leurs généraux. Les généraux devront les recevoir charitablement et affectueusement, et les traiter avec assez de familiarité pour que ceux qui viennent les trouver, puissent parler et agir comme avec leurs serviteurs. Et ils doivent être ainsi, parce que les généraux ne sont que les serviteurs de tous les frères. J'exhorte et j'engage les frères en notre Seigneur Jésus-Christ, à se garder de tout orgueil, vaine gloire, envie, avarice, soin et souci de ce monde, médisance et murmure; qu'ils ne cherchent point à apprendre les lettres, s'ils les ignorent; mais qu'ils fassent attention que par-dessus tout ils doivent avoir l'esprit du Seigneur et sa sainte coopération, le prier sans cesse avec un cœur pur, posséder l'humilité, la patience dans les persécutions et dans les maladies, enfin chérir ceux qui les persécutent, les réprimandent et les accusent; car le Seigneur a dit: «Chérissez vos ennemis. — Priez pour ceux qui vous persécutent et pour ceux qui vous calomnient. — Bienheureux ceux qui souffrent la-persécution pour-la justice, parce que le royaume des cjeux est à eux, — Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé.»

«J'enjoins formellement à tous les frères de n'avoir ni commerce, ni conversation suspecte avec des fem- (360) mes, et de ne point entrer dans des monastères de religieuses, à moins qu'une permission spéciale du saint-siége apostolique ne leur ait été accordée. Qu'ils ne deviennent les compères ni d'hommes ni de femmes, de peur qu'à ce sujet il ne naisse scandale soit entre les frères, soit sur les frères.

«Quiconque des frères par une inspiration divine, voudra aller parmi les Sarrazins ou les autres infidèles, en demandera permission à ses généraux provinciaux, et les généraux ne devront accorder cette permission, qu'à ceux qu'ils jugeront propres à pareille mission. En outre j'enjoins aux généraux en vertu de l'obédience, de demander au seigneur pape qu'un des cardinaux de la sainte église romaine, soit le gouverneur, le protecteur et le réformateur de l'ordre; afin que toujours soumis et prosternés aux pieds de ladite église, nous restions inébranlables dans la foi catholique, et que nous observions, ainsi que nous l'avons formellement promis, la pauvreté, la liberté d'action, et l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ.»

Cette même année, Robert de Bingham, chanoine de Salisbury, fut fait évêque de cette même église.

Nouveaux règlements du roi d'Angleterre. — Mort de Roger de Thony. — Faits divers. — L'an du Seigneur 1228, le roi d'Angleterre Henri célébra solennellement à York les fêtes de Noël; il quitta aussitôt cette ville et se rendit à Londres en droite ligne. (361) Dans ce voyage, il prétendit que les mesures de blé, de vin et de cervoise étaient fausses; il fit briser les unes et brûler les autres, leur substitua de nouveaux vaisseaux contenant davantage, ordonna que le pain aurait un poids plus élevé, et voulut qu'on punît d'une grosse amende ceux qui contreviendraient à cette ordonnance.

Vers le même temps, au mois de janvier, expira non loin de Reading, Roger de Thony104, homme illustre et brave chevalier. Son frère aîné Raoul, homme expérimenté dans la guerre, désirant voir ledit Roger avant sa mort, et avoir un entretien avec lui, partit sur un cheval rapide, et fit avec célérité une course de trente milles. Mais ce frère qu'il chérissait de toutes ses entrailles était déjà mort, et il le trouva sans voix et sans connaissance, déjà raide et froid. Alors, ne pouvant retenir ses larmes et ses sanglots: «Je t'adjure au nom du Seigneur, s'écria-t-il, de me parler, mon frère chéri.» Et comme il redoublait ses cris, ses prières et ses gémissements en présence de ses chevaliers et d'une foule d'assistants, il ajouta qu'il ne prendrait plus désormais de nourriture, s'il n'obtenait ce dernier entretien. Alors le-mort revenant à la vie, dit à son frère d'un ton de reproche: «Pourquoi troubler mon âme, et la rappeler de nouveau par tes cris importuns dans ce corps [qu'elle avait quitté.] J'avais (362) vu déjà le châtiment des méchants et la joie des bienheureux; et mes yeux ont été témoins des grands supplices auxquels je suis condamné, malheureux que je suis! Malheur, malheur à moi! Pourquoi me suis-je adonné aux tournois? Pourquoi les ai-je recherchés avec tant d'ardeur.» Alors son frère: «Est-ce que tu ne seras pas sauvé?» Et lui: «Oui, je serai sauvé, car j'ai pour moi une bonne œuvre, bien petite il est vrai, une offrande, bien petite il est vrai, que j'ai faite en l'honneur de l'immortelle vierge Marie; par là, et grâce à la miséricorde de Dieu, j'ai l'espérance certaine d'être délivré.» Raoul reprit: «Est-ce que les supplices dont tu me parles ne pourraient pas être adoucis par de bonnes œuvres, par des messes et par des aumônes? — Oui, répondit Roger. — Eh bien! dit Raoul, je te promets en vérité de fonder, pour notre salut et celui de nos prédécesseurs, une maison religieuse, destinée à d'honorables personnes qui invoqueront sans cesse le Seigneur pour la délivrance de nos âmes.» Alors Roger; «Certes j'ai besoin de pareils secours; mais, je t'en prie, ne me promets rien que tu ne désires et veuilles réaliser en effet.» Puis, disant adieu à son frère et à tous les assistants, il rendit l'âme de nouveau. Son frère Raoul, comme il l'avait promis, fonda une maison religieuse dans les contrées occidentales de l'Angleterre, et il y affecta des métairies et de riches bénéfices.

Cette même année, fut cassée à Rome l'élection (363) de maître Guillaume Scot, comme évêque de Durham; et Robert105, évêque de Salisbury, fut élu, postulé et transféré audit évêché de Durham. Ce fut après sa promotion que les chanoines de Salisbury élurent un d'entre eux, maître Robert de Bingham, à la dignité d'évêque et de pasteur de leurs âmes. Cette même année, fut terminée la querelle entre les moines de Coventry et les chanoines de Lichfield relativement à l'élection de l'évéque. Il fut décidé à Rome, par sentence définitive, que les évêques seraient élus alternativement par les moines qui éliraient à la première vacance, et par les chanoines à la seconde, en observant toutefois cette règle, que le prieur de Coventry aurait la première voix dans l'élection. Cette sentence fut rendue, non sans blesser les droits des moines, qui jusque-là, avaient élu les pontifes sans le consentement des chanoines. Cette même année, l'empereur de Constantinople paya tribut à la nature humaine: il laissait pour héritier un fils tout enfant, qui n'était point en âge de soutenir le poids de l'empire.

Excommunication de l'empereur Frédéric II. — Lettre du pape à l'archevêque de Cantorbéry. — Colère, protestation et révolte de l'empereur Frédéric. — Lettre du pape au sujet de ces violences. — Vers le même temps, le pape Grégoire ne pouvant laisser impunie plus longtemps, à ce qu'il disait, (364) l'opiniâtreté de l'empereur des Romains Frédéric et son mépris pour la croisade, et ne voulant pas ressembler à un chien hors d'état d'aboyer, excommunia l'empereur lui-même sur le conseil de ses cardinaux, et fit publier dans les diverses contrées du monde, par des lettres apostoliques, la sentence qu'il venait de rendre. L'archevêque Étienne fut un de ceux qui furent chargés de faire cette publication, et il reçut une lettre conçue en ces termes: «Grégoire, évêque, à Étienne, archevêque de Cantorbéry, salut, etc. La petite barque de Pierre, lancée sur la vaste étendue de la mer, ou plutôt exposée aux vents et aux tempêtes, est continuellement agitée par les flots et parles orages: ses pilotes et ses rameurs peuvent à peine respirer quelques instants au milieu des pluies qui les inondent. Tantôt il leur faut éviter les gouffres de Charybde; tantôt ils ont à craindre d'être poussés contre Scylla. Si quelquefois un souffle favorable enfle les voiles de la barque, et la conduit au port, un vent contraire arrive tout à coup, soufflé par celui dont l'haleine est brûlante, qui la rejette dans la haute mer et dans les profondes cavités de l'Océan soulevé. La barque entourée par les flots, est inondée, mais non submergée: car le Seigneur y repose; les cris de ses disciples le réveillent enfin: il met en fuite les souffles malfaisants, il commande à la mer et aux vents, et le calme renaît. Aujourd'hui quatre tempêtes battent notre navire: les armées des païens infidèles font tous leurs efforts pour que cette terre illustre, consacrée par le sang du Christ, devienne (365) la proie de leur impiété; la rage des tyrans s'attaquant aux choses temporelles, proscrit la justice et foule aux pieds les libertés de l'église; la folie des hérétiques cherche à déchirer la tunique du Christ et à détruire les sacrements de la foi; de faux frères et de méchants fils, par leur perversité trompeuse, ébranlent les entrailles et déchirent les flancs de leur mère. Ainsi, au dehors des combats, au dedans des craintes: au dehors le glaive, qui tue, au dedans des piéges qui recèlent la mort, D'où il advient si souvent que l'église du Christ est désolée par tant d'angoisses; tandis qu'elle croit élever des fils, elle nourrit dans son sein du feu, des serpents et des roitelets qui veulent tout dévaster par le poison de leur haleine, par leur morsure et par l'incendie. Or, pour combattre de pareils monstres, pour triompher des armées ennemies, pour apaiser ces tempêtes inquiétantes, le saint-siége apostolique comptait, dans ces derniers temps, sur un élève qu'il avait nourri avec beaucoup de soin: je veux dire l'empereur Frédéric. [L'église romaine] l'avait reçu, pour ainsi dire, au sortir du ventre de sa mère; elle l'avait allaité de ses mamelles et porté sur ses épaules; elle l'avait arraché maintes fois aux mains de ceux qui en voulaient à sa vie; elle l'avait instruit; elle l'avait conduit, à force de soins et de peines, jusqu'à l'âge d'homme fait; elle l'avait investi de la dignité royale et enfin, pour combler ses bienfaits, du titre magnifique d'empereur, espérant trouver en lui un appui protecteur et un bâton de vieillesse. Eh bien! dès qu'il (366) eut passé en Allemagne pour y prendre les rênes de l'empire, il fit une action qui pouvait paraître de bon augure, mais qui, pour les yeux de sa mère, n'était réellement que périlleuse. En effet, de son propre mouvement, sans que nul l'y exhortât et à l'insu du siège apostolique, il attacha la croix à ses épaules et fit vœu solennellement de partir au secours de la Terre-Sainte: il demanda même qu'on l'excommuniât lui et les autres croisés, s'ils ne partaient à l'époque fixée. Pendant ce délai, il demanda et obtint d'être relevé de son vœu, ayant préalablement prêté serment d'obéir sur ce point aux ordres de l'église. Toutefois le saint-siége apostolique versant sur lui une faveur extraordinaire, et voulant le décider à partir plus tôt en Terre-Sainte, l'appela à venir se faire couronner, ce qui était contre l'usage: car le souverain pontife n'a pas coutume de solliciter106, mais d'être sollicité par des instances réitérées et par de riches ambassades. Ainsi, sous l'étendard de la croix, il a avancé jusqu'ici ses propres affaires avec plus de liberté et moins d'embarras. Enfin, quand il eut reçu le diadème dans la basilique de Saint-Pierre des mains de notre prédécesseur, le pape Honorius d'heureuse mémoire, nous-mêmes, qui étions alors dans un moindre office, lui donnâmes la croix, et il renouvela publiquement son vœu. Il engagea beaucoup de personnes à prendre la croix, leur promettant son secours, et il convint d'un terme précis pour (367) son passage. Ayant eu ensuite une conférence avec l'église romaine à Véroli, il jura publiquement qu'il partirait à l'époque que lui fixerait l'église romaine, et avec une armée digne d'un empereur. Puis, dans une semblable conférence à Férentino, il choisit et se fixa lui-même un terme de deux ans pour son passage: il promit, par un serment solennellement juré, qu'il partirait alors et prendrait pour femme la noble dame, fille de notre très-cher fils en Jésus-Christ Jean, roi de Jérusalem, et héritière de cet illustre royaume; il ajouta que, par ce mariage, il s'engagerait à la défense de la Terre-Sainte, non pas [momentanément] comme les autres pèlerins, mais perpétuellement comme les templiers et les hospitaliers. Le terme susdit approchant, il commença à mettre en avant différents prétextes, assurant qu'il n'était pas prêt pour le voyage, et demanda un nouveau délai de trois ans, se fondant sur les grands préparatifs qu'il faisait et sur les engagements qu'il avait pris. Alors le saint-siége apostolique, pour éviter que tant de peines se dissipassent en fumée, sans produire aucun résultat, et que l'expédition tout entière qui, après l'église romaine, avait l'empereur pour, principal soutien, ne se trouvât annulée, tint conseil avec une foule d'évêques et autres personnages; et ne négligeant aucune circonstance, envoya notre vénérable frère Pierre, évêque d'Albano, ainsi que Georges, de pieuse mémoire, prêtre cardinal du titre de Saint-Martin, afin de confirmer les promesses que l'empereur avait faites de lui- (368) même pour le service de la croix. Ils s'assemblèrent à San Germano avec plusieurs princes d'Allemagne; et là l'empereur jura en étendant la main, que sans aucun prétexte ni délai, il opérerait son passage dans deux ans, c'est-à-dire à la traversée du mois d'août dernier; que pendant ce temps il entretiendrait à ses frais pendant deux ans, dans la Terre-Sainte, mille chevaliers destinés à la défendre; et que, dans les cinq traversées qui devaient avoir lieu successivement, il ferait passer en Orient cent mille onces d'or, affectées à des personnes qu'il désignerait. Alors les prêtres-cardinaux, de l'aveu de l'empereur et en présence des princes et du peuple assemblé, prononcèrent publiquement, en vertu de l'autorité apostolique, une sentence d'excommunication qui serait encourue par l'empereur, dans le cas où il viendrait à manquer à une de ses promesses. L'empereur s'engagea en outre à conduire et à entretenir, au delà de la mer, cent chalandres107 et cinquante galères; à donner, aux époques déterminées, les moyens d'opérer le passage à deux mille chevaliers; et il fit jurer sur son âme qu'il accomplirait toutes ces promesses et qu'il consentait volontiers à ce que la sentence fût portée contre lui et contre son (369) royaume, si elles n'étaient pas observées. Mais remarquez la manière dont il les mit à exécution. Sur ses instances réitérées, plusieurs milliers de croisés, redoutant la sentence d'excommunication, se rendirent, à l'époque fixée, au port de Brindes; mais l'empereur avait retiré sa faveur à presque toutes les villes qui servent de ports de mer; en vain notre prédécesseur et nous-même l'avions averti fréquemment de faire tous les préparatifs nécessaires, et d'accomplir fidèlement ses promesses. Frédéric, oublieux des engagements qu'il avait pris par prédicateurs et par lettres vis-à-vis du saint-siége apostolique et des croisés, relativement aux moyens de transport et aux vivres à fournir, dédaignant enfin le soin de son salut, retint si longtemps les chrétiens au milieu d'un été brûlant, dans un air malsain et dans un pays de mort, que non-seulement une grande partie du menu peuple, mais une foule de nobles et de seigneurs succombèrent à la peste, à l'ardeur de la soif, au feu d'un soleil ardent, et à beaucoup d'autres fléaux. Parmi ceux qui périrent, se trouvèrent deux évêques de pieuse mémoire, celui d'Angers et celui d'Augsbourg; d'autres, gravement malades, retournèrent dans leur pays, et expirèrent presque tous dans les chemins, les forêts, les plaines, les montagnes et les cavernes. Le reste, après en avoir obtenu la permission non sans peine, et quoique les galères, les chalandres et les vaisseaux qui devaient transporter les vivres, les hommes et les chevaux manquassent complètement, malgré la promesse de (370) Frédéric, le reste, dis-je, voyant que la fête de la bienheureuse Vierge approchait, époque où les vaisseaux commençaient à revenir de l'autre côté de la mer, se mit en route, s'abandonnant au péril au nom de Jésus-Christ, et pensant que l'empereur allait suivre de près cet exemple. Mais lui, rendant vaines ses promesses, brisant les liens qui le tenaient attaché, foulant aux pieds la crainte de Dieu, méprisant le respect dû à Jésus-Christ, ne tenant nul compte de la censure ecclésiastique, abandonnant l'armée chrétienne, laissant la Terre-Sainte en proie aux infidèles, et renonçant au pieux dévouement des chrétiens, se laissa entraîner et attirer à sa honte et à la honte de toute la chrétienté, vers les délices du trône qui lui étaient habituelles; se réjouissant, comme on dit, de pallier par de frivoles excuses l'abjection de son corps. Réfléchissez donc, et voyez s'il y a une douleur comparable à la douleur de la sainte église romaine votre mère, si cruellement et si fréquemment trompée par le fils qu'elle avait allaité, en qui elle avait mis, en cette occasion, son espoir et sa confiance, à qui elle avait rendu tant et de si grands bienfaits. Cependant elle dissimula, de peur qu'il n'eût un prétexte pour refuser de secourir la Terre-Sainte; elle vit l'exil des prélats, les spoliations, les emprisonnements et les outrages multipliés dont il accablait les églises, les religieux et les clercs: elle entendit les plaintes toujours nouvelles des pauvres, des vassaux, des seigneurs, enfin des enfants même de l'église qui criaient contre cet homme: plaintes (371) qui ont dû parvenir aux oreilles du Dieu de Sabaoth. Quoique l'église romaine doive protéger un fils élevé avec tant de soins, et dont la grandeur est l'œuvre de sa munificence, elle gémit maintenant de le voir vaincu sans combat, renversé sans ennemi, et descendu à une ignominie qui fait sa propre honte et sa confusion; elle ne déplore pas moins l'extermination de l'armée chrétienne qui n'a pas succombé par le glaive ou la supériorité des ennemis, mais par un si funeste abandon: elle pleure aussi de voir le reste des guerriers chrétiens, exposé aux périls de la mer et aux tempêtes des flots, sans pilote, sans guide et sans chef, voguant au hasard, et ne pouvant être à la Terre-Sainte que d'une mince utilité. Elle voudrait leur donner les encouragements qu'ils méritent et les secours d'un renfort opportun; mais les orages d'une mer agitée et la rigueur des saisons l'empêchent d'exécuter son désir. Elle se lamente encore sur la ruine de la Terre-Sainte qu'elle espérait voir aujourd'hui arrachée aux mains des païens, et que l'armée chrétienne, à ce qu'on assure, aurait déjà recouvrée par l'échange de Damiette, si les lettres impériales ne le lui avaient plusieurs fois défendu. Et cette armée ne se serait point trouvée enfermée et au pouvoir des païens, si l'empereur eût fourni le subside de galères qu'on avait promis en son nom et qu'il était en pouvoir de donner. Damiette elle-même remise, comme on nous l'a assuré, à son lieutenant et sur laquelle flottaient les aigles impériales, a été cruellement pillée le même jour, saccagée de fond en comble (372) par ses soldats et rendue honteusement par eux aux infidèles108. L'église romaine éclate de nouveau en sanglots quand elle songe à ce qu'a coûté cette ville qu'on a perdue, à tant de travaux et de peines, à tant de dépenses faites, à tant de fidèles tués, et au long espace de temps si inutilement employé: alors elle ne cesse de pleurer et il n'y a personne pour la consoler de pertes si douloureuses et pour essuyer les larmes qui baignent ses joues. Puis donc que sa voix a déjà retenti dans Rama et que Rachel pleure avec des lamentations intarissables non-seulement ses enfants, mais encore tant de biens perdus, quel chrétien pourra contenir ses gémissements et ses soupirs? Quel est celui de ses enfants qui, voyant des torrents de larmes couler des yeux de sa mère, ne versera pas aussi des pleurs? Quel est celui qui ne compatira pas aux angoisses de sa mère, qui ne partagera pas son immense douleur? Quel fidèle ne sera pas enflammé d'un zèle plus ardent encore à secourir la Terre-Sainte, de peur que la jeunesse chrétienne ne paraisse complètement abattue par un revers inattendu, et plongée dans une ignominieuse consterna- (373) tion? Les hommes de cœur et les enfants de Jésus-Christ ne doivent-ils pas être animés du désir de secourir la Terre-Sainte, d'autant plus vivement qu'ils voient ce revers inattendu faire rejaillir une plus grande honte sur le père et sur le fils, sur le Rédempteur et les rachetés, sur le Christ et sur le peuple chrétien? Quant à nous, nous avons l'intention de renouveler l'entreprise avec d'autant plus de zèle, et nous voulons chercher les remèdes à applique mal avec des réflexions d'autant plus profondes, que le besoin est plus urgent et qu'une plus grande angoisse accrue par tant de douleurs est venue glacer notre âme; en effet, le Seigneur se montre quelque peu irrité contre son peuple et n'a pas en ce temps-ci accepté le sacrifice des mains de celui qui n'a pas imité la prudence des hommes109 en qui Israël a coutume de trouver son salut. Cependant les miséricordes de Dieu ne sont pas épuisées, et sa compassion ne nous a pas encore abandonnés. Nous devons donc espérer dans la miséricorde de notre Dieu, qui nous montre la route par laquelle nous marcherons heureusement à cette entreprise, et il choisira des hommes selon son cœur, des hommes ayant le cœur simple et les mains pures qui guideront l'armée chrétienne. C'est pourquoi nous prions dans le Seigneur votre fraternité, nous vous recommandons et vous enjoignons, par ce rescrit apostolique, d'exposer la présente lettre aux clercs et aux laïques qui vous sont confiés; de les (374) inviter à cette sainte entreprise, afin qu'ils s'efforcent d'y préparer leurs âmes; de les animer par vos exhortations assidues à venger l'injure faite à Jésus-Christ, pour que le saint-siége apostolique les trouve prêts et bien disposés, quand, sur plus mûre délibération, il jugera convenable de les appeler. Or, pour ne pas ressemblera ces chiens muets qui ne peuvent aboyer, pour ne pas paraître préférer un homme à Dieu en ne tirant point vengeance de celui qui a causé un si grand désastre pour le peuple chrétien, de cet empereur Frédéric qui n'est point parti en Terre-Sainte à l'époque fixée, qui n'y a point fait passer aux traversées convenues l'argent plus haut spécifié, qui n'a point envoyé au secours de ladite terre les mille chevaliers qu'il devait y entretenir à ses frais, mais qui, en manquant ouvertement à ses promesses sur ces trois articles, s'est enfermé de lui-même dans les liens de l'excommunication dessus dite, nous le déclarons, quoique malgré nous, publiquement excommunié; nous défendons à tous d'avoir le moindre commerce avec lui, et nous nous réservons d'agir contre lui avec plus de sévérité, si son opiniâtreté l'exige. Cependant nous avons confiance dans la clémence du père divin, qui veut que personne ne périsse: nous comptons qu'à moins d'une rébellion invincible, ce collyre ecclésiastique, appliqué sur les yeux éteints de son âme, leur rendra la faculté de s'ouvrir à la lumière, qu'il pourra voir alors sa nudité et échapper à l'ignominie qu'il a encourue, qu'il remerciera son médecin et reviendra vers l'église, sa (375) mère, avec l'humilité nécessaire et en donnant satisfaction convenable, pour recevoir les remèdes du salut. Car, nous le disons dans le Seigneur, nous ne désirons pas que celui-là soit perdu, qui était pour nous l'objet d'une affection sincère, avant même que nous fussions ce que nous sommes. Donné à Latran, l'an second de notre pontificat.»

De son côté l'empereur Frédéric, ayant appris qu'il était excommunié, fut saisi d'une violente colère; et de même que le pape avait fait publier sa sentence par lettres dans tous les pays chrétiens, de même ledit empereur écrivit à tous les rois et princes chrétiens, se plaignant de la sentence portée contre lui et la déclarant injuste. Il annonça à chacun et à tous qu'il était revenu de son voyage commencé, non pas sur de frivoles prétextes, ainsi que le pape l'avait avancé faussement, mais à cause d une maladie très sérieuse; et il en appela au témoignage de celui qui est un témoin fidèle dans le ciel. Il affirma, en outre, qu'aussitôt que Dieu lui aurait donné la santé corporelle, il accomplirait envers le Seigneur son vœu de pèlerinage avec l'appareil qui convient à un empereur. Entre autres rois catholiques, il envoya au roi d'Angleterre des lettres scellées du sceau d'or, lui exposant que l'église romaine était dévorée de tous les feux de l'avarice, et que sa concupiscence était si manifeste, que les biens ecclésiastiques ne suffisant plus à ses désirs, elle ne ferait pas difficulté de déshériter les empereurs, les rois, les princes, et de les rendre ses tributaires. Il disait au roi d'Angleterre de (376) considérer pour sa part l'exemple de son père le roi Jean que l'église romaine avait tenu sous l'excommunication, jusqu'à ce qu'elle lui eût imposé tribut à lui et à ses états. «Que tous en général, ajoutait-il, prennent pour exemple le comte de Toulouse et beaucoup d'autres princes dont elle cherche à retenir sous l'interdit les terres et les personnes, jusqu'à ce qu'elle les réduise à une servitude semblable. Je passe sous silence les simonies, les exactions multipliées et inouïes que les Romains exercent sans relâche sur les gens d'église, leurs usures tant manifestes que secrètes dont l'énormité jusqu'alors inconnue infecte l'univers: ce sont d'insatiables sangsues à la parole plus mielleuse que le miel et plus coulante que l'huile. La cour romaine, disent-ils, c'est l'église, c'est notre mère, c'est notre nourrice; tandis que la cour romaine est la racine et la source de tous les maux: ses actes ne sont pas ceux d'une mère, mais ceux d'une marâtre, et ses œuvres trop connues en font foi. Que les nobles barons d'Angleterre se souviennent que le pape Innocent fortifia leur parti par une bulle et les engagea à se soulever contre le roi Jean, comme contre un ennemi obstiné de l'église. Mais lorsque ledit roi eut été énormément abaissé, et quand il se fut donné en esclavage à l'église romaine, lui et son royaume, comme un efféminé, ledit pape, sans se soucier du respect humain ou de la crainte de Dieu, foula aux pieds les seigneurs qu'il avait soutenus et excités d'abord; il les laissa en péril de mort, prêts à être dépouillés misérablement de leurs héritages, afin (377) (pensée douloureuse et digne d'un Romain) que sa bouche toujours béante engloutît cette grasse proie. Or il est advenu que, par suite de l'avarice des Romains, la reine des nations a été mise sous tribut. Voilà les mœurs des Romains, voilà les pièges tendus aux prélats; la cour de Rome cherche à surprendre chacun d'eux et tous à la fois, à leur enlever leurs écus, à asservir leur liberté, à troubler leur paix: couverts de peaux de brebis, les Romains sont des loups ravisseurs. Ils envoient çà et là des légats ayant pouvoir d'excommunier, de suspendre et de punir, chargés non point de semer la semence, c'est-à-dire la parole de Dieu, et de la faire fructifier, mais d'extorquer de l'argent, de recueillir et de moissonner ce qu'ils n'ont nullement semé. Ainsi il arrive qu'ils pillent les églises sacrées, les refuges des pauvres, les demeures des saints, que nos pères, hommes pieux et simples, avaient fondées pour subvenir aux besoins des pauvres et des pèlerins et à l'entretien des religieux. Maintenant, ces Romains dégénérés et méprisables, enflés seulement de leur science dans les lettres, portent leur audace téméraire jusqu'à aspirer aux empires et aux royaumes. L'église primitive était fondée sur la pauvreté et sur la simplicité, alors qu'elle enfantait avec fécondité tous ces saints dont fait mention le catalogue sacré; et personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été posé par Notre-Seigneur Jésus-Christ et affermi par lui. Aujourd'hui que les Romains naviguent sur les richesses- se roulent dans les richesses, édifient dans (378) les richesses, on doit craindre que les murailles de l'église ne penchent et que la base venant à manquer, il ne s'ensuive écroulement. Ces Romains, et celui qui scrute tous les cœurs ne l'ignore pas, se déchaînent injustement contre nous, disant que nous n'avons pas voulu opérer notre passage à l'époque fixée; tandis qu'indépendamment de ma mauvaise santé, j'étais retenu par d'importants et inévitables démêlés, relativement à l'église et à l'empire. En premier lieu, j'avais à châtier l'insolence des rebelles siciliens: et il ne nous paraissait ni prudent ni utile à la chrétienté de partir en Terre-Sainte en laissant derrière nous une guerre intestine; pas plus qu'il ne convient à un médecin d'appliquer un bandage sur une blessure avant d'en avoir retiré le fer.» Enfin Frédéric concluait en exhortant tous les princes à se prémunir contre une pareille avarice et une pareille iniquité, parce que:

Quand brûle la maison du voisin, c'est de tes propres affaires qu'il s'agit.

L'empereur, irrité de la sentence portée contre lui, souleva, contre le seigneur pape et contre le patrimoine de l'église romaine, une sédition furieuse; envahissant ses villes et s'emparant de ses châteaux. Ce même pape donna le récit détaillé de ces violences, dans une lettre qu'il écrivit à Romain, légat en France, et dont voici la teneur:

«Grégoire, évêque, à Romain, légat en France, salut, etc.. Réfléchissez, nous vous en prions, et (379) voyez s'il y a une douleur comme notre douleur: le fils que l'église romaine avait nourri, et qu'elle avait rendu puissant, espérant trouver en lui un défenseur contre les nations perfides, est maintenant son persécuteur acharné et son ennemi mortel. Pour ne pas garder le silence sur les injures atroces et les énormes dommages que l'empereur Frédéric fait éprouver à l'église et aux personnes ecclésiastiques, les ayant damnablement tourmentées jusqu'ici, sachez qu'il attaque le patrimoine du siège apostolique, en y envoyant des Sarrasins et autres gens: ce qu'il y a de plus exécrable encore, il a fait alliance avec le Soudan et autres impies Sarrasins110; il a pour eux de l'amitié, pour les chrétiens une haine déclarée; il s'occupe de ruiner les maisons des Hospitaliers et des (380) frères de la milice du Temple, et d'anéantir avec impiété ces deux ordres à qui l'on doit la conservation des restes de la Terre-Sainte. D'après ses instructions, la trêve ayant été rompue entre les Sarrasins et les chrétiens, les Sarrasins vinrent attaquer, à main armée, les possessions des Templiers, tirèrent ou firent prisonniers beaucoup d'hommes, et enlevèrent un riche butin. Les Templiers indignés s'armèrent à leur tour, et arrachèrent aux Sarrasins une partie du butin, pour une valeur d'environ six mille marcs. Alors Thomas, comte d'Acerra, familier de l'empereur, vint les assaillir comme un furieux à leur retour; et, tandis que les Templiers ne voulaient pas violer111 les statuts de leur ordre, en se servant de leurs armes contre des chrétiens, Thomas leur enleva par la force leur butin, et le rendit aux Sarrasins, à l'exception de quelques objets que ledit Thomas garda, dit-on, pour lui-même. Si les Sarrasins dépouillent des chrétiens, non-seulement ledit Thomas ne s'occupe pas de faire rendre ce qui a été pris, mais encore il ne veut pas permettre que les chrétiens fassent, en aucune façon, du butin sur les Sarrasins; d'où il advient que ceux-ci, devenus plus hardis, ne craignent pas d'attaquer les nôtres, et que les nôtres, redoutant quelque trahison, n'osent guère se défendre. Ainsi, l'effusion du sang chrétien tourne au profit de l'empereur, et est pour lui un avantage odieux. Ledit Thomas, ou plutôt l'empereur, par le (381) moyen dudit Thomas, persécute cruellement les maisons de l'ordre; il les a dépouillées par une sorte de siège et par la violence des édifices et des terres qu'elles possédaient; il essaie de les priver des privilèges que leur a accordés le saint-siége apostolique, et de les soumettre à la juridiction impériale; ce qui est manifestement contraire aux libertés de l'église. Il a fait réunir en Sicile et en Apulie cent esclaves qui appartenaient à la maison de l'Hôpital et à la maison du Temple, et il les a rendus aux Sarrasins, sans donner auxdites maisons aucune compensation pour ce dommage. Ainsi, il préfère aux serviteurs du Christ les serviteurs de Mahomet, comme cela ressort évidemment de ce que nous avons dit. Sachez aussi pour sûr que ledit empereur, quoiqu'on dise qu'il s'est embarqué avec peu de troupes, envoie une grande armée de Sarrasins et de chrétiens contre le patrimoine de l'église, afin que son mépris pour la foi et sa méchanceté soient connus, et qu'il en donne à tous une preuve manifeste. Cependant nous avons ferme espoir et confiance en celui qui a établi son église sur la pierre de la foi: quelque fougueux que soient les vents qui l'assaillent, quels que soient les fleuves qui l'inondent, il ne permettra pas qu'elle soit renversée ou submergée. Puis donc que nous voyons l'empereur machiner si méchamment la subversion de la foi chrétienne, et agir avec tant d'impiété, nous pourrions redouter les plus grands périls, si nous ne pensions que, quoique l'iniquité de l'impie se prolonge longtemps, jamais cependant (382) il ne prévaudra dans sa méchanceté, mais plutôt il disparaîtra en elle. Mais comme, d'après l'office qui nous a été confié, tout indigne que nous en sommes, nous sommes forcé de veiller à ce qu'un serviteur de Mahomet ne puisse sévir plus longtemps contre les serviteurs du Christ, mais à ce qu'il soit plutôt confondu dans sa fureur, et à ce que la gloire du nom chrétien soit exaltée, nous recommandons et enjoignons à votre affection, par ce rescrit apostolique, de faire annoncer solennellement ces choses à tous les fidèles chrétiens dans le pays de votre légation, afin qu'ils tiennent ferme pour le maintien de la foi et l'observation de la religion, comme s'il s'agissait de leurs intérêts particuliers, et que vous ne dédaigniez pas de les animer par de salutaires avertissements et par des exhortations. Donné à Latran, aux nones d'août, l'an second de notre pontificat.»

Le peuple de Rome se soulève contre le pape. — Victoire du comte de Toulouse contre les Français. — Mort d'Étienne, archevêque de Cantorbéry. — Irruption des Gallois. — Ils sont repousses. — Détails. — Vers le même temps, le peuple romain se souleva contre le pape Grégoire, le chassa de la ville le jour solennel de Pâques, et le poursuivit jusqu'à son château de Viterbe. Bientôt le nombre de ses ennemis s'étant accru, Grégoire fut obligé de s'enfuir à Pérouse. Le pape n'ayant pas d'autre moyen de vengeance, enferma ses persécuteurs dans les liens de l'excommunication.

(383) Vers le même temps, le roi de France envoya en Provence, contre le comte de Toulouse, une nombreuse expédition militaire: cette armée était chargée de vaincre le comte et de le chasser de ce pays. Ayant appris que ledit comte était alors à Castel-Sarrasin, une des places de sa dépendance, les Français se proposèrent de l'y assiéger. Le comte, averti de leur arrivée, alla à leur rencontre avec un gros corps d'hommes d'armes, et leur dressa une embuscade. Il se cacha avec les siens dans une forêt par où les Français devaient passer, et attendit leur venue. Dès que les Français furent arrivés au lieu de l'embuscade, le comte et les siens tombèrent sur eux à l'improviste, et, à la suite d'un combat furieux, cinq cents chevaliers français furent faits prisonniers, et un grand nombre fut tué. En sergents et hommes d'armes, deux mille combattants environ furent pris et dépouillés jusqu'à la peau. Le comte fit crever les yeux aux uns, couper le nez et les oreilles aux autres, abattre à ceux-là les mains et les pieds; puis il les renvoya dans leur pays, ainsi mutilés, pour servir d'affreux spectacle à leurs compatriotes, ses ennemis. Après s'être d'abord emparé de tous les bagages appartenant aux chevaliers prisonniers, le comte vainqueur les enferma sous bonne garde. Cette bataille fut livrée près de Castel-Sarrasin, le quinzième jour avant les calendes de juin. Disons, en peu de mots, que les Français ayant renouvelé trois fois leur tentative cette année-là, furent mis en fuite, faits prisonniers, et incarcérés par ledit comte.

(384) Cette même année, Étienne, archevêque de Cantorbéry, expira dans son manoir de Slindon, le huitième jour avant les ides de juillet, et il fut enterré à Cantorbéry, la veille des nones du même mois. Après les funérailles d'Étienne, les moines de Cantorbéry ayant obtenu la permission du roi, élurent un moine tiré de leur église et nommé maître Gaultier de Hémesham, le septième jour avant les nones d'août. Les moines l'ayant présenté au roi, celui-ci, après une longue délibération, refusa, pour des motifs déterminés, de reconnaître le nouvel élu. Il objecta en premier lieu aux moines que le père de Gaultier avait été convaincu de vol et suspendu au gibet pour ce crime; et, en second lieu, qu'à l'époque de l'interdit, Gaultier avait embrassé le parti contraire au roi Jean, son père à lui. En outre, les évêques suffragants de l'église de Cantorbéry reprochèrent au nouvel élu d'avoir entretenu commerce charnel avec une religieuse, et d'en avoir eu des enfants. Ils ajoutèrent de plus qu'on ne devait pas procéder à l'élection d'un archevêque, sans qu'ils y assistassent Mais ledit Gaultier, persistant fermement dans l'élection faite en sa faveur, prit avec lui quelques moines de Cantorbéry, aussitôt que l'appel eut été interjeté, et alla se présenter au seigneur pape, lui demandant avec instance de confirmer l'élection. Le seigneur pape ayant connaissance de l'opposition qu'y apportaient le roi et les évêques, différa de se prononcer jusqu'à plus ample information. Lorsque le roi et les évêques apprirent que le nouvel élu s'était mis en chemin pour la cour (385) de Rome, ils rédigèrent par écrit les objections dont nous avons parlé; les lettres furent revêtues du sceau du roi et du sceau des évêques: l'évêque de Rochester et celui de Chester furent chargés de les remettre au seigneur pape, et maître Jean, archidiacre de Bedfort, de porter la parole en cette affaire. Les ambassadeurs, étant enfin arrivés à Rome, présentèrent au seigneur pape les lettres du roi et des évèques: le pape, les ayant lues avec attention, prit l'avis de ses cardinaux, et donna jour aux deux parties pour le lendemain des Cendres; jour auquel, après avoir pesé la justice, il rendrait sa sentence définitive. Cette même année, pendant tout l'été, eurent lieu des éclairs et des coups de tonnerre épouvantables, qui, en différents lieux, incendièrent des édifices, tuèrent des hommes et des animaux. et, dans l'automne qui suivit, des torrents de pluie tombèrent constamment; ce qui, à l'époque de la moisson, causa de grandes pertes aux cultivateurs.

Vers le même temps, au mois d'août, les chevaliers et les sergents du château de Montgomery, situé sur la frontière du pays de Galles, firent une expédition, ainsi que la milice du pays, à l'effet de rendre libre et sûr le passage d'une route, non loin du château; laquelle était infestée par des brigands gallois, qui massacraient les voyageurs et pillaient les passants. Étant venus sur les lieux avec des épées, des haches, des bâtons et autres armes, ils mirent le feu aux bois, aux arbres, aux buissons et aux haies épaisses (386) [qui obstruaient la voûte], afin de la rendre largo et commode aux voyageurs. Les Gallois en étant informés, survinrent eu grand nombre, et, se jetant avec fureur sur les Anglais, ils les forcèrent à rentrer dans le chàteau, après leur avoir tué quelques hommes. Les Gallois ayant mis le siège devant Montgomery, les assiégés en donnèrent sur-le-champ avis à Hubert, grand justicier d'Angleterre, qui récemment avait été investi par le roi de cette terre et de ce château: le roi s'y rendit en toute hâte, et obligea les Gallois à lever le siège. Cependant le roi d'Angleterre, qui était venu avec un petit nombre d'hommes d'armes, attendit un corps de troupes plus puissant, et quand ces renforts furent arrivés, il se rendit à la forêt dont nous avons parlé, qui était fort spacieuse, et qui avait, disait-on, cinq lieues en longueur. Quoiqu'elle fût vaste; et que les fourrés présentassent de grands obstacle!, on parvint, non sans peine, à la détruire, soit en l'abattant, soit en y mettant le feu. Le roi alors conduisit son armée dans l'intérieur du pays, et étant venu à une habitation de moines blancs nommée Cridde, qui était le réceptacle des Gallois, à ce qui avait été rapporté au roi, il donna ordre de livrer aux flammes ce bâtiment, qui fut réduit en cendres. Le grand justicier Hubert, ayant remarqué que la position du lieu était presque inexpugnable, fit bâtir en cet endroit même un château-fort, de l'aveu du roi. Mais avant que les ouvrages commencés eussent été achevés, beaucoup de gens furent tués de part et d'autre, et un noble sei- (387) gneur, Guillaume de Brausé, fut pris et enchaîné par les Gallois, tandis qu'il était allé chercher des vivres. Un autre chevalier, à qui le roi avait ceint dernièrement le baudrier militaire, était sorti avec plusieurs hommes d'armes pour se procurer des vivres; voyant ses compagnons enfermés par les ennemis, il s'élança intrépidement au milieu d'eux, et après avoir tué un grand nombre d'adversaires, succomba sous le nombre, et resta sur la place avec plusieurs autres de l'armée du roi. Or, il y avait dans l'armée du roi une foule de seigneurs qui étaient confédérés avec Léolin, et dont l'adhésion au roi n'était que feinte. Bientôt l'armée manqua complètement de vivres, et le roi, comprenant-que plusieurs des siens se détournaient de lui, et mentaient envers lui de bouche et de cœur en n'observant pas leur serment de fidélité, fut obligé de conclure un traité honteux, et de consentir à ce que le château, bâti avec de grandes dépenses et déjà presque achevé, fût rasé à ses propres frais. Léolin devait donner trois mille marcs au roi en compensation des travaux et dépenses faites. Le traité ayant donc été confirmé, chacun retourna chez soi. Ainsi le roi d'Angleterre revint dans ses états,après avoir passé environ trois mois à la construction dudit château, avoir dépensé inutilement des sommes considérables, et en laissant ignominieusement dans les fers de Léolin l'illustre seigneur Guillaume de Brause. Ce qui excita alors un rire universel, c'est qu'au moment où on se mit à construire ce château, le justicier, voulant lui donner Un nom, l'appela Sottise (388) d'Hubert112. En effet, quand on vit à la fin qu'après tant de travaux et tant de dépenses, ce château était rasé jusqu'au sol, on déclara que le justicier était non-seulement prophète, mais encore plus que prophète.

L'empereur Frédéric se rend en Terre-Sainte. — Un archevêque arménien vient à Londres. — Histoire de Joseph, contemporain de Jésus-Christ, condamné à vivre jusqu'à la seconde venue du Sauveur. — Roger succède à Eustache comme évêque de Londres. — Hugues, évèque d'Ély. — Cette même année, l'empereur Frédéric s'embarqua sur la mer Méditerranée pour accomplir envers le Seigneur son vœu de pèlerinage. Il aborda à Acre, la veille de la Nativité de la bienheureuse vierge Marie. Le clergé et le peuple du pays vinrent au-devant de lui et le reçurent avec honneur, comme il convenait pour un si grand prince. Cependant, sachant que le pape l'avait excommunié, ils ne voulurent pas communiquer avec lui, ni en lui donnant le baiser ni en s'asseyant à sa table, et tous l'engagèrent à donner satisfaction au pape, et à rentrer dans l'unité de l'Église. A son arrivée, les Hospitaliers et les Templiers l'honorèrent en fléchissant le genou; ils embrassaient ses genoux, et toute l'armée des fidèles, qui était rassemblée à Acre, rendait gloire à Dieu de l'arrivée de Frédéric, espérant que de lui viendrait le salut d'Israël. Alors l'empereur, s'adressant à toute l'armée, se plaignit amèrement auprès (389) d'elle du pontife romain, qui avait rendu contre lui une injuste sentence, et il affirma que son voyage au secours de la Terre-Sainte avait été différé, à cause d'une maladie sérieuse qui l'avait retenu, et de plusieurs autres affaires importantes qui intéressaient toute la chrétienté. Cependant le soudan de Babylone ayant appris son arrivée en Syrie, lui envoya de nombreux et magnifiques présents en or, en argent, en pièces de soie, en pierres précieuses, en chameaux, en éléphants, en ours, en singes et autres choses mirifiques, qu'on ne voit point en Occident. Au moment où l'empereur aborda à Acre, il trouva pour chefs et pour guides de l'armée chrétienne le duc de Limbourg, le patriarche de Jérusalem, les archevêques de Nazareth, de Césarée et de Narbonne, les évêques anglais de Winchester et d'Exeter, les grands-maîtres des Hospitaliers et des chevaliers Teutoniques qui étaient à la tête de huit cents chevaliers pèlerins, et d'environ dix mille fantassins rassemblés de tous les pays du monde. Les croisés, animés d'un égal enthousiasme, avaient fortifié Césarée et quelques autres châteaux, de manière à ce que rien ne leur manquât. Il ne leur restait plus qu'à restaurer Joppé, et à se diriger ensuite vers la cité sainte. L'empereur, ayant pris connaissance de l'état de la Terre Sainte, approuva le plan des pèlerins: on prépara tout ce qui était nécessaire pour le voyage, et toute l'armée se mit en route avec joie sous la conduite de l'empereur: on arriva heureusement à Joppé, le dix-septième jour avant les calendes de décembre: Mais (390) chacun dans l'armée n'avait pris avec soi que peu de vivres, ne pouvant faire porter par terre à dos de bêtes ce qui devait suffire à la nourriture d'eux-mêmes et de leurs montures pendant un grand nombre de jours. Des vaisseaux avaient été préparés à cet effet dans le port d'Acre: au moment où la flotte mettait à la voile avec la cargaison destinée aux besoins de l'armée, une tempête s'éleva tout à coup; les flots se soulevèrent outre mesure; et les pèlerins du Christ furent privés de vivres sept jours durant. Alors plusieurs craignirent grandement que le Seigneur, en courroux, ne voulut faire disparaître son peuple de la surface de la terre. Mais l'ineffable clémence de Dieu, qui veut que personne ne soit tenté au-delà de ses forces, se laissa fléchir par les cris et les larmes des fidèles: Dieu commanda aux vents et à la mer, et une grande tranquillité fut faite. Bientôt, en effet, une flotte nombreuse, guidée par le Seigneur, aborda à Joppé, chargée d'une grande quantité de froment et d'orge, de vin et de toute espèce de provisions, en sorte que la disette ne se fit plus sentir dans l'armée jusqu'à la réédification complète de ladite ville; mesure qui était commandée par les circonstances.

Cette année-là, vint en Angleterre un archevêque de la grande Arménie qui s'y rendait en pèlerinage pour visiter les reliques des saints et les lieux consacrés du pays anglais, ainsi qu'il avait fait dans les autres royaumes. Il présenta aux religieux et aux prélats dés églises des lettres de recommandation du (391) seigneur pape, qui les exhortait à le recevoir avec le respect convenable et à le traiter honorablement. Cet archevêque étant venu à Saint-Albans pour y implorer le premier martyr d'Angleterre, fut accueilli avec respect par l'abbé et le couvent. S'y étant arreté quelque temps à cause de la fatigue du voyage et pour s'y refaire lui et les siens, il se mit à s'enquérir avec curiosité, par le moyen de ses interprètes, des cérémonies, du culte et du genre de vie de l'Angleterre, racontant à son tour sur l'Orient des particularités étonnantes. Dans la conversation, un des moines qui avait été assidûment à ses côtés lui demanda si dans son pays on célébrait h Conception de la bienheureuse Marie: il répondit: «Oui, on la célèbre, et en voici la raison: c'est que cette conception eut lieu après avoir été annoncée par un ange à Joachim qui se lamentait et qui habitait alors le désert. Il en est de même pour la conception du bienheureux Jean-Baptiste, et pour la même raison. Quant à la conception du Seigneur annoncée par un ange à Marie qui conçut de l'Esprit saint, ce n'est pas chose dont aucun fidèle puisse douter.»

Ces trois conceptions sont donc célébrées dans le pays d'Arménie, comme il l'assura et le prouva par les raisons précédentes. Entre autres choses, on l'interrogea semblablement sur le fameux Joseph dont il est souvent question parmi les hommes, lequel était présent à l'époque de la passion du Sauveur, lui a parlé et vit encore en témoignage de la foi chrétienne. L'archevèque répondit en racontant la chose (392) en détail; et après lui un chevalier d'Antioche, qui faisait partie de sa suite pour lui servir d'interprète et qui était connu d'Henri Spigurnel, l'un des familiers du seigneur abbé, traduisit ses paroles et dit en langue française: «Mon seigneur connaît bien cet homme, et avant qu'il partît pour les pays d'Occident, ledit Joseph mangea en Arménie, à la table de mon seigneur l'archevêque qui l'avait déjà vu et entendu parler plusieurs fois.» Comme on lui demandait ce qui s'était passé entre notre Seigneur Jésus-Christ et le dit Joseph, il reprit: «Au temps de la passion, lorsque Jésus-Christ, saisi par les Juifs, était conduit dans le prétoire devant le gouverneur Pilate pour être jugé par lui, et que les Juifs l'accusaient avec fureur, Pilate, ne trouvant en lui aucun motif de le faire mourir, leur dit: «Prenez-le et jugez-le selon votre loi;» mais comme les clameurs des Juifs devenaient plus violentes, Pilate, sur leur demande, mit en liberté Barrabas et leur livra Jésus pour être crucifié. Or, tandis que les Juifs entraînaient Jésus hors du prétoire, Cartaphile, portier du prétoire de Ponce-Pilate, saisit le moment où Jésus passait le seuil de la porte, et le frappa avec mépris d'un coup de poing dans le dos, en lui disant d'un ton railleur: «Va donc, Jésus, va donc plus vite: qu'attends-tu?» Jésus se retourna, et, le regardant d'un œil sévère, lui dit: «Je vais et tu attendras que je sois venu;» selon qu'il serait dit plus tard par l'évangéliste: «Le fils de l'homme marche selon qu'il a été écrit sur lui: (393) pour toi, tu attendras mon arrivée.» Or, ce Cartaphile, qui au moment de la passion du Seigneur était âgé d'environ trente ans, attend encore aujourd'bui, selon la parole du Sauveur. Chaque fois qu'il a atteint le terme de cent ans, il est saisi d'une maladie qu'on dirait incurable et ravi comme en extase: puis il est guéri, revient à la vie, et se retrouve dans le même état et au même âge qu'à l'époque de la passion du Seigneur; en sorte qu'on peut dire véritablement avec le Psalmiste: «Ma jeunesse se renouvelle comme celle de mon aigle113.» Lorsque la foi catholique se répandit après la passion du Seigneur, ce même Cartaphile fut baptisé et appelé Joseph par Ananias, qui baptisa le bienheureux Paul apôtre. Il demeure ordinairement dans les deux Arménies et dans les autres pays d'Orient, vivant parmi les évêques et les autres prélats des églises. C'est un homme de pieuse conversation et de mœurs religieuses, qui parle peu et avec réserve, et qui ne prend la parole que si les évêques ou autres hommes religieux lui font des questions. Alors il raconte les choses anciennes et ce qui s'est passé à l'époque de la passion et de la résurrection du Seigneur. Il parle des témoins de la résurrection, c'est-à-dire de ceux qui ressuscitèrent avec le Christ et vinrent dans la cité sainte et apparurent à plusieurs. Il parle aussi du symbole des apôtres, de leur séparation, de leur prédication; et cela sans (394) sourire ou sans prononcer aucune parole légère qui puisse provoquer le blâme ou le reproche: car il est dans les larmes et dans la crainte de Dieu, soupçonnant et redoutant toujours l'arrivée de Jésus-Christ qui viendra au milieu des éclairs juger le monde; et il craint d'éprouver sa colère dans l'examen dernier, lui qui a provoqué le Seigneur à une juste vengeance, en le raillant lorsqu'il marchait à la passion. Beaucoup de gens viennent le trouver des contrées les plus lointaines, et se réjouissent de le voir et de l'entretenir; si ce sont des personnes recommandables, il répond brièvement aux questions qui lui sont faites. Il refuse tous les présente qu'on lui offre, et se contente d'une nourriture frugale et de vêtements simples. Ce qui met en lui l'espérance du salut, c'est qu'il a péché par ignorance et que le Seigneur a dit dans sa prière: «Père, pardonnez-leur; car ils ne savent ce qu'ils font.» Paul lui-même, qui a péché par ignorance, a mérité sa grâce. Il en est de même pour Pierre qui a renié le Seigneur par fragilité, c'est-à-dire par peur. Quant à Judas, qui a livré le Seigneur par iniquité, c'est-à dire par avarice, il a déchiré ses entrailles, et, en se pendant, il a terminé sa misérable vie sans espoir de salut. Par cette considération, Cartaphile espère dans l'indulgence de Dieu et a un moyen d'excuser son erreur.» On fit aussi des questions audit archevêque sur l'arche de Noé, qui, dit-on, s'est arrêtée et est encore aujourd'hui dans les montagnes d'Arménie, ainsi que sur plusieurs autres choses. Il affirma qu'il en était (395) ainsi, en rendant témoignage à la vérité; et comme c'était un personnage respectable dont la véracité était garantie par une lettre du pape, ses paroles firent impression sur les auditeurs, et son récit parut scellé au sceau de la raison. D'ailleurs ce sont là des faits que personne ne peut accuser de fausseté; car ils sont attestés par un chevalier fameux et illustre dans la guerre, Richard d'Argentan, qui, avec plusieurs autres, visita pieusement en personne, à titre de pèlerin, les contrées d'Orient, et, qui dans la suite, mourut évêque.

Cette même année, Eustache, évêque de Londres, expira. Les chanoines élurent à sa place maître Roger, surnommé le Noir, homme profondément versé dans les lettres, de mœurs honnêtes, recommandable en tout, ami et défenseur de la religion, exempt de toute espèce d'orgueil, et chanoine de leur église. Le seigneur roi l'admit sans difficulté lorsqu'on le lui présenta. Vers le même temps, au mois de décembre, mourut Geoffroy, évêque d'Ély: il fut enterré dans son église cathédrale, la veille des ides du même mois, ainsi que ledit Eustache l'avait été dans la sienne. Ce Geoffroy étant mort, les moines élurent d'un commun accord Hugues, abbé de Saint-Edmond, qui fut présenté au roi, accueilli avec faveur, et investi de tous les biens de l'évéché.

suite

NOTES

(63) On sait que l'empereur de Constantinople Baudouin avait été vaincu et fait prisonnier par Calo-Jean- ou Joannice, roi des Bulgares; et, suivant l'opinion la plus probable, il était mort en prison. «Ceux qui aiment les histoires tragiques, dit Gibbon, croiront volontiers que le chaste captif résista aux désirs amoureux de la reine des Bulgares; que son refus l'exposa aux calomnies d'une femme et à la jalousie d'un sauvage; qu'on lui coupa les pieds et les mains; que le reste du corps fut jeté tout sanglant parmi les carcasses des chiens et des chevaux, et qu'il respirait encore au bout de trois jours, quand les oiseaux de proie vinrent le dévorer.» Vingt ans plus tard, la Flandre, toujours prêle à la révolte, reconnut pour son souverain légitime, l'homme qui s'annonçait pour le vrai Baudouin, miraculeusement délivré de la captivité. Mais la cour de France avait intérêt à appuyer les dénégations de la comtesse Jeanne. Louis VIII cita l'imposteur à Péronne, et l'on prétend qu'il répondit mal à l'examen qu'on lui fit subir. Jeanne l'emporta, soutenue par une petite armée de Français. Cependant de graves historiens, adoptant l'opinion populaire, accusent Jeanne de parricide, et la tradition raconte que la comtesse elle-même, en mémoire de cette exécution qui pesait à sa conscience, fit bâtir un hôpital, sur les vitraux duquel une potence était peinte. (Voir Ducange, dans son Hist. de Const. III, 9.) Quant au récit que fait ici Matt. Pâris de la délivrance de Baudouin, Gibbon n'hésite pas à le traiter de fable ridicule.

(64) Inter duos veteres canes mirgos, dit le texte.

(65) Il y eut cependant des articles additionnels dont les principaux méritent d'être signalés: Une veuve aurait pour son douaire le tiers de toutes les terres qui auraient appartenu au mari pendant la durée du mariage, à moins qu'elle n'eût été dotée d'une plus petite portion à la porte de l'église. — On posa des bornes aux aliénations en main morte. — Aucun homme libre ne put aliéner sa terre que jusqu'à concurrence des services dus au seigneur. — Les assises de Darrein presentment furent renvoyées aux juges du banc. — Les cours de comtés durent se tenir seulement une fois par mois; la tournée des shériffs dut n'avoir lieu que deux fois par an, et l'examen des cautions franches (view of frank pledge), à la Saint-Michel seulement. — L'escuage dut être levé de la même manière que sous Henri II. (Lingard, IIIe vol. p. 127.)

(66 Nous avons essayé de donner un sens net à cette phrase mutilée dans laquelle l'éditeur anglais croit voir une interpolation.

(67 La variante rend le sens plus complet en disant: Et même quand elle serait libre de son corps; que si c'était une femme mariée, elle serait punie comme pour un double adultère, etc.

(68 On voit que la maxime fondamentale du régime constitutionnel n'est point neuve. En général, Matt. Pâris porte une grande liberté d'esprit dans la politique comme dans l'appréciation de la conduite des papes.

(69) «Et de même des monastères où les menses de l'abbé et du couvent sont séparées, une place monacale de chacun.» (Fleury, Hist. ecclés. XVIe vol. p 603.) On entendait par mense le revenu d'un prélat ou d'une communauté.

(70Proditor summi régis. Le sens ne serait-il pas: Traitre envers son seigneur le roi, par allusion à son ancienne alliance avec Louis? Sauf le mot summi, ce sens parait raisonnable.

(71) Lisez Amaury de Montfort.

(72Ce passage prouve, qu'en 1226, le nombre des pairs était fixé à douze, et Matt. Pâris, à l'année 1257, donne aussi très-exactement les titres des douze pairs de France. Malgré l'opinion de Ducange qui pense que ce nombre n'était pas encore fixé en 1216, il est certain qu'il fut invariablement déterminé entre les années 1202 et 1207. Dutillet assure que Louis VII, au sacre de son fils Philippe, choisit parmi les prélats et les seigneurs, vassaux immédiats de la couronne (c'est-à-dire pairs), les douze qui restèrent ensuite en possession de figurer au sacre des rois. Toutefois, si le nombre était fixé sous Louis VIII, la préséance des douze pairs n'était pas aussi bien décidée. Un règlement fait par saint Louis au sujet des juifs, et au commencement de son règne, fut souscrit indistinctement par les barons et pairs. On sait, à cet égard, que ce ne fut qu'au quatorzième siècle que la dignité féodale de baron commença à être regardée comme moindre que celle de duc ou de comte. Le passage que nous annotons, montre aussi que la cérémonie de l'hommage au roi était indispensable pour avoir rang de pair.

(73On entendait par procurateur ou procureur, celui qui était chargé de représenter et de défendre devant les juges ecclésiastiques ou civils, les intérêts d'une personne, d'une communauté. Ce terme revient à l'ancien mot atourne (attorney), également usité alors en France et en Angleterre. Le mot actor, fréquemment employé, revenait à celui de procureur, et signifiait ordinairement celui qui agissait au nom du demandeur contre le défendeur.

(74Ce qu'on appelle une place monacale. Voir plus haut.

(75Obsequia est pris ici dans le sens de rétributions.

(76) Philippe-Auguste avait surveillé la guerre des Albigeois sans y prendre une part active. Il savait bien que tôt ou tard le midi, ouvert désormais à l'influence française, serait rattaché à la royauté capétienne. Aussi n'avait-il pas dissimulé ses prétentions. Dès 1212, inquiet des succès de Simon de Montfort, il avait écrit à Innocent III qui lui avait répondu vaguement que ses droits de souveraineté avaient été mis en réserve. Aussi, à la mort du farouche conquérant, lorsque tout le midi se fut soulevé contre son fils aîné Amaury, ce dernier renouvela à Philippe Auguste l'hommage qu'avait déjà prêté son père pour le duché de Narbonne, le comté de Toulouse, la vicomté de Beziers et de Carcassonne. Enfin, vers 1224, Amaury, en cédant à Louis VIII cet héritage de sang et de ruines, changea en souveraineté directe la suprématie féodale que Philippe-Auguste avait acceptée. Le concile de Bourges ne fit que consacrer une spoliation qui s'expliquait par l'hostilité religieuse, et qui devenait irrévocable dès que le roi de France l'accomplissait à son profit.

(77 Astronomia, dit le texte.

(78) Tonloier, vieux mot, de telonium, exactor telonii, celui qui perçoit le tonlieu (tonnelieu, ailleurs plaçage), c'est-à-dire le lieu et place occupé par les vendeurs dans les foires et les marchés.

(79)Voici ce jeu d'esprit:

Culmina qui cupi       tis    laudes pompasque siti            tis

Est sedata si                «      si me pensare veli                   « 

Qui populos regi        «      memores super omnio si       « 

Quoi mors immi        «      non parcil honore poti            « 

Vobis prœposi            «      similis fueram, bene sci         « 

Quod sum vos eri       «      ad me currendo veni              « 

(80) Matt. Pâris revient souvent sur cette idée comme sur une exigence habituelle aux rois: ce qui prouve clairement que les moines de Citeaux en particulier possédaient un grand nombre de ces troupeaux, dont la laine formait alors le principal commerce de l'Angleterre. Les laines anglaises étaient manufacturées en très-grande partie dans les ateliers de la Flandre, et les deux peuples avaient besoin l'un de l'autre. C'est du moins une des causes qui peuvent expliquer pourquoi la Flandre prit constamment parti pour l'Angleterre dans la rivalité de ce pays avec la France.

(81 Castrorum acies ordinata. Je ne puis comprendre castrorum.

(82) Les faits sont totalement dénaturés dans cette relation. Tout le monde sait que Louis se rendit maître d'Avignon, le 12 septembre, entra en Languedoc, tomba malade et mourut à Montpensier, en Auvergne le 8 novembre suivant.

(83 Tel était, en effet, le droit féodal primitif. Le service militaire que le vassal devait au suzerain, n'allait point au delà de quarante ou cinquante jours au plus. Mais, en retour, quiconque manquait à cette importante obligation, était puni sévèrement, dans l'origine, par la perte de son fief, plus tard par une amende qui triplait la dépense déjà considérable qu'aurait faite le vassal pendant la durée du service. Les croisades altérèrent la nature du service militaire, en faisant une loi aux chevaliers de ne pas abandonner leur chef qui combattait pour Jésus-Christ. Les rois profitèrent de cette dérogation aux anciens usages, et maintinrent les seigneurs sous leurs drapeaux à la faveur d'une autorité qui s'accroissait chaque jour. «Aussi le refus du comte de Champagne en cette circonstance, parut étrange et fut considéré comme un acte de félonie. Toutefois, tant que les barons servirent les rois à leurs frais, le système du service militaire sans restriction ne s'établit qu'imparfaitement; et quand la chevalerie fut soldée, elle devint impuissante pour sauver la France des Anglais.» (Précis de l'Hist. de Françe, par M. Ruelle, chap. xxi.)

(84  Ce bruit, rapporté du reste comme tel par Matt. Pâris, parait entièrement dénué de fondement. Nous parlons ici du fait d'empoisonnement. En tous cas, le nom du comte de Champagne était Thibaut, et non pas Henri. (Thibaut dit le Grand, IVe du nom.)

(85) Deceptiones. Nous lisons disceptationes.

(86) Le sacre de Louis IX était conforme aux dernières volontés de son père; mais les seigneurs voulaient protester par leur absence contre un système de gouvernement qui tendait à diminuer leur pouvoir, et qu'ils allaient attaquer à main armée. D'ailleurs aucun acte émané de Louis VIII ne légitimait, quoi qu'en disent plusieurs auteurs, la régence de Blanche de Castille.

(87) Petite ville de la Marche d'Ancône. Voy. Lamartinière.

(88) Quodam pisce efficacissimè venenato. Nous croyons que si la mort de Falcaise eût été le résultat d'un empoisonnement prémédité, Matt. Pâris aurait dit par qui et pourquoi. C'est ce qui nous a décidé à adopter ce sens. Cependant on voit plus bas qu'à l'époque de la disgrâce de Hubert de Bourg, ce favori fut accusé d'avoir empoisonné Falcaise.

(89) Cavillatorum consilio, en français cavilleux, corruption de callidus.

(90Mot à mot: biffer, cancellare.

(91) Dieu des richesses chez les Syriens. On connaît la locution anglaise.

(92 C'était probablement quelque pacte tel que celui de la fraternité d'armes par exemple.

(93) Nous avons essayé de traduire cette bizarre prophétie, en la comparant avec celle de l'année 1109 (page 259 du premier vol.), qui est la même, sauf quelques variantes.

(94Texte (hic): mundantur in nemore (honore?). Dans l'autre leçon, intitulantur simplement.

(95) D'après la méthode que nous avons indiquée, noua proposons et traduisons: Et quœ dispersa erant, per diversa consolidabuntur, au lieu de: Et quœ diversa erant per diversa consolabuntur.

(96Ici probablement se termine la lettre incluse dans celle du pape.

(97) M. Michelet a recueilli de curieux renseignements sur cet homme entraordinaire. (Hist. de France, tome II, pag. 537 à 545.) Nous lui empruntons quelques citations: « il exhortait toutes les créatures à louer et à remercier Dieu; il les aimait, sympathisait avec elles; il sauvait, quand il pouvait, le lièvre poursuivi par les chasseurs, et vendait son manteau pour racheter un agneau de la boucherie. La nature morte elle-même, il l'embrassait dans son immense charité. Moissons, vignes, bois, pierres, il fraternisait avec eux tous, et les rappelait tous à l'amour divin... C'était une grande joie pour saint François d'Assise, de faire pénitence dans les rues pour avoir rompu le jeûne et mangé un peu de volaille par nécessité. Il se faisait traîner tout nu, frapper de coups de corde, et l'on criait: Voici le glouton qui s'est gorgé de poulet à votre insu. A Noël, il se préparait pour prêcher, une étable comme celle où naquit le Sauveur. On y voyait le bœuf, l'âne, le foin; pour que rien n'y manquât, il bêlait lui-même comme un mouton en prononçant Bethléem; et quand il venait à nommer le doux Jésus, il passait la langue sur ses lèvres et les léchait comme s'il eût mangé du miel.» (D'après Thomas de Celano.) Cette âme ardente aspirait à la couronne du martyre. Quelque temps avant la prise de Damiette, il se rendit en Égypte et se fit conduire au camp du soudan, espérant le convertir. Les officiers de Kamel voulaient le tuer; mais ce prince s'y opposa, le traita bien, et malgré ses instances, s'obstina à le renvoyer sain et sauf.

(98) 4 octobre 1226.

(99Nous adoptons ce sens, en relisant le passage auquel les termes du texte font allusion: «Un pharisien, nommé Gamaliel, docteur de la loi, qui était honoré de tout le peuple, se levant dans le conseil, commanda qu'on fit retirer les apôtres pour un peu de temps.»

«Et il dit à ceux qui étaient assemblés: O Israélites! prenez garde à ce que vous allez faire à l'égard de ces personnes.»

«...... Ne vous mêlez point de ce qui regarde ces gens-là, et laissez-les faire. Car si ce conseil ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira.»

«Si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire, et vous seriez en danger de combattre contre Dieu même. Ils se rendirent à son avis.» {Actes des Apôtres, chap. V.)

La tradition raconte que Gamaliel était instruit secrètement dans la loi du Christ, cl qu'il donna la sépolture au corps de saint Étienne.

(100) Les restrictions du pape prouvent bien à quel excès d'emportement farouche les successeurs de François se portaient déjà. Ce mysticisme, qui nous parait aujourd'hui extravagant, frappait fortement alors l'imagination des hommes. «Ces apôtres effrénés de la grâce couraient partout pieds nus, jouant tous les mystères dans leurs sermons, trainant après eux les femmes et les enfants, riant à Noël, pleurant le Vendredi Saint, développant sans retenue tout ce que le christianisme a d'éléments dramatiques.» (M. Michelet, tom. II, pag. 511.)

(101) Nous avons mis ici Honorius, parce que c'est lui qui confirma la deuxième règle de saint François. Il y a dans le texte N., qui correspond ordinairement à notre expression un tel. Cette lettre sert aussi à désigner le personnage dont on ignore le prénom exact.

(102Peciis, pièces, morceaux. — Rapiécer en bénissant Dieu. Traduction de Fleury. On sait que les habits étaient bénits. (Voir à la décrétale Statuimus, concile de Londres, 1238.)

(103 Ministres provinciaux, dit Fleury.

(104) M. Aug. Thierry appelle cette famille de Toènes, et Dugdale de Toni. La principale résidence des Thony était le manoir de Flamsted, voisin de Saint-Albans. Aussi Matt. Pâris revient souvent sur les Thony.

(105) C'est évidemment Richard-le-Pauvre.

(106) Nous lisons: Non invitare, au lieu de non invitatus.

(107) Chalandre ou salandre, espèce de navire dont on se servait au temps des croisades. On trouve dans le continuateur de Guillaume de Tyr: «Si s'en partirent à tant et se recueillirent en lors galies, et alèrent ou Gavata, où lor salandres estoient.» Chalon ou chalan servait aussi à designer les bâtiments pécheurs et marchands. Carpentier en fait dériver notre mot chaland, celui qui achète.

(108) On ne trouve, dans les lettres d'Honorins III, aucun renseignement qui puisse confirmer cette accusation tardive. Il est vrai que le duc de Bavière, qui était considéré à la croisade de 1220 comme le lieutenant de Frédéric, insista fortement pour la reddition de Damiette; mais c'était une opinion partagée par le roi de Jérusalem et les principaux barons, dans les circonstances funestes où se trouvait l'armée, et il n'est pas permis de croire à des instructions secrètes de l'empereur à cet égard. Ses liaisons avec les soudans d'Égypte ne datent que de la croisade qu'il fit en personne.

(109) Per quem. Je propose et traduis per quos.

(110) Les Sarrasins étaient hors des atteintes de l'excommunication, et Frédéric, en les employant, n'avait pas à se défier de la terreur que les menaces du pape auraient pu inspirer aux chrétiens. Déjà il ne craignait pas de montrer hautement sa prédilection pour ces mercenaires dévoués qu'il avait trouvés cantonnés en Sicile, et qu'il transporta dans la Capitanate à Lucera, ville voisine de Foggia, que les historiens contemporains appellent souvent Nuceria et Nocera delli Pagani. Nous trouvons aussi dans les chroniques du temps, et particulièrement dans Matteo di Giovenazzo, que Frédéric faisait venir fréquemment de la Barbarie des compagnies de Sarrasins dont l'arrivée inspirait d'ordinaire un grand effroi. Ce fut surtout après son expédition de Palestine, où on lui fit un si grand crime de son indifférence religieuse, et même de sa sagesse politique, que Frédéric favorisa les Sarrasins qui l'avaient aidé à chasser Jean de Brienne. Il eut non-seulement des mercenaires arabes, mais encore une université arabe, des concubines arabes. Souvent il confia aux Sarrasins les charges de portulan, de justicier. Les chroniqueurs ont conservé les noms de plusieurs chefs de ces Sarrasins, tels que Phocax, Raiel, Zaid, Raaleh etc.

(111) Audientibus. Évidemment audentibus.

(112) Stulfitiam Huberti. Ce passage est incompréhensible à moins qu'il n'y ait quelque jeu de mois que nous ne pouvons saisir.

(113 On ne peut s'empêcher de remarquer de curieux rapports entre cette tradition et la légende du Juif errant.