Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME IV (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie V - partie VI - TOME V)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

      

TOME IV

 

COMBAT D'ISFENDIAR CONTRE RUSTEM.

COMMENCEMENT DU RECIT.

J'ai entendu du rossignol une histoire qu'il récitait d'après d'anciennes traditions ; la voici : Lorsque Isfendiar revint du palais du roi, ivre et mécontent, sa mère Kitaboun, la fille du Kaisar, le serra dans ses bras dans la nuit sombre ; lorsqu'il se réveilla, encore dans la nuit, il demanda une coupe de vin et se mit à parler. Il dit à sa mère : Le roi agit mal envers moi ; il m'avait promis quand j'aurais, à force de bravoure, puni Ardjasp pour la mort de Lohrasp, quand j'aurais délivré de la captivité mes sœurs et rendu illustre mon nom dans le monde, quand j'aurais exterminé sur la terre toute la race des méchants, quand j'aurais rajeuni le monde par mes efforts et mes arrangements, qu'alors l'empire et l'armée seraient à moi, à moi le trône, le trésor et le diadème. Maintenant, aussitôt que la rotation de la sphère aura amené le soleil et que le roi sera réveillé de son sommeil, je lui rappellerai les paroles qu'il m'a dites, il n'osera pas renier devant moi ce qui est vrai. S'il donne un signe d'hésitation, je jure par Dieu, qui a créé le ciel, que je poserai sur ma tête la couronne, et que je distribuerai aux Iraniens tout l'empire ; je te ferai reine d'Iran ; et, par ma force et mon courage, je ferai des exploits de lion.

Ces paroles affligèrent sa mère, et sa robe de soie se convertit en épines sur son corps, car elle savait que le roi illustre ne céderait jamais la couronne, le trône et le diadème. Elle dit : O mon fils éprouvé par les peines ! que désire dans le monde le cœur d'un grand, si ce n'est des trésors, le pouvoir, le droit de donner son avis, et le commandement de l'armée ? or tu les possèdes ; ne demande pas davantage. Ton père porte sur sa tête une couronne, mais toute l'armée et tout l'empire sont à toi, et aussitôt qu'il meurt, sa couronne et son trône t'appartiennent ; son pouvoir, sa dignité et la faveur du sort passent à toi. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un vaillant lion debout devant son père, ceint pour le servir ? Isfendiar répondit à sa mère : Il a eu raison, ce roi qui a dit : Ne confie jamais un secret à une femme ; si tu le fais, tu retrouveras tes paroles dans la rue ; ne fais jamais rien selon l'ordre d'une femme, car tu n'en trouveras jamais une qui sache donner un avis. La rougeur de la honte couvrit le visage de Kitaboun, et elle se repentit d'avoir parlé.

Isfendiar ne parut plus devant le roi ; il resta chez lui, s'amusant et buvant du vin ; pendant deux jours et deux nuits il but du vin pur, et calma son cœur par la présence de femmes au visage de lune. Le troisième jour, le roi fut averti que son fils convoitait la possession du trône, que son cœur était obsédé de soucis, et que le trône et la couronne des Keïanides étaient son unique désir. Le roi appela sur-le-champ Djamasp et les astrologues de Lohrasp, qui arrivèrent portant dans leurs bras leurs tables astronomiques. Le roi leur fit des questions sur Isfendiar, si ses jours seraient longs, s'il mènerait une vie vertueuse, tranquille et douce, s'il placerait sur sa tête la couronne impériale, et si le diadème des rois lui resterait longtemps.

Quand Djamasp, le sage de l'Iran, entendit ces paroles, il consulta ses vieilles tables astronomiques ; ses yeux se remplirent de larmes de douleur, et ce qu'il apprit lui fit froncer les sourcils. Il s'écria : Maudit soit ce jour et maudite mon étoile, et mon savoir accable de malheur ma tête ! Plût à Dieu que le sort m'eût livré aux griffes des lion avant le noble Zerir, et que je ne l'eusse pas vu renversé dans la bataille et couvert de poussière et de sang, ou que mon propre père m'eût tué, et que Djamasp eût ainsi échappé à sa mauvaise fortune ! Un homme comme Isfendiar, devant lequel le cœur des lions se fend quand il les attaque, qui a purifié la terre rentière de nos ennemis, qui, dans le combat, ne connaît ni crainte ni faiblesse, qui a fait que le monde n'a plus à redouter les méchants, qui a coupé en deux le corps du dragon, hélas ! nous devons porter son deuil, nous serons abreuvés de malheur et d'amertume par son sort.

Le roi lui dit : O toi que j'aime, dis ce que tu as à dire et ne te détourne pas de la voie de la sagesse. Si Isfendiar doit finir comme le Sipehbed Zerir, ma vie ne serait dorénavant que misère. Hâte-toi de parler et dis-moi tout, car ta science m'inonde d'amertume. Qui dans le monde a dans ses mains le sort de mon fils, pour que je doive pleurer sur une si grande perte ? Djamasp répondit : O roi ! moi aussi je serai accablé par les malheurs du sort. C'est dans, le Zaboulistan que la mort frappera Isfendiar par la main du héros fils du Destan.

Le roi dit à Djamasp : Ne traite pas avec indifférence ce qui arrive aujourd'hui. Si je lui donnais le trône impérial, les trésors et la couronne de la royauté, alors il n'irait pas dans le Zaboulistan, et personne ne le verrait dans le pays de Kaboul ; il pourrait braver les chances du sort, et sa bonne étoile l'emporterait. L'astronome répondit : Qui peut sortir de la sphère qui tourne ? Quel est celui qui peut échapper par la bravoure ou par la science au dragon aux griffes aiguës qui est au-dessus de nous ? Ce qui doit arriver arrivera infailliblement, et le sage ne cherche pas à en découvrir le moment. Isfendiar périra par la main d'un homme puissant, quand même le Serosch dormirait au pied de son trône. Ce malheur remplit le roi de soucis ; son esprit s'égara dans ses pensées, comme dans une forêt sans issue ; et les mauvaises pensées et la force du sort lui enseignèrent le mal.

ISFENDIAR DEMANDE LE TRÔNE À SON PÈRE.

Lorsque la nuit fut passée et que l'aurore eut rassemblé les rênes de ses chevaux et montré ses rayons brillants, le roi s'assit sur son trône d'or, et Isfendiar se présenta devant lui : il se présenta humblement, plein de soucis et tenant les mains sous les aisselles. Il se forma devant le roi une assemblée d'hommes de guerre, composée des grands et des héros ; tous les Mobeds parurent devant lui et formèrent une ligne, et les Sipehbeds se placèrent par rangs ; alors Isfendiar, le héros au corps puissant, se mit à parler, poussé par ses soucis, et lui dit : O roi ! puisses-tu vivre éternellement ! C'est en toi que la majesté divine brille sur la terre ; c'est toi qui as fait connaître la justice et la clémence, qui as orné le trône et la couronne. Nous tous sommes devant toi comme des esclaves ; tous nous ne marchons que selon ta volonté. Tu sais qu'Ardjasp arrivait avec les cavaliers de la Chine pour détruire notre religion, et que moi, ayant fait des vœux sacrés, j'avais juré solennellement que je fendrais en deux avec épée quiconque attaquerait notre foi, quiconque détournerait son cœur vers les adorateurs des idoles, et que je ne craindrais rien et ne tremblerais devant personne. Ensuite, quand Ardjasp est arrivé pour nous combattre, je n'ai pas cessé de lutter contre les lions et les léopards ; j'ai fait du champ de bataille un champ de mort, je n'ai pas laissé un cavalier assis sur son cheval. Et pourtant tu m'as traité avec mépris, sur les paroles de Gurezm ; au jour de la fête, quand tu as demandé ta coupe royale, tu m'as fait charger de liens pesants et de chaînes rivées par les forgerons, tu m'as envoyé dans le château de Gunbedan, et, par un excès de dédain, tu m'as livré à la garde d'étrangers ; tu es parti pour le Zaboulistan en abandonnant Balkh ; tu as cru que les fêtes avaient remplacé la guerre ; tu n'as pas vu l'épée d'Ardjasp, tu as laissé renverser dans son sang le vieux Lohrasp.

Lorsque Djamasp est venu à Gunbedan, il m'a trouvé enchaîné, et le corps blessé par mes liens ; il m'a promis la royauté et le trône et a fait tous ses efforts pour me persuader de les accepter. Je lui ai répondu qu'au jour du jugement je montrerais à Dieu ces liens pesants, ces chaînes et ces clous des forgerons, que je me plaindrais au Créateur de l'homme qui m'avait calomnié. Il m'a demandé si le sang versé de tant de chefs portant haut la tête et armés de lourdes massues, si mon noble frère Ferschidwerd, blessé et gisant sur le champ de bataille, si tant d'hommes percés de flèches dans le combat, si mes sœurs emmenées captives, si le roi en fuite devant les Turcs et se repentant de m'avoir jeté dans les fers, si tant de malheurs, de peines, d'angoisses et d'outrages ne me frappaient pas le cœur ? Il m'a dit beaucoup de choses semblables, et ses paroles étaient pleines de souci et de douleur. Alors j'ai brisé mon collier et mes chaînes, je suis accouru auprès du roi du peuple, et j'ai tué des ennemis sans nombre. Je ne dirai pas devant le roi un mot qui ne soit vrai ; mais si je voulais lui raconter tout ce qui s'est passé dans les sept stations, mon récit n'aurait pas de fin ; j’ai tranché la tête à Ardjasp, j'ai relevé la gloire de Guschtasp, j'ai amené dans ce palais les femmes et les filles des princes du Touran, j’y ai apporté leurs trésors, leurs trônes et leurs couronnes. Toutes ces richesses, tu les as placées dans ton trésor ; mais moi, j'ai fait l'avance de mon sang et n'ai eu pour récompense que mes fatigues. Tes promesses, tes serments et tes engagements ont rendu mon cœur plus ardent à exécuter tes ordres ; tu m'avais dit que, si tu me revoyais, tu me chérirais plus que la vie, que tu me donnerais le diadème et le trône d'ivoire, parce que ma bravoure me rendait digne de la couronne. Je rougis devant les grands quand ils me demandent où sont mon trésor et mon armée. Quel prétexte as-tu pour me manquer de parole ? Où en suis-je ? Dans quel but me suis-je donné tant de peines ?

RÉPONSE DE GUSCHTASP.

Le roi répondit à son fils : Quiconque s'écarte de la droiture s'égare de la vraie route. Tu as fait plus que tu ne dis ; puisse le Créateur du monde être ton soutien ! Je ne vois plus d'ennemi dans le monde, ni au grand jour ni en secret, car quiconque entend ton nom ne se met-il pas à trembler ? Que dis-je, trembler ! c'est plutôt mourir de frayeur. Je ne connais personne dans le monde qui soit ton égal, si ce n'est Rustem l'insensé, le fils de Zal, à qui de tout temps a appartenu le Zaboulistan, Bost, Ghaznin et le Kaboul. Sa bravoure l'élève au-dessus du ciel, et il ne se reconnaît le sujet de personne. Il se tenait devant Kaous le Keïanide comme un esclave ; il a vécu par la grâce de Keï Khosrou ; mais il parle de la royauté de Guschtasp en disant que la couronne de Guschtasp est nouvelle et la sienne ancienne. Il n'y a personne dans le monde qui puisse te résister, ni parmi les Roumains, ni parmi les Touraniens, ni parmi les nobles Perses. Pars donc pour le Séistan, et emploies-y la ruse, la force et les stratagèmes ; tire ton épée, brandis ta massue, amène prisonnier Rustem, fils de Zal, avec Zewareh et Faramourz, et ne permets à aucun d'eux de monter à cheval. Je jure par le Maître du monde, le distributeur de la justice, de qui vient toute force, qui a allumé les astres, la lune et le soleil, que, quand tu auras accompli tout cela, je ne te disputerai plus rien, que je te donnerai le trésor, le trône et l'armée, que je te placerai sur le trône la couronne sur ta tête.

Isfendiar répondit : O vaillant et illustre roi ! tu t'écartes de la coutume des anciens, toi qui devrais garder de la mesure dans te paroles. Fais la guerre au roi de la Chine, détruis son pays et Khallakh, mais pourquoi en veux-tu à un vieillard que Kaous déjà a appelé le vainqueur des lions, qui, depuis Minoutchehr et Keïkobad, a protégé tout le pays d'Iran, que l'on appelle le maître de Raksch, le conquérant du monde, le vainqueur des lions, le distributeur des couronnes ? Ce n'est pas un jeune ambitieux, c'est un homme puissant, qui a eu un traité avec Keï Khosrou. Or, si les traités des rois ne doivent pas être observés, il était inutile qu'il te demandât une investiture.

Le roi répondit à Isfendiar : O prince au cœur de lion, plein de valeur ! Quand un homme oublie la foi qu'il doit à Dieu, la foi qui lui est due devient du vent. Tu sais sans doute que le roi Kaous s'est égaré de la vraie voie par l'instigation d'Iblis, qu'il est monté au ciel porté par des aigles et qu'il est tombé misérablement dans l'eau à Sari ; ensuite qu'il a amené du Hamaveran une fille de Div, à laquelle il a livré l'appartement des femmes des trois, et que cette femme, par ses persécutions, a détruit Siawusch et fait périr toute cette famille, Quand un homme oublie son devoir envers Dieu, il faut se garder de passer devant sa porte. Prends donc la route du Séistan, accompagné d'une armée, si tu désires le trône et la couronne, et quand tu seras arrivé, lie les mains à Rustem et amène-le en tenant suspendu à ton bras le lacet qui l’enchérit ; empêche Zewareh, Faramourz et Destan fils de Sam de te tendre un piège ; amène-les à pied à ma cour, ô prince illustre ! et alors personne ne se révoltera plus contre nous, si puissant et si riche qu'il soit.

Le Sipehbed Isfendiar fronça les sourcils et dit au roi du monde : Ne t'écarte pas de la loi. Il ne s'agit pas pour toi de Destan et de Rustem, tu ne cherches qu'un moyen de te débarrasser d'Isfendiar. Tu ne peux te résoudre à m'abandonner le trône royal, et tu désires que je quitte le monde. Que la couronne et le trône des rois te restent, il y a bien des coins dans le monde qui me suffiraient ; mais je ne suis qu'un de tes esclaves, et je me soumets à tes ordres et à ta volonté. Son père lui répondit : N'agis pas imprudemment ; mais si tu veux acquérir du pouvoir, n'agis pas timidement. Choisis dans l'armée des cavaliers nombreux, des hommes qui ont de l'expérience et sont propres au combat. Mes armes et mes troupes sont entièrement à toi, et c'est à l'âme de tes ennemis à trembler. A quoi me serviraient sans toi des trésors et des armées, le trône de la royauté et la couronne d'or ? Isfendiar répondit : Je n'ai point besoin de troupes, car, quand le moment de la mort est arrivé, le plus puissant roi ne peut le retarder avec une armée. Il quitta la présence du roi et se retira, tout enflammé des paroles de son père et du désir d'acquérir la couronne ; il rentra dans son palais, déchiré de sentiments contradictoires, la bouche pleine de belles paroles, le cœur plein de soucis.

KITABOUN DONNE DES CONSEILS À ISFENDIAR.

Quand Kitaboun sut ce qui s'était passé, elle se rendit auprès de son fils, le cœur plein de colère, les yeux pleins de larmes, et dit au noble Isfendiar : O héritier des héros ! j'ai appris de Bahman que tu veux quitter le jardin de roses pour aller dans le Zaboulistan, et mettre dans les fers Rustem, le fils de Zal, le maître de l'épée et de la massue. Écoute le conseil de ta mère : ne te jette pas étourdiment dans le malheur, et n'essaye pas de faire le mal. Rustem est un cavalier puissant comme un éléphant, qui méprise dans le combat la force du courant du Nil, qui déchire les reins du Div blanc, et devant l'épée duquel le soleil se détourne de sa route ; il a tué le roi du Hamaveran, et personne n'a jamais osé lui parler rudement ; en vengeant le meurtre de Siawusch par Afrasiab, il a rendu la terre comme une mer de sang. Ne livre pas ta tête au vent par le désir d'une couronne, car les rois ne naissent pas avec une couronne. Maudits soient ce diadème et ce trône ; maudits ces meurtres, ces luttes et ces rapines ! Ton père est devenu vieux et tu es jeune ; tu es puissant par la force de tes mains et par ta bravoure. Toute l'armée espère en toi ; n'appelle pas sur toi le malheur, dans un moment de colère. Il y a bien d'autres lieux dans le monde que le Séistan ; ne fais pas d'imprudence, n'agis pas follement. Ne me rends pas l'être le plus malheureux dans ce monde et dans l'autre ; écoute les paroles de ta mère pleine de tendresse.

Isfendiar, répondit : O ma tendre mère, rappelle-toi mes paroles ! Rustem est tel que tu le décris ; ton récit de ses hauts faits est aussi véridique que le Zendavesta. Cherche tant que tu voudras, tu ne trouveras personne dans l'Iran qui ait fait plus de bien que lui, et il n'est pas juste de le mettre dans les fers : ce sera une mauvaise action, qui siéra mal au roi. Mais, d'un autre côté, il ne faut pas me briser le cœur ; car, si tu me le brises, je l'arracherai de mon corps. Comment pourrais-je désobéir au roi, comment me résoudre à perdre un pareil trône. Si je dois périr dans le Zaboulistan, le ciel me forcera certainement d'y aller, quoi que je puisse faire ; mais si Rustem veut se conformer à mes ordres, jamais il m'entendra un mot froid sortir de ma bouche.

Des larmes de sang s'échappèrent des cils de sa mère ; elle s'arracha les cheveux et lui dit : O jeune et vaillant éléphant ! dans ton ardeur tu fais peu de cas de la vie. Tu ne suffiras pas pour vaincre Rustem ; ne pars donc pas sans une armée. Ne porte pas ta vie devant cet éléphant furieux, en t'exposant sans défense à ses coups. Si tu es déterminé à partir, c'est tout ce que désire Ahriman le malveillant ; mais au moins n'entraîne pas en enfer tes fils, car aucun homme de sens ne t'approuverait. Le héros avide de combats répondit à sa mère : J'aurais tort de ne pas emmener mes fils ; car si un jeune homme s'accoutume à rester en arrière, son âme devient basse et son esprit se ternit. J'ai besoin d'eux sur chaque champ de bataille, ô ma mère pleine de sagesse ; mais il ne me faut pas une armée nombreuse en dehors de ma famille, de mes alliés et de quelques grands.

ISFENDIAR CONDUIT UNE ARMEE DANS LE ZABOULISTAN.

Le lendemain matin, à l'heure où chante le coq, on entendit les timbales sous la porte du palais ; Isfendiar, fort comme un éléphant, monte à cheval et emmena son armée rapidement comme le vent. Il continua à marcher jusqu'à ce qu'il trouvât devant lui deux routes ; les éléphants et l'armée s'y arrêtèrent : une des routes conduisait à Gunbedan, l'autre à Kaboul. Le chameau qui ouvrait la marche se coucha ; tu aurais dit qu'il ne taisait qu'un avec ta terre ; le chamelier le frappa à la tête avec son bâton, et la caravane ne put avancer. Isfendiar dit : Ceci est de mauvais augure ; et il ordonna découper au chameau la tête et les pieds, pour que le malheur retombât sur le chameau et ne ternit pas la splendeur divine qui entoure les rois. Les hommes de guerre coupèrent la tête à l'animal, sur lequel retombait à l'instant son mauvais augure. Isfendiar devint soucieux à cause de cette aventure du chameau ; mais, ne voulant pas prendre au sérieux le mauvais présage, il dit : Celui qui est victorieux et dont le trône illumine le monde doit recevoir avec des lèvres souriantes le bien et le mal, qui tous les deux viennent de Dieu.

De là il se rendit sur les bords du Hirmend, encore tremblant et craignant un malheur. On établit l'enceinte de ses tentes selon la coutume, et les grands de l'armée choisirent la place de leur camp autour d'elle. Isfendiar fit mettre le rideau et poser son trône, et tous ceux que la fortune favorisait se réunirent devant son trône ; il fit apporter du vin et appeler des musiciens. Beschouten s'assit en face de lui, et les chants remplirent de joie le cœur du roi et délivrèrent de tout souci les âmes des nobles. Les joues des grands et du vaillant roi s'épanouirent comme des roses sous l'influence du vieux vin, et Isfendiar dit à ses compagnons : Je me suis écarté de la volonté du roi et me suis égaré de sa voie. Il m'a ordonné de m'occuper de l'affaire de Rustem, de ne pas me relâcher du devoir de l'enchaîner et de l'humilier. Je ne l'ai pas fait ; je n'ai pas suivi la voie de mon père, car cet homme au cœur de lion et toujours prêt au combat épargne beaucoup de peine aux grands et a maintenu le monde en ordre avec sa lourde massue ; tout le pays d'Iran ne vit que grâce à lui, depuis les rois jusqu'aux esclaves. Il me faut maintenant un envoyé sachant écrire, prudent, sage et attentif, un cavalier glorieux et gracieux, un homme que Rustem ne puisse tromper. Si Rustem voulait venir auprès de moi, il rendrait joyeuse mon âme sombre ; s'il voûtait me livrer paisiblement sa main enchaînée, il enchaînerait par sa sagesse le mal que je devrais lui faire ; car je ne lui veux que du bien, pourvu qu'il écarte tout mauvais vouloir envers moi. Beschouten lui dit : Tu es dans le vrai ; continue ainsi et fais-toi le conciliateur des braves.

ISFENDIAR ENVOIE BAHMAN AUPRES DE RUSTEM.

Isfendiar fit venir Bahman devant lui et lui paria longuement, disant : Monte sur ton destrier noir, pare-toi avec du brocart de Chine, place sur ta tête une couronne royale toute couverte de pierres fines dignes d'un Pehlewan, pour que tous ceux qui te voient te distinguent parmi les grands, sachent que tu es de race royale et invoquent sur toi les grâces du Créateur. Emmène avec toi cinq chevaux de main aux brides d'or, et dix Mobeds portant haut la tête et de grand renom ; continue ta route jusqu'au palais de Rustem, mais sans te fatiguer. Salue-le de ma part, sois bon pour lui, parle-lui en paroles choisies, sois d'une politesse parfaite, et dis-lui : Celui qui devient grand et puissant et s'élève au-dessus de tout danger de malheur doit rendre grâce à Dieu, qui de toute éternité connaît ce qui est bien. Si l'homme s'efforce de faire le bien et s'abstient de l'avidité et des mauvais désirs, Dieu augmente son pouvoir et ses trésors, et il sera heureux dans son séjour passager sur la terre ; s'il s'abstient de toute mauvaise action, il trouvera dans l'autre monde le paradis. Le sage sait que le bien et le mal passent sur nous, et qu'à la fin notre couche est la terre noire et notre âme s'envole auprès de Dieu, le très saint. Quiconque dans le monde sait ce qui est bien, se donne de la peine et se conforme à la volonté des rois ; on est récompensé selon ce qu'on a fait ; et l’on reçoit une réponse selon les paroles qu'on a prononcées.

Maintenant nous voulons prendre la mesure de tes actes, et il ne faut ni les exagérer ni les diminuer. Tu as vécu des années sans nombre, tu as vu bien des rois dans le monde, et si tu dévies du chemin de la raison, tu sais que cela n'est pas digne de toi, qui as reçu de mes ancêtres tant de pouvoir, de trésors, d'armées, de chevaux magnifiques, de trônes et de couronnes. Pendant tout le temps que Lohrasp a été le maître du monde, tu n'es pas allé à sa cour, et lorsqu'il a remis la couronne à Guschtasp, tu n'as plus fait attention à son trône. Tu ne lui as pas écrit une seule lettre, tu t'es affranchi de tous les devoirs d'un sujet. Tu ne t'es pas présenté à sa cour comme un serviteur ; tu ne donnes plus à personne le titre de roi. Mais depuis Houscheng, Djamschid et le vaillant Feridoun, qui a enlevé l'empire à la race de Zohak, et en descendant jusqu'à Keï-Kobad, qui a placé sur sa tête la couronne de Feridoun, le trône n'a été occupé par aucun roi aussi propre aux combats et aux festins, aux conseils et à la chasse, que Guschtasp. Il a adopté la foi pure, il a anéanti l'injustice et l'erreur ; la voix du maître de la terre est devenue, sous lui, brillante comme le soleil, et. les mauvaises doctrines et les voies du Div ont disparu. Ensuite, lorsque Ardjasp est venu le combattre avec une armée semblable à des léopards et de puissants crocodiles, une armée dont personne ne savait le nombre, le roi illustre est allé à sa rencontre et a fait du champ de bataille un cimetière tel que nulle part on ne voyait le sol, tel que, jusqu'au jour de la résurrection, le souvenir n'en vieillira pas parmi mes grands. Aujourd'hui tout est à lui depuis l'Occident jusqu'à l'Orient, et il brise le dos des lions vaillants. Va du Touran jusqu'aux frontières de l'Inde et du Roum, et tu verras que le monde est dans sa main comme une poignée de cire. Des cavaliers du désert, qui percent avec leurs lances, se trouvent à sa cour, et leurs villes lui envoient des tributs et des redevances, car ils ne peuvent lui résister ni lutter contre lui.

Je te dis cela, ô Pehlewan, parce que tu as offensé l'esprit du roi ; tu ne t'es pas présenté à sa cour illustre, tu n'as pas vu les grands qui l’entourent ; tu as choisi dans le monde une frontière éloignée tu te caches ; mais comment les grands pourraient-ils t'oublier, à moins d'avoir perdu tout sens ? Tu as toujours voulu tout ce qui est bien, tu t'es toujours conformé aux ordres des rois ; et si quelqu'un voulait énumérer les fatigues que tu as supportées pour eux, la liste serait plus longue que celle de tes trésors ; mais il y a un roi qui n'approuve pas dans un sujet ce qu'on raconte de toi ; il m'a dit que, rassasié de dons, de pays et de trésors accumulés, tu es devenu fier, tu te renfermes dans le Zaboulistan, et ne viens à son aide en rien, et que tu ne le verrais jamais dans la salle des festins, puisque tu trouvais bon de te tenir loin du champ de bataille. Un jour il est entré en colère, et a juré par le jour brillant et la nuit sombre que personne dans son armée choisie ne te verrait à la cour, si ce n'est enchaîné.

Maintenant je suis venu de l'Iran pour t’emmener, et le roi m'a ordonné de ne pas me reposer un seul instant. Soumets-toi donc, et tremble devant sa colère ; car ne sais-tu pas quel regard de colère son œil peut lancer ? Mais si tu viens avec moi, si tu promets d'obéir, si tu te repens de t'être tenu éloigné, je jure par le soleil, par les mânes glorieuses de Zerir et par l'âme de mon père, le maître du monde, le lion, que je ferai repentir le roi de sa sévérité que je ferai briller de nouveau la lune assombrie de sa grâce. L'intelligence et la sagesse sont mes guides, et Beschouten m'est témoin que j'ai déjà essayé de calmer le roi, quoique j’aie vu les fautes que tu as commises ; mais mon père est roi, et je suis son sujet : jamais je ne m'écarterai de ce qu'il ordonne. Il faut que toute ta famille se raser semble pour tenir conseil et se concerter sur cette affaire : Zewareh, Faramourz, Destan fils de Sam, et la glorieuse Roudabeh, pleine d'expérience. Pesez tous mes conseils l'un après l'autre, cédez à mes bonnes paroles ; car il ne faut pas que votre palais devienne désert et soit la proie des braves de l'Iran. Quand je t'aurai conduit enchaîné devant le roi, quand je lui aurai exposé tes nombreuses fautes, je me placerai devant lui humblement, et j'apaiserai sa colère et son désir de vengeance : je ne souffrirai pas que même un souffle de vent te touche, comme il convient à un homme de ma naissance.

BAHMAN RENCONTRE ZAL.

Bahman, aussitôt qu'il eut entendu les paroles du prince illustre, se mit en route, vêtu d'une robe royale de tissu d'or, couvert de son casque princier. Il sortit fièrement de l'enceinte des tentes, suivi de son drapeau brillant. Lorsque ce jeune homme ambitieux, dont la stature ressemblait à un cyprès élancé, eut passé le Hirmend, une sentinelle le vit et poussa du côté du Zaboulistan un cri annonçant qu'un vaillant cavalier, monté sur un cheval noir avec des harnais d'or, arrivait suivi de quelques cavaliers ordinaires, et avait passé lestement la rivière. Zal-Zer monta sur-le-champ à cheval, portant au crochet de la selle son lacet, et une massue en main ; il s'avança, et aussitôt qu'il eut aperçu Bahman, un soupir s'échappa de sa poitrine et il dit : C'est un illustre Pehlewan, qui porte haut la tête et est couvert de vêtements royaux ; c'est sans doute quelqu'un de la famille de Lohrasp ; puisse la trace de ses pieds porter bonheur à ce pays !

Il s'en retourna de la tour de la sentinelle à la porte de son palais, et resta longtemps courbé sur son cheval et absorbé par ses pensées. Bahman parut avec la bannière des Keïanides déployée ; ce jeune homme, qui ne connaissait pas Zal, étendit son bras royal, et, s'étant approché, éleva la voix, disant : O homme, fils de Dihkan ! où est donc le chef du peuple, le fils de Destan, le soutien de l'époque ? car Isfendiar, le héros, est arrivé dans le Zaboulistan et a dressé ses tentes sur les bords du fleuve. Zal lui répondit : O jeune homme impétueux ! descends de cheval, bois du vin et repose-toi. Rustem va revenir de la chasse avec Zewareh, Faramourz et son escorte. Viens avec tes cavaliers, ô homme noble, et réjouis ton cœur avec quelques coupes de vin. Bahman dit : Isfendiar ne m'a pas permis de penser à du vin et à de joyeux compagnons ; choisis-moi un homme qui sache le chemin pour qu'il me conduise au lieu de la chasse. Zal répondit : Quel est ton nom ? tu passes bien rapidement ; quel est ton désir ? Je pense que tu es de la famille de Lohrasp, ou un fils du roi Guschtasp ? Bahman lui dit : Je suis Bahman, fils du maître du monde, au corps d'airain.

Zal, à ces paroles du jeune homme plein de fierté, mit pied à terre et lui rendit hommage. Bahman descendit aussi de cheval en souriant, et fit à Zal des questions sur sa santé. Zal répondit et le prince l'écouta. Zal le pria longuement de s'arrêter, disant qu'il n'était pas raisonnable de partir si vite ; mais Bahman insista, parce qu'il ne fallait pas négliger et retarder un message adressé par Isfendiar, et il choisit un brave qui savait le chemin, et l'envoya avec lui à l'endroit où Rustem chassait. Le guide se mit à marcher devant le prince : c'était un homme expérimenté, du nom de Schirkhoun ; il montra du doigt à Bahman le lieu où se trouvait la chasse, et lui-même s'en retourna à l'instant..

BAHMAN S'ACQUITTE DE SON MESSAGE.

Le jeune homme se trouva devant une montagne, sur laquelle il poussa son cheval de guerre ; d'en haut il avait la vue sur le lieu de la chasse, et il aperçut le Pehlewan de l'armée, un homme semblable au mont Bisoutoun ; il tenait dans une main un tronc d'arbre sur lequel était embroché un onagre ; une massue et des harnais de cheval étaient placés à ses côtés ; il tenait dans l'autre main une coupe de vin, et ses serviteurs étaient debout en face de lui ; Raksch courait dans la prairie, et tout autour on voyait des arbres, des pâturages et des eaux vives. Bahman se dit : Ceci est ou Rustem, ou le soleil levant. Personne n'a jamais vu dans le monde un homme comme lui, ni n'a entendu parler de son pareil parmi nos ancêtres illustres. Je crains qu'Isfendiar, le héros, ne puisse lui résister, et qu'il ne refuse de le combattre ; mais avec une pierre je puis le tuer, et faire trembler le cœur de Zal et de Roudabeh.

Il détacha alors une pierre d'un rocher, et la fit rouler du haut de la montagne. Zewareh aperçut d'en bas le morceau de rocher, et entendit le bruit qu'il faisait ; il s'écria : ô Pehlewan, ô cavalier !voici une pierre qui vient en bondissant du haut de la montagne ! Rustem sourit, il ne lâcha pas l'onagre, à la grande frayeur de Zewareh, et attendit que la pierre fût arrivée près de lui et que toute la montagne fût couverte de la poussière qu'elle soulevait ; alors il la frappa du talon de sa botte et la rejeta au loin : Zewareh et Faramourz le couvrirent de leurs bénédictions. Bahman fut consterné de cet exploit qui lui avait fait voir la force et le grand air de cet homme ; il se dit : Si le fortuné Isfendiar engage une lutte contre ce héros illustre, il recevra un affront, et il vaut mieux qu'il use de courtoisie envers lui ; car si Rustem était vainqueur de mon repère, il s'emparerait de tout l'Iran. Il remonta sur son destrier aux pieds de vent, et descendit de la montagne tout soucieux ; il raconta à ses Mobeds la merveille qu'il avait vue, et reprit lentement son chemin.

Quand il fut arrivé près du lieu de la chasse, Rustem l'aperçut sur la route et dit à son Mobed : Quel est cet homme ? Il me semble que c'est quelqu'un de la famille de Guschtasp. Il alla à sa rencontre avec Zewareh et tous ses compagnons de chasse, grands et petits. Bahman mit pied à terre rapidement comme la fumée, aussitôt qu'il le vit, et lui adressa poliment les questions d'usage. Rustem lui dit : Tu n'auras pas de réponse de moi aussi longtemps que tu ne m'auras pas dit ton nom.

Il répondit : Je suis le fils d'Isfendiar, le chef des hommes loyaux, l'illustre Bahman. Le Pehlewan le serra aussitôt contre sa poitrine et lui demanda pardon de s'être fait attendre. Tous les deux se rendirent à l'endroit ou Rustem avait campé, et les nobles serviteurs du prince les subirent. Bahman s'assit et rapporta longuement les souhaits dont le roi et les Iraniens l'avaient chargé pour Rustem ; ensuite il dit : Isfendiar a quitté le roi rapidement, comme le feu, il a dressé ses tentes sur le bord du Hirmend, selon les ordres du grand roi victorieux, et j'ai à transmettre au vaillant Pehlewan un message de mon père, s'il veut m'écouter. Rustem répondit : Le fils du prince s'est beaucoup fatigué et a fait une longue route ; mangeons d'abord un peu de ce que nous avons ici, ensuite le monde est à tes ordres.

Il plaça du pain tendre sur le cuir qui lui servait de table, apporta un onagre rôti et chaud, et le posa sur la nappe devant Bahman, en parlant d'anciennes aventures. Il fit asseoir son frère Zewareh à côté du prince ; mais il n'appela aucun des grands qui étaient présents. Ensuite il plaça devant lui-même un autre onagre, car il lui en fallait un chaque fois qu’il dînait, répandit du sel dessus, le dépeça et le mangea. Bahman, qui portait haut la tête, le regarda, mangea aussi un peu de son onagre, mais moins de la centième partie de ce que mangeait Rustem. Celui-ci sourit et lui dit : C'est pour jouir que le roi a son trône ; mais si c'est ainsi que tu manges, comment as-tu pu entrer dans cette fournaise des sept stations ? Comment peux-tu frapper de la lance dans la bataille, si c'est là ton dîner ? Bahman répondit : Un fils de roi doit parler et vivre sobrement ; mais si sa nourriture est exiguë, ses efforts doivent être grands dans le combat, et il doit toujours porter sa vie sur la paume de sa main.

Rustem se mit à rire et dit à voix haute : On ne doit pas cacher devant les braves sa bravoure. Il remplit de vin une coupe d'or et la but à la santé des hommes libres ; ensuite il plaça une autre coupe dans la main de Bahman en disant : Porte la santé de qui tu voudras. Bahman redoutant cette coupe de vin, Zewareh la vida avant lui, disant : O fils de roi, puissent le vin et tes compagnons te plaire. Bahman prit rapidement la coupe des mains de Zewareh ; mais cet homme au cœur inquiet était un faible buveur. Rustem, son appétit, sa stature, ses bras et ses épaules, tout le confondait. A la fin les deux cavaliers montèrent à cheval, Bahman se tint à côté de l’illustre Pehlewan, et le héros au grand renom communiqua à Rustem les saints et le message d'Isfendiar.

RUSTEM RÉPOND A BAHMAN.

Rustem écouta les paroles de Bahman, et le cerveau du vieillard se remplit de soucis ; il répondit : Eh bien, j'ai entendu ton message, je me suis réjoui de te voir ; porte maintenant ma réponse à Isfendiar dans ces mots : O prince illustre, au cœur de lion, quiconque a du sens dans la tête réfléchit avant tout sur la possibilité d'une affaire. Quand on est vaillant et victorieux, quand on possède ce qu'on a désiré, des trésors amassés, du pouvoir, de la bravoure et un grand nom, quand on est honoré par les plus puissants, quand on a dans le monde la position que tu as, on doit écarter de son esprit tout mauvais vouloir. Adorons la justice de Dieu, repoussons de notre main la main du mal. Toute parole inutile est un arbre sans fruits et sans parfum. Si ton âme se laisse aller à la voie de la passion, tu te prépares pour longtemps une vie sans profit. Quand un prince parle, il vaut mieux qu'il pèse ses mots, il vaut mieux que sa bouche s'abstienne de mauvaises paroles. Ton serviteur a toujours été heureux des paroles de ceux qui lui ont dit que jamais mère n'avait mis au monde un fils comme toi, que tu dépassais tous tes ancêtres en bravoure, en sagesse, en intelligence et en prudence, car tel est ton renom dans le pays des Berbers, dans le Roum, dans la Chine et dans le pays d'Occident. Ces liens qui te rattachent à nous m'ont rempli de reconnaissance, et je prie pour toi le jour et trois fois chaque nuit. Ensuite j'avais demandé à Dieu une grâce dont l'accomplissement réjouit maintenant mon cœur, c'est de voir ton visage chéri, de contempler un homme si puissant, si héroïque et si bon, de nous asseoir ensemble joyeusement et de saisir les coupes pour les vider à la santé du roi des rois. A présent j'ai obtenu tout ce que j'ai demandé et je cours jouir de ce que j'ai tant désiré. Je vais me présenter devant toi sans armée, et j'entendrai de ta bouche les ordres du roi. Je t'apporterai les traités que les rois m'ont accordés, en commençant par celui de Keï Khosrou et en remontant jusqu'à Keï-Kobad.

Mais maintenant, ô homme vaillant, que tu t'occupes de moi, rappelle-toi mes nombreux hauts faits, le bien que j'ai accompli, les fatigues et les chagrins que j'ai supportés, le culte que j'ai rendu à tous les rois depuis les temps anciens jusqu'à ce jour. Or si les chaînes doivent être ma récompense de toutes ces peines, si ce roi d'Iran veut me perdre, il aurait mieux valu ne pas naître, ou, étant né, ne pas rester dans cette vie. Je viendrai, je te dirai tous mes secrets, et ma voix s'élèvera au-dessus de cette terre. Mais puis-je marcher à pied, couvert de ma cuirasse en peau de léopard ? Puis-je laisser lier mes bras avec une courroie, moi qui ai brisé le dos de l'éléphant furieux et l’ai jeté dans les flots bleus ? Puisque je n'ai commis aucun crime qui eût mérité qu'on me tranchât la tête, épargne-moi les paroles rudes, réserve tes duretés pour en affliger le Div, ne dis pas ce que personne n'a jamais dit, ne cherche pas, confiant dans ta force, à enfermer le vent dans une cage. Si puissant qu'on soit, on ne peut pas traverser le feu, ni passer l'eau sans nager, ni cacher l'éclat de la lune, ni rendre le renard l'égal du lion. N'essaye donc pas d'obstruer ma route par des querelles ; car moi aussi je puis vider une querelle, et jamais personne n'a vu des chaînes à mes pieds, jamais un éléphant furieux ne m'a fait reculer.

Fais ce qui est digne d'un prince, ne prends pas dans ta passion conseil du Div, aie le courage d'écarter de ton cœur la colère et la vengeance, ne regarde pas le monde avec l'œil de la jeunesse. Fais rentrer le calme dans ton âme et passe la rivière, et Dieu, le saint, le juste, te bénirai. Honore ma maison de ta présence à une fête, ne te tiens pas loin de ceux qui te vénèrent, et de même que j'ai été humble devant Keï-Kobad, je te recevrai dans la joie de mon cœur. Viens chez nous avec ton armée, et reste avec nous joyeusement pendant deux mois ; les hommes et les chevaux se reposeront de leurs fatigues, et la jalousie rendra aveugle le cœur de nos ennemis. Le désert est plein de bêtes fauves, les cours d'eau sont couverts d'oiseaux, et, quelle que soit la durée de ton séjour, ils ne s'enfuiront pas. Je te verrai déployer ta force de héros quand tu abattras avec ton épée des lions et des léopards, et quand tu voudras ramener dans l'Iran ton armée, la ramener au roi des braves, j'ouvrirai la porte de mes anciens trésors que j'ai accumulés à l'aide de mon épée, je t'apporterai tout ce que je possède, tout ce que j'ai réuni par la force de mon bras : tu en prendras ce que tu voudras, tu distribueras le reste, mais n'afflige pas notre cœur dans un jour pareil. Quand le moment du départ sera arrivé, quand tu auras besoin de revoir le roi, les rênes de mon cheval toucheront les tiennes pendant toute la route, je me présenterai devant le roi joyeusement, mes excuses effaceront sa colère, je lui baiserai la tête, les pieds et les yeux, et je demanderai au grand roi illustre pourquoi mes pieds doivent porter des chaînes. Et toi, Bahman, rappelle-toi tout ce que je t'ai dit et répète-le au puissant Isfendiar.

RETOUR DE BAHMAN.

Bahman, ayant entendu la réponse de Rustem, partit et chevaucha en toute hâte avec ses Mobeds pleins de vertu. Tehemten resta pendant quelque temps sur la route, ensuite il appela Zewareh et Faramourz et leur dit : Allez auprès de Destan et auprès de Roudabeh, la lune du Zaboulistan, et dites leur qu'Isfendiar est arrivé, qu'il est arrivé un homme qui ambitionne la possession du monde ; qu'il faut placer dans la salle d'audience le trône d'or et le couvrir comme pour un roi ; qu'il faut parer le palais comme du temps de la visite de Kaous et encore plus magnifiquement, et préparer un beau festin, car il ne faut le laisser manquer de rien ; c'est le fils du roi qui vient nous voir, il vient plein de rancune et avide de combats, c'est un héros illustre et un puissant prince, qui ne craint pas tout un désert rempli de lions. Je me rendrai auprès de lui, et s'il accepte le festin, nous tous pouvons espérer une fin heureuse de cette affaire. Si je trouve en lui de la bonté, je lui apporterai un diadème d'or et de rubis, je lui prodiguerai mes trésors de pierreries, de caparaçons, de massues et d'épées ; mais s'il me renvoie sans espoir de paix, s'il ne veut pas me laisser me justifier, tu sais que mon lacet roulé peut prendre dans son nœud la tête d'un éléphant furieux. Zewareh lui dit : Ne t'inquiète pas : personne ne cherche un combat sans provocation, et je ne connais pas un roi dans le monde qui soit l'égal d'Isfendiar en noblesse et en bravoure ; un homme de sens ne veut pas le mal, et Isfendiar n'a pas de fautes à nous reprocher.

Zewareh partit pour aller trouver Zal, et Rustem, de son côté, se redressa et courut jusqu'au bord du Hirmend, sa tête s'exaltant par le pressentiment du danger. Il arrêta son cheval de ce côté du fleuve, et attendit que Bahman lui apportât les salutations d’Isfendiar. Bahman arriva dans l'enceinte des tentes de son père et se plaça devant lui ; le fortuné Isfendiar lui demanda quelle réponse il avait reçue du vaillant Pehlewan. Bahman, à ces paroles, s'assit devant son père et lui raconta, du commencement jusqu'à la fin, tout ce qui avait été dit ; il répéta d'abord les souhaits de Rustem, ensuite son message, et la réponse qu'il envoyait, et rendit compte de tout ce qu'il avait vu et de ce qu'il avait observé en secret. Il ajouta : On ne voit dans l'assemblée des grands aucun homme qui soit comparable à Rustem au corps d'éléphant. Il a un cœur de lion et un corps d'éléphant furieux, il tire les crocodiles des eaux bleues du fleuve. Il vient maintenant sur le bord du Hirmend, sans cuirasse, sans casque, sans massue et sans lacet ; il a besoin de voir le roi, et je ne sais quel secret il te dira.

Isfendiar se mit en colère contre Bahman, et le traita avec ignominie devant toute l'assemblée, disant : Il ne convient pas à un homme qui porte haut la tête de s'asseoir en secret avec les femmes, et s'il emploie des enfants pour de grandes affaires, ce n'est pas un homme brave et vaillant. Où as-tu donc vu des hommes de guerre, toi qui n'as pas même entendu la voix d'un renard ? En faisant de Rustem un éléphant de guerre, tu affliges le cœur de cette assemblée illustre. Ensuite il dit en secret à Beschouten : Ce lion avide de combats et toujours prêt à livrer bataille se comporte comme un jeune homme ; et tu verras que les années ne lui ont pas donné une ride.

RUSTEM ET ISFENDIAR SE RENCONTRENT.

Le fortuné Isfendiar fit seller son cheval noir et lui fit mettre une selle d'or ; ensuite cent cavaliers de son cortège illustre partirent avec lui. Il courut jusqu'au bord du Hirmend, le lacet roulé suspendu au crochet de la telle ; Raksch se mit à hennir d'un côté du fleuve, et de l'autre, le cheval du héros distributeur de couronnes. Tehemten traversa le fleuve, et, arrivé à terre, il descendit de cheval et salua le héros. Après lui avoir rendu hommage, il dit : J'avais prié Dieu l'unique pour qu'il te guidât, ô prince illustre, de manière que tu arrivasses ici en bonne santé avec ton armée. Maintenant nous parlerons ensemble, nous nous répondrons, et nous prendrons une résolution qui portera bonheur. Sache que Dieu m'est témoin et je ne me laisse guider ici que par la loi de la raison, que je ne cherche pas à briller par mes paroles, et que jamais je n'essaye de tromper. Si je voyais les traits de Siawusch, je n'en aurais pas plus de joie que de l'aspect de ton frais visage, car tu ressembles entièrement à ce maître de la couronne, à ce distributeur du monde. Heureux le roi qui a un fils comme toi, un fils dont la stature et la majesté doivent réjouir un père heureux le pays d'Iran, qui vénère ton trône et ta fortune qui ne s'endort pas ! Malheur à celui qui cherche à te combattre, car il tombera de son trône dans la poussière ! Puisse ta fortune être toujours victorieuse, puissent les nuits sombres être pour toi comme des jours du Nôrouz !

Isfendiar écouta les paroles de Rustem, descendit de son noble destrier, serra sur sa poitrine le héros serait pour moi une honte qui ne s'effacerait jamais, si un Sipehbed, un chef, un prince, un lion plein de fierté, un homme puissant comme toi refusait d'entrer joyeusement dans ma maison, et d'être mon hôte dans ce pays. Si tu repoussais de ton cœur cette haine, si tu faisais un effort sur toi et résistais au Div, mon âme serait heureuse de tes paroles et j'obéirais à tout ce que tu m'ordonnerais, excepté de mettre des fers, car les fers me couvriraient de honte, ce serait ma destruction et une mauvaise action. Personne ne me verra vivant dans les fers, ma vie est à ce prix. J'ai dit.

Isfendiar reprit : O toi, héritier des héros dans le monde, tu as dit vrai, tu n'as proféré aucun mensonge. Puissent les hommes ne jamais chercher de l'éclat par des voies tortueuses ! mais Beschouten sait les ordres que le roi m'a donnés quand je me suis mis en route. Or maintenant, si je vais dans ton palais, si je suis ton hôte joyeux et victorieux, et que tu refuses d'obéir au roi, la splendeur du jour sera ternie pour moi ; car il est certain que je t'attaquerai, que je te combattrai avec la fureur d'un léopard ; j'oublierai les droits du pain et du sel, ce qui fera douter de la vertu de ma race dont on n'a jamais douté ; d’un autre côté, si je désobéissais au roi, ma place dans l'autre monde serait le feu. Si tu en as envie, consacrons ce jour aux coupes de vin, car qui sait ce qui arrivera demain ?

Mais il est inutile de parler de l'avenir. Rustem répondit : Je vais faire ainsi : je m'en vais pour changer mes vêtements de voyage, car j'ai passé une semaine à la chasse, et je me suis nourri d'onagres au lieu d'agneaux. A l'heure du dîner, fais-moi rappeler, et mets-toi à table avec les membres de ta famille.

Il remonta sur Raksch, renfermant ses soucis dans son âme blessée, partit en toute hâte et chevaucha jusqu'à ce qu'il fût arrivé à son palais. Il y trouva Zal, fils de Sam, fils de Neriman, et lui dit : O prince illustre, je me suis rendu auprès d'Isfendiar, j'ai vu en lui un cavalier semblable à un cyprès élancé, plein de sens, de grâce et de dignité royale. On dirait que le vaillant roi Feridoun lui a légué sa puissance et sa sagesse ; quand on le voit, on le trouve plus grand que sa renommée ; il brille de toute la majesté du roi des rois.

ISFENDIAR N'INVITE PAS RUSTEM À DINER.

Lorsque Rustem eut quitté le bord du Hirmend, le puissant roi resta plein de soucis ; dans ce moment Beschouten, le conseiller du roi, entra dans l'enceinte des tentes, et le héros Isfendiar lui dit : Nous avons pris trop légèrement une affaire pleine de difficultés. Je n'ai rien à faire dans le palais de Rustem, et lui, à son tour, n'a rien à voir chez moi. S'il ne revient pas de lui-même, je ne l'appellerai pas, car si l'un de nous doit périr de la main de l’autre, le cœur du vivant saignerait à cause du mort, et l'amitié qu'il aurait contractée s'exhalerait en lamentations.

Beschouten lui répondit : O prince illustre, qui a un frère comme Isfendiar ? Je jure par Dieu que, lorsque je vous ai vus d'abord ensemble, quand je me suis aperçu que vous ne cherchiez pas à vous combattre, j'ai été si content de Rustem et d’Isfendiar que mon cœur est devenu comme le printemps. Maintenant, quand j'examine cette affaire, je voie que le Div obscurcit votre intelligence. Tu connais cet homme plein de valeur, tu connais la volonté de Dieu et l'avis de ton père ; abstiens-toi donc, ne mets pas en danger ta vie, et écoute les paroles de ton frère. J'ai entendu tout ce que Rustem a dit, j'ai vu que sa puissance est égale à son humanité ; tes chaînes ne serreront jamais ses pieds, et il n'acceptera pas facilement tes tiens. Le héros du monde, le fils de Destan, fils de Sam, ne tombera pas si facilement dans ce piège, et je crains, que cette querelle ne devienne longue et cruelle entre deux hommes aussi fiers. Tu es un grand prince et plus sage que le roi, tu es plus puissant que lui par ta force dans le combat et par ta bravoure. L'un recherche les festins, l'autre les combats et les vengeances : réfléchis lequel des deux mérite l'approbation.

Le prince lui répondit : Si je désobéis au roi, on me le reprochera dans ce monde, et j'aurai à en répondre à Dieu dans l’autre ; et je ne veux pas me sacrifier dans les deux mondes à cause de Rustem. On ne saurait coudre avec une aiguille l'œil de la vengeance. Beschouten dit : Je t'ai donné tous les conseils qui peuvent être utiles à ton corps et à ton âme ; c'est à toi maintenant de choisir le meilleur, mais le cœur des rois ne doit pas pencher vers la haine.

Le Sipehbed ordonna aux cuisiniers de dresser la table, et il n'envoya personne pour appeler Rustem ; quand le dîner fut fini, il demanda une coupe de vin et se mit à parler du château d'airain et de sa propre bravoure, et à boire à la santé du roi des rois. Pendant ce temps Rustem attendait dans son palais, n'ayant point oublié son engagement à dîner. Le temps s'écoulait, personne ne venait, et Rustem regardait souvent la route ; mais lorsque le temps du dîner fut passé, le cerveau du héros déborda de colère ; il se mit à sourire et dit : O mon frère, fais dresser la table et appeler les grands ; puisque telle est la courtoisie d'Isfendiar, n'oublie jamais cette manière princière. Fais seller pour moi Raksch et fais-le caparaçonner selon la mode de Chine. Je m'en vais retourner auprès d'Isfendiar et lui dire qu'il nous traite trop légèrement,

ISFENDIAR FAIT DES EXCUSES A RUSTEM DE NE L'AVOIR PAS INVITE.

Rustem monta à cheval, semblable à un éléphant, et Raksch hennit de manière à être entendu à deux milles. Le héros chevaucha rapidement jusqu'au bord de l'eau ; toute l'armée des Iraniens accourut pour le voir, et tout homme qui l'aperçut conçut pour lui dans son cœur de la tendresse et de rattachement. Ils se dirent : Ce héros illustre ne ressemble qu'à Sam le cavalier ; il est assis sur son cheval comme une montagne de fer, et l’on dirait que Raksch est un Ahriman ; si un éléphant terrible le combattait, et on ne pourrait que désespérer de l'éléphant. Le roi est insensé de livrer ainsi à la mort un héros glorieux tel qu'Isfendiar, un prince beau comme la lune, pour garder sa couronne et son trône ; plus il vieillit, plus il devient avide de trésors, plus il tient au sceau et au diadème.

Lorsque Rustem fut arrivé près de la tente d'Isfendiar, le prince sortit pour aller au-devant de lui, et Rustem lui dit : O Pehlewan, ô fortuné jeune homme, qui introduis des formes et des manières nouvelles ! l'hôte que tu avais invité ne valait donc pas un message ? tel était pourtant l'engagement qui a duré si peu. Fais attention à mes paroles, ne te mets pas follement en colère contre un vieillard. Tu as une bien haute opinion de toi-même, et tu agis rudement envers nous autres grands ; tu fais peu de cas de ma bravoure, tu me tiens pour faible de volonté et d'esprit ; mais sache que le monde me connaît comme Rustem, que c'est moi qui ai rendu brillant le trône de Neriman, que le Div noir se mord la main à cause de moi, et que je précipite de leurs trônes les chefs des magiciens. Les grands qui ont aperçu ma cuirasse en peau de léopard et le lion rugissant sur lequel je suis monté se sont tous enfuis sans combat, et ont couvert la plaine de flèches et d'arcs abandonnés, comme Kamous le guerrier et le Khakan de la Chine, des cavaliers vaillants et de grands guerriers que j'ai arrachés de leurs chevaux avec le nœud de mon lacet, que j'ai entourés de liens de la tête aux pieds. Je suis le protecteur des rois de l'Iran et le soutien des braves en tout lieu. Ma prière humble t'a exalté, mais ne crois pas être plus puissant que le ciel. C'est à cause de ta dignité royale et de ta couronne que je cherche à me conformer à tes volontés, à rester loyal envers toi, et que je désire qu'un prince comme Isfendiar ne périsse pas de ma main au jour du combat. Certes, Sam le héros, devant lequel les lions s'enfuyaient de la forêt, était un brave, et maintenant je rappelle au monde son souvenir : aucun lion n'ose se présenter devant moi. Je suis depuis longtemps le Pehlewan du monde, et jamais je n'ai passé un jour à faire du mal ; j'ai purifié la terre de nos ennemis, j'ai supporté bien des fatigues et des soucis. Je rends grâce à Dieu de ce que, dans ma vieillesse, je vois un rejeton fortuné de l'arbre royal, mon égal, qui combattra les hommes d'une croyance impure, et auquel l’univers rendra hommage.

Isfendiar sourit à Rustem et dit : O petit-fils de Sam le cavalier, tu as été mécontent de ce qu'il n'est pas arrivé de message, c'est ce que j'ai voulu, et je m'en glorifie ; car le jour était si chaud et la route est si longue que je n'ai pas voulu te fatiguer : ne prends pas cela en mal. Dès ce matin je disais que je ferais cette route pour m'excuser au-w près de toi, me réjouir de la vue de Destan et me livrer une fois à la joie. Maintenant que tu as pris sur toi cette fatigue, que tu as quitté ton palais et es arrivé dans le désert, repose-toi, assieds-toi, prends la coupe, et ne te fais pas une réputation de colère et d'emportement.

Il lui fit une place à sa gauche, c'est ainsi qu'il voulait lui faire les honneurs de l'assemblée ! Mais le héros plein d'expérience dit : Ceci n'est pas ma place : je veux m'asseoir à la place à laquelle j'ai droit. Le prince ordonna qu'on lui fit place à sa droite, comme il le demandait ; mais Rustem lui dit en colère : Regarde ma stature et ouvre tes yeux ; pense à mes hauts faits et à ma naissance illustre car je suis de la race du puissant Sam. On doit s'attendre de la part du fils d'un prince à de la bravoure, à une main généreuse, à un cœur plein de justice ; mais si tu n'as pas une place digne de moi, il me reste mes victoires, mon nom et mon droit. Alors le fils du roi fit placer un siège d'or devant le trône, et Rustem alla s'asseoir sur ce siège, encore plein de colère, et tenant en main une orange parfumée.

ISFENDIAR DÉPRÉCIE LA FAMILLE DE RUSTEM.

Isfendiar dit à Rustem : O prince bienveillant et puissant, j'ai entendu dire par les Mobeds, les grands et les hommes de sens qui observent tout, que Destan le mal né était fils d'un Div et qu'il ne pouvait se vanter d'une meilleure origine, qu'on l'avait longtemps caché devant Sam et qu'on l'avait regardé comme la ruine du monde. Son corps était noir, son visage et ses cheveux étaient blancs, et quand Sam le vit, son cœur fut désespéré ; il le fit porter sur le bord de la mer, dans l'espoir que les oiseaux et les poissons en feraient leur proie ; le Simourgh étendit ses ailes et arriva, il n'aperçut dans l'enfant aucun signe de grandeur et de majesté, et le porta à l'endroit où il avait son nid. Mais personne ne pouvait se réjouir à l'aspect de Zal, et quoique le Simourgh eût faim, il dédaigna de dévorer le corps de l'enfant. Zal vécut du rebut que le Simourgh laissait tomber ; son corps était nu et misérable ; pourtant le Simourgh le traitait avec pitié, et c'est ainsi que le ciel tourna pendant quelque temps au-dessus de lui. Lorsqu'il eut sucé longtemps le rebut de la proie du Simourgh, celui-ci le porta tout nu dans le Séistan, et Sam, qui avait peu de raison et était vieux et misérable, le reprit parce qu'il n'avait pas d'autres enfants. Les bienheureux grands, les rois mes ancêtres bienveillants le rendirent prospère et riche, et c'est ainsi que bien des années se passèrent ; il devint un cyprès qui élevait haut sa cime, et quand il eut des branches, il produisit comme fruit Rustem qui s'éleva jusqu'au ciel par sa bravoure, sa stature et la majesté de sa mine, s'empara de la dignité royale, devint puissant et quitta la voie du bien.

Rustem répondit : O toi qui te rappelles tout, pourquoi prononces-tu des paroles blessantes ? ton cœur doit soupirer en face de la perversité, mais ton intelligence est troublée par les Divs. Parle comme il convient à un roi, car un roi ne doit dire que ce qui est bon et vrai. Le maître du monde sait que Destan fils de Sam est un homme puissant, sage et de bon renom ; Sam lui-même était fils de Neriman, et le vaillant Neriman descendait de Keriman, un prince dont le père était Houscheng, le troisième qui ait porté dans le monde une couronne de roi. Tu as sans doute entendu parler de la renommée de Sam, l'homme le plus glorieux des temps. Or il y avait à Thous un dragon auquel personne ne pouvait résister dans le combat ; il tétait un crocodile dans l'eau et un léopard sur terre, et pour lui tout ce qui est beau était comme de la poussière et des pierres ; il brûlait dans la mer la tête aux poissons, et dans l'air les ailes aux aigles ; il attirait avec sa queue l'éléphant, et les cœurs joyeux tremblaient quand on parlait de lui. Ensuite il y avait un autre dragon, dans lequel sans doute demeurait un Div : son corps était sur la terre et sa tête dans les cieux ; la mer de la Chine ne lui allait qu'au milieu du corps, et il diminuait l'éclat du soleil ; il tirait des poissons de la mer, élevait sa tête au-dessus de la voûte céleste, rôtissait ses poissons au soleil, et faisait pleurer de terreur la sphère qui tourne. Ces deux monstres redoutables tremblèrent devant l’épée et le courage de Sam, et périrent de sa main.

Ensuite ma mère était fille de Mihrab, qui rendait florissant le pays du Sind, et dont le cinquième aïeul était Zohak, qui a porté sa tête plus haut que tous les rois de la terre. Où trouver une famille plus illustre ? Un homme de sens ne renie jamais la vérité. Mon mérite est tel que, dans le monde entier, les héros pourraient m'en emprunter. Je possède d'abord un traité avec Kaous, et il ne faut pas me chercher une mauvaise querelle, ensuite j'en possède un avec Keï Khosrou, le distributeur de la justice, le plus vaillant des Keïanides. J'ai traversé le monde entier, j'ai tué bien des rois injustes. Lorsque j'ai traversé les flots du Djihoun, Afrasiab s'est enfui du Touran en Chine ; je suis allé seul dans le Mazandéran, pour aider Kaous dans la guerre de Hamaveran ; je n'ai laissé en vie ni Arjeng, ni le Div blanc, ni Sendjeh, ni Aulad fils de Ghandi, ni Bid ; enfin j'ai tué, à cause du roi, mon propre fils, le vaillant, le prudent Sohrab, un héros qui n'avait pas son égal en force, en bravoure et dans l'art de la guerre. Voilà plus de six cents ans que je suis sorti des reins de Zal, et pendant tout ce temps j'ai été le Pehlewan du monde, et n'ai craint ni ce qui est connu ni ce qui est caché. Je ressemblais à Feridoun, de race fortuit née, qui a placé sur sa tête la couronne des grands, qui a précipité du trône Zohak et a foulé dans la poussière sa tête et sa couronne, et à Sam, mon grand-père, qui dépassait le monde entier en sagesse et en ruse ; enfin, depuis le moment où je me suis ceint pour le combat, le grand roi s'est reposé de ses fatigues ; jamais on n'avait vu des jours aussi heureux, et la sécurité était telle que le pied de l'homme égaré ne cherchait plus un refuge dans une forteresse ; car c'est ma volonté qui se faisait dans le monde, et l'épée et la lourde massue étaient à moi.

Je te dis cela pour que tu le saches. Tu es le roi, et ceux qui portent le plus haut la tête sont les sujets ; mais tu es nouveau dans le monde, et quoique la majesté de Keï Khosrou soit ton héritage, tu ne vois dans l'univers que toi-même, tu ne connais pas les choses qui sont tombées dans l’oubli. Mais j'ai beaucoup parlé, je vais boire et chasser avec du vin les anxiétés de mon âme.

ISFENDIAR FAIT L'ELOGE DE SA FAMILLE.

Isfendiar écouta ces paroles de Rustem, il se mit à sourire et son cœur s'épanouit ; il lui dit : J'ai entendu parler de toutes les douleurs et de tous les soucis que tu as éprouvés pendant tes travaux et tes combats ; écoute maintenant le récit de ce que j'ai fait, et comment je me suis élevé au-dessus de tous ceux qui portent haut la tête. J'ai pris d'abord les armes pour défendre la foi, et j'ai délivré le monde des adorateurs des idoles dans des combats tels que personne ne voyait plus la face du monde, et que la terre avait disparu sous les morts. Je suis de la race de Guschtasp, qui est fils de Lohrasp ; Lohrasp était fils d'Awrend Schah, qui, dans son temps, possédait un trône et un nom glorieux, Awrend était descendant de Keï Peschin, à qui son père lui-même rendait hommage ; Peschin était de la race de Keï-Kobad, de ce roi sage, au cœur plein de justice, et ainsi tu peux remonter jusqu'au roi Feridoun, qui était le fondateur des Keïanides et l'ornement du trône.

Ma mère est fille de Kaisar, qui est le diadème sur la tête du peuple de Roum. Le Kaisar est de la race de Selm, d'une race illustre, glorieuse et juste ; car Selm était fils de Feridoun, le plus glorieux héros parmi tous les rois. Je dis, et personne ne le niera, que ceux qui s'égarent sont le grand nombre et que ceux qui suivent la vraie voie sont le petit nombre. Tu sais que toi et ton grand-père avez été des serviteurs devant mes aïeux, ces rois puissants, sages et saints. Je ne veux pas abuser de cette circonstance, mais tu as reçu ta royauté des rois mes ancêtres, quoique aujourd'hui tu te précipites dans la révolte. Reste jusqu'à ce que j'aie tout dit ; si j'avance une fausseté, tu me la signaleras. Depuis que Lohrasp a remis le trône à Guschtasp, je suis armé et puissant par la force que donne la fortune, et quiconque est venu de la Chine pour nous combattre a cessé de recevoir des hommages. Plus tard, lorsque mon père, à l’instigation de Gurezm, m'eut jeté dans les chaînes et me tenait loin des fêtes, mes chaînes ont porté malheur à Lohrasp, et les Turcs ont couvert de leur armée la surface de la terre. Djamasp m'amena des forgerons pour me délivrer de mes liens pesants ; mais leur travail m'impatientait, mon âme avait envie de l’épée, mon cœur se gonflait, j'ai jeté un cri de rage contre les forgerons, je les ai repoussés, je me suis soulevé de la place où j'étais assis, et j'ai brisé de ma main toutes mes chaînes. De là je me suis rendu sur le champ de bataille, où la fortune avait abandonné Guschtasp ; Ardjasp s'enfuit devant moi avec toute sa cour illustre ; je me suis bravement ceint pour le combat, et je les ai poursuivis comme un lion furieux. Ensuite tu as entendu comment, aux sept stations, toute une armée de Divs s'est mise contre moi, et comment je suis entré par ruse dans le château d'airain, comment j'y ai détruit tout un monde, comment j'ai vengé les Iraniens, comment j'ai pris les armes pour verser le sang des grands. Ce que j'ai fait dans le Touran et en Chine, ce que j'ai supporté de fatigues et de dangers dépasse tout ce que jamais un onagre a souffert d'un léopard, ou la gueule du crocodile prise par le grappin des pêcheurs. Il y avait un château sombre sur la crête d'une mon-stagne, placé par son élévation au-dessus de l'atteinte de la foule ; quand j'y arrivai, je trouvai qu'ils étaient tous des adorateurs des idoles, des gens confus et semblables à des hommes ivres. Depuis le temps de Tour fils de Feridoun, personne n'avait enlevé à cette forteresse sa gloire d’être imprenable. Par ma bravoure je me suis emparé de ces murailles, et j'ai jeté par terre toutes ces idoles, j'y ai allumé le feu que Zerdouscht avait apporté du paradis dans une cassolette. Grâce à Dieu, l'unique, le distributeur de la justice, je revins dans l'Iran, n'ayant laissé debout nulle part un ennemi, n'ayant laissé en vie aucun brahmane dans les temples d'idoles. Je me suis toujours jeté seul dans le combat, et personne n'a souffert autant que moi dans les batailles. Maintenant que nous avons beaucoup parlé de nous-mêmes, prends une coupe de vin, si tu as soif.

RUSTEM SE VANTE DE SES HAUTS FAITS.

Rustem répondit à Isfendiar : Mes actions resteront comme souvenir de moi. Sois juste envers moi, et écoute un vieillard couvert de gloire. Si je n'étais pas allé dans le Mazandéran, portant sur mon épaule ma lourde massue, là où le roi, Gouderz et Thous étaient prisonniers, et où le chagrin avait rendu trouble l'œil du coq, qui aurait arraché le cœur au Div blanc et répandu sa cervelle, qui pouvait espérer faire cela par la force de son bras ? Je l'ai délivré de ses lourdes chaînes et l'ai porté sur son trône ; l'Iran était heureux sous lui, et la fortune le favorisait ; j'ai tranché la tête aux magiciens, et ils n'ont eu ni cercueil, ni tombe, ni linceul. Raksch a été mon compagnon dans les sept aventures ; Raksch, qui par la force de son sabot était le distributeur du monde. Ensuite, quand Kaous fut allé dans le Hamaveran, et qu'on eut lié ses pieds de lourdes chaînes, j'y ai mené une armée d'Iraniens, tirée de tout lieu où il y avait un prince ou un chef ; j'ai tué dans le combat le roi du Hamaveran, j'ai rendu vide son trône illustre. Kaous, le maître du monde, était enchaîné, il était abattu par les fatigues et les soucis, et Afrasiab pendant ce temps avait envahi l'Iran, et le monde était rempli de tristesse et de maux infligés par les méchants. Pendant une nuit sombre, j'ai devancé tout seul l'armée, car je cherchais la gloire et non pas le repos, et lorsque Afrasiab vit mon drapeau brillant, que son oreille fut frappée du hennissement de Raksch, il quitta l'Iran, s'enfuit vers la Chine, et la justice régna dans le monde, qui était plein de bénédictions. Si le sang avait coulé des membres de Kaous, comment Siawusch serait-il né de lui ? alors Keï Khosrou n'aurait pu être mis au monde par sa sainte mère, lui qui a placé la couronne sur la tête de Lohrasp. Comment peux-tu te targuer de cette couronne de Lohrasp, et du collier et du trône de Guschtasp, qui ose dire : Va et enchaîne Rustem ? Car le puissant ciel lui-même ne peut m'enchaîner ; et si j'étais un autre homme, où seraient votre couronne, votre collier et votre trône d'ivoire ? Tu es un Pehlewan nouveau dans le monde, avec des manières nouvelles, tu es fils de Keï Khosrou ; mais, depuis mon enfance jusqu'à ma vieillesse, personne n'a osé me parler comme toi. Je serais honteux de m'excuser et de supplier : je me sens déjà déshonoré de ce que je réponds si doucement.

Isfendiar sourit de la violence de Rustem, il étendit la main et saisit fortement la sienne, disant : O Rustem, au corps d'éléphant ! tu es tel qu'on me l’a dit dans l'assemblée des grands ; ton bras est fort comme le bras d'un lion ; ta poitrine et tes membres sont ceux d'un vaillant dragon, ta taille est mince et souple comme celle du léopard, et où est le brave qui oserait t'affronter au jour du combat ? Tout en parlant, il serra la main de Rustem, mais le vieillard sourit au jeune homme ; le sang coulait de ses ongles, mais le héros ne se tordit pas sous cette douleur. Il saisit, à son tour, la main du prince, disant : O roi qui adores Dieu ! heureux Guschtasp, le glorieux roi, d'avoir un fils comme Isfendiar ; heureux celui à qui nait un pareil fils ! il sera comblé des gloires de la terre.

Pendant ces paroles il serrait la main du prince au point que le visage du Sipehbed devint pourpre, que ses ongles furent mondés de sang, et que ses sourcils se froncèrent ; mais le fortuné Isfendiar sourit, disant : O glorieux Rustem ! bois aujourd'hui du vin, car demain tu reculeras dans le combat, et personne ne boira à ta santé dans le festin. Quand j'aurai placé la selle d'or sur mon destrier noir, quand j'aurai couvert ma tête de mon casque royal, je t'enlèverai avec ma lance de dessus ton cheval et te jetterai sur le sol ; mais après cela je ne te combattrai plus ni ne te garderai rancune. Je te lierai les deux mains, je t'amènerai devant le roi et lui dirai que je n'ai pas trouvé de faute en toi ; je me présenterai devant le roi en suppliant, je plaiderai ta cause de toute manière, je te délivrerai de ce chagrin, de cette douleur et de cette peine, je t'en récompenserai par des trésors sans nombre.

Rustem sourit et dit à Isfendiar : Tu en auras assez de la lutte. Où as-tu donc vu un combat de braves, où as-tu entendu le sifflement d'une lourde massue ? Si le ciel tourne de cette façon, s'il efface tout sentiment de tendresse entre deux hommes, alors combattons au lieu de boire du vin rouge ; servons-nous de nos arcs, de nos lacets et de nos ruses de guerre ; faisons entendre les timbales au lieu des sons de la musique ; saluons-nous avec l'épée et la masse d'armes ; alors, ô fortuné Isfendiar, tu verras ce que sont les luttes et les chances d'un combat. Quand je paraîtrai demain sur le champ de bataille, nous lutterons homme contre homme, je t'enlèverai dans mes bras de dessus ton cheval et te porterai ainsi devant Zal, je te ferai asseoir sur son célèbre trône d'ivoire, je placerai sur ta tête la couronne qui réjouit les cœurs et que j'ai reçue de Keï Kobad, puisse son âme être heureuse dans le ciel ! J'ouvrirai la porte de mon trésor, je placerai devant toi, dans sa magnificence, tout ce que je possède de précieux, je mettrai ton armée au-dessus de tout besoin, j'élèverai ton casque jusque dans les nues. Ensuite nous parti irons pour la cour du roi, entourés de pompe, jouant et nous réjouissant en route ; je poserai bravement la couronne sur ta tête, et c'est ainsi que je remercierai Guschtasp. Ensuite je me ceindrai comme un esclave, comme je me suis ceint devant les Keïanides, j'arracherai du jardin de mon cœur toute mauvaise herbe ; mon corps sera rajeuni par la joie, et quand tu seras roi et moi ton Pehlewan, il n'y et aura personne qui ne soit transporté de joie.

RUSTEM ET ISFENDIAR BOIVENT DU VIN.

Isfendiar lui répondit : Toutes ces paroles ne conduisent à rien. Midi est passé, nous n'avons rien mangé, mais beaucoup parlé de combats ; apportez ce que vous avez et des tables, n'invitez personne qui parle beaucoup. Lorsqu'on eut servi, Rustem se mit à manger ; tous restèrent étonnés de son appétit. Isfendiar et les héros apportèrent de toutes parts des agneaux rôtis pour lui : Rustem mangea de tout, et le roi et ses compagnons en furent confondus. Alors le prince dit : Apportez des coupes, apportez du vin nouveau et non pas du vin vieux, et nous verrons ce que Rustem demandera sous l'influence du vin, et comment il parlera de Keï Kaous. L'échanson apporta une coupe si grande qu'on n'aurait pas cru que Rustem pourrait la vider ; mais Rustem but à la santé du roi des rois, et mit à sec cette fontaine rouge. Le petit échanson apporta de nouveau cette coupe pleine de vin royal, mais Rustem dit tout bas à Beschouten : Le vin n'a pas besoin d'eau, pourquoi en mettre dans la coupe, pourquoi affaiblir ce vin vieux ? Beschouten dit à l’échanson : Apporte une nouvelle coupe sans eau. Il obéit. Beschouten appela les chanteurs, et Rustem ne cessa pas d'être l'objet de son étonnement.

Lorsque le temps du départ fut arrivé, le visage du noble Rustem était coloré par le vin. Isfendiar lui dit : Puisses-tu vivre heureux jusqu'à la fin des temps, puisse le vin et ce que tu as mangé te faire du bien, puisse la droiture être l'aliment de ton âme. Rustem lui répondit : O prince illustre ! puisse la raison être toujours ton guide ! Le vin que je bois avec toi fait toujours du bien et donne de la force à mon esprit prudent Si tu veux écarter de ton âme cette lutte, ta puissance et ta sagesse s'en accroîtront. Quitte le désert et viens dans ma maison ; soit pendant quelque temps mon hôte joyeux. Honore ma demeure de ta présence à une fête ; ne te tiens pas éloigné de ton serviteur. J'accomplirai tout ce que j'ai dit, je ferai de l’intelligence ton guide ; repose-toi un peu, ne te donne pas de la peine pour faire du mal, tends vers la démence, et reviens à la raison. Isfendiar répliqua : Ne sème pas une semence qui ne germera jamais. Tu verras demain ce que peut la bravoure d'un homme, quand j'aurai pris mes armes de combat ; ne te vante pas toi-même, retourne dans ton palais et prépare-toi pour demain. Tu verras que sur le champ de bataille je suis le même qu'en face des coupes de vin et des échansons. Mais conforme-toi aux conseils que je te donne, et laisse-toi enchaîner selon les ordres du roi, car un homme pieux accepte les ordres du roi dévotement comme des ordres de Dieu. Quand nous irons du Zaboulistan dans l'Iran, quand nous paraîtrons devant le roi des braves, il aura, d'après ce que je lui dirai, une opinion plus haute de ton courage. Ne me fais donc pas le chagrin de me refuser.

Le cœur de Rustem était affligé et soucieux, le monde devint devant ses yeux comme une forêt il ne voyait pas son chemin ; il se dit : Que je le laisse m'enchaîner les mains, ou que j'amène sa perte, ce seraient deux faits également maudits et néfastes, deux actions pernicieuses, inouïes et mauvaises. Ces chaînes détruiraient ma gloire, ma vie finirait tristement par le fait de Guschtasp, et dans le monde entier, partout où l’on conterait une histoire, on ne cesserait jamais de me blâmer ; on dirait que Rustem n'a pu résister à un jeune homme qui est allé dans le Zaboulistan et lui a lié les pieds ; toute ma gloire se convertirait en honte, et il ne resterait dans le monde rien de ma bonne renommée. Et si je le tuais sur le champ de bataille, mon visage pâlirait devant les rois, on dirait que j'ai tué ce prince parce qu'il m'a adressé une parole dure, on me maudirait encore après ma mort, et on m'appellerait le vieillard impie. Enfin si je mourais de sa main, toute la gloire du Zaboulistan périrait, le nom de Destan fils de Sam serrait déshonoré, et personne dans le Zaboulistan n'acquerrait plus de gloire ; mais au moins on se raconterait dans les assemblées les bonnes paroles que j'ai prononcées. Si je n'avais pas fait tout ce qui était possible pour maintenir la paix, mon intelligence me pousserait à me défaire de la vie.

Ensuite il dit à cet homme plein de fierté : Le souci me fait pâlir. Tu parles toujours de ces chaînes, mais tes chaînes et tes intentions te porteront malheur, à moins que les décrets du ciel n'en ordonnent, autrement, car nous ne pouvons deviner ce que fera la voûte qui tourne. Tu acceptes donc tous les conseils du Div, tu refuses d'écouter la parole de la sagesse. Tu es simple de cœur et ne connais pas le monde ; sache que le maître de la terre tâche de te faire périr. Guschtasp ne se fatigue pas du trône et de la couronne, pendant que la fortune lui sourit, et il te pousse à travers tous les pays, il te lance dans tous les dangers. Le monde entier lui est suspect, son intelligence est devenue comme une hache et son esprit comme une cognée, et tant qu'il y aura un grand qui ne craindra pas de lutter contre toi, tant que ce grand pourra te faire périr, le trône et la couronne du pouvoir resteront à Guschtasp. Faut-il donc que je maudisse le trône et que pour de pareilles raisons je fasse de la terre une couche pour toi ? Pourquoi veux-tu déshonorer ma vie ? Pourquoi ton esprit se refuse-t-il à la réflexion ? Tu sèmes de ta propre main des maux pour toi, et si tu es malveillant, tu t'attireras des malheurs. Ne commets, ô roi, ne commets pas un acte de jeunesse, ne t’obstine pas à faire une chose mauvaise ! N'afflige pas mon cœur, ô roi ! ne mets pas en danger ma vie et la tienne. Aie donc honte devant Dieu et devant moi, et ne cherche pas ta destruction et la mienne. Quel besoin as-tu de me combattre, de lutter contre moi et de m'attaquer ? Le sort te pousse, toi et ton armée, pour vous faire périr de ma main, et mon nom revolera infâme dans le monde. Puisse cette mauvaise fin être réservée à Guschtasp.

Le fier Isfendiar écouta, et lui répondit : O illustre Rustem ! réfléchis à ce qu'a dit un ancien sage, dans un temps où son esprit était dans toute sa vigueur : Un vieillard qui veut ruser devient stupide, si vaillant et si sage qu’il soit d'ailleurs. C'est ainsi que tu veux me tromper, pour te délivrer de collier de la servitude. Tu veux que tous ceux qui t'entendent croient à tes paroles doucereuses, qu'ils me traitent, moi, l'homme de bien, comme un homme aux intentions impures, et toi comme un sage plein de vertu ; qu'ils disent que tu es arrivé a portant de bonnes nouvelles et de bonne paroles, et me faisant tout espérer, mais que j'ai refusé d'écouter ce que tu disais, après avoir été si bien traité par toi ; que j'ai rejeté avec dédain tes prières, et que ma langue n'a prononcé que des paroles amères. Sache que je ne désobéirai jamais au roi, fût-ce pour un trône et une couronne ; que c'est de lui que dépendent dans le monde mon bonheur et mon malheur, qu'en lui sont mon enfer et mon paradis. Puisse ce que tu as mangé te faire du bien et porter malheur à tes ennemis ! Maintenant retourne en paix près de Zal et répète-lui ce que tu as entendu. Prépare ton armure de guerre, et ne m'adresse plus une parole ; viens demain matin, combats loyalement et ne traîne plus en longueur cette affaire. Tu verras demain sur le champ de bataille le monde devenir noir devant tes yeux, et tu sauras ce qu'est un combat entre hommes vaillants au jour de l'honneur et de la lutte.

Rustem lui dit : O homme au cœur de lion ! puisque tel est ton désir, je te recevrai monté sur Raksch, mon cheval ardent, je guérirai ta tête avec ma massue. Dans ton pays, tu as entendu dire, et tu as cru à ces paroles, que l'épée des braves était impuissante sur le champ de bataille contre Isfendiar. Tu verras demain la pointe de ma lance et les rênes de Raksch enroulées autour de ma main, et jamais tu ne désireras plus rencontrer dans le combat un guerrier renommé.

La lèvre du jeune prince sourit, et Rustem sentit qu'il était l’inférieur de cet homme qui souriait et qui lui répondit : O toi qui cherches la gloire, pourquoi te mets-tu en colère en discutant ? Quand tu viendras demain sur le champ de bataille, tu y verras un combat entre des braves. Je ne suis pas un rocher, et le cheval sur lequel je monte n'est pas une montagne ; je suis un seul homme, et je viendrai sans escorte ; mais, ou ta tête sera brisée par ma massue, et ta mère pleurera dans l'angoisse de son cœur, ou, si tu ne péris pas dans le combat, je te lierai sur ta selle et t'amènerai à Guschtasp, pour qu'un esclave comme toi ne cherche plus à lutter contre le roi.

RUSTEM S'EN RETOURNE A SON PALAIS.

Quand Rustem arriva à l'enceinte des tentes d'Isfendiar, il resta pendant quelque temps debout devant la porte, et adressa la parole à cette toile en disant : O demeure de l'espoir ! c'étaient des jours heureux que ceux où Djamschid l'habitait ; tu étais glorieuse du temps de Keï Kaous, et aux jours de Keï Khosrou, dont le pied laissait une trace fortunée ; mais maintenant le prince indigne qui occupe ton trône a fermé la porte de ta gloire. Le vaillant Isfendiar entendit ces paroles et s'avança à pied vers le héros illustre, et lui dit : O homme de bon conseil ! pourquoi te mets-tu en colère contre cette enceinte ? Faut-il donc que les sages donnent au Zaboulistan le nom du pays des brouillons ? Quand un hôte est fatigué du maître de la maison, est-ce qu'il injurie, dans sa colère, le jardinier ? Il ajouta : L'enceinte de ces tentes a vu un temps où elle contenait Djamschid, qui a abandonné les voies de Dieu, maître du monde, et qui n'a plus vu des jours heureux, ni le gai paradis. Ensuite il y avait un temps où elle servait de retraite à Kaous et donnait de l'ombre à son armée, à Kaom, qui a voulu pénétrer le secret de Dieu et voir de près les astres, qui a rempli le monde de trouble, de dévastation, d'épées et de flèches ; mais maintenant elle a un maître comme Guschtasp, auprès duquel est un Destour comme Djamasp ; d'un côté du roi est assis Zerdouscht, qui est venu droit du ciel avec le Zendavesta, et de l'autre Beschouten, le héros vertueux, qui ne cherche dans le monde ni la prospérité ni l'adversité. Devant lui se tient l'heureux Isfendiar, qui a rempli de joie la fortune instable, qui a fait revivre le cœur des braves, et a réduit à la servitude les méchants par la terreur de son épée.

Cependant le vaillant Pehlewan avait atteint la porte, Isfendiar le regardait partir, et quand il l'eut quitté, il dit à Beschouten : Il ne faut pas nier la bravoure et la valeur des autres. Jamais je n'ai vu ni un cheval ni un homme pareils, et je ne sais comment il se tirera de ce combat. C'est un éléphant furieux, assis sur la montagne de Gangue, quand il arrive au combat couvert de son armure ; il est encore plus grand par sa noblesse et sa grâce que par sa stature, mais je crains que demain il ne fasse une chute. Mon cœur est ému de la majesté de ses retraits, mais je ne dévierai pas des ordres du maître de la justice, et quand il se présentera demain sur le champ de bataille, je rendrai noir devant lui le jour brillant.

Beschouten répondit : Écoute-moi, mon frère, quand je te prie de t'abstenir. Je te l'ai déjà dit, et je le répète, car je ne puis dépouiller mon cœur de sa droiture, n'humilie personne, car un homme libre ne se soumet pas à l'humiliation et à la douleur. Dors cette nuit, et demain de grand matin va sans escorte dans son palais, où nous serons heureux pendant un jour, où nous répondrons à toutes les questions qui nous seront faites. Le monde entier a prospéré par Rustem, parmi les petits et parmi les grands ; jamais il ne voudra se soustraire à tes ordres, et je vois que son cœur est plein de loyauté envers toi. Pourquoi, le combats-tu avec haine et colère ? Écarte de ton cœur la haine et de tes yeux la colère !

Isfendiar reprit : Il y a une épine dans mon jardin de roses. Ensuite il ajouta : Il ne sied pas à un homme qui a la vraie foi de parler ainsi. Toi qui est le Destour de l'Iran, qui es le cœur, l'oreille et l'œil des héros, tu approuves donc cette voie, cette prudence et cette manière de blesser le roi ? Toutes mes peines et tous mes soucis seraient devenus du vent, et la religion de Zerdouscht aurait perdu sa vérité ? Car elle dit que quiconque désobéit au roi aura sa place dans l'enfer. Tu m'exhortes sans cesse à commettre ce péché, à mépriser les paroles de Guschtasp. C'est là ce que tu me dis ; mais comment le ferais-je, pourquoi résisterais-je à son avis et à son ordre ? Si tu crains pour ma vie, je vais à l'instant te rassurer ; car sache que personne ne meurt dans le monde sans la volonté du destin, et que celui-là ne meurt pas qui emporte avec lui une grande gloire. Tu verras demain ce que je ferai sur le champ de bataille contre les griffes du dragon.

Beschouten lui dit : O roi ! tu ne cesses de parler de bataille. Avant que tu fusses venu ici avec ta massue et ton arc, Iblis n'avait pas tant de pouvoir sur toi ; mais maintenant tu as livré ton âme au Div et tu ne veux plus écouter les conseils de ton guide. Je vois ton cœur follement attaché à ce combat, et je déchire les vêtements sur mon corps ; comment pourrais-je délivrer tout d'un coup mon âme de ses craintes ? Vous êtes deux braves, deux lions, deux héros, sais-je lequel de vous succombera ? Le prince ne lui répondit plus ; son cœur était blessé, sa tête pleine de vent.

ZAL DONNE CONSEIL À RUSTEM.

Quand Rustem fut arrivé dans son palais, il regarda pendant quelques instants ses amis ; Zewareh s'approcha de lui et vit que son cœur était troublé, que son visage était pâle. Rustem lui dit : Va, et apporte-moi mon épée indienne, une lance et un casque de combat ; apporte mon arc, les caparaçons de mon cheval et une cotte de mailles ; apporte un lacet, ma lourde massue et ma cuirasse de peau de léopard. Zewareh ordonna au trésorier de tirer de ses réserves tout ce que Rustem avait demandé. Quand Rustem vit ses armes de combat, il laissa tomber sa tête et poussa un soupir, disant : O cuirasse de combat, tu t'es reposée des guerres depuis longtemps ; maintenant que tu auras à livrer bataille, sois forte, sois en tout lieu pour moi une tunique de bonheur, car il s'agit d'un champ de bataille où deux héros se combattront comme deux lions rugissants. Nous verrons à présent ce que fera Isfendiar, comment il jouera ce jeu de la bataille.

Quand Destan entendit ces paroles de Rustem, l'âme du vieillard se remplit d'inquiétude ; il dit : O illustre Pehlewan ! quelles paroles as-tu prononcées ? Des paroles qui troublent mon âme ! Depuis le moment où tu as monté sur un cheval de guerre, tu as toujours été un homme au cœur pur et bon, tu t'es glorifié d'obéir aux ordres du roi, tu as super porté patiemment toutes les fatigues ; mais je crains que ton jour ne baisse, que ton astre ne se couche, alors ils détruiront jusqu'à la racine toute la famille de Destan ; ils jetteront dans la poussière les femmes et les enfants. Si tu meurs dans le combat de la main d'un jeune homme comme Isfendiar, il ne restera plus dans le Zaboulistan ni de l'eau ni de la terre, et ce qui était haut dans ce pays deviendra bas ; si c'est Isfendiar qui périt, ta gloire périra de même, et tous ceux qui raconteront des histoires déchireront ton nom illustre, et diront que tu as tué un roi d'Iran, que tu as tué un vaillant cavalier, un des lions de la race des Keïanides. Va plutôt auprès de lui à pied, et si tu ne veux pas, quitte ces lieux, retire-toi dans un coin, loin des grands, de sorte que personne dans le monde n'entende plus prononcer ton nom, car ce malheur troublera ton esprit ; évite donc ce jeune roi. Apaise cette affaire par des trésors, sans ménager tes peines, et ne préfère pas la hache d'armes au brocart de Chine. Distribue à son armée des présents, et rachète de lui ta vie par quoi que ce soit. Quand il aura quitté le bord du Hirmend, monte sur Raksch, ton puissant cheval, et lorsque tu seras hors de l'atteinte d’Isfendiar, prie Dieu sur la route pour qu'il te permette de voir le visage du roi ; quand tu seras en sa présence, comment te ferait-il du mal ? Une mauvaise action siérait-elle à un roi !

Rustem lui dit : O vieillard ! ne parle pas de tout cela si légèrement. Voici bien des années que je suis arrivé à l'âge d'homme, et beaucoup de bonheur et de malheur a passé sur ma tête ; je suis allé chez les Divs du Mazandéran, j'ai combattu les cavaliers du Hamaveran, j'ai lutté contre Kamous et le Khakan de la Chine, sous le cheval duquel la terre tremblait. Si je fuyais devant Isfendiar, tu n'aurais qu'à abandonner ton palais et tes jardins du Séistan. Quand je me couvre, au jour de la bataille, avec ma cuirasse en peau de léopard, j'abaisse dans la poussière la sphère de la lune. Les supplications dont tu parles, je les ai faites abondamment, je me suis reconnu son vassal ; mais il dédaigne mes paroles, il se détourne de la sagesse et de mes conseils ; s'il voulait ne pas tenir sa tête dans la sphère de Saturne, si sa fierté lui permettait de me saluer, je lui prodiguerais avec plaisir des trésors, des joyaux, des massues, des cottes de mailles, des masses d'armes, des épées. Je le lui ai dit longuement, mais il n'a pas été ébranlé, et toutes mes paroles ne m'ont laissé dans la main que du vent. Mais ne crains pas pour sa vie : s'il vient demain me combattre, je ne prendrai pas une épée tranchante, je ne veux pas blesser son noble corps ; je manierai mon cheval dans notre lutte, mais il ne sera frappé ni de ma massue ni de la pointe de ma lance : je lui couperai la retraite, je saisirai de toute ma force sa ceinture, je l'enlèverai de la selle en l'étreignant dans mes bras, et le reconnaîtrai comme roi à la place de Guschtasp. Je ramènerai ici, je le ferai asseoir sur ce beau trône et j'ouvrirai la porte de mes trésors ; quand il aura été mon hôte pendant trois jours, aussitôt que le quatrième jour aura repoussé de la sphère qui illumine le monde le voile sombre de la nuit, et que la coupe de rubis aura paru, nous mettrons nos armures et nous nous rendrons après de Guschtasp. Là je le placerai sur l'illustre trône d'ivoire, je mettrai sur sa tête la couronne qui ravit les cœurs, je me tiendrai devant lui ceint comme un esclave, et ne le quitterai plus. Tu sais quels actes de bravoure j'ai faits devant le trône de Kobad, si ta mémoire les a retenus, et maintenant tu me demandes de me cacher ou de me laisser enchaîner sur l’ordre du roi !

Zal-Zer sourit en l'écoutant : il secoua pendant un instant la tête en réfléchissant, puis il reprit : O mon fils ! ce que tu dis n'a pas de sens ; si des fous t'entendaient, ils croiraient à ces paroles absurdes. Kobad était en détresse sur une montagne, sans trône, ni couronne, ni trésor, ni argent ; mais ne te place pas en face d'un roi de l'Iran qui a une armée et du sens et des trésors longuement accumulés, en face d'un homme comme Isfendiar, dont le nom est gravé sur le sceau du Faghfour de la Chine. Tu dis que tu l'enlèveras de dessus son cheval, que tu le porteras dans tes bras jusqu'au palais de Zal ; mais un vieillard ne parlerait pas ainsi ; ne te laisse pas aller au manque de respect envers les rois. Je t'ai donné mon avis, et tu le connais maintenant, ô lune de l'assemblée des grands. Lorsqu'ils eurent ainsi parlé, Zal se prosterna le front contre terre et implora le Créateur, disant : O juge et maître suprême, écarte de nous le mauvais sort ! Sa langue ne cessa de proférer des lamentations, jusqu'à ce que le soleil eût paru au-dessus des montagnes.

COMBAT DE RUSTEM ET D'ISFENDIAR.

Lorsqu'il fit jour, Rustem revêtit une cotte de mailles par-dessus laquelle il mit sa cuirasse de peau de léopard pour protéger son corps, il attacha le lacet au crochet de la selle, et monta sur son destrier, qui ressemblait à un éléphant. Ensuite il fit venir auprès de lui Zewareh, lui parla longuement de son armée et termina ainsi : Va, mets en ordre mes troupes et place-les sur cette colline de. sable. Zewareh alla réunir les troupes sur la place du palais pour les conduire sur le champ de bataille. Tehemten partit, la lance en main ; hors du palais il monta à cheval, et son armée le reçut par des acclamations : ? Puisses-tu ne jamais manquer à ta massue, à ton cheval et à ta selle ! Rustem s'avança, suivi de Zewareh, qui était le soutien principal de sa royauté ; il alla ainsi jusqu'aux bords du Hirmend, la bouche pleine de confiance, mais le cœur rempli de soucis. Là il laissa l'armée et son frère, puis continua son chemin vers le camp du roi d'Iran, après avoir dit tristement à Zewareh : Je vais essayer de détourner de ce combat cet homme malveillant et haineux, et de rendre la sérénité à son esprit. Mais je crains qu'il ne faille en arriver aux coups, et je ne sais quel malheur en sortira. Maintiens l'armée à cette place, je pars pour voir ce que le sort amènera. Si je trouve Isfendiar aussi colère qu'auparavant, je n'appellerai pas les chefs du Zaboulistan, je combattrai en personne et seul ; je ne veux pas qu'un homme de mon armée en souffre. Celui dont le cœur est toujours rempli de justice peut compter tranquillement sur la fortune victorieuse.

Rustem passa le fleuve et monta sur une hauteur ; il y resta quelque temps, absorbé dans ses pensées sur le monde. ; à la fin il cria : O fortuné Isfendiar ! celui qui doit te combattre est arrivé ; prépare-toi. Isfendiar entendit ces paroles du vieux lion plein d'ardeur pour la lutte ; il sourit et dit : Me voici ! je me suis apprêté depuis le moment de mon réveil. Il se fit apporter sa cuirasse, son casque, sa massue et sa lance de combat ; il couvrit de la cuirasse sa poitrine brillante, plaça sur sa tête son casque de Keïanide, fit seller et amener devant lui son cheval noir. Quand le héros vit son destrier, il posa la hampe de sa lance par terre et sauta de la terre noire en selle, par un effort de la force et de la vaillance dont il était doué, semblable à un léopard qui saute sur le dos d'un onagre et le terrifie. Son armée en resta confondue et éclata en bénédictions sur lui. Il partit. Arrivé près de Tehemten, il l'aperçut seul sur la colline et dit du haut de son cheval à Beschouten : je n'ai pas besoin d'aide et de compagnon pour le vaincre ; puisqu'il est seul, j'irai seul ; je vais gravir cette raide montée. C'est ainsi que ces deux hommes allèrent se combattre : on aurait dit qu'il n'y aurait plus de fête dans le monde.

Lorsque le vieillard et le jeune homme, ces deux Pehlewans, ces deux lions pleins de fierté, s'approchèrent l'un de l'autre, leurs chevaux se mirent à hennir ; on aurait cru que le champ de bataille se fendait. Rustem dit avec une forte voix : O homme au cœur joyeux, favori de la fortune ! ne sois pas si obstiné et ne t'emporte pas tant ; ouvre une fois ton oreille à la parole d'un sage. Si tu désire un combat et du sang versé, de détresses et des attaques, permets que j’amène mes cavaliers du Zaboulistan, couverts de leurs cottes de mailles et armés de leurs épées de Kaboul ; toi, de ton côté, ordonne aux Iraniens d'avancer, pour que l’on voie ce qui est joyau et ce qui est fausse monnaie. Nous les amènerons sur ce champ de bataille pour qu'ils se battent, et nous nous tiendrons tranquilles pendant quelque temps ; il y aura du sang versé selon ton désir, et tu verras le tumulte et la mêlée.

Isfendiar répondit : Tout ce discours est insensé ; tu es parti de ton palais avec ton épée, tu m'as appelé sur cette hauteur ; pourquoi veux-tu me tromper maintenant, ou sens-tu que ta chute est prochaine ? A quoi me servirait une guerre contre le Zaboulistan, ou entre l'Iran et Kaboul ! Plaise à Dieu que jamais je n'agisse ainsi ! car il n'est pas conforme à ma foi que je livre à la mort les Iraniens pendant que je place la couronne sur ma tête. Lorsque j'ai à combattre, je marche le premier, même quand je dois affronter les griffes d'un léopard. S'il te faut un protecteur, amène-le ; moi je n'en ai jamais besoin ; c'est Dieu qui me protège dans les combats, et la fortune sourit à mes entreprises. Tu es avide de combats, et moi je désire la lutte, ainsi battons-nous sans nos armées, et nous verrons si le cheval d'Isfendiar arrivera à l'écurie ce sans cavalier, ou si le destrier de Rustem, le glorieux héros, s'en retournera sans maître au palais de Zal.

Alors les deux héros convinrent que personne ne les aiderait dans cette lutte. Ils s'attaquèrent maintes fois avec les lances, ils firent tomber les attaches de leurs cuirasses ; à la fin les pointes de leurs lances se brisèrent, et ils furent forcés de saisir leurs épées ; ils levèrent les épées tranchantes, s'attaquèrent à droite et à gauche, mais la force des héros et les coups des cavaliers ébréchèrent ces épées. Ils se redressèrent, détachèrent des selles leurs massues et firent tomber l'un sur l'autre des coups comme des pierres qui se détachent du haut d'un rocher ; ils se démenaient avec fureur, semblables à deux lions sauvages, se frappaient sur tous les membres, et leurs mains ne s'arrêtèrent que lorsque les manches des massues furent brisés. Alors ils saisirent les lanières des lacets, et les deux chevaux ardents volèrent. Isfendiar avait pris dans le lacet une des têtes des combattants, et l'autre était prise par le héros illustre, et ces deux braves pleins de fierté, ces deux hommes au corps d'éléphant, tirèrent de toutes leurs forces ; ils firent de puissants efforts l'un contre l'autre, mais aucun de ces lions ne fut ébranlé sur le dos de son cheval. Les deux cavaliers étaient épuisés, leurs chevaux étaient fatigués par ce terrible combat, l'écume dans leur bouche était du sang et de la poussière, les cottes de mailles des hommes et les caparaçons des chevaux étaient mis en pièces.

LES FILS D'ISFENDIAR SONT TUES PAR ZEWAREH ET FARAMOURZ.

Lorsque le combat des héros eut duré longtemps, et que Rustem fils de Zal tardait à revenir, Zewareh amena son armée de l'autre rive du Hirmend, une armée au cœur blessé et avide de vengeance. Il dit aux Iraniens : Où est Rustem ? Pourquoi nous tenir tranquilles dans un jour pareil ? Vous êtes venus pour combattre le crocodile, vous êtes venus a pour attaquer Rustem, vous voulez enchaîner sa main, il ne faut donc pas rester paisibles sur ce champ de bataille. Ensuite il se mit à injurier les Iraniens et à proférer des outrages contre eux. Un fils d’Isfendiar en fut indigné. C'était un cavalier illustre, habile à lancer un cheval, un jeune prince du nom de Nousch-Ader, portant haut la tête, avide de combats et d'un heureux caractère ; il se mit en colère contre l'homme du Séistan, et sa bouche vomit l'injure et l'outrage. Il dit : O héros plein d'arrogance ! il n'y a qu'un homme vil qui désobéit au roi. Le vaillant Isfendiar ne nous a pas permis de livrer bataille à des chiens qui se soustraient à ses avis et à ses ordres, qui osent se révolter contre sa suzeraineté. Mais si vous nous attaquez contre tout droit, si vous êtes assez insensés pour prêter main-forte à ce qui est mauvais, vous verrez comment les hommes de guerre combattent avec l'épée et la lance et la lourde massue. Zewareh ordonna aux siens de marcher en avant, d'attaquer et de frapper les chefs des Iraniens ; lui-même s'avança pour soutenir ces hommes, qui sortirent des rangs dix par dix et tuèrent des Iraniens sans nombre. Nousch-Ader vit ce carnage, se prépara au combat, monta sur un destrier isabelle qui levait fièrement la tête, et arriva, une épée indienne en main. Or il y eut un héros illustre, du nom d'Alwa, un homme fier, bon cavalier, d'un naturel joyeux, qui portait dans les batailles la lance de Rustem et se tenait toujours derrière lui. Nousch-Ader le vit de loin et se hâta de tirer son épée : il frappa sur la tête et fendit ce guerrier illustre depuis le haut du casque jusqu'au milieu du corps. Zewarch lança son cheval de guerre et s'écria dans sa colère : Tu as tué cet homme, maintenant défends ta propre vie, car je n'appelle pas cavalier un homme comme Alwa. Zewareh frappa avec sa lance la poitrine du prince, qui tomba sur-le-champ dans la poussière, et la fortune de l’armée périt avec l'illustre Nousch-Ader.

Il avait un frère du nom de Mihri-Nousch, en jeune homme, prêt à frapper de l'épée, qui se mit à pleurer ; son cœur bouillonnait, son âme était blessée ; il lança son cheval au corps d'éléphant, et s'avança du centre de l'armée vers les lignes ennemies, en écumant de rage. De l'autre côté, Faramourz, semblable à un éléphant ivre, sortit des rangs, une épée indienne en main, et attaqua l'illustre Mihri-Nousch ; les deux armées poussèrent des cris ; les deux nobles jeunes gens, impatient de combattre, l'un fils de roi, l'autre fils du Pehlewan, s'élancèrent comme des lions furieux et se frappèrent avec les épées. Mihri-Nousch s'était jeté avec ardeur dans la lutte, mais il ne pouvait résister à Faramourz, qui donna un coup d'épée pour le frapper et pour faire rouler sur la terre sa noble tête ; l’épée tomba sur le cou de son propre cheval et abattit la tête de l'animal aux pieds de vent ; mais Faramourz, quoique à pied, tua son ennemi et le sang de Mihri-Nousch rougit le champ de bataille.

Lorsque Bahman vit son frère mort, qu'il vit la terre sous lui colorée comme la rose, il courut auprès d'Isfendiar, au milieu du feu de son combat avec Rustem, et lui dit : O lion furieux ! une armée du Séistan nous a attaqués : tes deux fils, Nousch-Ader et Mihri-Nousch, ont péri misérablement sous les coups des gens du Séistan. Pendant que tu te bats ici, nous sommes accablés de douleur ; ces jeunes princes Keïanides sont couchés dans la poussière, et le méfait d'hommes insensés a couvert notre famille d'une honte éternelle.

Le cœur vigilant d'Isfendiar se remplit de colère ; dans son cerveau s'éleva un orage, dans son œil brillaient des flammes. Il dit à Rustem : Malheureux ! est-ce ainsi que les grands observent les traités ? Tu avais dit que tu ne mènerais pas au combat ton armée ; mais tu n'as pas soin de ton nom et de ton honneur ! N'es-tu pas honteux devant moi et devant le Créateur, ne crains-tu pas qu'il t'adresse des questions au jour du jugement ? Ne sais-tu pas que ceux qui violent un traité sont méprisés parmi les hommes ? Deux guerriers de ton pays ont tué deux de mes fils, et ils continuent encore leur œuvre de malveillance. Rustem fut consterné de ces paroles, il tremblait comme la branche d'un arbre, et dit : Je jure par la vie et la tête du roi, par le soleil et mon épée, et par le champ de bataille, que je n'ai pas ordonné ce combat, que je désavoue ceux qui l'ont livré. Je vais lier les deux mains de mon frère, si c'est lui qui a été l'instigateur de ce méfait ; j'amènerai aussi Faramourz, les deux mains enchaînées, devant le roi adorateur de Dieu, et tu les tueras pour venger tes nobles enfants ; mais ne perds pas la raison pour cette action insensée,

Isfendiar lui répondit : Verser le sang du serpent pour venger la mort du paon ne serait ni utile ni agréable, et ne serait pas selon les règles des rois qui portent haut la tête. Malheureux ! cherche à te sauver toi-même, car ton dernier moment approche. Je vais clouer avec mes flèches tes cuisses contre le corps de Raksch, et vous ne ferez qu’un, comme l'eau et le lait qu'on mêle, pour que jamais dorénavant un esclave n'ose plus lutter contre un seigneur. Si tu survis, je te lierai les mains et te mènerai sans délai devant le roi, et si tu meurs sous mes traits, pense que c'est pour expier le sang de ces deux nobles enfants. Rustem dit : Ces querelles ne peuvent que diminuer notre gloire. Tourne-toi vers Dieu, commence par l'invoquer, car il est le guide vers tout ce qui est bon.

RUSTEM S'ENFUIT SUR LE HAUT DE LA MONTAGNE.

Ils prirent leurs arcs et leurs flèches en bois de peuplier, et le soleil en perdit son éclat ; il sortait du feu des pointes de leurs flèches ; ils se clouèrent leurs cottes de mailles sur la poitrine. Le cœur d'Isfendiar était gonflé de sang, ses sourcils et son visage étaient froncés ; quand il saisissait ses flèches et son arc, personne ne pouvait lui échapper ; il prit alors un arc tel que le soleil en pâlit, et des traits aux pointes d'acier qui traversaient une cotte de mailles comme du papier. Il lança soixante flèches qui toutes blessèrent Rustem et le vaillant Raksch, et pendant ce temps il tournait en cercle autour de lui, en sorte que les traits de Rustem ne le touchaient pas. Ses flèches frappaient Rustem à mesure que sa main les faisait partir ; mais celles que lançait Rustem ne lui firent aucun mal, et Rustem, se trouvant impuissant dans cette lutte, s'écria à la fin : Cet Isfendiar est certainement le héros au corps d'airain.

Le corps de Raksch s'affaiblissait sous ces blessures, et ni le destrier ni le héros ne pouvaient plus se soutenir ; le cheval et le cavalier étaient hors de combat, lorsque Rustem, qui paraissait perdu, s'avisa d'un moyen de salut. Il sauta à bas de Raksch, rapide comme le vent, et tourna sa noble tête vers le sommet de la montagne ; pendant ce temps le brillant Raksch s'en retourna au palais et se sépara ainsi de son maître. Le sang coulait le long du corps de Rustem, et cet homme, qui ressemblait au mont Bisoutoun, était faible et tremblait Isfendiar se mit à rire quand il l'aperçut, et dit : O prince illustre ! comment la force de l'éléphant ivre t'a-t-elle donc fait défaut, comment la montagne de fer a-t-elle pu être percée par des flèches ? Que sont donc devenue ta bravoure et ta massue, ta vigueur et ta tenue majestueuse dans le combat ? Pourquoi t'es tu réfugié sur le haut de la montagne quand tu as entendu la voix du lion furieux ? Pourquoi le lion de la guerre s'est-il fait renard, pourquoi se retire-t-il ainsi de la lutte ? C'est donc toi qui as fait pleurer le Div, qui as brûlé les bêtes fauves des flammes de ton épée ?

Zewareh vit les traces du destrier brillant de Rustem, qui, malgré ses blessures, avait traversé la rivière. Le monde devint sombre devant ses yeux par l’excès de son inquiétude, et il se précipita en poussant des cris sur le lieu du combat ; il y trouva son frère grièvement blessé et vit qu'aucune de ses blessures n’était pansée ; il lui dit : Lève-toi, monte sur mon cheval, je vais revêtir la cuirasse pour te venger. Rustem lui répondit : Va auprès de Destan et dis-lui que la glotte de la race de Sam a péri ; prie-le de voir s'il y a un remède à ce malheur, s'il y a un secret pour guérir ces blessures ; car, ô Zal ! je sais bien que, si je survis cette fois aux flèches d’Isfendiar, c'est comme si j’étais né aujourd'hui de ma mère. Quand tu seras arrivé, tâche de sauver Raksch ; moi je vais te suivre, mais ce sera lentement. Zewareh quitta son frère et courut en suivant Raksch des yeux.

Isfendiar, qui était resté en bas, se mit à crier : O illustre Rustem ! tu restes bien longtemps là-haut ! Qui va donc venir à ton aide ? Jette ton arc, ôte ta cuirasse de peau de léopard, défais ta ceinture, repens-toi, laisse lier tes mains, et alors je ne te ferai plus de mal, je te mènerai, auprès du roi, blessé comme tu es, et te ferai pardonner tout ce que tu as fait. Mais si tu veux encore combattre, prononce tes dernières volontés, nomme quelqu'un gouverneur de ce pays, demande pardon à Dieu des péchés que tu as commis ; il est possible qu'il te les remette, si tu es contrit, et j'espère que Dieu le très juste voudra être ton guide, car tu vas quitter cette demeure passagère. Rustem répondit : Il est tard, on ne peut plus se battre à cette heure ; puisque tu es si content ce soir, rentre chez toi ; qui voudrait combattre pendant la nuit noire ? Moi aussi je vais partir pour mon palais, pour me reposer et respirer un peu. Je vais panser mes blessures, j'appellerai auprès de moi tous les miens, Zewareh, Faramourz, Destan, le fils de Sam, et tous ceux de mes parents qui ont un nom glorieux, et je me préparerai à faire ce que tu m'ordonneras, car tout est loyal dans une convention avec toi.

Isfendiar au corps d'airain lui dit : O vieillard volontaire et absurde ! tu es un homme puissant et vaillant, tu connais beaucoup d'expédients, d'artifices et de moyens d'échapper. Je vois ta ruse, tu ne veux pas que je m'aperçoive du mauvais état dans lequel tu te trouves. Je te fais grâce de la vie pour cette nuit ; ne te laisse pas tenter par des voies tortueuses, accomplis tout ce que tu m'as promis, et ne m'adresse plus de vains discours. Rustem répondit : Je ferai en sorte de trouver un baume pour mes blessures.

Il le quitta, et Isfendiar le suivit des yeux pour voir comment le héros marcherait. Rustem traversa la rivière, semblable à un vaisseau, invoqua sur son corps les bénédictions de Dieu, et adressa au juge suprême ces paroles : Si je meurs de mes blessures, qui parmi les grands voudra me venger, qui voudra imiter mon courage ma sagesse et ma conduite.

Isfendiar le suivit des yeux, le vit arriver sur l'autre rive, et dit : Il ne faut pas appeler Rustem un homme, c'est un éléphant furieux, et d'une grande puissance. Il a traversé l'eau, malgré ses plaies, et ces terribles blessures de mes flèches n'ont fait que hâter sa marche. Isfendiar resta pendant quelque temps dans son étonnement, puis il dit en s'adressant au Juge tout-puissant : Tu l’as créé tel que tu l’as voulu, c'est toi qui as ordonné l'univers.

Quand Isfendiar fut de retour, il entendit des cris qui partaient de ses tentes ; Beschouten s'avança ; la mort du vaillant Nousch-Ader et de Mihri-Nousch l'avait rempli de douleur et de colère ; la tente du roi était pleine de poussière, et tous les vêtements des grands étaient déchirés. Isfendiar descendit de son destrier et serra contre sa poitrine la tête des morts en s’écriant tristement : O mes deux vaillants enfants, la vie a donc quitté ces corps ! Ensuite il dit à Beschouten : Lève-toi, et ne verse pas des larmes de sang sur ces morts. Je ne vois pas le bien que produisent les larmes, et il ne faut pas s'attacher à la vie. Nous tous, jeunes et vieux, appartenons à la mort : puisse la raison nous aider à mourir comme il convient !

Il envoya ses fils au maître du trône, dans des cercueils d'or et portés sur des brancards d'ébène, et fit dire à son père : Voici les fruits que tes machinations commencent à porter. Tu as lancé dans l'eau un vaisseau, tu as exigé de Rustem un acte de servitude ; mais quand tu auras vu les cercueils de Nousch-Ader et de Mihri-Nousch, tu cesseras de prêter l'oreille aux conseils de Djamasp. Isfendiar vit encore, mais je ne sais quel fruit le sort lui réserve. Tu es assis sur le trône des délices, et lui se consume dans sa douleur ; mais le trône et ses délices ne te resteront pas toujours.

Il s'assit sur son trône, dans son deuil et dans sa douleur, et se mit à parler de Rustem en disant à Beschouten : Le lion recule devant la mal de l'homme vaillant. J’ai regardé aujourd'hui Rustem, j'ai observé la force et la stature de cet homme au corps d'éléphant, et j'ai béni Dieu, le très saint, de qui viennent l'espérance et la terreur, de ce qu'il a créé Rustem tel qu'il est. Adore celui qui a créé le monde ! Cet homme, dont les mains ont accompli tant de hauts faits, qui a jeté son filet dans la mer de la Chine et en a tiré des crocodiles, qui a saisi sur la plaine la queue des léopards, je l'ai blessé aujourd'hui avec mes flèches de manière que son sang a changé la terre en un lac. Il est descendu à pied de la montagne, après avoir fait une convention avec moi, a couru vers le Hirmend, chargé de sa cuirasse et de son épée, et a traversé l'eau malgré ses blessures, et le corps couvert des fers de mes flèches. Je crois que lorsqu'il aura atteint son palais, son âme se sera envolée vers Saturne.

RUSTEM TIENT CONSEIL AVEC SA FAMILLE.

Rustem, de son côté, arriva dans son palais, et Destan le vit dans l'état où il se trouvait ; Zewareh et Faramourz se mirent à pleurer, ils se consumèrent de douleur en voyant ces blessures ; Roudabeh s'arracha les cheveux et se déchira le visage en entendant leurs cris. Zewareh s'approcha de lui et défit sa ceinture ; on le débarrassa de sa cuirasse en peau de léopard, et tous les sages du pays s'assirent ensemble autour de lui. Rustem ordonna que ceux qui espéraient pouvoir guérir Raksch le lui amenassent. L'illustre Destan s'arracha les cheveux ; il frottait ses joues sur les blessures de son fils, disant : Pendant ma longue vie je n'ai jamais vu un fils si noble !

Rustem lui répondit : à quoi servent ces plaintes ? Le ciel a voulu que cela se passât ainsi. Mais j'ai devant moi quelque chose de plus pénible à faire, et qui remplit mon âme de plus de soucis que ces blessures. Quelles que soient les excuses que je ferais pour fléchir ce cœur de pierre, Isfendiar ne cherchera qu'à m'humilier par des paroles et par des actes pleins d'arrogance. J'ai traversé le monde entier, j'ai appris ce qui est connu et ce qui est secret, j'ai saisi le Div blanc par la ceinture et fut jeté par terre comme une branche de tremble, et je céderais devant Isfendiar et sa force, et cette fortune du combat ! Mes flèches ont traversé des enclumes ; quand elles ont rencontré un bouclier, elles l'ont trouvé faible ; mais j'ai eu beau les lancer contre la cuirasse d'Isfendiar, c'était comme si l’on frappait un rocher avec des épines. Autrefois, quand je saisissais une pierre, ma main l'écrasait comme un concombre ; maintenant j'ai saisi la ceinture d’Isfendiar, mais ma main qui le serrait n'a fait aucune impression sur lui. Quand un crocodile voyait mon épée, il se cachait sous les pierres ; mais cette épée ne perce pas la cuirasse sur la poitrine d'Isfendiar, ni même l'étoffe de soie qui lui couvre la tête. Je rends grâce à Dieu de ce que la nuit était sombre, et de ce que, dans cette obscurité, son œil était trouble. J'ai échappé à la griffe de ce dragon, mais je ne sais si cette délivrance me sauvera. Quand je réfléchis, je ne vois d'autre moyen que de monter demain sur Raksch, et de m'en aller dans un lieu où Isfendiar ne saurait trouver ma trace ; et s'il se met à trancher des têtes dans le Zaboulistan, il finira par s'en lasser, quand même l'envie de faire du mal lui durerait longtemps.

Zal lui dit : O mon fils ! sois raisonnable. Puisque tu as fini ton discours, écoute-moi. Il y a un moyen de sortir de tout dans le monde, si ce n'est de la mort, qui a une autre issue. Je connais un moyen de salut pour toi, accepte-le ! J'appellerai à notre aide le Simourgh, et s'il veut se faire mon guide, mon pays et mon royaume resteront intacts ; sinon notre patrie sera réduite en ruines par Isfendiar, ce méchant homme à qui plaît tout ce qui est mal.

LE SIMOURGH INDIQUE A RUSTEM UN MOYEN DE SALUT.

Tous les trois étant convenus de ce plan hardi, le Sipehbed Zal monta sur une haute montagne ; il apporta de son palais trois cassolettes remplies de feu, et trois hommes pleins de prudence l'accompagnèrent. Quand le magicien fut arrivé sur la crête de la montagne, il tira d'un morceau de brocart une plume, attisa le feu dans une des cassolettes, et brûla au-dessus de ce feu un bout de la plume. Lorsqu'une veille de cette nuit sombre fut passée, on aurait dit que l'air devenait comme un nuage noir. Le Simourgh regarda du haut des airs, il vit la lueur de ce feu ardent devant lequel était Zal, le cœur ulcéré de douleur ; l'oiseau s'approcha en décrivant des cercles, et Zal se leva avec ses trois hommes qui brûlaient de l'encens, bénit l'oiseau à plusieurs reprises et l'adora. Il remplit les trois cassolettes de parfums devant lui, et inonda ses joues du sang de son cœur.

Le Simourgh lui dit : O roi ! que s'est-il passé, pour que tu aies besoin de cette fumée ? Zal répondit : Puisse le malheur que m'ont apporté des hommes méchants et de mauvaise race frapper mes ennemis ! Le corps de Rustem au cœur de lion est blessé, et mon pied est paralysé par les soucis que me donne mon fils ; car je crains pour sa vie, à cause de ses blessures, qui sont telles que personne dans le monde n'en a jamais vu de semblables. De même Raksch est comme mort, et se tord jour et nuit à cause des flèches qui l'ont frappé. Isfendiar est venu dans ce pays et ne respire que combats ; il ne se contente pas de mon royaume, de mes trésors et de ma couronne, il veut les racines et les fruits de mon arbre. Le Simourgh lui dit : O Pehlewan ! ne laisse pas abattre ton âme par ceci. Il faudrait me faire voir Raksch et le noble distributeur de la terre.

Zal envoya quelqu'un auprès de Rustem et lui fit dire : Trouve un moyen de te relever pour un instant et ordonne aussi qu'on m'amène Raksch sur-le-champ. Quand Rustem fut arrivé sur le haut de la montagne et que l'oiseau au cœur serein l'eut aperçu, il lui dit : O puissant éléphant de guerre, quelle main t'a fait ce mal ? Pourquoi as-tu voulu combattre Isfendiar, pourquoi as-tu jeté du feu dans ton sein ? Zal répondit au Simourgh : O maître de la pitié ! puisque tu nous montres ton saint visage, dis-moi où dans le monde je puis chercher un lieu de refuge, si Rustem n'est pas guéri. On fera du Séistan un désert, on en fera un repaire de léopards et de lions, et notre race sera détruite jusqu'à la racine. Que devons-nous faire et dire maintenant ?

L'oiseau regarda les blessures et chercha un moyen de les fermer. Il tira du corps de Rustem quatre pointes de flèche et suça avec son bec le sang de ses blessures ; ensuite il les frotta avec ses ailes, et Rustem reprit à l'instant ses forces et son énergie. Le Simourgh lui dit : Panse ces blessures, et aie soin de ne pas te heurter pendant une semaine ; mouille avec du lait une de mes plumes et passe-la sur les blessures.

Ensuite il fit amener Raksch pour le guérir de même ; il passa son bec le long du flanc droit du cheval et tira de son cou six fers de flèche, de sorte qu'aucune partie de son corps n'était plus blessée ni estropiée, et Raksch se mit à l'instant à hennir, et le distributeur des couronnes sourit de plaisir en entendant. Alors l'oiseau lui dit : O héros au corps d'éléphant, tu es plus glorieux que tous les grands de la cour ; pourquoi as-tu recherché le combat contre Isfendiar, le héros illustre au corps d'airain ? Rustem répondit : S'il n'avait pas parlé de chaînes, mon cœur n'aurait pas été effarouché ; mais je préfère la mort au déshonneur, si jamais je me laisse vaincre dans le combat.

Le Simourgh répliqua : Il n'y a aucune honte à baisser ta tête jusque dans la poussière devant Isfendiar ; car il est le vaillant fils du roi, et la majesté divine des rois repose sur cet homme au sang pur. Si tu veux maintenant faire un pacte avec moi, tu renonceras à toute envie de combat, tu ne chercheras pas à t'élever au-dessus d'Isfendiar sur le champ de bataille et dans la lutte, tu lui rendras demain hommage, tu lui offriras comme rançon ton corps et ton âme. Si alors son heure est arrivée, il dédaignera certainement tes excuses, et je te fournirai un moyen de salut, je porterai ta tête jusqu'au soleil.

Rustem se réjouit de ces paroles et cessa de craindre d'avoir à subir la honte des fers ; il répondit : Je ne m'écarterai pas de tes instructions, quand même il pleuvrait des épines sur ma tête. Le Simourgh reprit : Par amitié, je vais te dévoiler le secret du ciel. Quiconque versera le sang d'Isfendiar deviendra la proie du destin ; jamais, aussi longtemps qu'il vivra, il ne trouvera la délivrance de ses peines ; il ne pourra garder ses trésors, la mauvaise fortune l’accompagnera dans cette vie, et quand il la quittera, il retrouvera dans l’autre des peines et le malheur ; mais si tu es décidé à suivre mon avis, je vais te rendre fort contre ton ennemi : je t'enseignerai cette nuit même un secret merveilleux, je fermerai ta bouche aux mauvaises paroles. Va, monte sur Raksch, ton cheval brillant, et prends un poignard étincelant.

Rustem écouta ce discours, se ceignit les reins, monta à l'instant sur Raksch et chevaucha jusqu'à ce qu'il eût atteint la mer. Il vit l'air assombri par le Simourgh et mit pied à terre sur le bord de la mer. Aussitôt l'oiseau plein de fierté descendit des airs, et Rustem aperçut un tamarix dont la racine était dans la terre et la cime dans les cieux. Le puissant oiseau se percha sur l'arbre, et indiqua à Rustem un chemin sec pour arriver auprès de lui ; un parfum de musc se répandit tout autour ; il ordonna à Rustem de s'approcher, lui frotta la tête avec son aile et lui dit : Choisis la branche la plus droite, la plus longue et la plus mince. C'est à cette flèche de tamarix qu'est attaché le sort d'Isfendiar ; ne fais donc pas peu de cas de cette baguette, rends-la droite devant le feu, cherche un bon vieux fer de flèche, attache au bois des plumes ce fer, et voilà le moyen de faire périr Isfendiar.

Rustem coupa une branche du tamarix et partit du bord de la mer pour son, palais et son fort ; le Simourgh fut son guide sur la route, se tenant au-dessus de sa tête et lui parlant ainsi : Maintenant, si Isfendiar vient te provoquer au combat, fais-lui des supplications, parle-lui avec douceur et droiture, et n'emploie aucune espèce de fraude ; il se peut qu'il revienne à un langage plus doux et qu'il se rappelle les temps anciens ; car tu as bien des fois traversé le monde, bravant les fatigues et les périls pour servir les rois. S'il refuse d'accepter tes excuses, s'il veut te traiter comme un homme de peu de valeur, alors bande ton arc, place cette flèche en tamaris que tu auras saturée de vin, dirige tes deux mains en ligne droite vers ses yeux, comme ferait un homme qui adorerait le tamarix : le destin portera cette flèche droit dans ses yeux, car c'est là qu'il est vulnérable, pourvu que tu ne te mettes pas en colère.

L'oiseau prit congé de Zal en l'embrassant étroitement, et s'élança dans les airs content et heureux. Rustem l'ayant vu s'envoler, alluma du feu, redressa la baguette et la satura et l'enivra de vin ; il y fixa un fer aigu, et, quand tout fut terminé, il y attacha des plumes.

RUSTEM RETOURNE AU COMBAT CONTRE ISFENDIAR.

Cependant l'aube du jour commença à rayonner du haut de la montagne et à s'avancer timidement au milieu de la nuit sombre ; Rustem revêtit ses armes de combat et fit sa prière au Créateur de monde. Arrivé près de l'armée illustre des Iraniens, pour provoquer Isfendiar à la lutte, le héros, qui cherchait un moyen de salut, se redressa et s'écria : O homme avide de combats, comment peux-tu dormir ainsi pendant que Rustem a déjà sellé Raksch ? Ensuite il reprit : Réveille-toi de ce doux sommeil, lutte contre Rustem, qui demande vengeance.

Isfendiar entendit ces paroles ; le peu d'effet qu'avaient produit ses armes pesantes l'avaient découragé, et il dit à Beschouten : La bravoure d'un lion ne sert à rien contre un magicien. Je ne croyais pas que Rustem pourrait arriver à son palais chargé de sa cotte de mailles, de sa cuirasse en peau de léopard et de son casque ; et Raksch, le destrier qu'il monte, avait la poitrine toute couverte des fers de mes flèches. J'ai entendu dire que Destan, ce sectateur des magiciens, étendait en toute occasion ses mains jusqu'au soleil, et qu'il dépasse tous les magiciens quand il est en colère : il n'est pas prudent de me battre contre eux. Beschouten lui répondit, les larmes aux yeux : Puissent les soucis et le dépit tomber sur tes ennemis ! Que t'est-il arrivé, pour que tu sois si découragé aujourd'hui ? probablement tu n'auras pas dormi dans la nuit. Qu'y a-t-il donc eu dans le monde entre ces deux héros pour que cette querelle ne fasse qu'augmenter ? Je ne sais lequel des deux la fortune a abandonné, puisqu'elle amène de nouveaux combats entre eux.

Le héros Isfendiar revêtit sa cuirasse, saisit ses armes de combat, et s'écria en apercevant Rustem : Puisse ton nom disparaître du monde ? O homme du Séistan, as-tu donc oublié l'arc du héros avide de combats ? L'art magique de Zal t'a guéri ; sans lui le tombeau aurait déjà réclamé ton corps ; maintenant tu viens après avoir pratiqué tes enchantements, et c'est ainsi que tu t'élances dans le combat contre moi. Mais aujourd'hui je te briserai les membres de telle manière que Zal ne te reverra pas vivant. Lorsque Rustem le vit ainsi en colère, il poussa un soupir et répondit : O Isfendiar, le héros entre tous, ô toi qui n'es pas encore rassasié de batailles, crains donc Dieu le très saint, le maître du monde, et ne rabaisse pas ton cœur et ton intelligence ! Je ne viens pas aujourd'hui pour me battre, je viens pour présenter des excuses et pour sauver mon nom et mon honneur. Pourquoi lutterais-tu contre moi avec mauvaise intention, pourquoi fermerais-tu les yeux de ta raison ? Je te conjure par Zerdouscht, le juste par sa foi sainte, par Nousch-Ader, par la majesté divine qui repose sur les rois, par le soleil et la lune, par le Zendavesta, de renoncer à la voie de la perdition. Oublie des paroles qui ont été dites, si violentes qu'elles aient pu être. Viens voir une fois ma maison, car ton désir de m'ôter la vie doit être passé. J'ouvrirai la porte des vieux trésors que j'ai amassés pendant de longues années ; j'en chargerai tes bêtes de somme, tu les donneras à ton trésorier, qui les conduira ; ensuite je partirai avec toi, je me présenterai avec toi devant le roi, quand tu l'ordonneras, et je regarderai comme juste ce qu'il fera, soit qu'il me déclare libre, soit qu'il me charge de chaînes. Réfléchis à ce qu'a dit un ancien sage : Ne t'associe jamais à une mauvaise étoile ! Je cherche tous les moyens pour, que ta fortune t'ôte l'envie de nouveaux combats.

Isfendiar répondit : Je ne me sers pas de fraude au jour du combat, au jour de la terreur. Tu parles sans cesse de ta maison et de ton palais, tu tâches de faire paraître calmes tes traits enflammés ; mais si tu veux conserver la vie, commence par mettre mes fers. Rustem reprit ainsi la parole : O roi ! ne dis pas des choses injustes, ne rends pas vil mon nom et ne déshonore pas le tien, car il ne sortira que des malheurs de ce combat ; je te donnerai des milliers de joyaux dignes d'un roi, et des bracelets, des chaînes et des boucles d'oreilles ; je te donnerai mille jeunes esclaves aux douces lèvres, qui se retiendront devant ton trône jour et nuit ; je te donnerai mille jeunes filles de Khallakh qui par leur beauté feront l'ornement de ta couronne. J'ouvrirai devant toi les portes des trésors de Sam, de Neriman et de Zal, ô homme sans égal ! Je réunirai tout cela devant toi, ensuite j'amènerai les hommes du Zaboulistan, qui tous seront à tes ordres, qui détruiront tes ennemis au jour du combat. Ensuite je me tiendrai devant toi comme un esclave, je me rendrai auprès de Guschtasp, qui me poursuit de sa rancune. O roi ! écarte la haine de ton cœur ; ne fais pas de ton corps un lieu d'embuscade pour le Div. Tu as d'autres moyens de m'attacher que des chaînes : emploie-les envers moi, car tu es un roi et un adorateur de Dieu ; les chaînes laisseraient sur mon nom une tache éternelle ; et comment te siérait-il de faire ce qui est mal ?

Isfendiar répondit : Jusques à quand prononceras-tu de ces discours inutiles ? Tu m'exhortes à quitter la voie de Dieu et à désobéir au roi, gardien du monde. Mais quiconque s'écarte des ordres du roi veut tromper Dieu ; choisis donc entre les chaînes et le combat, et ne parle plus aussi follement.

RUSTEM LANCE UNE FLECHE DANS L'OEIL D'ISFENDIAR.

Rustem comprit que les supplications ne servaient à rien auprès d'Isfendiar ; il banda son arc, et plaça dessus cette flèche en bois de tamarix dont il avait trempé le fer dans du vin. Ayant placé la flèche sur l'arc, il adressa en secret une prière à Dieu, disant : O très saint maître du soleil ! toi qui accordes toute sagesse, toute majesté, toute force, tu vois la pureté de mon cœur, tu vois mes pensées et ce que je puis faire ! Tu sais combien j'ai lutté pour calmer Isfendiar, tu sais combien il a été injuste, combien il est prodigue de combats et de bravoure. Ne regarde pas ceci comme un péché à punir, ô créateur de la lune et de Mercure ! Quand le héros opiniâtre vit ce délai et l'hésitation de Rustem à commencer le combat, il lui dit : O méchant homme du Séistan ! ton âme n'est donc pas encore lasse des flèches et des arcs ? Tu vas voir les flèches de Guschtasp, le cœur d'un lion et les fers des flèches de Lohrasp.

Alors Rustem s'empressa d'ajuster sa flèche sur l'arc de la façon que le Simourgh lui avait indiquée ; il lâcha le trait contre l'œil d'Isfendiar, et le monde devint noir devant le prince illustre, sa stature de cyprès s'affaissa, il perdit connaissance et la force l'abandonna ; la tête du roi, adorateur de Dieu, s'inclina, son arc chinois s'échappa de ses mains, il saisit la crinière et le cou de son cheval noir, et son sang rougit la poussière du champ du combat. Rustem lui dit : Tu as fait porter fruit à cette semence amère. Tu es celui qui a dit : Je suis l'homme au corps d'airain ; je jetterai à bas le ciel sublime. Mais une seule flèche t'a fait renoncer au combat et a fait pencher sur ton célèbre destrier. Dans un instant ta tête sera dans la poussière, et le cœur aimant de ta mère se consumera de douleur. Dans ce moment le roi illustre tomba du haut de son cheval noir, la tête en bas ; il resta quelque temps avant de reprendre ses sens, puis il s'assit dans la poussière et écouta. Il saisit la flèche par le bout et l'arracha toute couverte de sang, depuis le fer jusqu'aux plumes.

Cependant Bahman avait appris que la gloire des rois des rois était ternie : il courut vers Beschouten et lui dit : Ce combat est devenu affreux. Le corps de l’éléphant de guerre gît dans la poussière, et le monde n'est plus pour nous qu'une nuit obscure. Tous les deux partirent à pied et en courant, du camp jusque sur le champ du combat, où ils virent le héros la poitrine couverte de sang et tenant dans sa main une flèche ensanglantée. Beschouten déchira devant lui ses vêtements et versa de la poussière sur sa tête en poussant des cris ; Bahman se roula à terre et frotta ses joues dans ce sang chaud. Beschouten s'écria : Qui, parmi les croyants et les grands, peut comprendre le secret du monde ? Un homme comme Isfendiar, qui a vaillamment manié l'épée pour la foi, qui a purifié le monde des méchants, des adorateurs des idoles, qui n'a jamais fait une mauvaise action, périt dans les jours de sa jeunesse, et sa tête royale est couchée dans la poussière ; mais quand c'est un méchant qui remplit le monde de douleurs, qui afflige l'âme des hommes libres, une longue vie passe sur sa tête, et il soit de tous les combats sans éprouver de mal !

Les jeunes princes serrèrent Isfendiar contre leurs poitrines et essuyèrent le sang du roi. Beschouten poussa des hurlements sur lui, la joue couverte de sang, le cœur plein d'angoisse ; il s'écria : Hélas, ô Isfendiar, ô héros, ô maître du monde de race royale ! Qui a donc ébranlé cette montagne de guerre, qui a renversé ce lion furieux, qui a arraché à l'éléphant ces belles défenses, qui a arrêté ces vagues des flots du Nil ? Qu'est-il arrivé à cette race royale par le mauvais œil, puisque c'est le méchant qui doit souffrir le mal ? A quoi ont servi ton courage, ton intelligence, ta loyauté, ta puissance, ton étoile et ta foi ? A quoi ont servi tes armes dans ce combat ? Qu'est devenue ta voix si douce dans les fêtes ? Tu avais purifié le monde de tes ennemis, tu n'avais pas à craindre le lion ou le serpent ; et maintenant que tu devais profiter de tout cela, je te vois gisant dans la poussière !

Isfendiar lui répondit par ces paroles pleines de raison : O homme sage et fortuné ! ne te laisse pas aller au désespoir à cause de moi. Ceci est la part que m'ont faite le ciel et la lune. Tout ce qui vit aura pour couche la poussière ; ne te lamente donc pas de ma mort ! Où sont Feridoun, Houscheng et Dschemschid ? Le vent les a amenés, un souffle les a emportés ; et mes ancêtres de race pure, ces hommes élus, fiers et saints, sont partis et nous ont laissé leur place ; car personne ne peut rester dans cette demeure passagère. J'ai beaucoup lutté dans le monde, tantôt ouvertement, tantôt secrètement, pour établir la voie de Dieu et pour y guider l’intelligence des hommes. Lorsque la parole de la foi eut acquis de l'éclat par mes efforts, et que la main d'Ahriman fut devenue impuissante à faire le mal, le destin a étendu sa griffe aiguë, et je n'ai pu lui échapper. Mon espoir est que, dans le paradis, mon âme et mon cœur récolteront ce qu'ils ont semé. Ce n'est pas par sa bravoure que le fils de Destan m'adonné la mort. Regarde cette branche de tamarix, que je tiens dans ma main : c'est par elle que le Simourgh et Rustem, le rusé, ont mis fin à ma vie. C'est Zal qui a fait ces incantations et employé cet art magique, car il connaît les sortilèges et tous les enchantements.

À ces paroles d'Isfendiar, Rustem se tordit et pleura de douleur, disant : Le Div maudit est cause que la peine est ma part dans la vie. Tout ce qu'Isfendiar a dit est vrai ; il n'a pas dévié de sa loyauté vers les voies tortueuses. Depuis que j'ai revêtu une armure, j'ai recherché le combat avec ceux qui portaient leur tête le plus haut ; mais je n'ai pas vu un cavalier couvert d'une cotte de mailles et d'une cuirasse de combat, semblable à Isfendiar. C'est par désespoir que j'ai cherché une ruse : je n'ai pas voulu succomber devant lui sans résistance Lorsque je me suis échappé de sa main sans espoir, et que j'ai vu son arc, sa poitrine et son anneau de tir, j'ai trouvé moyen de tenir sa vie sur mon arc, et lorsque son moment était venu, j'ai lancé la flèche. Si le destin avait voulu qu'il vécût, comment cette œuvre d'iniquité m'aurait-elle réussi ? Il faut quitter cette terre ténébreuse, et par aucune précaution on ne peut, prolonger sa vie d'une seule respiration. Je n'étais qu'un instrument pour faire ce malheur, mais cette flèche de tamarix me couvrira de honte dans les chansons.

ISFENDIAR CHARGE RUSTEM DE SES DERNIERES VOLONTÉS.

Isfendiar dit à Rustem : Ma vie touche à sa fin ; ne m'évite pas, lève-toi, viens ici, car j'ai changé d'intention. J'espère que tu voudras écouter mes avis et mes dernières volontés : tu y verras la grandeur de mon estime ; fais des efforts pour remplir mes désirs, et aide-toi de toute ta puissance. Tehemten prêta l'oreille à ces paroles ; il s'approcha d'Isfendiar à pied et en gémissant ; il versait des larmes de sang dans sa honte, et se lamentait d'une voix douce. Cependant Destan avait eu des nouvelles du champ de bataille, et, rapide comme le vent, il accourut de son palais, Zewareh et Faramourz partirent comme des insensés et cherchèrent pendant quelque temps les traces du combat ; des cris se firent entendre du champ de bataille, tels que le soleil et la lune en furent obscurcis, et Zal dit à Rustem : O mon fils ! c'est toi que je pleure dans l'agonie de mon âme ; car j'ai appris par les sages de la Chine et les astrologues du pays d'Iran que celui qui tuera Isfendiar doit périr, qu'il ne verra plus sur la terre que fatigue et malheur, et que dans l'autre monde il ne trouvera qu'un sort misérable. Isfendiar reprit et dit à Rustem : Ce n'est pas toi qui es la cause de mon malheur ; c'était mon destin, et ce qui devait être est arrivé. Écoule mes paroles : Tu n'as été qu'un instrument ; c'est mon père qui a fait mon sort, et non pas le Simourgh, ni Rustem, ni sa flèche, ni son arc. Mon père m'a dit : Va et brûle le Séistan ; je veux que le Nimrouz cesse d'exister. Son but était de se conserver l'armée, le trône et la couronne, et de me faire disparaître. Maintenant accepte de moi, comme si tu étais son père, Bahman mon fils illustre, mon confident prudent et vigilant, et rappelle-toi toutes mes paroles. Rends-le heureux dans le Zaboulistan auprès de toi, et ne t'inquiète pas de ce que peuvent faire les méchants ; enseigne-lui à commander dans la bar taille, à ordonner une salle de festin, à aller à la chasse dans le désert, à boire du vin, à converser, à frapper de la raquette, à faire de la musique, à user du pouvoir, à jouir de la vie. Djamasp, que son nom soit maudit, que jamais il ne réussisse en rien dans le monde ! a prédit que Bahman sera mon successeur et le plus puissant des rois.

Rustem se leva à ces paroles, plaça sa main droite sur sa poitrine en signe d'obéissance, et dit : Si tu meurs, je ne dévierai pas de ces paroles, et je ferai tout ce que tu ordonnes. Je placerai Bahman sar l'illustre trône d'ivoire, je poserai sur sa tête la couronne qui réjouit les cœurs. Isfendiar écouta Rustem et lui répondit : Prends le fils quand le père sera mort. Sache, aussi vrai que Dieu m'entend, aussi vrai que notre foi véritable est mon guide, que, malgré tout le bien que tu as fait, malgré tous les rois antérieurs que tu as protégés, ton nom respecté va être déshonoré, et que le monde va être rempli de cris contre toi à cause de ma mort. Mon âme en est affligée, mais le Créateur l’a ainsi ordonné.

Ensuite il dit à Beschouten : Je ne demande plus à la terre qu'un linceul. Lorsque je serai parti de cette demeure passagère, mets en ordre mes troupes, et pars. Arrivé dans l'Iran, tu diras à mon père : Quand on est puissant, il ne faut pas se servir de prétexte. Le monde t'obéissait, ton nom était gravé sur tous les sceaux ; j'espérais de toi mieux que ce que tu as fait ; ce qui est arrivé est digne de ton âme ténébreuse. J'avais réduit à l'ordre le monde par l'épée de la justice, et personne n'osait mal parler de toi ; lorsque la foi vraie était établie dans l'Iran, le pouvoir et la royauté m'étaient dus ; tu me l'avais juré devant les grands, mais en secret tu m'as envoyé à la mort. Tu es maintenant satisfait, calme-toi donc, et assieds-toi sur le trône le cœur en repos ; puisque tu n'as plus rien à craindre de moi, écarte de tes pensées la mort, donne une fête dans le palais des rois ; à toi le trône, à moi les dangers et les luttes ; à toi la couronne, à moi le cercueil et le linceul. Mais un vieux Dihkan plein d'expérience a dit que la mort devance la flèche : ne te fie donc pas à tes trésors, à ta couronne et à ton trône ; mes mânes t'attendront sur la route, et quand tu viendras, nous irons ensemble devant le juge, nous parlerons et nous écouterons son arrêt.

Quand tu auras quitté Guschtasp, tu diras à ma mère : Cette fois la Mort est venue me combattre, et une cuirasse n'est que du vent en face de ses flèches qui traversent tout, fut-ce une montagne d'acier. Viens bientôt me rejoindre, ô ma tendre mère, et ne t'afflige pas pour moi, ne contriste pas ton âme, ne découvre pas ton visage devant l'as semblée ; n'essaye pas de voir encore une fois mes traits couverts du linceul : mon aspect ne ferait qu'augmenter ta tristesse, et aucun homme de sens ne t'approuverait. Ensuite dis à mes sœurs et à mon épouse, qui languissaient en secret en pensant à moi, dis à ces femmes sages et vaillantes : Je vous adresse un adieu éternel. C'est le trône de mon père qui m'a perdu, le sacrifice de ma vie a été pour lui la clef des trésors. Je lui envoie Beschouten, qui couvrira de honte son âme ténébreuse.

Il poussa un grand soupir, prononça ces paroles : C'est Guschtasp qui m'a opprimé, et à l'instant son âme pure quitta son corps blessé, qui retomba sur la poussière noire. Rustem, dans sa douleur, déchira ses vêtements, et s'écria, le cœur rempli d'angoisse, la tête couverte de poussière. Hélas ! ô vaillant cavalier, petit-fils d'un roi guerrier, fils d'un roi ! mon nom était glorieux dans le monde, mais Guschtasp m'a préparé une fin malheureuse. Ayant pleuré longtemps, il adressa au mort ces paroles : O roi sans égal et sans pareil dans le monde ! puisse ton âme entrer dans le paradis, puissent tes ennemis recueillir tout ce qu'ils ont semé !

Zewareh lui dit : N'accepte pas ce prince, méfie toi de lui. N'as-tu pas entendu dire au Dihkan, d'après un ancien livre, que si tu élèves le petit d'un lion, ses dents deviennent aiguës, il acquiert de la force, bientôt il cesse, d'obéir et cherche une proie, et la première, sur laquelle il se jette est son père nourricier ? Les deux pays retentiront de mauvaises passions, et l'Iran en souffrira le premier car il a perdu un roi comme Isfendiar ; mais ensuite la mauvaise fortune commencera pour toi ; Bahman portera malheur au Zaboulistan, et les vieux guerriers du Kaboul trembleront devant lui. Sois assuré que, lorsqu'il portera la couronne, il vengera Isfendiar. Rustem lui répondit : Personne ne peut résister au ciel, ni les méchants, ni les vertueux. J'ai choisi un parti tel que la raison l'approuvera et que les bons s'en souviendront ; si Bahman fait du mal, il aura à trembler devant le sort ; mais toi, ne provoque pas le malheur par ta passion.

BESCHOUTEN AMENE LE CERCUEIL D’ISFENDIAR À GUSCHTASP.

Rustem fit faire un beau cercueil en fer et étendit dessus un poêle en brocart de Chine ; il en couvrit l'intérieur avec du bitume sur lequel il répandit du musc et de l'ambre gris ; il lui fit un linceul de drap d'or, et toute rassemblée éclata en lamentations. Ayant enveloppé dans un linceul la brillante poitrine du roi, il lui plaça sur la tête son diadème de turquoise ; on riva fortement le couvercle sur le cercueil étroit, et cet arbre royal qui avait porté de si beaux fruits disparut. Rustem amena quarante mules choisies, couvertes de housses flottantes en brocart de Chine, et dont deux toujours portaient le cercueil du roi, l'une à gauche et l'autre à droite ; devant et derrière marchait le cortège ; tous avaient les joues déchirées, les cheveux arrachés ; toutes les langues parlaient du roi, toutes les âmes le regrettaient ; les timbales étaient renversées, les drapeaux mis en lambeaux, tous les vêtements étaient violets et bleus. Beschouten marchait devant les troupes ; la crinière et la queue du cheval noir du roi étaient coupées ; il partait une selle, renversée d'où pendaient la massue de combat d’Isfendiar, le casque célèbre, la cotte de mailles, la tunique et le bonnet du héros. Le cortège partit, et Bahman resta dans le Zaboulistan, des larmes de sang découlant de ses cils. Tehemten l’emmena dans son palais et en eut soin comme de son âme.

Guschtasp reçut la nouvelle de ce qui s'était passé ; la tête du roi illustre se courba, tous ses vêtements furent en lambeaux, son front et son diadème s'abaissèrent dans la poussière. Des cris lamentables sortirent du palais, le monde se remplit du nom d’Isfendiar ; partout dans l'Iran où la nouvelle parvenait, les grands jetaient loin d'eux leurs diadèmes. Guschtasp dit : O mon fils à la foi sainte ! l'époque et le monde ne verront pas ton égal ; depuis le et temps de Minoutchehr, il n'y a pas eu un homme qui ait porté si haut la tête ; tu as couvert ton épée de sang et purifié la foi ; tu as tenu les rois à leur place. Les grands de l'Iran, indignés contre Guschtasp, se dépouillèrent de tout respect pour lui, s'écriant à haute voix : O homme au destin maudit ! tu as envoyé dans le Zaboulistan, pour conserver ton trône, un prince comme Isfendiar ; tu l'as livré à la mort et as gardé la couronne sur ta tête, assis sur le trône du pouvoir. Puisse ta tête avoir honte de se couvrir de la couronne des Keïanides ; puisse ton étoile avoir hâte de partir ! Ils quittèrent tous la salle d'audience, et le palais et la salle furent couverts de poussière.

Quand la mère et les filles d'Isfendiar reçurent la nouvelle, elles sortirent du palais avec les sœurs du héros, la tête nue, les pieds souillés de poussière, les vêtements déchirés sur leur corps. Beschouten s'avança sur la route, consumé de douleur, marchant devant le cercueil et le destrier noir ; les femmes s'attachèrent à lui, le sang ruisselant de leurs cils, et s'écriant : Ote le couvercle de ce cercueil étroit, montre-nous au moins de loin le corps du mort Beschouten se désolait au milieu de ces femmes ; il poussait des cris et s'arrachait la chair des bras ; il dit aux forgerons : Apportez une lime acérée, car je suis un homme perdu. Il fit ouvrir le couvercle de ce cercueil étroit, et recommença ses lamentations.

Lorsque la mère et les sœurs virent le visage et la barbe noire du roi couverts de musc, ces femmes voilées s'évanouirent, ces femmes aux cheveux bouclés eurent le cœur gonflé de sang ; quand elles reprirent connaissance, elles adressèrent des prières au bienheureux Serosch, quittèrent le cercueil du roi, s'approchèrent de son cheval noir en jetant des cris et lui caressèrent tendrement le cou et la tête. Kitaboun versa sur le destrier des larmes de sang, car c'était monté sur lui que le roi avait péri, c'était en combattant sur lui qu'il avait été frappé. La mère d’Isfendiar dit : O toi dont la trace, des pieds est maudite, c'est sur ton dos que le Keïanide a été tué ! Qui porteras-tu dorénavant dans la bataille, qui livreras-tu à la griffe du crocodile ? Toutes les femmes se suspendirent à son cou, toutes versèrent de la poussière sur sa tête ; les lamentations du cortège montèrent dans les nues, et Beschouten entra dans le palais du roi.

Lorsqu'il vit Guschtasp, il ne le salua pas ; arrivé tout près de son trône, il dit à haute voix : O chef des hommes qui portent haut la tête, les signes de ta chute approchent ! Voici le mal que tu as fait à ton propre fils ; tu as détruit la fortune du pays d'Iran ; tu as oublié ton caractère sacré, et la raison t'a abandonné ; les scorpions de Dieu te suivront. Ton fils illustre, ton soutien a péri, et dorénavant tu ne tiendras dans ta main que du vent. Tu as livré ton fils à la mort pour conserver ton trône ; puisse ton œil ne plus voir jamais le trône et la fortune ! Le monde entier est plein de tes ennemis et de méchants, et la couronne des rois ne te restera pas ; tu seras maudit sur cette terre, et au jour du jugement, tes actions seront examinées. Il dit, et se tourna vers Djamasp, s'écriant : O homme méchant, vil et égaré ! tu ne connais que le mensonge, et, par tes voies tortueuses, tu as terni toute splendeur ; tu excites l'inimitié parmi les Keïanides, tu frappes l'un par l'autre. Ta sagesse est d'enseigner le crime, de diminuer le bien, d'agrandir le mal. Tu as semé une semence dont tu recueilleras dans ce monde les fruits apparents et cachés. C'est par tes paroles qu'un prince puissant a péri, que le jour des puissants a passé. Tu as enseigné au roi le chemin du mal, ô vieillard sans cervelle et sans raison ! en lui disant que le sort d'Isfendiar était dans la main du glorieux Rustem. Ensuite il ouvrit sa bouche éloquente et répéta les conseils et les dernières volontés d'Isfendiar ; il raconta comment il avait légué à Rustem son fils Bahman, il dévoila tous les secrets de son frère. Le roi entendit les dernières volontés de son fils, et se repentit de ce qu'il avait fait contre lui.

Quand les grands eurent quitté le palais, Beh-Aferid et Homaï entrèrent ; dans la douleur que leur causait la mort de leur frère, elles s'arrachèrent les cheveux devant Guschtasp, elles se déchirèrent les joues et dirent à leur père : O roi illustre ! réfléchis sur le sort d'Isfendiar, qui le premier a vengé Zerir, qui a arraché l’onagre aux griffes du lion, qui nous a défendus contre les Turcs, qui a remis de l’ordre dans ton empire. Sur les paroles d'un calomniateur, tu l’as fait attacher à des colonnes par un lourd carcan et des courroies ; mais lorsqu'il fut enchaîné, notre grand-père fut tué et notre armée périt ; quand Ardjasp vint de Khallakh à Balkh, les malheurs rendirent notre vie amère ; quand il nous eut remmenées du palais dans la rue, le visage découvert, nous qui avons toujours été voilées, quand il eut éteint Nousch-Ader, le feu de Zerdouscht, et qu'il se fut emparé de l'empire, alors tu as vu agir ton fils, tu as vu qu'il a réduit les Turcs en fumée, en vent et en poussière. Il nous a ramenées du château d'airain auprès de toi, il a été le gardien du royaume et de ta couronne ; mais tu l’as envoyé dans le Zaboulistan, tu lui as donné beaucoup de conseils et d'avis, pendant que ton intention était qu'il pérît par le leurre de ton trône, et que sa mort remplît le monde de douleur et de terreur. Ce n'est ni le Simourgh qui l’a tué, ni Rustem, ni Zal, c'est toi qui l’as tué : ainsi ne le pleure pas, toi qui es son meurtrier. Aie honte de ta barbe blanche, car tu as fait périr ton fils, dans l'espoir de conserver ton trône. Il y a eu avant toi beaucoup de rois dignes du trône, mais ils n'ont pas livré à la mort leurs enfants, leur famille et leurs alliés.

Guschtasp dit à Beschouten : Lève-toi et verse de l'eau sur ce feu enfantin. Beschouten sortit de la salle d'audience du roi et emmena les femmes de ce lieu ; il dit à sa mère : Pourquoi frappes-tu avec tant de passion à la porte du mort ? Il est couché tranquillement et l'esprit en repos ; car il était fatigué de ce pays et de son maître. Pourquoi affliger ton cœur à cause de lui, dont la demeure est maintenant le paradis ? La mère accepta les conseils de son fils plein de piété, et se laissa persuader par lui de la justice de Dieu. Pendant une année toutes les maisons de l'Iran retentirent de cris et de lamentations, et pendant de longues années on versa des larmes sur la flèche en bois de tamarix et les sortilèges de Destan fils de Zal.

RUSTEM RENVOIE BAHMAN DANS L'IRAN.

Cependant Bahman restait dans le Zaboulistan, passait sa vie à la chasse, au banquet et dans le jardin des roses. Rustem enseigna à son ennemi à monter à cheval, à boire du vin, à tenir une cour ; en toute chose il le traitait mieux qu'un fils ; jour et nuit il le pressait sur son cœur en souriant. Lorsque les faits eurent répondu à ce qu'il avait promis à Isfendiar, et que Guschtasp n'eut plus de prétexte pour la vengeance, Rustem lui écrivit une lettre pleine de douleur, dans laquelle il lui rappela tous les souvenirs de son fils. Après avoir invoqué les grâces de Dieu sur ceux à qui le repentir fait oublier la vengeance, il ajouta : Dieu m'est témoin, Beschouten le sait, que j'ai fait tous mes efforts pour détourner Isfendiar du combat, que j'ai mis à ses pieds mon pays et mes trésors, que j'aurais préféré faire les choses les plus pénibles ; mais mon destin a voulu qu'Isfendiar ne se laissât point attendrir, si plein que fût mon cœur de douleur, si remplie que fût mon âme de tendresse pour lui.

Telle a été la rotation du ciel, et personne ne peut choisir en face du sort. Maintenant j'ai auprès de moi ce jeune homme qui désire la possession du monde, et qui est de meilleur augure pour moi qu'Ormuzd, mon étoile (Jupiter). Je lui ai enseigné ce qu'un roi doit savoir ; j'ai payé, selon les dernières volontés de son père, la dette de la raison ; et si le roi veut accepter mon repentir et me promettre d'oublier cette flèche fatale, tout ce que je puis par mon corps et mon âme est à lui, mon trésor et ma couronne, mon cerveau et ma peau.

Lorsque cette lettre parvint au roi du monde, il se trouvait isolé de tous les grands ; Beschouten vint et donna son témoignage ; il répéta toutes les paroles de Rustem, raconta les angoisses, les conseils et les dernières volontés d'Isfendiar, et ce qu'il avait dit sur le combat et sur son estime pour Rustem. Le cœur du roi se radoucit envers Rustem, et il cessa de s'affliger. Il écrivit sur-le-champ une réponse, et planta un arbre dans le jardin de la royauté, disant : Comment la rotation de la sphère sublime du ciel pourrait-elle amener la destruction sur un homme qui revient à la modération et qui s'avance dans la voie de la sagesse ? Beschouten m'a donné le témoignage que tu lui demandais, et tu as rempli mon cœur de bonne volonté. Qui pourrait se soustraire à la rotation du ciel qui tourne ? Le sage ne s'occupe pas de ce qui est passé. Tu es le même que tu as toujours été, et tu es encore plus grand ; tu es le maître de l'Inde et de Kanoudj, et s'il te faut davantage, que ce soient des trônes et des sceaux, des épées et des casques, demande-les. Le messager rapporta cette réponse en toute hâte, comme Rustem le lui avait ordonné, et le fils de Destan en fut heureux, et tous ses soucis et ses chagrins furent convertis en joie.

Ainsi se passèrent quelques années ; le fils d'Isfendiar devint haut de stature, intelligent, instruit et fort, et il portait son diadème fortuné plus haut que tous les rois. Djamasp savait, par des arts bons et mauvais, que la royauté était destinée à Bahman, et il dit à Guschtasp : O roi bien-aimé ! il faut que tu t'occupes de Bahman. Il possède maintenant les connaissances que son père voulait qu'il acquit, et il est devenu un jeune homme brillant ; il demeure depuis longtemps dans un pays étranger, et personne ne lui a jamais lu une lettre de sa famille. Il faut lui écrire une lettre semblable à un arbre dans le jardin du paradis, puisque tu as dans le monde un héritier si noble, qui peut te faire oublier le deuil d'Isfendiar.

Guschtasp accueillit avec joie ce discours, et ordonna au fortuné Djamasp d'écrire une lettre à Bahman, et une autre au héros avide de combats, ainsi conçue : Je remercie Dieu, ô Pehlewan du monde, que, grâce à toi, nous soyons heureux et que notre âme soit en repos. Mon petit-fils, qui m'est plus cher que la vie, qui est plus renommé par ses connaissances que Djamasp, a appris par l'influence de ta fortune les règles de conduite et la sagesse, et je désire que tu me le renvoies. Ensuite il fit écrire à Bahman : Aussitôt que tu liras cette lettre, tu quitteras le Zaboulistan, car j'ai besoin de te voir ; ainsi apprête-toi et ne tarde pas. Lorsque le scribe lut à Rustem la lettre du roi, le héros, ami de la sagesse, s'en réjouit. Il donna à Bahman de tout ce que contenait son trésor : des cottes de mailles, des épées brillantes, des caparaçons de chevaux, des arcs et des flèches, des massues, des poignards indiens, du camphre, du musc, de l’aloès frais, de l'ambre gris, des pierreries, de l'argent et de for, des chevaux, des pièces d'étoffes, des esclaves vieux et jeunes, des ceintures et des brides d'or, et deux coupes d'or remplies de rubis brillants ; il lui donna tout cela, et ceux qui apportaient ces présents les comptaient devant le trésorier de Bahman.

Rustem l’accompagna pendant deux stations sur la route, puis il l'envoya auprès du roi. Lorsque Guschtasp vit son petit-fils, des larmes de sang inondèrent ses joues ; il lui dit : Tu es un Isfendiar ; dans le monde entier tu ne ressembles qu'à lui. Il trouva que le prince avait l'esprit calme et observateur, et ne lui donna plus d'autre nom que celui d'Ardeschir. C'était un héros plein de force, d'ambition, d'intelligence, de connaissances et de dévotion. Quand il se tenait debout, la pointe de ses doigts descendait au-dessous de son genou. Guschtasp le mit à l'épreuve pendant quelques mois, et ne cessait de regarder sa haute stature ; dans les exercices de la place publique, dans les fêtes et dans les chasses, Bahman remportait la palme comme Isfendiar l'avait remportée. Guschtasp n'avait jamais à exercer sa patience envers lui, et quand cela arrivait, il reprenait son pouvoir en buvant du vin avec lui. Il disait : Dieu me l'a donné, j'étais affligé, il me l'a donné pour me consoler. Puisse Bahman vivre éternellement, puisque j'ai perdu mon noble fils au corps d'airain ; puissent son cœur être heureux et sa couronne puissante, son corps exempt de douleurs et son âme libre de tout mal ; puisse son âme ne jamais souffrir de peine ; puisse le monde rester sous ses ordres !

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AVENTURE DE RUSTEM ET DE SCHEGHAD.

COMMENCEMENT DU RECIT.

L'histoire d'Isfendiar est terminée ; elle est tirée des récits d'hommes véridiques. Maintenant je vais raconter la mort de Rustem, d'après un livre contenant les traditions de sa famille. Il y avait un vieillard nommé Azadeh Serw, qui demeurait à Merw, chez Ahmed fils de Sahl ; il possédait un livre des rois dans lequel se trouvaient les portraits et les figures des Pehlewans. C'était un homme au cœur plein de sagesse, à la tête remplie d'éloquence, à la langue nourrie d'anciennes traditions ; il faisait remonter son origine à Sam fils de Neriman, et il savait bien des choses sur les combats de Rustem. Je vais maintenant conter ce que je tiens de lui, en faisant un tissu de toutes ces histoires. Si je reste assez longtemps dans cette demeure passagère, si mon cœur et mon intelligence continuent à me guider, je finirai ce vieux livre, et ce récit perpétuera mon souvenir dans le monde.

Au nom du maître du monde, du roi Mahmoud, d'Abou'lkasim, qui est la gloire du diadème et du trône, qui est le maître de l'Iran, du Touran et de l’Inde, qui a rendu le monde brillant comme une lame de Roum, dont la générosité a épuisé tous les trésors d’or, et dont le savoir a amassé des trésors de gloire. C'est un prince puissant, et lorsque des années sans nombre seront passées, les hommes de sens parleront encore de lui, de ses combats, de ses dons, de ses fêtes et de ses chasses ; le monde est rempli du souvenir de ses actes de justice ; heureux celui qui voit sa couronne, sa cour et son armée ! Mes oreilles et mes pieds me refusent leur service, la pauvreté et les années ont emporté ma force ; c'est ainsi que la fortune ennemie m'a enchaîné, et je soupire sur mon malheur et mon âge ; mais jour et nuit j'invoque les bénédictions de Dieu sur ce maître de la terre, ce distributeur de la justice, et le pays entier se joint à moi, si ce n'est les mécréants et les méchants ; car depuis qu'il s'est assis sur le trône des Keïanides, qu'il a fermé la porte de la vengeance et lié la main du mal, il fait trembler ceux qui commettent des excès, quand même ils les commettent protégés par leur haut rang, et il traite généreusement ceux qui ont de la raison et qui ne dépassent pas la mesure qui leur est assignée. Je lui élèverai un monument dans le monde, qui ne sera pas oublié tant qu'il y aura des hommes ; c'est ce livre des rois anciens, des grands, des vaillants cavaliers d'autrefois ; ce livre rempli de fêtes et de combats, de conseils et de belles paroles, d'aventures anciennes, de sagesse et de foi, de conseils de modération et de prudence, et qui peut servir de guide pour l'autre monde. Quoique beaucoup de choses puissent y plaire au roi et lui être utiles aujourd'hui, ce sera surtout comme un souvenir de son règne que lui servira ce livre, qui sera inséparable de l'histoire de sa vie. J'espère que le roi m'en récompensera par de l'or, car je veux laisser après, ma mort un souvenir des trésors de ce roi des rois qui portait si haut la tête. Maintenant je reviens aux paroles de Serw qui brille dans la maison de Sahl fils de Mahan, à Merw.

RUSTEM SE REND À KABOUL POUR AIDER BON FRERE SCHEGHAD.

Voici ce que dit ce vieillard, avide de connaissances, plein de talents, d'éloquence et de souvenirs : Zal avait dans les appartements de ses femmes une esclave qui savait chanter et jouer sur des instruments de musique ; cette jeune esclave mit au monde un fils tel que la lune disparaissait devant son éclat ; il ressemblait à Sam le cavalier, de stature et d'aspect, et la famille du héros en fut ravie. Des astrologues et des savants, des chefs illustres du Kaschmir et du Kaboul, des hommes qui exploraient les sciences et adoraient Dieu arrivèrent, leurs tables astronomiques indiennes à la main, et se mirent tous à calculer les constellations pour connaître le sort que le ciel préparait à cet enfant au beau visage. Mais quand ils virent le résultat étonnant de leurs calculs, ils se regardèrent l'un l'autre et dirent à Zal fils de Sam le cavalier : O héritier d'une famille favorite des astres, nous nous sommes mis à l'œuvre et avons cherché le secret du ciel ; mais il n'est pas favorable à ton fils ! Quand cet enfant au beau visage sera devenu homme, et aura acquis de la bravoure et de la force, il détruira la race de Sam fils de Neriman ; il désolera ce trône ; il remplira de discorde tout le Séistan et bouleversera tout le pays d'Iran ; les jours de tous deviendront pleins d'amertume, et il n'y aura qu'un petit nombre de vous qui survivra.

Destan fils de Sam fut affligé de ces paroles ; il invoqua Dieu, le distributeur de la justice sur la terre, disant : O toi qui es mon guide ! le ciel qui tourne est sous les pieds ; en toute chose tu es mon soutien et mon asile ; tu m'enseignes la sagesse et la vraie voie ; tu as créé le ciel et ses astres ; puissions-nous espérer tout bonheur ; puisse-t-il ne nous arriver que ce que nous désirons, et le repos ce qui rend heureux ! Le Sipehbed donna à son fils le nom de Scheghad ; la mère le garda même lorsqu'il fut sevré, qu'il fut devenu beau à ravir le cœur, qu'il parlait et qu'il observait tout ; mais quand l'enfant eut grandi, Zal l'envoya auprès du roi de Kaboul. C'était un jeune homme de la taille d'un haut cyprès, un cavalier vaillant et sachant se servir de la massue et du lacet. Le roi de Kaboul le regarda et vit qu'il était digne de la couronne et du trône des rois ; il se réjouit de son aspect et lui donna sa fille à cause de sa naissance. Il lui envoya, avec sa fille illustre, tout ce qui, dans son grand trésor, était digne de lui, et le garda avec soin, comme une pomme fraîche, pour qu'il n'eût rien à craindre des astres. Les grands de l'Iran et de l'Hindoustan parlaient tous de Rustem et de la redevance d'une peau de vache qu'il exigeait chaque année du pays de Kaboul. Le prince de Kaboul pensait que Scheghad étant devenu son gendre, Rustem, le maître du Zaboulistan, ne parlerait plus de cette redevance de la valeur d'un dirhem. Mais quand l'époque fut arrivée, les hommes de Rustem exigèrent la redevance et offensèrent ainsi tout le pays de Kaboul.

Scheghad était blessé de ce qu'avait fait son frère, mais il n'en parla à personne, excepté au roi de Kaboul, à qui il dit ce secret : Je suis las du monde, et je renonce à toute déférence pour mon frère, puisqu'il n'a pas honte d'agir ainsi envers moi. Que m'importe que ce soit un frère aîné ou un étranger, un sage ou un fou ? Préparons un moyen de l'amener dans nos filets ; nous acquerrons du renom dans le monde par ce haut fait se concertèrent, et, dans leur idée, ils s'élevèrent au-dessus de la lune ; mais, selon la parole du sage, quiconque fait le mal s'en repentira.

Une nuit, ces deux hommes ne purent trouver du sommeil jusqu'à ce que le soleil se montrât au-dessus de la montagne, et ils parlèrent des moyens de faire disparaître du monde le nom de Rustem et de remplir de larmes le cœur et les yeux de Zal. Scheghad dit au roi de Kaboul : Si nous voulons y réussir, prépare une fête ; convie tous les grands et fais venir du vin, de la musique et des chanteurs. Pendant que nous boirons du vin, tu me parleras froidement, et, au milieu de ton discours, tu m'insulteras ; me voyant maltraité, je partirai pour le Zaboulistan, je me plaindrai du roi de Kaboul devant mon frère et devant mon père, je dirai que tu es un homme grossier et de mauvaise race. Rustem se mettra en colère pour moi et viendra dans ce pays illustre. Tu choisiras une réserve de chasse sur la route qu'il doit prendre, et tu y feras creuser et des fosses ; tu les feras creuser assez grandes pour Rustem et Raksch, et tu en garniras le fond de longues épées, de lances et de pieux brillants, la pointe en haut et la poignée en terre. Fais-en creuser plutôt cent que cinq, si tu veux que tes peines finissent. Amènes-y cent ouvriers habiles ; fais préparer les fosses, et n'en parle pas même à la lune ; ensuite couvre ouverture des trous, et ne dis rien à personne de tout ceci.

Le roi partit ; sa raison était égarée ; il prépara une fête comme cet insensé le lui avait conseillé ; il convia les grands et les petits du Kaboul, il les fit asseoir à des tables bien servies. Quand ils eurent dîné, ils se formèrent en assemblée ; on fit venir du vin et des chanteurs, et lorsque les têtes furent pleines des fumées de vin royal, Scheghad se lança dans des discours mal sonnants, disant au roi de Kaboul : Je suis d'un rang plus haut que toute cette assemblée, Rustem est mon frère et Destan est mon père ; qui pourrait se vanter d'un lignage plus illustre ? Le roi de Kaboul se mit en colère et s'écria : Pourquoi me tairais-je donc toujours sur ce sujet ? Tu n'es pas de la race de Sam fils de Neriman ; tu n'es pas le frère, pas même le cousin de Rustem. Jamais Destan fils de Sam n'a parlé de toi ; comment te reconnaîtrait donc ton prétendu frère ? Tu es le fils d'une esclave, tu es un serviteur qui veille à la porte du palais, et Roudabeh ne t'appellera jamais frère de Rustem.

Le cœur de Scheghad se serra à ces paroles, et, tout indigné, il partit pour le Zaboulistan. Il fit la route avec quelques cavaliers de Kaboul, le cœur rempli de haine, les lèvres pleines de soupirs ; il arriva à la cour de son père fortuné, l'âme remplie de ruse, la tête pleine de plans de vengeance. Lorsque Zal aperçut le visage de son fils, qu'il vit sa haute stature, son air royal et ses membres forts il lui adressa beaucoup de questions et le reçut tendrement ; ensuite il l'envoya auprès de Rustem, et le Pehlewan se réjouit de sa vue, le trouvant intelligent et d'un esprit serein, et lui dit : Il ne peut naître de la race de Sam, le lion, que des hommes forts et vaillants. Comment vont tes affaires avec le roi de Kaboul ? que dit-il de Rustem du Zaboulistan ? Scheghad lui répondit : Ne parle plus du roi de Kaboul ; autrefois il était bon pour moi, et quand il me voyait il me bénissait ; mais maintenant il me cherche querelle quand il boit du vin ; il veut élever sa tête au-dessus de toutes les têtes, et m'a insulté devant toute la cour en révélant ma naissance inférieure. Il m'a dit : Jusque à quand me parlera-t-on de cette redevance ? Ne pouvons-nous pas résister au Séistan ? Je ne donnerai plus à cet homme le nom de Rustem ; je ne suis pas au dessous de lui en valeur et en noblesse. Quant à toi, tu n'es pas le fils de Zal, et si tu l’es, au moins il ne te compte pour rien. Mon cœur fut rempli de douleur d'être traité ainsi en face des grands, et je suis parti de Kaboul pâle de colère. Rustem, à ces paroles, éclata, disant : Rien ne reste jamais caché. Ne t'inquiète pas de lui ni de son pays ; maudit soit son pays et maudit son diadème ! Je le tuerai pour ce discours ; je le ferai trembler, lui et les siens ; je te rendrai heureux en te plaçant sur son trône ; j'abaisserai dans la poussière sa fortune.

Rustem garda Scheghad pendant quelques jours, en le comblant d'honneurs et lui assignant un-grand palais. Il choisit de son armée les plus braves, ceux qui s'étaient le plus distingués dans les batailles, et leur ordonna de se préparer à partir et à marcher du Zaboulistan dans le Kaboul. Quand l'armée fut prête et le cœur du Pehlewan dégagé de tous soucis, Scheghad vint voir le héros et lui dit : Ne pense pas à une guerre contre le roi de Kaboul ; car si je traçais seulement ton nom sur l'eau, tout Kaboul perdrait le repos et le sommeil. Qui osera se présenter pour te combattre ? et si tu marches, qui osera l'attendre ? Je suis convaincu qu'il se repent déjà, qu'il essaye de prévenir les suites de mon d’épart, et qu'il va envoyer en grand nombre des chefs illustres de Kaboul pour demander grâce. Rustem dit : C'est naturel, et je n'ai pas besoin d'une armée contre Kaboul. Zewareh et cent cavaliers renommés, avec cent fantassins vaillants, me suffiront.

LE ROI DE KABOUL FAIT CREUSER DES FOSSES DANS LA RÉSERVE DE CHASSE ; RUSTEM ET ZEWAREH Y TOMBENT.

Lorsque Scheghad à la mauvaise étoile eut quitté Kaboul, le roi partit à l'instant pour le lieu de la chasse avec les hommes de son armée les plus habiles dans l'art de faire des fosses, et ils en creusèrent partout sous les routes dans la réserve de chasse, et en garnirent le fond avec des épieux, des lances, des javelots et des épées de combat dont la poignée était fixée en terre. Ensuite on rendit invisible, avec beaucoup d'art, l’ouverture des fosses, de manière que ni un homme ni l'œil d'un cheval ne pouvaient les découvrir.

Rustem s'étant mis en route sans délai, Scheghad envoya un cavalier bien monté pour dire au roi de Kaboul que le héros au corps d'éléphant partait sans armée et qu'il fallait aller à sa rencontre pour lui demander pardon. Le roi sortit de la ville, la langue pleine de miel, le cœur rempli de poison ; mais quand son œil aperçut la figure de Rustem, il mit pied à terre d'aussi loin qu'il le vit, ôta de sa tête son bonnet indien et s'avança la tête nue et les mains posées sur le front ; il ôta les bottines de ses pieds en poussant des lamentations et en versant des larmes de sang ; il se prosterna, le visage sur la terre noire, et demanda, dansées termes, pardon de ce qu'il avait dit à Scheghad : Si ton esclave a été assez insensé pour s'enivrer et a été arrogant dans cet état de folie, pardonne-lui sa faute et traite-le comme autrefois. Il s'approcha les pieds nus, la tête pleine de desseins de vengeance et le cœur rempli de ruses. Rustem lui pardonna, lui accorda de nouveaux honneurs, lui permit de se couvrir la tête et de se chausser les pieds, de monter à cheval et de se mettre en route.

Or, il y avait en face de la ville de Kaboul un lieu dont la verdure ravissait les âmes ; on y voyait de l'eau et des arbres, et l'on s'y arrêtait partout joyeusement. Le roi y fit porter beaucoup de vivres et fit arranger une belle salle de festin ; il envoya chercher du vin, appela des musiciens et fit asseoir les princes sur un trône royal.

Le roi dit à Rustem : Quand tu auras envie de chasser, je possède un lieu où les bêtes fauves errent partout en troupeaux, dans la plaine et dans la montagne. La montagne est remplie de béliers sauvages, la plaine est couverte d'onagres, et qui conque a un cheval rapide est sûr de prendre en cette plaine des onagres et des biches. Il ne faut pas passer sans visiter ce lieu ravissant.

Ces paroles agitèrent Rustem, par l'attrait de cette plaine remplie de ruisseaux, de biches et d’onagres ; car ce qui est destiné à amener la fin d'un homme agite toujours son cœur et pervertit son jugement. Telle est l'action de ce monde changeant ; il ne nous dévoile jamais son secret. Le crocodile dans la mer, le léopard dans le désert, le vaillant lion aux griffes aiguës, la mouche et la fourmi sont également sous la main de la mort, et personne ne peut rester dans ce monde.

Rustem fit seller Raksch et couvrir la plaine d'éperviers et de faucons ; il plaça son arc royal dans l'étui ; Scheghad se mit à courir à côté de lut, et Zewareh avec quelques hommes de cette illustre assemblée accompagnèrent le héros au corps d'éléphant. Pendant la chasse, l'escorte de Rustem se dispersa, les uns courant sur les parties minées, les autres sur les parties fermes du terrain ; et Zewareh et Tehemten se trouvèrent, par l'influence du destin, sur une route où il y avait des fosses. Raksch flairait ce sol nouvellement remué et se ramassait comme une boule ; il se cabrait, il avait peur de l'odeur de cette terre et battait le sol de ses sabots. Il avança sur cette route de manière à se placer entre deux fosses. Rustem s'obstina à faire avancer Raksch, le destin l'aveugla et il se mit en colère, leva son fouet et en toucha légèrement Raksch : l'animal terrifié reprit son élan ; il était resserré entre deux fosses et il chercha à échapper à la griffe du sort ; mais il tomba avec deux de ses pieds dans une des trappes, où il n'y avait pas moyen de retenir et de se débattre. Le fond du trou était plein de javelots et d'épées tranchantes, la bravoure n'y servait à rien et la fuite était impossible. Les flancs du vaillant Raksch étaient déchirés, la poitrine et les jambes du puissant Pehlewan étaient percées. Néanmoins, à force de courage, Rustem dégagea son corps, et le héros remonta du fond sur le bord de la fosse.

RUSTEM TUE SCHEGHAD ET MEURT.

Lorsque Rustem, malgré ses blessures, ouvrit les yeux, il vit le visage malveillant de Scheghad et sentit que cette ruse et ce plan venaient de lui et que Scheghad, le fourbe, était son ennemi. Il lui dit : O homme vil et à la mauvaise fortune, c'est par ton fait que ce pays heureux devient un désert. Tu te repentiras de ceci, les suites de ton crime te feront trembler, et tu n'arriveras pas à la vieillesse. Le misérable Scheghad lui répondit : Le ciel qui a tourné a fait justice de toi ; pourquoi as-tu pendant si longtemps versé du sang dans l'Iran, dévasté et attaqué tous les pays ? Le moment de ta fin est prochain, et tu périras de la main des Ahrimans. Dans ce moment le roi de Kaboul arriva du désert dans le lieu de la chasse, il vit le héros au corps d'éléphant si grièvement blessé, il vit que ses blessures n'étaient pas pansées et lui dit : O chef illustre de l'armée, que t'est-il arrivé dans cette réserve de chasse ? Je vais partir en toute hâte et mener quelques médecins, en versant des larmes de sang sur fîtes douleurs ; j'espère que tes blessures se guériront et que je n'aurai plus à inonder mes joues de larmes de sang.

Tehemten lui répondit : O homme rusé et de mauvaise race ! le temps des médecins est passé pour moi, mais ne verse pas de larmes de sang sur ma mort. Si longtemps qu'on vive, on finit par mourir, et la rotation du ciel atteint tout ce qui a vie. Je ne suis pas un homme plus glorieux que Djamschid, qui a été scié en deux par Peiverasp, que Feridoun et Keïkobad, ces grands rois de naissance illustre : et lorsque le temps de Siawosch était venu, Gueroui Zereh lui a coupé la gorge avec son poignard : Ils étaient tous rois de l'Iran, ils étaient des lions vaillants dans le combat, mais ils sont partis et nous leur avons survécu, nous sommes restés sur la route comme des lions terribles ; Faramourz mon fils, la joie de mes yeux, viendra et te demandera compte de ma mort ?

Ensuite il se tourna vers le vil Scheghad, disant : Puisque ce malheur m'a atteint, tire mon arc de son étui et ne me refuse pas cette prière. Bande l’arc, et place-le devant moi avec deux flèches, car il ne faut pas qu'un lion, rodant pour chercher sa proie, me voie et me fasse du mal ; mon arc me pourrait alors servir. Si je puis éviter d'être déchiré encore en vie par un lion, mon temps viendra et je me coucherai dans la poussière. Scheghad alla tirer l'arc de l'étui, le banda, le tendit une fois pour l’éprouver, et, tout joyeux de la mort prochaine de son frère, le plaça en souriant devant Tehemten. Celui-ci saisit l’arc avec force, mais en se tordant sous la douleur de ses blessures. Scheghad eut peur de ses flèches et courut se faire un bouclier d'un arbre. Il trouva devant lui un platane sur lequel avaient passé bien des années ; il était creux en dedans, mais il portait encore des feuilles, et Scheghad, à l’âme impure, se cacha derrière cet arbre. Rustem le vit, leva le bras, et, tout blessé qu'il était, lâcha la flèche, qui cousit ensemble l'arbre et Scheghad ce qui remplit de joie le cœur du héros mourant. Scheghad poussa un cri lorsqu'il fut blessé, mais Tehemten lui avait laissé peu de temps pour sentir la douleur. Ensuite Rustem dit : Grâces soient rendues à Dieu, que pendant toute ma vie j'ai cherché à connaître, de ce qu'il m'a donné la force de me venger moi-même de ce traître, avant ma mort, et pendant que ma vie tremble déjà sur mes lèvres, et avant que deux nuits aient passé sur cette vengeance ! Il dit, et son âme quitta son corps pendant que toute l’assemblée versait des larmes de douleur. Zewareh mourut dans une autre fosse, et tous ses cavaliers, grands et petits, périrent.

ZAL APPREND LA MORT DE RUSTEM ; FARAMOURZ APPORTE LE CERCUEIL DE SON PERE ET LE PLACE DANS UN TOMBEAU.

Un seul de ces cavaliers illustres s'échappa, marchant tantôt à pied, tantôt à cheval ; arrivé dans le Zaboulistan, il raconta que le terrible éléphant gisait dans la poussière, avec Zewareh et tout son cortège, et qu'aucun des cavaliers n'avait échappé aux. embûches de l'ennemi. Un immense cri s'éleva du Zaboulistan contre les ennemis de Rustem et le roi de Kaboul ; Zal versa de la poussière sur ses bras, et se déchira le visage et la poitrine, s'écriant : Hélas ! ô héros au corps d'éléphant ! je voudrais que mon corps ne fût plus couvert que du linceul. Et toi qui portais haut la tête, ô vaillant dragon, ô Zewareh, qui fus un lion plein de gloire ! Scheghad, le maudit, l'infâme, a déraciné cet arbre royal. Qui aurait pensé qu'un vil renard pût méditer dans ce pays une vengeance contre un éléphant ? Qui se rappelle un pareil coup du destin, qui oserait le croire, si son maître lui racontait que les paroles d'un renard ont fait disparaître de cette terre sombre un lion comme Rustem ? Pourquoi ne suis-je pas mort misérablement avant eux ? Pourquoi suis-je resté dans le monde un souvenir de mes fils ? À quoi me servent la vie et ses jouissances, à quoi la nourriture, le repos et le renom ? O héros, ô vainqueur des lions, ô brave, ô prince, ô vaillant conquérant du monde, ô maître du pays !

Il envoya à l'instant Faramourz avec une armée pour attaquer le roi, tirer des fosses les corps des morts et infliger au monde des motifs de se lamenter. Lorsque Faramourz arriva devant Kaboul, il ne trouva dans la ville aucun des grands : tous s'étaient enfuis, la ville était déserte ; ils étaient terrifiés de la mort du vainqueur du monde. Faramourz se rendit à la plaine où Rustem avait chassé, dans l’endroit où l’on avait creusé les fosses. Il fit apporter un lit de repos et placer dessus ce bel arbre royal ; il défit la ceinture du Pehlewan et lui ôta sa tunique de roi. On lava le mort dans de l'eau chaude, on lui lava doucement la poitrine, les bras, la barbe et le corps, on brûla devant lui de l'ambre gris et du safran, on cousit ses blessures. Faramourz versa de l'eau de rose sur la tête de Rustem et répandit sur son corps du camphre pur ; on l'enveloppa dans du drap d'or, on apporta des roses, du musc et du vin ; l'homme qui cousait le linceul versait des larmes de sang, en peignant cette barbe blanche comme le camphre.

Le corps dépassait la longueur de deux lits ; était-ce le corps d'un homme, ou un arbre qui répandait de l'ombre ? On fit un beau cercueil en bois de teck, orné de clous d'or et de figures en ivoire ; on enduisit toutes les jointures avec du bitume, qu'on recouvrit de musc et d'ambre. Ensuite on tira d'une fosse Zewareh, le frère de Rustem, on cousit toutes ses blessures, on le lava et on lui fit un linceul de brocart ; puis on chercha un tronc de grenadier, d'habiles charpentiers partirent et en tirèrent de grandes planches pour un cercueil, et Faramourz versa du musc, du camphre et de l'eau de rose sur Zewareh dans sa dernière demeure. Alors on releva le corps de Raksch, on le lava, on le couvrit d'étoffes ; on employa deux jours à ce travail ; enfin on chargea le corps de Raksch sur un éléphant.

Depuis Kaboul jusqu'au Zaboulistan le monde était comme bouleversé ; on ne voyait que femmes et hommes se tenant debout, et pas un être vivant n'aurait plus trouvé une place. On se passait de main en main les deux cercueils ; le nombre de ceux qui les soutenaient les faisait paraître légers comme l'air ; et c'est ainsi qu'ils furent portés à Zaboul dans un jour et une nuit, sans avoir été un instant posés à terre. Le monde entier était rempli de lamentations sur Rustem ; on aurait dit que la plaine était en ébullition, toutes les voix se perdaient dans ce bruit immense, tous les pays n'entendaient que des cris de douleur. On prépara dans le jardin de Zal un tombeau dont on éleva le sommet jusqu'aux nuages, et l'on y plaça deux trônes d'or, l'un à côté de l'autre ; c'est là qu'était le lieu de repos du héros dont la fortune avait été si grande.

Tous ses serviteurs, qu'ils fussent des hommes libres ou des esclaves au cœur pur, tous firent un mélange de musc et de terre, le répandirent sur les pieds du héros au corps d'éléphant, et s'écrièrent : O maître illustre, pourquoi veux-tu du musc et de l'ambre comme offrande, pourquoi ne prends-tu plus ta place à l'heure du banquet, pourquoi ne revêts-tu plus ta cuirasse en peau de léopard au jour du combat, pourquoi ne distribues-tu plus des trésors d'or ? On dirait que tu méprises tout cela. Sois maintenant heureux dans le gai paradis, car Dieu t'avait pétri de justice et de bravoure. Ensuite ils fermèrent la porte du tombeau et partirent, et le héros qui avait levé si haut la tête disparut du monde., Que peux-tu demander à ce séjour passager, qui commence par des jouissances et finit par des peines ? Tu seras étendu dans la poussière, quand même tu serais de fer, et que tu serais un sectateur de la vraie foi ou un Ahriman. Pendant que tu vis, tends vers le bien, dans l'espoir d'obtenir ainsi l'objet de tes désirs dans l'autre monde.

FARAMOURZ MARCHE AVEC UNE ARMEE POUR VENGER RUSTEM, ET MET À MORT LE ROI DE KABOUL.

Faramourz, ayant accompli le deuil de son père, fit sortir une armée dans la plaine ; il ouvrit le palais du héros au corps d'éléphant et équipa ses troupes avec les armes que son père avait accumulées. De grand matin les trompettes, les timbales d'airain et les clochettes indiennes se firent entendre, et il conduisit du Zaboulistan vers Kaboul une armée telle que le soleil disparut du monde. Le roi de Kaboul eut des nouvelles de l'approche des troupes du Zaboulistan, et rassembla son armée dispersée ; la terre se couvrit de fer et l'air s'assombrit Faramourz et ses troupes s'avancèrent, le soleil et la lune pâlirent, et quand les deux armées furent en présence, le monde se remplit de bruits guerriers ; la masse des chevaux et la poussière noire qu'ils soulevaient étaient telles que les lions s'égaraient dans la forêt ; un grand vent amena des nuages sombres, et l'on ne distinguait plus le ciel de la terre.

Faramourz sortit des rangs de son armée, il ne détourna pas ses yeux du roi, et lorsque les timbales résonnèrent des deux côtés et que les cœurs des braves devinrent inquiets, il se jeta rapidement sur le centre des ennemis avec une troupe peu nombreuse : le monde fut obscurci par la poussière que faisaient lever les cavaliers, et le roi de Kaboul devint prisonnier. Toute sa puissante armée se dispersa ; les braves de l'Iran, semblables à des loups, l'accablèrent de tous côtés et la poursuivirent ; ils tuèrent tant de héros indiens, tant de vaillants et illustres hommes du Sind, que la terre du champ de bataille fut trempée de leur sang, que l'armée du Sind se débanda, que les Indiens furent défaits, qu'ils renoncèrent à défendre leur pays et leurs maisons, et abandonnèrent leurs femmes et leurs enfants.

Faramourz fit jeter le roi de Kaboul, tout couvert de sang, dans une tour que portait un éléphant, et le conduisit sur le lieu de la chasse, à un endroit ou il avait fait creuser une de ses fosses ; il y conduisit son ennemi, les mains enchaînées et accompagné de quarante de ses parents, adorateurs des idoles. Il fit enlever du dos du roi une lanière de chair, de manière à laisser à nu ses os, et le précipita, la tête en bas, dans la fosse, le corps couvert de poussière, la bouche remplie de sang. Il fit brûler ses quarante parents, ensuite il alla auprès du corps de Scheghad, alluma un feu haut comme use montagne, brûla Scheghad, le platane et la terre alentour, et lorsqu'il s'en retourna dans le Zaboulistan avec son armée, il emporta les cendres de Scheghad pour les donner à Destan.

Ayant ainsi mis à mort le prince injuste, Faramourz nomma quelqu'un roi de Kaboul, et ne laissa dans le pays aucun membre de l'ancienne famille qui ne reconnût l'investiture écrite avec son épée. Il quitta Kaboul, le cœur blessé et navré, et le jour brillant était obscurci devant ses yeux ; tout le Zaboulistan et le pays de Bost poussaient des cris ; personne n'avait sur le corps un vêtement intact ; ils allèrent à sa rencontre, la poitrine déchirée et fondant en larmes.

LA PERTE DE SON FILS REND FOLLE ROUDABEH.

Tout le pays de Séistan porta le deuil de Rustem pendant une année, et tous les vêtements étaient noirs et bleus. Un jour Roudabeh dit à Zal : Témoigne donc ton deuil de la perte de Tehemten. Depuis que le soleil éclaire le monde, il n'y a pas eu de jour plus triste que celui-ci. Zal lui répondit : O femme de peu de sens ! si je jeûnais, l'angoisse de la faim serait plus poignante que le deuil. Roudabeh s'emporta et prononça un serment, disant : Je ne prendrai plus désormais ni repos ni nourriture, dans l'espoir que mon âme retrouvera au milieu de cette assemblée l'âme du héros au corps d'éléphant.

Pendant sept jours elle s'abstint de manger, communiquant dans son cœur en secret avec l'âme de Rustem ; elle jeûna tant que ses yeux se troublèrent, que son cœur vaillant défaillit. Partout où elle allait quelques esclaves la suivaient, de peur qu'elle ne se fit du mal ; à la fin de la semaine sa raison s'égara, et, dans sa folie, elle se fit une fête de sa douleur. Elle alla à la cuisine pendant que le monde formait, et vit dans l’eau un serpent mort ; elle étendit la main, saisit, toute tremblante, le serpent par la tête, et fut sur le point de le manger. Une esclave l'arracha de la main de celle-ci et serra la tête de Roudabeh contre son sein ; elle l'entraîna de ce lieu impur et la conduisit à son appartement dans le palais ; on la fit asseoir à sa place, on apporta une table, on prépara des mets, et elle mangea de tout jusqu'à ce qu'elle fut rassasiée ; ensuite on étendit des étoffes moelleuses sous elle, et elle dormit et se reposa de ses chagrins et de sa fatigue, de son deuil et des soucis que lui donnaient ses trésors. A son réveil, elle demanda encore de la nourriture, et on lui apporta des mets de toute espèce.

Lorsqu'elle fut revenue à la raison, elle dit à Zal : Tes paroles étaient conformes à la vérité. Quand on est privé de nourriture et de sommeil, on confond le deuil des morts avec les fêtes et les festins. Il nous a quittés et nous le suivrons : ayons confiance dans la justice de Dieu. Elle donna aux pauvres tous ses trésors cachés, et adressa au Créateur cette prière : O toi qui es au-dessus de toute gloire et de toute dignité, purifie l'aine de Rustem de tout péché, dans l'autre monde donne-lui une place dans ton paradis, fais-le jouir des fruits de ce qu'il a semé ici !

GUSCHTASP ABANDONNE LE TRONE À BAHMAN.

Maintenant que la vie de Tehemten est terminée, je vais raconter d'autres histoires. Guschtasp sentit que sa fortune s'assombrissait, il fit appeler Djamasp devant son trône, et lui dit : La mort d'Isfendiar a tellement attristé mes jours que je ne jouis pas de la vie un seul instant, et l'étoile qui me poursuit me remplit de tristesse. Bahman va être roi après moi, et Beschouten sera son confident. Ne refusez pas d'obéir à ses ordres, ne vous écartez pas de la fidélité que vous lui devez ; servez-lui de guide, car il est digne du trône et de la couronne.

Il remit à Bahman la clef de ses trésors, et lui dit en soupirant amèrement : Mon œuvre est terminée ; le flot a monté au-dessus de ma tête ; je suis resté sur le trône cent vingt ans, je n'ai pas vu mon égal dans le monde. Maintenant fais des efforts et sois juste, car en agissant selon la justice tu seras libre de chagrins. Honore les sages et tiens-les auprès de toi, rends le monde noir devant les méchants ; agis toujours avec droiture, car devant elle disparaissent la perversité et le men songe. Je te donne le trône, le diadème et le trésor : j'en ai longtemps supporté les soucis et les fatigues.

Il dit, et la vie le quitta ; tout son passé cessa de porter fruit. On lui construisit un cercueil en bois d'ébène et en ivoire, on suspendit une couronne au-dessus de son trône. Il avait beaucoup joui et beaucoup souffert, il avait été abreuvé de poison après avoir été nourri de miel et de thériaque. Si telle est la vie, où en est la joie ? Après la mort, le pauvre est l’égal du roi. Jouis de ce que tu as semé, et ne t’adonne pas au mal ; prête l'oreille aux paroles du sage. Nos compagnons nous ont devancés, et nous sommes restés et avons raconté beaucoup d'anciennes histoires. Celui qui a marché est arrivé à la station, celui qui a cherché le bien a trouvé le bonheur. Puisses-tu ne rencontrer que la bonne fortune, si tu écoutes les paroles du vieux sage !

Maintenant je vais m'occuper de l'histoire de Bahman, et tourner mon esprit vers le sage Beschouten.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

 

 

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