Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
TOME IV
Lorsque Lohrasp se fut assis sur le trône de la justice et qu'il eut placé sur sa tête la couronne des rois des rois, il se mit à célébrer le Créateur et à lui rendre des grâces innombrables. Ensuite il dit : Soyez pleins d'espérance, de crainte et de respect pour le Juge suprême et saint. C'est lui qui a créé le ciel qui tourne, qui augmente la dignité de ses serviteurs. Quand il eut créé la mer, les montagnes set la terre, il étendit sur elles le ciel sublime. Le ciel tourne rapidement, la terre est immobile et le Créateur ne lui a pas donné de pieds pour se mouvoir. Pendant que ton cœur se réjouit, la Mort aux griffes aiguës te guette comme un lion féroce plein de rancune. Abandonnons le désir de nous agrandir, convenons de notre ignorance, ne nous servons de cette couronne royale et de ce trône puissant que pour rendre justice, pour donner la tranquillité et obtenir des conseils, pour que notre part dans ce monde fugitif ne soit pas la vengeance, la malédiction et la fatigue. Je ferai plus que ne m'a ordonné Khosrou ; j'écarterai de mon cœur toute haine et toute envie. Soyez justes et la justice vous rendra heureux ; jouissez du repos et oubliez les haines. Les grands de la terre lui rendirent hommage et l'appelèrent roi du monde, et le noble Lohrasp jouit du repos et fut sage, riche et continuellement prospère.
Plus tard il envoya des hommes à Roum, dans l’Inde, en Chine et dans toutes les contrées habitées. Quiconque était savant, quiconque était habile arpenteur se mit en route et se rendit en toute hâte auprès du roi. Lui-même, qui avait goûté toute l'amertume de la science, partit à l'instant pour Balkh, où il fit construire une ville remplie de carrefours, de rues et de marchés. Dans chaque carrefour trouvait un endroit pour célébrer la fête de Sedeh, que le roi faisait entourer d'un temple de feu. Ensuite il construisit un temple de feu, qui portait le nom de Berzin, un temple magnifique, grand et riche.
Lohrasp avait deux fils, beaux comme deux lunes, dignes de la royauté, du trône et du diadème ; l’un s'appelait Guschtasp, l’autre Zerir ; ils abattaient les têtes des lions courageux, ils dépassaient leur père en toute science, ils tenaient la première place dans l'armée par leur bravoure ; c'étaient deux princes fiers, dont les traces étaient fortunées, des petits-fils de Keï Kaous, le maître du monde. Ils faisaient la joie de Lohrasp ; mais il ne le témoignait pas à Guschtasp, car la tête de celui-ci était pleine de vanité, et Lohrasp en était inquiet.
Il se passa ainsi beaucoup de temps, et le cœur de Guschtasp s'aigrit contre son père. Or il arriva qu'un jour on plaça dans le pays de Fars le trône du roi sous un arbre qui répandait des fleurs ; Lohrasp invita quelques grands parmi les chefs de l'armée. Ils demandèrent à table des coupes de vin, et ils mirent de bonne humeur le cœur du roi de la terre. Guschtasp, après avoir bu du vin, se leva et dit : O roi plein de justice et de droiture, puisse ton règne être heureux, puisse ton nom vivre à jamais ! Dieu et Keï Khosrou, le roi juste, t’ont donné le diadème et la ceinture royale. Moi je suis un esclave devant toi je suis le serviteur de ton étoile et de ta couronne. Je ne connais personne, parmi les hommes les plus braves, qui oserait se présenter devant moi au jour du combat, si ce n'est Rustem, le cavalier, le fils de Zal fils de Sam, avec lequel personne ne peut se mesurer. Lorsque Keï Khosrou eut conçu des inquiétudes sur toi, il t'a remis le trône et est parti. Si maintenant tu veux me donner, à moi qui suis parmi ceux qui sont dignes de régner, le trône et la couronne des Keïanides, je me tiendrai devant toi comme un esclave, ainsi que je le fais aujourd'hui, et je t'appellerai roi.
Lohrasp répondit : O mon fils prudent, la violence ne sied pas à un prince. Si je te rappelle les dernières paroles de Keï Khosrou, écoute-moi et ne détourne pas ta tête de ce qui est juste. Ce roi, distributeur de la justice, m'a dit : Il faut un courant d'eau dans un jardin printanier ; mais quand l'eau y afflue, que le courant devient fort, tout le jardin est dévasté par lui. Tu es encore jeune ne et demande pas tant de pouvoir ; pèse tes paroles et parle avec mesure.
Guschtasp, à ce discours, se mit en colère, et quitta son père, les joues pâles de rage, en s'écriant : Traite bien des étrangers, reste ainsi et repousse tes fils !
Il avait un cortège de trois cents hommes, tous des braves, tous prêts à combattre ; il se rendit auprès d'eux, appela ces hommes, leur expliqua tous ses secrets, et ajouta : Faites vos préparatifs pour partir cette nuit ; détachez vos cœurs et vos yeux de cette cour. Un d'entre eux lui dit : Quel chemin prendras-tu ? si tu pars, quel lieu de repos trouveras-tu ? Il répondit : Dans l'Inde on me recevra bien et avec plaisir J'ai une lettre du roi de l'Inde, écrite sur de la soie avec du musc noir, dans laquelle il me mande que, si je viens chez lui, il se regardera comme mon sujet et ne s'écartera en rien de mes volontés et de mes ordres. Aussitôt que la nuit fut devenue sombre, il monta à cheval avec sa troupe, et partit bouillant de colère et la massue en main.
Dès le grand matin Lohrasp en eut la nouvelle : il en fut affligé et tout son bonheur s'évanouit. Il appela les plus sages de son armée et leur exposa l'état des choses, ajoutant : Voyez ce que Guschtasp a fait : il a rempli mon cœur de soucis et couvert ma tête de poussière. Je l'ai élevé jusqu'à ce qu'il fût grand et fût devenu un héros sans égal dans le monde ; mais au moment où je me disais qu'il allait porter fruit, il disparaît de mon jardin. Il dit, et resta longtemps absorbé, dans ses pensées ; à la fin il fit venir Zerir et lui parla ainsi : Choisis mille hommes dans l'armée, des cavaliers vaillants et prêts au combat et marche en toute hâte du côté de l'Inde, et, s'il le faut, dans le pays des Magiciens. Gustahem fils de Newder se mit en route vers le. Roum, et Gourazeh s'empressa de marcher vers la Chine.
Cependant Guschtasp continuait sa route les yeux en larmes, le cœur rempli de haine, de colère et de passion ; il marcha jusqu'à ce qu'il fût près de Kaboul. Il vit des arbres chargés de roses, une prairie et de l'eau, et lui et les siens s'arrêtèrent dans ce lieu agréable et s'y reposèrent un jour. Toute la montagne lui offrait le plaisir de la chasse, et dans le ruisseau coulait une eau délicieuse comme du vin ou du lait. Dans la nuit sombre, il demanda du vin à son échanson, et l'on porta des flambeaux sur le bord du ruisseau. Lorsque le soleil qui éclaire le monde fut sorti brillant des montagnes, ils quittèrent leur bosquet avec des guépards et des faucons ; d'autres de ces cavaliers vaillants laissaient errer librement leurs chevaux, et beaucoup d'entre eux se mirent à dormir sur le bord de l'eau.
Pendant ce temps Zerir avait lancé son cheval sur les traces de Guschtasp, ne s'arrêta nulle part longtemps. Lorsqu'on entendit un bruit de chevaux sur la route, les héros qui accompagnaient Guschtasp sortirent de leur campement ; Guschtasp écouta attentivement et dit aux grands : Ceci ne peut être que le hennissement du cheval de Zerir, qui a la voix d'un lion, et si c'est Zerir qui tient, il n'arrive pas seul, mais il est accompagné d'une armée avide de combats. Dans ce moment apparurent sur la route une poussière violette et un drapeau à figure d'éléphant, et l’on vit le Sipehbed Zerir courant devant ses troupes avec la rapidité du vent. Quand il aperçut Guschtasp, il s'avança pied, tout seul, les yeux fixés sur lui, courant, rendant grâce au Créateur du monde et saluant son frère. Ils s'embrassèrent et s'assirent joyeusement sur la prairie. Guschtasp, le vaillant prince, appela tous ceux qui étaient des chefs dans l'armée ; on les appela et ils s'assirent, et les paroles volèrent de tous les côtés.
Un des chefs les plus illustres dit à Guschtasp : O héros à la ceinture d'orl les astrologues du peuple d'Iran, tous ceux que nous savons avoir approfondi la science, prononcent sur ton horoscope que tu es un Keï Khosrou, que tu seras assis comme roi sur le trône du pouvoir ; mais, maintenant que tu vas devenir sujet de roi de l'Inde, nous ne t'approuvons pas. Il n'y a pas parmi les siens un adorateur de Dieu, et jamais ils ne s'entendront avec toi. Prends garde que ce que tu veux faire soit conforme à la raison. Ton père te traite toujours avec bonté et je ne sais ce qui a pu l'affliger. Guschtasp lui répondit : O toi qui cherches un grand renom ! je ne suis pas respecté par mon père, il ne veut du bien qu'à la famille de Kaous, c’est à elle qu'il destine le pouvoir et la couronne des rois. Ni moi ni toi n'avons notre place auprès de lui ; il ne veut que nous réduire à la servitude. Je vais m'en retourner à cause de toi, mais mon cœur se gonfle de sang quand je pense à Lohrasp. S'il me donne le trône de l'Iran, je l'adorerai comme le Schamane adore ses idoles ; sinon je ne resterai pas à sa cour, mon cœur ne se calmera pas sous le rayons de sa lune, j’irai où l'on ne me découvrira pas et je laisserai à Lohrasp l'empire et tout le reste.
Il dit, quitta cette prairie et se rendit auprès du roi illustre. Quand Lohrasp et ses grands eurent nouvelle de son approche, ils allèrent au-devant de lui avec un grand cortège. En revoyant son père, l'ambitieux jeune homme descendit de cheval et l'adora. Lohrasp le serra, sur sa poitrine, et le repentir de son fils lui rendit la tranquillité ; il dit : Puisse ta couronne être brillante comme la couronne de la lune ! puisses-tu vaincre le Div, car il t'enseignerait sans cesse les voies du mal, comme un méchant Destour auprès d'un méchant roi ! Je ne suis maître de la couronne et du trône que de nom, c'est à toi qu'appartiennent l'amour des sujets, le commandement, les alliances et la fortune. Guschtasp répondit : O roi, je me tiens devant ta porte comme un serviteur, et quand même tu diminuerais mes honneurs, je t'obéirai, et ma vie sera le gage de ma fidélité.
Les grands partirent avec lui en marchant pompeusement et en caracolant jusqu'au palais du roi, qui fit parer la salle d'audience incrustée de pierreries, placer des tables et apporter du vin bon pour la santé. On célébra un banquet tel que les étoiles de cercle de la lune pouvaient sur la salle, et les grand furent ivres à ce point que chacun plaçait sur sa tête une couronne de roses. Lohrasp montra beaucoup de faveur à la famille de Kaous et ne cessa de parler de Keï Khosrou. Guschtasp versait de dépit des larmes de sang et tint à son confident des discours de toute sorte, disant : J'ai beau lutter avec ma raison, je ne puis trouver un moyen de supporter ceci ; si je pars avec des cavaliers, comme il convient à un prince, mon père enverra encore quelqu'un avec une armée, pour me ramener par tous les moyens et il m'accablera de demandes et de conseils, et si je pars seul, j'en aurai de la honte et en voudrai à Lohrasp. Son âme est dévouée à la famille de Kaous, et sa tendresse n'est jamais pour ses enfants. Eh bien, si je pars seul, comment, en me questionnant, saura-t-on que j'ai été prince ?
Quand la nuit fut devenue sombre, Guschtasp plaça une selle qui lui appartenait sur un cheval noir qui était à Lohrasp. Il revêtit une tunique de brocart de Roum, attacha une plume d'aigle à son diadème et emporta autant qu'il lui en fallait d'or et de pierreries dignes d'un roi. Il quitta le palais et se dirigea vers le Roum, le cœur avide d'un trône, l'esprit anxieux de trouver la vraie route. Lorsque son père apprit ce qu'il avait fait, il se tordit de douleur et toute sa joie s'évanouit ; il appela auprès de lui tous les sages et leur parla longuement de Guschtasp, disant : Cet homme au cœur de lion abaissera dans la poussière la tête de tous les rois. Que pensez-vous, quel remède voyez-vous ? Ne prenez pas légèrement cette affaire. Un Hirbed répondit : O roi, à qui la fortune est favorable, puissent les hommes révérer toujours ton trône et la couronne ! Personne n'a eu un fils comme Guschtasp, jamais un des grands n'a entendu parler, de quelqu'un qui lui fût comparable. Il a agrandi ton royaume, tes ennemis haïssent, la tête par crainte de lui. Envoie de tous côtés des hommes des grands pleins de cœur et qui peuvent te venir en aide ; et s'il revient ne lui montre pas de l'aigreur ; fais preuve de vertu et ne prétends pas être l'égal du ciel qui a vu bien des rois couronnés comme toi, mais qui n'a accordé sa faveur à personne pour toujours. Confie à Guschtasp une armée, pose sur sa tête un diadème glorieux. Je ne vois pas dans le monde entier de héros comme lui, si ce n'est Rustem, le Pehlewan illustre ; jamais oreille n'a entendu parler d'un prince son égal en stature, en beauté, en prudence et en intelligence. Lohrasp envoya quelques-uns de ses grands et fit chercher son fils dans le monde entier. Ils se mirent en route, mais ils revinrent ayant perdu tout espoir, car ils étaient partis sous une étoile trop lente. Lohrasp eut tout le blâme de cette aventure, mais Guschtasp eut pour sa part les fatigues et les soucis.
Lorsque Guschtasp arriva à la mer, il descendit de cheval et un receveur de péages le vit ; c'était un vieillard du nom de Heischoui, homme généreux, de bon conseil, prudent et heureux. Guschtasp le salua et lui dit : Puisse la raison être toujours la compagne de ton âme pure ! Je suis un scribe du pays d'Iran, qui cherche à acquérir un nom ; je suis intelligent et d'un esprit serein et observateur. Si tu me fais passer cette mer dans une barque, je t'en aurai une reconnaissance éternelle. Heischoui lui répondit : Tu es digne d'une couronne ou au moins d'une cuirasse et d'une épée, et propre à dévaster un pays. Dévoile ton secret et confie-le-moi, mais n'essaye pas à traverser ainsi la mer. Il faut ou me faire un présent ou me dire la vérité, car tu n'as ni l'air ni les manières d'un scribe. Guschtasp écouta Heischoui et lui dit : Je n'ai pas de secret pour toi, et je te donnerai volontiers tout ce que tu demanderas, ce diadème ou ce sceau, ou de l'or on mon épée. Il lui donna une poignée de pièces d'or ; le receveur en fut content, se mit sur-le-champ à déployer la voile d'une barque et amena l'ambitieux jeune homme dans la ville où résidait le Kaisar.
C'était une ville dans le pays de Roum, dont l’étendue était de plus de trois farsangs ; elle avait été construite par le puissant Selm, et était devenue le siège des vaillants Kaisars. Lorsque Guschtasp y entra, il y chercha pour gîte un endroit désert et erra pendant une semaine dans Roum, demandant du travail dans cette ville riche, car il avait dépensé et donné tout ce qu'il possédait, de sorte que son cœur plein de justice n'était pas satisfait. En errant ainsi dans la ville, il entra dans le palais et dans les bureaux du Kaisar, et dit au chef du divan : O homme secourable, je suis un scribe du pays d'Iran qui cherche à acquérir un nom ; je voudrais t'aider dans ta besogne et ferai bien tout ce qui est à faire dans le bureau. Les scribes qui se trouvaient au palais se firent des signes l'un à l'autre en disant tout bas : Cet homme ferait crier un roseau d'acier et sa main brûlerait le papier ; il faudrait le monter sur un puissant destrier et suspendre à son bras un arc, à sa selle un lacet Ensuite ils lui dirent à haute voix : Nous avons déjà plus d'écrivains qu'il ne nous en faut, ô homme intelligent
A ces paroles Guschtasp sortit du bureau, la cœur plein de douleur, les joues pâles, et se dirigea, en poussant un grand soupir, vers le gardien des chevaux du roi. C'était un homme généreux, vaillant, prudent juste, dont le nom était Bessad. Le jeune homme qui portait haut ta tête s'approcha de Bessad, le bénit et le salua humblement. Le gardien le regarda et le reçut amicalement, le fit asseoir à côté de lui et lui dit : Qui es-tu, dis-le-moi, car tu as la dignité et l'aspect d'un roi ? Guschtasp lui répondit : O homme illustre, je puis monter un jeune cheval bravement et comme il convient à un cavalier. Si tu veux me garder, je me rendrai utile, je t'aiderai quand tu auras de la peine et du mal. Bessad lui répondit : Ne parle pas ainsi, tu es un étranger et tu parais un homme distingué. Il y a là le désert et la mer, et les chevaux courent en liberté, comment pourrais-je confier un troupeau à un inconnu ?
Guschtasp l'écouta et partit soucieux ; on aurait dit que la peau se fendait sur son corps ; il se dit : Quiconque fait de la peine à son père recueille lui-même des peines plus grandes. Ensuite il s'élança rapidement, courant vers les chameliers du roi et dit à leur chef : Puisse ton esprit rester éveillé et serein ! Quand cet homme de sens vit Guschtasp, il s'avança vers lui et lui assigna la place d'honneur ; il étendit en toute haie un tapis et lui apporta quelque chose à manger. Guschtasp lui adressa de nouveau la parole et lui dit. : O ami fortuné et à l’âme tranquille ! confie-moi une caravane de chameaux et, s'il te plaît, assigne-moi une paie. Le chamelier lui répondit : O homme au cœur de lion, cette besogne ne te conviendra jamais. Pourquoi me demander quelque chose à moi ? Tu ferais mieux de t'adresser au Kaisar, qui te mettra au-dessus du besoin ; ne t’adresse qu'à la cour, et si tu veux, je te donnerai un cheval de bonne mine et un homme qui te servira de guide.
Guschtasp le salua et le quitta, se dirigeant vers la ville, en grande détresse ; ses soucis pesaient sur son esprit, et il se rendit au quartier des forgerons. Là il y avait un homme notable nommé Bourab, un bon et joyeux forgeron, qui ferrait les chevaux du roi, et que le Kaisar estimait hautement ; il avait trente-cinq ouvriers et apprentis qui se fatiguent avec le marteau et le fer Guschtasp resta longtemps assis dans son atelier, et à la fin l'artisan s'ennuya de le voir là et lui dit : O homme bienveillant, que désires-tu dans mon atelier ? Guschtasp lui répondit : O homme à la fortune propice, je n'ai point peur du marteau et d'un rude travail. Si tu veux me garder, je t'aiderai et je travaillerai vaillamment avec ce marteau et cette enclume. Quand Bourab entendit ces paroles, il consentit à se faire aider par lui ; il chauffa une grande masse de fer dans le feu et la traîna sur l'enclume quand elle fut chaude. On donna à Guschtasp un lourd marteau, et les forgerons formèrent cercle autour de lui. Il donna un coup de marteau et brisa l'enclume et la masse de fer, et tout le marché retentit d'exclamations. Bourab fut effrayé et lui dit : O jeune homme, ni l'enclume, ni le marteau, ni le fer, ni la pierre, ni le soufflet ne résistent à tes coups ! Guschtasp fut désespéré à ces paroles, jeta le marteau et partit dévoré de faim car il n'avait aucun moyen de se procurer de la nourriture et un logis. Mais ni la misère, ni la richesse, ni le repos, ni la joie, ni les fatigues ne durent pour personne ; le bien et le mal passent également sur nous et quiconque a du sens ne se laisse jamais abattre.
Guschtasp partit, le cœur en souci, en poussant des cris et en maudissant le ciel sublime de ce que sa part dans le monde n'était que du poison. Près de la ville, il vit un bourg avec des arbres fleuris et des eaux courantes : c'était un gai séjour pour des hommes vaillants. Il aperçut sur le bord de l'eau un arbre qui jetait une ombre large et sous lequel on était à l'abri du soleil ; le jeune homme s'assit dans l'ombre, se tordant dans sa détresse et l'âme noire de soucis, et dit : O Juge tout-puissant ! cette vie ne m'a donné pour ma part que du chagrin ; je vois que mon étoile est mauvaise et je ne sais pourquoi tant de malheurs tombent sur ma tête ! Un homme notable de ce bourg agréable, un homme puissant dans le pays, passa auprès de Guschtasp et le voyant les yeux remplis de larmes de sang et le menton appuyé sur une main, lui adressa ces paroles : O noble jeune homme ! pourquoi es-tu si soucieux et si sombre d'esprit ? Si tu veux quitter ce lieu et venir dans ma maison, tu peux jouir pendant quelque temps de mon hospitalité, et peut-être ces douleurs de ton cœur disparaîtront, et tes paupières sécheront. Guschtasp lui dit : O homme qui cherches un bon renom ! dis-moi quelle est ta famille ? Le chef du bourg lui répondit : Pourquoi m'adresses-tu cette question ? Je suis de la race du vaillant roi Feridoun, et avec une telle parenté personne ne peut être méprisé par le monde. Quand Guschtasp eut entendu ces paroles, il se mit en route et accompagna le personnage illustre, qui le mena dans sa maison et la para pour le recevoir. Son hôte le traita comme un frère et satisfit pendant quelque temps à tous ses désirs. Ainsi s'écoula un certain temps, ainsi se passèrent quelques mois.
Or il arriva que le Kaisar avait l'intention, lorsqu'il aurait une fille devenue grande et désirant se marier, et qu'il verrait arrivé le temps de lui donner un époux, de tenir dans son palais une assemblée des grands, des sages, des hommes de bon conseil, enfin de tous ceux qui étaient ses égaux et les plus puissants parmi les hommes illustres, puis alors de faire traverser à cette fille au visage de lune toute cette assemblée réunie dans le palais, pour se choisir un mari, mais en restant entourée d'esclaves, de sorte qu'aucun homme ne pût apercevoir même son diadème.
Or le Kaisar avait alors dans l'appartement des femmes trois filles célèbres dans le monde pour leur stature, leur beauté, leur grâce, leur vertu et leur modestie. L'aînée portait le nom de Kitaboun ; elle avait de l'esprit et un caractère serein et joyeux. Une nuit elle vit en rêve tout le pays éclairé par le soleil ; elle vit paraître une masse d'hommes telle que les Pléiades s'enfuirent devant cette foule ; à la tête de cette réunion se trouvait un inconnu, un étranger, le cœur plein de soucis, la tête pleine de savoir ; il était grand comme un cyprès, beau comme la lune, et s'asseyait comme un. roi qui s'assied sur son trône. Kitaboun lui remit un bouquet de fleurs et en reçut un de lui, plein de beauté et de parfum.
Le matin, lorsque le soleil commença à rayonner, et que le sommeil quitta les têtes des grands, le Kaisar réunit une grande assemblée de tous les braves et de tous les héros ; ils s'assirent gaiement dans cette réunion, ensuite on appela Kitaboun au visage de lune. Elle quitta sa chambre, entourée de soixante esclaves, et tenant en main un bouquet de roses ; elle traversa la foule jusqu'à ce qu'elle fût fatiguée, mais personne ne lui convint, et elle s'en retourna de la salle d'audience dans l'appartement des femmes, marchant fièrement, mais pleurant en secret et désirant dans son cœur un mari. La terre était alors noire comme le plumage du corbeau ; mais lorsque le flambeau du soleil se leva au-dessus des montagnes, le Kaisar ordonna de réunir au palais impérial tous les notables riches, mais d'un rang inférieur, espérant qu'un d'eux plairait par sa beauté à Kitaboun. Lorsque cette nouvelle se répandit parmi les grands, les hommes renommés et les chefs, le prudent chef du bourg dit à Guschtasp : Combien de temps veux-tu donc rester caché ? Va au palais, car il se peut que la couronne et la trône du pouvoir t'échoient, et que ton cœur soit délivré de ses soucis.
Guschtasp l'écouta et partit avec lui ; il entra rapidement dans le palais du Kaisar, où il se plaça dans un coin, séparé des grands, et s'assit tristement et l'âme désolée. Des esclaves pleines d'intelligence arrivèrent, ensuite Kitaboun entourée de servantes aux joues de rose ; elle fit le tour de la salle de son père, précédée et suivie de ses esclaves. Quand elle aperçût de loin Guschtasp, elle se dit : Voilà mon rêve qui s'éclaira et sur-le-champ elle para de son riche et noble diadème la tête heureuse du prince. Lorsque le Destour qui l'avait instruite vit cet acte, il courut à l'instant auprès du Kaisar, s'écriant : Elle a choisi dans l'assemblée un homme dont la taille est celle d'un cyprès dans la prairie, dont les joues sont un jardin de roses, et les bras et les épaules tels qu'ils jettent dans l’étonnement ceux qui les voient. Mais ne savons qui il est, mais on dirait que tout ce que Dieu peut donner de majesté repose sur lui. Le Kaisar répondit : A Dieu ne plaise que j'aie une fille qui amène de l'appartement, des femmes le déshonneur sur ma famille ! Si je donnais ma fille à cet homme, j'aurais à courber le front de honte ; il faut donc qu'on tranche dans le palais la tête à elle et à celui quelle a choisi. Le Destour lui répondit : Ce n’est pas une affaire si grave. Il y a eu avant toi bien des princes choisis de cette manière. Or tu as dit à ma fille de prendre un mari, et non pas de prendre un prince illustre ; et elle a choisi celui qui lui a convenu ; ne détourne pas ton esprit de la voie de Dieu. Cette coutume vient de tes ancêtres, tes pères pleins de fierté, de dévotion et de vertus, et c'est par elle que Roum s'est fortifié ; n'introduis pas de nouvelles voies dans ce pays florissant, ce ne serait pas digne d'un roi ; ne prononça pas de pareilles paroles, et ne marche pas dans une voie où tu n'as jamais marché.
Le Kaisar l'écouta et se décida à donner sa fille illustre à Guschtasp. Il lui dit : Pars avec elle ; tu ne recevras de moi ni trésors, ni trône, ni sceau. Guschtasp voyant cela resta confondu et adressa de longues prières au Créateur du monde ; ensuite il se tourna vers cette jeune femme qui portait haut la tête, et lui dit : O toi qui es élevée délicatement et dans l'abondance ; pourquoi ton choix est-il tombé sur moi parmi tant de chefs, tant d’hommes portant des diadèmes glorieux ? Tu as préféré un étranger qui ne peut pas te donner des richesses et avec qui tu vivras pauvrement. Choisis un de tes égaux parmi les grands, pour que tu ne te déshonores pas auprès de ton père. Kitaboun lui dit : O homme de peu de confiance ! ne t'afflige pas de ce que le ciel amène ; si je me contente de ton sort, pourquoi demander un diadème, un trône et une couronne ?
Kitaboun et Guschtasp sortirent tristement et en soupirant du palais du Kaisar. Quand ils furent arrivés chez le chef du bourg, il leur dit : Soyez contents et heureux ! Il leur fit préparer une maison dans le bourg, et y fit porter des vivres et les plus beaux, tapis. Quand Guschtasp vit cela, il en rendit grâces à cet illustre et glorieux seigneur. Kitaboun possédait des parures sans nombre et une quantité de pierres fines de toute sorte. Elle choisit parmi elles un joyau tel que l'œil du sage n'en a jamais vu de pareil ; ils le portèrent à un homme qui se connaissait en pierreries : il le reçut avec une admiration infinie, et le leur paya six mille pièces d'or, une somme digne d'un roi. Ils achetèrent ce qui leur était nécessaire et ce qui était convenable dans leur pauvreté. Avec le reste de l'argent, ils vécurent ; tantôt ils étaient heureux, tantôt ils pleuraient.
Toute l'occupation de Guschtasp était la chasse, toute la journée il portait son carquois et ses flèches. Or un jour, au retour de la chasse, son chemin le conduisit près de Heischoui ; il était chargé de produits de sa chasse de toute espèce et marchait, le carquois encore rempli de flèches ; il porta toute sa chasse, grande et petite, à Heischoui. Quand celui-ci l'aperçut, il courut au-devant de lui gaiement et l'âme réjouie, étendit un tapis pour qu'il s'y assît, et apporta quelque chose qu'il pût manger. Guschtasp se reposa et mangea, et puis s'en retourna auprès de Kitaboun, aussi rapide que la poussière. Quand Guschtasp fut devenu l'ami de Heischoui, il s'attacha à lui comme un esclave, à cause de sa sagesse ; quand il sortait du bourg pour tuer un chevreuil, il en portait toujours à Heischoui deux parts, la troisième était pour le chef du bourg ou pour un des principaux habitants. C'est ainsi que Guschtasp vivait uni avec le chef du bourg, jouissant de la vie paisiblement et sagement.
Il y avait un homme à Roum, du nom de Mirin, qui envoya un message au Kaisar et lui fit dire : Je suis un homme de haut rang, riche et puissant ; la gloire de ma bravoure est arrivée jusqu'au ciel. Donne-moi ta noble fille, rajeunis par moi ton diadème et ton nom. Le Kaisar répondit : Dorénavant je ne prendrai plus de gendre comme autrefois. Kitaboun et cet homme de rien qu’elle a choisi m'ont détourné de cette voie. Maintenant quiconque veut s'allier à ma famille, et fût-ce un homme d'un rang plus élevé que le mien, devra faire une grande action, pour que les puissants reconnaissent son pouvoir, qu'il devienne illustre dans le monde et qu'il me serve de soutien. Que Mirin aille à l'entrée de la forêt de Fasikoun, et qu'il trempe son cœur, sa main et son cerveau dans du sang. Il y verra un loup grand comme un éléphant, dont le corps est comme le corps d'un dragon et la force comme celle d'un crocodile ; il a des défenses comme un sanglier des cornes, et un éléphant n'oserait pas tenir contre lui. Ni un lion mâle, ni un éléphant, ni un tigre, ni un homme, si vaillant qu'il soit, n'ose traverser cette forêt. Quiconque parviendra à lui fendre la peau sera pour moi un appui, un gendre et un ami.
Mirin se dit : Dans ce noble pays, mes ancêtres ne se sont jamais battus qu'avec de lourdes massues et contre des princes, depuis que Dieu a fondé Roum. Que demande donc maintenant le Kaisar ? est-ce par haine qu'il me parle ainsi ? Il faut que je trouve moyen de faire ce qu'il veut, il faut que je m'y prenne de la meilleure manière que je pourrai. Cet homme, qui était le favori de tous, rentra dans son palais et fit des réflexions de toute espèce ; il apporta des livres, les plaça devant lui avec un tableau des constellations et son horoscope, et vit que dans un certain temps, il devait venir un homme illustre de l'Iran qui ferait trois grandes actions dépassant tous les hauts faits des grands de Roum. D'abord il deviendrait le gendre du Kaisar et brillerait comme le diadème sur le front impérial ; ensuite il paraîtrait dans le Roum deux bêtes sauvages qui feraient du mal à tout le monde, et toutes les deux seraient tuées par cet homme, à qui aucun ennemi, si puissant qu'il fût, ne ferait peur.
Quand il apprit l'histoire de Kitaboun, qui avait uni son sort à celui du vaillant Guschtasp, et l'amitié qui liait celui-ci avec Heischoui et le chef illustre du bourg, il accourut auprès de Heischoui, lui raconta tout ce qui s'était passé, et lui expliqua la constellation qui, selon les savants de Roum, annonçait les merveilles qui se passeraient dans ce pays. Heischoui lui dit : Reste aujourd'hui joyeusement et amicalement chez moi. L'homme que tu m'as indiqué est un homme illustre, et porte haut la tête ; toute la journée il ne s'occupe que de la chasse, et ne pense pas au trône du roi de l'Occident. Hier, il n'est pas venu chez moi et n'a pas réjoui mon âme par sa présence, mais il va sans doute diriger ici ses pas aussitôt qu'il reviendra de la chasse. Il apporta du vin et ils se mirent à boire, assis au milieu de parfums et de fleurs, les coupes d'or en main ; lorsqu'ils eurent vidé quatre coupes de vin, le vaillant cavalier parut dans la plaine. Heischoui et Mirin l'aperçurent, et coururent au-devant de lui dans cette plaine faite pour les combats. Mirin le regarda et dit à Heischoui: Personne n'est son égal dans le monde ; ce héros illustre, avec cette stature, ces bras et cette grande mine, doit être de famille royale. Heischoui lui répondit : Cet homme généreux n'est heureux que sur un champ de bataille, et sa bravoure, sa modestie, sa noblesse et son intelligence sont encore plus grandes que n'indique sa mine. Quand Guschtasp s'approcha d'eux, ils descendirent de leurs destriers et Heischoui arrangea une place au bord de la mer, fit apporter en toute hâte une nouvelle table, fit venir du vin et de jeunes échansons, et prépara un banquet d'une espèce nouvelle avec ses jeunes amis. Quand le vin couleur de rubis eut rougi les joues des convives, Heischoui dit à Guschtasp : O héros ! tu m'appelles ton meilleur ami sur la terre, tu ne connais personne mieux que moi ; or Mirin a pris refuge auprès de moi ; c'est un homme illustre et riche, il sait écrire, c'est un savant et un homme habile, qui peut calculer le mouvement du ciel sublime ; il sait prédire, d'après les sages de Roum, la prospérité ou la désolation de tout pays ; il tire son origine de la famille de Selm, dont il connaît les noms de père en fils ; il possède l'épée de Selm, l'épée que Selm ne quittait jamais ; c'est un cavalier, un héros, un lion vaillant, qui atteint avec sa flèche un aigle dans le ciel. Maintenant il voudrait encore grandir et s'allier au Kaisar de Roum ; il a parlé au Kaisar et a reçu une réponse, et cette réponse fait trembler son cœur. Le Kaisar lui a dit : Tu trouveras dans la forêt de Fasikoun un loup grand comme un dromadaire, et lorsque tu l'auras tué, tu deviendras dans le Roum mon hôte honoré, tu deviendras un prince puissant et mon gendre, et le monde m'accordera ce qui est mon droit. Maintenant si tu veux aider Mirin, je serai ton esclave, et cet homme illustre deviendra ton parent.
Guschtasp répondit :Cette affaire m'agrée, telle que vous la proposez. Maintenant où est cette forêt ? Comment peut-il y avoir une bête fauve qui fait la terreur des grands et des petits ?
Heischoui dit : Ce vieux loup a une stature plus haute qu'un fort dromadaire ; ses deux défenses sont comme les défenses d’éléphant, ses yeux sont rouges comme la fleur du jujubier, sa peau est dure comme celle du crocodile, ses cornes sont comme des poutres de bois d'ébène, et quand il est en colère, il perce d'un seul coup deux chevaux. Bien des princes illustres sont partis d'ici avec de lourdes massues, et sont revenus de cette forêt sans avoir atteint le but, couverts de honte et le cœur fondu de peur. Guschtasp répondit : Apportez-moi cette épée de Selm et amenez un cheval fier et ardent. J'appelle cette bête un dragon et non pas un loup, car sachez qu'il n'y a pas de loup grand comme un dromadaire.
A ces paroles, Mirin partit et courut à son palais ; il choisit dans ses écuries un cheval noir, une cotte de mailles magnifique et un casque de Roum prit cette riche épée d'acier que Selm avait damasquinée avec du poison et du sang, et tira de son trésor beaucoup de présents, des rubis et d'autre pierreries, cinq de chaque espèce. Lorsque le soleil eut déchiré sa chemise couleur de suie et fut sorti de son voile, Mirin, qui ambitionnait la possession du monde, quitta son palais et courut auprès de Heischoui. Guschtasp, de son côté, revint de la chasse et se dirigea vers eux ; Heischoui, qui était aux aguets, le vit, et lui et Mirin allèrent à sa rencontre, étonnés de la face de son cheval et de la grandeur de son épée. Guschtasp regarda les présents de Mirin, choisit parmi le tout le cheval et l'épée, donna le reste à Heischoui et réjouit l'âme de cet homme ambitieux. Il se revêtit rapidement de la cotte de mailles, monta sur le cheval de bataille, banda son arc, suspendit le lacet au crochet de la selle, et le cavalier qui portait haut la tête, et son cheval noir, étaient prêts. Heischoui et Mirin, qui désirait la possession du monde et était venu en suppliant, l'accompagnèrent jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés sur la lisière de la forêt de Fasikoun, en tremblant pour lui et le cœur gonflé de sang.
Quand ils furent arrivés près de la forêt et de la tanière du loup, Mirin trembla en pensant à ce loup terrible et montra à Guschtasp, avec son doigt étendu, le lieu où se tenait le dragon, et lui et Heischoui s'en retournèrent dans leur terreur, le cœur gonflé et les yeux pleins de larmes de sang. Heischoui, en quittant cet homme qui portait haut la tête, dit : Nous ne le verrons plus. Hélas ! quelle taille, quel bras, quel visage, quelle force et quelle massue ! Guschtasp s'approcha de la forêt, son cœur avide de combats devint soucieux. ; il descendit de son destrier plein de fierté, et se mit à prier le Maître du monde, disant : O Dieu ! le très saint, le nourricier de tous les êtres, toi qui diriges la rotation du sort, viens à mon aide dans ce danger, aie pitié de l'âme du vieux Lohrasp. Si ce puissant dragon, que les hommes dépourvus de sens appellent un loup, parvient à me vaincre, mon père, quand il le saura, poussera des cris et en perdra le sommeil ; il restera dans l'excès de sa doubleur comme un insensé, errant partout, poussant des cris et cherchant mes traces ; et si je m'enfuis, effrayé par cette bête méchante, j'aurai à voiler ma tête de honte devant la foule. Il dit, et remonta sur son destrier, poussant des cris, bouillant d'ardeur, tenant en main son épée, et l’arc suspendu au bras, c'est ainsi qu'il s'avança prudemment et le cœur gonflé de sang. Quand il fut arrivé dans le fourré, il fit éclater sa voix comme le tonnerre qui sort d'un nuage de printemps. Le loup l'aperçut à l'entrée de la forêt, poussa un cri qui monta jusqu'aux nuages noirs, et déchira de ses griffes la surface du sol comme un lion ou un vaillant léopard. Guschtasp vit ce dragon, il frotta son arc et le tendit ; rapidement comme le vent il fit pleuvoir des flèches sur le loup : son arc fut pour lui comme un nuage printanier qui lance la foudre. La bête féroce ayant été blessée par les traits de Guschtasp, la douleur réveilla son courage ; saisie de fureur, elle s'élança en courant comme un grand dromadaire les cornes en avant, à la manière des cerfs, le corps endolori par ses blessures et le cœur gonflé de sang. Arrivée près du cavalier, elle donna un coup de défense contre le flanc noir du cheval et le déchira depuis les testicules jusqu'au nombril. Guschtasp tira son épée, mit pied à terre, frappa le loup au milieu de la tête et lui fendit les épaules, le dos et la poitrine.
Guschtasp se prosterna devant le Maître des bêtes féroces, le maître de toute science, le maître du bonheur et du malheur, et rendit hommage au Créateur, disant : O toi qui as créé le monde, tu es le guide de ceux qui se sont égarés, tu es le maître suprême, le distributeur de la justice, le Dieu unique. Tout accomplissement de nos vœux et toute victoire ne dépendent que de ta volonté, toute majesté et toute science ne portent que ton nom. Il se releva après cette prière, arracha au loup ses deux longues défenses et sortit à pied de la forêt ; il marcha jusqu'à ce qu'il eût atteint la mer. Là étaient assis au bord de l'eau Heischoui et Mirin, pleins de soucis, ne parlant que de ce qui s'était pâmé ; leurs discours roulaient sur Guschtasp et le loup, et ils dirent : Hélas ! ce brave et vaillant cavalier est maintenant engagé dans un grand combat et déchiré par les griffes du loup.
Quand Guschtasp parut à pied, les joues couvertes de sang et rouges comme la fleur de fenugrec, ils l'aperçurent, se levèrent brusquement et se mirent à pousser des cris de détresse. Ils le pressèrent dans leurs bras avec pitié, les joues pâles, les cils inondés de larmes comme d'une pluie printanière, demandant comment s'était passé son combat contre le loup, et racontant combien leurs cœurs avaient éprouvé d'anxiété pour.lui. Guschtasp dit à Heischoui : O homme de bon conseil, il n'y a donc dans Roum aucune crainte de Dieu, pour que depuis de longues années on laisse de cette façon vivre dans le pays un dragon féroce, qui tue tous les hommes qui passent, et pour qui le Kaisar n'était pas plus qu'une poignée de poussière ? Je l'ai fendu en deux avec l’épée de Selm, et je vous ai délivré de toute cette terreur. Allez, et hâtez-vous de voir cette merveille, regardez ce vil monstre auquel j'ai déchiré la peau. A le voir, on dirait que c'est un éléphant énorme et qui remplit toute la forêt par sa largeur et sa longueur. Tous les deux se rendirent à la forêt en courant, heureux de ces paroles et l'âme tranquille. Ils y aperçurent un loup grand comme un éléphant, avec des griffes de lion, et de la couleur d'un crocodile, fendu en deux d'un seul coup, depuis la tête jusqu'au milieu du corps, comme si l'on avait taillé deux lions dans une seule peau. A cette vue, ils s'étendirent en louanges sur cet homme illustre, qui était comme le soleil de la terre. Ils revinrent de la forêt le cœur joyeux, et descendirent de cheval auprès de ce lion valeureux ; Mirin lui offrit des présents dignes d'un homme vaillant, mais il n'accepta qu'un autre cheval, et s'en retourna à sa maison.
Quand il arriva du bord de la mer vers le lieu de son repos, Kitaboun au cœur clairvoyant alla à sa rencontre et lui dit : Où as-tu trouvé cette cotte de mailles, puisque tu n'es parti d'ici que pour la chasse, et cette épée damasquinée qui fendrait une enclume ? Il lui répondit : O toi dont les joues ressemblent à la lune, écoute-moi ! Sache, mon âme, qu'il est venu une compagnie d'hommes riches de mon pays, et quelques-uns de mes parents m'ont fait présent de cette cotte de mailles, de cette épée et de ce casque en prenant congé de moi. Kitaboun apporta du vin parfumé comme de l'eau de roses, et en but avec son mari jusqu'à ce qu'il fût temps de dormir. Ces deux jeunes gens, qui observaient les astres, se couchèrent heureux, mais Guschtasp bondit à tout moment dans son sommeil ; car il rêvait de son combat avec ce loup qui ressemblait à un vaillant et furieux dragon. Kitaboun lui dit Qu'y a-t-il donc cette nuit, que tu trembles ainsi, quoique personne ne te touche ? Il répondit : J'ai rêvé de ma fortune et de mon trône. Alors Kitaboun comprit que par sa naissance il était de rang tout à fait royal, qu'il était un grand personnage, mais qu'il ne voulait pas le lui dire ni demander du pouvoir au Kaisar.
Guschtasp lui dit encore : O toi, au visage de lune, à la stature de cyprès, au sein d'argent, au parfum de musc ! prépare tout pour que nous puissions partir pour l'Iran et nous rendre dans le pays des braves : tu y verras un royaume rempli de splendeur et un roi juste et généreux. Kitaboun lui répondit : Ne parle pas follement, ne te décide pas à partir dans un moment d'impatience. Si tu as l'intention de quitter ce pays, entends-toi d'abord avec Heischoui ; il se peut qu'il te fasse traverser la mer sur sa barque, car quand il t'a amené dans cette barque, le monde en a été rajeuni. Quant à moi, je resterai ici dans un long deuil, car je ne sais quand je te reverrai. Ils se mirent alors à pleurer, dans leur lit, sur l’avenir et à se consumer du feu intérieur de leur douleur. Mais lorsque le soleil dans sa rotation commença à briller dans la voûte du ciel, les jeunes époux, pleins de prévoyance et le cœur rempli d'espoir, se levèrent de leur lit moelleux et firent des préparatifs pour leur départ, disant : De quelle manière le ciel va-t-il tourner au-dessus de nous, est-ce avec colère ou avec faveur ?
Mirin, de son côté, partit comme le vent, se rendit en toute hâte auprès du Kaisar, et lui dit : O illustre et puissant maître ! les ravages de ce loup sont finis, le corps de ce dragon remplit toute la forêt, et je voudrais que tu allasses voir cette merveille. Il est arrivé sur moi pour m'attaquer, mais mon bras lui a assené un coup qui l’a fendu de la tête jusqu'au milieu du corps, et le cœur du Div a tremblé de ce coup. A ces paroles, le Kaisar se redressa, ses joues pâles se colorèrent, il ordonna qu'on fit partir de la ville des bœufs, des voitures et des tentes, qu'on préparât un lieu de festin et qu'on y envoyât du vin, de la musique et des échansons.
Ils se mirent en route, avec des bœufs qui traînaient des voitures, pour cette forêt célèbre à cause du loup ; en arrivant, ils virent cet éléphant furieux fendu par un coup d'épée de la tête jusqu'au milieu du corps, le firent traîner dehors sur la prairie par de forts bœufs attelés aux voitures, et le monde regarda ce vieux loup, que dis-je, un loup ! ce terrible lion. Quand le Kaisar vit le corps de cet éléphant furieux, il se frotta de joie les mains, et le même jour il appela le chef du Diwan dans son palais, donna sa fille à Mirin et fit écrire une lettre à tous les grands, à tous les évêques, à tous les patriciens et à tous les chefs, que Mirin, le lion, le plus fier des fils du Roum, avait délivré le pays du loup formidable.
Il y avait un homme plus jeune que Mirin, dont la taille dépassait celle de tous les grands du Roum : c'était un héros plein de dignité ; son nom était Ahren, il descendait d'une race puissante, son corps était d'airain. Ce fils du roi se rendit auprès du Kaisar et lui dit : Puisse ce pays prospérer sous toi ! Je suis supérieur à Mirin en toute chose, je suis plus riche, mon épée est plus forte, mon courage plus grand. Donne-moi ta fille cadette et je rendrai brillants ton armée et ton diadème. Le Kaisar répondit : Tu as peut-être entendu quel serment j'ai fait devant le Créateur. J'ai juré que ma fille ne choisira pas son mari, et que je dévierai des coutumes de mes ancêtres. Il faut faire une action comme celle de Mirin, ensuite tu seras mon égal. Il y a dans le mont Sekila un dragon qui dévaste pendant toute l’année ce pays ; si tu délivres le Roum de ce dragon, je te donnerai ma fille et des trésors, et une province. Il est l'égal de ce loup qui abattait les lions, et son souffle empoisonné est un piège que nous tend Ahriman. Ahren lui répondit : Je ferai ce que tu ordonnes : que ma vie soit garante de ma bonne volonté.
Il quitta le Kaisar, suffoqué de ses paroles. Il dit à ses amis : Ce coup de mort du loup n'a pu être donné que par l'épée d'un héros ; comment Mirin aurait-il pu faire une telle action ? Le Kaisar ne sait pas distinguer un homme d'un autre. J'irai auprès de Mirin et lui ferai des questions : il m'indiquera peut-être quelqu'un qui ait un moyen de salut. Il courut au palais de Mirin et envoya un serviteur pour annoncer sa visite. Or Mirin avait une salle telle que la lune n'en possède pas une semblable dans son orbite ; c'était un homme ambitieux, hautain et brave, qui portait sur la tête un diadème comme le Kaisar. Un esclave lui dit qu'Ahren au corps d'éléphant arrivait avec une escorte ; alors il fit arranger sa salle encore plus magnifiquement, et ses principaux, domestiques sortirent pour recevoir Ahren. Quand Mirin le vit, il l'embrassa et lui demanda des nouvelles de sa santé. Ensuite ils renvoyèrent tout le monde de la salle d'audience, et les deux princes s'assirent tout seuls sur le trône. Ahren lui dit : Réponds-moi, et ne cherche pas à me tromper dans ce que je te demande. Je désire épouser la fille du Kaisar, qui est la plus grande dame du Roum. Je l'ai dit au Kaisar, et il m'a répondu que je devais combattre le dragon dans la montagne ; raconte-moi donc ton combat avec le loup, et sers-moi de guide et de maître.
Mirin, à ces paroles d'Ahren, se troubla et réfléchit que s'il refusait de dire à Ahren ce que Guschtasp, le champion du monde, avait fait, cela néanmoins ne resterait pas caché ; qu'un homme devait, avant tout, agir avec droiture, pendant que les voies ténébreuses et tortueuses ne conduisaient qu'à des larmes ; qu'il valait donc mieux dire la vérité ; que peut-être ce cavalier vaillant abattrait la tête du dragon, et qu'alors, lui et Ahren étant amis et se soutenant, il ne resterait dans les mains de leurs ennemis que du vent ; plus tard ils pourraient détruire le cavalier, car leur secret resterait bien caché quelque temps. Il dit à Ahren : Je te dirai ce qui s'est passé avec le loup, quand tu m'auras prêté un grand serment de ne jamais parler de ce secret ni jour ni nuit, et de ne jamais ouvrir les lèvres sur ce sujet. Ahren s'engagea sur-le-champ par un serment solennel et accepta en tout point cette convention. Alors Mirin appliqua le roseau sur le papier et écrivit une lettre à Heischoui, dans laquelle il dit : Ahren, qui descend de la famille des Kaisars, est un prince ambitieux, riche, juste et possesseur d'un trône ; il demande à épouser une fille du Kaisar, la dernière qui lui reste ; mais le dragon lui tendra un piège et tâchera de le détruire. Il est venu chez moi pour me demander un moyen de salut, je lui ai dévoilé ce qui s'est passé et lui ai raconté exactement l'histoire du loup et du vaillant cavalier. Celui qui m'a tiré d'affaire voudra sans doute aussi tirer d'affaire Ahren, donner ainsi de la puissance dans ce pays à deux hommes, et placer sur son propre front un diadème brûlant comme le soleil.
Ahren, qui cherchait un moyen de salut, se rendit en toute hâte auprès de Heischoui, et lorsqu'il fut arrivé au bord de la mer, l'ambitieux Heischoui l'aperçut, reçut de lui cette lettre faite pour le flatter, le salua humblement et rompit le fil qui fermait la lettre. Ensuite il lui dit : O homme illustre, puissent les âmes nobles ne jamais être affligées ! Un jeune et glorieux étranger a donné à Mirin sa vie pour gage et maintenant, quand il combattra le terrible dragon, il faut espérer qu'il ne périra pas dans cette lutte. Je ne puis que parler, c'est à toi d'agir ; mais c'est toujours quelque chose que de donner de bonnes paroles. Contente-toi, cette nuit, de cette maison ; établis-toi ici, et réjouis-toi de l’aspect de la mer, car le héros illustre viendra demain et je lui dirai tout ce que tu voudras que je lui dise.
Ils placèrent des flambeaux sur le bord de la mer et.se mirent à manger et à boire du vin jusqu'à ce que les lueurs du matin se répandissent du soleil sur la surface verte de la terre et la voûte bleue du ciel. Dans ce moment un vaillant cavalier parut sur la plaine ; l'illustre Ahren l'aperçut du bord de la mer et dit à Heischoui : Cet homme glorieux arrive ; regarde, le ciel est rempli de la poussière que soulève son cheval. Quand il fut plus près, les deux hommes au cœur joyeux coururent à pied au-devant de lui ; le vaillant cavalier mit pied à terre et demanda à Heischoui du vin et de la nourriture. Heischoui s'empressa de lui adresser ces paroles : Puisses-tu être heureux jour et nuit, ô homme-illustre ! Regarde ce descendant des Kaisars, qui fait la joie du ciel qui tourne. Il est non seulement de la race des Kaisars, mais il a du pouvoir, un grand renom, des trésors et tout ce qu'il faut. Il désire devenir le gendre du Kaisar, et cherche quelqu'un qui pourrait le guider. Il n'y a personne que les Kaisars qui soit de son rang ; il est brave, puissant et haut de taille. Il a fait sa demande, et on lui a répondu par une nouvelle exigence, car le Kaisar lui a dit : Deviens vainqueur de dragons ; si tu es de ma race, fais une empreinte de Kaisar. Devant les grands, il ne parle, jour et nuit, que de Mirin, en répétant que quiconque veut devenir un ornement du trône doit être l’émule du renom et de la fortune de Mirin. Or, il y a non loin d'ici une haute montagne, qui offre partout des lieux propices aux fêtes et aux banquets ; mais un dragon demeure sur le sommet de la montagne, et tout le pays de Roum est terrifié par ses ravages. Il tire du sein des airs le vautour, il arrache le crocodile terrible du fond de la mer ; son haleine et son venin brûlent la terre ; jamais personne n'a rien vu de semblable. Si tu parviens à le tuer, tu jetteras dans l'étonnement le monde entier ; et si Dieu le très saint te vient en aide dans cette entreprise, le soleil ne tournera plus que selon ton gré. Nous ne connaissons aucun homme de guerre qui soit ton égal en stature et en force victorieuse. Guschtasp lui répondit : Va, et prépare-moi un long khandjar, qui doit, avec la poignée, mesurer cinq empans ; il faut qu'il ait des deux côté des dents aiguës comme un serpent, qu'il porte une pointe semblable à une épine, qu'il ait été trempé avec du poison et du sang, qu'il soit tranchant et d'un poli brillant ; donne-moi un destrier caparaçonné, une massue, une épée et une robe indienne, et avec l'aide de Dieu et de ma fortune victorieuse, je précipiterai le dragon du haut de son arbre.
Ahren partit et apporta tout ce que Guschtasp avait demandé, et quand tout fut préparé, celui-ci monta à cheval sur le bord de la mer, et ses amis partirent avec lui. Lorsque Heischoui aperçut le mont Sekila, il le lui montra du doigt et se retira. Lui et Ahren s’en retournèrent ; mais le héros, qui ambitionnait la possession du monde, arriva, au moment où le soleil commençait à lancer ses rayons, devant la montagne où était la demeure de cet affreux serpent. Quand le dragon vit sa haute stature, il essaya de l'attirer vers lui avec sa queue ; mais le jeune homme suspendit son carquois au crochet de la selle et fit pleuvoir une grêle de traits. Le dragon s'approcha plus près, alors le héros rassembla toutes ses forces et lui enfonça le khandjar dans la gueule, en invoquant le nom de Dieu, le distributeur de la justice et de tout bien. Le dragon serra ses dents aiguës sur le khandjar, mais l'arme entra tout entière dans son palais ; il versa du venin jusqu'à ce qu'il fût épuisé, la montagne fut inondée de ce venin et de son sang. Alors Guschtasp, le lion, saisit son épée et en frappa un coup sur la tête du vaillant dragon, dont la cervelle jaillit sur tout ce grand rocher. Le héros, à qui la fortune était favorable, descendit de cheval, arracha sur-le-champ deux dents de la gueule du dragon, puis alla se laver la tête et le corps. Il se prosterna, le front contre la terre et en poussant des cris, devant le Créateur, le maître de la victoire, qui lui avait accordé ce grand triomphe sur le dragon et sur le vieux loup. Il s'écria : Lohrasp et le noble Zerir étaient fatigué de Guschtasp, corps et âme, et pourtant mon esprit brillant, mon cœur pur et la force de mon bras ont suffi pour abattre un pareil dragon ; mais le sort ne m'a apporté que des soucis et de la misère, et m'a versé du poison au lieu de thériaque. Puisse Dieu m’accorder de la vie jusqu'à ce que j'aie revu pour une seule fois les traits du te roi ! Je lui dirais : A quoi m'a servi la recherche du trône ? Je l'ai poursuivie, mais la fortune m'a abandonné.
Ensuite il monta sur son destrier, la joue inondée de larmes et son khandjar brillant en main ; arrivé près de Heischoui et d'Ahren, il leur raconta ce qui lui était arrivé de merveilleux. Il dit à Ahren : Ce khandjar tranchant a détruit le dragon. Vous avez eu peur de l'haleine du puissant dragon et de combat contre le loup ; mais moi je crains bien davantage la lutte avec des chefs vaillants, fiers et armés de lourdes massues, que le combat avec on crocodile qui sort des profondeurs de l’eau, armé de ses griffes. J'ai vu bien des dragons comme celui-ci et ne me suis pas refusé à les combattre. Heischoui et Ahren écoutèrent ce jeune héros, dont les paroles et la sagesse étaient dignes d'un vieillard, et ces deux hommes, qui portaient haut la tête, le saluèrent humblement lorsqu'ils eurent entendu son discours, et lui dirent : O vaillant lion, jamais une mère ne mettra au monde un héros comme toi. Ahren lui offrit beaucoup de choses précieuses et des chevaux magnifiques, couverts de parures ; mais il n'accepta qu'une épée, un cheval noir, un arc, des flèches à triple bois et un lacet, et donna à Heischoui tout l'or et les pièces d'étoffe. Guschtasp dit alors à ses deux puissants amis : Il ne faut pas que qui que ce soit apprenne rien de ceci, ni que j'ai vu ce vaillant dragon, ni que j'ai entendu le cri du loup. Ensuite il partit, heureux et content, et se rendit en toute hâte auprès de Kitaboun.
Ahren partit, amena des bœufs et des chariots, et livra le corps du dragon à ses serviteurs, disant : Conduisez-le au palais du Kaisar, mettez-le devant les yeux des chefs de l'armée. Lui-même devança les bœufs et les chariots, et courut auprès du Kaisar. On apprit alors à Roum ce qui s'était passé, et les hommes qui avaient de l'expérience se hâtèrent de venir, et ils virent ce puissant dragon que le vaillant héros avait abattu. Lorsque les bœufs sortirent de la montagne et arrivèrent dans la plaine, la foule poussa un cri immense à l'aspect de la blessure qu'avait reçue ce terrible dragon, qui faisait une lourde charge pour les bœufs et les chariots. La voix de la multitude montait jusqu'au ciel, et l’on aurait dit que les bœufs succomberaient sous le poids. Quiconque voyait la blessure faite par le coup d'épée et entendait le bruit des bœufs et des chariots disait : C'est un coup donné par Ahriman, quoique l'épée qui a frappé soit celle d'Ahren.
Cependant le Kaisar sortit de son palais, rassembla les grands et les sages et célébra par un festin la mort du dragon, depuis l'aube du jour jusqu'à ce que le monde fût couvert de ténèbres. Aussitôt que le soleil sur son trône eut posé la couronne sur sa tête et que les feuilles des platanes furent dorées par ses rayons, le Kaisar fit chercher le Destour, demanda des nouvelles de sa santé et le fit asseoir sur le trône d'or ; tous les patriciens et tous les docteurs de la ville qui avaient un nom honoré se réunirent devant l'évêque avec le Kaisar et ses conseillers, et l’on donna à Ahren la fille du Kaisar, du consentement de sa mère pleine de tendresse. Aussitôt que cette foule eut quitté la salle d'audience, le cœur du Kaisar illustre s'épanouit et il dit : Ce jour est mon grand jour et le puissant ciel remplit mon âme de joie, car personne dans le monde, parmi les grands et parmi les petits, n'a jamais eu deux gendres comme moi. Il fit écrire une lettre à tous les princes qui possédaient un trône ou un diadème, pour leur dire que le vaillant dragon et le fier loup étaient tombés sous les coups de deux héros.
Le Kaisar fit construire devant son palais une tribune qui ressemblait à son trône brillant ; ses deux gendres se rendirent au cirque, et réjouirent son cœur enchanté, en tirant des flèches en jouant à la balle, en joutant avec des lances ; en faisant tourner leurs chevaux avec un art parfait ils s'élançaient à gauche et à droite, on aurait dit que l’équitation n'était faite que pour eux. Quelque temps s'étant ainsi passé, la sage Kitaboun s'approcha de Guschtasp et lui dit : O toi qui es assis tristement, pourquoi affliger ton âme de soucis ? Il y a à Roum deux grands plus puissants que les autres ; ils possèdent des couronnes, des trésors et des diadèmes : l'un d'eux est celui qui a tué le vaillant dragon, il a affronté bien des dangers sans tourner le dos ; l'autre est celui qui a fendu la peau au loup, et tout le Roum, est plein de sa gloire. Or ils se trouvent sur le cirque du Kaisar, recueillant de l'honneur, combattant et faisant voler la poussière jusqu'au ciel. Va à l'endroit où se tient le Kaisar et regarde : il se peut que les chagrins de ton cœur en soient soulagés. Guschtasp lui répondit : O mon épouse fidèle ! lorsque ton père, le chef de ce peuple, chasse de la ville son gendre, comment veux-tu qu'il agisse comme il convient à un homme, quand il me voit ? Néanmoins, si tu le désires, je suivrai ton avis, ô mon guide !
Il demanda alors qu'on plaçât la selle sur un cheval qui enroulait la terre sous ses pieds ; il partit et arriva au cirque du Kaisar, s'avança jusqu'à ce qu'il pût voir les coups de raquette, demanda aux joueurs une balle et une raquette et lança la balle droit parmi les cavaliers, tout en poussant son cheval. Les mains et les pieds des héros s'arrêtèrent, personne ne revit dans le cirque la balle que Guschtasp avait lancée : elle avait disparu sous le coup de sa raquette. Où donc un cavalier aurait-il pu la trouver, si vite qu'il eût couru ? Les cavaliers pâlirent, toute la place était en confusion et pleine du bruit des voix. Ils se décidèrent alors à prendre les arcs et les flèches de bois de peuplier et quelques-uns des plus braves s'avancèrent. Guschtasp, voyant ce tumulte, se dit : Voici le moment de montrer son talent, jeta la raquette, saisit un arc, et tout Roum leva les mains au-dessus de la tête d'étonnement de ses coups.
Le Kaisar regarda cet homme qui portait haut la tête, il regarda ses mains, ses bras et ses longs étriers, et demanda : D'où vient ce cavalier qui s'élance ainsi à droite et à gauche ? J'ai vu bien des braves qui portaient haut la tête, mais jamais je n'ai entendu parler d'un homme comme lui. Appelez-le pour que je lui demande qui il est, si c'est un ange ou un homme comme nous ? On appela Guschtasp devant le Kaisar, dont l'âme soupçonneuse tremblait ; il prodigua à Guschtasp les noms de vaillant cavalier, chef des braves, diadème sur le front des grands et lui adressa des questions sur sa patrie, son nom et sa famille. Le jeune homme ne répondit pas à ses questions ; mais il lui dit : Je suis ce vil étranger que le Kaisar a éloigné de la ville. Lorsque je suis devenu son gendre, il m'a chassé de la ville, et personne n'a lu mon nom sur la liste de la cour. Kitaboun a été injustement traitée par le Kaisar, parce qu'elle a choisi un mari étranger ; elle n'a rien fait que conformément aux mœurs du pays, et cet acte de droiture lui a valu de mauvais traitements. Le loup malfaisant dans la forêt, le dragon terrible dans la montagne, ont été abattus par mes coups, et Heischoui a été mon guide dans ces affaires. J'ai encore dans ma maison les dents de ces bêtes, et les brèches de mon épée sont mes preuves. Que le Kaisar interroge là-dessus Heischoui ; car c'est une histoire toute récente et non une affaire ancienne,
Lorsque Heischoui fut arrivé et eut apporté les dents et raconté ce qui s'était passé, le Kaisar se mit à demander pardon à Guschtasp et lui dit : O jeune homme, le temps de cette injustice est passé. Où est cette noble Kitaboun ? Si tu m'appelles son tyran, ce n'est pas sans raison. Il se mit en colère contre Mirin et Ahren et remarqua que jamais rien ne reste secret. Ensuite il monta sur un cheval aux pieds de vent, et alla chez cette femme aux mœurs pures. Il rendit hommage à sa fille, la beauté ou sein de lis, à l'esprit sage, disant : O ma fille au visage de lune ! tu as choisi un mari qui est digne de toi, tu as fait lever plus haut la tête à toute ta famille par ce bon acier que tu as façonné. Quand sa fille le vit dans cette attitude humble, elle s'approcha de lui, les mains croisées et lui rendit hommage en l'adorant et en parlant pendant longtemps tout bas dans la poussière. Alors il lui dit : Ne lui as-tu jamais demandé qui était sa famille ? Peut-être t'a-t-il dévoilé son secret. Elle répondit : Je l'ai souvent questionné, mais je ne l'ai jamais vu même s'approcher de la vérité. Il ne veut pas dire son secret devant moi ; il cache à tous quelle a été sa demeure, quel est son pays, quelle est sa naissance ; il dit que son nom est Farrukhzad. Mon opinion est qu'il est de grande famille, car il est avide de combats et un vaillant héros. Là-dessus le Kaisar rentra dans son palais, et le ciel tourna ainsi pendant quelque temps sur le monde. Un matin Guschtasp se leva, et ce jeune homme plein de sens se rendit auprès du Kaisar. Celui-ci resta confondu à son aspect ; il le fit asseoir sur le trône d'or, et fit tirer du trésor une ceinture, un anneau et un magnifique diadème impérial ; ensuite il l'embrassa, lui plaça sur la tête le diadème et se mit à parler de ce qui s'était passé. Ensuite il dit à tous ceux qui étaient présents : Faites attention, vous, jeunes et vieux ! vous tous obéirez à Farrukhzad, nous ne vous écarterez ni de ses ordres ni de son exemple. Le même avis fut donné dans tout l'empire à chaque roi et à chaque prince.
Les plus proches voisins du Kaisar étaient les Khazars, qui avaient toujours assombri ses jours. Le prince du pays des Khazars était Ilias, fils de Mihras, le maître du monde. Le Kaisar écrivit une lettre à Ilias, telle qu'on aurait dit qu'il avait mis du sang sur la pointe de son roseau. Tu t'es longtemps joué de nous, à Khazar, mais maintenant des jours de ton repos sont finis. Envoie-moi à l'instant un tribut, de lourdes redevances et quelques-uns de tes grands comme otages, sinon Farrukhzad viendra comme un éléphant en fureur et foulera aux pieds ton pays pour me venger. Ilias lut la lettre, trempa son roseau dans du poison et répondit : Autrefois il n'y avait pas tant de valeur dans le Roum ; si je ne vous demande pas de tribut, vous devriez être contents dans votre pays. Vous devez tout ce courage à un seul cavalier, à cet homme qui a trouvé un refuge auprès de vous ; mais sache que ceci est un piège d'Ahriman et que Farrukhzad n'est qu'un seul homme, fût-il semblable à une montagne de fer. Ne le fatigue pas avec une pareille guerre, car je ne laisserai pas traîner en longueur cette affaire.
Lorsque Mirin et Ahren entendirent parler de tout ceci, d’Ilias et du piège qu'il préparait, Mirin envoya au Kaisar un message et lui fit dire : Ilias n'est pas un dragon qui se laisse prendre dans un piège, ni un loup qu'on peut tuer par une ruse et qui se tord quand on l'asperge de poison. Lorsque allias attaquera dans sa colère, Farrukhzad, qui ambitionne la possession du monde, pleurera des larmes de sang ; attends-toi donc à ce que cet homme plein d'orgueil se torde de terreur sur le champ de bataille.
Ces paroles rendirent soucieux le Kaisar, et il pâlit en pénétrant leurs menées ténébreuses. Il dit à Farrukhzad : Tu es un noble homme, tu es comme un ornement placé sur le front de ce pays. Sache qu'Ilias est un vainqueur de lions ; quand il est en colère, il devient un éléphant au corps d'airain ; dis-moi si tu es de force à lutter contre lui, et ne cherche pas en cela à te faire honneur en me trompant ; car si tu ne crois pas pouvoir lui tenir tête, je m'arrangerai avec lui amicalement, je le ferai revenir par la douceur, je verserai sur lui de bonnes paroles et des trésors.
Guschtasp lui répondit : Pourquoi tous ces discours et toute cette hésitation ? Quand je serai monté sur mon destrier dont les pieds impriment leurs traces dans la terre, je ne crains point tout le pays des Khazars ; mais il ne faut pas qu'au jour du combat il soit question de Mirin et d'Ahren, car ils ne porteraient dans la bataille que leur haine contre moi, leur fausseté et leur disposition digne d'Ahriman. Quand l’armée des Khazars sortira de son pays, prends avec un de tes fils le commandement de mes troupes, et alors, par la force que m'a donnée Dieu l’unique, le victorieux, je m'avancerai avec les braves et ne laisserai en vie ni Ilias ni son armée ; je détruirai sa grande puissance, son trône et sa couronne ; je le saisirai à la ceinture, je l'enlèverai du dos de son cheval, je relèverai jusqu'aux nuages et le jetterai sur le sol. Le lendemain, lorsque le soleil eut paru et eut réfléchi dans l'eau son bouclier d'or, le bruit des trompettes éclata du côté des Khazars et la poussière s'éleva droit jusqu'au soleil. Le Kaisar, qui portait haut la tête, dit à Guschtasp : Maintenant fais paraître tes troupes et Guschtasp sortit de Roum ; il aperçut l'armée et les héros des Khazars dans la plaine, s'avança, tenant une massue à tête de bœuf, semblable à un cyprès élancé sur le bord d'un courant d'eau, choisit dans la plaine son champ de bataille et fit voler la poussière jusqu'aux nuages. Quand Ilias vit la poitrine et la stature de cet homme et comment sa main brandissait la massue, il envoya un cavalier auprès de lui pour tromper son esprit subtil. Le messager s'avança et lui dit : O homme plein de fierté ! ne déploie pas tant de bravoure pour le Kaisar ; car maintenant tu es le seul cavalier de cette armée, tu es son printemps, tu es son héros. Ecarte-toi du milieu des deux armées ; pourquoi te tiens-tu ainsi, l'écume sur la lèvre ? Ilias est un lion au jour du combat, il viendra te rejoindre plus rapidement que la poussière ; si tu veux des présents, il est riche, et il est inutile que tu uses ta main dans les fatigues pour obtenir ce que tu peux désirer ; choisis une part de la terre, et tu en seras le maître ; Ilias sera ton ami et ton subordonné, et ne se détachera jamais de ton alliance.
Guschtasp lui répondit : il est trop tard ! On a prononcé des paroles sans mesure, tu as commencé cette querelle et maintenant tu reviens sur ce que tu as dit ; mais les discours ne servent plus à rien, il est temps de lutter et d'engager le combat Le messager s'en retourna, allant comme le vent, et apporta à Ilias la réponse qu'il avait reçue ; mais comme le soleil pâlissait sur la crête des montagnes, il était trop tard pour livrer une bataille ; la nuit vint et enveloppa d'un voile couleur d’ébène la face rouge du soleil.
Lorsque le soleil s'aperçut de ce voile, il monta sur son trône dans le signe du Sagittaire ; la source du jour devint rouge comme la sandaraque, et partout s'éleva le bruit des clairons et des timbales. On entendit des deux côtés le fracas des armes, et le champ de bataille se transforma en un fleuve de sang. Le Kaisar s'avança rapidement sur l'aile droite, ayant laissé ses deux gendres auprès des bagages ; à l'aile gauche se tenait son fils Sekil, à l'aile droite le Kaisar avec les timbales et les éléphants ; les deux armées s'ébranlèrent par escadrons ; on aurait dit que la lune et le soleil se combattaient. Guschtasp s'élança au-devant des rangs, monté sur un destrier, tenant dans sa main une épée semblable à un serpent.
Ilias dit aux siens : Le Kaisar me demande de lui payer tribut, parce qu'il a dans sa cour un dragon pareil ; c'est de là que viennent ses prétendions. Et Guschtasp dit en voyant Ilias : C'est maintenant qu'il s'agit de montrer sa bravoure. Les deux cavaliers poussèrent leurs chevaux ; ils étaient armés de lances et de flèches qui traversaient les cuirasses. Ilias fit voler de sa main une flèche, espérant faire à Guschtasp la première blessure ; mais celui-ci le frappa sur la cuirasse avec sa lance, et le vaillant héros blessa à l'instant son ennemi ; il le précipita de son cheval comme un homme ivre ; puis, allongeant le bras et lui saisissant la main, il remporta loin de ses cavaliers, en le traînant, et, arrivé près du Kaisar, le jeta devant lui. Ensuite il conduisit ses troupes contre l'armée des Khazars, courant sur la route comme un ouragan, tuant et prenant tant d'ennemis que le monde en resta confondu. Toute l'armée de Roum s'étant précipitée après lui en poussant des cris, Guschtasp s'arrêta pour la regarder, et s'en retourna. Il revint auprès du Kaisar après avoir lancé ses troupes, et parut devant lui victorieux et la tête levée. Quand le Kaisar le vit quitter l'armée et paraître sur la route, il s'avança dans sa joie vers lui avec ses troupes, le baisa sur la tête et sur les yeux, et se répandit en grâces envers le Créateur du monde. Ensuite ils s'en retournèrent gaiement ; le chef de l'armée lui plaça sur la tête un diadème, et tout le Roum reçut le prince avec des présents et des offrandes. On para la terre entière pour des fêtes, on fit venir du vin, de la musique et des chanteurs. Telle est la coutume du sort qui varie, tantôt il t'abreuve de miel, tantôt de poison.
C'est ainsi que le ciel tourna pendant quelque temps, cachant ses desseins, dans son cœur et ne les montrant pas ouvertement. Ensuite le Kaisar, avide de domination, dit à Guschtasp : Demande une partie du monde pendant que tu vis. Réfléchis sur mes paroles dans ton esprit, car c'est par la réflexion qu'il grandit et qu'il jouit. J'enverrai un messager dans l'Iran, un homme d'expérience, sage et noble, et je ferai dire à Lohrasp : Tu es heureux de posséder la moitié du monde et de disposer des trésors des grands. Si tu veux me payer tribut pour ton pays, tu pourras jouir de tes richesses et de ta grandeur ; sinon, j'enverrai les cavaliers du Roum, qui feront disparaître la terre sous les sabots de fleurs chevaux. Guschtasp répondit : Tu le veux, et le monde est sous la plante de ton pied.
Or il y avait un homme illustre du nom de Kalous, un homme prudent, sage, de bon conseil et heureux dans ses entreprises. Le Kaisar l'appela et lui dit : Pars, va à la cour du roi et dis-lui : Si tu veux payer tribut pour l'Iran, obéir à mes ordres et abaisser ta tête, je te laisserai le trône et la couronne de l'Iran, tu seras le maître du monde à la fortune victorieuse ; sinon, j'ai des troupes nombreuses tirées du Roum et du désert des cavaliers armes de élances. Prends donc garde ; la plaine retentira du bruit des armes, et Farrukhzad sera à la tête de mon armée ; je dévasterai ton pays entier, j'en ferai un repaire de lions et de crocodiles. Le messager partit, rapide comme le vent, la tête pleine de sagesse, le cœur rempli de justice.
Quand il fut arrivé près du puissant roi, il vit cette porte sublime et ce palais élevé. Le grand chambellan eut avis de sa venue, accourut auprès du roi et dit : Il y a à la porte un vieillard plein d'expérience, qui est sans doute un messager du Kaisar ; il amène beaucoup de cavaliers illustres, et demande une audience du roi. A ces paroles, Lohrasp s'assit sur son trône d'ivoire et posa sur sa tête sa couronne qui réjouissait les cœurs, et les grands de l'Iran, aux cœurs joyeux, à la fortune prospère, s'assirent sous son trône. Il ordonna alors de lever le rideau de la porte et de faire entrer le messager ; celui-ci se présenta devant le trône, rendit hommage au roi et le salua humblement ; ensuite il s'acquitta du message du puissant Kaisar, mais en se conduisant lui-même avec sagesse et modération. Le roi fut blessé de ses paroles, il fut confondu de cette tournure du sort. Il fit arranger magnifiquement un appartement, et demanda du vin, de la musique et des chanteurs ; il envoya au messager des tapis de brocart, des vêtements et de la nourriture. C'est ainsi qu'il l'accueillit par des fêtes, comme s'il n'avait pas reçu un message de guerre ; mais dans la nuit il se coucha, se tordant dans ses soucis ; tu aurais dit que la douleur et le chagrin étaient ses compagnons.
Lorsque le soleil fut monté sur son trône d'or et eut déchiré de ses ongles la joue de la nuit sombre, Lohrasp fit appeler devant lui. Zerir et lui parla longuement de toute chose. A l'aube du jour, Kalous demanda une audience, et on l'admit auprès du roi ; on fit sortir de la salle royale tous les étrangers, et l'on fit asseoir le messager devant Lohrasp, qui lui dit : O homme plein de sens ! puissent les âmes ne jamais nourrir que des pensées prudentes ! Je vais te faire une question, donne-moi une réponse vraie. Si tu es un homme sensé, tu ne te laisseras pas aller à l'envie de ruser. Autrefois le Roum n'était pas si vaillant et le Kaisar était humble devant les rois, et maintenant il envoie dans tous les pays des messagers chargés de réclamer des tributs, il demande les trônes des autres ; c'est ainsi qu'Ilias, qui était un héros renommé et belliqueux dans le pays des Khazars, a été saisi par lui et réduit avec son armée en esclavage. Qui est-ce qui a montré au Kaisar cette route de l'ambition ? Le messager répondit : O roi plein de prudence ! c'est moi qui fus envoyé dans le pays des Khazars pour réclamer le tribut ; j'ai eu à supporter bien du mal dans cette ambassade, et personne ne m'a adressé des questions comme tu fais ; mais puisque le roi m'a reçu si courtoisement, il ne serait pas juste que je me permisse de le tromper. Un cavalier est arrivé auprès du Kaisar, un vainqueur de lions qui est sorti des forêts ; il se rit des plus braves au jour de la bataille et des coupes de vin au temps des festins ; jamais l'œil de personne n'a vu un cavalier comme lui au combat, au banquet et à la chasse. Le Kaisar lui a donné la plus belle de ses filles, qui était son plus précieux diadème. Il est le sujet de tous les contes dans le Roum, car il a tué le terrible dragon ; ensuite il y avait un loup qui ressemblait à un éléphant dans le désert, et le Kaisar n'osait pas aller du côté où il se trouvait : le jeune homme l’a abattu, lui a arraché les défenses et en a délivré le pays de Roum.
Lohrasp lui dit :O homme véridique ! à qui ressemble ce héros belliqueux, devant qui a succombé le terrible dragon et qui est devenu l'objet des contes du peuple de Roum ? Kalous répondit : On dirait, au premier aspect, qu'il ressemble exactement à Zerir, et l’on te répondrait sur-le-champ que c'est le vaillant Zerir avec sa stature et sa mine, sa sagesse et son bon conseil.
A ces paroles, le visage de Lohrasp s'épanouit, et il répandit toutes ses grâces sur cet homme du pays de Roum ; il lui donna un grand nombre d'esclaves et des caisses remplies d'or, et le laissa partir de sa cour, heureux et content, en lui disant : Rapporte maintenant au Kaisar que je viens avec une armée avide de combats.
Lohrasp resta longtemps assis, absorbé dans ses pensées ; ensuite il fit appeler devant lui Zerir, à qui il dit ; Cet homme n'est autre que ton frère ; prépare donc un moyen d'arranger cette affaire, et ne reste pas ici. Si tu tardes, il en sortira pour nous la ruine ; ainsi ne te repose pas et ne demande pas un cheval paresseux. Emmène un cheval de main, remporte un trône, des bottines d'or, une couronne et le drapeau de Kaweh. Je donnerai à ton frère ma couronne et ne lui imposerai pas de reconnaissance pour cela. Va d'ici jusqu'à Haleb, prêt à livrer bataille, et ne parle à ton armée que de combats. Le Sipehbeb Zerir répondit : Nous découvrirons ce secret. Si c'est lui, il est le maître et le roi, et les plus grands sont ses sujets.
Il dit, et se mit à faire ses préparatifs et à choisir une armée illustre. Les petits-fils d'hommes puissants et nobles, de Kaous et de Gouderz de la famille de Keschwad, ensuite les fils de Zerasp, Bahram, le vainqueur des lions, et Rivniz, enfin Schirouieh, le conquérant du monde, et Ardeschir, petit-fils du fier et vaillant Guiv et fils de Bijen, deux nobles lions, deux héros qui portaient haut la tête, deux hommes de race pure ; tous ces chefs vinrent, amenant, chacun deux chevaux : ils brillaient tous comme Adergouschasp, On ne s'arrêta pas jusqu'au pays d'Haleb, et le monde fut rempli de combats et du bruit des hommes et des armes. On planta le drapeau impérial, on dressa des tentes et leurs enceintes, et le Sipehbed Zerir plaça l'armée sous les ordres de l'orgueilleux Bahram. Lui-même partit déguisé comme un homme qui porte un message ou une bonne nouvelle à un roi ; il emmena avec lui cinq de ses amis, des hommes de sens, prudents et braves.
Arrivé auprès du palais du Kaisar, il fut aperçu par le grand chambellan, qui se tenait sur la porte ; le Kaisar lui-même était dans le palais, son humeur était sombre, et Kalous et Guschtasp étaient avec lui. Quand le Kaisar entendit annoncer un envoyé, il ordonna de le faire entrer, et Guschtasp fut bien aise de cette arrivée. Zerir entra, semblable à un cyprès élancé, et s'assit en face du trône du noble prince. Il demanda des nouvelles de la santé du Kaisar, lui adressa ses excuses et fit des politesses à tous les hommes de Roum. Le Kaisar lui dit : Tu n'as pas adressé la parole à Farrukhzad, la justice est étrangère à ton cœur. Le noble Zerir répondit au Kaisar : C'est un esclave qui s'est lassé de sa servitude ; il s'est enfui du palais du roi, et maintenant je le trouve dans ce haut rang. Guschtasp l'écouta sans répondre, sans doute parce qu'il pensait à l'Iran ; mais le Kaisar, en entendant ces paroles du jeune homme, sentit le repos de son âme troublé par des soupçons, et se dit qu'il fallait pourtant que ce discours n'exprimât au fond que la vérité.
Ensuite il reprit : O messager, annonce-nous les nouvelles que tu apportes, qu'elles soient hostiles ou amicales. Zerir donna au Kaisar le message de Lohrasp : Quand celui qui doit rendre la justice s'en détourne, il ne trouvera plus nulle part un lieu de repos ; si donc tu t'écartes de l’ancienne coutume, j'établirai dorénavant le siège de mon empire à Roum et ne laisserai pas beaucoup de monde dans l'Iran. Ainsi, pars d'ici, ou prépare-toi au combat ; tu as entendu mes paroles, décide-toi, car l’Iran n'est pas le pays des Khazars, et moi je ne suis pas Ilias, au pouvoir duquel et de sa cour tu t'es soustrait. Le Kaisar répondit : Je suis toujours prêt à commencer le combat. Aujourd'hui tu es un ambassadeur ; retourne donc en sûreté ; il ne nous reste qu'à préparer un champ de bataille. Zerir écouta la réponse du Kaisar, en fut blessé et partit sans retard.
Zerir s'étant levé pour partir, le Kaisar demanda à Guschtasp pourquoi il n'avait pas fait entendre une réponse. Guschtasp lui dit : J'ai été autrefois au service du roi d'Iran, et toute l'armée et toute la cour du roi reconnaissent mes hauts faits. Il vaut donc mieux que je me rende auprès d'eux, que je leur parle et que je les écoute. J'obtiendrai d'eux tout ce que tu désires, je ferai briller ton nom dans le monde entier. Le Kaisar répondit : Tu es le plus sage des hommes et le plus capable de faire réussir mes désirs.
Guschtasp, ayant écouté ces paroles, monta sur un cheval ardent et se rendit au camp de Zerir, un diadème sur la tête, un cheval aux pieds de vent sous lui. Lorsque les troupes aperçurent Guschtasp, le fils orgueilleux de Lohrasp, elles se portèrent à sa rencontre à pied, le cœur plein de douleur, le visage inondé de larmes. Tous se prosternèrent devant lui, joyeux de ce que leurs peines, qui avaient duré si longtemps, étaient terminées. Aussitôt qu'il fut près de Zerir, il mit pied à terre, las de ces luttes ; il le serra dans ses bras comme un frère aîné, et, aussitôt qu'il put parler, il se mit à lui faire des questions. Ils s'assirent sur le trône, entourés des grands, des puissants et des héros de l'Iran. Le fortuné Zerir dit à Guschtasp : Puisse le bonheur être ton compagnon pendant toute ta vie ! Notre père est vieux, tu es jeune de cœur ! Pourquoi évites-tu les regards des vieillards ? Notre père est mal à son aise sur ce trône, il se tourne vers la dévotion envers Dieu le très saint. Il t'envoie un trône et des trésors, et il est inutile que tu exposes ton corps aux fatigues. Il a dit que l'Iran entier était à toi ; à toi le trône, la couronne et l'armée ; qu'un coin lui suffisait dans le monde, et qu'un autre que lui devait occuper le trône du pouvoir.
Alors Zerir lui fit apporter la magnifique couronne impériale, les bracelets, un collier et le trône d'ivoire. Lorsque Guschtasp vit le trône de son père, il monta dessus, le cœur joyeux, et plaça sur sa tête la couronne. Les petits-fils de Keï Kaous, qui avait été le maître du monde, tous les descendants fortunés de Gouderz, tels que Bahram, Schapour et Rivniz, tous ceux qui avaient une distinction quelconque, lui rendirent hommage comme à leur roi et l'appelèrent roi de la terre, et tous les hommes de guerre se tinrent debout devant lui dans leurs armures. Quand Guschtasp vit ces bonnes dispositions, cette détermination et cet accomplissement de ses désirs, il envoya au Kaisar un message et lui fit dire : Tout ce que tu peux désirer de l'Iran est accompli, et les paroles que j'entends dépassent toute espérance. Zerir et l'armée comptent que tu viendras en pompe dans ce lieu ; tous se lieront à toi par un traité, tous donneront leur vie en gage de leur loyauté. Si tu ne crains pas la fatigue, traverse le désert, car les affaires de ce monde vont à ton gré.
Lorsque le messager fut arrivé auprès du Kaisar, il lui raconta tout ce qu'il avait vu et entendu, et le Kaisar se leva aussitôt, monta à cheval et partit. Il courut ainsi jusqu'à ce qu'il fût arrivé auprès du camp des Iraniens, auprès de leurs braves et de leurs lions. Guschtasp le vit, se leva à l'instant, demanda à ses serviteurs un cheval de main, alla au-devant de lui, le serra sur sa poitrine et lui adressa une longue allocution. Le Kaisar reconnut alors que Farrukzad était Guschtasp, qui donnait de l'éclat à la couronne de Lohrasp ; il le combla de louanges et lui rendit hommage ; ensuite ils s'en retournèrent vers le trône. Là le Kaisar s'excusa de ce qu'il avait fait autrefois, car il tremblait devant cette étonnante fortune. Le roi accepta ses excuses, serra sa tête contre sa poitrine et lui dit : Quand l'air devient sombre, il faut rallumer des flambeaux. Envoie-moi celle qui m'a choisi, car elle a partagé mes douleurs et mes longues peines.
Le Kaisar s'éloigna, souffrant de fatigue et de honte, et énumérant dans son cœur méchant bien d'autres griefs. Il envoya à Kitaboun des trésors, un diadème rouge et cinq rubis, mille esclaves et servantes de Roum, un collier orné de joyaux dignes d'une reine. cinq charges de chameaux de brocart chinois, et un homme intelligent, comme gardien de ces trésors. Ensuite un envoyé remit au roi et compta un à un devant son trésorier des chevaux arabes caparaçonnés, des cottes de mailles, des robes d'étoffe indienne, de l'or, des brocarts, des couronnes, des sceaux et tout ce que l'on a coutume de faire venir du Roum et de la Chine ; il fit distribuer des armes et de l'argent à l'armée de l’Iran et envoya beaucoup de présents aux grands de ce pays, à quiconque était de la race des Keïanides, à quiconque était un Pehlewan, frappant de l'épée, portant haut la tête ; il voulut que chacun eût sa part, et il accompagna tous ces dons d'actions de grâces adressée à celui qui avait créé le temps et l'espace.
Lorsque Kitaboun fut arrivée auprès du roi, le bruit des timbales éclata à l'entrée de son camp, l'armée se mit en route vers l'Iran et la poussière soulevée par les chevaux envahit les airs. Le Kaisar l'accompagna pendant deux journées, mais alors Guschtasp détourna les rênes de son cheval ardent, il le renvoya de ce pays en lui jurant amitié ; il le fit retourner vers le Roum en comblant ses vœux et disant : Aussi longtemps que je vivrai, je ne demanderai pas de tribut du Roum, car j'ai été heureux dans ce pays. Il continua sa route en toute hâte, jusqu'à ce qu'il touchât l'Iran, qu'il arrivât dans ce pays des héros et des braves. Quand Lohrasp apprit que Zerir, les grands et Guschtasp le vaillant lion, arrivaient, il alla au-devant d'eux, accompagné de tous les princes, de tous les hommes puissants et illustres du pays de l'Iran. Guschtasp descendit sur-le-champ de cheval, baisa la terre et témoigna sa joie, et Lohrasp, en voyant son fils, le serra contre sa poitrine et se lamenta de tout ce que le sort lui avait fait souffrir. Ils arrivèrent au palais des rois ; ils brillèrent comme le soleil dans le signe du Poisson. Lohrasp dit à son fils : Ne m'en veux pas, car c'était la volonté du Créateur. Il était écrit en haut que tu devais quitter ton pays. Il l'embrassa, lui posa la couronne sur la tête, lui rendit hommage et fut heureux de le revoir. Guschtasp lui dit : O roi ! puisse le monde n'être jamais privé de toi ! Si haut que tu m'élèves, je resterai toujours ton sujet et je m'efforcerai à marcher dans la poussière qui marque les traces de tes pieds. Puisse ton sort rester heureux ; puissions-nous ne jamais être privés de ton glorieux nom ! L'empire du monde n'appartient longtemps à personne, et tant qu'on le possède il accable de fatigue.
Tel est le monde instable ! Ne sème pas la graine du mal, autant que tu peux t'en empêcher. Je prie le Seigneur, Dieu l'unique, de me laisser assez longtemps sur la terre pour que j'achève dans mon beau langage ce livre des anciens rois ; ensuite mon corps qui a été vivant appartiendra à la poussière et mon âme éloquente au saint paradis.
Une nuit le poète rêvait qu'il tenait en main une coupe remplie de vin parfumé comme de l'eau de rose. Tout à coup Dakiki parut devant lui et se mit à lui parler de cette coupe de vin. Il dit à Firdousi : Ne bois du vin que selon la manière de Kaous le Keïanide, car tu as choisi pour maître dans ce monde un roi à qui le sort jette des couronnes des diadèmes et des trônes : Mahmoud, le roi des rois, le conquérant des villes, qui fait participer chacun à sa fortune royale, dont les trésors ne diminueront pas, dont les peines n'augmenteront pas d'ici à quatre-vingt-cinq ans, qui mènera son armée en Chine, à qui tous les princes ouvriront la route et qui n'a besoin de parler durement à personne, car toutes les couronnes des rois tomberont elles-mêmes dans sa main. Tu as fait quelques progrès dans ce livre, et maintenant tu as atteint tout ce que tu désirais ; et moi aussi j'avais de la même manière, avant lui, commencé ce poème ; si tu retrouves mes vers, ne sois pas avare envers moi ; j'avais composé mille distiques sur Guschtasp et Ardjasp lorsque ma vie s'est terminée ; mais si ce trésor arrive auprès du roi des rois mon âme s'élèvera de la poussière jusqu'à la lune. Je vais donc répéter les paroles qu'il a dites, car je suis en vie et lui est le compagnon de la poussière.
Lorsque Lohrasp eut donné sa couronne à Guschtasp, il descendit de son trône et s'apprêta à partir. Il se rendit à Balkh la choisie, dans ce temple du Noubehar qui était alors pour les adorateurs du feu un lieu de pèlerinage, comme la Mecque l’est aujourd'hui pour les Arabes. Cet homme plein de dévotion se rendit dans ce temple, s'y établit et se ceignit du koschti. Il ferma la porte du temple glorieux, il ne souffrit aucun homme d'une autre religion dans son enceinte ; il revêtit la robe de lin des prêtres ; c'est ainsi qu'il faut adorer l'Intelligence suprême. Il se dépouilla de ses bracelets, laissa pendre ses cheveux non frisés et tourna son visage vers le Juge, le distributeur de la justice. Il resta ainsi trente ans debout devant Dieu ; c'est de cette manière qu'il convient de l'adorer. Il adressa sans cesse des prières au soleil : telle avait été la coutume de Djamschid.
Lorsque Guschtasp fut monté sur le trône de son père, qu'il eut hérité de sa puissance et de sa haute fortune, il plaça sur sa tête la couronne qu'il avait reçue de Lohrasp. O qu'une couronne orne bien la tête d'un homme noble ! Il dit : Je suis le roi, l'adorateur de Dieu le très saint qui m'a donné ce diadème. Il me l’a donné, ce puissant diadème, pour que je pusse chasser les loups du troupeau des brebis. Ma main ne s'appesantira pas sur ceux qui m'aideront ; je ne rendrai pas étroite la terre aux hommes nobles, et, à mesure que j'appliquerai les règles de conduite des rois, je ramènerai au culte de Dieu les méchants. Et il rendit la justice de telle façon que les brebis pouvaient boire au ruisseau à côté des loups.
Plus tard, la fille illustre du Kaisar, dont le nom était Nahid et à qui le puissant roi avait donné le nom de Kitaboun, mit au monde deux fils semblables à des lunes brillantes. L'un d'eux était le fortuné Isfendiar, un prince guerrier, un cavalier vaillant ; l'autre était Beschouten, un héros qui frappait de l'épée, un prince illustre, un destructeur des armées. Lorsque ce roi eut soumis le monde, il voulut être un autre Feridoun ; tous les rois lui payèrent tribut, et il s'attacha les cœurs de tous ceux qui avaient de la loyauté. Seulement le roi Ardjasp, le maître du Touran, devant lequel les Divs se tenaient comme des esclaves, ne fît pas parvenir son tribut et ne voulut recevoir aucun avis ; mais s'il refusa d'écouter des conseils, il fut obligé de subir des chaînes. Ardjasp demandait même tous les ans un tribut au roi ; mais pourquoi payer tribut à celui dont on est l'égal ?
Quelque temps s'étant ainsi passé, un arbre parât sur la terre, un arbre qui poussa dans le palais de Guschtasp, s'élevant jusqu'au toit, avec des racines abondantes et des branches nombreuses ; ses feuilles étaient des conseils, son fruit était l'intelligence, et comment pourrait mourir celui qui s'en nourrirait ? Les traces de ses pieds étaient bénies, son nom était Zerdouscht : c'est lui qui a tué Ahriman qui fait le mal. Il dit au roi du monde : Je suis le prophète, je suis ton guide vers Dieu. Ensuite il apporta un bassin rempli de feu, disant : Je l'ai apporté du paradis, et le Seigneur du monde te dit : Accepte la foi, regarde ce ciel et cette terre, que j'ai créés sans argile et sans eau, regarde-les, pour voir comment je les ai faits. Réfléchis à qui il serait possible de créer des choses pareilles, si ce n'est à moi qui suis le Seigneur. Si tu reconnais que c'est moi qui ai créé ce monde, il faut que tu m'appelles le Créateur. Accepte de mon messager sa bonne croyance, apprends de lui sa voie et son culte, aie soin de faire ce qu'il te dit, choisis pour guide l’intelligence et méprise le monde. Apprends le vrai culte et la religion véritable, car la royauté ne vaut rien sans la croyance.
Lorsque le roi excellent entendit de lui la bonne doctrine, il accepta de lui la vraie voie et le vrai culte ; son vaillant frère, le fortuné Zerir, qui abattait les plus terribles éléphants, ensuite le vieux roi des rois, qui s'était retiré à Balkh, parce que son cœur blessé avait trouvé amer le monde, enfin les chefs, les puissants, les savants, les médecins, les sages et les braves se rendirent tous auprès du roi de la terre, se ceignirent du koschti et se convertirent à la nouvelle foi. Alors se montrèrent toutes les grâces que Dieu accorde, le mal disparut du cœur des méchants, le culte des idoles périt et celui du feu s'étendit, les tombeaux se remplirent de lumière divine, les semences furent pures de toute souillure. Le noble Guschtasp monta sur son trône et envoya des armées dans toutes les parties de la terre ; il fit traverser le monde entier par des Mobeds, et fonda, selon les règles, des temples du feu. Il établit d'abord le feu brillant de Mihr ; regarde quel culte il fonda dans tous les pays ! Il y avait un noble cyprès venu du paradis ; Guschtasp le planta devant la porte du temple du feu, écrivit sur cet arbre que Guschtasp avait adopté la bonne croyance, et il prit pour témoin le noble cyprès que c'est ainsi qu'il répandait la foi donnée de Dieu.
Quelques années passèrent, le cyprès continua à croître, et devint si grand qu'on n'aurait pas pu entourer son tronc avec un lacet ; lorsqu'il eut poussé bien de hautes branches, le roi jeta autour de l'arbre les fondements d'un palais haut de quarante coudées et large de quarante, dans lequel on n'employa depuis les fondations ni eau ni argile. Il y construisit une salle couverte d'or pur dont les murs étaient d'argent et le sol d'ambre ; il y fit sculpter Djamschid adorant le soleil et la lune, il y fit représenter Feridoun avec sa massue à tête de bœuf, et les figures de tous les grands. Regarde qui a jamais donné une pareille preuve de puissance ! Lorsque ce palais d'or fut achevé dans toute sa beauté, le roi de la terre en incrusta les murs de pierreries, entoura l'édifice d'une enceinte de fer et en fit sa résidence. Ensuite il envoya partout ce message : Où dans le monde se trouve-t-il quelque chose qui ressemble au cyprès de Kischmer ? Dieu me l'a envoyé du paradis et m'a fait dire que c'est de ce lieu que j'entrerai au paradis. Maintenant, vous tous qui entendez mon conseil, rendez-vous à pied devant le cyprès de Kischmer ; adoptez la voie de Zerdouscht, et tournez le dos aux idoles de la Chine. Ceignez-vous tous du koschti au nom du roi des Iraniens et par respect pour lui ; ne pensez à vos anciennes coutumes, reposez-vous tous à l'ombre de ce cyprès, et dirigez-vous, selon l’ordre du prophète véridique, vers le temple du feu.
Ses ordres furent répandus dans le monde entier, parmi les grands et parmi les princes, et tous ceux qui portaient des couronnes se rassemblèrent, selon sa volonté, autour du cyprès de Kischmer ; c'est ainsi que ce lieu d'adoration devint un paradis, et Zerdouscht y enchaîna le Div. Appelle le cyprès arbre du paradis, si tu ne sais pas pourquoi tu lui donnerais le nom de cyprès de Kischmer. Pourquoi ne rappellerais-tu pas rejeton du paradis, car qu'y a-t-il dans le monde qui ressemble au cyprès de Kischmer ?
Quelque temps s'étant ainsi passé, le maître âgé se présenta devant le roi. Le vieux Zerdouscht dit au roi du monde : Il n'est pas convenable pour notre religion que tu payes tribut au maître de la Chine, ce n'est pas digne de notre foi. Je ne puis y consentir ; car nos rois, dans les temps anciens, n’ont jamais payé un tribut et des redevances aux Turcs, qui étaient un peuple sans religion, sans puissance et sans force. Guschtasp accueillit ce discours et répondit : Je ne laisserai plus payer aucun tribut. Un vaillant Div eut nouvelle de ce qui se passait, se rendit à l'instant auprès du roi de la Chine et lui dit : O roi de la terre ! dans le monde rentier les petits et les grands obéissent à tes ordres, et personne n'ose se soustraire aux traités que tu lui as imposés, si ce n'est le fils de Lohrasp, le roi Guschtasp, qui veut conduire une armée contre les Turcs, qui de plus a établi une nouvelle région et a renoncé à la voie des adorateurs des idoles. Il montre ouvertement toute son inimitié, il osera prétendre à être indépendant de toi. Or j'ai plus de cent mille cavaliers que je t'amènerai tous, si tu le désires, pour que nous examinions ce qu'il fait, et garde-toi bien d'avoir peur de le combattre.
Quand Ardjasp, le maître des Turcs, entendit les paroles du Div, il descendit de son trône ; l'inquiétude sur Guschtasp le rendit faible et malade, et il fut rempli de crainte du roi de la terre. Ensuite il rassembla tous ses Mobeds et leur répéta tout ce qu'il avait appris, disant : Guschtasp a quitté l'ancien culte et la foi ; la sagesse et la sainte grandeur qui résidaient en lui l’ont abandonné. Un vieux fou s'est présenté devant lui dans l'Iran, prétendant être un prophète et lui disant : Je viens du ciel, je viens d'auprès du Maître du monde. J'ai vu le Seigneur dans le paradis, qui a écrit tout ce Zendavesta ; j'ai vu Ahriman dans l'enfer, mais je n'ai pas pu supporter son voisinage ; alors le Seigneur m'a envoyé auprès du roi de la terre pour lui enseigner la religion. Le chef des grands du peuple de d'Iran, le puissant fils du roi Lohrasp, que les Iraniens appellent Guschtasp, s'est ceint du koschti ; ensuite son frère, le vaillant cavalier, le Sipehdar de l'Iran, dont le nom est Zerir, qui parmi ses braves a toujours été comme un père et parmi ses scribes comme un œil, et tous les autres, ont examiné sa doctrine et ont eu peur de ce vieux magicien ; ils ont tous adopté sa religion, le monde s'est égaré dans sa voie et son culte.
C'est par de tels mensonges et de telles folies que le vieillard a réussi à s'établir dans l'Iran comme prophète. Il a ordonné au roi de planter de sa main un cyprès et a fermé la voie ancienne par la doctrine qu'il a apportée. Il a montré à ce roi orgueil deux un bassin rempli de feu et un livre, et lui a dit : Ceci est le Zendavesta, et c'est à ce feu que doivent s'adresser les prières. Il faut maintenant écrire une lettre à cet homme qui se soustrait à mes ordres, il faut lui faire beaucoup de présents, car les présents qu'on n'a pas demandés sont bien reçus, et lui dire de quitter cette route de perdition, et de craindre le Maître du paradis, d'éloigner ce vieillard impie et de célébrer une fête selon notre manière antique. S'il suit notre conseil, sa tête et ses pieds échapperont à nos chaînes ; mais s'il refuse de nous écouter, s'il échange son ancien visage contre un nouveau, nous rassemblerons nos troupes dispersées, nous conduirons dans la plaine une grande armée, nous entrerons dans l'Iran pour détruire son œuvre, nous ne craindrons pas son inimitié et sa résistance, nous le pousserons devant nous et nous l'abaisserons, nous le lierons et le pendrons vivant au gibet.
Les braves de la Chine furent de son avis ; ils choisirent parmi eux deux hommes, dont l’un était le puissant Bidirefsch, un vieux et vaillant magicien, un loup hargneux ; l'autre était un magicien du nom de Namkhast, et dont le cœur ne cherchait que la destruction.
Ardjasp écrivit une belle lettre, pleine de dignité, à l'illustre Khosrou, qui avait embrassé la nouvelle foi. Il écrivit en invoquant le Maître du monde, qui connaît ce qui est caché et ce qui est ouvert, et disant que c'était Ardjasp, le chef des braves de la Chine, le cavalier maître de la terre, le héros choisi, qui adressait une lettre digne d'un roi au chef des cavaliers de l'Iran, au vaillant Guschtasp, roi du monde, au Keïanide illustre et digne du trône, au possesseur de la terre, au gardien du trône, au fils aîné et préféré du roi Lohrasp. Il dit dans cette lettre royale remplie d'hommages et écrite en caractères turcs : O illustre roi du monde, toi qui entoures de gloire la couronne du roi des rois, puisse ta tête rester jeune et ton âme et ton corps rester sains ! Puissent les reins du Keïanide ne jamais fléchir ! J'ai entendu que tu as choisi une voie perverse, et tu as obscurci pour moi le jour brillant. Il est venu un vieillard, un grand fourbe, qui t'a rempli l'âme de crainte et de terreur ; il t'a parlé de l'enfer et du paradis, et a effacé de ton cœur toute joie ; tu l’as accueilli, lui et sa doctrine, tu lui as aplani la voie et tu as célébré son culte ; tu as rejeté les coutumes de tes ancêtres, les grands de la terre qui t'ont précédé, tu as détruit la religion des Pehlewans ; pourquoi n'as-tu pas regardé devant et derrière toi ? Tu es le fils de celui que le roi bienheureux Keï Khosrou a choisi au milieu de son armée pour lui donner la couronne ; le Créateur, Ormuzd le tout-puissant, qui a formé le ciel et la terre, t'a choisi parmi ses élus et t'a donné une majesté plus haute qu'au fils de Djamschid. Keï Khosrou le vindicatif et toi avez joui de plus grands honneurs que tous les Keïanides. O prince orgueilleux ! le pouvoir, la royauté, la fortune, la puissance, la majesté, la grâce, des drapeaux brillants, des éléphants parés, une grande armée et des trésors inépuisables, tout t'a été accordé, et tous les rois se sont soumis à toi ; tu as brillé dans le monde entier comme le soleil au mois d'Ardibehischt dans le signe du Bélier ; Dieu t'a choisi dans le monde entier, et tous les princes se tiennent devant toi debout comme des esclaves.
Mais tu n'as pas adoré le Seigneur du monde, tu n'as pas su trouver la vraie route, ô homme égaré ! et lorsque Dieu eut fait un roi de toi, un vieux magicien t'a fait dévier de la voie. Quand la nouvelle m'en est arrivée, j'ai vu en plein jour les étoiles, et je t'écris cette lettre amicale ; car nous avons été amis et soutiens l'un de l'autre. Lorsque tu auras lu cette lettre, lave-toi la tête et le corps, ne vois plus jamais cet imposteur, détache le koschti dont tu t'es ceint, et commence à te réjouir avec du vin brillant. Ne rejette pas les coutumes des rois tes ancêtres, les puissants maîtres du monde, qui t'ont précédé. Si tu te conformes à ce bon conseil, il ne t'arrivera aucun mal de la part des Turcs, et le pays de Kaschan, la Chine et le pays des Turcs seront à toi tout comme l'Iran. Je te donne ces trésors infinis que j'ai accumulés avec tant de peines, des chevaux aux couleurs de bon augure, aux caparaçons d'or et d'argent, aux brides ornées de pierreries ; je t'enverrai des esclaves chargés de présents, de belles femmes aux chevelures parées. Mais si tu repousses mon conseil, tes pieds seront pris dans mes chaînes de fer ; je partirai un mois ou deux après cette lettre, je dévasterai entièrement ton pays ; j'amènerai une armée de Turcs et de Chinois dont les tentes seront si nombreuses que la terre ne pourra les porter ; je remplirai de musc le lit du Djihoun ; j'épuiserai l’eau de la mer avec des outres ; je brûlerai ton palais couvert de sculptures ; je te détruirai entièrement, racines et branches, je dévasterai ton pays par le feu d'un bout à l'autre ; je coudrai avec des flèches tous vos linceuls. Tous les vieillards parmi les Iraniens qui ne valent plus la peine qu'on en fasse des esclaves et dont on ne peut plus tirer un grand prix, je les décapiterai tous ; j'emmènerai les femmes et les enfants, et en ferai des esclaves dans mon pays ; je ferai un désert de vos terres, j'arracherai par les racines tous vos arbres. J'ai dit maintenant depuis le commencement jusqu'à la fin tout ce que j'avais à dire ; médite profondément cette lettre d'exhortation.
Lorsque le Destour du roi eut terminé la lettre, en présence de tous les grands de l'armée, Ardjasp la plia, y apposa son sceau, la remit à ces vieillards du pays des magiciens et leur donna ses ordres, disant : Soyez prudents, rendez-vous ensemble dans son palais ; quand vous le verrez assis sur son trône et à sa place d'honneur, courbez-vous jusqu'à terre, saluez-le comme on salue les rois, sans jeter un regard sur sa couronne et son trône de Keïanide ; quand vous serez assis devant lui, alors levez vos yeux vers sa couronne brillante, acquittez-vous de mon message qui porte bonheur et écoutez attentivement sa réponse. Quand vous l'aurez entendue jusqu'au bout, baisez la terre et parlez.
Bidirefsch, avide de vengeance, quitta Ardjasp et dirigea son drapeau vers Balkh la célèbre, accompagné de son ami Namkhast le pervers, que ceux qui cherchaient une bonne renommée devaient éviter. Arrivés du pays de Touran à Balkh, ils descendirent de cheval devant le palais du roi ; ils allèrent à pied jusqu'auprès de lui et jusqu'à ce que leurs yeux tombassent sur le seuil de la salle d'audience. Quand ils le virent, assis sur son trône, brillant dans sa place d'honneur comme le soleil, ils se prosternèrent comme des esclaves devant le Keïanide, le roi d'un peuple heureux, et lui remirent la lettre royale écrite en caractères turcs. Le roi ayant déplié cette lettre, en fut confondu et se mit à trembler de colère ; il fit appeler l'illustre Djamasp, qui était son guide, et les élus de l'Iran, les Sipehbeds, les grands pleins d'expérience et les Mobeds. Il appela auprès de lui tous ces grands et ils apportèrent le Zendavesta ; il appela Zerdouscht, son prophète et son Mobed, et Zerir, son bien-aimé, le chef de son armée. Le Sipehbed Zerir était son frère, le chef des braves de son armée ; il était alors Pehlewan du monde, car Isfendiar le cavalier était encore trop jeune pour cette dignité ; il était l'asile du monde et le soutien de l'armée, et commandait aux troupes comme le roi lui-même ; il avait délivré la terre des méchants, et dans chaque combat on voyait sa lance. Alors le maître du monde dit à Zerir et au vaillant et fortuné Djamasp : Ardjasp, le chef des Turcs de la Chine, m'écrit une lettre que voici, et il leur montra les paroles rudes que le roi des Turcs lui avait adressées, ajoutant : Que pensez-vous de ceci, que dites-vous, quelle et quand sera la fin de cette affaire ? Quel malheur d'avoir été l'ami d'un homme qui possède si peu de sagesse ! Moi je suis de la race d'Iredj le saint ; et lui est de la race de Tour le magicien. Comment pourrait-il y avoir entre nous la paix que pourtant j'avais espérée ? Quiconque a de bons avis à donner, qu'il les donne devant tous !
Pendant que le roi prononçait ces paroles, le Sipehdar Zerir et Isfendiar tirèrent leurs épées et s'écrièrent : S'il y a quelqu'un dans le monde entier qui refuse de reconnaître Zerdouscht comme prophète, qui ne veuille pas se soumettre à ses ordres, qui ne vienne pas à la cour du bienheureux roi, qui ne se tienne pas, ceint comme un serviteur, devant son trône brillant, qui n'adopte pas de lui la vraie voie et la bonne doctrine, qui ne soit pas le serviteur de la vraie religion, nous lui ferons rendre l'âme avec nos épées, nous suspendrons sa tête au plus haut gibet. Zerir, le Sipehdar de l'Iran, le vaillant cavalier, le lion bondissant, dit au roi de la terre : O roi illustre ! si tu veux m'en donner la permission je répondrai à Ardjasp le magicien. Le roi Guschtasp y consentit et lui dit : Eh bien, pars ; fais-lui sur-le-champ une réponse, et fais-la lui telle qu'elle brûle tous les braves de Khallakh comme un charbon ardent..
Zerir, le noble Isfendiar et Djamasp, le Destour heureux en toute chose, le quittèrent tous les trois ensemble, leurs visages froncés, leurs cœurs pleins de colère. Ils adressèrent à Ardjasp une lettre sévère, une réponse telle que sa lettre l'avait méritée. Le Sipehbed Zerir la prit dans sa main et l'emporta tout ouverte et sans la plier. Il la porta au roi et la lui lut, et Guschtasp, le maître du monde, resta confondu d’admiration pour le sage Sipehbed Zerir, le cavalier, pour Djamasp et Isfendiar, le fils du roi. Il ferma la lettre et écrivit son nom dessus ; on appela auprès de lui les messagers, et il leur dit : Prenez ma réponse et portez-la-lui, et ne mettez plus jamais les pieds sur le chemin qui conduit chez moi ; si le Zendavesta ne garantissait pas de tout mal les messagers, je vous aurais réveillés de votre sommeil, je vous aurais pendus vivants au gibet. Puisse cet homme sans valeur apprendre par tout ceci qu'il ne doit point lever la tête en face du roi !
Il leur jeta la lettre en ajoutant : Partez, et portez ceci à ce Turc magicien ; dites-lui que sa perte est proche, que le moment arrive où l'eau et la terre lui manqueront. Puisse son cou être frappé et sa taille brisée, puissent ses os être dispersés dans la terre ! S'il plaît à Dieu, je revêtirai pour le combat encore dans ce mois-ci ma cotte de mailles de fer, je mènerai mon armée dans le royaume de Touran, je dévasterai le pays des Kergsars.
Le roi de la terre, ayant terminé son discours, fit appeler Siyah-Pil et lui confia tes deux guerriers chinois, en disant : Emmène-les et conduis-les hors de l'Iran et au-delà de nos frontières. Les envoyés du Sipehdar de la Chine quittèrent le maître du monde, roi de la terre, humiliés, renvoyés et traités avec mépris par Guschtasp. Ils se rendirent de la ville fortunée de Balkh à Khallakh, mais ils n'y furent pas fortunés. Lorsqu'ils aperçurent de loin le palais du roi, sur lequel était planté le drapeau noir, ils descendirent de leurs montures bondissantes, le cœur brisé, les yeux aveuglés par les larmes. Ils allèrent ainsi à pied jusqu'auprès de lui, vêtus de noir et le visage pâle ; ils lui remirent la lettre du roi que Zerir, le cavalier, avait écrite en réponse à Ardjasp. Il fit convoquer ses scribes et les hommes jeunes et vieux du Touran, et ordonna aux scribes de lui lire d'abord toute la lettre du commencement à la fin. Un scribe ouvrit la lettre et la lut à ce roi de race turque.
Voici ce qui se trouvait dans cette lettre du roi, du soutien de l'Iran, du vaillant cavalier, de Guschtasp fils de Lohrasp, du maître du monde, digne du trône : Dieu a envoyé auprès de moi un prophète, devant lequel tous les grands se tiennent debout comme des esclaves, et qui te fait dire : O homme vil et audacieux, dont le visage ressemble à celui des lions et des loups, tu t'es soustrait au vrai culte et à la religion sainte, et ton cœur s'est rempli de perversité et d'erreurs. La lettre méprisable que tu as adressée au roi est arrivée, et nous avons entendu des paroles qui n'auraient pas dû venir de toi, des paroles que personne n'aurait dû ni écrire, ni montrer, ni lire, ni entendre. Tu as dit que dans quelques mois tu conduiras une armée contre ce beau pays ; mais il ne se passera ni beaucoup de mois ni beaucoup de jours avant que nous amenions nos lions de combat. Dispense-toi de te donner beaucoup de peine, car nous-mêmes avons ouvert les portes du trésor, nous amènerons des milliers de milliers de braves, tous des hommes comme des lions, qui frappent avec leurs lances, tous de la race d'Iredj, tous des Perses, et non pas de la race d'Afrasiab, non pas des Turcs, tous au visage de lune, tous à figure de roi, tous des cyprès élancés, tous disant la vérité, tous dignes de la royauté et du trône, tous dignes de trésors, de couronnes et de commandements, tous tenant des lances et vainqueurs de lions, tous des ornements des armées et destructeurs des armées, tous ayant accepté la foi, tous hommes de sens, tous dignes de bracelets et de boucles d'oreilles, tous la lance au poing et montés sur des destriers, tous portant mon nom gravé surs leurs anneaux. Quand ils sauront que j'ai placé les timbales sur mon éléphant, ils aplaniront les montagnes avec les sabots de leurs chevaux ; quand ils mettront leurs cuirasses au jour de la bataille, ils feront voler la poussière au-delà de la voûte sublime du ciel ; assis sur leurs chevaux comme des rochers, ils briseront les rochers avec leurs épées. Deux hommes choisis parmi eux, deux vaillants cavaliers, le Sipehdar Zerir et Isfendiar, quand ils revêtent leurs cottes de mailles de fer, n'hésitent pas à attaquer le ciel ; quand ils lèvent au-dessus de l'épaule leurs lourdes massues, il en jaillit de la gloire et de la puissance. Lorsqu'ils viendront à la tête de l'armée, il faudra bien que tu fasses attention à eux ; ils ressemblent au soleil avec leurs couronnes et sur leur trône, et leur visage resplendit de majesté et de bonheur ; ce sont des héros et des chefs choisis, des hommes loués par tous, agréables à tous et des Mobeds. Ne comble pas le Djihoun de musc, car j'ouvrirai moi-même les portes de ton trésor avare, et, s'il plait à Dieu, je te combattrai au jour de la bataille et je jetterai ta tête sous mes pieds.
Le roi des Turcs, ayant lu cette lettre, descendit de son trône et resta un instant confondu, puis il ordonna à son Sipehbed d'appeler dès le lendemain de grand matin ses troupes de toutes les parties du royaume. Les braves de l’armée, les champions choisis de la Chine se répandirent tous dans le pays de Touran, et réunirent ses armées et les chefs des frontières de son empire. Il avait pour frères deux Ahrimans, dont l'un se nommait Kehrem l'autre Endirman ; on leur donna des timbales, des éléphants et des drapeaux rouges, jaunes et violets, et Ardjasp leur confia trois cent mille hommes choisis, tous des cavaliers vaillants. Il ouvrit la porte de son trésor et distribua la solde ; il fit sonner les trompettes d'airain et préparer les bagages, ensuite il appela son frère Kehrem et lui donna le commandement d'une aile de l’armée ; il mit l'autre aile sous les ordres d'Endirman, et lui-même prit le centre. Il y avait un Turc du nom de Gurgsar, un homme déjà vieux : on aurait dit qu'il ne connaissait que le mal ; Ardjasp lui donna le commandement en chef ; ensuite il remit à son frère Bidirefsch un drapeau avec une figure de loup. Un autre Turc, appelé Khaschasch le vaillant, qu'un lion n'eût pas osé attaquer, fut nommé chef des éclaireurs et de l'avant-garde ; il reçut d'Ardjasp un drapeau ; c'était lui qui devait parler au nom du roi. Ensuite le chef des Turcs envoya à un des siens, nommé Houschdiv, un message et lui fit dire : Garde les derrières de l'armée, et si quelqu'un des nôtres s'en retourne, tue-le aussitôt que tu le rencontreras, et acquitte-toi de cette mission avec intelligence.
C'est ainsi qu’Ardjasp partit dans une colère terrible, le cœur gonflé de sang, les yeux pleins de larmes, dévastant tout, brûlant les maisons, détruisant les arbres, branches et racines ; c'est ainsi que le chef des mécréants conduisit son armée dans le pays d'Iran, le cœur rempli de haine.
Lorsque le roi Guschtasp entendit que le roi des Turcs et de la Chine se préparait, lui et son armée, avait quitté le lieu de sa résidence et envoyé au-devant de lui le féroce Khaschasch ; lorsqu'il sut qu'Ardjasp était parti avec une armée pour dévaster tout le pays d’Iran, il ordonna à son Sipehbed d'équiper dès le lendemain matin tous les éléphants et toutes les troupes, et écrivit une lettre aux commandante de ses frontières, disant : Le Khakan a quitté la voie des hommes de bien ; amenez vos troupes à ma cour, car mon ennemi est sorti des limites de son pays. Aussitôt que les commandants des frontières eurent reçu la lettre qui leur annonçait l’approche de l'ennemi qui ambitionnait la possession du monde, il parut à la cour du roi une armée plus nombreuse que les brins d'herbe sur la terre. Les héros du monde entier s'armèrent pour le maître de la terre, le chef des Keïanides ; tous les commandants des frontières se dirigèrent, sur son ordre, vers sa cour royale, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant que mille fois mille hommes fussent arrivés et fussent campés auprès du roi, du héros illustre, du maître bienveillant pour tous.
Le roi fortuné se rendit au camp, inspecta l'armée et choisit ceux qui étaient propres au combat ; il était heureux de ce qu'il voyait, et son esprit était confondu d'un si grand concours. Le lendemain Guschtasp, accompagné des Mobeds, des nobles, des grands et des Sipehbeds, ouvrit les portes de ce trésor que Djamschid avait rempli, et paya à l'armée la solde pour deux ans. Ayant distribué la solde et donné des cuirasses, il fit sonner les trompettes, battre les cymbales et faire les bagages. Il ordonna de porter devant l'armée le drapeau impérial du bienheureux roi Djamschid, et conduisit ses troupes à la guerre contre Ardjasp, des troupes telles que personne n'en avait jamais vu de pareilles. La poussière que soulevaient les chevaux et les hommes était si noire qu'on ne voyait plus ni le jour brillant ni la lune, et les hennissements des chevaux, et le bruit de la foule étaient tels que le. son des timbales n'arrivait pas aux oreilles. Des drapeaux nombreux se déployaient, les pointes des lances perçaient les nuages comme des arbres croissant sur les montagnes ou des champs de roseaux au printemps. C'est ainsi que, par ordre du roi Guschtasp, l'armée traversa les provinces l'une après l'autre.
Ayant quitté Balkh la glorieuse et étant arrivés sur le Djihoun, le roi et son armée s'arrêtèrent. Guschtasp sortit du camp, descendit de cheval et monta sur un trône ; il fit appeler l'illustre Djamasp, son guide spirituel, le chef des Mobeds, le roi des nobles, le flambeau des grands et des Sipehbeds, un homme d'un corps si pur et d'une âme si sainte que l'avenir était ouvert pour lui ; il était grand astrologue et avait atteint le premier rang en sagesse et en savoir. Le roi lui adressa des questions, disant Dieu t'a donné la vraie doctrine et une intelligence lucide ; il n'y a personne dans le monde qui te soit comparable, et le Maître du monde t'a accordé tout savoir. Il faut que tu calcules les astres et que tu me dises le sort qui m'attend, quel sera le commencement et quelle sera la fin de ce combat, et qui sera frappé par le malheur dans ce lieu.
Ces questions affligèrent le vieux Djamasp, et il répondit à Guschtasp d'un air désolé : J'aurais désiré que Dieu, le distributeur de la Justice, ne m'eût pas donné cette intelligence et cette faculté, car si je ne la possédais pas, le roi ne m'aurait pas demandé de lui prédire l'avenir. Je ne le dirai pas, car si je le disais, le roi des rois me ferait mourir ; à moins que, par justice envers moi, il ne s'engage solennellement à ne pas me faire ni me laisser faire du mal. Le roi lui dit : Je jure par le nom de Dieu, par le nom du saint qui nous a apporté la vraie foi, par la vie de Zerir, le vaillant cavalier, par l'âme du noble Isfendiar, que jamais je ne te ferai de mat, que jamais je n'ordonnerai à d'autres de t'en faire, que tu n'auras rien à craindre de moi. Dis tout ce que tu vois, car tu connais des moyens de salut, et moi je les cherche.
Le sage répondit : O noble roi, puisse ta couronne rester éternellement jeune ! Ne t'afflige pas de ce que dira ton esclave, n'écoute pas ta colère, car heureux est celui qui ne voit pas de ses yeux !Sache, ô vaillant et illustre Keïanide, qu'au moment où la bataille amènera face à face les héros, et où ils pousseront leurs cris et leurs clameurs, tu croiras qu'on arrache tous les rochers de leur base. Les plus braves s'avanceront, l’air sera obscurci par la poussière du combat ; tu verras alors le ciel devenir gris, la terre pleine de feu, l'air rempli de fumée ; à travers tout ce bruit des épées et les coups des lourdes massues qui tombent comme les marteaux d'acier des forgerons, le son aigu des cordes arcs percera les cerveaux ; le monde se remplira du souffle brûlant de la lutte et du combat, et la voûte et les cercles du ciel seront brisés ; les courants d'eau seront souillés par le sang des hommes, et tu verras bien des fils privés de leurs pères et bien des pères privés de leurs fils.
Ardeschir, le Keïanide illustre, le chef des princes, le vaillant guerrier, lancera le premier son cheval rapide et abattra quiconque s'opposera à lui ; il renversera de leurs chevaux tant de cavaliers turcs qu'on ne saura jamais leur nombre ; mais à la fin il sera tué, et son grand nom disparaîtra. Ensuite Schidasp, de naissance royale, poussera son destrier noir sur les traces d'Ardeschir, pour venger sa mort ; il se mettra en colère et tirera son épée ; il tuera dans ce combat bien des hommes mais sa mauvaise fortune le perdra à la fin, et cette tête qui portait une couronne en sera privée. Alors mon fils s'élancera ceint de ma ceinture, il s'élancera au milieu du champ de bataille, semblable à Rustem, pour venger Schidasp, le fils du roi, et nombreux sont les grands et les héros de la Chine que ce lion vaillant couchera sur la terre. Il supportera beaucoup de fatigues dans cette lutte, mais oserai-je dire au roi des rois comment, lorsque les Iraniens auront jeté le drapeau brillant de Kaweh, mon fils Guerami, apercevant du haut de son chenal ce drapeau impérial gisant dans le sang et la poussière, sautera à bas de son cheval, le saisira et l'emportera bravement, comment il tiendra le drapeau violet dans une main et l'épée dans l'autre, renversera ainsi les ennemis et arrachera la vie aux Ahrimans ? Mais le moment viendra où un ennemi acharné abattra avec son épée tranchante la main de Guerami, qui saisira le drapeau avec ses dents, qui portera dans ses dents le drapeau violet, jusqu'à ce qu'une flèche lui traverse le milieu du corps, et que le héros disparaisse pour toujours.
Alors le noble Nestour, fils de Zerir, sortira à cheval des rangs, semblable à un lion courageux ;il fera disparaître bien des ennemis ; personne n'aura jamais vu un combat plus glorieux que le sien, et à la fin il reviendra victorieux, ayant fait sentir aux ennemis la force de son bras. Nivzar, le fils du maître du monde, le cavalier d'élite, s'avancera, il se ruera sur ces Ahrimans, abattra parmi eux soixante braves et déploiera une valeur digne d'un Pehlewan ; mais les Turcs finiront par le frapper à la tête et jetteront sur le sol son corps de héros. Le vaillant lion, le cavalier avide de combats, qui porte le nom de Zerir, s'avancera alors, armé du lacet et monté sur un destrier isabelle appartenant à Isfendiar, brillant dans sa cuirasse d'or comme la lune et jetant dans l'admiration toute l'armée. Il s'emparera de mille braves de l'armée des Turcs, les liera et les enverra auprès du roi, et partout où il montrera son visage royal le sang de nos ennemis coulera en ruisseaux. Tous éclateront en louanges de ce héros, en le voyant détruire un si grand nombre des plus braves parmi les Turcs, qui n'oseront plus tenir devant lui, et le roi du peuple qui demeure sous des tentes tremblera. Zerir apercevra le corps du puissant Ardeschir, dont le visage sera noirci et les membres jaunis ; il le pleurera amèrement, sa colère s'allumera, il excitera son cheval arabe de couleur isabelle, se dirigera vers le Khakan, rempli de rage et du désir de la vengeance, comme s'il allait l'arracher de son cheval ; envoyant Ardjasp au milieu de son armée, il chantera les louanges du roi Guschtasp, détruira des rangs entiers d'ennemis, et ne s'inquiétera de personne sur la terre ; il récitera le Zendavesta de Zerdouscht, et ne placera sa confiance dans le monde qu'en Dieu ; mais à la fin sa fortune s'assombrira, et cet arbre choisi sera abattu. Un Turc nommé Bidirefsch s'avancera vers le héros armé d'une lance et portant le drapeau violet, mais il ne s'aventurera pas à se mettre en face de lui, et se placera en embuscade sur son chemin ; il s'y tiendra comme un éléphant furieux, une épée trempée avec du poison en main ; et quand le roi de la terre reviendra du combat, son armure déchirée, sa hache d'armes brisée, ce Turc lui lancera une flèche, sans oser se montrer, et le roi des hommes libres mourra de la main du vil Bidirefsch, qui emportera chez les siens le destrier et la selle de Zerir. Qui est-ce qui le vengera le premier ?
Toute notre armée glorieuse et puissante tombera sur l'ennemi comme des lions et des loups ; il y aura une mêlée générale, et la terre sera rougie par le sang des héros. Le visage de tous les braves pâlira, et les hommes tomberont les uns sur les autres en chancelant ; une poussière noire volera jusqu'au soleil, et à travers cette poussière personne ne verra la face de la lune. Les pointes des lances, des flèches et des épées étincelleront comme des astres dont l'éclat perce le brouillard. Que d'hommes morts sous les coups des héros et jetés les uns sur les autres, tous blessés, tous couchés d'un sur l'autre, le père sur le fils, le fils sur le père ! Au milieu des cris et des lamentations des blessés, on fera prisonniers ceux qui restent debout, et tant d'hommes de cette armée seront tués que le champ de bataille sera inondé de leur sang.
Alors le vil et violent Bidirefsch s'avancera comme un loup vorace, une épée trempée avec du poison dans la main et monté sur un destrier bondissant, semblable à un éléphant furieux ; un grand nombre de héros illustres de l'armée du roi tomberont sous ses coups, jusqu'à ce que le fortuné Isfendiar, suivi de ses troupes, protégé de Dieu, lance son cheval ardent contre lui, les yeux pleins de sang, le cœur rempli de haine. Il le frappera de son épée indienne, et la moitié de son corps tombera du haut de son cheval. Isfendiar saisira sa massue de fer et fera briller sa force et sa haute stature. Par une seule attaque il ébranlera les Turcs, et quand il aura rompu leurs rangs ; pourquoi les laisserait-il en vie ? Il les moissonnera avec la pointe de sa lance, il les détruira entièrement et les dispersera, et à la fin le roi de la Chine s'enfuira devant Isfendiar, le héros glorieux ; il se tournera dans sa fuite vers le Touran, le cœur brisé, les yeux versant des larmes de sang ; il traversera le désert avec une petite escorte, le roi sera victorieux, et ses ennemis seront défaits.
Sache, ô roi des rois, l'élu de Dieu, que je t'ai dit maintenant tout ce qui se passera, et tu n'entendras pas de moi une parole de plus. Cesse de jeter sur moi des regards courroucés, car, ce que je t'ai dit, je ne l'ai dit que sur ton ordre, ô roi victorieux ! Quant aux autres questions que m'a faites le roi fortuné sur cette mer profonde et cette route ténébreuse du destin, je n'ai rien vu que j'aie caché au roi ; s'il en était autrement, pourquoi lui aurais-je dévoilé les secrets que j’ai révélés ?
Lorsque le roi maître du. monde eut entendu ces secrets, il s'affaissa dans le coin de son trône, sa massue d'or s'échappa, de ses mains ; tu aurais dit que toute sa gloire et sa force l'avaient abandonné ; il s'appuya sur son visage et resta silencieux, il ne prononça plus une parole et s'évanouit. Lorsqu'il fut revenu à lui, il descendit de son trône et pleura amèrement, disant : A quoi me servent le trône et la royauté, puisque mes jours vont s'assombrir, puisque mes fils beaux comme des lunes, mes braves, mes cavaliers, mes rois vont périr ? A quoi me serviront l'empire et la fortune, le pouvoir, l'armée, la couronne et le trône, puisque ceux qui me sont les plus chers, les meilleurs de l'armée et les plus illustres vont disparaître et m'arracher du corps ce cœur déchiré ?
Ensuite il dit à Djamasp : Puisqu'il en est ainsi, je n'appellerai pas mon vaillant frère au moment où il faudra aller sur le champ de bataille ; je ne désolerai pas le cœur de ma vieille mère, je défendrai à Zerir de prendre part au combat, je confierai le commandement de l'armée au fortuné Gurezm. J'appellerai devant moi mes nobles et mes jeunes fils, dont chacun m'est cher comme mon corps et ma vie, je ne les revêtirai pas de leurs cuirasses pour les placer à la tête des troupes. Comment la pointe d'une flèche de bois de peuplier arriverait-elle sur cette montagne et ces rochers qui s'élèvent au-dessus du ciel ?
Le sage répondit au maître de la terre : O roi glorieux et tendre de cœur ! si ces hommes ne se trouvent pas au-devant des rangs de l'armée, leurs casques de Keïanides sur la tête, qui osera s'opposer aux héros de la Chine, qui ramènera la splendeur de notre religion pure ? Lève-toi de cette poussière et monte sur le trône ; ne laisse pas se perdre la majesté de la royauté, car ceci est le secret de Dieu, il n'y a point de remède, et ce que lait le Seigneur n'est pas une chose injuste. Il ne te sert à rien de te livrer à ta douleur, car ce qui doit se faire est comme accompli. Ne laisse pas ton âme s'abattre davantage, accepte la justice de Dieu. C'est ainsi que Djamasp lui donna beaucoup de conseils ; le roi l’écouta, redevint brillant comme le soleil et remonta sur son trône ; il s'y assit et se mit à penser au tombât qu'il allait livrer au maître de Djiguil, qui ambitionnait la possession du monde ; l'anxiété de son âme l'empêchait de dormir, et il. avait hâte de commencer la lutte et la bataille.