HISTOIRE DES CROISADES
LIVRE XVII
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
HISTOIRE
DES
FAITS ET GESTES
DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,
DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184
par
GUILLAUME DE TYR
INCIPIT LIBER SEPTIMUS DECIMUS CAPUT PRIMUM. Apud Ptolomaidam urbem maritimam curia celebratur generalis; nominanturque principes qui ad eam convenerunt. Dignum credimus, et praesenti satis convenire videtur historiae ut posteritatis mandetur memoriae, qui principes praedictae interfuerunt curiae, qui ex tantis convenerant regionibus. Interfuit ergo primus dominus Conradus inclytae recordationis, Teutonicorum rex et Romanorum imperator: et de principibus ejus ecclesiasticis, dominus Otto Frisingensis episcopus, vir litteratus frater ejus; dominus Stephanus Metensis episcopus; dominus Henricus, domini Theodorici Flandrensium comitis frater, Tullensis episcopus; dominus Theotinus natione Teutonicus, episcopus Portuensis, apostolicae sedis legatus, qui de mandato domini Eugenii papae, ejusdem domini imperatoris castra fuerat secutus. De laicis vero dominus Henricus dux Austriae, ejusdem imperatoris frater; dominus dux Guelpho, vir illustris et potens; dominus Fredericus, inclytus Suevorum et Vindelicorum dux, ejusdem domini imperatoris ex fratre primogenito nepos, eximiae indolis adolescens, qui ei postmodum succedens, Romanum hodie strenue et viriliter administrat imperium; dominus Hermannus, provinciae Veronensis marchio; dominus Bertholdus de Andes, qui postea fuit Bavariae dux; dominus Wilelmus, marchio de Monteferrato, ejusdem domini imperatoris sororius; Guido comes de Blandrada, qui praedicti marchionis sororem habebat uxorem, ambo de Lombardia erant, magni et egregii principes. Interfuerunt et alii nonnulli, nobiles et spectabiles viri, quorum nomina vel titulos non tenemus. Interfuit dominus Ludovicus Francorum rex piissimus, inclytae in Domino memoriae, et cum eo dominus Godefridus, Lingonensis episcopus; dominus Arnulphus, Lexoviensis episcopus; dominus Guido de Florentia, Ecclesiae Romanae presbyter cardinalis, tituli Sancti Chrysogoni, apostolicae sedis legatus; dominus Robertus, comes Perchensis, ejusdem domini regis frater; dominus Henricus, domini Theobaldi senioris comitis filius, comes Trecensis, ejusdem domini regis gener, egregiae indolis adolescens; dominus Theodoricus; Flandrensium magnificus comes, domini regis Hierosolymorum sororius; dominus Ivo de Neella Suessionensis, vir fidelis et prudens. Interfuerunt et alii multi, nobiles, et potentes, et digni memoria viri, quorum nomina, prolixitatem declinantes, studiose praeterimus. De nostris autem regionibus, adfuit dominus Balduinus, Hierosolymorum rex, inclytae indolis adolescens; et cum eo mater ejus, prudens et circumspecta mulier, cor habens virile, et quolibet consulto principe nihil inferius sapiens; et cum eis, dominus Fulcherus, patriarcha; dominus Balduinus, Caesariensis archiepiscopus; dominus Robertus, Nazarenus archiepiscopus; dominus Rorgo, Acconensis episcopus; dominus Bernhardus, Sidoniensis episcopus; dominus Willelmus, Berytensis episcopus; dominus Adam, Paneadensis episcopus; dominus Geraldus, Bethlehemita episcopus; Robertus magister militiae Templi; Raimundus, magister domus Hospitalis. De laicis vero, Manasses regis constabularius, Philippus Neapolitanus, Helinandus Tiberiadensis, Gerardus Sidoniensis, Galterius Caesariensis, Paganus dominus regionis quae est trans Jordanem, Balianus senior, Hunfredus de Torono, Guido Berytensis; et alii multi, de quibus per singula longum nimis esset enumerare. Hi omnes, ut diximus, in urbem convenerant Acconensem, tractaturi quod optimum et loco et tempori magis conveniens videretur; quod primum, auctore Domino, ad incrementum regni et Christiani gloriam nominis attentarent. |
LIVRE DIX-SEPTIEME. CHAPITRE I. Nous pensons qu'il est juste et assez à propos, dans la présente histoire, de faire connaître à la postérité les noms des princes qui assistèrent à l'assemblée dont nous avons parlé, et qui étaient venus de tant de contrées diverses. Le premier était le seigneur Conrad, d'illustre mémoire, roi des Teutons et empereur des Romains. Parmi les princes ecclésiastiques de sa suite, on remarquait le seigneur Othon, frère de l'Empereur, homme lettré et évêque de Freysingen; le seigneur Étienne, évêque de Metz ; le seigneur Henri, évêque de Toul et frère du seigneur Thierri, comte de Flandre ; le seigneur Théotin, né teuton, légat du siège apostolique, et qui avait reçu du seigneur pape Eugène l'ordre de marcher à la suite de l'armée impériale. Parmi les laïques on comptait le seigneur Henri, duc d'Autriche et frère de l'Empereur; le seigneur duc Guelfe, homme illustre et puissant; le seigneur Frédéric, illustre duc de Souabe, fils du frère aîné de l'Empereur, jeune homme d'un excellent naturel, qui plus tard a succédé à son oncle, et gouverne maintenant l'empire romain avec autant de sagesse que de bravoure ; le seigneur Hermann, marquis de l» province de Vérone ; le seigneur Berthold, qui fut par la suite duc de Bavière ; le seigneur Guillaume, marquis de Montferrat et beau-frère, par sa femme, du seigneur Empereur; Gui, comte de Blandrada, qui avait épousé la sœur du marquis de Montferrat, tous deux nés en Lombardie, tous deux grands et illustres princes. Il y avait encore quelques autres hommes nobles et dignes de respect, mais leurs noms et leurs titres ne nous sont pas connus. On voyait également dans cette assemblée le seigneur Louis, très-pieux roi des Français, d'illustre mémoire dans le Seigneur; et avec lui le seigneur Godefroi, évêque de Langres ; le seigneur Arnoul, évêque de Lisieux; le seigneur Gui de Florence, cardinal prêtre de l'église romaine, du titre de saint Chrysogone, et légat du siège apostolique; le seigneur comte du Perche, et frère du Roi ; le seigneur Henri, comte de Troyes, fils du seigneur comte Thibaut l'ancien, et gendre du Roi, jeune homme d'un excellent naturel; le seigneur Thierri, illustre comte de Flandre et beau-frère, par sa femme, du roi de Jérusalem; et le seigneur Ive de Nesle, de Soissons, homme sage et plein de foi. Il y avait encore beaucoup d'autres hommes nobles, puissants et dignes de mémoire , mais il serait trop long de rapporter tous leurs noms et je les omets à dessein. A la tête des princes de nos contrées était le seigneur Baudouin, roi de Jérusalem, jeune homme de la plus belle espérance ; il était accompagné de sa mère, femme douée de sagesse et de prudence, portant en son sein un cœur d'homme et non moins éclairée que le prince le plus éclairé ; ils avaient avec eux le seigneur Foucher, patriarche de Jérusalem; le seigneur Baudouin, archevêque de Césarée; le seigneur Robert, archevêque de Nazareth ; le seigneur Rorgon, évêque d'Accon ; le seigneur Bernard, évêque de Sidon ; le seigneur Guillaume, évêque de Béryte ; le seigneur Adam, évêque de Panéade; le seigneur Gérald, évêque de Bethléem ; Robert, maître des chevaliers du Temple ; Raimond, maître des Hospitaliers ; et parmi les laïques ; Manassé , connétable du Roi ; Philippe de Naplouse, Hélinand de Tibériade, Gérard de Sidon, Gaultier de Césarée, Pains, seigneur du pays situé au-delà du Jourdain ; Balian l'ancien, Honfroi de Toron, Gui de Béryte, et beaucoup d'autres encore, qu'il serait trop long de désigner chacun par son nom. Tous ces princes et seigneurs s'étaient réunis, comme j'ai dit, dans la ville d'Accon, afin d'examiner ce qu'il y avait de mieux à faire, eu égard aux lieux et aux tems, pour travailler, avec l'aide du Seigneur, à l'agrandissement du royaume et à la gloire du nom chrétien.
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CAPUT II. Urbem Damascenam proponunt obsidere, et ex condicto ad eam accedunt. Tractatis igitur continuo libramine deliberationis partibus, post subjecta, sicut in talibus fieri solet, diversarum partium diversa consilia, de communi consilio visum est tempori expedientius Damascum urbem nostris damnosam obsidere: unde firmato circa id consilio, voce praeconia praecipitur publicari, quatenus die statuta omnes unanimiter parati sint copias suas ad partes illas dirigere. Mense igitur Maio, vicesima quinta die mensis, anno ab Incarnatione Domini 1147, congregatis ex universo regno militaribus tam equitum quam peditum copiis, tam ex indigenis quam ex peregrinis, praevio vivificae crucis salutari ligno, praedicti Deo amabiles reges, una cum suis expeditionibus, ad urbem Tiberiadem, ex condicto perveniunt. Inde viarum compendia secuti, secus mare Galilaeae usque Paneadem, quae est Caesarea Philippi, universos deduxerunt exercitus. Ubi deliberatione habita cum iis qui situs urbis Damascenae et adjacentis regionis habebant peritiam, communicato cum majoribus principibus consilio, utilius judicant praedictam urbem eatenus obsidione vallare, ut prius occupentur pomeria, quae ex maxima parte urbem ambiunt eamdem et plurimam videntur conferre munitionem, arbitrantes quod occupatis pomeriis urbem deinceps obtinere satis esset in expedito. Sic igitur juxta initum consilium iter agressi, transcurso famosissimo monte Libano, qui medius inter Caesaream Philippi et eamdem Damascum interjacet, apud vicum cui nomen Daria est, in agrum descenderunt Damascenum, ab urbe quatuor aut quinque distantes milliaribus: unde et totam civitatem cum adjacente regione, de plano dabatur intueri. |
CHAPITRE II. [1147.] On mit donc en discussion tous les objets sur lesquels il pouvait y avoir lieu à délibérer ; et à la suite de plusieurs propositions qui furent, comme il arrive toujours en pareil cas, soutenues et combattues par les partis divers, on jugea d'un commun accord que ce qui valait le mieux en ce moment était d'aller assiéger la ville de Damas, toujours dangereuse pour les Chrétiens. Cette résolution définitivement arrêtée, on ordonna aux hérauts de publier de toutes parts que tous les princes eussent à se préparer pour le jour qui fut indiqué, afin de conduire leurs troupes vers le pays de Damas. En conséquence, et le 25 mai de l'an de grâce 1147 , toutes les troupes qui se trouvaient dans le royaume, tant en gens de pied qu'en chevaliers, et en indigènes qu'en étrangers et pèlerins, s'étant rassemblées , les princes agréables à Dieu, précédés du bois salutaire de la croix vivifiante, se rendirent avec leurs hommes dans la ville de Tibériade, ainsi qu'il avait été convenu. De là, suivant des chemins raccourcis, ils conduisirent leurs armées le long de la mer de Galilée jusqu'à Panéade, qui est la Césarée de Philippe. Apres avoir consulté les hommes qui connaissaient le mieux la situation de la ville de Damas et toute la contrée environnante, les princes les plus considérables tinrent conseil et jugèrent que, pour mieux investir la ville, il serait convenable de s'emparer d'abord des vergers qui l'entourent en grande partie et lui font un puissant moyen de défense, pensant qu'après que ces positions seraient occupées il serait assez facile de s'emparer de la place elle-même. Conformément à cette résolution, les princes se remirent en route, traversèrent le célèbre mont Liban, situé entre Césarée de Philippe et Damas, et descendirent ensuite au village appelé Darie, placé à l'entrée de la plaine de Damas et à quatre ou cinq milles de distance de cette ville. De cette position les Chrétiens voyaient à découvert la ville et tout le territoire qui l'environne. |
CAPUT III. Describitur situs Damascenae urbis. Est autem Damascus civitas maxima minoris Syriae, quae alio nomine Phoenicis Libanica nuncupatur metropolis, sicut ibi legitur: Caput Syriae Damascus (Isa. VII, 8) ; a quodam Abrahae servo denominata, qui eam creditur fundasse. Interpretatur autem sanguinea vel sanguinolenta. Est autem in campestribus sita, in agro sterili et arido, nisi quantum aquarum antiquis meatibus deductarum irrigatur beneficio. Fluvius enim a promuntorio descendens vicino, in superioribus illius regionis partibus, canalibus exceptus, ut inde liberius per plana possit deduci, per diversas subjectae regionis partes ad agrorum sterilitatem fecundandam dirigitur; quod vero residuum est, quia copiosas habet aquas, ex utraque ripa pomeria nutrit, arboribus consita fructiferis, juxtaque civitatis murum Orientem versus labitur. Pervenientes igitur praedicti reges ad locum praenominatum, videlicet Dariam, urbem habentes jam vicinam, instruunt acies, et ordinem incedendi assignant legionibus, ne promiscue incedentes, contentiones suscitent ad invicem et operi futuro ministrent impedimentum. Primus itaque cum suis Hierosolymorum rex, eo maxime quod locorum peritiam ejus cohortes dicebantur habere, de communi principum statuto ire praecipitur, et caeteris subsequentibus iter aperire. Secundum et medium locum rex Francorum cum suis expeditionibus tenere jubetur, ut praecedentibus, si necessitas emerserit, opem ferat. Tertium et novissimum imperator, eodem decreto, conservare mandatur, ut hostibus, si forte a parte irruant posteriore, resistere sit paratus, et praecedentes copias a parte relicta reddat securiores. His ergo tribus exercitibus ordine congruo dispositis, ad urbem castra promovent, accedere contendentes. Est autem civitas ab occidentali parte, unde nostris erat accessus, et a septentrionali pomeriis obsita longe lateque, instar condensorum nemorum et opacarum silvarum, ita ut ultra quinque aut amplius milliaria versus Libanum protendantur. Et haec eadem, ne dominia fortasse sint in incerto, et ne volentibus passim introire liceat, clausa sunt muro, licet luteo; nam lapidibus regio illa non abundat. Clausa sunt itaque, et secundum hoc quod cuique designatae sunt possessiones, muro hujusmodi vallata, relictis semitis et viis publicis, licet angustis, quibus hortulanis et curam pomeriorum habentibus ad urbem cum jumentis fructus deferentibus perveniatur. Sunt autem haec pomeria urbi pro summo munimine; nam prae densitate et arborum frequentia, et viarum angustiis, videbatur durum et pene impossibile, ut ab ea parte esset transitus urbem adire volentibus. Per haec tamen loca decretum erat nostris principibus ab initio exercitus introducere, et ad urbem patefieri accessum; ex causa gemina, tum ut occupatis munitioribus locis, et in quibus populo Damasceno major erat fiducia, quod superesset, leve videretur et compleretur facilius; tum ut expeditionibus, fructuum et aquae non deesset commoditas.
Immittit ergo primus
Hierosolymorum rex, per illas pomeriorum angustiores semitas, suas acies; sed
vix et cum multa difficultate procedere poterat exercitus, tum viarum impeditus
angustiis; tum eorum qui in virgultis latebant, insidiis lacessitus; tum etiam
manifesto hostium qui aditus obsederant, et viarum praeoccupaverant anfractus,
conflictu. Egressus enim erat unanimiter civitatis populus, et in praedicta
descenderat pomeria, ut tam occultis quam
manifestis congressionibus
exercitum transire prohiberet. Erant praeterea, intra ipsa pomeriorum septa,
domus eminentes et excelsae, quas viris pugnaturis communierant, quorum
possessiones erant vicinae: unde sagittis et aliorum immissione telorum,
hortorum septa tuebantur, neminem accedere permittentes; sed et publicam
volentibus transire viam reddebant eminus sagittis valde periculosam. Nec erant
tamen ex una tantum parte nostris praedictorum formidabiles insidiae; sed ex
omni latere par erat incautis periculum, et suspectum aeque improvisae mortis
discrimen. Erant nihilominus et secus muros interius latentes viri cum lanceis,
qui per specularia modica, in muris ad hoc studiosius
ordinata, unde videre transeuntes
poterant, minime vero ipsi videri, praetereuntes confodiebant ex latere: quo
casu plurimi dicuntur illa die miserabiliter occubuisse. Sed et aliae
innumerabiles non defuerunt inter illas angustias periculorum transire
volentibus species. |
CHAPITRE III. Damas est la ville principale et la métropole de la petite Syrie, province autrement appelée Phénicie du Liban. Elle est désignée par Isaïe comme la capitale de la Syrie [01] , et reçut son nom d'un serviteur d'Abraham, qui en fut, à ce qu'on croit, le fondateur ; ce nom veut dire la ville de sang ou la ville ensanglantée. Elle est située au milieu d'une plaine stérile et qui serait entièrement aride si elle n'était arrosée par les eaux qui y sont conduites dans des canaux très-anciennement construits. Un fleuve qui descend d'un monticule voisin vers l'extrémité supérieure de la contrée, est reçu dans ces canaux, et une partie de ses eaux est dirigée dans la plaine et distribuée de tous côtés pour fertiliser un sol d'ailleurs infécond ; ce qui reste de ces eaux (car le fleuve en fournit en abondance ), arrose, sur l'une et l'autre rive, des vergers couverts d'arbres à fruits, et coule ensuite le long des murailles de la ville, du côté de l'orient. Lorsque les princes furent arrivés au village de Darie, comme ils se trouvaient déjà dans le voisinage de Damas, ils formèrent leurs corps d'armée, et assignèrent à toutes les légions un ordre de marche, de peur qu'il ne s'élevât des querelles nuisibles au succès des opérations futures, si elles s'avançaient toutes ensemble et indistinctement. En vertu d'une décision des princes, le roi de Jérusalem reçut l'ordre de marcher le premier avec son armée et de montrer le chemin aux autres, parce qu'on déclara que les hommes qu'il avait sous ses ordres connaissaient mieux les localités. On prescrivit au roi des Français de prendre la seconde ligne et d'occuper l« centre avec toutes ces troupes, afin d'être prêt, s'il était nécessaire, à porter secours à ceux qui marchaient devant lui. Par suite de la même décision l'Empereur reçut ordre de former la troisième et dernière ligne, et de se préparer à résister aux ennemis s'ils venaient par hasard faire une attaque sur les derrières, afin que les deux premiers corps d'armée se trouvassent en sûreté de ce côté. Les trois armées ainsi formées dans un ordre convenable , on porta le camp en avant, afin de se rapprocher de la ville le plus possible. Vers l'occident, par où nos troupes arrivaient, et vers le nord, le sol est entièrement garni de vergers, qui forment comme une forêt épaisse que l'œil ne peut percer, et qui se prolongent vers le Liban sur un espace de cinq milles et plus. Afin que les propriétés ne soient pas confondues et que les passants ne puissent y entrer à leur gré, ces vergers sont entourés de murailles construites en terre, car il y a peu de pierres dans le pays. Ces clôtures servent donc à déterminer les possessions de chacun, et sont séparées elles-mêmes par des sentiers et chemins publics, fort étroits à la vérité, mais suffisants pour le passage des jardiniers et de ceux qui ont soin des vergers, lorsqu'ils vont porter des fruits à la ville avec leurs bêtes de somme. Ces vergers sont en même temps pour la ville de Damas d'excellentes fortifications; les arbres y sont plantés très-serrés et en grand nombre, les chemins sont fort étroits, en sorte qu'il semble à peu près impossible d'arriver jusqu'à la ville, si l'on veut passer de ce côté. C'était cependant par là que nos princes avaient résolu dès le principe de conduire leurs armées et de s'ouvrir un accès vers la place. Deux motifs les avaient déterminés : ils espéraient qu'après s'être emparés des lieux les mieux fortifiés, et sur lesquels le peuple de Damas mettait le plus sa confiance, ce qui resterait ensuite à faire serait peu de chose et pourrait être accompli plus facilement ; en second lieu, ils désiraient pour leurs armées pouvoir profiter de la commodité des fruits et des eaux. Le roi de Jérusalem entra donc le premier avec ses troupes dans ces étroits sentiers; mais l'armée éprouvait une extrême difficulté à s'avancer, soit à cause du peu de largeur des chemins, soit parce qu'elle était incessamment harcelée par des hommes cachés derrières les broussailles, soit enfin parce qu'il fallait se battre souvent contre les ennemis qui s'étaient emparés des avenues et occupaient tous les défilés. Tout le peuple de la ville en était sorti d'un commun accord, pour venir s'établir dans les vergers, et s'opposer au passage de notre armée, soit en se plaçant en embuscade, soit en attaquant à force ouverte. Il y avait en outre, dans l'intérieur même des vergers, des maisons élevées qu'on avait garnies d'hommes propres au combat, et dont les propriétés étaient voisines. De là, lançant des flèches et toutes sortes de projectiles, ils défendaient l'entrée de leurs jardins et ne laissaient approcher personne; et comme leurs flèches portaient aussi sur les chemins publics, ceux qui voulaient y passer ne pouvaient le faire sans courir les plus grands dangers. Ce n'était pas seulement ainsi que nos soldats se trouvaient exposés ; des périls de toutes sortes les environnaient de tous côtés, et la mort les menaçait de mille manières imprévues. Il y avait encore dans l'intérieur des vergers, et le long des murailles, des hommes cachés avec des lances, qui pouvaient voir tous les passants à travers de petites ouvertures pratiquées à dessein dans ces murailles, sans être vus eux-mêmes, et qui transperçaient les passants en les frappant dans les flancs. On dit que dans cette première journée un grand nombre des nôtres périrent de ce misérable genre de mort. Ils rencontrèrent encore au milieu de ces défilés beaucoup d'autres pièges dangereux qu'il serait impossible de détailler. |
CAPUT IV. Nostri pomeria civitatis violenter effringunt, et fluvium invitis hostibus occupant in manu forti. Factum imperatoris eximium et admirabile describitur. Hoc igitur intelligentes nostri, instant acerbius et effractis hortorum violenter claustris, pomeria certatim occupant; et quos intra septa vel in hujusmodi domibus reperiunt, gladiis transverberant, aut in vincula captos conjiciunt. Quod audientes qui ad simile opus exierant, aliorum exemplo timentes interire, relictis hortis, catervatim in urbem se recipiunt; sicque illis in fugam versis, aut peremptis gladio, liber nostris ad anteriora patuit aditus. Equestres porro tam civium, quam eorum qui eis in subsidium venerant, copiae, intelligentes quod ad obsidendum urbem per illas partes noster venturus esset exercitus, ad amnem qui urbem praeterlabitur, accesserant, ut arcubus et balistis expeditiones ex itinere fatigatas, et prae sitis angustia laborantes, arcerent a flumine et aquarum maxime necessariam negarent sitientibus commoditatem. Nostri vero ad relevandam sitim, quam ex laboris difficultate et ex pulveris nube densa, equorum hominumque pedibus agitati, collegerant, ad fluvium quem vicinum audierant properantes, ubi secus ripam viderunt tantam hostium multitudinem, substiterunt ad modicum; tandemque collectis viribus, necessitate vires et audaciam ministrante, semel et secundo, sed frustra aquas sibi vindicare nituntur. Dumque circa id Hierosolymorum rex cum suis plurimum desudat et frustra laborat, nuntiatur domino imperatori qui posterioribus praeerat agminibus, sciscitanti: Quaenam esset causa quare non procederet exercitus? quod hostes, fluvium obtinentes, nostros non permittebant accedere. Quo cognito, ira succensus, per medias regis Francorum acies usque ad conflictum eorum qui pro flumine contendebant, cum suis principibus celer pervenit. Ubi tam ipse quam sui de equis descendentes, et facti pedites (sicut mos est Teutonicis, in summis necessitatibus bellica tractare negotia) objectis clypeis, gladiis cominus cum hostibus experiuntur; quorum impetus, qui prius fortiter restiterant, sustinere non valentes, in fugam versi, flumina deserunt, in urbem cum summa velocitate se conferentes. In quo congressu, domini imperatoris factum saeculis memorabile dicitur accidisse; nam uni de resistentibus, viriliter et strenue dimicanti, quamvis loricato, uno ictu caput, collum, cum sinistro humero et brachio cohaerente, simulque partem subjecti lateris dicitur amputasse. Quod factum cives, tum qui hoc viderant, tum eos qui ex aliorum relatione id ipsum cognoverant, in tantam dejecit formidinem, ut et de resistendo et de vita penitus desperarent. |
CHAPITRE IV. Dans cette position les Chrétiens persistèrent cependant avec ardeur, et renversant de vive force les clôtures des jardins, ils s'emparèrent des vergers à l'envi les uns des autres, et percèrent de leurs glaives ou firent prisonniers tous ceux qu'ils trouvèrent dans les enclos ou dans les maisons dont j'ai parlé. Effrayés par ces exemples, ceux qui sortaient de la ville pour venir faire un service du même genre abandonnèrent les jardins et rentrèrent en foule dans la place; et ainsi, après avoir mis leurs ennemis en fuite et en avoir tué un grand nombre, les nôtres eurent toute liberté de se porter en avant. Les corps de cavalerie, tant ceux qu'avaient formés les citoyens de Damas, que ceux qui étaient composés des étrangers accourus à leur secours, ayant appris que notre armée s'avançait du côté des vergers pour faire le siège de la ville, étaient allés s'établir sur les bords du fleuve qui coule sous les remparts, afin d'attaquer nos troupes avec leurs arcs et leurs machines à projectiles, et de les repousser loin de la rivière lorsqu'elles y arriveraient pour chercher quelque soulagement à leur soif, à la suite des longues fatigues du voyage. Les nôtres, en effet, apprenant que le fleuve était dans le voisinage, se hâtèrent de s'y rendre, pour apaiser la soif ardente que leur avaient donnée les travaux de la journée et les nuages de poussière soulevés sans cesse par les pieds des hommes et des chevaux : ils s'arrêtèrent un moment en voyant les bords du fleuve occupés par une multitude innombrable d'ennemis. Ils reprirent cependant courage ; la nécessité ranima leurs forces et leur audace, et ils tentèrent à deux reprises consécutives, mais toujours en vain, de se rendre maîtres de la rivière. Tandis que le roi de Jérusalem et les hommes de son armée faisaient les plus grands efforts sur ce point sans pouvoir parvenir à leur but, l'Empereur, qui commandait le corps d'armée placé sur les derrières, demandait pourquoi l'armée ne se portait pas , en avant. On lui annonça que les ennemis occupaient les bords du fleuve, et fermaient ainsi le passage. Aussitôt l'Empereur, enflammé de colère, et s'élançant à travers le corps d'armée du roi des Français, arriva rapidement, à la tête de ses chefs, sur le point où l'on combattait pour attaquer et défendre les rives du fleuve. L'Empereur mit sur-le-champ pied à terre, de même que ceux qui étaient avec lui ( car c'est ainsi que font les Teutons, lorsqu'ils se trouvent à la guerre réduits à quelque grande extrémité ), et tous ensemble, portant leur bouclier en avant et le glaive en main, s'élancèrent sur les ennemis, pour combattre corps à corps. D'abord ceux-ci avaient vigoureusement résisté, mais ils ne purent soutenir le choc des nouveaux assaillants, et prenant aussitôt la fuite ils abandonnèrent le fleuve et se retirèrent en toute hâte dans la ville. On dit que dans cette attaque l'Empereur fit un exploit bien digne d'être raconté dans tous les siècles : on assure qu'il vit un des ennemis qui se défendait et combattait avec beaucoup de courage et de vigueur, et que, malgré la cuirasse qu'il portait, l'Empereur l'abattit d'un seul coup, et fit tomber en même temps la tête, le cou, l'épaule et le bras gauche, et même une portion du flanc gauche. Cet événement répandit une si grande terreur parmi les citoyens de Damas qui en avaient été témoins, ou à qui on le raconta, qu'ils perdirent tout espoir de résister et même de sauver leurs vies. |
CAPUT V. Desperant cives, et de fuga cogitant; ex nostris principibus quosdam data corrumpunt pecunia, quorum persuasione in oppositam civitatis partem transfertur exercitus. Obtento igitur flumine et ripa liberius concessa, longe lateque secus urbem castrametantur; et tam pomeriis violenter expugnatis quam fluminis libere pro arbitrio usi sunt commoditate. Attoniti ergo cives, et exercitus nostri et numerum stupentes et virtutem, de viribus suis coeperunt diffidere, quasi resistere non valentes; timentesque subitas nostrorum irruptiones, nihil tutum reputant, dum ad mentem reducunt, quales eos hesternis congressionibus sint experti. Habita igitur deliberatione, usi ea quae miseris et afflictis rebus solet adesse, solertia, et ad ultima recurrentes argumenta, omnes vicos civitatis, ex ea parte, in qua nostri castra locaverant, magnis et proceris contexunt trabibus; in eo solo spem habentes, ut dum nostri circa effringenda repagula hujusmodi laborarent, ipsi per partem oppositam, cum uxoribus et liberis egrederentur fugientes. Videbatur satis in expedito, si propitia nobis esset Divinitas, quod urbem in vicino obtenturus esset populus Christianus; sed aliter visum est ei qui terribilis est in consiliis super filios hominum (Psal. LXV 4) . Nam dum, ut diximus, civitas in arcto constituta esset, nec ejus cives resistendi aut salutis spem haberent ullam, sed compositis sarcinis migrare e loco disponerent, peccatis nostris exigentibus, coeperunt de nostrorum praesumere cupiditate; et pecuniarum interventu, eorum expugnare animos sunt aggressi, quorum corpora posse vinci diffidebant; tota enim sollicitudine in argumenta varia se attollentes, quibusdam de principibus promissa et collata infinitae quantitatis pecunia, ut eorum studio et opera obsidio solveretur, ut Judae proditoris officio fungerentur persuaserunt. Hi ergo datis et pollicitis corrupti, et vitiorum omnium fomitem, cupiditatem secuti, in id sceleris descenderunt, ut regibus et peregrinis principibus, de eorum fide et industria confidentibus, impiis suggestionibus persuaderent ut, relictis pomeriis, in oppositam civitatis partem transferrent expeditiones; et ut dolum quocunque colore tegerent, allegant in opposita civitatis parte, quae austrum respicit et quae ad orientem, nec pomeria esse, quae urbi sint pro robore; nec ad murum expugnandum, vallo vel flumine impediri accessum. Murum quoque asserunt humilem, et ex crudis compactum lateribus, primos vix posse impetus sustinere. Ibi nec machinis, nec multo opus esse conamine dicunt, sed statim primis congressionibus manibus murum dejici, et in civitatem irrumpere non esse difficile. Horum autem ad hoc solum properabat intentio, ut exercitus ab ea parte, qua locatus erat, quaque civitas maxime premebatur, et diu tolerare neque poterat, amoverent, scientes quod in opposita parte perseverare, et obsidionem continuare non possent. Crediderunt ergo tam ipsi reges, quam totius primores exercitus, et loca quae prius cum multo sudore, et multa suorum strage occupaverant, deserentes, universas transferunt legiones; et in opposita civitatis parte praeviis seductoribus castrametati sunt. Ubi videntes se ab aquarum commoditate longe positos, fructuum quoque ubertate carere, et jam deficere penitus alimenta, dolum intercessisse; et malitiose a locis uberibus se translatos, licet sero, conqueruntur. |
CHAPITRE V. Après qu'ils se furent emparés du passage et des rives du fleuve, les Chrétiens dressèrent leur camp de tous côtés sous les murailles de la ville, et usèrent librement et selon leur gré des vergers dont ils étaient maîtres, ainsi que des eaux de la rivière. Les assiégés, saisis d'étonnement, admiraient la force et la valeur des nôtres; ils perdaient toute confiance en eux-mêmes , comme s'il leur fût devenu impossible de se défendre : et dans la crainte qu'ils avaient de toute nouvelle attaque, ils ne se croyaient nulle part en sûreté, lorsqu'ils venaient à se souvenir quels s'étaient montrés la veille ceux qui les avaient vaincus. Ils délibérèrent en commun, et, recourant aux moyens extrêmes, employant les artifices dont on se sert dans l'affliction et pour des circonstances malheureuses, ils firent garnir de grandes et longues poutres, posées en travers, toutes les rues de la ville qui se trouvaient dans le quartier près duquel nos armées avaient dressé leur camp, n'ayant d'autre espoir que de pouvoir sortir avec leurs femmes et leurs enfants par l'autre extrémité, tandis que les Chrétiens seraient occupés à renverser ces barrières. Il semblait en effet que la ville ne pût manquer de tomber promptement au pouvoir du peuple chrétien, moyennant la protection de la Divinité. Mais celui qui est terrible dans ses desseins sur les fils des hommes [02] en avait autrement décidé. Je viens de dire que la ville était serrée de très près, et que les citoyens avaient perdu tout espoir de défense et de salut : déjà même ils préparaient leurs bagages et faisaient leurs dispositions pour abandonner la place, lorsqu'en punition de nos péchés ils en vinrent à fonder quelque espérance sur la cupidité des nôtres, et voulurent tenter d'attaquer par l'argent les esprits de ceux dont ils craignaient de ne pouvoir dompter les forces corporelles. Aussitôt ils mirent leurs soins à faire réussir toutes sortes d'intrigues, et promettant et envoyant même des sommes considérables à quelques-uns des princes, ils les entraînèrent à remplir le rôle du traître Judas, et à employer tout leur zèle et leur crédit pour parvenir à faire lever le siège. Corrompus, et par ce qu'ils avaient reçu, et par les promesses qu'on leur faisait encore, n'écoutant que la cupidité, conseillère de tous les vices, ils en vinrent à ce point de scélératesse de tromper par leurs impies suggestions les rois et les princes pèlerins qui se confiaient en leur bonne foi et en leur habileté, et les entraînèrent à abandonner le quartier des vergers, pour transporter leur camp et leurs armées à l'autre extrémité de la ville. Ils dirent, pour couvrir d'un prétexte leurs artifices, qu'il n'y avait de cet autre côté de la place qui fait face au midi, non plus que du côté de l'orient, ni vergers qui formassent un point d'appui pour la défense, ni fleuve ni fossés qui pussent rendre plus difficiles l'accès et l'attaque des murailles. Les murailles, disaient-ils en outre, étaient basses et couvertes en briques non cuites, en sorte qu'elles ne pourraient pas même soutenir un premier assaut : ils ajoutaient encore que, de ce même côté, on n'aurait besoin ni de machines ni d'efforts considérables ; que dès la première attaque il ne serait nullement difficile de renverser les murailles en les poussant avec la main, et d'entrer aussitôt après dans la place. En faisant ces propositions, ils n'avaient d'autre but que d'éloigner nos armées du quartier dans lequel elles s'étaient établies, et par où la ville se trouvait vivement pressée et dans l'impossibilité de résister longtemps, sachant très bien d'ailleurs que du côté opposé nos armées ne pourraient persévérer dans leur entreprise et poursuivre les travaux du siège. Les rois aussi bien que les principaux seigneurs crurent à ces conseils ; et, abandonnant les lieux dont ils s'étaient emparés naguère à la sueur de leurs fronts et après y avoir perdu beaucoup de monde, ils transportèrent leurs troupes et leur camp vers l'autre extrémité de la ville, marchant sous la conduite de leurs séducteurs. Mais bientôt se voyant placés hors de portée des eaux et des fruits qu'ils avaient auparavant en abondance, et se trouvant entièrement privés de toute espèce d'aliments, ils commencèrent à soupçonner quelque fraude, et se plaignirent, mais trop tard, d'avoir été méchamment entraînés à quitter les positions les plus avantageuses. |
CAPUT VI. In nostrorum castris victus deficit; detegitur proditorum malitia; et soluta nostri redeunt obsidione. Deficiebat ergo victus in castris; nam spe subito obtinendi civitatem, sicut eis persuadebatur antequam iter arriperent, ad paucos dies sufficientia detulerant alimenta; et maxime peregrini, quibus non multum poterat imputari, tanquam locorum ignaris. Persuasum namque illis fuerat quod primis congressionibus statim, et sine difficultate urbem essent obtenturi; interimque fructuum alimonia, qui gratis occurrerent, etsi alius omnino deesset victus, magnum posse ali exercitum asserebant. Quid ergo faciant dubii, et in secreto et in publico deliberant. Redire enim ad loca unde exierant, durum videbatur et impossibile; nam, nostris egredientibus, statim hostes, ut viderunt effectui mancipatum quod cupierant, multo fortius quam ante eadem loca ingressi, communierant vias quibus nostri prius introierant; objectis trabibus et molibus magnis praestruxerant, sagittariorum immittentes manum infinitam, qui ab ingressibus arcerent ingredi cupientes. Rursum ex ea parte in qua castra locaverant, urbem impugnare, moram videbatur exigere; sed ferias longiores victus inopia non indulgebat. Colloquentes itaque peregrini principes ad invicem, videntesque manifestam illorum, quorum fidei animas suas et negotia commiserant, malitiam, scientes quod non proficerent, redeundum esse decernunt, fraudes eorum qui eos seduxerant detestantes. Sic igitur reges et principes, quantos a saeculis non legimus convenisse, confusione induti et reverentia, peccatis nostris exigentibus, infecto negotio, redire compulsi, eadem via qua venerant, in regnum sunt reversi. Qui deinceps, non solum quandiu in Oriente moram egerunt, nostrorum principum vias omnes suspectas habebant; et eorum merito, tanquam malitiosa nimis declinabant consilia, circa regni negotia tepidos se exhibentes; verum, postquam ad eorum regiones eis datum est reverti, susceptarum perpetuo memores injuriarum, eorumdem principum abominati sunt malitiam. Nec se solos, verum etiam et alios, qui non interfuerant, circa amorem regni efficiebant remissiores: ita ut jam de caetero, neque tot, neque ferventes adeo, hujus peregrinationis viam arriperent, et advenientes etiam nolentes eorum illaqueari fraudibus, domum citius redire etiam hodie contendant. |
CHAPITRE VI.
Le camp était entièrement dépourvu de denrées : on leur avait persuadé, même avant qu'ils entreprissent cette expédition, qu'ils s'empareraient de la place sans coup férir, et, dans cet espoir, les Chrétiens n'avaient apporté de vivres que pour quelques jours : les pèlerins surtout se trouvaient dans le dénuement, et il n'était pas possible de leur en faire un tort, puisqu'ils n'avaient aucune connaissance des localités. On leur avait dit que la ville se rendrait sans la moindre difficulté et dès le premier assaut, et, qu'en attendant ce moment, une armée considérable trouverait suffisamment de quoi se nourrir avec les fruits qu'elle pourrait se procurer sans frais, dût-elle même être entièrement dépourvue de toute autre espèce de denrées. Dans cette nouvelle situation les Chrétiens ne savaient que faire, et délibéraient tantôt en secret tantôt publiquement. Il leur semblait fâcheux et même impossible d'aller reprendre les positions qu'ils avaient quittées. En effet, aussitôt après qu'ils en étaient sortis , les ennemis, voyant leurs désirs accomplis, s'appliquèrent à fortifier ces lieux et les chemins par où nos soldats avaient passé, beaucoup plus même qu'ils ne l'étaient auparavant; ils encombrèrent les avenues de poutres et d'énormes quartiers de pierres, et les vergers furent occupés par des multitudes d'archers, chargés de repousser quiconque tenterait de s'approcher. Une attaque contre la ville, dans les nouvelles positions que nos troupes avaient prises, ne pouvait se faire sans quelque délai, et cependant le défaut absolu de vivres n'en permettait aucun. Les princes pèlerins eurent donc des conférences entre eux ; et reconnaissant, à ne pouvoir en douter, la méchanceté de ceux dont ils avaient attendu toute bonne foi pour le salut de leurs âmes et le succès de leur entreprise, persuadés d'ailleurs qu'ils ne pourraient désormais réussir, ils résolurent de retourner dans le royaume, détestant les perfidies de ceux qui les avaient trompés. Ainsi, ces rois et ces princes, formant une réunion telle que nous n'en connaissons point en aucun siècle, remplis de confusion et de crainte, et forcés, en punition de nos péchés, de renoncer à leurs desseins sans avoir pu les accomplir, reprirent la route qu'ils avaient d'abord suivie, et rentrèrent dans le royaume. Ils ne cessèrent dans la suite, et même après qu'ils eurent quitté l'Orient, de se méfier de toutes les actions de nos princes; et, certes, ce n'était pas sans raison. Ils se tenaient en garde contre leurs avis, comme pouvant cacher des pièges, et ne montraient plus aucun zèle pour les affaires du royaume. Lorsqu'il leur fut donné de retourner dans leur patrie, ils conservèrent toujours le souvenir des affronts qu'ils avaient reçus, et eurent en horreur la méchanceté de nos princes. Ils inspirèrent aussi les mêmes dispositions à ceux qui n'avaient point assisté à ces événements. Dès lors, en effet, on ne vit plus un aussi grand nombre de pèlerins entreprendre le voyage ni témoigner autant de ferveur ; et ceux qui arrivaient ou arrivent encore aujourd'hui, voulant éviter d'être pris aux mêmes pièges, s'empressaient et s'empressent de retourner chez eux aussi promptement qu'il leur est possible. |
CAPUT VII. Diversae ponuntur opiniones, quis tantae proditionis auctor fuerit. Iterum Ascalonam proponunt obsidere, sed non proficiunt. Memini me frequenter interrogasse et saepius prudentes viros, et quibus illius temporis solidior adhuc suberat memoria, et ea maxime intentione ut compertum historiae mandarem praesenti, quaenam tanti mali causa fuerit et qui tanti sceleris fuerint auctores; et quomodo tam detestabilis conceptus effectui potuit mancipari. In assignatione autem causae dissonas inveni relationes; nam quorumdam erat opinio quod comitis Flandrensium factum quoddam occasionem praestiterat huic malo; is namque, ut praemisimus, in eo fuit exercitu. Qui, postquam nostrae legiones ad urbem praedictam accesserunt, et jam violenter obtentis pomeriis et flumine, obsessa est civitas, ad singulos regum dicitur singillatim et seorsum accessisse, et profusis precibus postulasse, ut capta civitas ei daretur; et hoc etiam dicitur impetrasse, quod audientes regni nostri quidam proceres, consentientibus etiam aliorum nonnullis, indignati sunt quod tantus princeps, et cui sua poterant sufficere, et qui gratis Domino militare videbatur, regni tantam portionem sibi dari postulabat; sperabant enim sibi accrescere, quidquid per istorum principum operam et laborem regno incrementi accederet. Unde indignati, in hoc tam piaculare descenderunt flagitium, ut mallent eam hostibus conservare quam ut comiti praedicto cederet in sortem. Indignum enim eis admodum videbatur ut qui tota vita sua regno militantes, infinitos labores pertulerant aliis qui recentes advenerant, tantorum fructus laborum colligentibus, ipsis neglectis et absque remunerationis spe, quam diu et ex meritis videbantur collegisse. Alii dicunt principem Antiochenum indignatum quod rex Franciae ita ab eo divertisset, et beneficiorum suorum immemor, in nullo eum juvisset, quibusdam mandasse in exercitu principibus, et obtinuisse, quatenus ejus gratia efficeret, ne conatus ejus finem sortiretur optatum, et ut ita procurarent, ut infecto negotio redire cogeretur inglorius. Alii dicunt omnino nihil aliud intercessisse, nisi quod ab hostibus infinita sint redempti pecunia, qui hoc tam ingens procuraverunt malum; et pro summo solent recitare miraculo, quod postmodum tota illa male sumpta pecunia, inventa est reproba et penitus inutilis. Qui autem fuerint tam detestabilis ministri sceleris, varia multorum nihilominus fuit opinio, sed mihi pro certo compertum non est. Quicunque tamen sunt, sciant quod pro meritis digna quandoque praemia reportabunt, nisi misericors Dominus condigne satisfacientibus clementer indulgeat. Ita ergo, ut praemisimus, nostri sunt sine gloria reversi. Laetata est ergo Damascus in profectione ipsorum, quia incubuit timor eorum super eos; nostris autem e diverso, versa est in luctum cithara; et facti sumus canticum hostium nostrorum tota die (Job. XXX, 31) . Reversi itaque in regnum praedicti reges, iterum convocato procerum coetu, aggredi conantur (sed incassum) factum aliquod, in quo memoriam suam posteris possint reddere commendabilem. Erant nonnulli qui suggererent circa Ascalonam, quam adhuc detinebat populus infidelis, quae quasi in regni medio sita erat, et ad quam sine difficultate poterant universa deferri necessaria, ponendam obsidionem; facileque esse dicebant, et in promptu, ut cultui restitueretur Christiano; sed post multa hujusmodi verba, sicut et praedictus conceptus passus est aborsum; et dum adhuc ordiretur, succisus. Iratus enim Dominus omnes eorum conatus videbatur evacuare. |
CHAPITRE VII.
Sanguinus Je me souviens d'avoir très-souvent questionné à ce sujet des hommes sages, et qui avaient conservé un souvenir très-fidèle des événemens de ce temps, et je le faisais principalement avec l'intention de pouvoir consigner dans cette histoire tout ce que j'en aurais appris. Je leur demandais quelle avait été la cause de ce grand malheur, quels étaient les auteurs de ces crimes, comment un projet aussi détestable avait pu être exécuté. J'ai recueilli des rapports fort divers sur les causes que l'on peut assigner à cet événement : quelques personnes pensent que le comte de Flandre pourrait avoir fourni la première occasion de tous ces maux. J'ai déjà dit qu'il était dans l'armée qui entreprit cette expédition. Après que les Chrétiens furent arrivés auprès de la ville de Damas, lorsqu'ils se furent emparés de vive force des vergers et du passage du fleuve, enfin lorsqu'on eut commencé le siége de la ville, on dit que le comte alla trouver en particulier et séparément les rois de l'Occident, et qu'il leur adressa les plus vives prières, pour en obtenir que la ville lui fût livrée dès qu'elle serait prise ; on assure même qu'on le lui promit. Quelques-uns des grands de notre royaume en furent instruits, et s'indignèrent, de concert avec d'autres personnes, qu'un si grand prince, qui devait être satisfait de ce qu'il possédait, et qui semblait vouloir combattre pour le Seigneur, sans prétendre à aucune récompense, eût demandé qu'on lui adjugeât une si belle portion du royaume; car ils espéraient que tout ce qui pourrait être conquis avec le concours et par les soins des princes pélerins tournerait à l'agrandissement du royaume et au profit des seigneurs qui y habitaient. L'indignation qu'ils en ressentirent les poussa jusqu'à cette honteuse pensée d'aimer mieux que la ville demeurât entre les mains des ennemis, que de la voir devenir la propriété du comte; et cela, parce qu'il leur semblait trop cruel pour ceux qui avaient passé toute leur vie à combattre pour le royaume et à supporter des fatigues infinies, de voir des nouveaux venus recueillir les fruits de leurs travaux, tandis qu'eux-mêmes, constamment négligés, seraient obligés de renoncer à l'espoir des récompenses que leurs longs services semblaient cependant avoir méritées. D'autres disent que le prince d'Antioche, indigné que le roi de France eût oublié la reconnaissance qu'il lui devait et l'eût abandonné sans vouloir lui prêter assistance, avait engagé quelques-uns des princes de l'armée, autant du moins qu'ils pouvaient tenir à sa bienveillance, à faire en sorte que les entreprises du Roi n'eussent aucun succès, et qu'il avait obtenu d'eux qu'ils emploieraient tous leurs soins pour le forcer de se retirer honteusement sans avoir réussi dans ses efforts. D'autres enfin affirment qu'il ne se passa rien autre chose si ce n'est que l'or des ennemis corrompit ceux qui firent tout le mal; et ils disent même d'ordinaire, comme un fait miraculeux, que dans la suite cet argent si mal acquis devint une cause de réprobation, et fut complétement inutile entre les mains de ses possesseurs. Quels furent les ministres de ce détestable crime? c'est sur quoi il y a encore beaucoup de versions différentes, et il nva été impossible de découvrir quelque chose de positif. Quels qu'ils soient, qu'ils sachent que tôt ou tard ils seront payés selon leurs services, à moins qu'ils n'offrent au Seigneur une satisfaction convenable, et qu'il ne daigne l'agréer dans sa miséricordieuse clémence. Les Chrétiens se retirèrent donc sans gloire ; la ville de Damas se réjouit de leur départ après avoir été frappée de terreur; et pour les nôtres, au contraire , « la harpe se changea en de tristes plaintes, et nos instrumens de musique en des voix lugubres [03]. » Les rois, de retour dans notre royaume, convoquèrent de nouveau une assemblée de tous les grands, et tentèrent, mais inutilement, de former quelque entreprise qui pût mettre leur mémoire en honneur dans la postérité. Quelques-uns eurent l'idée d'aller assiéger la ville d'Ascalon, toujours occupée par le peuple infidèle, qui se trouvait, en quelque sorte, placée au milieu du royaume, et où l'on pourrait transporter sans aucune difficulté toutes les choses dont on aurait besoin. Ils assuraient que rien ne serait plus facile que d'y rétablir promptement le culte chrétien ; mais, à la suite de beaucoup de propos semblables, ce projet avorta comme le précédent, et fut abandonné avant même d'être adopté, car le Seigneur, dans sa colère, semblait vouloir déjouer tous leurs efforts.
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CAPUT VIII. Imperator Conradus ad propria regreditur, rege Francorum in Syria moram faciente. Videns igitur dominus Conradus imperator quod ei gratiam suam subtraxerat Dominus, et in regni negotiis ei procedere negabatur, parato navigio, sumptaque licentia, in regnum proprium est reversus. Quo perveniens, infra paucos annos apud Bauenberg mortuus est, ubi et magnifice in ecclesia majori sepultus est: vir pius et misericors, corpore conspicuus, generositate insignis, rei militaris ad perfectum habens experientiam, vita et moribus per omnia commendabilis, cujus memoria in benedictione est. Cui dominus Fredericus Suevorum dux illustris, qui ejusdem peregrinationis comes adhaeserat indivisus, ex fratre primogenito nepos (cujus supra fecimus mentionem) inclytae indolis adolescens, in imperio successit, qui hodie Romanum strenue et feliciter administrat imperium. Dominus vero rex Francorum, peracto apud nos unius anni curriculo, circa transitum vernalem, Pascha Hierosolymis celebrato, cum uxore et principibus suis ad propria reversus est. Quo perveniens, injuriarum memor, quas in via et in toto peregrinationis tractu, uxor ei irrogaverat, in praesentia pontificum regni sui solemniter celebrato divortio, ab uxore, titulo consanguinitatis objecto, divertit. Quam protinus sine temporis intervallo, Henricus Normanniae dux et Andegavensium comes, antequam in Aquitaniam suam, quae ei paterna erat haereditas, se reciperet, duxit uxorem. Qui statim ea ducta, domino Stephano Anglorum regi, sine liberis sexus melioris defuncto successit in regno. Dominus vero rex Francorum, Hispaniarum imperatoris filiam, Mariam nomine, virginem Deo placitam, moribus et sancta conversatione commendabilem, secundis votis felicior, sibi matrimonio copulavit. |
CHAPITRE VIII. Cependant l'empereur Conrad, voyant que le Seigneur lui avait retiré sa grâce et qu'il était hors d'état de rien faire pour l'avantage de notre royaume, fit préparer ses navires, prit congé de Jérusalem et retourna dans ses propres Etats. Peu d'années après, il mourut à Bamberg [04], et fut enseveli avec magnificence dans la grande église. C'était un homme pieux et miséricordieux, beau de sa personne, illustre par son courage, habile à la guerre et plein d'expérience; sa vie et ses mœurs furent en tout point dignes d'éloges, et sa mémoire est demeurée en bénédiction. Le seigneur Frédéric, illustre duc de Souabe, qui l'avait accompagné dans son expédition et ne s'était jamais séparé de lui, fils de son frère aîné et jeune homme d'une grande distinction, lui succéda dans l'Empire [05], et c'est lui qui le gouverne maintenant avec autant de vaillance que de bonheur. Le roi des Français voulut voir accomplir dans le royaume la révolution de l'année. Au printemps il célébra les fêtes de Pâques à Jérusalem, et partit ensuite avec sa femme et ses princes pour retourner dans ses États. Se souvenant, après qu'il y fut arrivé, des affronts qu'il avait reçus de sa femme pendant son voyage et dans tout le cours de son pèlerinage, il fit prononcer solennellement son divorce en présence de tous les évêques de son royaume, et se sépara d'elle en alléguant la parenté qui les unissait. Aussitôt après, le duc de Normandie, comte d'Anjou, la prit pour femme et l'épousa [06] avant d'aller en Aquitaine prendre possession de son héritage paternel. Immédiatement après son mariage [07], le duc de Normandie succéda au seigneur Etienne, roi d'Angleterre , mort sans laisser d'enfants du meilleur sexe. Plus heureux dans un second mariage, le roi de France s'unit alors avec la fille de l'empereur des Espagnes, nommée Marie [08], vierge agréable à Dieu, et que ses vertus et sa sainte conduite ont rendue digne des plus grands éloges.
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CAPUT IX Noradinus ingreditur fines Antiochenos; princeps Raimundus occurrit; pugnatur inter eos. Princeps Raimundus occiditur. Ab ea die coepit Orientalium Latinorum manifeste deterior fieri conditio; nam nostrorum principum et regum maximorum, qui Christiani populi videbantur bases esse solidiores, viderunt hostes nostri, et subsannaverunt labores sine fructu, sine effectu conatus, vires attritas, confractam gloriam; et quorum sola nomina hostibus nostris prius erant formidini, nunc praesentiam sine damno despexerant; unde in tantam elati sunt praesumptionem et audaciam, ut jam de caetero nec eorum vires haberent suspectas, nec nostris instare solito acerbius vererentur. Inde fuit, quod statim post utriusque regis discessum, Noradinus, Sanguini filius, cujus superius fecimus mentionem, convocata infinita Turcorum ex omni Oriente manu, circa partes Antiochenas coepit solito protervius desaevire; vidensque Latinorum terram principum auxilio destitutam, apposuit etiam castrum, cui nomen Nepa, obsidere. Quod postquam domino Raimundo principi Antiocheno plenius innotuit, sicut homo animosus et impetuosus, nec alterius consilio in hujusmodi regebatur, non exspectato suorum equitum, quos evocari praeceperat comitatu, cum paucis imprudens ad partes illas accelerat; et adhuc in obsidione perseverantem, circa praedictum municipium invenit Noradinum. Qui audiens principem advenire, timens ne majores secum traheret copias, exspectare et cum eo congredi veritus, ab obsidione discessit, in loco tuto se conferens, et exspectans, et frequentibus nuntiis doctior fieri cupiens, qualia secum princeps traxerat auxilia, et utrum majora accederent adminicula. Princeps vero praesenti successu elatus et de se, more solito, plus aequo praesumens, coepit se habere incautius; et dum haberet finitima praesidia in quibus se indemnem cum suis poterat conservasse, et suos reduxisse incolumes, maluit se campis credere patentibus; indignum judicans ut illius timore videretur cessisse vel ad tempus; et hostium maluit patere insidiis. Ea igitur nocte, videns Noradinus nullas principi vires accrevisse majores, sperans cum suis eas quas secum adduxerat, facile superaturum, principis comitatum vallat, per gyrum agminibus dispositis; et in modum urbis obsidet. Mane autem facto, videns princeps hostium multitudinem, et de viribus suis, licet sero diffidens, dubitare coepit; tamen acies instruit, militiam ordinat, tanquam cominus cum hostibus congressurus. Inito itaque praelio, qui cum eo erant, viribus impares, hostium non ferentes multitudinem, principe cum paucis relicto, in fugam versi sunt. Princeps vero tanquam magnanimus, et in armis singulariter strenuus, viriliter decertans, in media hostium strage quam exercuerat, caedendo fatigatus et exhaustus spiritu, gladiis confossus interiit; cujus caput cum brachio dextro a corpore separantes, reliquum corpus mutilum, inter alios vita privatos, reliquerunt. Cecidit ibi inter alios vir magnus et potens, suae perpetuo lugendus regioni, dominus Rainaldus de Mares, cui comes Edessanus filiam suam uxorem dederat. Ceciderunt et alii nobiles nonnulli, quorum nomina non tenemus. Fuit autem dominus Raimundus vir magnanimus, rei militaris experientissimus, hostibus supra modum formidabilis, parum tamen felix, cujus multa quae in principatu strenue et magnifice gessit opera, speciales exigunt tractatus; sed nos ad prosequenda communia festinantes, in singulis hujusmodi negotiorum articulis immorari, et his stylum committere non valemus. Occisus est autem anno ab Incarnatione Domini 1148, principatus ejus anno tertiodecimo, mense Junio, vicesima septima die mensis, die festo Sanctorum Apostolorum Petri et Pauli, inter urbem Apamiam et oppidum Rugiam, in eo loco qui dicitur Fons-muratus. Cujus corpus quibusdam notis et cicatricibus cognitum, inter caeterorum defunctorum corpora repertum, Antiochiam delatum est, et in vestibulo ecclesiae apostolorum Principis, inter ejus praedecessores, solemnibus exsequiis sepultum. |
CHAPITRE IX.
[1148.] Depuis ce jour la situation des Latins en Orient commença à empirer visiblement. Nos princes et nos plus grands rois, qui semblaient les plus fermes appuis du peuple chrétien, virent tous leurs efforts déjoués, leurs entreprises sans succès; les ennemis insultèrent par leurs railleries à cet abaissement de nos forces, à cette disparition de notre gloire; la présence même de ceux dont le nom seul leur inspirait naguère la terreur, ne leur était plus fatale; ils en vinrent à ce point d'insolence et d'audace de ne plus se méfier de leurs propres forces, et de nous attaquer sans crainte, et avec plus d'acharnement qu'ils n'en avaient montré jusque alors. Ainsi, après le départ des deux rois, Noradin, fils de Sanguin, dont j'ai déjà eu occasion de parler, rassembla dans tout l'Orient une multitude infinie de Turcs, et exerça ses fureurs dans les environs d'Antioche, avec plus de témérité que jamais. Voyant que le territoire possédé par les princes latins ne pouvait recevoir aucun secours, il alla mettre le siège devant un château fort nommé Népa. Cependant le seigneur Raimond , prince d'Antioche, en ayant été informé, ne consulta que son courage et son impétuosité naturelle, qui ne lui permettaient pas d'écouter jamais les conseils d'autrui : il ne voulut pas même attendre la réunion de ses chevaliers qu'il avait ordonné de convoquer, et partit imprudemment avec un petit nombre d'hommes. Il trouva Noradin poursuivant les travaux du siège auprès du château de Népa. Celui-ci, dès qu'il fut instruit de l'approche du prince, craignant qu'il ne fût suivi d'un plus grand nombre de troupes, et ne voulant ni l'attendre ni se mesurer avec lui, abandonna le siège et se retira en lieu de sûreté, pour se donner le temps d'apprendre par les messagers qu'il expédia à plusieurs reprises, quels étaient les auxiliaires qui marchaient à la suite du prince, et s'il pouvait compter sur des forces plus considérables. Enorgueilli par ce premier succès, et, selon son usage, se confiant en lui-même plus qu'il n'aurait dû le faire, le prince d'Antioche ne tarda pas à négliger les précautions convenables : il avait près de lui des forteresses dans lesquelles il eût pu se maintenir sans aucun dommage et ramener de là ses troupes sans le moindre danger ; niais il aima mieux demeurer dans une plaine toute ouverte, pensant qu'il serait honteux de paraître avoir cédé à un sentiment de crainte en se retirant, même momentanément, et préférant rester exposé aux embûches des ennemis. Cette même nuit Noradin, voyant que le prince n'avait reçu aucun renfort, conçut l'espoir de remporter sur lui et les siens une victoire facile : il disposa ses bataillons en cercle, investit de toutes parts les troupes du prince et se prépara à les assiéger comme dans une place. Le lendemain matin, Raimond, entouré d'une multitude d'ennemis, commença , mais trop tard, à se méfier de ses propres forces et à douter du succès; il forma cependant ses rangs, plaça ses chevaliers en bon ordre, et fit ses dispositions pour combattre. La bataille s'engagea en effet; mais les Chrétiens, trop inférieurs en nombre, et ne pouvant soutenir une lutte inégale, prirent la fuite, abandonnant le prince au milieu d'un petit nombre des siens. Il se battit avec vigueur, comme un homme plein de courage et d'une bravoure remarquable ; enfin, épuisé de fatigue, il tomba percé de coups au milieu des nombreux ennemis sur lesquels la force de son bras s'était appesantie : sa tête et son bras droit furent séparés de son corps, et les restes de ce cadavre tout mutilé demeurèrent sur le champ de bataille au milieu de tous les autres. Parmi ceux qui périrent dans cette journée, on remarquait un homme grand et puissant, digne des regrets éternels de son pays, le seigneur Renaud des Mares, à qui le comte d'Ëdesse avait donné sa fille en mariage. On perdit encore quelques autres nobles, dont les noms nous sont inconnus. Le seigneur Raimond était un homme d'un grand courage ; il avait beaucoup d'habileté et d'expérience à la guerre, et s'était rendu extrêmement formidable aux ennemis ; cependant i eut peu de bonheur. Il faudrait un écrit particulier pour faire connaître toutes les actions magnifiques, toutes les preuves de vaillance par lesquelles il s'illustra dans sa principauté ; mais dans l'empressement que je dois mettre à rapporter les faits généraux, il m'est impossible de m'arrêter à des détails de ce genre. Il fut tué l'an 1148 [09] et le 27 du mois de juin, dans la treizième année de son règne, le jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul, et mourut dans le lieu appelé la Fontaine murée, situé entre la ville d'Apamie et le bourg de Rugia. Son corps, que l'on reconnut à de certaines cicatrices, fut retrouvé parmi les morts et transporté à Antioche, où on l'ensevelit solennellement dans le vestibule de l'église du Prince des apôtres, au milieu de ses prédécesseurs.
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CAPUT X. Noradinus universam regionem pro suo tractat arbitrio. Rex illuc properat, solatium ministraturus. Soldanus Iconiensis terram comitis ingreditur Edessani. Noradinus vero in augmentum gloriae et in signum victoriae, et quod maximus gentilitatis persecutor crederetur occidisse, caput cum manu dextera, quae ad hos usus de corpore praedicti viri separari fecerat, ad maximum Sarracenorum principem et monarcham, calipham videlicet Baldacensem, et alios Turcorum satrapas, per Orientem constitutos direxit. Destituta itaque tanti rectoris solatio Antiochena regio, in lamenta se dedit, fletus non cohibens et crebris suspiriis dolorem indicans, querulis quoque et lacrymosis vocibus fortis viri egregia gesta rememorans. Nec solum finitimos mors illius audita contristavit populos; sed et longe lateque rumor hic dispersus, tam majorum quam minorum in amaritudinem deduxit animas, et acerbo interius moerore confecit. Interea idem fidei et nominis, more patris, maximus persecutor Christiani Noradinus, videns principem regionis, et maximam robustorum ejus partem cecidisse in praelio, totamque provinciam suo subjacere arbitrio, immissis statim expeditionibus suis, totam coepit hostiliter circuire regionem: ita ut juxta Antiochiam pertransiens, et cuncta praestans incendio, ad monasterium Sancti Simeonis, quod inter Antiochiam et mare in montibus sublimibus situm est, ascenderet, propria in ea usus potestate, et cuncta libero tractans imperio; et inde ad mare, quod nunquam prius viderat, descenderet, et in eo, in signum quod victor usque ad mare pervenerat, coram suis lavaretur. Inde rediens castrum Harenc, ab Antiochia vix milliaribus distans decem, praeteriens occupat, et occupatum armis et militibus et alimentis muniens, instruit diligenter; ita ut multorum dierum posset obsidionem sustinere. Timuit ergo populus universus, et humiliata est in conspectu ejus terra, eo quod tradiderat Dominus in manus ejus, robur militiae et principem regionis; et non erat auxiliator, nec qui contra imminentia pericula protectionis afferre posset remedium. Relicta enim erat in reipublicae et principatus administratione sola principis uxor Constantia, cum filiis duobus et filiabus totidem, adhuc impuberibus; nec erat qui principis fungeretur officio, et plebis erigeret dejectionem. Ea tamen tempestate, dominus Aimericus ejusdem civitatis patriarcha, vir solers et locupletissimus, strenue satis afflictae se regioni praebuit patronum; et ad conducendas militum copias, stipendia, contra morem suum non parce ministravit, temporis satisfaciens necessitati. Porro Hierosolymorum rex audiens illarum partium pericula, et morte domini principis cognita, mente plurimum consternatus, convocata subito militia, ut oppressis opem ferat fratribus, celer ad partes convolat Antiochenas, et de se diffidentibus et animo dejectis propria praesentia praebuit consolationem. Collectis itaque militaribus tam suorum, quos secum traxerat, quam de tota regione auxiliis, ad resistendum invitat; et ut resumptis cordibus respirare discant, castrum Harenc, quod superius de novo captum diximus, obsidet. Sed post dies aliquot non proficiens, quia instructum erat diligentius, infecto negotio, Antiochiam est reversus.
Soldanus etiam
Iconiensis, audita principis morte, in multitudine gravi in Syriam descendit, et
captis multis urbibus et castellis
pluribus, Turbessel obsidet, licet comes cum uxore et liberis intus esset. Rex
vero Henfredum constabularium, cum sexaginta militibus ad tuendum Hasart,
interea dirigit, ne a Turcis occupetur. Tandemque comes datis Soldano captivis
omnibus quos de sua regione vinctos habebat, et duodecim equitum armis, pace
facta, abeunte Soldano, ab obsidione liberatus, eodem die Hasart venit; et inde
Antiochiam, domino regi gratias pro humanitate quam in eum exercuerat, acturus
properavit: inde etiam viso rege, sumptaque ab eo licentia, cum modico quem
deduxerat comitatu, ad propria reversus est. Rex autem apud Antiochiam
destitutae regionis curam agens, ad hoc moram faciens, compositis pro loco
et tempore negotiis, tranquillitate
aliquatenus restituta, revocantibus eum curis domesticis, in regnum suum est
reversus. |
CHAPITRE X.
Pour mettre le comble à sa gloire, et pour célébrer un victoire signalée par la mort de celui qu'il regardait comme le plus redoutable ennemi des Gentils, Noradin envoya la tête et le bras droit de cet ennemi ( qu'il avait fait enlever dans ce dessein ) au plus puissant prince et monarque des Sarrasins, le calife de Bagdad, et à tous les autres satrapes turcs établis en Orient. Privés de l'assistance d'un si grand protecteur, les habitants du pays d'Antioche s'abandonnèrent aux lamentations, ne pouvant retenir leurs larmes, exprimant leur douleur par de profonds gémissements, et rappelant, d'une voix plaintive, les actions héroïques de l'homme fort. Les peuples les plus voisins ne furent pas les seuls que la nouvelle de cette mort pénétra d'une vive tristesse, et lorsque la renommée la répandit de toutes parts, les grands et les petits ressentirent dans leur cœur une profonde amertume et furent accablés de la plus vive douleur. Cependant Noradin, se montrant, comme son père, le plus zélé persécuteur de la foi et du nom du Christ, voyant que le prince et la plupart des hommes vigoureux avaient péri dans le combat, et que toute la province d'Antioche se trouvait ainsi livrée à sa merci, y conduisit aussitôt ses troupes et parcourut tout le pays en ennemi ; il passa près d'Antioche, livrant aux flammes tout ce qui tombait sous sa main, et se rendit de là au monastère de Saint-Siméon, situé sur des montagnes très-élevées, entre Antioche et la mer. Là encore il usa de toutes choses selon son bon plaisir, et ordonna en maître absolu ; il descendit vers la mer qu'il n'avait point encore vue, et alla s'y baigner en présence de tous les siens, comme pour prendre acte de la victoire qui l'avait conduit en ces lieux. Puis il revint vers le château de Harenc, situé à dix milles d'Antioche tout au plus, s'en empara en passant, le garnit de troupes et y fit entrer beaucoup de provisions d'armes et de vivres, afin qu'il fût en état de soutenir un long siège. Le peuple entier fut saisi de crainte; le pays fut humilié en sa présence, parce que le Seigneur avait livré entre ses mains et la force de la chevalerie et le prince de la contrée. Nul ne venait le secourir, nul ne lui offrait sa protection pour repousser les périls qui le menaçaient. Il ne restait dans le pays, pour prendre soin des affaires publiques et du gouvernement de la principauté, que la femme du prince, Constance, et avec elle deux fils et deux filles encore enfants ; et d'ailleurs il n'y avait personne qui remplît les fonctions du prince, ni qui pût relever le peuple de son profond abattement. Cependant Aimeri, patriarche d'Antioche, homme habile et très-riche, déploya assez de courage dans ces circonstances, et se porta pour protecteur de son pays affligé. Revenant de sa parcimonie accoutumée, et cherchant à pourvoir aux premières nécessités du temps, il donna de l'argent en abondance pour lever et payer des troupes. Le roi de Jérusalem éprouva une extrême consternation en apprenant la mort du prince d'Antioche et les dangers qui menaçaient cette contrée. Il convoqua aussitôt ses chevaliers pour porter secours à ses malheureux frères, et partit en toute hâte pour Antioche ; les habitants désespéraient d'eux-mêmes et avaient perdu tout courage ; la présence du Roi leur apporta quelque consolation. Il rassembla aussitôt des forces, réunit celles qu'il avait amenées à tout ce qu'il put lever dans le pays, et invita les habitants à la résistance; et, afin de leur apprendre à se relever de leur abattement, il alla mettre le siège devant le château de Harenc, qui avait été repris tout récemment par les Turcs. Quelques jours après, voyant qu'il ne pouvait réussir dans son entreprise parce que le château avait été mis en bon état de défense, il y renonça et retourna à Antioche. Le soudan d'Iconium, ayant appris la mort du prince, descendit en Syrie suivi d'une nombreuse multitude, s'empara de beaucoup de villes et d'un plus grand nombre de châteaux, et alla mettre le siège devant Turbessel, où le comte d'Edesse était enfermé avec sa femme et ses enfants. Le Roi pendant ce temps envoya Honfroi, son connétable, avec soixante chevaliers pour défendre le château de Hasarth, et empêcher qu'il ne fût pris par les Turcs. Le comte d'Edesse finit' par rendre au soudan tous les prisonniers de son pays qu'il retenait dans les fers ; il lui donna en outre douze armures de chevalier, et conclut la paix avec lui. Le soudan se retira, et le comte, ayant recouvré la liberté, partit le même jour pour Hasarth. Il se rendit de là à Antioche pour aller rendre grâces au seigneur Roi des bons procédés qu'il avait eus à son égard. Après avoir vu le Roi et pris congé de lui, le comte retourna dans son pays avec la faible escorte qui l'avait accompagné. Le Roi demeura à Antioche pour prendre soin des affaires de ce pays abandonné ; il les régla aussi bien que le temps et les lieux pouvaient le permettre, et la tranquillité étant un peu rétablie, il repartit pour son royaume, où ses intérêts particuliers le rappelaient. |
CAPUT XI. Comes Edessanus, post regis ab Antiochia discessum ab hostibus capitur, ubi et ignominiose moritur. Interea comes Edessanus, Joscelinus junior, vir supinus, a patria degener honestate, sordibus effluens, libidine dissolutus, spretis melioribus perniciosa sequens, putans sibi optime successisse quod princeps Antiochenus, quem odio insatiabili persequebatur, occubuerat; non multum attendens, quam vere dicatur: Tua res agitur, paries cum proximus ardet; dum Antiochiam, ut dicitur, a domino patriarcha evocatus, de nocte proficisceretur, separatus a comitatu, cum adolescente, qui ejus equum trahebat, gratia, ut dicitur, alvum purgandi, et ut secretioribus naturae satisfaceret debitis, ignorantibus tam iis qui praeibant quam qui sequebantur, irruentibus in eum praedonibus, qui in insidiis latebant, captus est; ac vinculis mancipatus, Halapiam perductus est. Ubi immundarum viarum suarum fructus colligens, squalore carceris et catenarum pondere fatigatus, anxietate spiritus et corporis jugi molestia consumptus, fine miserabili vitam finivit. Reddita terris die, qui in ejus erant comitatu, eorum quae circa ipsum acciderant penitus ignari, dominum suum quem non reperiunt, anxie quaerentes, ubi vident se inquirendo non proficere, reversi nuntiant quid eis acciderat; et iterum repleta est stupore et exstasi universa terra. Et quamvis vicinorum sinistris non noverant condolere casibus, nunc familiaribus oppressi periculis eodem discunt experimento, quomodo doloribus sit compatiendum alienis. Tandem post dies aliquot quorum dam relatione, quibus id pro certo compertum erat, cognoverunt, quod apud Halapiam detinebatur in compedibus. Uxor vero ejus, mulier pudica, sobria, et timens Deum, quales Deus amat, cum filio impubere et duabus filiabus remanserat; quae quantum potuit, consilio procerum, qui superstites erant, populum regere nitebatur: et regionis praesidia adversus hostes, armis viris et alimentis communire, vires transcendens femineas, satagebat. Sic igitur peccatis nostris exigentibus, utraque regio, melioribus destituta consiliis, vix in se subsistens, femineo regebatur imperio. |
CHAPITRE XI.
Le patriarche d'Antioche avait, dit-on, appelé auprès de lui le comte Josselin le jeune, homme nonchalant, indigne héritier de la gloire de son père, perdu de débauche et dégoûtant de souillure, qui méprisait les meilleures voies pour suivre les plus pernicieuses, et qui croyait avoir emporté le plus grand de tous les succès par la chute du prince d'Antioche, contre lequel il nourrissait une haine implacable , sans faire attention à la vérité du proverbe qui dit :
« C'est de notre affaire qu'il s'agit
lorsque la maison voisine est en feu. » Le comte, étant donc parti
pendant la nuit, marchait séparé de son escorte avec un jeune homme
qui conduisait son cheval : il s'était arrêté pour satisfaire, à ce
qu'on dit, à quelque besoin. Ceux qui marchaient en avant et ceux
qui le suivaient n'en avaientaucune connaissance, lorsque tout-àcoup
des brigands, cachés en embuscade, s'élancèrent sur lui, le firent
prisonnier, et le conduisirent à Alep chargé de fers. Recueillant le
fruit de ses vices immondes , accablé sous le poids des chaînes et
par l'infection de son cachot, consumé par les angoisses de l'esprit
et les souffrances du corps, il trouva là enfin le terme de sa
misérable existence. Le jour étant revenu, ceux qui accompagnaient
le comte, ignorant entièrement ce qui s'était passé auprès d'eux,
cherchèrent leur seigneur avec anxiété, et n'ayant pu le découvrir
ils retournèrent chez eux et racontèrent ce qui leur était arrivé.
Toute cette terre fut de nouveau livrée à la consternation ; ses
habitans n'avaient su compatir aux souffrances de leurs voisins ;
mais, exposés à leur tour aux mêmes périls, ils apprirent par leur
propre expérience qu'il faut savoir prendre pitié des maux d'autrui.
Quelques jours après, les rapports des individus qui s'étaient
positivement assurés du fait, firent connaître que le comte était
retenu dans les fers à Alep. Sa femme, honnête, réservée, remplie de
la crainte de Dieu, et telle que les femmes qui aiment le Seigneur,
demeura avec son fils encore enfant et ses deux fil]es. Elle fit
tous les efforts possibles pour gouverner son peuple, avec
l'assistance des seigneurs restes auprès d'elle, et s'appliqua, plus
qu'il n'appartient aux forces d'une femme, à défendre les
forteresses du pays contre les ennemis, et à les approvisionner en
armes, en hommes et en denrées. Ainsi, et en punition de nos péchés,
ces deux contrées, privées de leurs plus fermes appuis et ayant
peine à se maintenir, étaient l'une et l'autre gouvernées par des
femmes. |
CAPUT XII. Rex cum regni principibus juxta Ascalonam, Gazam reaedificat. Dum vero haec ita circa partes aguntur Antiochenas, non multo post temporis intervallo visitante regnum divina clementia, erigentes se de pulvere et de abjectione nimia, in qua propter sinistros casus, qui frequentes acciderant, jacere videbantur; redeuntes ad cor tam dominus rex quam caeteri Hierosolymitanae regionis principes, ut Ascalonitas hostes immanissimos arctius cohibeant, et magis eorum periculosos refrenent impetus, Gazam urbem antiquissimam, ab Ascalona decem distantem in parte australi milliaribus, dirutam et habitatoribus carentem, reformare proponunt, ut sicut a septentrione et ab oriente fundatis in gyrum municipiis eam quasi obsederant, ita eidem ab austro simul non deesset stimulus; et ex ea quoque parte continuis impugnaretur congressionibus et frequentibus lacesseretur insidiis. Die igitur statuta, convenit universus populus, quasi vir unus, ad praedictum locum; et opus unanimiter aggressi, urbem certatim reaedificare contendunt. Fuerat autem eadem Gaza, civitas antiquissima, una de quinque urbibus Philistiim, aedificiis praeclara, cujus antiquae nobilitatis in ecclesiis et amplis domibus, licet dirutis, in marmore et magnis lapidibus, in multitudine cisternarum, puteorum quoque aquarum viventium, multa et grandia exstabant argumenta. Fuerat autem sita in colle aliquantulum edito, magnum satis et diffusum infra muros continens ambitum. Videntes autem nostri quod non satis expediret, nec fortasse praesentis temporis vires sufficerent ut tota reformaretur, partem praedicti collis occupant; et jactis ad congruam altitudinem fundamentis, opus muro insigne et turribus aedificant, et in brevi, opitulante Domino, consummant feliciter. Consummatum etiam et partibus suis absolutum, de communi consilio fratribus militiae Templi custodiendum, et perpetuo cum universa adjacente regione possidendum committunt. Qui tanquam viri fortes, et in armis strenui, et commissum usque in praesentem diem fideliter prudenterque servaverunt; et urbem praedictam frequentibus, cum occultis tum manifestis impugnationibus viriliter afflixerunt: ita ut qui prius excurrentes et per universam regionem hostiliter desaevientes, nostris erant formidini, nunc pro summa felicitate reputent, si clausis intra moenia vivere liceat, et quiete perfrui, pace precibus vel pretio ad tempus impetrata. Nec solum urbe praedicta, ad cujus laesionem constructum erat illud praesidium, recalcitrante, utile fuit; sed etiam ea devicta, quasi regni limes ab austro contra Aegyptios, pro multo fuit regioni tutamine. Circa veris autem initium, domino rege dominoque patriarcha, completo ex parte municipio interiore, relictis ibi militiae Templi fratribus, quorum diligentiae deputatum erat, Hierosolymam reversis, accidit subsidium Aegyptiorum, quod ter vel quater in anno ad reparandas vires Ascalonitarum solemniter solebat accedere, in multitudine gravi ante praedictum oppidum adesse; et oppidanis interius hostium metu congregatis, assultus hostiles multa instantia dedisse. Sed videntes, qui militiae praeerant, quod non proficerent, cum dies aliquot in obsidione operam consumpsissent, Ascalonam profecti sunt. Ab ea itaque die, tanquam attritis viribus et nocendi contracta licentia, coeperunt prorsus a vexatione adjacentis quiescere regionis. Sed et Aegyptiorum exercitus, qui ita frequens, ut praediximus, civitati jam afflictae solatium ministrabat, jam non nisi marino accedere consuevit itinere, praedicti municipii interpositas timens insidias et militiam habens suspectam. |
CHAPITRE XII.
Tandis que ces événements se passaient dans les environs du pays d'Antioche, et peu de temps après ce que je viens de raconter, la clémence divine visita enfin notre royaume. Se relevant de la poussière et de l'abattement où ils étaient comme ensevelis à la suite de tous les malheurs qui leur étaient survenus, et reprenant un peu de courage, le seigneur Roi et les autres princes de la contrée de Jérusalem résolurent de travailler à resserrer plus étroitement encore leurs cruels ennemis d'Ascalon, afin d'opposer de nouvelles barrières à leurs dangereuses incursions. A cet effet ils formèrent le projet de relever l'antique ville de Gaza ( située au midi et à dix milles de distance d'Ascalon ) alors entièrement détruite et dépeuplée ; au nord et à l'orient ils avaient élevé un cercle de forteresses qui tenaient la ville d'Ascalon comme assiégée ; ils voulurent s'assurer les mêmes ressources du côté du midi, afin de pouvoir renouveler plus fréquemment leurs attaques, et la harceler plus vivement en lui préparant de nouveaux pièges. Au jour fixé le peuple entier se réunit, comme un seul homme, sur le point et tous travaillèrent à l'envi les uns des autres pour reconstruire la ville. Gaza avait été très anciennement l'une des cinq villes du pays des Philistins ; elle était célèbre par le nombre de ses édifices, et l'on retrouva d'abondantes preuves de son antiquité et de sa noblesse dans ses églises et ses vastes maisons toutes tombant en ruines, dans les marbres et les immenses pierres qui y étaient encore, et dans une grande quantité de citernes et de puits d'eaux vives. Elle était située sur une colline peu élevée et entourée de murailles qui renfermaient une assez vaste étendue de terrain. Les Chrétiens reconnurent qu'il ne serait peut-être pas convenable, et qu'ils n'auraient d'ailleurs ni les forces ni le temps de relever toute la ville ; ils prirent donc la portion qui était sur la colline, et ayant jeté des fondations à une profondeur suffisante, ils élevèrent une belle muraille, construisirent des tours, et leurs travaux furent terminés promptement et heureusement par l'assistance du Seigneur. Les ouvrages finis et bien soignés dans toutes leurs parties, ils résolurent, d'un commun accord, d'en remettre la garde aux frères du Temple, et leur concédèrent à perpétuité la ville et toute la contrée environnante. Les frères, hommes forts et vaillants dans les combats, ont conservé jusqu'à ce jour ce dépôt avec autant de fidélité que de sagesse; ils ont fréquemment porté la désolation dans la ville d'Ascalon par les attaques qu'ils ont dirigées contre elle, soit à force ouverte, soit en tendant des embûches secrètes. Auparavant les Ascalonites parcouraient toute la contrée, la ravageaient en ennemis furieux, et s'étaient rendus redoutables aux Chrétiens ; dès ce moment ils s,'estimèrent infiniment heureux de vivre en repos à l'abri de leurs murailles, et d'acheter la paix de temps à autre, soit par leurs humbles soumissions, soit à prix d'argent. Et ce n'est pas. seulement comme dirigée contre cette ville, lorsqu'elle se montrait encore intraitable, que la nouvelle forteresse rendit de grands services aux Chrétiens ; alors même que la ville d'Ascalon eut été soumise, cette forteresse, qui formait la frontière vers le midi, servit aussi contre les Egyptiens, et devint comme le boulevard de tout le pays. [1149.] Au commencement du printemps, lorsque les travaux intérieurs furent à peu près achevés, le Roi et le seigneur patriarche y laissèrent les frères du Temple, et retournèrent à Jérusalem. Vers ce même temps, on vit arriver le secours d'Égyptiens qui venaient solennellement trois ou quatre fois l'année pour relever les forces et le courage des Ascalonites. Ils s'avancèrent en nombre considérable, et vinrent se présenter devant la nouvelle ville ; les habitants rentrèrent dans la place par crainte de leurs ennemis, et ceux-ci livrèrent quelques assauts avec beaucoup de vigueur; mais leurs chefs voyant, au bout de quelques jours de siège, qu'ils ne pouvaient en venir à leurs fins, se remirent en route pour .Ascalon. Depuis ce jour il sembla que leurs forces eussent été détruites et qu'on leur eût enlevé tout pouvoir de nuire, si bien qu'ils cessèrent entièrement d'exercer leurs vexations ordinaires sur toute la contrée environnante. Les armées d'Egypte, qui continuèrent à venir apporter des secours aux habitants d'Ascalon, devenus dès lors malheureux, prirent l'habitude de ne plus suivre que la route de mer, se méfiant des chevaliers renfermés dans la forteresse, et voulant éviter les embûches qu'on pouvait leur dresser. |
CAPUT XIII. Inter regem et matrem ejus graves oriuntur simultates et matre ignorante rex coronatur. Inter haec, dum satis prospero cursu regni orientalis negotia procederent, et quasi quadam tranquillitate gauderet; eo minus, quod comitatus nobis deperierat et in hostium nostrorum cesserat potestatem Edessanus, regio quoque Antiochena frequentibus hostium insidiis fatigabatur; videns inimicus homo, qui solet superseminare zizania, et nostrae invidens prosperitati, intestinis nos tentans concutere seditionibus, quietem nostram perturbare aggressus est, cujus periculi haec fuit causa et origo. Domina Milisendis regina, inclytae recordationis et piae in Domino memoriae, defuncto marito, ut praediximus, relicta cum duobus liberis adhuc infra annos constitutis, regni tanquam jure haereditario sibi debiti curam et administrationem sortita est, filiorum legitimam agens tutelam. Hanc consilio principum regionis, strenue et fideliter, vires et animum transcendens femineum, usque ad illum diem administraverat: filio primogenito, domino Balduino, cujus in praesenti gesta conscribimus, etiam postquam in regni sublimatus est solium, ejus multum favente et merito subjacente imperiis. Inter caeteros autem quorum opera consilioque utebatur, familiarem admodum habebat quemdam nobilem virum, ejus consobrinum, Manassen videlicet; cui, statim post ejus introitum in regnum, curam militiae tradiderat omnem et [quem] ordinaverat constabularium. Hic autem de dominae reginae gratia praesumens, nimium arrogans, ut dicitur, et regni majoribus insolenter se praeferens, nullique debitam exhibens reverentiam, invidiam in se nobilium regionis concitaverat maximam; et nisi dominae reginae eos cohiberet auctoritas, parati erant conceptum odium usque in opus pertrahere. Duxerat autem et domini Baliani senioris viduam, nobilem matronam Hugonis, Balduini et Baliani Ramatensium fratrum matrem: unde sibi cumulaverat divitias et multiplicaverat possessiones. Eorum autem qui praedictum Manassen odio prosequebantur, primus erat et affectu et opere rex ipse: asserens quod ei matris suae subtraheret gratiam et munificentiam impediret. Habebat autem super eodem facto plurimos incentores, odiorum fomitem ministrantes, quibus praedicti viri invisa erat potentia et molesta nimis dominatio. Hi dominum regem impellebant, ut etiam matrem a regni amoveret potestate, dicentes, eum jam ad adultam pervenisse aetatem, indignum esse ut femineo regeretur arbitrio, et regni proprii curam aliquam sibi committeret moderandam. Horum igitur et similium rex fretus consilio, proposuerat, in die festo Paschae Hierosolymis solemniter coronari; cujus gloriae, cum a domino patriarcha et a viris prudentibus qui pacem regni diligebant, instanter rogaretur, ut matrem participem faceret, distulit praedictorum consilio, ne matrem haberet consortem, illa die qua proposuerat; et sequenti die subito, matre non vocata, in publicum processit laureatus. |
CHAPITRE XIII. A cette époque, les affaires du royaume d'Orient étaient dans une situation assez prospère, et le pays jouissait de quelque tranquillité; mais nous avions perdu le comté d'Edesse ; le comte lui-même était tombé au pouvoir des Turcs, et le pays d'Antioche était continuellement en butte aux attaques inopinées des infidèles. Alors aussi l'ennemi, qui va sans cesse semant la dissension parmi les hommes, jaloux de notre prospérité et cherchant à exciter chez nous des agitations intérieures, fit tous ses efforts pour troubler notre repos. Je dois exposer les causes et l'origine de ces nouveaux périls. Après la mort de son mari, la reine Mélisende, d'illustre et pieuse mémoire, demeura, ainsi que je l'ai dit, avec deux enfants encore en bas âge ; elle prit soin du gouvernement du royaume en vertu de ses droits héréditaires, et fut, à titre légitime, tutrice de . ses deux fils. Elle avait administré jusqu'à ce jour avec autant de vigueur que de fidélité, s'appuyant de l'autorité des conseils des princes, et déployant une force et un courage qui l'élevaient au dessus de son sexe. Son fils aîné, le seigneur Baudouin, dont j'écris en ce moment l'histoire, la soutenait dans l'exercice de son pouvoir, et s'y soumettait avec juste raison, même après qu'il eut été élevé au trône de ses pères. Parmi ceux dont elle employait les services et les conseils, la Reine avait pour serviteur intime un homme noble, son cousin, nommé Manassé. Dès qu'elle eut pris possession du gouvernement, elle lui confia toute autorité sur les troupes, et le nomma commandant en chef. Cet homme, se confiant en la protection de la Reine, se montrait, dit-on, fort arrogant; il s'élevait insolemment au-dessus de tous les grands du royaume, et ne témoignait à aucun d'eux le respect qui leur était dû. Cette conduite lui avait attiré la haine de tous les nobles, et ces sentiments auraient éclaté par des effets, si la Reine n'eût employé toute son autorité à les contenir. Manassé avait épousé la veuve du seigneur Balian l'ancien, noble matrone, mère des trois frères Hugues, Baudouin et Balian de Ramla, et ce mariage lui avait valu de grandes richesses et des possessions considérables. Le Roi était placé d'intention et de fait en tête de ceux qui poursuivaient Manassé de leur inimitié ; il l'accusait de lui enlever les bonnes grâces de sa mère et de la gêner dans sa munificence. Tous ceux qui détestaient la puissance de ce seigneur, et à qui sa domination déplaisait ne manquaient pas d'entretenir le Roi dans son aversion et d'animer ses ressentiments. Ils le poussaient aussi à éloigner sa mère du pouvoir, lui disant que, puisqu'il était parvenu à l'adolescence, il était honteux pour lui d'être gouverné par les caprices d'une femme, et l'engageant à demander qu'on remît du moins entre ses mains une portion des affaires de son propre royaume. Séduit par ces conseils et d'autres semblables, le Roi résolut de se faire couronner solennellement à Jérusalem le jour de la fête de Pâques : le seigneur patriarche et les hommes sages qui aimaient la paix du royaume, le supplièrent instamment d'admettre sa mère à prendre part aux mêmes honneurs; le Roi ne voulut pas y consentir : après avoir pris l'avis de ses conseillers, et le jour même qu'il avait d'abord fixé, il différa la cérémonie ; mais le lendemain, sans avoir prévenu sa mère, il parut tout-à-coup en public couronné de lauriers. |
CAPUT XIV Regnum inter se dividunt filius et mater. Rex Hierosolymam ingreditur violenter, et matrem in arce obsidet Davidica; tandem pax cum tranquillitate reformatur. Transcursa igitur illa solemnitate, convocato procerum coetu, praesente etiam Ivone Suessionensi comite et Galtero castellano Sancti Aldemari, matrem convenit, et ut regnum secum dividat instanter exigit, et avitae sibi postulat haereditatis portionem assignari. Tandem post multos hinc inde habitos deliberationis tractatus, divisa haereditate, domino regi optione data, assumpsit sibi in partem Tyrensem et Acconensem, cum pertinentiis suis, urbes maritimas: relictis dominae reginae Hierosolyma et Neapoli, cum suis iterum pertinentiis. Sicque divisi sunt ab invicem, sperante populo quod pro bono pacis tolerandum esset quod sic ordinatum fuerat: quod uterque contentus esse deberet sua, quae eum contigerat, portione. Per eosdem itaque dies dominus rex nobilem quemdam et magnificum virum dominum Henfredum de Torono, cui magnae et amplae possessiones erant in Phoenice, in montibus qui Tyrensi adjacent metropoli, ordinavit constabularium suum, et ei militiae suae curam commisit. Sed neque sic etiam quievit dominam reginam persequentium stimulus; sed et causis levibus vires resumens ignis, qui latuerat in favilla, incendium majus et priore multo periculosius, coepit ministrare. Nam rex eisdem impellentibus quorum consilio prius acquieverat, matrem iterum coepit molestare, et eam quam ex utriusque beneplacito regni obtinuerat portionem, exclusa omnino matre, sibi vindicare proposuit. Quod intelligens regina, commendata Neapoli quibusdam fidelibus suis, qui ejus curam haberent, Hierosolymam se recepit. Rex vero interea congregata quanta potuit militia, praedictum Manassen in castello quodam ejus, cui nomen Mirabel, obsidet; eumque ad deditionem compellens, regnum et omnem cismarinam regionem abjurare coegit: inde occupata Neapoli, matrem persequens Hierosolymam proficiscitur. Recesserant autem a domina regina, juramentorum et fidelitatis immemores, quidam ex iis qui infra sortem ejus habebant possessiones, et ei fide media erant obligati. Pauci vero ei adhaerentes, fidei servaverant integritatem: Amalricus videlicet comes Joppensis, filius ejus, valde adolescens; Philippus quoque Neapolitanus, et Rohardus senior, et pauci alii quorum nomina non tenemus. Audiens itaque regina, filium cum exercitu advenire, in arcem cum familiaribus suis et fidelibus se recepit, de praesidii munitione confidens. Dominus vero patriarcha Fulcherus, bonae memoriae, videns tempora periculosa, et dies tentationis imminere, volens partes suas interponere, et de iis quae ad pacem sunt rogare, assumptis sibi de clero, viris religiosis et Deum timentibus, domino regi obviam exiit, monens ut a pravo desistat proposito, et in finibus pactorum consistens, matrem quiete perfrui patiatur: apud quem postquam videt se non proficere, consilium ejus detestans, in urbem regressus est. Rex autem urgens propositum, ante urbem castra locat. Tandem vero civibus indignationem declinantibus regiam et portas aperientibus, intromissus est cum suis expeditionibus: ubi statim arcem, in quam mater se contulerat, aptatis ad eam expugnandam machinis, obsidione vallat; et more instans hostili, balistis, arcubus et jaculatoriis machinis continuas inferens molestias, obsessis requiem negat. Illi vero, omnino instanti omnino reluctantes, vim vi repellere nituntur, et quibus modis exteriores obsessos impugnare satagunt, eisdem injurias propulsare et in hostes aequa lance damna refundere, obsessi non verentur. Tandem cum per dies aliquot, periculose nimis hinc inde decertatum esset, cum in arcem expugnando rex non multum proficeret, nec tamen a proposito vellet desistere, intercurrentibus quibusdam pacis et gratiae reformatoribus, urbe Neapolitana cum suis finibus contenta domina regina, regni caput domino regi resignat Hierosolymam, interpositis ex parte domini regis, et praestitis corporaliter juramentis, quod super ea possessione per eum perpetuo non deberet molestari; sicque eis in mutuam redeuntibus gratiam, quasi stella matutina in medio refulgens nebulae, regno et Ecclesiae restituta est tranquillitas.
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CHAPITRE XIV. A la suite de cette solennité, le Roi convoqua une assemblée des grands, et en présence d'Ives, comte de Soissons, et de Gaultier, seigneur de Saint-Aldemar, il alla trouver sa mère et lui demanda impérieusement de partager le royaume, et de lui assigner une portion dans l'héritage de ses aïeux. A la suite de beaucoup de discussions et de délibérations, on fit en effet ce partage; on donna le choix au seigneur Roi ; il prit pour sa part les deux villes maritimes de Tyr et d'Accon, avec toutes leurs dépendances, et laissa à la Reine Jérusalem et Naplouse, aussi avec toutes leurs dépendances. Lorsque cette division eut été acceptée de part et d'autre, le peuple jugea qu'il fallait tolérer ces arrangements pour le bien de la paix, et espéra que l'une et l'autre des parties seraient satisfaites de ce qui lui était échu. Aussitôt après, le Roi nomma pour son connétable et chargea de son autorité sur les troupes, un homme noble et magnifique, le seigneur Honfroi de Toron, qui avait de grandes et vastes propriétés en Phénicie, dans les montagnes voisines de la métropole de Tyr. Mais la Reine ne fut pas quitte à ce prix des persécutions de ses ennemis ; les causes les plus frivoles ranimèrent le feu caché sous la cendre et allumèrent un incendie plus grand et plus dangereux que le précédent. Le Roi, cédant aux conseils de ceux qui l'avaient d'abord poussé , recommença à tracasser sa mère, et résolut enfin de l'expulser complètement de la portion du royaume qu'elle avait obtenue de son propre consentement, et de s'en emparer pour lui-même. Instruite de ses projets, la Reine confia à quelques-uns de ses fidèles le soin de garder la ville de Naplouse, et se retira de sa personne à Jérusalem. Pendant ce temps le Roi convoqua tous ses chevaliers, alla assiéger Manassé dans un château fort nommé Mirebel, le contraignit à se rendre, et à renoncer à tout le royaume et à toute la contrée située en deçà de la mer; il alla ensuite prendre possession de Naplouse, et partit de là pour poursuivre sa mère jusque dans Jérusalem. Cependant la Reine avait été abandonnée par quelques-uns de ceux dont les possessions se trouvaient dans la portion qui lui était échue en partage; ils oublièrent leurs serments et les devoirs de fidélité qui les obligeaient envers elle. Un petit nombre d'entre eux lui demeurèrent attachés et se montrèrent fidèles ; savoir : Amaury, comte de Joppé; son fils, jeune encore; Philippe de Naplouse, Richard l'ancien et quelques autres dont les noms me sont inconnus. Lorsqu'elle apprit que son fils s'avançait à la tête d'une armée, la Reine se retira dans la citadelle avec les gens de sa maison et ses fidèles, ayant toute confiance aux fortifications de ce château. Cependant le seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, voyant approcher le temps des malheurs et les jours de l'épreuve, résolut de se porter pour médiateur et de faire des propositions de paix. Il prit dans son clergé des hommes religieux et remplis de la crainte de Dieu, et marcha à la rencontre du seigneur Roi; il l'invita à renoncer à ses mauvais desseins, à se renfermer dans les termes des conventions antérieures, et à laisser sa mère en repos. Mais voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, il rentra dans la ville, détestant les conseils du Roi. Ce prince cependant, poursuivant ses projets, dressa son camp sous les murs de la ville, mais les habitants, craignant d'encourir la colère royale, lui ouvrirent les portes et accueillirent le Roi ainsi que ses troupes. il fit investir aussitôt la citadelle, où sa mère s'était retirée, prescrivit toutes les dispositions d'un siège, et se présentant en ennemi, il employa les balistes, les arcs et toutes les machines propres à lancer des projectiles, pour attaquer sans relâche ceux qui s'y étaient enfermés, sans leur laisser un seul moment de repos. Les assiégés résistant vigoureusement à celui qui les combattait vigoureusement, travaillaient à repousser la force par la force, et comme on les attaquait avec tous les moyens qu'on emploie contre des étrangers, ils ne se faisaient aucun scrupule de se servir des mêmes moyens, et de rendre, comme à des ennemis, les maux qu'ils avaient à souffrir. On combattit donc pendant quelques jours avec des périls égaux de chaque côté; les affaires du Roi n'avançaient pas, mais il ne voulait pas renoncer à son entreprise; enfin quelques personnes employèrent leurs bons offices pour rétablir la paix entre les deux partis. La Reine se contenta de la ville de Naplouse avec son territoire, et résigna entre les mains de son fils la capitale du royaume; le Roi s'engagea par serment et par corps à ne jamais la troubler dans ses possessions; le fils et la mère se réconcilièrent pleinement, et, telle que l'étoile du matin qui brille au milieu de la nue, la tranquillité fut enfin rétablie dans le royaume et dans l'Église.
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CAPUT XV. Soldanus Iconiensis comitatum Edessanum rursum ingreditur; rex illuc cum omni celeritate properat. At vero nuntiatum est regi Hierosolymorum, et fama certiore compertum quod comes Edessanus sorte tam miserabili captus erat, et regio tota absque defensoris cura, hostium late patebat insidiis; quod omnis illa provincia, sicut et Antiochenorum partes, femineo relictae moderamini, suam exposcebant sollicitudinem; assumptis sibi Henfredo constabulario et Guidone Berytensi (nam de iis qui in portione dominae reginae erant, licet singillatim evocasset, neminem habere potuit) ad partes pervenit Tripolitanas; ubi et comitem cum suis militibus assumens, Antiochiam celer pervenit. Dicebatur enim publice, et vere sic erat, quod potentissimus Turcorum princeps soldanus Iconiensis, cum innumero equitatu ad partes illas descenderat, et fere omnem suis finibus conterminam occupaverat regionem. Non valentes enim locorum habitatores resistere et exercituum illius sustinere potentiam, urbes et municipia universa illi tradiderant, impetrantes ab eo salvum et liberum exitum cum uxoribus et liberis, et sine periculo conductum usque Turbessel; is enim locus caeteris munitior, plures habens habitatores, ubi et dominus comes jugem et manentem habebat habitationem, adhuc in tranquillo videbatur esse. Dumque sic exceptis paucis praesidiis, universam occupasset regionem, majoribus eum revocantibus curis, domum redire compulsus est; nihilominus tamen, provincialium aut labor est imminutus, aut remissior facta sollicitudo. Nam Noradinus molestissimus gentis nostrae persecutor et Turcorum princeps potentissimus, pene continuis incursionibus universam eatenus molestabat regionem, ut extra praesidia nemo penitus auderet comparere. Sic igitur inter duas molas, miser ille populus incessanter conterebatur; et a duobus maximis principibus supra vires angebatur, quorum alterius tantum vix posset potentiam tolerare. |
CHAPITRE XV. Le Roi apprit alors par des renseignements certains que le comte d'Edesse était misérablement tombé entre les mains des ennemis; que son pays, privé de défenseur, se trouvait livré aux attaques des infidèles, et que cette province, ainsi que celle d'Antioche, tombées sous le gouvernement de deux femmes, réclamaient vivement sa sollicitude. Il prit aussitôt avec lui Honfroi, connétable, et Gui de Béryte; il convoqua aussi ceux qui habitaient dans le pays échu à la Reine, mais aucun d'eux ne vint le rejoindre, quoiqu'il les eût appelés chacun individuellement; il partit ensuite pour le comté de Tripoli; et après avoir rallié le comte et ses chevaliers, il se rendit en toute hâte à Antioche. On disait de toutes parts, et il n'était que trop vrai, que le très-puissant prince des Turcs, le soudan d'Iconium, était arrivé dans cette contrée avec une cavalerie innombrable, et avait occupé presque toute la portion du territoire limitrophe de ses États. Les habitants de ces lieux, s'étant trouvés dans l'impossibilité de résister à une armée si considérable, avaient livré leurs villes et leurs bourgs au soudan, à condition d'obtenir la vie sauve avec la faculté d'en sortir suivis de leurs femmes et de leurs enfants, et d'être conduits en toute sûreté jusqu'à Turbessel. Cette place, mieux fortifiée et plus peuplée que les autres, et dans laquelle le seigneur comte avait fait sa résidence habituelle, semblait encore tout-à-fait tranquille. Après avoir ainsi occupé tout le pays, à l'exception d'un petit nombre de châteaux forts, le soudan, rappelé par d'autres affaires plus importantes, s'était vu forcé de retourner chez lui; mais les habitants n'avaient rien gagné à son départ, et se trouvaient exposés aux mêmes maux, aux mêmes sollicitudes. Le puissant Noradin, l'ennemi le plus acharné de notre peuple, ne cessait d'infester le pays par des invasions ; et les choses en étaient venues au point que personne absolument n'osait sortir des places fortes. Placé comme entre deux étaux, le malheureux peuple était sans cesse écrasé : deux grands princes, dont l'un ou l'autre eût suffi pour l'accabler de sa puissance, pesaient en même temps sur lui et le tourmentaient sans mesure. |
CAPUT XVI. Imperator Constantinopolitanus exercitum ad partes dirigit Antiochenas; comitatum Edessanum sibi resignari postulat; obtinet postulatum; Graecis castella resignantur; rex inde Latinos educit. Interea dominus Imperator Constantinopolitanus audiens illarum partium desolationem, unum de principibus suis, cum immensis sumptibus, et militia suorum non modica, ad praedictas partes direxerat, offerens comitissae liberisque ejus annuos certae quantitatis reditus, qui eis ad honestum sufficere possent victum in perpetuum, in recompensationem traditae sibi regionis, si praesidia quae adhuc penes se retinebat, ejus imperio vellet concedere. Spondebat enim confidenter, in immensitate divitiarum suarum spem habens, quod et illa a Turcorum incursionibus conservaret illibata, et alia quae amiserant, facile suo restitueret imperio, si ei provincia resignaretur. Adveniente igitur rege Antiochiam, causa cognita adventus imperialium nuntiorum, ipsis etiam injunctam sibi legationem aperientibus, facta est inter principes regionis illius dissensio; aliis dicentibus rem nondum in eum necessitatis articulum descendisse, ut id fieri oporteat; aliis econtra asserentibus necessarium id esse fieri, priusquam terra penitus in hostium manus tradatur. Inter has igitur deliberationis ambiguitates, cognoscens dominus rex, quod praedicta regio, in eo statu, in quo erat, diu perseverare non posset; ipsum enim ampliorem ibi moram facere, regni propria cura non patiebatur; nec ejus tot tantaeque erant vires, ut duas quindecim dierum itinere a se distantes provincias administrare posset commode, vidensque Antiochenam quae media erat provinciam, principis solatio jam per plures annos destitutam, in eam descendit sententiam, ut praemissis conditionibus, Graecis oppida quae supererant traderentur. Et licet non multum praesumeret, quod Graecorum viribus in eo statu conservari posset provincia, maluit tamen, ut eis possidentibus iste casus accideret, quam ei periclitantis populi et terrae deficientis imputaretur ruina. Pactis igitur hinc inde juxta praedictas conditiones, adhibito consensu dominae comitissae et liberorum ejus, ad placitam consonantiam redactis, praefigitur dies, quo dominus rex, cum omni militia sua in partes illas descendat, imperatoris homines in possessionem inducat, et eis universa resignet oppida. Die igitur statuta rex ex condicto assumens sibi comitem Tripolitanum, et tam suos quam Antiochenarum partium magnates, in terram comitis Edessani, Graecos secum deducens, usque Turbessel pervenit; ubi assumpta sibi domina comitissa cum liberis suis et aliis omnibus, tam Latinis quam Armenis, sexus promiscui, exire volentibus, Graecis regionem assignat. Erant autem oppida quae a nostris adhuc possidebantur Turbessel, Hamtab, Rauendel, Ranculat, Bile, Samosatum, et fortasse alia quaedam. Quibus omnibus Graecorum potestati resignatis, ipse cum universo egredi volentium populo, cum jumentis et sarcinis eorum, quae erant multae nimis (nam unusquisque cum omni domo et familia, et supellectile universa exire proposuerat) ad iter accingitur; et cum omni hujusmodi imbellis populi multitudine, et impedimentorum quantitate numerosa egredi maturat, educere volens eos sine periculo. |
CHAPITRE XVI. Cependant l'empereur de Constantinople, ayant appris les malheurs de ces contrées, avait chargé l'un de ses grands de s'y rendre en emmenant à grands frais de nombreuses troupes, et d'offrir à la comtesse d'Edesse et à ses enfants un revenu annuel suffisant pour leur assurer à jamais une existence honorable, en indemnité de la cession qu'on lui demandait de faire, en faveur de l'Empire, de son pays et des places fortes qu'elle ne retenait plus qu'avec peine. L'Empereur se promettait, à l'aide de ses immenses richesses, de mettre ce pays à l'abri des invasions des Turcs, et de recouvrer même tout ce qui avait été perdu, si la province lui était entièrement abandonnée. Le Roi, arrivé à Antioche, fut instruit des propositions que portaient les députés de l'Empereur; eux-mêmes vinrent aussi lui en faire part, et il s'éleva alors un dissentiment entre les princes du pays. Les uns disaient que les choses n'en étaient point encore à une telle extrémité que l'on fût réduit à accepter ces offres ; les autres affirmaient, au contraire, qu'il était indispensable d'y consentir avant que les ennemis eussent pris possession de tout le territoire. Au milieu de ces incertitudes, le Roi considéra que le pays ne pouvait demeurer longtemps dans la situation où il se trouvait; que les propres affaires de son royaume ne lui permettaient pas d'y faire un plus long séjour; qu'il n'avait pas lui-même assez de forces pour administrer deux provinces situées à quinze journées de marche l'une de l'autre ; enfin que la province d'Antioche, placée entre deux, était depuis plusieurs années privée d'un prince qui prît soin de ses intérêts; ces divers motifs le déterminèrent à faire céder aux Grecs les villes qui restaient encore dans le comté, moyennant les conditions proposées. Ce n'est pas qu'il se crût fort assuré que les Grecs pourraient réussir à se maintenir dans cette province avec leurs forces; mais il aima mieux, s'il devait arriver un malheur, qu'il survînt pendant que les Grecs seraient en possession du pays, afin qu'on ne pût dès lors lui imputer à lui-même, et la ruine d'un peuple si dangereusement compromis, et la perte du territoire. Le traité fut donc conclu selon les conditions offertes, et on obtint le consentement de la comtesse et de ses enfants : la rédaction de cet acte reçut l'approbation de toutes les parties, et le Roi prit jour pour se rendre avec tous ses chevaliers dans le comté, pour en faire la remise aux hommes de l'Empereur, et leur livrer toutes les places encore occupées par les nôtres. Au jour indiqué, le Roi, suivi du comte de Tripoli, de ses grands, de ceux du pays d'Antioche et des députés grecs, se rendit sur le territoire du comté d'Edesse, et arriva à Turbessel. Après avoir pris sous sa protection la comtesse, ainsi que ses enfants et tous les Latins et Arméniens des deux sexes qui manifestèrent l'intention de sortir, il résigna le pays entre les mains des Grecs. Les places que les Chrétiens possédaient encore dans cette contrée étaient Turbessel, Hatab, Ravendel, Ranculat, Bilé, Samosate, et peut-être quelques autres encore. Aussitôt que ces villes curent été cédées aux Grecs, le Roi fit ses dispositions de départ pour s'en aller avec tous ceux qui voulurent le suivre, chargés de leurs bagages, et avec leurs bêtes de somme, car nul ne voulut quitter le pays sans emmener toutes les personnes de sa maison et de sa famille, ainsi que tout son mobilier ; et le Roi, en voyant ce peuple nombreux et désarmé, embarrassé en outre de tout ce qu'il traînait à sa suite, voulut l'accompagner dans sa marche afin de le préserver de tout péril. |
CAPUT XVII. Noradinus regi occurrit; exitum impedire procurat. Rex, licet cum difficultate, Antiochiam redit. Noradinus, ejectis Graecis, universam occupat regionem. Audiens itaque Noradinus quod rex ad educendum populum ingressus fuerat et quod de conservanda regione omnino desperantes, Graecis viris effeminatis et mollibus, oppida resignaverant, de nostra formidine factus animosior, congregata ex universis adjacentibus regionibus militia, ad easdem partes festinus descendit, volens regi et populo de viribus suis diffidenti et sarcinis multiplicibus impedito occurrere: ad lucrum sibi putans cedere, si tales sibi obviam habere posset. Factumque est, quod vix ad urbem Tulupam, quae a Turbessel vix quinque aut sex distabat milliaribus, illam impotentem multitudinem adduxerat, cum ecce Noradinus universam regionem suis repleverat legionibus. Erat autem castrum illis vicinum, Hamtab nomine, per quod iter eis erat futurum: illuc nostri properare volentes, videntes imminere periculum, acies instruunt, ordinant agmina, tanquam mox cum hostibus commissuri. Illi vero instructis catervis, nostrorum adventum, tanquam de victoria securi, avide nimis exspectabant. Accidit tamen, contra spem eorum, quod noster exercitus ad praedictum oppidum, praevia Domini misericordia, pervenit indemnis; ubi nocte tota fessis tam jumentis quam hominibus, ad requiem concessa, convocato procerum coetu, et de futuro in crastinum itinere deliberantes, fuerunt nonnulli de magnatibus, qui praedictum praesidium exposcerent sibi dari, arbitrantes opitulante Domino contra Turcorum incursiones viribus propriis locum posse conservare; quorum unus de regno erat Henfredus de Torono, vir magnificus regius constabularius; alter erat vir nobilis et potens, de principatu Antiocheno, Robertus videlicet de Surda valle. Sed videns dominus rex neutrius vires aut potentiam ad praedictum opus sufficere, spreto utriusque verbo tanquam inutili, pactis insistit perseverans; et tradito Graecis municipio, populum praecipit ad iter accingi. Videre erat ibi viros nobiles, et inclytas cum ingenuis virginibus et parvis pueris matronas, natale solum, avita domicilia, cognatam regionem, singultibus et lacrymosis deserere suspiriis, et transmigrationem ad populum alterum cum fletibus et lamentis inire. Non erat pectus ita ferreum, cujus interiora non moverent fletus et lacrymae, et querulae voces populi transmigrantis. Luce igitur terris reddita, compositis sarcinis, rursum iter arripiunt: et ecce ex utroque latere hostium acies junctis agminibus, incedebant, in comitatum nostrorum parati ex omni parte irruere. Nostri ergo hostium videntes agmina et gravem multitudinem, de quingentis equitibus, quos habebant, instaurant acies et incedendi ordinem assignant instauratis. Dominum itaque regem praeire jubent, ut agmina praecedat et turbis pedestribus gradiendi modum assignet; comite Tripolitanum et Henfredum regium constabularium posteriores jubent tueri partes, et ut cum majoribus et fortioribus militum copiis hostium sustineant impetus, et eorum a plebe arceant violentiam; Antiochenos vero magnates a dextris et a sinistris collocant, ut positae in medio multitudini, undique per gyrum non deesset robur fortium, et armata militia. Sic igitur, et eodem ordine tota die nostris gradientibus usque ad solis occasum intolerabiles nostris non defuerunt molestiae, frequentes impetus, pugna jugis, congressiones continuae. Tanta autem erat immissarum in exercitu numerositas sagittarum, ut omnes sarcinae, ericii more, sagittis viderentur consitae; praeterea pulvis, calor quoque, qualem solet Augustus ministrare, sitis quoque aspera, plebem supra vires fatigabat; tandem sole jam ad occasum declinante, Turci secum non habentes victualium quidpiam, amissis de exercitu suo nonnullis nobilibus, dato ad reditum signo, nostros insequi desinunt, eorum stupentes incomparabilem instantiam et perseverantiam. Dumque Henfredus constabularius, arcu abeuntes persequitur, aliquantulum a comitatu remotior, accessit ad eum miles quidam de hostium numero, qui repositis armis et junctis alternatim ad latus manibus, signum exhibet reverentiae. Is porro cujusdam potentissimi Turcorum principis, qui eidem constabulario fraterno foedere junctus erat et in eo tenacissimus, domesticus erat et familiaris, ab eodem missus, ut eum verbis ejus salutaret, et de statu hostilis exercitus eum redderet doctiorem. Refert autem Noradinum cum suis in proposito habere ea nocte ad propria maturare reditum; defecerat enim in castris ejus omnis penitus alimonia, unde eos diutius non poterant insectari. Sic igitur illo redeunte ad propria, constabularius in castra se recipit; et verbo quod audierat, domino regi communicato, instante jam nocte, in loco qui dicitur Joha, castrametatus est populus universus. In sequentibus diebus, populo sine molestia per silvam quae dicitur Marris, et usque ad loca nostrae ditioni subdita traducto, dominus rex in Antiochiam se recepit. Videns igitur Noradinus terram comitis, Latinorum auxilio destitutam, de Graecorum mollitie, quibus commissa erat, praesumens, frequentibus irruptionibus, et quas Graeci non satis supportare noverant, eam coepit aggravare. Tandemque immissis exercitibus copiosis, obsidione vallans oppida, Graecis violenter exclusis, infra annum universam occupavit regionem. Sic igitur provincia opulentissima, rivis, silvis et pascuis laetissima, ubere gleba dives, et omnibus redundans commoditatibus, in qua quingenti equites sufficientia habebant beneficia, peccatis nostris exigentibus, in hostium manus devenit, et a nostra jurisdictione usque in praesentem diem facta est aliena. Decesserunt itaque Ecclesiae Antiochenae in partibus illis tres archiepiscopi, Edessanus, Hieropolitanus et Coricensis; quorum Ecclesias etiam nunc infidelitas detinet, et gentilis superstitio, licet invitas. |
CHAPITRE XVII.
Noradin cependant fut instruit que le Roi avait fait ses dispositions pour conduire lui-même le peuple chrétien ; il avait su qu'ayant perdu tout espoir de se maintenir dans cette contrée, les princes avaient résigné les places qu'ils possédaient encore entre les mains des Grecs, hommes mous et efféminés; trouvant dans ces témoignages de crainte de nouveaux motifs de courage, il rassembla ses troupes dans toutes les contrées voisines, et partit en toute hâte pour marcher à la rencontre du Roi et de son peuple, tandis qu'ils étaient remplis de méfiance et embarrassés par leurs nombreux bagages : il espérait tirer grand avantage de cette apparition inopinée au milieu de telles circonstances. Le Roi était à peine arrivé à la ville de Tulupa, à cinq ou six milles de Turbesseï, avec cette multitude impuissante qu'il conduisait, que déjà Noradin avait inondé tout le pays de ses légions. Elles étaient dans le voisinage d'un château fort nommé Hatab, devant lequel les Chrétiens devaient passer ; et ceux-ci en effet, étant près de s'y rendre et se voyant exposés à de grands périls, formèrent leurs corps et se rangèrent en bon ordre, comme s'ils devaient se battre incessamment contre les ennemis. Les Turcs firent aussi toutes leurs dispositions, et se croyant assurés de la victoire, ils attendirent avec impatience l'arrivée de notre armée. En dépit de leurs espérances, elle arriva cependant sans aucun accident au château de Hatab, marchant sous la protection de la miséricorde divine : les hommes et les animaux employés au transport étaient fatigués, et se reposèrent toute la nuit : pendant ce temps, on convoqua l'assemblée des grands pour délibérer sur la marche du lendemain. Quelques-uns d'entr'eux demandèrent qu'on leur remît le fort de Hatab, espérant, avec l'aide du Seigneur et leurs propres forces, pouvoir se défendre et s'y maintenir malgré les invasions des Turcs. L'un d'eux était du royaume, et se nommait Honfroi de Toron, homme illustre et connétable du Roi ; l'autre était un homme noble et puissant de la principauté d'Antioche, nommé Robert de Sourdeval. Mais le Roi, voyant qu'aucun des deux n'avait les forces et la puissance nécessaires pour accomplir ces projets, dédaigna leurs offres comme vaines, persista à assurer l'exécution du traité, livra la citadelle aux Grecs, et donna de nouveau l'ordre du départ. On voyait dans ce cortège des hommes nobles, des matrones illustres conduisant avec elles d'innocentes jeunes filles et de jeunes garçons : tous, quittant le sol natal, la résidence de leurs aïeux, la terre de leurs pères, ne pouvaient contenir leurs soupirs et leurs sanglots; et en s'éloignant pour aller s'établir chez un autre peuple, ils pleuraient et faisaient entendre des lamentations. Aussi l'on n'eût pu trouver un cœur assez endurci pour n'être pas ému des pleurs et des gémissements plaintifs de ce peuple fugitif. Le jour revenu, on prépara de nouveau les bagages, et l'on se remit en marche. Les ennemis avaient aussi formé leurs bataillons, et marchaient sur les deux côtés de la route, prêts à tout moment à s'élancer sur l'escorte. Cependant nos princes, en voyant les Turcs ainsi rangés en ordre de bataille et formant une masse imposante, distribuèrent tout de suite en divers corps les cinq cents chevaliers qu'ils avaient avec eux, et assignèrent à chacun la place qu'il devait occuper. Le Roi se porta en avant, et régla le mouvement de la marche pour la foule des gens qui arrivaient à pied : on prescrivit au comte de Tripoli et à Honfroi de Toron de se tenir sur les derrières avec les chevaliers les plus illustres et les plus vigoureux, afin de soutenir le choc des ennemis, et de défendre la multitude de toute attaque violente ; les seigneurs d'Antioche furent placés sur la droite et sur la gauche de la colonne, afin que la multitude, qui s'avançait sur le milieu, se trouvât ainsi entourée de tous côtés d'hommes forts et de chevaliers armés. Tel fut durant toute cette journée et jusqu'au coucher du soleil l'ordre de la marche, pendant laquelle nos troupes eurent à soutenir toutes sortes de vexations, à repousser de fréquentes attaques, à livrer des combats presque continuels. En même temps il pleuvait une si grande quantité de flèches sur l'armée, que tous les bagages étaient transpercés comme des machines de guerre : il faisait en outre beaucoup de poussière et une chaleur excessive, telle qu'on la peut éprouver au mois d'août, et le peuple était horriblement fatigué de l'excès de la soif. Enfin, lorsque le soleil vint à tourner vers le couchant, les Turcs, qui se trouvaient entièrement dépourvus de vivres, et avaient déjà perdu quelques-uns de leurs nobles, entendirent le signal de la retraite, et cessèrent de poursuivre nos frères, admirant avec étonnement leur incomparable fermeté et leur persévérance. Honfroi, le connétable, s'était mis à la poursuite de quelques-uns d'entre eux; il était déjà éloigné de la colonne, lorsque s'avança vers lui un chevalier ennemi qui, posant ses armes, et joignant successivement les mains à droite et à gauche, lui donna des témoignages de son respect. C'était un domestique et familier intime d'un puissant prince turc qui avait contracté avec le connétable une alliance fraternelle, et lui était extrêmement attaché. Ce prince avait envoyé cet homme auprès de Honfroi pour le saluer en son nom, et l'informer exactement de l'état de l'armée ennemie. Il lui annonça que Noradin avait le projet de retourner chez lui dans le courant de la nuit suivante avec tous les siens, attendu qu'il n'y avait plus de vivres dans son camp, et qu'il lui était impossible de poursuivre plus longtemps les Chrétiens. Le Turc alla rejoindre sa troupe, et Honfroi, rentré dans le camp, alla aussitôt rendre compte au seigneur Roi de ce qu'il venait d'apprendre. La nuit étant près d'arriver, le peuple entier campa dans le lieu appelé Joha. Les jours suivans il traversa sans obstacle la forêt nommée Marris, et arriva enfin sur le territoire soumis à la domination chrétienne. Le seigneur Roi se rendit alors à Antioche. Cependant Noradin, voyant que le comté d'Edesse était désormais abandonné par les Latins, et comptant sur la mollesse des Grecs qui en avaient pris possession , renouvela plus fréquemment ses attaques ; et comme les Grecs étaient hors d'état de lui résister, la situation du pays devint encore plus critique. Enfin Noradin y conduisit de nombreuses armées, assiégea et investit toutes les places, en expulsa les Grecs de vive force, et se trouva, dans l'espace d'une année, entièrement maître de tout le pays. Ainsi cette province extrêmement opulente, embellie de cours d'eau, de forêts et de pâturages, riche d'un sol très-fertile, douée de toutes sortes de commodités, et dans laquelle cinq cents chevaliers avaient possédé des bénéfices très-considérables, passa, en punition de nos péchés, entre les mains des ennemis, et a été, depuis cette époque, soustraite à notre juridiction. L'Église d'Antioche perdit dans ce comté trois archevêchés, celui d'Edesse, celui de Hiérapolis et celui de Coritium ; ces églises sont maintenant encore occupées par les infidèles, et asservies, à leur grande douleur, aux superstitions des gentils.
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CAPUT XVIII. Rex principissam monet, ut unum de principibus in maritum accipiat, qui regioni possit praeesse; sed non proficit. Rex inde Tripolim accedit, ad propria reversurus. Interea dominus rex Hierosolymorum Balduinus, pro urbe Antiochena, et ejus adjacente dioecesi plurimum sollicitus, ne principis destituta solatio, sicut et terra comitis, de qua praediximus, in manus hostium, sorte descendat miserabili, et populo Christiano simul cum jactura intolerabili, amplius accedat confusio; vidensque sibi liberum non esse, revocante eum regni cura, moram ibi habere longiorem, dominam principissam saepius commonet ut unum de nobilibus sibi, cui nubat, eligat viris, cujus consilio et opera principatus regatur. Erant autem eo tempore inclyti et nobiles viri in eadem regione, domini regis castra sequentes, dominus videlicet Ivo de Neella, comes Suessionensis, vir magnificus, prudens et discretus, cujus in regno Francorum plurima erat auctoritas; Galtherus quoque de Falcunberga, castellanus Sancti Aldemari, qui postea fuit Tiberiadensis dominus, ipse quoque vir prudens, urbanitatis eximiae, providus in consiliis et in armis strenuus; dominus quoque Radulphus de Merlo, vir summe nobilis, et armorum usum habens, et prudentia multa conspicuus; quorum quilibet ad procurandam regionem, merito videbatur sufficiens. Illa autem vincula timens conjugalia, solutamque ac liberam vitam praeponens, non multum attendebat quid populo expediret, circa id plurimum sollicita, ut carnis curam perficeret in desideriis. Rex autem ejus intelligens propositum, apud Tripolim principibus utriusque tam regni quam principatus, curiam indicit generalem. Ad quam tam dominum Antiochenum patriarcham cum suffraganeis suis, quam dominam principissam cum suis proceribus invitat; interfuit autem et mater ejus, domina regina Milisendis, et regni principes eam secuti. Ubi cum de publicis negotiis diligens habitus esset tractatus, ventum est ad negotium principissae; sed neque tunc vel rex, vel comes, ejus sanguinei; vel regina, vel comitissa Tripolitana, ambae ejus materterae, in hoc eam potuerunt inducere, ut sibi et regioni in hac parte vellet providere. Dicebatur autem et patriarchae niti consilio, qui tanquam vir argutus et versipellis, ut liberius interim tota terra dominaretur, cujus rei cupidus erat nimis, in hoc eam dicebatur errore fovere. Cum ergo nihil in eo proficerent, soluta curia, ad propria quisque reversus est |
CHAPITRE XVIII. Cependant le seigneur Roi de Jérusalem éprouvait une vive sollicitude pour la ville d'Antioche et le territoire qui forme son diocèse; il craignait que, privée de l'assistance d'un prince, elle n'éprouvât le sort misérable du comté d'Edesse, et que, tombant comme celui-ci entre les mains des ennemis, elle ne causât une perte irréparable au peuple chrétien, et ne devînt pour tous un nouveau sujet de confusion. Comme les affaires de son royaume le rappelaient, et l'empêchaient de prolonger son séjour à Antioche, il renouvela ses instances auprès de la princesse pour l'engager à choisir, parmi les nobles de la contrée, celui dont elle voudrait faire son époux, afin qu'il pût prendre en main le gouvernement de la principauté. Il y avait alors dans le pays plusieurs hommes nobles et illustres qui avaient suivi le Roi dans sa dernière expédition ; savoir le seigneur Ives de Nesle, comte de Soissons, homme puissant, sage et habile, qui avait une grande autorité dans le royaume des Français ; Gaultier de Falcomberg, châtelain de Saint Aldemar, et qui fut dans la suite seigneur de Tibériade, homme également sage, d'une urbanité parfaite, plein de prudence dans les conseils et de valeur dans les combats; et enfin le seigneur Raoul de Merle, homme d'une très-grande noblesse, fort habitué à la guerre, et doué d'une rare sagesse : chacun de ces seigneurs paraissait également propre à gouverner le pays; mais la princesse, qui redoutait les liens du mariage et préférait vivre en toute liberté, s'inquiétait peu de ce qui pouvait être utile au peuple, et s'occupait presque exclusivement de satisfaire aux convoitises de la chair. Le Roi, ayant appris ses résolutions, convoqua une assemblée générale de tous les princes du royaume et de la principauté, et assigna Tripoli pour lieu de la réunion. Il y invita le seigneur patriarche d'Antioche et ses suffragants, ainsi que la princesse et tous ses grands : sa mère, la reine Mélisende, s'y rendit aussi, et les princes du royaume l'y accompagnèrent. Après que l'on eut examiné avec soin toutes les affaires publiques, on en vint à s'occuper de celle de la princesse ; mais ni le Roi et le comte de Tripoli, ses cousins, ni la Reine et la comtesse de Tripoli, ses tantes maternelles, ne purent la déterminer à prendre le parti qu'on lui offrait pour son intérêt aussi bien que pour celui du pays. On dit qu'elle suivit en cette occasion les conseils du patriarche, homme adroit et dissimulé, qui l'entretenait dans ces mauvais sentiments, afin de pouvoir satisfaire ses propres prétentions, et exercer plus librement sa domination sur toute la contrée. Toutes ces sollicitations n'ayant produit aucun résultat, l'assemblée fut dissoute, et chacun retourna chez soi.
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CAPUT XIX. Rex et mater ejus apud Tripolim conveniunt, ut comitem uxori reconcilient; sed non proficiunt. Comes ab Assissinis in porta civitatis occiditur. Erat autem illis diebus, inter dominum comitem et ejus uxorem, dominae Milisendis reginae sororem, ex zelo maritali orta simultas; cujus sedandae gratia, et ut principissam neptem suam videret, domina Milisendis advenerat. In qua resarcienda gratia, cum ipsa iterum non multum profecisset, sororem, rediens, deducere secum decreverat, et in hoc procinctu ambae erant urbem Tripolitanam jam egressae. Comes autem proficiscenti principissae comitem se ad tempus dederat, a qua sumpta licentia, post modicum reversus est intervallum; qui, dum portam civitatis ingrederetur, nihilque omnino casus timeret sinistri, in introitu portae, inter murum et antemurale, Assissinorum gladiis confossus, miserabiliter interiit. Cecidit autem et cum eo inclytus et nobilis vir, cujus superius fecimus mentionem, dominus Radulphus de Merlo, cum quodam milite suo, quorum uterque domino comiti in ea profectione casu se dederat consortem. Rex autem in civitate securus aleam ludebat, recreationi dans operam, horum omnium ignarus. Commota est ergo universa civitas, nece comitis audita; et ad arma populus convolans, quemcunque alienum a lingua nostra, vel habitu reperit, putans sicarios qui hoc malum commiserant invenire, gladio percutit, et mortem omnibus irrogat indifferenter. Interea rex repentinis excitus clamoribus, morte comitis intellecta, tristis admodum, et mente plurimum consternatus, lacrymas et suspiria non valens cohibere, matrem et materteram mox praecipit revocari. Quibus reversis, post multa lamenta et fletus uberes, corpore cum debita exsequiarum magnificentia sepulturae tradito, praecipiente domino rege, cuncti proceres illarum partium, dominae comitissae et liberis ejus fidelitatem exhibuerunt. Erat autem domino comiti, filius ei aequivocus, nomine Raimundus, vix annorum duodecim; et filia nomine Milisendis, fratre natu posterior. His ergo sic compositis, rex cum matre et principibus suis in regnum reversus est. |
CHAPITRE XIX. A peu près vers le même temps, des sentiments de jalousie qu'éprouvait le comte de Tripoli avaient excité une secrète inimitié entre ce seigneur et sa femme, sœur de la reine Mélisende, et la Reine s'était rendue à Tripoli pour tâcher d'apaiser ces querelles, en même temps que pour voir la princesse d'Antioche. Elle eut peu de succès dans les soins qu'elle prit pour opérer une réconciliation, et au moment de son départ elle résolut d'emmener sa sœur avec elle : toutes deux, en effet, sortirent ensemble de la ville. Le comte, de son côté, était allé accompagner la princesse d'Antioche qui partait aussi ; et, peu de temps après être sorti, il prit congé d'elle et retourna à Tripoli. Au moment où il arrivait à la porte de la ville, ne redoutant aucun fâcheux événement, il fut attaqué par des assassins, à l'entrée même de la porte, entre la muraille et le rempart, et, percé de plusieurs coups d'épée, il périt misérablement. Le noble et illustre seigneur Raoul de Merle, dont j'ai déjà parlé, fut tué à ses côtés, de même qu'un chevalier de sa suite. Tous deux étaient sortis par hasard avec le seigneur comte, et l'avaient accompagné dans sa promenade. Pendant ce temps, le Roi était en parfaite sécurité dans la ville, jouant aux dés, se divertissant et ne se doutant de rien. Cependant la nouvelle de la mort du comte répandit une grande agitation dans la ville : le peuple courut aux armes; tous ceux qu'il rencontrait ne parlant pas notre langue, ou distingués par leurs vêtements, étaient à ses yeux les sicaires auteurs de cette catastrophe ; ils succombaient aussitôt sous le glaive ; tous étaient frappés et périssaient indistinctement. Cependant le Roi, averti par ces cris extraordinaires, apprit bientôt la mort du comte ; il en éprouva une profonde douleur, et l'âme abattue, ne pouvant contenir ses larmes et ses sanglots, il donna l'ordre de rappeler sur-le-champ sa mère et sa tante. Elles furent ramenées toutes deux à la ville, et, après beaucoup de lamentations et de témoignages d'affliction, on célébra les obsèques du comte avec toute la magnificence qui lui était duc ; puis, en vertu des ordres du Roi, tous les grands du pays prêtèrent serment de fidélité à la comtesse et à ses enfants. Le comte laissait après lui un fils, nommé comme lui Raimond, à peine âgé de douze ans, et une fille nommée Mélisende, plus jeune que son frère. Les choses ainsi terminées, le Roi repartit pour son royaume, avec sa mère et les princes. |
CAPUT XX. Turcorum ingens multitudo Hierosolymam venit, ut eam occupet; sed egredientes nostri, eos in virtute magna prosternunt. Non multo vero post interjecto temporis intervallo, quidam nobiles Turcorum satrapae, viri potentes, et apud suos egregii nominis, quibus cognomen est Hiaroquin; quorum sancta civitas, antequam a Christianis liberaretur, dicitur fuisse haereditas; hortante matre et eorum improperante ignaviam, quod tandiu ab haereditate avita se paterentur esse extorres, collecta infinita Turcorum multitudine Hierosolymam venire et eam quasi jure haereditario sibi debitam vindicare proponunt. Assumptis ergo sibi ingentibus militarium virorum copiis, matrem longaevam continuis exhortationibus id monentem secuti, iter arripiunt propositum, si Dominus ita permiserit, prosecuturi. Pervenientes igitur Damascum, ibi ad reparandos exercitus et vires recreandas moram facientes aliquam, volentibus Damascenis eorum insipiens revocare consilium, non acquieverunt; sed resumptis viaticis et compositis iterum sarcinis, quasi de proposito non diffidentes, versus Hierosolymam proficiscuntur. Tandem transito Jordane cum universis cohortibus suis montana conscendentes, in quibus sita est praedicta civitas, in montem Oliveti, qui mons conterminus praedictae supereminet urbi, se contulerunt; ita ut inde loca omnia venerabilia, et maxime Templum Domini, quod in summa et praecipua habent reverentia, et universam urbem eis daretur liberis prospectibus intueri. Quod videntes qui in urbe erant residui; nam maxima totius regionis militiae pars apud Neapolim convenerat, timens, quia urbs sine moenibus erat, ne illuc advenientium hostium se conferret multitudo, invocato de coelis auxilio, arma corripiunt, et certatim egressi, in hostes properare et cum eis committere votis ardentibus accelerant. Est autem via, quae ab Hierosolymis descendit in Jericho, et inde ad Jordanem, inaequalis plurimum, locis saxosis et praecipitiis periculosa frequentibus; ita ut, nihil etiam timentibus et liberum habentibus transitum, molestum semper soleat ascendentibus vel descendentibus praestare accessum. In hanc ergo ingressi, dum nostrorum acies acrius instantes inordinate fugiunt, praecipitiis et locis angustis nullam ad fugiendum habilitatem concedentibus, multi sine gladio pereunt praecipitati. Qui vero loca planiora secuti, fugae tentabant insistere, nostrorum gladios incurrentes, saucii lethaliter in mortem nihilominus dabantur praecipites. Equi vero eorum itineris longitudine et laboris difficultate fatigati, viarum non ferentes asperitatem, sessoribus suis, omnino deficientes, negabant obsequium: unde facti pedites, armis onusti et usum laboris non habentes, nostrorum subsequentium gladiis tanquam pecudes deputantur. Fit ergo tanta tam equorum quam hominum strages, his praedictis casibus, quod prae multitudine peremptorum, ad insequendum qui praeibant impediretur transitus. At vero nostri tanto avidius insectantes, spretis spoliis, et manubias declinantes, caedi acrius instant, pro summo lucro reputantes, hostium sanguine cruentari. Qui vero apud Neapolim convenerant, scientes praedictos hostes ad nos ingressos, unanimiter egredientes, ad Jordanis fluenta hostibus occurrentes certatim convolant, ut vada occupent et impediant transire volentes: ubi eos qui insectantes effugerant, incautos reperiunt et confodiunt ex latere irruentes. Facta est ergo illa die manus Domini super eos, ita ut, sicut scriptum est: Residuum locustae comederet bruchus (Joel. I, 4) . Nam qui equorum velocitate, aut aliqua industria insectantes videbantur declinasse, occurrentium ex latere gladiis caedebantur. Si qui vero agmina praeeuntes, Jordanem ingressi fuerant, vadorum ignari, undis rapiebantur tumentibus, flumine suffocati. Sic igitur qui in multis millibus ascenderant, in spiritu vehementi, in equitatu suo spem habentes, ad modicum redacti numerum, confusione induti et reverentia, ad propria sunt reversi. Dicuntur illa die ex eis caesa esse ad quinque millia. Factum est autem hoc anno ab Incarnatione Domini 1152, IX Kalend. Decembris, regni vero domini Balduini regis quarti, anno nono. Nostri ergo hostium onusti spoliis, et uberes de tropaeo manubias agentes, solemnes Domino laudis hostias immolaturi, Hierosolymam reversi sunt. |
CHAPITRE XX.
[1152.] Il y avait alors quelques nobles satrapes turcs, hommes puissants, et qui portaient chez eux un nom illustre; on les surnommait les Hiaroquin; on dit que la cité sainte leur appartenait par droit d'héritage, avant qu'elle eût été délivrée par les Chrétiens. Peu de temps après le retour du Roi, ces satrapes cédant aux instances de leur mère, qui leur reprochait leur lâcheté de consentir à demeurer si longtemps expulsés de l'héritage de leurs aïeux, rassemblèrent une multitude innombrable de Turcs et résolurent de se rendre à Jérusalem et de la revendiquer, comme leur appartenant par droit de naissance. Us prirent avec eux une immense escorte d'hommes de guerre, et marchant à la suite de leur mère, déjà fort âgée, et qui ne cessait de les animer par ses discours, ils se mirent en route, déterminés à poursuivre l'exécution de leurs projets, si le Seigneur leur permettait d'y réussir. Arrivés à Damas, ils y firent quelque séjour pour laisser leurs troupes se reposer et reprendre des forces; les gens de Damas voulurent les détourner d'une entreprise aussi insensée; mais ils n'en tinrent aucun compte, et prenant des provisions de route, rechargeant tous leurs bagages, ils partirent pour Jérusalem, ne doutant pas du succès de leurs efforts. Après avoir passé le Jourdain et gravi avec toutes leurs troupes les montagnes au milieu desquelles est située la cité sainte, ils s'arrêtèrent sur le mont des Oliviers, qui se trouve non loin de la ville et la domine entièrement. De ce point élevé leurs regards se portaient en liberté sur les lieux saints, et principalement sur le Temple du Seigneur, pour lequel ils avaient un respect tout particulier. En ce moment, la plupart des chevaliers du pays s'étaient rendus à Naplouse, dans la crainte que les nouveaux ennemis ne se dirigeassent en masse sur cette ville, qui n'avait pas même de murailles. Ceux des nôtres qui étaient demeurés à Jérusalem, voyant arriver les Turcs, invoquèrent les secours du ciel, coururent aux armes et sortirent avec empressement, marchant à la rencontre des ennemis et faisant des vœux ardents pour pouvoir se mesurer avec eux. Le chemin qui descend de Jérusalem à Jéricho et de là au Jourdain est fort inégal, couvert de rochers et entouré de précipices qui le rendent dangereux; la montée et la descente sont également difficiles pour ceux-là même qui ne craignent rien et qui ne rencontrent aucun obstacle en y passant. Les ennemis, qui se trouvaient engagés dans ce chemin, ayant cherché à fuir devant nos bataillons qui les poursuivaient avec ardeur, et ne pouvant se sauver qu'avec peine à travers les précipices et les étroits défilés, beaucoup d'entre eux périrent par des chutes et sans être frappés du glaive. Ceux qui avaient suivi des chemins plus unis cherchèrent aussi leur salut dans la fuite, mais ils tombaient alors au milieu des nôtres, et, percés de coups, blessés dangereusement, ils se précipitaient également vers la mort : leurs chevaux, fatigués de leurs longues marches et de toutes les difficultés du voyage, ne pouvant résister à l'aspérité de ces chemins , abattus et privés de forces, refusaient tout service à ceux qui les montaient ; et les hommes, obligés de se mettre à pied, écrasés du poids de leurs armes, et peu accoutumés à ce genre de fatigue, tombaient comme des moutons sous les coups de ceux qui les poursuivaient. Par suite de ces divers accidents, il se fit un si grand massacre d'hommes et de chevaux que les cadavres entassés sur les chemins faisaient souvent obstacle à la marche de ceux qui poursuivaient les fuyards. Mais ces obstacles mêmes animaient encore plus le zèle des nôtres ; ils dédaignaient de s'arrêter pour ramasser du butin ou pour enlever des dépouilles; ils s'attachaient uniquement au carnage, pensant que le sang de leurs ennemis était le plus beau gain qu'ils pussent rechercher. Pendant ce temps, ceux qui s'étaient réunis à Naplouse, ayant appris que les ennemis avaient marché vers Jérusalem, sortirent tous ensemble et accoururent avec empressement sur les bords du Jourdain pour s'emparer des gués, et s'opposer ainsi au passage des Turcs. Ils y rencontrèrent ceux qui avaient réussi à s'échapper, les surprirent tout-à-fait à l'improviste, et s'élancèrent sur eux, en les prenant en flanc. La main du Seigneur s'appesantit sur les Turcs en cette journée, et l'on put répéter ces paroles de l'Écriture : « La chenille a dévoré les restes de la sauterelle [10]. » Ceux qui paraissaient avoir échappé aux poursuites de leurs ennemis, grâce à la rapidité de leurs chevaux, ou par tout autre moyen, succombèrent sous le glaive de ces nouveaux ennemis ; et si quelques-uns d'entre eux, marchant en avant des bataillons, se jetaient dans les eaux du Jourdain, comme ils ne connaissaient pas les gués, ils étaient bientôt emportés par le courant et étouffés dans les flots. Ainsi, des gens qui étaient arrivés au nombre de plusieurs milliers, cédant à la véhémence de leurs passions et pleins de confiance en leur forte cavalerie, s'en retournèrent chez eux en fort petit nombre et remplis de confusion et de terreur. On dit qu'ils perdirent à peu près cinq mille hommes dans cette journée, le 23 novembre de l'an 1152 de l'incarnation et la neuvième du règne du seigneur Baudouin III. Les Chrétiens, chargés des dépouilles de leurs ennemis, et rapportant en triomphe un riche butin, rentrèrent à Jérusalem pour offrir au Seigneur de solennelles actions de grâce. |
CAPUT XXI. Rex regnique principes Ascalonam properant, ut pomeria circa urbem depopulentur: sed promoto ad amplius proposito, urbem obsident. Collata igitur nostris divinitus praedicta victoria, erecti in spem bonam, Domino corda eorum dirigente, apponunt unanimiter, communicato tam majorum quam minorum consilio, hostes eorum qui in vicino constituti erant, quique nostris saepius gravia inferebant pericula, Ascalonitas videlicet, aliquo modo laedere. Idque visum est pro tempore expedientius, ut pomeria civitati adjacentia, unde civibus multa erat commoditas, in manu forti exstirpare niterentur, et in parte saltem hostes protervos damnificare. Juxta quod propositum, collectae unanimiter in manu valida ante urbem praedictam universae regni copiae, arbitrati sufficiens esse, si effectui possent mancipare propositum. Sed praesentibus nostris ante urbem, adfuit mirabiliter divina clementia, quae eos ad majora coepit ex insperato accendere. Nam, postquam ante urbem nostrae constiterunt acies, tantus cives pavor invasit, quod infra urbem omnes se receperunt certatim; nec inventus est vel unus, qui extra moenia nostris se daret obviam. Unde sumpta occasione ex eo quod ita deterriti videbantur, dirigente eos divina gratia, adjiciunt urbem obsidione vallare. Missisque nuntiis per universos regni fines, praecipiunt evocari eos qui domi remanserant, ut omnes unanimiter die praefixa adesse non differant, propositum quale Deus eis inspiraverit, aperientes. Qui ergo vocati fuerant, gratulabundi et sine mora convenientes, ad eos qui se praecesserant, adjuncti sunt, castra cum aliis circa urbem locantes. Et ut firmum esset quod aggrediebantur, et de perseverantia in proposito nulli dubitare liceret, juramentis exhibitis corporaliter se invicem obligant, quod ante urbem captam ab obsidione non desistant. Convocatis igitur universi regni viribus et populo unanimiter conveniente, dominus rex dominusque patriarcha, cum aliis tam saecularibus quam ecclesiasticis regni principibus, signum Dominicae crucis vivificum et venerabile secum habentes, ante urbem praedictam felicibus auspiciis, VIII Kalendas Februarii, castrametati sunt. Interfuerunt autem de Ecclesiarum praelatis, dominus Hierosolymorum patriarcha Fulcherus, dominus Petrus Tyrensis archiepiscopus, dominus Balduinus Caesariensis archiepiscopus, dominus Robertus Nazaraenus archiepiscopus, dominus Fredericus Acconensis episcopus, dominus Geraldus Bethlehemita episcopus: abbates etiam nonnulli: Bernhardus etiam de Tremelai magister militiae Templi et Raimundus magister domus Hospitalis. De principibus autem laicis: Hugo de Ibelim, Philippus Neapolitanus, Henfredus de Torono, Simon Tiberiadensis, Gerardus Sidoniensis, Guido Berithensis, Mauritius de monte Regali, Rainaldus de Castellione, Gauderus de Sancto Aldemaro, qui duo apud dominum regem stipendia merebant. Ordinatis itaque compositisque per gyrum tentoriis et principibus certis congruisque mansionibus dispositis, coepto fideliter insistunt operi, tanto labori debitam devote et prudenter impendentes sollicitudinem. |
CHAPITRE XXI.
Cette victoire accordée par le ciel même ranima toutes les espérances des Chrétiens; le Seigneur dirigea leurs cœurs, et ils résolurent d'un commun accord, à la suite d'un conseil où les grands et les petits furent également admis, de chercher quelque moyen de nuire aux gens d'Ascalon, ces ennemis qui, toujours placés dans le voisinage, trouvaient toujours de nouvelles occasions de susciter les plus graves dangers à notre royaume. On jugea que ce qui convenait le mieux dans les circonstances présentes, c'était de chercher, avec un corps de troupes nombreux, à détruire les vergers situés dans le voisinage de cette ville, et qui étaient d'une grande utilité à ses habitants, afin de faire du moins quelque notable dommage à ces insolents ennemis. En conséquence toutes les troupes du royaume se rassemblèrent avec empressement devant la ville d'Ascalon, formant une masse bien unie, et l'on jugea qu'il fallait se borner à chercher le succès de l'entreprise projetée. Mais lorsque les Chrétiens furent réunis auprès de la place, la clémence divine les assista merveilleusement, et leur inspira, d'une manière inattendue, le désir de tenter de plus grandes choses. A peine nos troupes se furent-elles établies en face de la ville, que les habitants furent saisis d'une si grande frayeur qu'ils se retirèrent tous derrière leurs remparts, et l'on ne vit pas un seul homme qui osât se présenter au dehors. Aussitôt les Chrétiens, saisissant cette occasion favorable, et guidés par la grâce divine, résolurent d'assiéger et d'investir la place. Ils expédièrent des messagers dans toutes les parties du royaume pour convoquer ceux qui étaient demeurés chez eux, les faisant inviter à ne pas manquer de se rendre tous au jour indiqué, et leur annonçant en même temps les projets que Dieu leur avait inspirés. Tous ceux qui furent appelés, pleins de joie, et se mettant en marche sans retard, vinrent se réunir à leurs frères qui les avaient devancés, et dressèrent leurs tentes au milieu d'eux. Afin de se fortifier dans leurs desseins, et pour qu'il ne fût permis à personne de douter de leur persévérance à poursuivre l'exécution de cette entreprise, ils s'engagèrent par corps les uns envers les autres, et prêtèrent serment de ne point renoncer au siège avant que la ville fût tombée en leur pouvoir. Toutes les forces du royaume ainsi réunies, et le peuple entier prenant part à cette expédition, le seigneur Roi, le seigneur patriarche et tous les autres princes, tant séculiers qu'ecclésiastiques, ayant au milieu d'eux la croix du Seigneur, étendard vénérable et vivifiant, dressèrent leur camp en face de la ville d'Ascalon, le 15 janvier, sous les plus heureux auspices. Les prélats des églises qui se trouvaient pressens étaient, le seigneur Foucher, patriarche de Jérusalem ; le seigneur Pierre, archevêque de Tyr; le seigneur Baudouin , archevêque de Césarée ; le seigneur Robert, archevêque de Nazareth ; le seigneur Frédéric, évêque d'Accon; le seigneur Gérald, évêque de Bethléem; quelques abbés, Bernard de Tremelay [11], maître des chevaliers du Temple, et Raimond [12] maître des Hospitaliers. Parmi les princes laïques, on comptait Hugues d'Ibelin, Philippe de Naplouse, Honfroi de Toron, Simon de Tibériade, Gérard de Sidon, Gui de Béryte, Maurice de Mont-Réal, Renaud de Chatillon, et Gaultier de Saint-Aldemar ; ces deux derniers étaient à la solde du seigneur Roi. Les tentes ayant été dressées et plantées en cercle, et les princes ayant pris chacun une position fixe et convenable, on se mit avec ardeur à l'œuvre, et tous, animés d'une juste sollicitude, se montrèrent remplis de sagesse et de dévouement pour travailler au succès de cette grande entreprise. |
CAPUT XXII. Describitur situs civitatis, et commoditas aperitur Est autem Ascalona una de quinque Philisthiim urbibus, in littore maris sita, formam habens se micirculi, cujus chorda sive diameter, secus littus maris jacet; circumferentia vero, sive arcus, super terram ad orientem respiciens. Jacet autem tota civitas quasi in fovea, tota declivis ad mare, aggeribus undique cincta manufactis, supra quos moenia, sunt, cum turribus frequentibus, opere solido, duritiem lapidis vincente coemento nexorum; muris debita spissitudine latis et congrua proportione sublimibus; verum etiam et antemuralibus, eadem soliditate fabrefactis, cincta est per gyrum, et communita diligentius. Fontes autem neque infra murorum ambitum, neque sibi vicinos habent aliquos, sed puteis tum extra, tum inferius, aquas sapidas et ad potum habiles ministrantibus abundat: cisternas quoque aquarum pluvialium receptivas, ad majorem cautelam, cives interius construxerant nonnullas. Erant autem et in murorum ambitu portae quatuor, turribus excelsis et solidis diligentissime communitae; quarum prima quae ad orientem respicit, dicitur Porta major, cognomento Hierosolymitana, eo quod urbem sanctam respiciat, habens circa se duas turres altissimas, quae quasi robur et praesidium subjectae videntur praeesse civitati; haec ante se tres aut quatuor in antemuralibus portas habet minores, quibus ad eam per quosdam anfractus pervenitur. Secunda est quae ad occidentem respicit, et dicitur Porta maris, eo quod per eam ad mare civibus pateat egressus. Tertia ad austrum, Gazam urbem, de qua superius fecimus mentionem, respicit, unde et ab ea cognomen ducit. Quarta ad septentrionem respiciens, ab urbe finitima, in eodem sita littore, Joppensis dicitur. Haec autem civitas, situ maris nullam praebente aptitudinem, portum, vel aliquam tutam navibus non habet vel habuit stationem; sed littus tantum arenosum, et circa id mare, ventis intumescentibus, fretosum valde, et accedentibus, nisi multa fuerit in mari tranquillitas, nimis suspectum. Solum autem exterius urbi adjacens arena est obsitum, agriculturae nesciens, vinetis tamen et fructiferis arboribus accommodum; exceptis valliculis in parte septentrionali paucis, quae injecto fecundatae laetamine et aquis irrigatae putealibus, herbarum et fructuum aliquam civibus praestant commoditatem. Erat autem in ea civitate populus multus, quorum ei qui minimus erat, et ut vulgo dicebatur, etiam recens nato, de thesauris Aegyptii caliphae dabantur stipendia. Multam enim et maximam, tam praedictus dominus, quam ejus principes, pro eadem urbe gerebant sollicitudinem; arbitrantes quod, si illa deficeret, in nostrorum veniens ditionem, nihil restaret aliud quam ut libero et sine difficultate accessu nostri principes in Aegyptum descenderent, regnum violenter occupaturi. Utebantur ergo ea pro muro, et profusa liberalitate quater in anno, tam per mare quam per terras civibus ministrabant subsidia; ut ea superstite, et nostris circa eam studium consumentibus et operam, ipsi optata interim tranquillitate fruerentur. Multis ergo propterea urbi necessaria ministrabant expensis, arma, victum et recentem militiam, certis temporibus dirigentes, ut nostris circa eos occupatis, minor eos de nostrorum suspectis viribus premeret sollicitudo. |
CHAPITRE XXI. Ascalon, l'une des cinq villes du pays des Philistins, est située sur le bord de la mer, et bâtie en forme d'un demi-cercle, dont le rivage fait la corde ou le diamètre, et dont la circonférence ou l'arc se décrit sur la terre ferme, faisant face à l'Orient. La ville entière est établie comme dans un creux qui va s'abaissant vers la mer, et entourée de tous côtés par une chaussée élevée de main d'homme, sur laquelle est construite une muraille garnie d'un grand nombre de tours, ouvrage tout en ciment, mais extrêmement solide, plus dur même que les pierres, et qui a en épaisseur et en hauteur des dimensions convenables et bien proportionnées : il y a en outre des remparts construits avec la même solidité, qui forment une seconde enceinte, et complètent les moyens de défense de la place. On ne trouve à Ascalon aucune fontaine, ni dans l'intérieur des murailles, ni dans le voisinage j mais on voit au dedans, aussi bien qu'au dehors, une grande quantité de puits qui donnent des eaux pleines de saveur et très-bonnes à boire. Pour plus de sûreté, les habitants avaient aussi construit dans l'intérieur de la ville quelques citernes qui recueillaient les eaux pluviales. Le long de l'enceinte des murailles on trouve quatre portes, toutes bien flanquées de tours élevées et solides : la première, qui fait face à l'orient, est appelée la Grande-Porte, et surnommée porte de Jérusalem, parce qu'elle est dans la direction de la cité sainte. Auprès de cette porte sont deux tours extrêmement hautes, qui servent comme de citadelle et de boulevard à la ville qu'elles dominent. En avant, et dans l'épaisseur des remparts, sont trois ou quatre portes plus petites, par lesquelles on arrive à la grande, à travers plusieurs sinuosités. La seconde porte, faisant face à l'occident, est appelée la porte de la mer, parce qu'elle conduit en effet au rivage. La troisième, au midi, est placée en face de la ville de Gaza, dont j'ai déjà fait mention, et a reçu en conséquence le même nom. La quatrième et dernière fait face au nord, et est appelée porte de Joppé, du nom de la ville voisine, située dans les mêmes parages. Il n'y a et n'y a jamais eu à Ascalon ni port, ni même station où les vaisseaux puissent se mettre en sûreté : le rivage est couvert de sables, et offre de grands dangers lorsque les vents agitent la mer dans les environs, en sorte que l'on ne peut y aborder que par un calme parfait. Le sol qui entoure la place est tout-à-fait recouvert de ces sables, qui rendent toute agriculture impraticable ; les vignes cependant et les arbres à fruit y réussissent : il y a du côté du nord quelques petits vallons où la terre, fécondée par le fumier qu'on y répand et arrosée par des eaux de puits, produit pour l'utilité des habitants un peu d'herbages et de grains. La ville contenait un peuple nombreux, dont le moindre citoyen, et, comme on disait vulgairement, jusqu'au nouveau-né, recevait une solde sur les trésors du calife d'Égypte. Ce seigneur, en effet, et les princes de son pays étaient animés d'une grande sollicitude pour cette ville, pensant que, si elle venait à leur manquer et à tomber au pouvoir de nos princes, ceux-ci n'auraient autre chose à faire qu'à descendre librement et sans obstacle jusqu'en Egypte pour s'emparer de vive force de ce royaume. Ils la regardaient donc comme leur boulevard, et quatre fois par an ils envoyaient des subsides aux habitants, tant par terre que par mer, avec une grande libéralité, espérant jouir eux-mêmes du repos dont ils avaient besoin, tant que les nôtres se consumeraient en vains efforts contre cette place. Ils envoyaient à grands frais, et à des époques déterminées, tout ce qui pouvait être nécessaire à la ville, des armes, des vivres, des troupes toujours fraîches, afin d'occuper sans cesse les Chrétiens, et de se garantir eux-mêmes des forces qu'ils redoutaient.
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CAPUT XXIII. Ordinatur obsidio, et praeficiuntur qui classi praesint, et qui legiones per terram moderentur Hanc igitur urbem, per annos quinquaginta et amplius, postquam Dominus terrae promissionis partes reliquas populo Christiano tradiderat, adhuc resistentem et nostris conatibus aemulam, tandem obsidere conati sunt, rem aggressi arduam et pene impossibilem. Nam, praeter id quod muris et antemuralibus, turribus et aggere, armis et victualibus erat supra omnem opinionem instructa, populum habebat usum et experientiam armorum habentem, in tanta quantitate ut, a prima obsidionis die usque ad novissimum, numerus obsidentium a multitudine obsessorum in duplo vinceretur. Dominus igitur rex, dominus quoque patriarcha; dominus etiam Petrus, praedecessor noster, Tyrensis archiepiscopus, alii quoque regni magnates, tam principes quam Ecclesiarum praelati, unaque cum eis cives urbium singularum, segregatim tabernacula figentes, urbem per terras obsederant; dominum vero Girardum Sidoniensem, unum de magnis regni proceribus, quindecim navium rostratarum et ad cursum expeditarum classi praefecerant, ut per mare volentibus accedere, aditum impediret; volentibus egredi nihilominus inhiberet egressum. Porro nostri pene diebus omnibus, nunc equites, nunc pedites, in urbem frequentes dabant assultus; illi vero occurrentes animosius, resistebant viriliter, pro uxoribus et liberis, et quod praecipuum est, pro libertate contendentes. Quibus congressionibus nunc hi, nunc illi, sicut in hujusmodi solet accidere, fiebant superiores; nostri tamen frequentius meliorem calculum reportabant. Dicebatur autem et in castris tanta esse, cum rerum venalium omnimoda commoditate, securitas, ut ita se haberet populus in tentoriis et tabernaculis quibuslibet, sicut domi in muratis urbibus se consueverat habere. Urbani autem, cura praecipua locum de nocte custodientes, deputatis alternatim vigilibus, et ipsi majores vicissim nihilominus custodientes vigilias, moenia perlustrantes, noctes ex parte plurima trahebant insomnes. Erant autem et in circuitu murorum et turrium in propugnaculis locatae vitreae lampades opercula habentes vitrea, ignem qui oleo fovebatur infuso conservantes, ex quibus moenia circuire volentibus, lumen tanquam de die ministrabatur. Nostris quoque qui in castris erant, pro tempore turmatim deputabantur vigiliae, et jugis non deerat custodia, timentibus ne urbani nocturnas irruptiones in castra facerent; aut Aegyptii in eorum subsidium properantes, subitis et improvisis incursionibus laederent exercitum; quamvis et circa Gazam in locis pluribus non deerant exploratores, qui hostium adventum citissime possent praenuntiare. |
CHAPITRE XXIII.
Depuis cinquante ans et plus que le Seigneur avait livré au peuple chrétien toutes les autres contrées de la terre de promission, la ville d'Ascalon avait constamment résisté et résistait encore à tous les efforts : enfin on voulut essayer de l'assiéger; entreprise extrêmement difficile, et dont le succès semblait presque impossible. En effet, outre qu'elle était défendue au-delà de toute idée par ses murailles, ses remparts, ses tours, sa chaussée, et parfaitement approvisionnée d'armes et de vivres, elle avait une population bien exercée au maniement des armes, et si forte que, depuis le premier jusqu'au dernier jour du siège, le nombre des assiégés fut toujours double de celui des assiégeants. Le seigneur Roi et le seigneur patriarche, le seigneur Pierre, archevêque de Tyr et notre prédécesseur, tous les grands du royaume, tant princes que prélats des églises, et avec eux, les citoyens de chacune des villes du royaume, dressèrent leurs tentes séparément, et investirent la place du côté de la terre : le seigneur Gérard de Sidon, l'un des plus grands seigneurs du royaume, fut chargé du commandement de la flotte, composée de quinze navires à éperons, armés en course, et destinés à repousser tous ceux qui tenteraient d'arriver par mer, comme aussi à s'opposer aux sorties de la ville de ce même côté. Les Chrétiens, tantôt les gens de pied, tantôt les chevaliers, livraient des assauts presque tous les jours; et d'autre part les Ascalonites, s'avançant et combattant avec courage pour leurs femmes, leurs enfants et leur liberté, ce bien le plus précieux de tous, opposaient une résistance vigoureuse. Comme il arrive d'ordinaire dans les rencontres de ce genre, ils avaient tour à tour l'avantage ; les nôtres cependant faisaient plus souvent tourner les chances en leur faveur. On dit aussi qu'on était en parfaite sécurité dans leur camp, par suite d'une extrême abondance de toutes sortes de marchandises et de denrées; en sorte que, sous quelque tente que ce fût, le peuple se trouvait aussi bien qu'il avait coutume d'être chez lui et dans les villes fermées de murailles. Les assiégés s'attachaient principalement à garder leur place pendant la nuit ; ils avaient des postes de veille qui se relevaient alternativement ; les grands eux-mêmes faisaient aussi ce service tour à tour, ils parcouraient les murailles et passaient une grande partie de la nuit sans dormir. Ils avaient placé sur toute la circonférence des murs, et sur les créneaux des tours, des lanternes en verre, également recouvertes de la même manière, dans lesquelles le feu était toujours entretenu par l'huile qu'on y versait, et qui répandaient une lumière semblable à celle du jour, pour guider la marche de ceux qui voulaient faire la ronde. Dans le camp des Chrétiens on faisait faire aussi le service des veilles par détachements, et pendant un temps déterminé, et l'on avait aussi une garde continuelle, de peur que les assiégés ne tentassent quelque sortie pendant la nuit, ou que les Egyptiens qui arriveraient à leur secours ne vinssent attaquer l'armée à l'improviste, et lui faire ainsi beaucoup de mal. Il y avait en outre dans les environs de Gaza, et sur un grand nombre d'autres points, des éclaireurs chargés d'annoncer très-promptement l'approche des ennemis. |
CAPUT XXIV. Secundo obsidionis mense, adest peregrinorum transitus, multas deferens ad opus obsidionis commoditates. Sic igitur duobus mensibus eodem tenore continuata obsidione, accidit ut more solito circa Pascha adesset transitus, et peregrinorum adveniret frequentia. Communicato ergo consilio diriguntur de exercitu, qui auctoritate regia tam nautis quam peregrinis redire volentibus, interdicant reditum, et omnes ad obsidionem et laborem Deo tam acceptum promissis invitent stipendiis, et naves tam majores quam minores illuc deducant. Factumque est ut subito et intra paucos dies, secundo actae flatu naves omnes, quotquot illo transitu advenerant, ante urbem adessent; peregrinorum quoque tam equitum quam peditum ingentes copiae nostris expeditionibus se adjungerent, et diebus singulis exercitus augeretur. Erat ergo in castris laetitia et spes fruendi victoria; apud hostes autem moeror invalescebat et anxietas; et de viribus diffidentes rarius egrediebantur ad conflictus, licet saepius lacessiti. Frequentibus etiam nuntiis calipham Aegyptium sollicitant quatenus mature procuret subsidium: alioquin in proximo se defecturos significant. Ille vero impiger per principes suos, operi hujusmodi praepositos, classem instruit, militiam comparat, armis, victualibus et machinis naves excelsas onerat, praefectos ordinat, expensas tribuit, moras arguit et imperat celeritatem. At nostri interea emptis multo pretio navibus sumptisque ex eis malis, vocatis artificibus, castrum ligneum ingentis erigunt celsitudinis; intusque et deforis cratibus et coriis contra incendia et fortuitos casus diligenter communiunt, ut iis quibus ex eo urbem impugnare mandabatur, tutum posset conferre praesidium. Ex reliqua autem lignorum navalium materia, machinas instruunt jaculatorias, quas congruis ad infringenda moenia locant stationibus. Scrophas quoque ex eadem contexunt materia, quibus impune ad complanandos aggeres accedebatur. His ergo rite compositis, considerata quoque ea muri parte, cui castellum nostrum posset applicari facilius, complanato ex multa parte per praedicta instrumenta prius aggere, magnis clamoribus castrum muro applicant, unde totam eminus erat urbem conspicere, et cum iis qui in vicinis erant turribus, cominus experiri. Laborabant porro cives et instabant protervius, cum ex muris tum ex aggere, arcubus et balistis; sed incassum operam consumentes, eos qui intus latebant, quorum studio promovebatur machina, laedere non poterant. Fiebat ergo civium concursus ad eam muri partem, quae castello erat opposita; et qui inter eos erant animosiores, ibi praecipiebantur vires experiri, continuum habentes et juge certamen cum iis, qui de castello eos impugnabant. Sed et in aliis ejusdem muri partibus, per loca varia non deerat conflictus et pugna pertinax, ita ut vix absque strage dies praeteriret ulla, exceptis sauciis, quorum utrinque turba erat plurima. Audivimus et quorumdam in illa obsidione, tam nostrorum quam hostium virtutem egregiam, facta memorabilia. Sed nos generalia prosequentes, hujusmodi specialibus non multam damus operam. |
CHAPITRE XXIV.
On était depuis deux mois occupé avec la même ardeur des travaux du siège, lorsqu'aux environs des fêtes de Pâques on vit commencer, comme de coutume, le passage des pèlerins qui arrivaient en grande affluence. Après avoir tenu conseil à cette occasion, on expédia de l'armée des hommes qui furent chargés d'aller, en vertu de l'autorité du Roi, fermer le chemin aux matelots, ainsi qu'aux pèlerins qui voudraient repartir, et les inviter tous à venir prendre part aux travaux d'un siège si agréable à Dieu, moyennant promesse de solde, et à conduire auprès d'Ascalon tous les vaisseaux grands et petits. En effet, peu de jours après, on vit arriver sous la place les navires qui avaient transporté des passagers; une immense multitude de pèlerins tant à pied qu'à cheval vinrent également se réunir à nos troupes qui s'accroissaient de jour en jour. Tout le camp était dans la joie, et s'animait par l'espoir de la victoire; les ennemis au contraire sentaient redoubler leur tristesse et leurs angoisses, et se méfiant de plus en plus de leurs forces, ils se présentaient plus rarement au combat, quoiqu'ils fussent plus fréquemment attaqués. Ils expédièrent de nombreux exprès au calife d'Egypte (13) pour le solliciter de leur envoyer des secours en toute hâte, et lui annoncer que, s'il ne le faisait, ils seraient bientôt hors d'état de se défendre. Le calife, rempli d'activité, employa aussitôt ceux de ses princes préposés aux travaux de ce genre, pour faire équiper une flotte, disposer les troupes, et charger les plus hauts navires d'armes, de vivres et de machines; il institua des chefs, fournit à toutes les dépenses, et commanda surtout la plus grande célérité. Pendant ce temps, les nôtres avaient acheté des vaisseaux à grand prix, et en firent enlever les mâts; puis ils convoquèrent des ouvriers et firent construire une tour en bois d'une immense hauteur; on la doubla en dedans et en dehors de claies et de cuirs, afin qu'elle fût ainsi à l'abri du feu et de tout autre accident, et que ceux qui recevraient l'ordre de s'y enfermer pour attaquer la place y pussent demeurer en sûreté et comme dans un fort. Le reste du bois que l'on tira des navires fut employé à la construction de machines à projectiles pour attaquer les murailles, et l'on plaça ces machines dans les positions les plus convenables. On fit encore avec ces bois d'autres machines au moyen desquelles on s'avançait en sûreté pour travailler à abattre la chaussée. Ces divers travaux terminés, on rechercha la partie de la muraille contre laquelle il devait être le plus facile d'appliquer la tour mobile ; d'abord on abattit la chaussée sur une grande largeur, puis les Chrétiens dirigèrent la tour contre la muraille, en poussant de grands cris; du haut de cette tour on voyait parfaitement la ville et l'on pouvait se battre de près contre ceux des assiégés qui occupaient les tours voisines. En vain les Ascalonites faisaient les plus grands efforts de dessus leurs murailles ou de la chaussée pour repousser les nôtres avec leurs arcs et leurs arbalètes; ils ne pouvaient atteindre ceux qui étaient cachés dans l'intérieur de la machine et qui la faisaient mouvoir à leur gré. Les citoyens accoururent en foule vers ce côté de la muraille qui faisait face à notre tour ; les plus courageux reçurent ordre d'aller y déployer leur force, et ils y entretenaient un combat continuel avec ceux qui les attaquaient du haut de la tour mobile. En même temps, et sur divers autres points de la muraille, on ne manquait pas d'occasions de se battre avec autant d'acharnement, en sorte qu'il ne se passait presque pas de jour qui ne vît périr beaucoup de monde, sans parler des blessés, qui des deux côtés étaient aussi fort nombreux. J'ai entendu, au sujet de ce siège, raconter beaucoup d'actions éclatantes et de faits mémorables, tant de la part des nôtres que de la part des ennemis ; mais en écrivant une histoire générale, je ne puis m'arrêter beaucoup à rapporter des détails de ce genre. |
CAPUT XXV. Quinto mense, classis Aegyptiorum ad urbem accessit, multam obsessis civibus afferens consolationem. Cum igitur per quinque menses continuos nostri principes in obsidione perseverassent, hostiumque vires attritae viderentur aliquatenus, nostros autem spes solito amplior obtinendi civitatem foveret, ecce subito Aegyptiorum classis flatibus acta prosperis, comparuit. Quam videntes Ascalonitae, voces cum manibus tendunt ad sidera et magnis intonant clamoribus, recedendum nostris esse, aut in proximo pereundum. Girardus vero Sidoniensis, qui nostrae classi praeerat, videns hostium exercitum ad urbem accedere, cum paucis quas habebat galeis, tentans occurrere et impedire accessum, multitudinem veritus, terga vertit, fuga vitae consulens et saluti. At vero classis hostium ad urbem accessit intrepida, civibus optatam deferens consolationem. Erant porro in eadem classe, galeae, ut dicitur, septuaginta et aliae naves viris, armis et victualibus usque ad summum oneratae, mirae et ingentis magnitudinis, quas omnes in subsidium urbi praedictae princeps miserat Aegyptius. Hi denuo tanquam reparatis viribus et de subsidio praesumentes, nostris rediviva coeperunt hostes inferre certamina, solito protervius et frequentius conflictus appetentes; cives tamen cautius, quibus nostrorum nota erant negotia; rudes vero, et qui recenter venerant, gloriae cupidi, ut vires ostentarent et audaciam, dum incaute negotiantur, occumbunt frequentius, quousque et ipsi nostrorum experti constantiam, didicerunt parcius irruere et modestius irruentium impetus sustinere |
CHAPITRE XXV. Déjà nos princes persévéraient depuis cinq mois dans les travaux de ce siège, les forces des ennemis semblaient déjà un peu abattues, tandis que les nôtres s'attachaient de plus en plus à l'espoir de s'emparer enfin de la place, quand tout-à-coup une flotte égyptienne, poussée par un vent favorable, se présenta sous les murs d'Ascalon. Dès qu'ils la reconnurent les habitants, élevant les mains vers le ciel, poussèrent de grands cris, disant que nous serions forcés de nous retirer, ou que nous ne tarderions pas d'être anéantis. Gérard de Sidon, qui commandait notre flotte, voyant l'armée ennemie s'approcher vers la ville, voulut essayer de se porter à sa rencontre avec le petit nombre de galères qu'il avait sous ses ordres; mais, effrayé de la force des Egyptiens, il tourna le clos et chercha son salut dans la fuite. Cependant la flotte ennemie s'avança sans crainte jusqu'à la ville, apportant aux citoyens des consolations depuis longtemps attendues. Cette flotte était forte, à ce qu'on dit, de soixante-dix galères et de beaucoup d'autres navires chargés à l'excès d'hommes, d'armes et de vivres, tous d'une grandeur admirable, et envoyés par le prince d'Égypte pour porter secours à la ville assiégée. Alors, comme s'ils eussent retrouvé toute leur force, et mettant une entière confiance dans les renforts qu'ils venaient de recevoir, les ennemis recommencèrent à livrer de nouveaux combats, et se montrèrent plus audacieux et plus empressés que de coutume à rechercher les batailles : les habitants de la ville, qui connaissaient déjà la valeur des nôtres, y apportaient plus de réserve ; mais les hommes grossiers et les nouveaux venus, avides de gloire, et voulant faire parade de leur force et de leur audace, se livraient imprudemment à leur ardeur, et succombaient en plus grand nombre, jusqu'à ce qu'enfin ils eussent appris, en voyant la ferme contenance des nôtres, à se ménager dans leurs attaques et à résister plus modérément à l'impétuosité des assiégeants. |
CAPUT XXVI. Constantia Antiochenorum principissa Rainaldo de Castellione nubit. Noradinus quoque regnum Damascenorum occupat violenter. Almaricus Sidoniensi praeficitur Ecclesiae. Dumque haec circa Ascalonam in castris geruntur, domina Constantia, domini Raimundi Antiocheni principis vidua, licet multos inclytos et nobiles viros, ejus matrimonium appetentes, more femineo repulisset, Rainaldum de Castellione, quemdam stipendiarium militem, sibi occulte in maritum elegit; noluit autem verbum publicari, quoadusque domini regis (cujus erat consobrina, et sub cujus protectione principatus videbatur consistere) interveniret auctoritas et consensus. Festinavit igitur praedictus Rainaldus ad exercitum et verbum domino regi communicans, sumpta ejus conniventia, Antiochiam rediens, praedictam duxit in uxorem principissam, non sine multorum admiratione, quod tam praeclara, potens et illustris femina et tam excellentis uxor viri, militi quasi gregario, nubere dignaretur. Interea Noradinus, vir prudens et circumspectus, audiens quia mortuus erat Ainardus socer ejus, Damascenorum princeps militiae et regis procurator negotiorum, qui suis conatibus plurimum semper restiterat; vidensque dominum regem Hierosolymorum, omnemque regni ejusdem militiam, circa Ascalonam jamdudum occupatos; arbitransque quod non facile obsidionem desererent, ut Damascenis contra se auxilium postulantibus ministrarent, sumpta ex tempore occasione, ad partes cum ingenti militia accessit Damascenas, quasi regnum violenter occupaturus. Ubi faventibus et ultro manus dantibus Damascenis, regem eorum hominem dissolutum et inutilem, regno privat; et vagum et profugum super terram, fugere compulit in orientem. In quo facto, nostra nihilominus deterior facta est conditio; nam pro viro impotente, et qui pro sua debilitate nostris erat obnoxius, eatenus, ut tanquam subjectus, annua tributa persolveret, durior nobis oppositus est adversarius. Nam sicut regnum in se ipsum divisum, juxta verbum Salvatoris, desolatur (Matth. XII, 25) , sic unita plurima sibi robur ex mutuo solent assumere, et in hostes consurgere fortiora. Capta itaque Damasco, et subacta regione universa, volens Ascalonitis opem, qualem poterat de remoto conferre, urbem Paneadensem, in novissimis regni finibus sitam, de nostrorum praesumens occupationibus, obsidet, ut in obsessorum auxilium revocati, obsidionem circa Ascalonam desererent et infecto negotio, redire compellerentur. Sed praevia Domini misericordia, a spe tanta decidens, neutrum obtinuit; nam ipse circa obsessam civitatem non profecit; et nostri opitulante Domino ad deditionem compulerunt. Per idem quoque tempus mortuo domino Bernardo, bonae memoriae Sidoniensi episcopo, substitutus est ei Amalricus, piae in Domino recordationis, abbas canonicorum Regularium, ordinis Praemonstratensis, in eo loco qui dicitur Sancti Habacuc, sive Sancti Joseph, qui cognominatus est ab Arimathia; vir simplex ac timens Deum, et egregiae conversationis; qui in Ecclesia Liddensi, per manum domini Petri felicis memoriae, Tyrensis archiepiscopi, munus consecrationis dicitur recepisse; quoniam ab urbe obsessa, nulli longius abscedere dabatur licentia. |
CHAPITRE XXVI.
Tandis que ces choses se passaient dans les environs d'Ascalon, la dame Constance, veuve du seigneur Raimond, prince d'Antioche, après avoir, avec la légèreté d'une femme, refusé plusieurs hommes nobles et illustres qui la recherchaient en mariage, choisit secrètement pour époux Renaud de Châtillon, chevalier, qui s'était mis à la solde du Roi. Elle ne voulut point faire connaître sa détermination, avant que le seigneur Roi, dont elle était cousine, et sous la protection duquel la principauté d'Antioche se trouvait placée, l'eût confirmée par son autorité et son assentiment. Renaud se rendit donc à l'armée en toute hâte; il porta au seigneur Roi les paroles de la princesse, reçut son consentement, retourna à Antioche, et épousa aussitôt la princesse, non sans exciter l'étonnement de beaucoup de gens, qui ne pouvaient comprendre qu'une femme si distinguée, si puissante, si illustre, veuve d'un si grand prince, daignât se marier avec un homme qui n'était qu'un simple chevalier. Pendant ce temps aussi, Noradin, homme sage et prudent, ayant appris la mort d'Ainard [14] son beau-père, chef des chevaliers de Damas et gouverneur de ce pays pour le Roi [15] qui avait à diverses reprises résisté aux tentatives de son gendre, et sachant que d'un autre côté le seigneur roi de Jérusalem, ainsi que tous les chevaliers du royaume, était occupé dans les environs d'Ascalon, jugea qu'il ne serait pas facile à ceux-ci d'abandonner le siège, et de se porter au secours du pays de Damas s'ils en étaient requis, et profita de ces circonstances favorables pour se rendre sur le territoire de Damas avec d'immenses troupes, dans l'intention de s'en emparer de vive force. Les habitants l'ayant bien accueilli et lui prêtant assistance, Noradin détrôna le Roi, homme perdu de débauche et complètement nul, et le força à prendre la fuite, et à s'en aller errant et vagabond dans tout l'Orient. Cet événement fut fatal aux Chrétiens, en ce qu'il substitua un adversaire formidable à un homme sans puissance, et que sa faiblesse avait mis sous notre dépendance , à tel point qu'il était devenu comme notre sujet, et payait un tribut annuel. Car de même qu'il est vrai qu'un royaume divisé en lui-même périra, comme l'a dit le Sauveur, de même aussi plusieurs royaumes unis se prêtent appui mutuellement et se lèvent plus forts contre leurs ennemis. Après avoir pris la ville de Damas et soumis tout le pays, Noradin, voulant secourir les Ascalonitcs, autant du moins qu'il le pouvait à une telle distance, et comptant toujours sur les occupations qui retenaient les Chrétiens, alla assiéger la ville de Panéade située sur l'extrême frontière du royaume, espérant que les nôtres viendraient porter secours à cette ville, et seraient ainsi forcés de renoncer à leur entreprise sur Ascalon, avant d'être parvenus à leurs fins. Mais la divine miséricorde déjoua ces projets, et Noradin ne réussit dans aucune de ces deux combinaisons; il ne put s'emparer de la place qu'il assiégeait, et les nôtres, au contraire, avec l'aide du Seigneur, forcèrent les Ascalonites à se rendre. Vers le même temps le seigneur Bernard, de précieuse mémoire , évêque de Sidon, étant mort, on lui donna pour successeur Amaury, de pieux souvenir dans le Seigneur, abbé des chanoines réguliers de l'ordre des Prémontrés, qui habitaient dans le lieu appelé de Saint-Habacuc, ou de saint Joseph (le Joseph que l'on nomma d*Arimathie). Amaury était un homme simple, rempli de la crainte de Dieu, et d'une conduite irréprochable : il reçut, dit-on, le don de la consécration dans l'église de Lydda, des mains du seigneur Pierre, de bienheureuse mémoire, archevêque de Tyr, parce qu'en ce moment il n'était permis à personne de s'éloigner davantage de la ville assiégée.
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CAPUT XXVII. Qui in obsidione sunt, urbem instanter impugnant. Cives machinam exteriorem nituntur exurere. Murus civitatis ex parte corruit, nostri, volentes ingredi, ex parte pereunt: noster desperat exercitus. Interea qui in expeditione erant, coepto cum multa diligentia instantes operi, non cessant assidue urbem obsessam impugnare, et circa eam portam, quae Major dicitur, congressiones innovare civibus valde periculosas; tormentis nihilominus jaculatoriis turres ac moenia debilitare; et infra urbem, non sine strage multa, funditus dissolvere, immissis magnis molaribus, domicilia. Qui vero in castello, ad ejus custodiam deputati erant, tantas civibus, non solum iis qui in turribus et in muris resistebant, verum iis etiam, qui per urbem necessitatibus tracti, discurrere cogebantur, arcubus et sagittis inferebant molestias, ut earum respectu, quidquid alibi civibus inferebatur, leve judicaretur, et, quamvis durum esset, tolerabile. Unde, communicato inter se consilio, eorum maxime expetentes opem, quibus major in ejusmodi videbatur experientia, proponunt ut quocunque periculo, quocunque civium discrimine, interjectis inter murum et castellum lignis aridis, aptam ignibus materiem et fomitem praestare valentibus, procurato occulte incendio, concremetur: alioquin nec spes salutis, nec resistendi fiducia, sic oppressis et usque ad summum afflictis, videbatur. Surgentes igitur eorum exhortationibus quidam viri fortes, viribus et animo praestantiores, civium suae praeferentes salutem, objectant se periculis, ligna ad eam partem muri, quae castello erat vicinior, comportantes, et in locum qui medius videbatur inter murum et machinam projicientes exterius. Composita porro lignorum strue maxima, et quae videbatur ad incendium castelli sufficere, picem desuper infundunt, oleum quoque et liquamen et caetera hujusmodi incendiorum irritamenta, quae solent ignibus praestare fomitem. Igne igitur immisso, adfuit nobis manifeste divina clementia; nam statim invalescente incendio, suscitatus est ventus ab oriente vehemens, qui totas incendii vires, in murum civitatis flatu vehementi contorsit. Ventus igitur, vehementia sua, flammas in murum incendiumque impellens, tota nocte illa pervigil et flatus continuans, murum usque in favillam decoxit: ita ut mane facto, circa diei crepusculum, ab una turri, usque ad conterminam, totus corruerit funditus, ita quod ruinae sonitus universum commovit exercitum; decidens autem tanto pondere castello illisus est, ut cui non nocuerant incendia, muri casus de principalibus membris quaedam confringeret, et eos qui in ejus soliis et projectis excubias procurabant, paulo minus ad terram dejiceret. Excitus igitur ad hunc ruinae sonitum universus exercitus, arma corripiunt; ad partes illas convolant quasi patefacto divinitus aditu, protinus intraturi. At magister militiae Templi, Bernardus de Tremelai, cum fratribus suis, alios ante multo praevenientes, aditum occupaverant, neminem nisi de suis intrare permittentes; eos autem hac intentione dicebantur arcere, quatenus primi ingredientes, spolia majora et manubias obtinerent uberiores; nam in violenter effractis urbibus, id hactenus apud nos pro lege obtinuit consuetudo, ut quod quisque ingrediens sibi rapit, id sibi et haeredibus suis perpetuo jure possideat. Poterant autem omnibus indifferenter ingredientibus, et mancipari civitas, et victoribus spolia sufficere. Sed de vitiata radice et perversa intentione opus prodiens, rarum est ut bono fine claudatur quia: Non habet eventus sordida praeda bonos. Dum ergo cupiditate rapti, ad praedae participium renuunt habere consortes, in mortis periculo, merito reperti sunt soli. Ingressos igitur ex eis circiter quadraginta, caeteris subsequi non valentibus, cives prius de vita solliciti et extrema omnia sustinere sine contradictione parati, videntes eos paucos, resumptis viribus et recepto animo, eos gladiis excipiunt et interceptos obtruncant. Junctis igitur iterum agminibus, quasi viribus renatis, et armis quae quasi victi deposuerant, resumptis, ad eam partem unanimiter convolant, qua murus deciderat. Trabes itaque immensae magnitudinis et ligna ingentia, quorum illis ex navibus multa erat copia, contexentes, hiatum replent, obturant aditum et locum certatim faciunt impermeabilem. Communitis etiam turribus, quae ex utroque latere vicinae fuerant incendio, quas incendiorum importunitatem ferre non valentes, dereliquerant, bella renovant, ad congressus iterum accinguntur; nostros ultro provocant ad praelia, tanquam nihil omnino adversitatis perpessi. Qui autem in castello erant, scientes se bases habere minus solidas, et quod ab inferiore parte laesa erat in spondis solidioribus machina, minus proterve instabant, non multum de ejus soliditate praesumentes. Illi autem interemptorum corpora in nostram confusionem, super murum in propugnaculis funibus suspendentes, nostris insultabant, laetitiam quam mente conceperant, verbis et nutibus exprimentes. Sed hujus gaudii extrema luctus occupat; et quae sequuntur manifeste indicant, quam vere dicatur, ante ruinam exaltabitur cor (Prov. XVI, 18) . Nostri vero e converso, mente consternati et animo, moerore confecti, et cordis amaritudine, de victoria diffidunt, pusillanimes effecti.
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CHAPITRE XXVII.
Cependant tous ceux qui faisaient partie de l'expédition poussaient vivement les travaux, et ne cessaient de livrer des assauts à la place. C'était surtout du côté de la grande porte que recommençaient le plus souvent des combats fort périlleux pour les assiégés. Les machines continuaient aussi à ébranler les tours et les murailles, et les blocs énormes qu'elles lançaient jusque dans l'intérieur de la ville y renversaient des maisons, non sans tuer aussi beaucoup d'habitants. Ceux des assiégeants qui étaient chargés du service de la tour mobile, armés de leurs arcs et de leurs arbalètes, lançaient une si grande quantité de flèches, non seulement sur les assiégés qui leur résistaient du haut de leurs tours ou de leurs murailles, mais encore sur tous ceux que leurs affaires forçaient à se répandre dans la ville, que tous les maux qu'ils avaient à supporter sur d'autres points, comparés à ceux qui leur venaient de la tour, paraissaient légers et tolérables, quelque fâcheux qu'ils fussent dans la réalité. Les Ascalonites tinrent donc conseil entr'eux, et, prenant principalement l'avis de ceux qui avaient une plus grande expérience des affaires de cette nature, ils formèrent le projet, quels que fussent les dangers ou les malheurs auxquels ils dussent s'exposer , de jeter des bois secs entre la muraille et la tour mobile, d'y mêler des substances propres à entretenir et à animer le feu, et de l'allumer secrètement, afin de brûler la machine, jugeant, dans leur malheur et leur extrême désolation, que, s'ils ne recouraient à ce moyen, il ne leur restait aucun espoir de salut, aucune chance de résister avec succès. A la voix de leurs concitoyens, quelques hommes, remarquables par leur force et leur courage, et pour qui le salut de leur patrie était préférable au soin de leur conservation, se présentèrent pour affronter ce péril. D'abord ils transportèrent du bois sur la portion de la muraille la plus voisine de la tour, et le jetèrent en dehors dans l'espace qui séparait la muraille et la machine. Ils en firent un très-grand amas, suffisant pour assurer l'embrasement de la tour, et jetèrent pardessus de la poix, de l'huile, des résines, et toutes sortes de substances de la nature de celles qui ser vent d'ordinaire à animer un incendie. Aussitôt qu'on y eut mis le feu, la divine clémence intervint manifestement en faveur des nôtres : la flamme gagna avec rapidité, mais, au même instant, un vent très-violent souffla du côté de l'orient, et repoussa vivement toute l'activité de l'incendie contre les murailles de la ville. Le vent continua toute la nuit à souffler avec la même force et du même côté, et la muraille fut calcinée et réduite en cendres : le lendemain matin, vers le premier crépuscule, elle s'écroula entièrement, depuis une tour jusqu'à la tour voisine, et le fracas qu'elle fit en tombant ébranla toute l'armée. La chute d'une telle masse atteignit la tour mobile; naguère elle était demeurée à l'abri des flammes, mais la muraille en s'écroulant brisa quelques-unes de ses principales pièces, et ceux qui se trouvaient sur le sommet ou sur les points avancés, à faire le service de garde, furent presque renversés par terre. Avertis par le bruit de cette chute, les Chrétiens coururent aux armes, et se rendirent en toute hâte vers le lieu où le ciel même semblait leur avoir ouvert un passage, afin d'entrer sans retard dans la ville. Mais déjà depuis longtemps Bernard de Tremelay, maître des chevaliers du Temple, et ses frères, les avaient prévenus; ils s'étaient emparés du passage et ne permettaient à personne de le franchir. L'on assure qu'ils agissaient ainsi afin d'obtenir un plus riche butin en entrant les premiers dans la place, et d'enlever plus de dépouilles. C'est un usage observé jusqu'à ce jour comme une loi parmi les Chrétiens, que dans toutes les villes prises de vive force, ce que chacun peut enlever pour son compte, en y entrant, lui est acquis de droit et à perpétuité, à lui et à ses héritiers. Si tous fussent entrés dans la ville indistinctement, on eût pu s'en emparer , et les vainqueurs eussent même trouvé d'assez riches dépouilles pour tous ; mais il est rare qu'une entreprise viciée dans son principe et qui provient d'une intention perverse, ait une heureuse conclusion :
Non habet eventus sordida prœda bonos. Tandis qu'entraînés par leur cupidité les chevaliers du Temple refusaient d'admettre personne à partager avec eux, ils se trouvèrent seuls justement exposés aux périls et à la mort. Quarante d'entr'eux environ entrèrent dans la place, et les autres ne purent les suivre. Les citoyens, d'abord uniquement occupés du soin de leurs personnes, et résolus à supporter les plus dures extrémités sans opposer de résistance, ayant reconnu combien leurs ennemis étaient en petit nombre, retrouvèrent leur force et leur courage, saisirent leurs glaives et massacrèrent les chevaliers, après les avoir séparés de leurs compagnons; puis, se reformant en bataillons, reprenant une vigueur nouvelle et les armes qu'il avaient déposées naguère comme des vaincus, ils s'élancèrent tous en même temps vers le lieu où la muraille était tombée. Aussitôt, entrelaçant des poutres d'une immense grandeur et d'énormes pièces de bois, qu'ils tiraient des navires en abondance, ils comblèrent l'ouverture, fermèrent le passage, et s'empressèrent à l'envi à le rendre impénétrable. Ils s'appliquèrent à fortifier de nouveau les tours qui avaient été, des deux côtés, le plus exposées à l'effet de l'incendie, et qu'ils avaient d'abord abandonnées, dans l'impossibilité de supporter l'activité des flammes; puis, tout prêts à recommencer la guerre, et se disposant pour le combat, ils provoquaient eux-mêmes les Chrétiens, comme s'ils n'eussent éprouvé aucun revers. Ceux des nôtres qui étaient dans la tour mobile, sachant bien qu'elle était moins solide sur ses fondements, attendu que les pièces les plus fortes avaient été dégradées dans la partie inférieure, avaient peu de confiance en leur position, et montraient ainsi moins d'audace. Pour comble de confusion, les assiégés avaient relevé les cadavres de ceux des nôtres qu'ils venaient de tuer, et, du haut de leurs fortifications, ils les tenaient suspendus par des cordes en dehors des murailles, insultant ainsi aux nôtres, et leur exprimant de la voix et des gestes la joie qu'ils en ressentaient. Mais « l'extrême joie touche au deuil,» et la suite de ce récit fera voir bientôt avec évidence combien il est vrai de dire que « l'orgueil marche devant l'écrasement [16]. » Pendant ce temps, les nôtres, l'âme consternée et pénétrée de douleur, le cœur rempli d'amertume, désespéraient de la victoire et étaient devenus tout craintifs. |
CAPUT XXVIII. Iterum confortantur nostri, et ad continuandam obsidionem animantur, insistentes animosius. Interea dominus rex, casus acerbitate perterritus, principes convocat, et coram posita vivifica cruce (nam in ejus tabernaculo convenerant) praesentibus domino patriarcha, domino quoque Tyrensi archiepiscopo et aliis Ecclesiarum praelatis, quid in tanta rerum varietate sit opus, quaerit sollicitus. Illis vero sub Dei timore constitutis, et cum multa anxietate deliberantibus, facta est votorum dissonantia, et deliberantium quasi bipertitum desiderium. Alii namque, de obtinenda urbe diffidentes, longo se tempore operam ibi inutiliter consumpsisse asserebant, militiam ex parte cecidisse, principes saucios, aut peremptos, expensas deficere, civitatem inexpugnabilem esse, cives ejus bonis omnibus abundare, eorum vires reparari saepius, nostras vero deficere, praetendentes, reditum persuadebant. Alii vero quibus mens erat sanior, perseverandum esse adhuc in proposito, et de Domini misericordia sperandum, qui non soleat relinquere sperantes in se pia longanimitate, hortabantur: proponentes parum esse, negotia quaelibet bonum habere principium, nisi et simili fine claudantur. Dicunt etiam multum temporis et expensarum plurimum impendisse, sed spe fructus uberioris, quem Dominus, etsi differre, non tamen auferre videbatur; cecidisse suos aiunt, sed tamen spes erat, ut meliorem invenirent resurrectionem: fidelibus esse promissum: Tristitia vestra vertetur in gaudium (Joan. XVI, 20) ; et: Quodcunque petieritis, fiet vobis (Matth. VII, 8) , asserebant. Haec et similia allegantes, reditum dissuadebant; et ut in proposito tanquam viri fortes perseverarent, monere nitebantur. Priorem sententiam pene omnes laici principes fovebant; rex quoque taedio casuum adversorum in eam proclivior videbatur. In opposita sententia dominus patriarcha, dominus quoque Tyrensis erant cum clero, consortem habentes dominum Raimundum magistrum hospitalis, cum fratribus suis. Sic igitur eis ab invicem dissentientibus, et varia pro utraque parte allegantibus, adfuit praesens divina clementia, quae domini patriarchae sententiam, quae majoribus juvabatur meritis, et ampliore nitebatur honestate, omnibus fecit complacere. Proponunt igitur unanimiter, recurrendum esse ad Dominum, et implorato de coelis auxilio, in eo quod coeperant perseverandum, quoad usque visitet eos Oriens ex alto (Luc. I) , et labores eorum clementer respiciat. Redeuntes itaque in id ipsum, unanimiter arma corripiunt, perstrepunt tubis; lituis et voce praeconia ad pugnam populum excitant universum. Illi vero peremptorum fratrum ulcisci affectantes injurias, solito ardentius ante urbem conveniunt, et hostes ad praelia avidissime provocant. Intueri erat nostras acies, tanquam nihil damni pertulissent, aut recentibus uterentur viribus, exterminato furore, in hostes irruere et impetus inferre solito vehementiores, ita ut mirarentur hostium cunei; et in nostris virium augmentum insuperabile, et instandi stuperent perseverantiam; cumque et ipsi pari tentarent resistere conatu, frustra nitentes, non poterant nostrorum tolerare instantiam aut gladios declinare. Certatum est ergo illa die, viribus longe disparibus; sed tamen tam equitum quam peditum copiae, de hostibus ubique triumphantes, palmam undique reportabant. Facta est itaque strages hostium maxima, et recompensata est mensura supereffluente, quam nostri nudiustertius passi erant, injuria. Non erat in civitate familia, quam luctus domesticus et familiaris non premeret anxietas. Induta est ergo confusione civitas, et comparatione praesentis periculi levia videntur praeterita. A prima enim obsidionis die usque in praesentem, nunquam paria damna receperant, nec similis illis acciderat jactura. Consumpto enim militiae robore et urbis moderatoribus interemptis, defecerat consilium, virtus elanguerat et omnis spes evanuerat resistendi. Factumque est quod de publico consilio missi sunt quidam de primoribus populi, pacis interpretes, et inducias a domino rege postulantes ad tempus ut, datis nostrorum receptisque suorum defunctorum corporibus, liceat utrisque, pro more suo, debitas funeribus exhibere exsequias et supremum honorem impendere. Placuit itaque nostris postulata conditio; receptaque suorum corpora, cum exsequiarum solemnibus, commendant sepulturae. |
CHAPITRE XXVIII.
Cependant le seigneur Roi, effrayé de cette affreuse catastrophe, convoqua les princes, et ayant fait apporter devant eux la croix vivifiante ( car ils s'étaient réunis dans sa tente), il leur demanda avec sollicitude, ainsi qu'au seigneur patriarche, au seigneur archevêque de Tyr, et aux autres prélats des églises, tous présents, ce qu'il y avait à faire au milieu de cette extrême mobilité des événements. Frappés de la crainte de Dieu et saisis de vives angoisses, les princes ne purent s'entendre dans leur délibération, et exprimèrent des vœux et des projets forts différends. Les uns, craignant de ne pouvoir s'emparer de la ville, disaient que depuis longtemps les Chrétiens se consumaient en efforts infructueux, que les princes étaient les uns blessés, les autres morts, les chevaliers détruits en partie, les ressources épuisées; que, d'un autre côté, la ville était inexpugnable, que les assiégés se trouvaient dans l'abondance de toutes choses, qu'ils avaient les moyens de réparer sans cesse leurs forces, tandis que les nôtres déclinaient visiblement, et qu'en conséquence il fallait se retirer. D'autres, plus raisonnables, voulaient au contraire que l'on persévérât dans l'entreprise, disant qu'on devait espérer dans la miséricorde du Seigneur, qui n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui avec une pieuse assurance, et déclarant que c'est peu d'avoir bien commencé une affaire si on ne l'amène à une heureuse fin. Ils disaient en outre que l'on avait employé déjà beaucoup de temps et fait des dépenses considérables, mais que ce n'avait été que dans l'espoir de recueillir des fruits avec abondance; que si le Seigneur retardait ce moment , il ne semblait pas que ce fût pour l'éloigner à jamais ; que beaucoup des nôtres avaient succombé, mais qu'on gardait l'espoir qu'ils obtiendraient une heureuse résurrection, puisqu'il a été promis aux fidèles que « la tristesse se changera en joie [17] ; » puisqu'il a été dit : « Quiconque demande reçoit [18] ». Tels étaient les motifs, et d'autres semblables, que présentaient, pour s'opposer à la retraite, tous ceux qui, en hommes forts, cherchaient à obtenir que notre armée persévérât dans son entreprise. Presque tous les princes laïques soutenaient la première de ces opinions, et le seigneur Roi, fatigué de tant d'événements fâcheux, semblait aussi pencher vers cet avis. Dans le parti contraire étaient le seigneur patriarche, le seigneur archevêque de Tyr, tout le clergé, ainsi que le seigneur Raimond, maître de l'Hôpital, et ses frères. Au milieu de cette discussion, et tandis que chacun de son côté alléguait des motifs divers, la clémence divine intervint pour faire adopter l'opinion du seigneur patriarche, qui s'appuyait sur des considérations plus fortes, et tendait à faire prévaloir la détermination la plus honorable. Tous résolurent enfin , d'un commun accord, de recourir au Seigneur, d'implorer les secours du ciel, et de persévérer dans leur entreprise jusqu'à ce que le Tout-Puissant daignât les visiter et laisser tomber sur eux un regard de clémence. Tous aussitôt saisissent de nouveau les armes ; les trompettes résonnent , les clairons et les hérauts appellent le peuple entier au combat. Empressés de venger la mort de leurs frères, animés d'une ardeur plus qu'ordinaire, les Chrétiens se rassemblent sous les murs de la ville, et provoquent leurs ennemis avec acharnement. Il semblait que nos troupes n'eussent éprouvé jusqu'à ce jour aucun échec, ou qu'elles fussent remplies d'une force toute nouvelle : dans leur fureur d'extermination elles s'élançaient sur les ennemis , et livraient des assauts plus violents que tous ceux qui les avaient précédés. Les assiégés eux-mêmes les admiraient, et ne pouvaient assez s'étonner dé cette vigueur indomptable, de cette persévérance à renouveler sans cesse les attaques : de leur côté, ils faisaient aussi les plus grands efforts pour résister, mais c'était en vain ; ils ne pouvaient soutenir le choc des assaillants, ni échapper à leurs glaives. On combattit toute cette journée avec des forces fort inégales , et cependant sur tous les points, nos troupes, tant chevaliers que fantassins, triomphèrent de leurs adversaires, et remportèrent partout la victoire. Les ennemis perdirent beaucoup de monde, et expièrent chèrement les maux qu'ils nous avaient faits l'avant-veille. Il n'y avait pas dans la ville une seule famille qui fût exempte de deuil, et n'eût à déplorer quelque malheur particulier. La confusion régnait partout, et les dangers passés semblaient légers, comparés aux dangers présents. Depuis le premier jour du siège ils n'avaient pas encore éprouvé d'aussi grands malheurs, ni fait des pertes aussi considérables. Toute la force de leur milice était anéantie, les chefs avaient péri ; plus de conseil, plus de courage, plus d'espoir de résister avec succès. Aussi, après avoir délibéré en public, les Ascalonites envoyèrent quelques-uns des principaux du peuple pour porter des paroles de paix, et demander une trêve au seigneur Roi, afin de pouvoir rendre les morts, et recevoir aussi les leurs, et pour que les deux peuples eussent la faculté, chacun selon leurs coutumes, de les faire ensevelir, ainsi qu'on le devait, et de leur rendre les derniers honneurs. Cette proposition fut acceptée, et les corps ayant été échangés, tous furent ensevelis avec les solennités d'usage. |
CAPUT XXIX. Ascalonitae desperant, et de communi consilio ad deditionem inclinantur. Ascalonitis vero, postquam praesentem suorum stragem conspexerunt, et manum magnam, quam exercuerat in eos Dominus, renovatus est dolor, anxiatus spiritus, et prae doloris immanitate, eorum interius liquefactae sunt animae. Et ut nihil eis ad cumulum deesset malorum, accidit eadem die ut quadraginta fortibus ex eis, trabem ingentis magnitudinis, ad locum ubi necessaria videbatur, deferentibus, lapis ingens de nostra emissus jaculatoria machina, casu super trabem decideret, et quotquot oneri suberant deportando, omnes simul cum ea trabe contereret. His ergo pressi molestiarum ponderibus, et in amaritudine positi, eos qui residui erant ex Patribus, plebs convocat cum lacrymis et gemitu in unum collecta, ita ut nec matres deessent, parvulos tenentes ad ubera, nec senes valetudinarii, quibus vix supremus in praecordiis haerebat spiritus. Ubi per disertos et prudentes viros de communi omnium consilio habitus est ad populum universum hujusmodi sermo: Viri Ascalonitae, qui habitatis intra portas istas, nostis, et nemo vobis melius, quam periculosam et difficilem cum populo isto ferreo, et in proposito nimium pertinaci, jam per annos quinquaginta luctam habuimus: experimentis quoque compertum habetis, quoties in acie patres nostros fuderint; et quoties loco parentum filii contra eos bella reparaverint recidiva, injurias propulsare, et locum hunc, unde originem traximus, cum uxoribus et liberis, et quod majus est, libertatem conservare cupientes. Quinquagesimus quartus hodie agitur annus, ex quo populus iste nobis tam molestus, ab extremis Occidentis partibus ad nos ascendens, a Tarso Ciliciae usque in Aegyptum universam regionem manu forti violenter occupavit; sola haec civitas decessorum nostrorum meritis et virtute, in medio tantorum usque in praesentem diem indeficiens subsistit adversariorum; quae tamen hactenus passa est, respectu imminentium, minima aut nulla judicari possunt. Et nunc quidem resistendi animus nobis in nullo remissior est; sed attritus exercitus, consumptae copiae, laboris pondus intolerabile, hostium pervigil et nimium pertinax multitudo, continuae tam animorum quam corporum molestiae vires negant, et protrahendi negotium invident facultatem. Unde Patribus videtur, si et vobis ita visum fuerit, instanti tempore et praesentibus miseriis expedire, ut missis nuntiis pro universo populo ad potentem istum regem, qui nos obsidet, tentemus exitum liberum cum uxoribus et liberis, servis et ancillis, et omnimoda supellectile, conditionibus interpositis impetrare; et ei, quod gementes dicimus, urbem resignare, ut tantis malis finem imponamus. |
CHAPITRE XXIX. Mais lorsque les Ascalonites eurent reconnu combien leurs pertes étaient grandes, et comment le Seigneur avait étendu sur eux sa puissante main, leur affliction se renouvela ; ils éprouvèrent une profonde anxiété et une immense douleur, et leurs cœurs furent glacés d'effroi. Pour mettre le comble à leurs maux, ce même jour encore, tandis que quarante de leurs hommes les plus vigoureux transportaient une poutre d'une énorme grandeur vers un lieu où elle était nécessaire, un bloc immense lancé d'une de nos machines tomba par hasard sur cette poutre, et l'écrasa, en même temps que tous ceux qui la soutenaient pour la transporter. Accablée sous le poids de tant de maux, et le cœur rempli d'amertume, la populace se rassembla enfin tout entière, versant des larmes, poussant des gémissements; et elle appela ceux des principaux citoyens qui vivaient encore. On voyait dans cette réunion jusqu'aux mères qui portaient dans leurs bras des enfants à la mamelle , et jusqu'aux vieillards infirmes qui conservaient à peine le dernier souffle de la vie. Là, du consentement de tous les assistants, des hommes sages et habiles à manier la parole adressèrent au peuple le discours suivant : « Hommes d'Ascalon, qui habitez dans l'intérieur des portes de cette ville, vous savez, et nul ne sait mieux que vous, quelle lutte difficile et périlleuse nous avons soutenue depuis cinquante ans contre ce peuple de fer, trop obstiné à la poursuite de ses projets. Vous savez par de longues épreuves combien de fois il a dissipé dans les combats les bataillons de nos pères, combien de fois les fils, prenant la place de leurs pères, ont recommencé la guerre contre lui, pour repousser ses insultes, pour défendre le lieu où nous avons pris naissance, pour conserver nos femmes, nos enfants, et, ce qui est bien plus encore, notre liberté. Nous sommes aujourd'hui dans la cinquante-quatrième année depuis que ce peuple importun est accouru en foule vers nous des extrémités de l'Occident, et s'est emparé de vive force de toute la contrée, depuis Tarse de Cilicie jusqu'à l'Égypte. Cette ville seule, par les mérites et par la bravoure de nos prédécesseurs, a résisté et s'est maintenue jusqu'à ce jour intacte au milieu de si puissants adversaires ; mais tout ce qu'elle a souffert jusqu'à ce jour n'est presque rien, ou même rien du tout, comparé avec ce qui la menace. Maintenant encore nul de nous n'a senti diminuer en lui le courage de la résistance ; mais l'armée est détruite, les provisions sont épuisées, et les fatigues intolérables de la guerre, l'acharnement de cette multitude ennemie, toujours vigilante et toujours obstinée, les souffrances de l'âme et du corps nous enlèvent toutes nos forces et nous mettent hors d'état de prolonger notre défense. C'est pourquoi les principaux citoyens jugent convenable, si toutefois vous êtes aussi d'avis que le temps presse et qu'il importe de mettre un terme à nos misères, d'envoyer, au nom de tout le peuple, des députés auprès de ce roi puissant qui nous assiège, pour tenter d'en obtenir la faculté de sortir librement avec nos femmes et nos enfants, nos serviteurs et nos servantes, et tout notre bagage, et pour nous soumettre., à ces conditions (nous le disons en pleurant), à livrer notre in ville, comme un moyen de finir tous nos malheurs. »
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CAPUT XXX. Missis de majoribus civitatis, apud regem, obtinent liberum cum uxoribus et liberis et omni substantia exitum, et urbem resignant. Visus autem sermo hic in oculis omnium bonus, et cum magnis et consonis clamoribus, sicut in hujusmodi fieri solet, esse approbatus, electi sunt de omni populo viri prudentes et discreti, reverendae senectutis argumenta portantes, qui praeordinatas ad dominum regem et principes ejus deferant conditiones; quibus extra portam egressis, sumptis prius induciis et accedendi licentia, dominum regem adeunt. Factaque eis universorum principum (sicut expetierant) copia, verbum proponunt, placitas exponentes ex ordine conditiones. Quibus jussis ad tempus egredi rex, cum principibus habito consilio, quid singulis videatur diligenter exigit; illi autem prae gaudio erumpentes in lacrymas, oculos cum manibus tollentes ad sidera, uberes Creatori referunt gratias, quod indignis tantam dignatus est conferre sui muneris largitatem. Revocatis igitur nuntiis, datum est illis de communi responsum: Placere conditiones interpositas, si tamen infra triduum subsequens, universam expedirent civitatem. Quod illi approbantes, ut robur pactis magis accedat, juramenta sibi exigunt praestari; quibus per manum domini regis et electorum principum corporaliter, et cum solemnitate praestitis, quod bona fide, sine dolo malo factorum tenor praedictorum conservetur; datis prius obsidibus eis, quos nominatim rex expetierat, ad propria laeti sunt reversi, secum deducentes quosdam de nostris milites, qui vexilla regis super eminentiores civitatis turres in signum victoriae collocarent. Postquam autem exercitus noster cum summo desiderio id exspectans, vexilla regia in turribus sublimioribus conspexit, factus est exsultantis populi clamor ingens cum lacrymis, usque ad sidera voce consona laudantium et dicentium: Benedictus Deus patrum nostrorum, qui non deserit sperantes in se; et benedictum nomen majestatis ejus, quod est sanctum, quia vidimus mirabilia hodie. Factum est autem ut, cum per totum triduum continuum ex compacto haberent inducias, nostrorum formidantes praesentiam, infra biduum compositis sarcinis, cum uxoribus et liberis, servis et ancillis, et supellectile omnimoda accincti ad iter, egressi sunt. Quibus dominus rex duces itineris concedens, usque Laris, civitatem antiquam, sitam in solitudine, juxta pactorum tenorem, dimisit [eos] in pace. Dominus autem rex, dominus quoque patriarcha, cum caeteris regni principibus et Ecclesiarum praelatis, una cum universo clero et populo, praevio ligno Dominicae crucis, cum hymnis et canticis spiritualibus urbem ingressi, in praecipuo eorum et eximii decoris oratorio, quod postmodum in honorem apostoli Pauli consecratum est, crucem Dominicam intulerunt. Ubi celebratis solemniter divinis, post gratiarum actiones, in hospitia sibi deputata se recipientes, laetum et saeculis memorabilem egerunt diem. Intra paucos autem dies, dominus patriarcha ordinans Ecclesiam, certum numerum Canonicorum ibi, et eis certa dispendia (quae praebendas vocant) instituit; episcopum quoque quemdam Absalonem, Ecclesiae Dominici Sepulcri canonicum regularem, reclamante multum, et id fieri interdicente Geraldo Bethlehemita episcopo, ordinavit. Postmodum vero per appellationem causa ad Romani pontificis audientiam delata, obtinuit praedictus Bethlehemita episcopus, eo excluso quem dominus patriarcha ibi consecraverat, Ascalonitanam Ecclesiam, cum possessionibus suis, sibi et Ecclesiae Bethlehemiticae jure perpetuo possidendam. Rex autem, tam in urbe quam in suburbanis, matris consilio, benemeritis, et quibusdam etiam pretii interventu, possessionibus et agris in funiculo distributis, civitatem fratri suo adolescenti, domino Amalrico, Joppensi comiti, liberaliter concessit. Capta est ergo praedicta civitas, anno ab Incarnatione Domini 1154; regni vero domini Balduini regis quarti, anno decimo, mense Augusto, die mensis duodecima. Accidit autem miseris Ascalonitis proficiscentibus et descendentibus in Aegyptum casus miserabilis. Nam discedentibus ab eis regis hominibus, qui dati erant euntibus duces itineris, et ut nemo eos molestaret, ad tutelam, Nocquinus quidam, Turcus genere, armis strenuus, sed perversus moribus et infidelis, qui apud eos laborum particeps, stipendia merens, diu militaverat, fingens se profectionis eorum et descensionis in Aegyptum consortem, ubi videt eos ducibus destitutos, spreta fide, humanitate contempta, irruit super eos; et ablatis spoliis discedens, errabundos dimisit in solitudine. |
CHAPITRE XXX.
Ce discours parut sage à tous ceux qui l'entendirent, et tous en même temps témoignèrent leur approbation en poussant de grands cris, comme il est d'usage en de pareilles assemblées. On choisit aussitôt dans le peuple des hommes sages et prudents, qui portaient sur leur personne les marques d'une respectable vieillesse ; ils furent chargés d'aller trouver le seigneur Roi et ses princes, et de leur offrir les propositions qu'on venait d'arrêter : ils sortirent par la porte de la ville, et ayant obtenu une trêve et la permission de s'avancer, ils se rendirent auprès du Roi. On convoqua sur-le-champ, suivant le désir qu'ils en témoignèrent, l'assemblée de tous les princes ; les députés obtinrent la parole, et exposèrent avec ordre les conditions qu'ils venaient offrir. Ils reçurent ensuite l'ordre de se retirer pour un moment; le Roi tint conseil avec les princes, et demanda soigneusement à chacun d'eux ce qu'il pensait des propositions ; tous alors répandant des larmes de joie, élevant les yeux et les mains vers le ciel, rendirent mille actions de grâces au Créateur, qui daignait, quelque indignes qu'ils en fussent, leur prodiguer le trésor de ses largesses. On rappela les députés, et ils récurent cette réponse, arrêtée d'un commun accord, « qu'on agréait les conditions pro« posées, pourvu que, dans l'espace des trois jours « suivants, les habitants eussent évacué la ville. » Ils consentirent à cette résolution, et demandèrent, afin de donner plus de force au traité, qu'il fût confirmé par serment. Ce serment fut solennellement prêté par le Roi en présentant la main, et par quelques-uns de ses princes, élus à cet effet, en s'engageant par corps à faire observer les conventions dans toute leur teneur, de bonne foi et sans fraude; les députés livrèrent d'abord pour otages ceux-là même que le Roi désigna nominativement, et s'en retournèrent ensuite chez eux remplis de joie, emmenant à leur suite quelques-uns de nos chevaliers, qui récurent ordre de planter les bannières royales sur les tours les plus élevées de la ville, en signe de notre victoire. Notre armée attendait cet événement avec la plus vive impatience : aussitôt qu'ils aperçurent l'étendard royal flottant sur les plus hautes tours, les Chrétiens, se livrant à leurs transports, poussèrent jusqu'au ciel des cris de joie, pleurant, louant le Seigneur à haute voix, et disant : « Béni soit le Seigneur de nos pères, qui n'abandonne point ceux qui espèrent en lui, et béni soit le nom de Sa Majesté, parce qu'il est saint, et parce que nous avons vu aujourd'hui des choses admirables ! » Les assiégés avaient, en vertu des conventions, obtenu une trêve de trois jours ; mais comme ils redoutaient le voisinage des Chrétiens, dans l'espace de deux jours ils rassemblèrent tous leurs bagages, et sortirent de la ville avec leurs femmes et leurs enfants, leurs serviteurs et leurs servantes, et tous leurs objets mobiliers. Le seigneur Roi leur donna des guides pour les conduire jusqu'à Laris,. ville très-antique située dans le désert, et les renvoya en paix, selon les conventions stipulées dans le traité. Le Roi, le seigneur patriarche, les autres princes du royaume et les prélats des églises étant ensuite entrés dans la ville, marchant avec tout le clergé et le peuple, et précédés du bois de la croix du Seigneur, se rendirent d'abord au principal oratoire, édifice d'une grande beauté, qui fut dans la suite consacré en l'honneur de l'apôtre Paul, et y déposèrent la croix du Seigneur. On célébra l'office divin; et, après ces actions de grâces, chacun se rendit dans la maison qui lui était destinée, et fêta cette journée de bonheur, à jamais mémorable. Peu de jours après, le seigneur patriarche organisa l'église , et y institua un certain nombre de chanoines, auxquels il assigna un traitement fixe, appelé prébende ; puis il donna l'ordination d'évêque à un ecclésiastique nommé Absalon, chanoine régulier de l'église du Saint - Sépulcre, malgré les réclamations et l'opposition formelle de Gérald, évêque de Bethléem. Dans la suite, cette cause ayant été portée par appel à l'audience du pontife romain, cet évêque obtint l'exclusion du prélat que le seigneur patriarche avait déjà consacré, et la réunion à perpétuité de cette église et de toutes ses possessions à l'église de Bethléem. Par suite des conseils de sa mère, le Roi distribua des propriétés et des terres, soit de la ville, soit des campagnes environnantes, à ceux qui avaient bien mérité, et en concéda d'autres à prix d'argent ; puis il donna généralement toute la ville à son jeune frère, le seigneur Amaury, comte de Joppé. Ascalon fut prise l'an de l'incarnation 1154, le 12 du mois d'août [19], et la dixième année du règne de Baudouin, quatrième roi de Jérusalem. Les malheureux Ascalonites éprouvèrent une nouvelle infortune pendant leur voyage, et en se rendant en Égypte. Les guides que le Roi leur avait donnés pour les accompagner dans leur marche, et pour les défendre de toute vexation, les ayant quittés, un certain Nocquin, Turc de nation, vaillant à la guerre, mais homme pervers et sans foi, qui avait partagé tous les travaux des Ascalonites, en combattant longtemps avec eux et à leur solde, avait feint de vouloir s'associer à leur sort et descendre avec eux en Égypte; mais, lorsqu'il les vit dénués de guides, oubliant ses serments et méconnaissant toutes les lois de l'humanité, il se précipita sur eux, leur enleva de riches dépouilles, et partit, les laissant errer à l'aventure au milieu des déserts.
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(01) Isaïe , chap. 7, v. 8. (02) Psaum. 65, v. 4. (03) Job, chap. 30, v. 81. (04) Le 15 février 1152. (05) Frédéric I, dit Barberousse, élu empereur de Germanie et roi des Romains, le 15 mars 1152. (06) En 1152. (07) En 1154. (08) Constance, fille d'Alphonse VIII, roi de Caslille ; en 1154. (09) En 1149, selon l'Art de vérifier les dates. (10) Joël, chap. i, v. 4. (11) Bernard de Tramelai, ou Dramelai, grand-maître des Templiers de 1149 à 1153. (12) Raimond du Puy, grand-maître des Hospitaliers de 1121 à 1160. (13) Dhafer-Bamrillah, neuvième calife fatimite d'Egypte , qui régna de l'an 1150 à l'an 1155. (14) Anar. (15) Le sultan de Damas, Modjir-Eddyn-Abek.. (16) Prov. chap. 16, v. 19 (17) Év, sel. S. Jeau, ch. 16, v. 20. (18) Év. sel. S. Math., ch. 7, v. 8. (19) Le 19 août 1153.
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