Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
TOME IV
Ce volume contient l'histoire épique de l'époque la plus brillante de la Perse, pendant laquelle ce pays a le plus agi sur le monde par l'épée et par les idées. Nous y voyons le triomphe de l'Iran sur le Touran, l'apparition de Zoroastre et l'extension de sa religion, le pouvoir des grands rois arrivé à son point culminant, et les signes précurseurs de sa décadence prochaine. Les dernières grandes figures épiques du poème, Keï Khosrou et Afrasiab, Isfendiar et Rustem, disparaissent ; la tradition antique va cesser, et il ne reste plus à remplir que le court intervalle entre l'avènement au trône de Bahman et la conquête de la Perse par Alexandre le Grand. Jusqu'à cette époque le ton du livre ne change pas, et les matériaux dont Firdousi dispose continuent à être de la même nature : ils consistent avant tout dans les récits populaires recueillis sous les Sassanides, auxquels le poète ajoute les traditions qu'il a pu retrouver et dont il indique parfois l'origine. C'est ainsi qu'il nous donne quelques détails, malheureusement bien incomplets, sur la source d'où il a tiré le récit de la mort de Rustem.
Plus on étudiera l'œuvre de Firdousi, plus on se convaincra, je crois, qu'il n'a rien inventé, et qu'il s'est contenté de revêtir de son brillant coloris les traditions qui formaient l'histoire populaire de la Perse. Ces traditions devaient reposer dans ce pays, comme chez tous les peuples, sur des souvenirs antiques conservés dans des chants populaires, perpétués par la transmission orale, et s'altérant graduellement par l'introduction d'aventures merveilleuses et romanesques, qui souvent finissent par recouvrir le fond original au point de le faire disparaître sous le flot des fables au milieu desquelles il se perd. On peut en voir un exemple extrême dans les aventures de Guschtasp à Roum, qui conservent à peine une trace des rapports qui ont eu lieu entre les Perses et les Grecs. Rien n'est plus intéressant pour la critique littéraire que la fable héroïque des Perses ; car, par une exception rare dans l'histoire des littératures, nous pouvons la contrôler jusqu'à un certain point, à l'aide de documents authentiques, et nous former par analogie une opinion sur le degré d'importance historique qu'on peut attribuer à la tradition populaire chez d'autres nations, où aucun monument certain ne vient à notre aide. Au reste, tout ce que je désire faire observer est que nous ne devons traiter le Livre des Rois ni comme une histoire ni comme une invention du poète, mais comme une représentation exacte de la tradition persane, telle qu'elle existait au Xe siècle. Tous les fragments de cette histoire populaire que nous trouvons dans les livres des Guèbres, dans Moïse de Khorène et dans les historiens arabes antérieurs à Firdousi, coïncident trop avec le Livre des Rois pour laisser un doute raisonnable sur ce point. Quelquefois la forme d'une ancienne ballade est si bien conservée qu'on pourrait presque la reconstituer, comme, par exemple, celle qui a dû fournir le fond de la petite aventure racontée. D'autres fois on aperçoit un certain travail littéraire par lequel on s'est efforcé de coordonner des récits différents d'un même événement, ou de réunir en une seule narration les récits de faits différents, mais analogues. Le présent volume offre un exemple de ce genre dans le récit des expéditions de Keï Khosrou contre Gangue Diz. Je ne sais si on doit attribuer à Firdousi, ou aux compilateurs du recueil dont il se servait, ce travail de combinaison, qui n'a pas rendu clair ce qui auparavant était probablement assez obscur ; mais il est évident que si l'auteur avait inventé cette histoire, il l'aurait arrangée d'une façon plus intelligible.
La partie du volume la plus curieuse pour la critique littéraire du Livre des Rois est le fragment composé par Dakiki, et conservé par Firdousi, un peu par pitié pour la mémoire de son prédécesseur, un peu par vanité d'auteur qui veut montrer sa propre supériorité. Il parle avec peu d'estime du talent de Dakiki, et même un lecteur européen aperçoit la différence entre la manière de raconter des deux poètes ; mais les matériaux dont ils se servaient étaient à peu près les mêmes, et, sous le rapport du fond et du contenu, l'œuvre de Dakiki aurait été pour nous l'équivalent du Livre des Rois.
Il a paru, depuis la publication du troisième volume, quelques ouvrages relative à Firdousi ; voici ceux dont j'ai eu connaissance : Mohammed Mehdi, d'Ispahan, a publié à Téhéran, l'an 1267 de l’hégire (1850), une édition lithographiée de Firdousi, en un volume in-folio… C'est, autant que j'ai pu m'en assurer, la reproduction exacte de l'édition de Turner Macan, depuis la préface persane de celui-ci jusqu'à l'appendice.
M. Nasarianz, professeur à l'Institut arménien de Lazarow, à Moscou, a bien voulu m'envoyer la seconde partie d'un essai de critique littéraire et historique de Firdousi qu'il a publié… (Aboul-Kasim Firdousi. de Thous, auteur du Livre des Rois, etc. par Stephan Nasarianz ; Moscou, 1851, in-8°).
Enfin M. de Schack a fait paraître à Berlin deux choix de traductions, en vers allemands, des épisodes les plus importants du Livre des Rois, sous les titres suivants : Heldensagen von Firdusi, zum ersten Male metrisch aus dem Persischen übersetzt, nebst einer Einleitung über das iranische Epos, von A. F. von Schack ; Berlin, 1851. in-8° ; et Epische Dichtungen aus dem Persischen des Firdusi, von A. F. von Schack ; Berlin, 1853, 2 vol. in-8°.
L'impression du présent volume, commencée en 1847, puis interrompue en 1848 par suite des événements politiques, n'a été reprise sérieusement qu'en 1851. Ce long intervalle me servira peut-être d'excuse pour quelques changements dans la traduction et dans l'orthographe ; c'est ainsi qu'on trouvera au commencement le lac de Zereh, et plus tard la mer de Zereh ; de même la mer de Keïmak, et plus tard la mer de Kaimak, et peut-être d'autres irrégularités du même genre.
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Que les bénédictions de Dieu soient sur ce roi qui fait les délices du trône, de la couronne et du sceau ; sur le maître de la gloire et des richesses, le maître de l'épée, de la cotte de mailles et des travaux de la guerre ! Son trésor souffre de ses largesses, mais son pouvoir et sa fortune s'en accroissent ; son armée s'étend d'une mer à l'autre ; le monde repose sous les ailes de son diadème. Il ne reste pas d'or dans les mines de la terre qui ne sache qu'il doive être distribué par lui. Le roi prend l'or à ses ennemis et le donne à ses amis ; Dieu, qui accorde la victoire, est son soutien. Il prodigue ses trésors dans les festins ; mais quand arrive le combat, il prouve qu'il sait endurer les fatigues ; il fait porter fruit aux branches de l’arbre de la foi et de l'intelligence, et une simple opinion de lui est plus sage que la raison des autres ; sa prévoyance le garantit de tout mal, et Dieu est toujours son refuge. Quand il attaque avec son épée tranchante, il bouleverse le monde ; sa main, qui frappe avec le fer, répand des joyaux ; il ne demande sur la terre que la gloire de mériter du ciel le nom d'une mer de générosité, quand il est assis au banquet, et d'un lion à visage de soleil, quand il est au milieu de la bataille. La terre et la mer, et le soleil dans les cieux, témoignent que jamais il n'y a eu un roi pareil à lui en courage, en générosité, en ardeur pour le travail, en gloire et en renom ; et, s'il ne mêlait pas la tendresse à la bravoure, il effraierait les astres par son regard. Son corps est plein de force, et son armée si serrée que le vent ne peut passer au travers ; derrière ses troupes se tiennent sept cents éléphants terribles ; Dieu et l’ange Gabriel sont ses alliés. Il demande des tributs à tous les rois, à tous les grands, à tous les braves ; et s’ils s'y refusent, il prend leurs provinces, leurs trésors, leurs couronnes et leurs diadèmes. Qui osera enfreindre ses traités ou désobéir à ses ordres ? Il fait briller le trône de la terre, et dans la bataille il est comme une montagne couverte d'une cuirasse.
Le roi Abou'lkasim, le vaillant héros, qui arracherait un onagre des griffes du lion, Mahmoud, le maître du monde, qui dans le combat abaisse dans la poussière les têtes les plus hautes, puisse-t-il rester roi, et son puissant drapeau former le diadème de la lune aussi longtemps que le monde sera monde ! car il est l'ornement du ciel qui tourne ; assis au festin, il est le nuage qui laisse tomber la pluie. C'est un roi intelligent, glorieux et juste ; puisse le monde n'être jamais privé de sa tête et de son diadème ! Il a une armée et du courage, des trésors et un conseiller ; il aime également les combats, les fêtes et les festins. Un seul tapis (domination) a été étendu sur le monde, et sa trace ne s'effacera plus ; et là où se trouvent sur ce tapis le coussin et le siège, est la place de Fadhl, fils d'Ahmed, sur qui repose la paix de cet empire, et qui est la source de l'intelligence dans la tête des grands. Jamais les Khosroès n'ont eu un ministre comme lui, modéré, généreux, croyant, sage, éloquent, sincère, incorruptible, dévoué au roi et adorateur de Dieu. Ce ministre, savant et juste, a mis fin à mes peines innombrables.
J'ai mis en vers ce livre de traditions empruntées à un vieux recueil, espérant qu'aux jours de ma vieillesse il porterait fruit et me donnerait de la grandeur, de l'or et un diadème. Mais ne voyant pas de roi généreux briller sur le trône des Keïanides, je gardais mon livre jusqu'à ce que je visse paraître un homme libéral, dont la munificence n'aurait pas besoin de clef ; un défenseur de la foi, un gardien de la couronne, qui illustrerait le diadème et le trône d'ivoire, qui serait puissant dans le combat des braves, qui connaîtrait le secret des choses. C'est ainsi que j'ai traversé soixante-cinq années dans la pauvreté, la misère et les fatigues ; lorsque cinq années se furent ajoutées aux soixante, je fus las et comme ivre des soixante-six. Ma joue, qui avait ressemblé à la tulipe, était devenue jaune comme la paille ; et mes cheveux, noirs comme le musc, avaient pris la couleur du camphre ; ma stature droite se courbait sous l'âge, et mes yeux de narcisse perdaient leur éclat. Quand j'eus cinquante-huit ans, j'étais encore fort, quoique ma jeunesse fit passée ; j'entendis un grand cri dans le monde, annonçant que les têtes étaient délivrées des soucis et les corps soustraits aux dangers ; que Feridoun le sage était ressuscité ; que le siècle et la terre étaient ses esclaves ; qu'il avait conquis ce monde par sa justice et sa munificence ; qu'il portait la tête plus haut que les rois des rois, et que les traces de son histoire étaient brillantes. Puissent l'empreinte de son pied et ses racines durer éternellement ! Depuis que j'ai entendu ce cri, je ne prête l'oreille à aucun autre bruit. J'ai composé ce livre au nom du roi ; puissent toutes les grandeurs être son partage ! Car le maître de l'épée, de la couronne et du trône sera mon soutien dans la vieillesse ; et je ne demande au Créateur tout-puissant que de m'accorder assez de vie pour achever ce livre au nom du roi du monde, et faire entendre ma voix ; ensuite mon vil corps appartiendra à la poussière, et mon âme vivante aux saintes mines du paradis.
Le généreux maître du monde, le dispensateur de la justice, qui a fait paraître sur la terre la bravoure, le maître de l'Inde et de la Chine, de l'Iran et du pays de Touran, le maître de la splendeur et du pouvoir suprême, lui que n'osent approcher les calomnies et les mauvaises paroles, lui dont la voix fend les montagnes et les rochers, qui est un crocodile dans l'eau et un léopard sur la terre, le maître du monde, Mahmoud, qui ressemble au soleil, le lion des combats qui frappe de l’épée, me mettra au-dessus de tous les besoins, et me fera porter haut la tête au milieu des héros. Puissent sa tête et son trône être éternels ! puisse sa fortune égaler le désir de ses amis ! Quand il est assis au festin, l'or n'est pour lui que de la poussière, et son cœur ne craint pas de le répandre. Vaillant serait celui qui saurait le célébrer, et si je le célèbre, qui est-ce qui me comprendra ? Car c'est un roi au-dessus de toute imagination et de toute puissance ; il est comme le diadème sur la tête de Jupiter.
J'ai fait une œuvre, ô roi, qui restera comme un souvenir de moi dans le monde. Les palais que l'on élève tombent en ruines sous la pluie et l'ardeur du soleil ; j'ai construit avec mes vers un palais magnifique, auquel la tempête et la pluie ne nuiront pas ; les années passeront sur ce livre et tous les hommes de sens le réciteront. Que le roi maître du monde soit béni ! que jamais personne ne voie le trône privé de lui ! Ses œuvres sont ses louanges, et la terre entière est remplie de ses traces. Hélas ! je suis impuissant à le louer, mais je veux au moins bénir la poussière de ses pieds. Que le monde entier vive par sa grâce, que l'intelligence célèbre sa fortune. Son cœur est toujours joyeux, comme le gai printemps, au milieu de ce monde qui change, et il rend joyeux le cœur du peuple ; il est toujours victorieux et sa parole est toujours sublime. Puisse le roi des rois demeurer dans sa gloire et dans son bonheur ! puisse le mauvais œil rester loin de lui ! puisse-t-il être au-dessus de tout besoin, aussi longtemps que tournera le ciel sphérique et que les astres le traverseront ! Je continuerai à mettre en vers ce vieux livre composé de traditions véridiques. Je n'ai pas besoin des avis d'un maître pour montrer les révolutions du sort ; et puisque je suis arrivé aux combats de Keï Khosrou, il faudra entendre des aventures de magie ; je ferai pleuvoir des perles sur cette histoire, je sèmerai des tulipes sur les pierres. J'ai pu maintenant tisser ce drap d'or, parce que j'ai trouvé depuis longtemps ce qui fait vivre la parole. O toi qui observes le passé, tantôt tu es joyeux, tantôt tu es rempli de chagrin ! Que cette voûte du ciel au mouvement rapide est étonnante ! l'âme en est accablée de peines toujours nouvelles. La part de l'un n'est que miel et sucre, santé, vie délicate et grande fortune ; les années d'un autre sont remplies de douleurs et de fatigues, et son cœur est serré dans ce monde passager ; la vie du troisième s'écoule dans les déceptions ; tantôt il est en haut, tantôt en bas. C'est ainsi que le sort nous élève, et la douleur produite par les épines est plus grande que le plaisir causé par la couleur de la rose. Quiconque entre dans sa soixantième année ne peut plus compter sur ce qui est au-delà ; peu d'hommes dépassent soixante et dix ans, et moi, qui ai subi l'influence des rotations du ciel, je sais que, si on les dépasse, il n'y a plus que malheurs ; et il faut pleurer une telle vie. Si les soixante filets des années étaient des filets à poisson, l'homme intelligent y trouverait une issue ; mais nous n'échappons pas au ciel qui tourne ni à la volonté du maître du soleil et de la lune. Le maître de la terre a beau lutter péniblement, aimer les combats, jouir de ses trésors, il faut qu'il parte pour l'autre monde et laisse ici tout ce qui était le but de ses efforts. Prends le sort de Khosrou comme un exemple, accepte comme nouvelles ces vieilles histoires du monde ; apprends que Khosrou, avec l'épée, la ruse et les stratagèmes, a puni son grand-père de la mort de son père. Il a tué son grand-père ; mais lui-même n'est pas resté sur la terre, et le monde a cessé de lire ses ordres. Telle est la loi de ce monde passager ; efforce-toi de rester éloigné de toute peine.
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La lutte de Gouderz et de Piran étant terminée, le roi victorieux se prépara pour une nouvelle guerre, et de tous côtés arrivèrent les grands, accompagnés d'armées innombrables. Le bruit des trompettes monta vers le ciel, et l’on dressa dans la plaine les enceintes des tentes ; on plaça sur le dos d'un éléphant un trône de turquoise, et la surface de la terre ondoyait comme le Nil. Le roi, ceint de la couronne, monta sur ce trône, et un bruit s'éleva de la plaine et de la cour ; il n'y avait pas de place pour dormir dans la ville ni pour marcher dans la campagne. Lorsque le roi, assis sur son éléphant, eut donné le signal de la guerre en jetant les boules dans la coupe et en s'armant pour le combat, il n'était plus permis à personne dans l'empire de demeurer autre part qu'à la cour du roi : tel était le commandement de l'illustre Khosrou, qui portait haut la tête. Il envoya des ordres sur toutes les frontières où il avait dirigé des armées pourvues de ses conseils et de ses instructions, à Lohrasp, Aschkesch prompt à frapper, qui tirait le crocodile du fond de la mer, puis à l'illustre Rustem, le Pehlewan bien-aimé, noble et toujours calme ; et il rappela à la cour tous ceux qui étaient braves et avides de combats. Ensuite il ouvrit ses trésors et paya la solde de l'armée ; il parla beaucoup des mânes de son père et distingua parmi la foule trois hommes à la parole facile, au cœur serein, et prompts à frapper de l’épée : Rustem, le grand Pehlewan ; Gouderz le sagace, le vieux loup ; enfin Thous, le Pehlewan aux bottines d'or, qui portait le drapeau de Kaweh. Le roi du monde leur dit : Hommes illustres, princes fortunés ! les dignités et les honneurs que je vous accorde dépassent tout ce qu'aucun homme a jamais rêvé. Mettez-vous en route de trois côtés et préservez mon armée des coups de l'ennemi. Je ne cesserai de combattre Afrasiab ni pendant le jour brillant ni pendant les heures du sommeil. J'ai appelé une armée de toutes les provinces, et je mènerai à bonne fin cette guerre et cette vengeance.
Il choisit dans sa cour des envoyés éloquents, intelligents et bons conseillers ; il fit écrire dans chaque province, à tous ceux qui avaient du renom et de l'indépendance, une lettre disant : Keï Khosrou, le victorieux, a donné le signal sur le dos de son éléphant, et le monde est devenu semblable au Nil. Ne vous livrez donc ni au repos ni au sommeil, mais préparez-vous à la guerre contre Afrasiab. Cette lettre ayant été lue par tous les princes qui commandaient dans l'empire, les braves du monde entier poussèrent un cri qui fit bondir la terre comme bondissent les vagues de la mer, et les grands de toutes les provinces se dirigèrent avec leurs troupes vers la cour du roi.
Tous les grands de tous les pays ayant équipé leurs troupes pour la guerre, Khosrou visita ces différentes armées et établit de tous côtés des camps. Il choisit parmi ces troupes renommées trente mille cavaliers prompts à frapper de l'épée, et plaça auprès de lui, au centre de l'armée, ces hommes qui avaient trempé les mains dans du sang pour se préparer au combat. Il assigna d'un côté une place à Thous, puis à Menouschan et Khouzan aux sages conseils, qui étaient rois dans le Kischwer de Fars et qu'accompagnaient des grands aux casques d'or ; l'un était roi du Khouzistan, et dans les combats le compagnon de la fortune ; l'autre était roi de Kerman, et il ne pensait, à l'heure de la bataille, ni aux conseils ni aux retards ; plus loin il plaça Arisch avide de combats, et le roi de Gouran, le héros destructeur des armées ; Sabbah, le savant roi du Yémen ; Iredj au cœur de lion, au corps d'éléphant, le maître du monde, le victorieux et puissant roi du pays de Kaboul ; Schemmakh Souri, roi des Souriens, armé pour le combat ; plus loin, Guiweh, le guerrier toujours victorieux, le destructeur des armées, le roi du pays de Khawer, le maître du monde, le savant, le pur. Il plaça à sa gauche tous les descendants de Keïkobad, princes distingués par le savoir et la naissance, et les mit sous le commandement de Dilafrouz. Les grands de la famille de Zerir, qui frappaient avec leur épée pendant la nuit, malgré le sombre brouillard ; Bijen fils de Guiv, avec Rehham le brave, que le roi comptait parmi ses grands ; Gourguin fils de Milad, et les héros de Reï, qui étaient tous arrivés selon l’ordre du Keïanide ; enfin le fils de Zerasp, l'adorateur du glorieux Adergouschasp, se placèrent tous derrière Khosrou pour former sa garde, et leurs lances perçaient le brouillard.
Ensuite il confia à Rustem l'aile droite, corps de troupes qui était comme un seul cœur et un seul homme ; il plaça à droite tous ceux qui venaient du Zaboulistan, même les princes et les parents du Destan, pendant qu'il réclamait pour lui-même tout l'honneur et toute la direction du combat. Il choisit ensuite pour former l'aile gauche une armée brillante comme le soleil au signe du Bélier. Le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad s'y trouvait avec le Sipehdar Hedjir, Ferhad et les grands de Berda et d'Ardebil, formant des escadrons devant le maître du monde, ils demandèrent à être commandés par Gouderz et se placèrent à gauche de ses troupes. Ensuite Khosrou ordonna de couvrir le centre de l'armée par une rangée d'éléphants de guerre ; on plaça les tours sur le dos des éléphants, et la terre trembla sous eux comme les eaux du Nil. On fit monter dans les tours des milliers d'archers vaillants dans le combat ; et trois cents cavaliers, tous avides de batailles et guerriers illustres, formaient la garde de chaque éléphant. Il ordonna aux héros de Bagdad, qui accompagnaient Zengueh fils de Schaweran, à cette troupe choisie parmi les hommes de Karkh, de se ranger à pied, armés de leurs arbalètes, devant les éléphants. Si une montagne profonde de deux milles s'était trouvée devant eux, ils auraient percé le cœur du rocher avec leurs traits ; personne ne pouvait résister à leurs coups. Derrière les éléphants se tenaient des fantassins portant des lances longues de neuf coudées, faites pour percer les têtes ; ils tenaient devant eux des boucliers du Ghilan, et le sang bouillonnait dans leurs cœurs. Derrière ces hommes qui portaient des lances se trouvait une ligne de braves couverts de boucliers et armés de flèches qui perçaient les cuirasses, et derrière eux des cavaliers vaillants dont les carquois étaient remplis de flèches en bois de peuplier. Ensuite le roi forma un corps choisi de troupes de l'Occident munies de boucliers, de cuirasses et de casques de Roum ; c'étaient trente mille braves qui portaient haut la tête, et qu'il confia à Feribourz, le valeureux cavalier, et à Tokhar, roi du Dehistan, qui méprisait ses ennemis ; Tokhar était issu de la race de l'illustre Deschmeh, famille alors très puissante. À côté de Feribourz se trouvait Nestouh, autour duquel se pressait une foule de grands et de chefs aguerris qui venaient du désert, des cavaliers armés de lances. À leur tête marchait Hedjir devant lequel un lion n'était qu’une faible gazelle. Khosrou lui ordonna de se placer à côté de Nestouh, et l'aile gauche de l'armée devint comme une montagne. Il y avait encore les troupes du Roum et du Berberistan, sous un chef nommé Leschkersitan : c'étaient trente mille hommes, fantassins et cavaliers, qui se rangèrent à la gauche du roi. Ensuite il y avait une armée de braves du Khorasan, ambitieux et connaissant les hommes ; leur chef était Minoutcher, fils d'Ariseh, qui les conduisait aux lieux où s'acquiert la gloire. Au-delà se trouvait un homme illustre, de la famille de Keroukhan, un prince de la race de Keïkobad, appelé le roi Firouz, un chef qui enflammait les cœurs et animait les armées ; il était roi de Garteheh et ressemblait à un lion qui terrasserait un éléphant furieux. Le roi les plaça à côté de Minoutcher, et nomma le chef de cette famille ordonnateur de l'armée. Ensuite s'avancèrent les grands du mont Kaf : ils marchaient fièrement, armés de lances et d'épées ; c'était une troupe de la souche de Feridoun et de Djamschid, dont le cœur se gonflait de sang quand ils pensaient à la race de Zadschem. Il choisit trente mille grands de race royale qui frappaient de l'épée, et confia cette armée à Guiv, fils de Gouderz, ce qui remplit de joie toute cette frontière. Derrière Guiv se trouvait Yaweh, fils de Semkenan, et les princes et les grands arrivèrent accompagnés de héros pleins de prudence et de courage, et se rangèrent derrière le Sipehdar Guiv pour le soutenir. Ensuite Khosrou envoya à leur droite dix mille braves cavaliers qui perçaient les ennemis avec leurs poignards ; il plaça dix mille autres héros pleins de bravoure derrière Gouderz fils de Keschwad. Berteh, qui frappait de l'épée, s'avançait au milieu de cette armée avec des montagnards formés par pelotons, pour venir à l'aide de Guiv ; c'était une troupe qui portait haut la tête et qui était composée de vaillants guerriers. Il envoya à l'aile gauche trente mille cavaliers choisis et propres au combat ; Zewareh conduisait à la bataille cette armée de jeunes gens pleins d'une ardeur guerrière. Ensuite le roi choisit dix mille braves, tous hommes illustres, tous armés de lances, commandés par Karen, le vaillant chef de ce corps renommé, en ordonnant à ce héros, qui lançait son cheval et désirait le combat, d'occuper l'intervalle entre les deux armées. Puis il donna à Gustehem fils de Guejdehem l’ordre d'accompagner le vaillant Karen, et au fils de Thous de se rendre partout avec des trompettes et des timbales ; d'empêcher les méchants, et tous ceux qui n'adoraient pas Dieu, de commettre des injustices ; de veiller à ce que personne ne manquât de vivres, et à ce que nul ne fût opprimé ; de demander au roi tout ce dont on aurait besoin, et d'être en toutes choses auprès de lui l'interprète de l’armée.
Le monde était couvert de chariots et du bétail que le fils de Thous amenait pour servir de nourriture à l’armée. Il fit faire des reconnaissances de tous les côtés par des éclaireurs ; il réveilla de leur sommeil ceux qui dormaient. Ses espions se répandirent partout, et, veillant sans cesse, il s'informait de tout ce qui se passait ; il établit des sentinelles sur toutes les hauteurs et ne laissait pas s'éparpiller les troupes. Les vallées et les montagnes, les déserts et les plaines étaient remplis de la poussière que soulevait cette armée de braves qui entrelaçaient les rênes de leurs chevaux, qui tous portaient haut la tête pour le combat, et dont aucun ne sentait la fatigue ou la peur. Le roi menait avec lui ses trésors, et, ayant ainsi disposé ses troupes, il leva jusqu'au ciel son diadème de Keïanide. Les cœurs des méchants et des bons n'avaient d'autre désir que le combat.
Le roi du Touran était assis en repos de l'autre côté de Djadj, sur son trône d'ivoire ; il était assis sur les bords du Gulzarrioun avec quelques amis, tous des grands et des héros. Il avait réuni deux tiers de ses mille fois mille guerriers, une armée pourvue de tout l'appareil de guerre, dévorant tout sur la frontière du pays de Kerouschan, feuilles des arbres, semences et moissons, fruits et bourgeons ; la mort convoitait le monde entier. Le roi des Turcs se tenait à Beïkend, entouré d'un grand nombre de parents et d'alliés ; tous les grands de Matchiu et de la Chine campaient sur la frontière du pays de Keschan. Le monde était rempli de tentes grandes et petites ; il ne restait plus d'espace libre sur la terre. Afrasiab le sage, l'ambitieux, résidait à Kunduz, jouissant de la vie et du repos ; il avait fait sa demeure de cette frontière, parce que Feridoun avait fondé Kunduz et y avait bâti un temple de feu, sur les murs duquel on avait incrusté en lettres d'or tout le Zendavesta ; Ce nom de Kunduz est pehlewi, comme tu dois savoir, si tu connais cette langue ; maintenant on a changé ce nom en Beïkend, car notre temps est rempli d'impostures et de fraudes. Afrasiab, qui était descendant de Feridoun, ne se pressait pas de quitter Kunduz. Lui et ses amis s'établirent dans la plaine, et toute son armée défila devant lui. Son camp était entouré d'une enceinte en brocart de Chine et contenait un grand nombre d'esclaves. Dans cette enceinte se trouvaient des tentes en peau de léopard, selon la coutume introduite par Pescheng, roi des Turcs. Dans la tente principale était placé un trône incrusté d'or et de pierres précieuses, et le roi de Touran s'y asseyait, une massue dans la main et un diadème sur la tête. Devant la porte de l'enceinte était planté un grand nombre de drapeaux des braves ; car quiconque occupait un poste d'honneur auprès du roi, comme son frère, quelques-uns de ses vaillants fils et les plus distingués des grands, étrangers à sa famille, plaçait sa tente près de cette porte. Son dessein était de partir pour soutenir son armée et de rejoindre Piran sur le champ de bataille. Mais un matin accourut, rapide comme la poussière, un cavalier qui lui rendit compte du sort de Piran, et tous les blessés revinrent l'un après l'autre en pleurant et la tête couverte de poussière. Chacun raconta ce qui lui était arrivé et le mal que les Iraniens avaient fait ; ils parlèrent de Piran, de Lehhak, de Ferschidwerd et de tous les grands qui s'étaient montrés au jour du combat ; ils racontèrent les malheurs qui étaient arrivés sur ce champ de bataille pendant le combat et pendant la retraite, et comment, le jour où Keï Khosrou avait paru couvrant le pays de ses troupes d'une montagne à l'autre, toute l’armée était à sa merci, comme un troupeau effrayé qui avait perdu son pâtre.
Afrasiab entendit ce récit, et sa tête se troubla, ses yeux se voilèrent et son cœur s'assombrit ; il descendit de son trône d'ivoire en poussant des cris ; il jeta sa couronne aux pieds des grands ; on entendit les lamentations de son armée, et les joues des héros pâlirent de deuil ; on fit sortir de la tente du roi les étrangers, et les membres de sa famille se réunirent en conseil. Afrasiab pleurait de douleur ; il arrachait ses cheveux et versait des larmes en s'écriant avec amertume : O mon fils Rouïn, qui portais si haut la tête ; ô Lehhak, qui ambitionnais la possession du monde ; ô Ferschidwerd, ô cavaliers et lions au jour du combat ! Cette bataille ne lui laissait plus ni frères, ni fils, ni grands, ni chefs d'armées. Il se lamenta, et prit enfin une nouvelle résolution ; la douleur et le regret qu'il éprouvait de la perte de son armée devenant plus poignants, il prononça, dans sa détresse et l'amertume de son cœur, ce serment solennel : Je jure par Dieu que je ne me soucie plus de mon trône, et que je ne couvrirai plus ma tête du diadème ; une cuirasse sera ma tunique, un cheval mon trône, un casque mon diadème ; une lance sera l'arbre sous lequel je me reposerai. Je ne veux plus jouir des délices de la vie, ni vivre comme un homme qui porte la couronne, avant d'avoir vengé sur Keï Khosrou, issu d'une race maudite, le sang de mes grands, de mes cavaliers qui frappaient de l'épée. Puisse la famille de Siawusch disparaître du monde !
Il poussait encore ces cris, lorsqu'il reçut des nouvelles de Keï Khosrou, et apprit qu'une armée était arrivée sur le Djihoun, que le pays entier était couvert de troupes. Dans sa douleur et son désespoir, il réunit son armée et parla longuement de Piran, du sang de son frère Ferschidwerd, de Rouïn et de tant de braves, lions au jour du combat. Voici le moment, dit-il, de nous venger, de verser du sang et d'attaquer Guiv et Rustem. Je me donne tout entier à mon amour pour les mens et à la vengeance que je veux tirer de l’Iran et de son roi. Les grands du Touran répondirent à Afrasiab, les yeux remplis de larmes : Nous sommes tous les esclaves du roi, nous baissons la tête devant ses ordres et ses desseins. Jamais mère n'a mis au monde des fils tels que Piran, Rouïn et le noble Ferschidwerd. Nous voici maintenant devant le roi, nous tous, grands et petits, et quand nous verrions les montagnes et les vallées converties en une mer de sang, nos guerriers renversés et étendus sur le sol, aucun de nous ne quitterait le champ de bataille. Puisse le maître de la lune nous être favorable !
Le cœur du roi des Turcs rajeunit à ces paroles ; il sourit et prit de nouvelles mesures ; il ouvrit la porte de son trésor et distribua la solde ; son cœur était gonflé du désir de la vengeance, et sa tête était remplie de vent. Il abandonna à son armée tous les troupeaux de chevaux qu'il possédait dans le désert et dans la montagne ; il choisit cent mille cavaliers armés d'épées et propres à la guerre, et les envoya à Balk-Bami, munis de ses instructions et de ses ordres ; car Gustehem fils de Newder se trouvait là avec des cavaliers intelligents et prêts à lui montrer le chemin. Ensuite il choisit trente mille cavaliers dignes de livrer bataille, et leur ordonna de longer le Djihoun et d'explorer sur des barques le haut de la rivière pour qu'on ne pût, pendant la nuit, faire subitement une attaque avec des bateaux. Il envoya partout des troupes et mit en œuvre des ruses de toute espèce. Mais la volonté de Dieu le tout pur était que le roi injuste périt.
Pendant la nuit noire il s'assit avec les sages, avec les mobeds expérimentés et de bon conseil, qui lui tinrent beaucoup de discours, et disposèrent tout selon leur fantaisie ; tous étaient d'avis que le roi devait passer de l'autre côté du Djihoun. Il chercha à se prémunir contre le mal que ses ennemis pourraient lui faire, et divisa son armée en deux parties ; il ordonna à Karakhan, son fils aîné, de paraître devant lui ; on aurait dit que c'était Afrasiab lui-même, tant il lui ressemblait par la stature, par l'aspect, par l'intelligence et la prudence. Il lui confia la moitié de son armée, composée d'hommes expérimentés, renommés et vaillants ; il lui ordonna de se rendre à Boukhara, de former derrière son père un rempart comme un rocher, d'envoyer incessamment aux camps des armes et des troupes, et de foire transporter des vivres à dos de chameau.
Afrasiab fit sortir son armée de Beïkend et l'amena en toute hâte au Djihoun ; il couvrit les bords du fleuve de ses troupes, réunit mille barques et canots et les fit passer et repasser pendant une semaine. Les plaines et les montagnes n'étaient qu'une masse d'hommes armés, et la multitude des éléphants et des lions de Zem remplissait de leur bruit les gués du Djihoun ; l'eau disparaissait sous les barques, l'armée couvrait le désert d'Amouï. Afrasiab suivit son armée et passa la rivière, tout occupé de plans pour le combat ; il envoya de tous côtés des dromadaires de course, chacun monté par un homme prudent et intelligent. Regardez, leur dit-il, à droite et à gauche, et examinez où il se trouve un espace suffisant pour une si vaste armée. Lorsque ces braves revinrent de leurs courses, un d'eux dit au roi qui portait haut la tête : Une telle armée, pour faire la guerre, a besoin de fourrages, de matériel de toute sorte et d'un lieu où elle puisse camper. Or il se trouve sur le bord de la mer de Ghilan une route, des prairies pour les chevaux et de la place pour le campement, et le prévoyant Karakhan y amènera des vivres, par eau, de noire côté du Djihoun. Entre les deux armées se trouveront des sables et un large désert, où l’on dressera les tentes et leurs enceintes, qui tiendront lieu de maisons. Le cœur d'Afrasiab rajeunit à cette nouvelle, et il grandit sur son trône impérial ; il avait beaucoup d'expérience et ne se réglait pas sur les paroles d'un maître. Il disposa le centre de l'armée et les ailes du centre, il envoya des détachements pour observer l'ennemi, fixa un endroit pour la réserve et les bagages, et assigna leur place aux deux ailes. Il fit des dispositions dignes d'un roi pour l’ordre de bataille, plaça au centre cent mille hommes armés d'épées, en se réservant ce poste, car il était lui-même le chef et ordonnateur de l'armée ; il mit à sa gauche Pescheng, qui était fort comme un léopard vaillant, qui n'avait son égal ni parmi les grands de l'armée ni parmi les cavaliers du monde entier, qui lançait son cheval, saisissait la queue du léopard et l'arrachait par la force de son bras, qui portait une lance de fer et en perçait les montagnes dans le combat. Son nom était Pescheng, mais son père l’appelait Schideh (le brillant), parce qu'il ressemblait au soleil brillant. Le roi lui donna cent mille braves portant haut la tête et prêts pour le combat.
Schideh avait un frère plus jeune que lui, mais son glorieux égal en bravoure ; ce héros portait le nom de Djehn, et son pied errant avait foulé le monde entier. Son père le prenait pour conseiller, car il n'y avait pas d'esprit plus sage dans toute la cour. Afrasiab lui donna trente mille Chinois, cavaliers dignes de livrer combat, et lui confia l'aile gauche, en disant : Puisse ta bonne étoile ne jamais te quitter ! Son quatrième fils s'appelait Afrasiab ; il se présenta en armes devant son père, qui lui donna trente mille Turcs de Tchiguil, cavaliers portant haut la tête et armés de lances, et lui ordonna de garder les derrières de l’armée de Pescheng, et de ne pas fléchir quand même il pleuvrait des pierres. Ensuite il confia un corps de troupes à Kehila et un autre au fils d'Ila, petit-fils du roi Afrasiab, qui aurait arraché de la chair du dos des lions pour la faire rôtir ; c'étaient deux braves, deux cavaliers du Touran, dont les cœurs étaient comme des rochers. Pour former l'aile droite, il choisit une armée devant laquelle le soleil disparaissait du monde, les hommes de Tharaz, les Gouzz et les cavaliers de Khallukh, en tout trente mille hommes propres au combat, auxquels il donna pour chef son cinquième fils, héros illustre et avide de batailles ; son nom était Gurdguir ; il perçait les montagnes de son épée et de ses flèches. Démour fils de Khirindjas raccompagna pour voler au secours du vaillant Djehn. Ensuite partirent trente mille braves, ardents pour le combat, armés de poignards brillants. Nestouh, le guerrier plein d'expérience, les commandait sous les ordres du valeureux Pescheng. Après eux s'avancèrent trente mille héros, des Turcomans armés de massues, d'épées et d'arcs, sous la conduite du Sipehbed Aghrirès qui brûlait de combattre, et qui, assis sur son cheval, ressemblait à une montagne. Ensuite le roi choisit parmi les guerriers illustres quarante mille hommes armés d’épées ; le Sipehdar de cette troupe était Guersiwez au corps d'éléphant à l'âme ambitieuse. Le roi qui portait haut là tête, le chef des grands, le soutien de l'armée, lui donna le commandement des éléphants. Puis il choisit dix mille braves qui n'étaient jamais las de combattre, et leur ordonna de se couvrir les lèvres d'écume au milieu des deux armées, de lancer isolés leurs chevaux sur l'ennemi et de jeter la terreur parmi les Iraniens.
Les troupes tournèrent le dos à l'orient ; et la nuit étant tombée, on attacha les éléphants sur la route, et le roi qui faisait la gloire du monde ordonna que l'armée se dirigeât vers le midi.
Lorsque le maître du monde, Khosrou, eut reçu par la bouche de ses espions vigilants la nouvelle que les Turcs étaient en marche et que le roi Afrasiab amenait ses troupes de l'autre côté du fleuve et faisait passer le Djihoun une armée sous laquelle disparaissaient les rochers et le sable, il appela les héros et leur répéta tout ce qu'il avait entendu. Il choisit une armée de guerriers et de grands de l'Iran telle que les circonstances l'exigeaient, des hommes qui avaient éprouvé les malheurs et l'amertume de la vie ; ils devaient aller à Balkh au secours de Gustehem fils de Newder. Il ordonna à Aschkesch de conduire des troupes, des éléphants, des trésors et de l'argent à Zem, pour empêcher l'ennemi de tomber sur les derrières des Iraniens et de déconcerter leurs plans. Ensuite il fit monter à cheval les héros, fit battre les timbales d'airain et donna l'ordre du départ ; il s'avança prudemment, sagement et avec lenteur, car la précipitation dans la guerre amène le repentir.
Arrivé dans le désert, Khosrou s'occupa de la marche et de l'ordonnance de son armée : elle avait à sa droite le Kharezm, où les sables du désert permettaient de livrer bataille, à sa gauche le Dehistan et une grande quantité d'eau, au milieu, du sable, et devant elle, Afrasiab. Lui avec Rustem, Thous, Gouderz, Guiv et une nombreuse escorte de héros illustres, fit le tour de ce théâtre de la guerre et examina le désert en tous sens. Il eut des nouvelles de l'armée de son grand-père, et son cœur en fut troublé ; car cette armée, ces éléphants de guerre et ces braves étaient plus nombreux qu'il ne l'avait cru. Il entoura son camp d'un fossé, envoya des éclaireurs de tous côtés, et pendant la nuit il fit remplir d'eau les fossés du côté où se trouvait Afrasiab.
Lorsque le soleil, qui brillait dans le signe du Bélier, jeta ses rayons sur toute la surface de la terre, le roi des Turcs vit l'ennemi ; il fit sonner des trompettes d'airain et avancer ses troupes. Le monde fut rempli du son des clairons et du bruit de l'armée, tous les braves se couvrirent de leurs casques de fer ; on aurait dit que la surface de la terre était d'acier et que le ciel portait une cuirasse de lances. Les deux, armées demeurèrent ainsi deux jours et deux nuits, personne ne prononçant un mot, les cavaliers restant à cheval des deux côtes, et les fantassins se tenant devant eux. On aurait dit que le monde était changé en une montagne de fer et que la voûte du ciel était revêtue d'une cuirasse. Les astrologues étaient assis devant les deux rois, réfléchissant profondément et tenant devant eux leurs tables astronomiques ; ils cherchaient à l'aide des astrolabes le secret du ciel pour découvrir sur qui il tournerait avec faveur ; mais le ciel regardait le champ du combat, et les astrologues ne savaient que dire.
Le quatrième jour, quand vint le moment d'agir, le vaillant Pescheng se présenta devant son père et lui dit : O maître du monde, qui portes haut ta tête parmi les grands et les petits, il n'y a pas sous le ciel un roi glorieux comme toi, et le soleil et la lune ne sont pas tes ennemis ! Une montagne de fer fondrait en entendant le nom d'Afrasiab ; la terre ne résisterait pas à ton armée, ni le soleil brillant à ton casque ; aucun roi n’oserait s'opposer à toi, si ce n'est Khosrou ton parent, cet homme de mauvaise race, qui n'a pas de père. Tu avais traité Siawusch comme un fils, tu lui avais prodigué les soins et les tendresses d'un père, tu n'aurais pas permis qu'un vent nuisible, venu du ciel, eût soufflé sur lui ; mais tu l’as pris en dégoût lorsque tu t'es as-taure qu'il voulait te ravir la couronne, le trône et d'armée ; et si le roi maître du monde ne l'avait pas mis à mort, il se serait emparé du sceau et du diadème.
Maintenant voici cet homme qui vient te combattre, mais qui ne restera pas longtemps sur la terre ; car quiconque oublie les bienfaits aura le sort de Siawusch. Tu as élevé cet infâme, ce périr vers Khosrou comme un tendre père, tu n'as pas permis que son pied touchât la terre ; tu l'as gardé jusqu'à ce qu'il fut devenu grand et que, grâce à tes soins, il fut propre à porter une couronne d'or ; alors il s'est enfui du Touran dans l'Iran comme un oiseau ; on aurait dit qu'il n'avait jamais vu son grand-père. Rappelle-toi ce que Piran a fait par charité pour cette homme déloyal et indigne, qui a oublié toute la tendresse de Piran, a rempli son cœur de haine et sa tête d'agitation, et, dans son ingratitude, a tué ce généreux Pehlewan lorsqu'il est tombé entre ses mains. Maintenant il vient de l'Iran avec ses griffes aiguës, à la tête d'une armée, pour combattre son grand-père ; il ne se contente ni d'or, ni de diadème, ni de chevaux, ni d'épées, ni de trésors, ni d'un trône, il demande le sang de ses parents ; ce sont les seules paroles qu'on entend de sa bouche. Mon père, tu es roi, tu es un homme savant et vertueux, tu rendras témoignage à la vérité de mes paroles. Les Iraniens ne valent pas tant de discours ; ne brise donc pas ainsi le cœur de ton armée ; qu'a-t-elle besoin d'astrologues ? C'est avec l'épée que les braves accomplissent des hauts faits. Les cavaliers qui sont avec moi à l'aile droite sont tous, corps et âme, pour le combat, et si le roi me le permet, je ne laisserai pas un Iranien en vie ; je clouerai leurs casques sur leurs têtes avec des flèches, sans m'inquiéter de leurs fossés ni de leurs rigoles.
Afrasiab écouta ces paroles et répondit : Ne te hâte pas, n'agis pas dans la colère. Tout ce que tu dis est vrai, et il ne faut tenir en honneur que la vérité ; mais tu sais que le vaillant Piran n'a foulé sur la terre que la route du bien ; son cœur ne connaissait pas l'injustice et le mensonge ; il ne cherchait que ce qui était bon et vrai ; il était fort comme un éléphant au jour du combat ; son cœur était comme la mer et sa joue comme le soleil brillant. Lui et son frère Houman, qui était un léopard dans la bataille, le vaillant Lehhak et Ferschidwerd et cent mille Turcs, cavaliers avides de vengeance, tous désireux de gloire et propres au combat, partirent d'ici pleins d'une ardeur bouillante ; mais moi j'étais en secret plein de soucis et de soupirs. C'est ainsi qu'il fut tué sur le champ de la vengeance, et que sous lui la terre devint une boue sanglante. Tout le pays de Touran en a le cœur brisé, et les âmes se déchirent dans cette grande douleur ; tous ne rêvent que le Piran mort, personne n'invoque plus le nom d'Afrasiab. Attendons que mes héros, mes grands, les cavaliers de mon armée se soient accoutumés à voir les Iraniens, que le deuil, la douleur et le souci aient disparu de leurs cœurs, et que les Iraniens aussi aient vu une si grande armée avec ses trésors, ses trônes et ses diadèmes. Ce serait un funeste projet que de vouloir livrer un combat général, nous serions battus et il ne nous resterait en main que du vent. Faisons avancer des champions isolés, et nous inonderons la plaine du sang des Iraniens.
Pescheng lui répondit : O roi ! si c'est ainsi que tu veux livrer combat, alors c'est moi qui serai le premier champion de l'armée ; car je sais lancer mon cheval, je suis un éléphant au corps d'airain, je ne connais personne qui osât, au jour du combattre, soulever une poussière que le vent ferait voler jusque sur mon cheval. Je brûle de combattre Keï-Khosrou, car c'est le jeune roi du monde, et s'il accepte le défi, comme je n'en doute pas, il ne sortira pas vivant de mes mains ; alors le cœur et le dos de cette armée seront brisés, et elle sera réduite à l'impuissance ; et si un autre champion vient les secourir, j'abaisserai sur-le-champ sa tête dans la poussière.
Afrasiab répondit : O jeune homme sans expérience ! c'est moi que le roi des rois voudra combattre, et s'il le fait, j'accepterai la lutte, et je foulerai sous mes pieds son corps et sa gloire ; s'il se présente sur le champ de bataille en lace de moi, toute l'armée pourra se reposer de ses combats. Schideh lui dit : O homme plein d'expérience ! si Khosrou vient t'attaquer, songe que cinq fils se tiennent devant toi, et que nous ne resterons pas spectateurs oisifs, quand même tu voudrais accepter le combat ; car ni l'armée ni les adorateurs de Dieu n'approuveraient que tu te misses en avant pour te mesurer avec lui.
Le roi dit à Pescheng : O mon fils qui portes haut la tête, puisse la mauvaise fortune être loin de toi ! Tu attaqueras Khosrou dans la bataille, ne t'afflige donc pas. Sors d'ici, rends-toi au milieu de l'armée, choisis un homme sage, et pars. Que Dieu le Créateur te protège, et que la tête de tes ennemis soit abaissée !
Porte à Keï Khosrou mon message, et dis-lui : Ce que tu fais est contre la coutume et la loi du monde, et la tête d'un petit-fils qui combat son grand-père doit être pleine de méchanceté et de désordre. La volonté du Créateur est-elle donc que le monde soit rempli de luttes et de haines ? Siawusch n'a pas été tué sans l'avoir mérité, car il s'est détourné de ses maîtres. Et si j'ai failli, qu'ont donc fait Piran, Rouïn, Lehhak et Ferschidwerd, pour qu'il ait fallu les lier sur leurs chevaux, inondés de sang et semblables à des éléphants ivres ? Si tu dis que je suis un méchant homme, aux pensées perverses, et né de la race d'Ahriman, fais attention que tu es issu de ma famille et que ton insulte retombe sur toi-même. Laisse cette vengeance à Gouderz et à Kaous, qui se hâteront d'amener une armée contre moi. Je ne parle pas ainsi parce que j'ai peur et que je suis devenu craintif en vieillissant. Mes troupes sont nombreuses comme le sable de la mer ; ce sont des lions vaillants et des braves qui, sur mes ordres, ô mon fils, font trembler au jour du combat le mont Gangue comme les vagues de la mer. Néanmoins je crains Dieu, le sang versé et la mauvaise fortune qui fera tomber sur ce champ de bataille les têtes de tant de héros innocents. Et si tu ne renonces pas à me combattre, ne crains-tu pas la honte qui pourrait rejaillir sur toi ?
Si tu veux faire avec moi un traité sous serment et l'exécuter sérieusement, je t'aiderai à conserver tes trésors et ton armée. Si tu veux oublier le sort de Siawusch et traiter ton grand-père dans le Touran comme s'il était Siawusch, alors Djehn et le vaillant Pescheng, qui fait trembler dans le combat le mont Gangue comme les vague de la mer, seront tes frères ; quant aux pays que tu réclames pour l'Iran, j'en ferai sortir les Turcs, et tout ce que je possède des trésors de mes aïeux, en or, en couronnes et-en trônes, en chevaux et en armes, tout ce qui me reste de l'héritage de mon grand-père Zadschem, les richesses des grands, leurs trônes et leurs diadèmes, enfin tout ce que tu peux, désirer pour ton armée, je te renverrai. Mon fils est un Pehlewan, et son père est ton parent ; les deux armées se reposeront des fatigues et des combats, et nos peines se changeront en fêtes.
Mais si Ahriman pousse ton âme à te revêtir de ton linceul, si tu ne veux que combattre et verser du sang, s'il n'y a pas de place dans ton cerveau pour mes conseils, alors avance-toi au-devant de ton armée pour essayer si tes vœux seront comblés dans cette lutte, et tous deux nous nous mesurerons sur le champ de bataille pendant que ces grandes armées se reposeront. Si je suis tué, le monde sera à toi, mes troupes seront tes esclaves, mon fils sera ton parent ; et si tu tombes de ma main, je ne ferai de mal à aucun des tiens ; ton armée sera sous ma protection, tous seront des grands auprès de moi et seront mes amis. Si tu ne veux pas me combattre, si tu n'oses pas t'opposer au crocodile plein d'expérience, voici Pescheng qui se présente devant toi en armes ; n'hésite pas à accepter le combat qu'il t'offre. Le père est vieux, mais son fils tiendra sa place ; il est jeune, prudent, fort et glorieux ; il t'attaquera sur le champ de bataille, il y apportera un cœur de lion et des griffes de léopard, et nous verrons alors sur qui le ciel tombera favorablement, sur la tête de qui il placera la couronne de sa grâce. Ou encore si tu ne veux pas de lui comme adversaire, si tu veux que le combat soit livré d'une autre manière, attends que mon armée se soit reposée cette nuit ; et demain, quand les montagnes se seront ceintes de leur diadème d'or, quand la nuit sombre aura retiré d'elles le pan de sa robe et caché sa tête sous son voile de feutre, nous choisirons dans nos rangs des braves portant haut la tête et armés de lourdes massues ; le sang teindra la terre comme du brocart, nous coucherons sur le sol nos ennemis. Le second jour, à l'heure où chante le coq, nous planerons les timbales sur le dos des éléphants, nous amènerons les héros de nos armées pour nous seconder, et nous ferons couler des ruisseaux de sang. Le troisième jour nous mènerons au combat des armées semblables à des montagnes, nous livrerons une bataille générale, et nous verrons lequel de nous le ciel sublime rejette, et lequel il honore. — Si mon ennemi refuse d'obéir au message que tu portes, s'il recule et ne veut pas consentir à ce que je propose, alors provoque-le à un combat corps à corps, loin de l'armée.
Pescheng choisit parmi les chefs intelligents quatre hommes qui avaient souvent souffert la chaleur et le froid du monde, ensuite il rendit ses hommages au roi, et sortit ; son père avait les yeux remplis de larmes et le cœur gonflé de sang. Pescheng prit dans l'armée mille braves, hommes de sens, habiles au combat, et partit. Les vedettes iraniennes l'aperçurent de loin : elles virent l'étendard brillant de Tour, et les Turcs qui formaient la tête du cortège, jeunes gens sans expérience, attaquèrent les vedettes sur la route et commencèrent à l’improviste, avant que Schideh fût arrivé, à verser du sang. Quelques Iraniens étaient blessés et le combat était engagé lorsque Schideh survint et aperçut le chef des Iraniens. Son cœur se serra, il rappela ses braves du combat et dit aux Iraniens : Envoyez un cavalier auprès du roi, selon les usages et les coutumes, et faites-lui dire qu'il est arrivé un brave, du nom de Schideh, qui porte au roi un message d'Afrasiab, le maître de la Chine, le père de la mère du roi de l'Iran.
Un cavalier quitta en toute hâte les avant-postes et courut auprès du roi de l'Iran, disant : Un messager du roi de Touran, un héros plein de dignité, accompagné d'un drapeau noir, est arrivé, et déclare que son nom est Schideh ; il demande la permission de s'acquitter de son message. Le cœur du roi fut ému de ces paroles, il versa des larmes brûlantes, et dit : Schideh est mon oncle maternel, il est mon égal en stature et en bravoure. Il regarda l’assemblée pour choisir un des grands, et ne vit que Karen, de la race de Kaweh ; il lui dit : Rends-moi auprès de Schideh avec empressement, porte-lui mes salutations et écoute son message. Karen sortit du camp, il vit le brillant drapeau noir, s'approcha de Schideh et le combla de salutations de la part du roi et des Iraniens. Le jeune prince, à son tour, ouvrit sa bouche remplie de paroles douces, car il avait un esprit éveillé et une âme sereine. Il répéta les paroles Afrasiab sur le repos et les fêtes, sur les combats et les dangers de la précipitation. Karen écouta les paroles caressantes de cet illustre fils d'un père plein de sagacité, puis s’en retourna vers le roi de l'Iran, et lui répéta le message, car c'étaient des paroles sensées.
Khosrou écouta les paroles de Karen, il se rappela ce qui s'était passé autrefois, et se mit à rire de la tentative de son grand-père et de la manière dont il cherchait à ruser et à le duper. Ensuite il dit : Afrasiab se repent d'avoir passé le fleuve. Ses yeux débordent de larmes et ses lèvres sont pleines de paroles ; mais mon cœur est gros d'anciennes douleurs. Il essaye maintenant de me faire trembler, de m'effrayer par la supériorité de son armée ; mais il ne sait pas que le ciel tout-puissant tourne, au jour du malheur, sans obéir à l'ordre de personne, or Maintenant, ce qui me reste à faire, c'est de m'avancer contre lui, le cœur rempli de haine. Je me mesurerai avec lui dans le combat, je ne chercherai pas de délai au moment de la lutte.
Tous les sages et tous les grands de l'armée dirent d'une seule voix : Ce dessein n'est pas raisonnable. Afrasiab, qui est un homme d'expérience et de sagesse, ne rêve que des expédients ; il ne connaît que la fraude et les arts magiques, que la tromperie, la haine et la méchanceté. Il a maintenant choisi dans son armée Schideh, parce qu'il a vu en lui une clef pour ouvrir la porte du malheur, et il provoque au combat le roi de l'Iran, pour remplir nos jours de douleur. Ne méprise pas sa vieillesse, ne mets pas en danger l'Iran et ton trône. Si c'est Schideh qui combat le roi, il nous fera pâlir d'inquiétude ; car si Schideh tombe de ta main, ce n'est qu'un grand de moins dans cette armée ; mais si tu t'éloignes de nous et si tu es tué, tout l'Iran périra ; aucun de nous ne restera en vie ; aucune ville, aucune province de l'Iran ne seront sauvées ; car nous n'avons personne de la race des Keïanides qui puisse s'armer pour te venger. l’on grand-père est un vieillard plein d'expérience, il est aimé dans le Touran et en Chine ; il demande pardon du mal qu'il a fait et ne veut combattre que quand il ne lui restera plus d'autre ressource ; il offre de tirer de ses trésors et de te remettre les richesses, les chenaux, l'argent que Tour a amassés pour Zadschem, et les trônes d'or, les couronnes, les ceintures d'or et les lourdes massues des grands, pour racheter les crimes qui lui pèsent ; il offre de faire quitter aux Turcs toutes les villes que tu réclames pour l'Iran. Rentrons donc dans l'Iran victorieux et contents, et oublions ce qui s'est passé autrefois.
C'est ainsi qu'ils parlèrent tous, vieux et jeunes excepté Rustem, l'illustre Pehlewan, qui détournait la tête de la paix et dont le cœur désirait venger Siawusch. Le roi se mordit les lèvres et jeta un regard sombre sur les grands ; ensuite il dit : Nous ne devons pas quitter ce champ de bataille pour rentrer dans l'Iran. Où sont donc les combats que nous devions livrer les serments que nous avons faits, les caisses d'or et les prisonniers que nous voulions prendre, les chaînes que nous avons préparées ? Comment nous excuserions-nous devant Kaous, comment oserions-nous paraître devant lui, si Afrasiab reste en vie et sur son trône comme maître du monde, pendant que l'Iran est dévasté ? Sais-tu quel crime a commis Tour contre Iredj le fortuné, pour lui ravir sa couronne et son trône, et ce qu'Afrasiab a fait souffrir à Newder ? Puisse-t-il n'être jamais heureux, même en songe ! Ensuite Afrasiab a tué innocent Siawusch, pour s'emparer de ses trésors, de son trône et de son diadème. Maintenant un Turc rusé de cette cour se présente devant nous et demande à me combattre ; pourquoi pâlissez-vous ? Cela m'étonne de votre part, et mon ancien désir de vengeance s'en accroît encore. Jamais je n'aurais cru que les Iraniens reculeraient devant cette guerre. Je ne vois dans l'armée de l'Iran que Rustem, mon ami, le héros au cœur droit, qui se hâte d'accepter le combat lorsqu’Afrasiab le fourbe nous l’offre.
Quand les Iraniens entendirent ces paroles du roi, ils se repentirent de leur faute ; ils tâchèrent de s'excuser, en disant : Nous sommes tes esclaves, mous n'avons parlé que par tendresse pour toi. Le roi des rois ne cherche qu'une bonne renommée et une heureuse fin à cette entreprise ; mais le glorieux maître du monde, dont la volonté est suprême, ne voudra pas qu'on nous blâme, que l'on dise qu'il n'y avait parmi les Iraniens personne qui eût ose combattre Schideh, qu'aucun cavalier ne s'est présenté sur le champ du combat, et que le roi seul avait le courage de le faire. Le roi des Mobeds ne voudra pas nous couvrir d'une honte éternelle.
Le roi leur répondit : O Mobeds ! vous qui êtes mes guides, sachez que ce Schideh, au jour de la bataille, ne compte pas son père pour un homme digne de combattre. Afrasiab lui a forgé une armure avec un art magique, impie, étrange et méchant ; et vos armes ne vous serviront pas contre cette cuirasse et ce casque d'acier. Son cheval est d'une race de divs, il a un cœur de lion, il court comme le vent. Il n'y a que ceux à qui Dieu a donné la dignité royale qui puissent résister à Schideh et lui échapper dans le combat. D'ailleurs il ne daignera pas se mesurer avec vous ; il croirait déshonorer sa dignité et sa naissance. Mais le petit-fils de Feridoun et le fils de Kobad sont deux combattants égaux en courage et en rang. En tuant Schideh, je brûlerai le cœur criminel de son père comme il a brûlé le cœur de Kaous par le meurtre de son fils. Les braves et les lions du pays d'Iran accueillirent avec des acclamations ces paroles du roi.
Le roi ordonna à Karen, son dévoué serviteur, de partir et de porter à Schideh cette réponse : La lutte entre nous est ancienne et terrible, et ce qui a été fait a dépassé toute mesure. Un homme considérable, qui a acquis du renom dans la guerre, ne cherche pas des délais au moment du combat. Maintenant nous verrons à qui le maître du soleil et de la lune sera favorable sur ce champ de bataille. Je ne demande pas le pays de Touran ni tes trésors, car cette demeure passagère ne reste à personne ; mais je jure par la puissance de Dieu qui a créé le monde, par le diadème de Kaous qui m'a élevé, que je ne vous laisserai pas le temps de voir l'âpre vent de l'automne passer sur les roses. Ensuite tu parles de richesses, de chevaux, d'or accumulé : nous n'avons point besoin de ces trésors qui proviennent de l'oppression et de l'injustice ; car quiconque est soutenu de Dieu sera toujours heureux et la fortune lui sourira toujours. Ton pays, tes trésors, ton armée sont à moi, à moi ton trône et ton diadème d'or. Pescheng est venu couvert d'une cuivrasse, avec une escorte et beaucoup de pompe, et m'a provoqué au combat ; demain, à l'aube du jour, il sera mon convive, il me verra abattre des têtes avec mon épée. Je ne veux pas qu'aucun homme de l'armée d'Iran se présente de va et lui au champ de bataille, il suffit de moi et de Schideh, du désert et de mon épée tranchante, et j'amènerai à la fin la destruction sur sa tête. Et si je suis vainqueur dans ce combat, je n'accepterai pas les délais que tu proposes ; des deux côtés nous ferons pousser des cris par nos champions, et la plaine sera teinte du sang que nous verserons. Ensuite nous conduirons au combat nos héros en troupes serrées, semblables à des montagnes.
Le roi ajouta : Tu diras ensuite à Schideh : O prince avide de gloire, mais dépourvu de sens, tu es venu tout seul du Touran te jeter dans des filets, mon pas pour y chercher le renom et la gloire, ni la cause du message Afrasiab, mais parce que tes mauvaises actions sont impatientes de te détruire. C'est Dieu qui t'a poussé hors de cette armée, et ton linceul te servira ici de tombeau ; ce prince innocent, qu'on a égorgé comme un agneau, te portera malheur, et ton père versera sur toi des larmes amères comme Kaous en verse sur son fils.
Karen quitta le roi en toute hâte et se rendit auprès de Pescheng au drapeau noir, à qui il répéta toutes les paroles qu'on lui avait dites, ne cachant ni le bon ni le mauvais. Schideh s'en retourna auprès d'Afrasiab ; son cœur cuisait comme la chair placée sur le feu. Le roi des Turcs fut consterné de cette réponse, et, dans sa douleur, il poussa un grand soupir, car anciennement il avait fait un rêve dont il n'avait jamais parlé à personne ; sa tête tourna, son cœur trembla, il sentit approcher sa chute, et s'écria : Demain tant de morts couvriront le champ de bataille que les fourmis ne pourront plus le traverser. Ensuite il dit à Schideh : A partir de demain laisse passer deux jours sans parler de combat. On dirait que mon âme est brisée par l'idée de cette bataille, et je suis si malheureux que je voudrais m'arracher le cœur. Son fils répondit : O roi des Turcs et de la Chine ! ne te décourage pas ainsi au jour de la vengeance. Lorsque le soleil élèvera son étendard brillant et éclairera la voûte sombre du ciel, moi et Khosrou nous serons sur le champ de baille, et je réduirai ce roi en poussière.
Lorsque le voile azuré du ciel fut éclairé, et que le monde fut devenu semblable à un joyau jaune, le vaillant Pescheng, la tête remplie du vent de la jeunesse, ne respirant que les combats, monta à cheval ; il couvrit sa poitrine brillante d'une cuirasse ; il plaça sur sa tête un casque royal de fer, mit son drapeau dans la main d'un Turc courageux et se rendit fièrement sur le champ de bataille. Lorsqu'il fut arrivé auprès des Iraniens, un des grands accourut vers le roi et lui dit : Un cavalier s'est avancé entre les deux armées, haut la tête, poussant des et cris, et l’épée à la main. Ce guerrier illustre et prompt à frapper demande qu'on annonce au roi que Pescheng est arrivé. Le roi sourit et demanda sa cotte de mailles ; il éleva droit en l'air l'étendard, signe de son pouvoir, plaça un casque d'or sur sa tête et remit son étendard à Rehham fils de Gouderz.
Tous ses braves étaient dans l'angoisse et dans les larmes ; ils étaient comme si un feu ardent, les consumait, et il s'éleva au milieu d'eux un grand cri : O roi ! ne fatigue pas ton corps de cette armure de fer. La place des rois est sur le trône ; que celui qui te force de revêtir cette armure de combat ne trouve d'autre demeure que dans la terre noire ; que nul de ses desseins ne lui réussisse ! Le roi, armé de sa cuirasse, de sa massue et de son casque, leur envoya le message suivant : Que personne ne quitte le camp royal, ni la droite ni la gauche, ni le centre ni ses ailes ; que personne ne recherche le combat ni ne s'agite ; que tous obéissent à Rehham fils de Gouderz. Quand le soleil sera arrivé au faîte du ciel, vous irez voir sur qui le malheur est tombé, et si vous trouvez que c'est Pescheng qui est vainqueur, Rustem aura la direction de la guerre ; soyez tous devant lui comme des esclaves obéissants, et vous trouverez bientôt un remède à votre douleur ; car les moyens de salut et les combats sont faciles pour une armée qui a un chef comme lui Ainsi ne laissez pas vos cœurs, se resserrer ; tel est le commencement et la fin des guerres, que tantôt on est en haut et tantôt en bas, tantôt on est dans la joie et tantôt dans la terreur.
Il lança Behzad, son cheval couleur de nuit, qui aurait roulé devant lui le vent, tant il allait vite. Il portait une lance, un casque et une cuirasse, et la poussière que soulevait son cheval montait aux nuages. Schideh, qui se tenait entre les deux camps, l'aperçut ; il poussa de sa poitrine un grand soupir, et lui dit : Tu es le fils du noble Siawusch, ô homme sage et admiré ! tu es le petit-fils du chef de l'armée de Touran, dont le casque froisse la sphère de la lune ; mais tu n'agis pas comme on devrait l'attendre d'un homme qui a de l'expérience et qui a été nourri par la sagesse ; car si tu avais du sens, tu ne serais pas si impatient d'attaquer le frère de ta mère. Mais si tu veux combattre, éloigne-toi des armées ; choisis un lieu écarté, pour que ni Iraniens ni Touraniens ne nous voient, car nous ne voulons pas d'amis ni d'aides.
Le roi lui répondit : O lion qui déchires dans le combat ! je suis le fils de cet innocent Siawusch qui fut tué par le roi, et mon cœur est ulcéré ; je suis venu sur cette plaine pour me venger, et non pas pour conquérir un trône et un sceau. Tu m'as provoqué au combat, un seul de tous, comme tu en avais pris l'engagement devant ton père ; tu m'as provoqué, et personne n'est d’un rang assez élevé pour que j'ose l'envoyer à la rencontre. Maintenant désigne un champ de bataille loin de nos armées.
Ils convinrent que des deux côtés personne ne viendrait à leur aide et ne prendrait part au combat, et qu'aucun malheur ne devait assombrir les jours de leur porte-étendard. Ils s'éloignèrent ensemble de leurs armées, joyeux comme des hommes qui vont à une fête, et choisirent, dans une plaine propre au combat et faisant partie du désert de Kharezm, un lieu si stérile et si dépourvu d’eau que les lions et les léopards n'y mettaient pas le pied, que les aigles n'y traversaient pas le ciel ; c'était en bas un désert, stérile, en haut un mirage. Là ils commencèrent un grand combat ; c'étaient deux chevaux et deux braves semblables à des loups, deux cavaliers pareils à des lions affamés et pleins de rage au jour de la chasse. Ils s'attaquèrent avec leurs longues lances, et lorsque le soleil devint plus ardent dans le ciel, leurs lances n'avaient plus de fer et les caparaçons et les rênes de leurs chevaux étaient trempés de sueur. Ils se combattirent alors impitoyablement avec les massues de Roum, avec les flèches et les épées ; la terre devint noire du sang des cavaliers, mais ils ne sentirent pas de fatigue sur le champ de bataille.
Lorsque Schideh vit le courage et la force de Khosrou, les larmes tombèrent de ses cils sur ses joues, et il reconnut que cette puissance était le don de Dieu et qu'il ne lui restait qu'à pleurer sur sa propre perte. Son cheval était épuisé par la soif et il sentait lui-même faiblir ses forces. Dans cette détresse il réfléchit, et se dit : Si je proposais au roi de mettre tous les deux pieds à terre pour lutter et nous couvrir de sueur, il refuserait un genre de combat qu'il trouverait honteux et qu'il croirait indigne d'un roi. Et pourtant, si je ne réussis pas à lui échapper de la sorte, je me trouverai infailliblement dans la gueule du dragon. Alors il dit : O roi ! tout le monde se bat avec l'épée et la lance et manie en même temps les rênes ; mais il vaudrait mieux nous combattre à pied et nous attaquer comme des lions. Khosrou, le maître du monde, comprit à l'instant la pensée de son ennemi ; il se dit en lui-même : si je laisse partir ce lion avec sa force et ses griffes, ce descendant de Feridoun, ce petit-fils de Pescheng, il abattra bien des têtes, il effrayera bien des héros au cœur de lion, et si j'accepte le combat à pied, j'affligerai les Iraniens. Rehham lui dit : O toi qui portes la couronne ! ne déshonore pas ta famille par une telle action. Si Khosrou se bat à pied, pourquoi alors y a-t-il tant de cavaliers sur cette plaine ? Si quelqu'un doit mettre pied à terre, me voici, moi qui suis de la race de Keschwad ; reste ici, pour que je m'avance contre lui, prêt au combat ; tu es le roi, le maître du monde qui porte haut la tête. Le roi répondit à Rehham : O mon ami, ô vaillant Pehlewan ! Schideh est un héros de la famille de Pescheng ; sache donc qu'il ne voudra pas se battre avec toi ; ensuite, tu n'es pas de force à lui résister, car les Turcs n'ont pas de chef comparable à loi. C'est un brave de la race de Feridoun, et jamais mère n'a mis au monde un fils aussi vaillant ; ce n'est donc pas une honte pour moi de marcher à lui, et nous allons livrer à pied un combat de léopards.
De l'autre côté, l'interprète de Schideh s'approcha de lui et lui dit : Eloigne-toi plutôt que d'attendre le mal que te fera ton ennemi. Tu n'as d'autre parti que de t'en retourner, car tu ne peux résister à Khosrou. S'enfuir à temps devant l'ennemi vaut mieux que d'affronter les coups et le bruit et le tumulte de la bataille. Schideh répondit à son illustre interprète : Il ne convient pas aux braves de se cacher. Sache que, depuis que j'ai pris les armes, j'élève ma tête jusqu'au soleil ; jamais je n'ai vu sur un champ de bataille un héros aussi fort, aussi glorieux, aussi vaillant que Schideh ; mais il vaudrait mieux pour moi être mis au tombeau que de fuir, une fois que j'ai commencé le combat Nous ne pouvons nous soustraire à la rotation du ciel, quand même nous poserions le pied sur les yeux du dragon ; et si je dois mourir ici de sa main, ni un ennemi ni un ami ne peut me préserver. Je sais d'où viennent cette force et cette bravoure : c'est la grâce de Dieu qui repose sur ce héros illustre. Peut-être, étant à pied, le vaincrai-je, et dans ce combattre verserai-je son sang par torrents.
Le roi du monde dit à Schideh : O héros de la race des grands ! certes il n'y a jamais eu un homme de la famille des Keïanides qui ait combattu à pied ; néanmoins, si tel est ton désir, je ne refuse pas de te satisfaire.
Le roi descendit de son cheval couleur de nuit ; il ôta de sa tête son casque impérial, remit à Rehham son noble destrier et s'avança semblable à Adergouschasp. Pescheng le vit de loin à pied ; le vaillant crocodile mit aussi pied à terre, et ils s'attaquèrent sur la plaine comme des éléphants ; ils trempèrent de sang toute la poussière. Quand Schideh vit la poitrine et la stature du roi, et qu’il sentit cette puissance donnée par Dieu et cette vigueur, il pria le ciel de le sauver ; car il savait que le corps du Touran n'aurait plus de valeur quand la tête en serait abattue. Khosrou s'aperçut de ses pensées secrètes, et voyant son corps qui fléchissait, il le saisit avec la vigueur que lui avait donnée Dieu le créateur, comme un lion qui met la griffe sur un onagre mâle et le terrasse. Il le prit avec la main gauche au cou, avec la droite au dos, le souleva et le jeta rudement par terre. Toutes les vertèbres de Schideh furent brisées comme des roseaux par la violence du coup, et ses jambes furent cassées ; Khosrou tira son épée tranchante, perça la poitrine du prince illustre et tailla en morceaux la cuirasse sur sa poitrine. Ensuite, dans sa douleur, il versa de la poussière sur sa propre tête et dit à Rehham ; Ce méchant sans égal, ce et vaillant Schideh était le frère de ma mère ; témoignez-lui de la pitié après sa mort ; élevez-lui un tombeau royal ; embaumez sa tête avec du musc, de l'ambre et de l'eau de rose, et son corps avec du camphre pur ; suspendez à son cou une chaîne d'or et placez sur sa tête un casque rempli d'ambre. L'interprète de Schideh se tenait sur la route en observant son maître ; il contemplait le corps du prince illustre ; et lorsqu'on l'eut soulevé du sable et emporté vers le camp du roi, il s'approcha de Khosrou en s'écriant : O roi glorieux, distributeur de la justice ! j'étais un faible esclave de Schideh, et je ne-suis pas un combattant, un Pehlewan. Fais-moi grâce par pitié, ô roi ! pour que le ciel se réjouisse de ta vie. Le roi répondit : Raconte à mon grand-père, au milieu de sa cour, tout ce que tu m'as vu faire.
Le cœur et les yeux des grands de Touran étaient fixés sur la route, attendant le retour de Schideh du champ de bataille ; un cavalier parut courant sur la molle route de sable, la tête nue, les yeux remplis de chaudes larmes de sang. Il leur dévoila le mystère caché, il raconta tout devant le roi des Turcs. Le maître de la terre désespéra de sa vie ; il arracha ses cheveux blancs comme le camphre et répandit sur sa tête des flots de poussière. Tous les Pehlewans de l’armée arrivèrent, et quiconque voyait le visage du roi des Turcs mettait en lambeaux ses vêtements sur sa poitrine, tous les cœurs étaient déchirés, et il s'éleva au milieu de l'armée une telle lamentation que le soleil et la lune en furent émus.
Afrasiab dit en pleurant : Dorénavant je ne chercherai plus ni repos ni sommeil. Soyez mes compagnons dans ce deuil, vous tous, pleurez mon fils ! La pointe de nos épées ne verra plus le fourreau, je ne me livrerai plus jamais à la joie. Lions ensemble les pans de nos cottes de mailles, dévastons tout le pays d'Iran ; ne comptons pas pour un homme, mais pour une bête fauve, quiconque n'a pas le cœur percé de douleur. Puisse aucun œil ne verser jamais des larmes de pitié sur ceux dont les yeux ne pleurent pas avec de chaudes larmes de sang notre douleur sur la perte de ce vaillant, cavalier au visage de lune, de ce cyprès qui croissait au bord du fleuve ! Dévoré d'une peine qu'aucun médecin ne pouvait guérir, il versait des larmes de sang. Tous les grands ouvrirent les lèvres et répondirent au roi, disant : Puisse Dieu le juste te faire supporter ce malheur, puisse-t-il faire trembler le cœur de tes ennemis ! Aucun de nous ne s'occupera un instant, le jour ou la nuit, d'autre chose que de sa douleur et de la vengeance de Pescheng. Nous ferons rugir le cœur de l'armée, nous la conduirons au champ de bataille, où elle moissonnera des têtes. Déjà avaient disparu Piran et Houman, et maintenant il s'élevait vengeance sur vengeance ; l'armée avait le cœur brisé, l'âme du roi était remplie de douleur, et le camp entier retentissait de cris tumultueux.
Lorsque le soleil montra sa tête au-dessus du dos du taureau et que le chant de l'alouette s'éleva de la plaine, on entendit dans les pavillons des deux rois le son du tambour et le bruit des timbales et des trompettes. Djehn amena trente mille héros prêts à frapper de l'épée, propres au combat ; et Khosrou, voyant ces préparatifs, ordonna à Karen, qui était toujours prêt pour la bataille, de sortir du centre de l'armée avec un corps de troupes semblable à une montagne, et le vaillant Djehn en tressaillit de peur. A l'aile droite s'avança, rapide comme la poussière, Gustehem fils de Newder, avec son étendard de combat. Le monde devint violet sous la poussière que soûleraient les héros, la terre fut couverte d'hommes et l'air rempli d'étendards. Pendant ce combat, ni Khosrou ni Afrasiab ne quittèrent le centre de leurs armées, mais la lutte devint telle que les héros et les braves n'en avaient jamais vue de pareille. On tua tant de Touraniens que le champ de bataille devint une mer de sang, et cela continua jusqu'à ce que le ciel se couvrît de ténèbres et que l’œil des combattants s'obscurcit. Le vaillant Karen fut victorieux, et le courageux Djehn fut battu. Lorsque la lune s'assit sur le trône du soleil, les héros revinrent du champ de bataille ; le roi fut content des Iraniens, car ils avaient vaincu dans le combat. Ils se préparèrent toute la nuit à une nouvelle bataille, et ne se livrèrent ni au sommeil ni aux banquets.
Lorsque le soleil leva sa tête dans le signe du Cancer, le monde fut plein de préparatifs pour le combat, de musique guerrière et de bruit. Les armées des deux empires formèrent leurs rangs, leurs lèvres écumèrent dans leur ardeur pour la bataille. Khosrou s'éloigna des derrières de l'armée, accompagné d'un ami humble, mit pied à terre à quelque distance et glorifia Dieu longuement. Il se frotta le visage contre la terre sombre, disant : O saint maître de la justice, tu sais que j'ai été opprimé, et que je me suis soumis à ta volonté dans ces longs jours de malheur ! Pais expier es crimes au méchant par le sang, tu es le guide de celui qui a souffert. De là il se rendit au centre de son armée en poussant des cris de guerre, lame remplie de douleur, le cœur plein de colère contre la race de Zadschem, et plaça sur sa tête son casque fortuné ; le bruit de la multitude, le son des trompettes, le souffle des clairons et des cymbales d'airain montèrent vers le ciel. De l'autre côté s'avança, semblable à une montagne, une armée agitée, formée en corps une armée semblable aux flots de la mer, au centre de laquelle se trouvaient Djehn et Afrasiab.
Lorsque ces deux armées s'ébranlèrent, on aurait dit que les vallées et le désert se mouvaient, le soleil fut obscurci par la poussière et par les pointes d'acier et les plumes d'aigle des flèches qu'on lançait Le bruit des trompettes, la poussière soulevée par les hommes et les cris des cavaliers sur ce champ de bataille étaient tels, que le fer, les montagnes et les rochers, les crocodiles dans la mer et les léopards dans le désert en fondaient. La terre était remplie de clameurs, le ciel était en ébullition, et le son des timbales fendait les oreilles du lion féroce. Tu aurais dit que le monde entier était un Ahriman, ou que le ciel combattait la terre. De tous côtés on voyait des montagnes de mort des armées de l'Iran et du Touran ; tout le désert de sable n'était que sang, et têtes, et mains, et pieds ; le cœur du monde tremblait ; tout ce pays, foulé par les fers des chevaux, ressemblait à un drap trempé dans le sang. Les héros d'Afrasiab arrivèrent courant comme un vaisseau sur l'eau, et se dirigèrent vers les tours remplies d'archers que portaient les éléphants ; c'était, devant le centre de l’armée des Iraniens, comme une fortification élevée sur le dos des éléphants et barrant le chemin. Il tomba des tours une pluie de traits, et le bruit des coups donnes et reçus se fit entendre. Les éléphants et les cavaliers armés de lances s'avancèrent et un grand corps de troupes sortit du centre de l'armée. Afrasiab observa d'une distance de deux milles cette armée, ce combat, ces tours et ces éléphants ; il fit avancer ses éléphants de guerre et son armée, et le monde devint obscur, la lumière du jour disparut. Il s'écria : O illustres guerriers ! pourquoi vous rendez-vous le combat si difficile ? Vous restez tous en face de ces tours et de ces éléphants pendant que l'armée des Iraniens est grande et s'étend à des milles au-delà : portez-vous à droite et à gauche, et éloignez-vous du centre et des tours. Il ordonna à Djehn, qui avait de l'expérience dans la guerre, de partir avec les grands de l'armée, d'emmener dix mille cavaliers aguerris, armés de lances et propres au combat. Thuwurg, le vaillant éléphant, partit de son côté avec ses héros vers l'aile gauche, semblable à un loup. Lorsque Keï Khosrou vit cette attaque des Turcs, quand il vit que le soleil avait disparu du monde, il se tourna vers les princes de Semengan, ces lions avides de combats, et leur ordonna de se porter à l'aile gauche, brillants comme le soleil dans le Bélier ; ils partirent avec dix mille cavaliers illustres, ardents pour le combat et perçant tout avec leurs lances ; ensuite le roi dit à Schemmakh, roi de Sour : Choisis, parmi les héros de l'Iran, dix mille guerriers couverts de cottes de mailles et armés de massues à tête de bœuf ; tire l'épée dans l'espace qui sépare les armées et ne laisse personne relever la tête impunément. Les deux armées se jetèrent l’une sur l'autre : tu aurais dit qu'elles étaient fondues l'une dans l'autre. On entendit de tous côtés le retentissement des coups, et des torrents de sang s'écoulaient de la scène du carnage.
Lorsque la poussière s'élevait à droite et à gauche, le maître du monde demanda sa cotte de mailles de combat ; on envoya d'un autre côté les éléphants et les tours, le monde devint comme les flots du Nil ; Khosrou s'avança du centre accompagné de Rustem, de Menouschan et de Khouzan, les soutiens de l'armée ; le son des trompettes et des clairons monta vers le ciel. D'un côté de Khosrou se tenait le Sipehdar Thous ; tous les Pehlewans aux bottines d'or s'avancèrent le cœur aigri, portant l'étendard de Kaweh, et formèrent l'aile gauche du roi. A la droite du roi marchait Rustem, avide de combat, avec son frère Zewareh ; Gouderz fils de Keschwad, le guerrier expérimenté, et un nombre de grands et de nobles se tinrent près de Rustem, de même que Zerasp et Menouschan, le sage conseiller. On entendit le bruit des coups donnés et reçus sur le champ de bataille. Personne ne verra plus un pareil combat : tout le désert de sable était couvert de blessés et de morts, d'hommes dont le jour était passé ; il y avait tant de cadavres que le pied ne trouvait pas de place pour s'y poser ; la plaine inondée de sang ressemblait au Djihoun, on ne voyait que des homme sans tête ou la tête en bas ; les cris des cavaliers et des chevaux couvraient le son des tambours ; on aurait dit que le cœur des montagnes se fendait et que la terre s'envolait avec les cavaliers : il y avait des têtes sans corps, des corps sans têtes ; les coups des lourdes massues résonnaient, les poignards et les épées tranchantes flamboyaient, et le soleil cherchait le chemin de la fuite ; tu aurais dit qu'un nuage noir était arrivé et versait une pluie de sang sur le champ de bataille.
Khirindjas fut tué, à l'aile gauche, de la main de Feribourz fils de Kaous ; et Kerila, qui à lui seul valait cent éléphants, tomba à l'aile droite sous les coups de Minoutchehr. Un ouragan s'éleva à l'heure de midi et un nuage couvrit la face du soleil qui éclaire le monde, la terre s'obscurcit et les yeux se troublèrent dans les ténèbres. A l'heure où le soleil baissait, le cœur du roi des Turcs bondit d'angoisse en voyant ce tourbillon de cavaliers de tous tes pays, de toutes les frontières, de tous les royaumes, couverts de cuirasses de toutes formes, portant des drapeaux de toutes couleurs, qui diapraient le monde entier de rouge, de jaune et de violet. Guersiwez, qui commandait la réserve du roi, voyant ce qui se passait, amena toutes ses troupes dans la mêlée ; il envoya à droite des héros illustres unis de cœur et de corps, et déploya de même, vers toute l'aile gauche, des troupes pour soutenir la lutte ; c'étaient quarante mille cavaliers vaillants, tous choisis pour le combat. En arrivant des derrières de l'armée, Guersiwez accourut auprès de son frère, qui, à sa vue, sentit renaître son courage et fit avancer ses troupes. Alors on entendit le bruit des coups donnés et rendus, et la face du ciel fut voilée par les flèches. Lorsque le soleil disparut et que le jour pâlit à l'aspect de la nuit, Guersiwez, le rusé Pehlewan, accourut auprès de son frère et lui dit : Qui de nos braves voudra maintenant livrer combat ? La terre est couverte de sang, le ciel est rempli de poussière. Rappelle ton armée, ne fais plus d'effort, puisque la nuit est venue ; dans un instant tu entendras le cri de détresse des Turcs, tu te trouveras au milieu de la mêlée, ton armée sera en fuite ; n'expose pas ainsi ta personne. Mais le cœur d'Afrasiab bouillonnait de colère ; dans son emportement il n'avait pas d'oreilles pour ces paroles ; il lança son cheval au-devant de l’armée et s'avança rapidement, suivi du drapeau noir. Il tua quelques-uns des plus renommés parmi les Iraniens, et Khosrou, qui s'en aperçut s'élança à leur secours. Les deux rois des deux pays s'approchèrent remplis de haine et accompagnés de cavaliers ordinaires. Mais Guersiwev et Djehn ne voulurent pas qu'Afrasiab se battit avec Khosrou ; ils saisirent la bride de son cheval, la tournèrent et coururent avec le roi vers le désert de sable d'Amouï.
Lorsqu'il fut parti, Ustukila s'élança rapidement, comme la poussière, pour combattre Khosrou. Il était accompagné du roi Ila, qui ressemblait à un vaillant crocodile, et de Burzouïla, qui portait haut la tête dans la bataille. C'étaient trois cavaliers touraniens, des hommes violents et renommés. Le roi les aperçut ; il lança son cheval du milieu de l'armée, s'avança comme une montagne, frappa le héros Ustukila avec la lance, le souleva du dos de son cheval et le jeta sur le sol. Le roi Ila courut sur le front de l'armée et donna un coup de lance sur la ceinture du roi ; mais la lance ne put entamer la cuirasse, et le cœur serein de Khosrou ne ressentit aucune crainte. Le roi, voyant le courage et la force d'Ila, tira soudain son épée tranchante, le frappa au milieu du corps, le coupa en deux, et remplit de peur l'âme des grands. Burzouïla, voyant ce coup, et l'ardeur, la force et la puissance du roi, s'enfuit dans les ténèbres ; tu aurais dit que sa peau se fendait de terreur sur son corps.
Quand les Turcs virent la valeur victorieuse de Khosrou, aucun de leurs braves ne resta sur le champ de bataille, et ce fut comme un arrêt de mort pour Afrasiab d'être forcé de montrer le dos à Khosrou. Quand il s'aperçut de la fuite des cavaliers turcs, tu aurais dit que ses jours étaient finis, et pendant qu'ils abandonnèrent honteusement le champ de bataille, il fit crier à Khosrou : Ton courage de lion vient des ténèbres, et nous ne nous retirons que parce que c'est un combat de nuit. Aujourd'hui le vent a pour une fois soufflé pour lui et t'a comblé de bonheur ; mais regarde-nous demain, quand le jour brillera, regarde alors notre drapeau qui remplit de joie nos âmes ; alors nous convertirons la surface de l'Iran en une mer de sang, nous changerons le soleil en pléiades. C'est ainsi que les deux rois des deux pays se retirèrent dans leur camp, prêts à recommencer le combat.
Lorsque la moitié de la nuit sombre fut écoulée, et que la moitié du ciel eut passé au-dessus des montagnes, Afrasiab fit charger les bagages, distribua à toute l’armée des casques et des cuirasses, et ordonna une ronde de dix mille cavaliers turcs montés sur des chevaux caparaçonnés. Ensuite il dit à son armée : Je vais repasser le Djihoun, et il faut que vous passiez à ma suite, en bon ordre, un corps après l'autre. Dans la nuit sombre Afrasiab quitta avec son armée le désert d'Amouï et passa le fleuve, et la surface du pays, dans toutes les directions, restait couverte de tentes grandes et petites, abandonnées par les troupes. Lorsque les premières lueurs du jour vibrèrent du côté du Levant, les vedettes iraniennes ne virent plus d'ennemi sur la plaine, et allèrent annoncer au roi qu'il était dispensé de la bataille, que toute la plaine était couverte de tentes et de leurs enceintes, mais qu'on n'y voyait pas un seul cavalier ennemi. A cette nouvelle, Khosrou se hâta de se prosterner dans la poussière pour adorer le saint Maître de la justice, disant : O créateur resplendissant de lumière, maître du monde, toi qui veilles sur tous et nourris tous ; tu m'as donné la dignité royale, le diadème et le pouvoir, tu as aveuglé le cœur et les yeux de l’ennemi. Fais disparaître de la terre l'oppresseur, rends-le misérable par des terreurs incessantes.
Lorsque le soleil éleva son bouclier d'or et que la nuit se couvrit de sa chevelure de turquoises, le maître du monde s'assit sur son trône d'ivoire et posa sur sa tête la couronne qui réjouissait les cœurs. Son armée vint l'adorer, souhaitant que ce roi digne du trône vécût éternellement ; elle était rassasiée des trésors que l'armée du roi de la Chine avait laissés. Chacun se dit qu'il était fâcheux qu'Afrasiab eût réussi à s'échapper avec son armée, avec ses clairons et ses timbales, et que ce prince illustre se fût dérobé ainsi sain et sauf, dans la nuit sombre, aux mains des Persans. Le prudent roi leur dit : O grands de l'armée d'Iran, quand l'ennemi du roi est tué, c'est bien ; quand il s'enfuit de la bataille et s'en va errant, c'est mieux. Puisque le distributeur des victoires nous a donné la gloire, la puissance, le diadème et la dignité impériale, faites monter vers lui vos actions de grâces, et quand viendra la nuit du malheur, adorez-le également, car il rend et malheureux qui il veut, et fait monter sur le trône, quand il lui plaît, un homme sans valeur. Vos efforts et vos interrogations des astres n'y peuvent rien, car ses esclaves ne peuvent résister à sa volonté. Je resterai cinq jours sur ce champ de bataille ; le sixième est le jour de Hormuzd qui éclaire le monde, le septième nous partirons, car Afrasiab ne fait qu'augmenter notre désir de vengeance, et nous voulons le combat.
Pendant ces cinq jours ils cherchèrent sur le champ de bataille tous les morts de l'armée iranienne et les lavèrent, et le roi construisit un mausolée digne de ces morts.
Khosrou fit venir un scribe muni de papier, de musc et d'ambre, et l’on écrivit une lettre à Kaous, dans les formes qu'exigent la coutume et le respect. On commença la lettre par les louanges de Dieu, notre guide vers la bonne et la mauvaise fortune. Ensuite le roi continua : Le roi, mon maître, qui tremble pour ma vie comme ferait un père, puisse son pouvoir durer autant que les rochers, puisse le cœur de ses ennemis être percé ! Je suis venu de l'Iran jusqu'aux sables du Farab, et pendant trois nuits j'ai livré trois grandes batailles. Le nombre des cavaliers d'Afrasiab était tel qu'un homme de sens ne le révérait pas même. J'envoie au roi les têtes coupées de trois cents héros ; c'étaient son frère et des parents et des fils et d'illustres grands et vassaux d'Afrasiab ; ensuite j'envoie captifs deux cents de ces nobles, dont chacun est égal dans le combat à cent lions. Toutes ces batailles ont été livrées dans le désert de Kharezm, et toutes ont été bénies par le ciel. Afrasiab est parti, et nous le suivons en toute hâte, pour voir ce qu'amènera la rotation du monde. On apposa sur la lettre un sceau de musc, et Khosrou se mit à traverser le désert de sable, disant : Bénissons ce champ de bataille, et puisse chaque armée être gouvernée par une étoile qui porte bonheur !
Lorsqu’Afrasiab se fut déterminé à repasser le Djihoun, il traversa le fleuve rapidement comme un ouragan, son armée se réunit à l’armée de Kara-khan, et chacun raconta ce qui lui était arrivé dans la bataille. Le roi des Turcs et tous ceux de sa race qui survivaient versaient des larmes abondantes sur la mort de son fils illustre, de ses grands, de ses parents et de ses alliés, et l’on entendit des lamentations telles qu'on aurait dit que les nuages faisaient pleuvoir du sang des yeux du lion.
Il fit une halte à Boukhara, parce qu'il désirait faire recommencer le combat des lions. Il convoqua les plus courageux des grands de sa cour qui restaient en vie ; mais lorsque les nobles et tous les braves qui étaient admis à donner un avis furent rassemblés, ils déclarèrent au roi qu'ils désespéraient de la guerre. Tous les plus vaillants de notre armée sont morts et notre cœur en saigne. De cent il n'en survit probablement pas vingt, et il ne nous reste qu'à pleurer les morts. Nous et un grand nombre de nos alliés avons renoncé à nos richesses et à nos enfants, et avons livré sur l'autre rive du Djihoun une bataille telle que le roi l'avait ordonnée. Tu sais ce qui nous est arrivé par suite de notre folie, car tu es le roi et nous sommes tes sujets. Si donc le roi veut suivre un avis sensé, il conduira l'armée d'ici à Djadj, et quand Khosrou viendra pour le combattre, il sera temps de mettre sur pied une armée. Puisse-t-il plaire au roi de se retirer derrière le Gulzarrioun et de se tenir en repos dans son paradis de Gangue, qui est le dépôt de ses trésors et son champ de bataille ! Tous se réunirent à cet avis, et personne n'en ouvrit un autre.
Ils partirent tous pour le Gulzarrioun, les yeux remplis de larmes, les joues inondées de sang. Le roi des Turcs resta trois jours sur les bords du Gulzarrioun et se délassa en chassant au faucon et au guépard. De là ils se dirigèrent vers Gangue, sans s'arrêter longtemps nulle part. Le roi y possédait une ville semblable au paradis, dont le sol était de musc et les briques étaient d'or. Il s'y reposa heureux et souriant ; tu aurais dit que la sécurité était sa compagne. Il appela de tous côtés une armée Bans nombre, des grands qui portaient haut la tête, et des héros, et se mit à jouir du via et des bosquets fleuris, du son des harpes et des rebecs, des roses, des jacinthes et des coupes. Il jouit ainsi de la vie en attendant qu'il vît comment le sort tournerait et quel secret se cachait sous ce qui était apparent. Mais bientôt arrivèrent des espions qui lui dirent en secret : Khosrou a conduit son armée de ce côté du Djihoun, il a quitté le bord du fleuve et arrive dans le désert. Fais attention, et prépare sur-le-champ ce qu'il faut, car l'ennemi va paraître inopinément.
Lorsque Keï Khosrou eut passé de l'autre côté du Djihoun, il oublia la faim, le repos et le sommeil. Aussitôt que son armée eut traversé le fleuve il envoya des messagers à tous les grands pour les exhorter à ne pas s'effrayer de son arrivée et à prier pour lui Dieu le très saint. Il distribua de grands trésors aux pauvres, en donnant davantage à ceux qui étaient heureux de le voir. Ensuite il s'avança sur la frontière de Soghd, où il trouva un monde tout nouveau, qui était la demeure des hiboux. Il distribua encore des trésors dans ce pays et désira qu'il fût cultivé. A chaque station arrivait une escorte de cavaliers pour protéger le roi. Khosrou reçut des nouvelles de Gangue et d'Afrasiab et de son armée ; il apprit que Kakuleh, un descendant de Tour, plein de haine et de rancune et impatient de voir le jour de la bataille, était arrivé auprès d'Afrasiab avec une armée qui ressemblait à des lions déchaînés ; qu'Afrasiab avait envoyé une partie de ses héros à Djadj pour faire apporter le trône et la couronne des Turcs ; qu'il avait expédié, sous le commandement de Thuwurg, une grande armée dans le désert, et que tous les prince du désert avaient accepté la guerre contre Khosrou, et promis de couper le chemin aux Iraniens.
Khosrou, le maitre du monde, méprisa ces mouvements ; son esprit ne s'occupait que d'Afrasiab. Il ordonna à l'armée, qui arrivait de Berda et d'Ardebil, de s'avancer par division, de le précéder et de lui rendre compte des braves, des Mobeds et des gouverneurs d’Afrasiab. Celte armée partit sous le commandement de Gustehem, qui ne s'effrayait pas du combat des lions. Ensuite il ordonna à l'armée venue du Nimrouz de partir avec Rustem, le destructeur des braves, et de monter sur des chevaux forts comme des dromadaires ardents à la course, en tenant en laisse des chevaux frais, pour surprendre les Turcs par une marche rapide. Ces deux chefs, l'honneur des couronnes qu'ils portaient, partirent, l'un vers le désert, l'autre vers Djadj.
Le roi lui-même resta un mois dans le pays de Soghd, qui lui devint tout dévoué ; il donna de l'argent à son armée et la fit reposer, il guettait le moment où il faudrait livrer bataille. Il rassembla tous ceux qui étaient propres au combat, qui connaissaient l'art et les ruses des sièges ; il s'en fit des amis et remplit de terreur la tête des méchants. Ensuite il partit du pays de Soghd et de Kaschan avec une armée fière, couverte d'armures, préparée au combat et telle que le monde en resta confondu. Les Turcs apprirent que l’armée de Khosrou, qui ambitionnait la possession du monde et qui cherchait la vengeance, s'avançait : tous se réfugièrent dans les châteaux forts, le monde se remplit d'agitation et de bruit. Keï Khosrou adressa la parole à son armée, disant : Maintenant il faut faire la guerre sur un plan nouveau. Ceux parmi les Turcs qui nous obéiront, qui regretteront de nous avoir combattus, ne les attaquez pas, ne versez pas leur sang, ne permettes à personne de leur faire du mal ; mais ceux qui s'aviseraient de nous attaquer, ceux dont le cœur haineux ne veut pas suivre la bonne voie, il vous est permis de verser leur sang, de les attaquer partout et de les piller. On proclama devant l'armée qu'il ne fallait pas prendre les vivres, ni montrer de la haine, ni faire la guerre à quiconque ne portait pas dans son cœur de la haine contre le roi.
C'est ainsi qu'ils se dirigèrent vers le Touran ; le monde fut rempli de tumulte et de clameurs ; l'armée du roi des rois ne fit aucune attention à ceux qui lui obéissaient ; mais les Turcs, de peur d'Afrasiab, refusaient l'eau à ceux dont les lèvres étaient altérées, et si quelqu'un de l'armée du roi restait en arrière, on trouvait bientôt sur la route son corps privé de la tête. Les Iraniens marchèrent contre les forteresses, et partout où se trouvait un homme qui voulût se défendre, les murs disparaissaient à l'instant, et l'armée ne laissait derrière elle ni châteaux, ni palais, ni esclaves, hommes ou femmes, ni chevaux, ni rien de bon ou de mauvais. C'est ainsi que Khosrou traversa cent farsangs, ne laissant debout ni un château dans la montagne ni une demeure dans la plaine.
Lorsqu'il eut amené l’armée sur les bords du Gulzarrioun, il visita tous les alentours avec un guide, et y trouva un pays semblable à un jardin au printemps ; les vallées et les plaines, les montagnes et les terres pleines de beauté. Les montagnes étaient remplies de bêtes fauves, les plaines couvertes d'arbre et la terre digne d'être habitée par ceux auxquels la fortune est propice. Il envoya des vedettes et des espions pour être garanti de dangers cachés ; on plaça le camp du jeune roi sur les bords de l'eau ; le maître du monde s'assit sur son trône d'or, entouré des grands, ses serviteurs, et il passa ses nuits, jusqu'au retour de la pure lumière du jour, dans des fêtes qui faisaient sortir les morts de leurs tombes dans la terre noire.
De l'autre côté, Afrasiab, qui se tenait à Gangue, ne cessait ni pendant le jour brillant, ni pendant le temps du sommeil, de dire à tous ses confidents, aux grands pleins de vigilance et de sagesse : Maintenant que l'ennemi est arrivé jusqu'à notre chevet, comment pourrions-nous rester tranquilles à Gangue ? Tous lui répondirent : Notre ennemi étant proche, nous ne voyons que le combat, car pourquoi nous soumettrions nous ? Ils le dirent, se levèrent et passèrent toute la nuit à mettre en ordre leur armée.
A l'aube du jour, à l'heure où l’on entend le coq, le bruit des timbales monta dans l’air du palais d'Afrasiab, une armée sortit de Gangue dans le désert, une armée telle que la place manquait aux fourmis et aux mouches ; elle s'approcha du Gulzarrioun, et la terre devint comme le mont Bisoutoun ; elle marcha trois jours et trois nuits ; le monde se remplit de terreur, de désordre et de rapine ; elle étendit ses rangs sur sept farsangs ; elle était plus nombreuse que les fourmis et les sauterelles. Le quatrième jour elle se forma en ordre de bataille, et l'écume de la rivière monta jusqu'au soleil. Afrasiab et ses grands, des cavaliers portant haut la tête et pleins de sagesse, occupaient le centre ; à l'aile droite se trouvait Djehn fils d'Afrasiab, qui élevait sa lance au-dessus du soleil ; à l'aile gauche se tenait Thuwurg, le lion du combat, semblable à un loup, entouré de cavaliers expérimentés ; à l'arrière-garde était Guersiwez, le haineux, qui devait être l'appui de l'armée contre l'ennemi. Khosrou, de l'autre côté, occupait le centre de l'armée, dont il était le soutien, semblable à une montagne ; il était entouré de Gouderz, de Thous fils de Newder, de Menouschan et Khouzan, les princes victorieux et joyeux, de Gourguin fils de Milad, et de Rehham, le lion, de Hedjir et de Schidousch, le vaillant, le brave Feribourz fils de Kaous tenait l'aile droite avec une armée qui ne formait qu'un cœur et un corps ; à l'aile gauche commandait Minoutchehr, qui ne cédait jamais dans le combat des héros ; Guiv fils de Gouderz, le soutien et le protecteur des frontières, commandait l'arrière-garde. Les clous des sabots faisaient de la terre une montagne de fer, et le sang convertit en rubis l'eau du fleuve ; la poussière soulevée par l’armée formait un nuage au-dessus des têtes, et le son des tambours fendait le cœur des rochers ; l'air devint comme un voile noir, et le bruit des timbales faisait trembler les astres, la terre vacillait comme un nuage noir ; tu aurais dit que les armées ne pourraient y tenir ; la plaine se couvrait de cervelles, de mains et de pieds, et il n'y avait plus de place libre sur le sol ; les sabots des chevaux fendaient les têtes des morts, et les étincelles de leurs fers montaient dans l'air. Les hommes de sens se tenaient à l'écart ; les deux armées convenaient que, si elles restaient longtemps sur cette plaine de la désolation et de la vengeance, pas un cavalier ne survivrait et le ciel même s'écroulerait. Le bruit des haches qui fracassaient les casques était tel, que les âmes disaient adieu aux corps.
Quand Keï Khosrou vit les convulsions de la bataille, il sentit le monde peser sur son cœur ; il se retira derrière l’armée, et se présenta devant le Créateur, demandant justice et disant : O toi qui es au-dessus de la sagesse des saints, maître du monde, roi au-dessus de tous les rois ! Si je n'avais pas été victime de l'injustice, si je n'avais pas été tordu comme le fer dans la forge, je ne demanderais pas la victoire, je ne t'importunerais pas de mes prières. Il parla ainsi en frottant ses joues dans la poussière, et le monde fut rempli de ses cris d'angoisse. À ce moment même s'éleva un orage qui brisait les branches joyeuses des arbres, soulevait la poussière du champ de bataille et la lançait contre le roi et l'armée des Turcs. Les Touraniens furent ébranlés, les uns étaient blessés ou morts, les autres prisonniers ; mais quand Afrasiab apercevait un Turc qui quittait la bataille, il lui coupait la tête avec son épée et ne lui donnait pour linceul que la poussière et le sable. Le combat continua jusqu'à ce que le ciel et la terre furent obscurcis, et qu'un grand nombre de Turcs furent captifs ; la nuit vint, revêtue de son voile couleur de musc, de sorte qu'on ne pouvait plus se battre ; les rois rappelèrent leurs armées du champ de bataille, lorsque le ciel eut répandu ses ténèbres sur la face de la terre ; toute la plaine depuis le pied des montagnes jusqu'au bord du fleuve était couverte de cottes de mailles, de cuirasses et de casques ; on alluma partout des feux, et des patrouilles parcoururent les environs des camps.
Afrasiab se préparait à un nouveau combat ; il voulait attendre que le soleil fût levé, eût éclairé les flancs des montagnes et rendu la terre brillante comme un rubis de Badakhschan. Mais le Créateur en avait ordonné autrement, et l’on ne peut résister à sa volonté.
La nuit était noire comme le visage d'un nègre, lorsqu'un messager de Gustehem fils de Newder arriva auprès de Khosrou, disant : Puisse le roi du monde vivre éternellement ! Nous sommes de retour, contents et victorieux. Nous avons surpris les héros d'Afrasiab pendant le temps du sommeil. Ils n'avaient pas un seul cavalier en vedette, personne parmi eux n'avait eu un peu de prudence ; pendant que leurs chefs se réveillaient, nous tirâmes nos épées et nos lourdes massues, et lorsque la nuit eut fait place au jour, il ne restait plus en vie que Karakhan et un petit nombre de ses hommes. Toute la plaine est couverte de leurs membres et de leurs têtes ; la terre est leur oreiller et la poussière leur couverture.
Il survint de grand matin un messager de Rustem, monté sur un dromadaire, et porteur de bonnes nouvelles, disant : Nous avons appris dans le désert où se trouvaient les ennemis, et avons suivi en toute hâte cette indication ; Rustem marchait jour et nuit, et s'il avait été seul, il n'en aurait pas moins continué sa route. Nous avons atteint l'ennemi à l'heure où le soleil qui éclaire le monde lève sa tête au-dessus des montagnes ; Rustem banda son arc, et lorsqu'il fut plus près, il mit son casque sur sa tête, et, avec la première flèche qu'il fit partir de sa main, le désert fut délivré de l'armée des Turcs. Maintenant il est entré dans le Touran, poursuivant sa vengeance, et le roi en aura prochainement des nouvelles.
Une clameur joyeuse remplit le camp et frappa les oreilles du roi des Turcs, qui ordonna à l'instant à tous ses serviteurs de monter à cheval. Au même moment arriva, en grande hâte, un cavalier auprès d'Afrasiab en poussant des cris et annonçant que Karakhan survivait presque seul de son armée et arrivait avec soixante hommes, pendant que les Iraniens entraient dans le Touran, en si grand nombre qu'ils épuisaient l'eau des ruisseaux. Afrasiab dit à ses conseillers : La fortune nous trahit encore une fois : si Rustem saisit mon palais, nous sommes perdus d'un seul coup. Mais il croira que nous sommes sans nouvelles et engagés à combattre Khosrou. Allons le surprendre rapidement comme le feu ; inondons la terre d'un torrent de sang comme le Djihoun, et si Khosrou nous suit, il est probable que deux tiers de son armée ne reverront plus les terrasses et les murs de sa ville. Toute l'armée, tous les sages et les chefs partagèrent cet avis ; on abandonna les bagages, et l'armée s'élança dans le désert rapidement comme le feu.
Mais bientôt un éclaireur arriva du désert, annonçant à Khosrou que l'air était obscurci de la poussière soulevée par l'armée des Turcs. Il avait vu que les Turcs avaient disparu et vint dire au roi du peuple que toute la plaine était couverte de tentes de toute espèce, mais que personne ne s'y trouvait plus. Khosrou comprit que le roi de la Chine avait quitté le champ de bataille si inopinément parce qu'il avait reçu des nouvelles de Gustehem et de Rustem qui avaient précipité sa marche. Il fit partir sur-le-champ un messager, qu'il envoya en grande hâte à Rustem, et lui fit dire : Afrasiab a renoncé à la bataille qu'il allait me livrer, et sans doute il va se jeter sur toi. Tiens prête ton armée et sois sur tes gardes ; ne quitte ni jour ni nuit ton carquois et tes flèches. Le messager était un homme d'expérience et tel qu'il le fallait ; il connaissait la route et ce qui était hors la route ; il partit, et lorsqu'il arriva auprès de Rustem, il trouva le héros au cœur de lion tout armé, et ses troupes la massue sur l'épaule et l'oreille tendue vers un bruit lointain. Il fit à Rustem son message, dont le but était d'assurer sa sécurité.
De son côté Keï Khosrou, le roi avide de vengeance, s'assit en repos et en paix ; il distribua à l'armée tout ce qu'on avait trouvé, les grandes et les petites tentes et les trônes de toute forme. Il fit rechercher les Iraniens morts, les fit laver pour enlever le sang et la boue, les fit mettre dans des linceuls et leur construisit un mausolée royal. Lorsqu'il se fut débarrassé du sang et de la poussière du combat, il fit plier les bagages, monter à cheval ses troupes et se mit à suivre rapidement les traces du roi des Turcs.
Afrasiab étant arrivé près de sa ville de Gangue, crut que Rustem devait être livré au sommeil, et il dit aux chefs de ses troupes : Allons le surprendre, allons le détruire lui et son armée. Mais il aperçut dans les ténèbres une ronde ; il entendit dans la plaine un bruit de chevaux ; il fut confondu de la vigilance de Rustem, s'arrêta et se mit à réfléchir que son armée était affaiblie et battue, que ses hommes tenaient à la douce vie, que Rustem prompt à frapper était devant lui, et derrière lui le roi et ses vaillants cavaliers. Il appela ceux qui se trouvaient près de sa personne, leur parla longuement de ses inquiétudes et demanda leur avis. Un de ses conseillers dit au roi illustre : Pourquoi endurerions-nous de nouveau les fatigues de la route ? Voici Gangue-Diz où sont les trésors du roi ; c'est un endroit qui a huit farsangs de longueur et près de quatre en largeur, qui est rempli de femmes, d'enfants, d'hommes et d'une grande armée ; c'est le siège du pouvoir et de l'empire, du trône et de la couronne. Aucun aigle ne peut voler au-dessus de ses murs, personne même en songe n'en a vu de plus hauts ; il s'y trouve des vivres, ton palais, ton diadème et une armée ; tu y jouiras de tes trésors pendant que l'ennemi aura à supporter les fatigues de la route. Voici ce pays qu'on appelle le paradis, où tout est plaisir, repos et délices ; dans chaque coin sont une source et un bassin d'eau long et large d'une portée de flèche ; tu y as amené des Mobeds de l'Inde et de Roum, tu en as fait une demeure comme le paradis, et du haut de la tour on observe facilement, à la distance de vingt farsangs, ceux qui se trouvent dans la plaine. N'as-tu donc pas autre chose à faire sur la terre que de livrer des batailles ? À la fin le monde ne reste à personne.
Le roi écouta ces paroles ; elles lui convinrent, et il reprit confiance dans le sort. Il entra joyeusement dans Gangui-Behischt avec son armée et tout son appareil de guerre ; il fit le tour de la ville et n'y trouva pas un pouce de terre inculte. Il y avait un palais dont le toit s'élevait jusqu'aux nues, et qui avait été bâti par le puissant roi. Il entra dans la salle d'audience et y tint sa cour ; il donna à ses troupes de l'argent, il leur donna de l'or ; il envoya de tous côtés des armées à la tête desquelles il plaça des princes. Sur la tour se tenait debout un guetteur, pendant le jour un gardien, pendant la nuit une sentinelle. À la droite du roi s'assirent les nobles et les Mobeds, et il appela devant lui l'homme qui écrivait ses lettres.
On écrivit une lettre au Faghfour de la Chine, auquel le roi, après mille salutations dit : La rotation du ciel ne m'amène que des combats. J'ai relevé un homme que j'aurais dû tuer, et maintenant il me rend la vie dure ! Je serais heureux si un prince comme le Faghfour venait ici, car mon âme est témoin de l’affection que je lui porte. Mais s'il ne peut pas venir lui-même, qu'il envoie une armée et qu'elle s'avance de ce côté, prête au combat. L'envoyé d'Afrasiab arriva à la cour de Chine à l'heure du sommeil. Le Faghfour, qui portait haut la tête, le reçut avec politesse et lui assigna un palais agréable.
Pendant ce temps Afrasiab perdit à Guangue le repos, l'appétit et le sommeil ; il fit placer des balistes sur les murs et mettre les bastions en état de défense ; il ordonna aux mécaniciens de porter de lourdes pierres sur la tour ; il appela un grand nombre d'artificier du Roum ; il distribua ses troupes sur les murs de la forteresse, et un chef plein de vigilance disposa sur la tour les catapultes et les balistes, les arbalètes et les boucliers en peau de rhinocéros. Tous les bastions étaient remplis d'hommes couverts de cottes de mailles et de casques ; une foule de forgerons se fatiguaient à placer partout des crochets d'acier attachés à de longues lances, pour saisir avec ces griffes aiguës ceux qui s'approcheraient des mars ou les forcer à s'enfuir. Il distribua de l'argent à l'armée et la pourvut de tout ; il fit à chacun des largesses de toute espèce ; il distribua des casques, des épées, des caparaçons, des boucliers chinois, des flèches et des arcs sans nombre à son armée, en n'omettant personne qui pouvait se battre.
Lorsqu'il eut rempli ce devoir, il s'assit joyeusement, lui et ses serviteurs qui l'avaient aidé à préparer le combat ; tous les jours cent joueurs de harpe aux visages de Péris se rassemblèrent devant le trône du roi ; jour et nuit il tint sa cour et fit chanter des esclaves en buvant du vin ; chaque jour il jeta au vent un trésor ; il ne pensait ni au jour ni au lendemain. Quand l'avenir l'inquiétait, il pensait que peut-être il ne le frapperait pas et qu'il ne fallait pas s'en tourmenter. Il vécut ainsi dans les plaisirs pendant deux semaines. Qui sait quel est le cœur qui demain sera joyeux ?
Dans la troisième marche Keï Khosrou arriva devant Gangue ; il entendit le bruit des flûtes et le son des harpes, et sourit ; il fit le tour des fortifications et resta confondu de ce changement de la fortune, se disant : Celui qui a construit ces murs ne l’a pas fait pour résister à des ennemis et au malheur ; mais lorsqu'il eut versé le sang du roi de l'Iran, il s'est réfugié dans ces murs devant nous. Il regarda avec étonnement cette ville ; il la vit semblable à la sphère céleste qui réjouit le cœur. Il dit à Rustem : O Pehlewan ! ton esprit lucide peut-il comprendre que de grâces, que de victoires dans les combats Dieu, le maître du monde, nous a accordées ! Ce méchant, plus célèbre que tous les méchants, pour sa colère, sa perversité et sa démence, s'est enfui devant nous dans cette forteresse, pour se soustraire aux combats ; ce méchant, qui est le chef de tous les méchants de ce monde, est devenu encore plus mauvais, mainte nant qu'il est vieux. Si je ne rendais pas grâces à Dieu, je ne mériterais pas de dormir dans la nuit, car c'est lui qui donne la victoire et la domination ; c'est lui qui a créé le soleil et la lune.
D'un côté la ville était adossée à une montagne, et là elle était garantie contre toute attaque ; de l'autre côté coulait un fleuve qui réjouissait l'âme des hommes. On dressa sur toute la plaine les enceintes des tentes, on planta le drapeau des Keïanides ; l'armée occupa un espace de sept farsangs, et toute la terre se soumit à elle. Rustem plaça son camp à droite et demanda au roi, maître de la terre, le commandement d'un corps d'armée ; à gauche se trouvait Feribourz fils de Kaous, dont le cœur se réjouissait du son des clairons et des timbales, et ses hommes vinrent et dressèrent l'enceinte de ses tentes ; ensuite le fils de Gouderz choisit la place de son camp. La nuit vint ; de tous côtés on entendit des clameurs ; le monde se remplit de luttes et de bruit ; le cœur de la terre bondit du son de tant de clairons, de trompettes et de fifres.
Lorsque le soleil envoya ses rayons de la voûte du ciel et qu'il eut déchiré le voile noir du monde, le roi s'assit sur son cheval couleur de nuit et fit le tour de l'armée ; il dit à Rustem au corps d'éléphant : O mon ami, chef de l'armée ! j'espère que le monde ne verra plus Afrasiab, même en songe ; soit qu'il périsse dans le combat, soit qu’il tombe vivant entre mes mains, il sentira la pointe de l’épée d'un serviteur de Dieu. Je crois que de tous côtés des troupes arriveront à son aide, car sa puissance est grande ; on le craint, et c'est par crainte qu'on voudra le secourir, et non par haine contre nous ou de gaieté de cœur. Mais, avant qu'il puisse réunir son armée, nous ferons tous nos efforts pour lui couper toute retraite, nous démolirons les murs de sa ville, nous en jetterons les pierres et la terre dans le fleuve. Les jours pénibles sont passés pour l'armée, et la fatigue va se changer en repos. Quand l'ennemi cherche un refuge derrière des murailles, une armée n'a plus à craindre les combats et la lutte. Afrasiab est découragé dans cette ville, qui certainement ne sera plus qu'un hallier. Rappelons-nous les paroles de Kaous ; portons toutes les forces de nos âmes à faire justice. Il a dit : cette vengeance, avec toutes ses ramifications, ne sera jamais recouverte par la rouille et la poussière des temps ; une génération après l'autre périra, jusqu'à ce que cent fois soixante ans soient passés. Ce sera comme un arbre qui pousse toujours des feuilles vertes ; et, dans cette vengeance des rois, le cœur ne tremblera pas devant la mort. Le père passera, mais la vengeance restera, et le fils deviendra le guide qui transmettra cette douleur à un autre. Les grands lui rendirent hommage ; ils l'appelèrent le roi à la foi sainte, disant : Puisses-tu terminer la vengeance de ton père ! puisses-tu être toujours heureux et toujours victorieux !
Le lendemain, lorsque le soleil se montra au-dessus des cimes des montagnes et qu'il plaça son flambeau d'or sous la voûte du ciel, on entendit un grand bruit dans la forteresse, et Khosrou en devint inquiet. Tout à coup on ouvrit la porte du château et ce secret mystérieux fut dévoilé. Djehn, accompagné de dix cavaliers, sortit de la ville. C'était un prince prudent, riche et plein de connaissances. Il s'avança jusqu'à la porte de l'enceinte des tentes royales, ou il mit pied à terre avec son cortège illustre. Le grand chambellan entra auprès du roi et lui annonça l'arrivée de Djehn avec dix cavaliers. Le roi des rois s'assit sur son trône d'ivoire et plaça sur sa tête la couronne qui réjouissait les cœurs ; ensuite le vaillant Menouschan sortit et amena Djehn, le prince prudent. Lorsque celui-ci fut arrivé en présence du roi, Khosrou versa des larmes qui inondaient ses joues ; Djehn s'arrêta confondu ; il ôta de sa tête son casque royal, s'avança jusqu'au pied du trône, rendit hommage au roi et l'adora, en disant : O roi illustre, puisses-tu faire éternellement le bonheur du monde ! puisse notre pays te porter bonheur ! puissent le cœur et les yeux de tes ennemis être arrachés ! puisses-tu être toujours fortuné, toujours servir Dieu, ô toi qui as étendu ta main sur notre pays ! Puissent ton départ et ton retour avoir été heureux ! Puisses-tu être disposé à de bonnes paroles ! J'apporte un message d'Afrasiab, si le roi a la patience de m'écouter.
Le roi ayant entendu ces paroles de Djehn, ordonna de placer cet homme sage sur un trône d'or. Djehn s'assit et s'acquitta du message de son père, disant : Afrasiab est assis sur son trône dans la douleur, et les cils des yeux mouillés de larmes. D'abord je porte au roi les salutations du chef de l'armée de Touran, au cœur déchiré ; il m’a dit : Grâces soient rendues à Dieu, en qui est notre refuge, de ce que mon petit-fils est parvenu à un tel degré de puissance, qu'il conduit l'armée, qu'il gouverne l'empire, qu'il monte sur la voûte du ciel qui tourne ! Du côté du père, ses aïeux ont été rois, depuis Keï Kobad ; du côté de la mère, il descend de Tour ; sa tête dépasse les têtes des rois de la terre, et son nom est le diadème qui surmonte le trône impérial. L'aigle qui vole dans les nues et le vaillant crocodile dans les flots de la mer sont les gardiens de ton trône ; les bêtes fauves se réjouissent de ta fortune, et les princes, avec leurs couronnes et leurs joyaux, sont tes inférieurs. C'est l'œuvre la plus étonnante du Div, le maudit, qu'il n'ait jamais et voulu que ma perte. Comment mon cœur a-t-il tellement failli, que malgré ma tendresse et ma droiture, j'ai tué de ma main le noble Siawusch, le fils innocent de Kaous ! Mon âme en est déchirée, je suis assis dans ma douleur, ayant perdu la faim et le sommeil. Ce n'est pas moi qui l'ai tué, c'est le Div impur, qui a enlevé de mon cœur la crainte de Dieu. Le monde lui appartenait, je n'avais contre lui qu'un prétexte, je n'avais pour moi dans cette lutte qu'un mensonge. Maintenant tu es devenu homme de sens et roi, tu approuves les bons ; regarde donc que de grandes villes, remplies de jardins de palais, de places et de maisons, ont été dévastées dans cette guerre de vengeance, dont Siawusch et Afrasiab sont le prétexte ; pense à tous ces combats de cavaliers vaillants, aux corps d'éléphants et fort comme des crocodiles, qui n'ont eu d'autre linceul que la gueule des lions et dont les têtes ont été séparées de leurs corps ; pense qu'il n'est pas resté un lieu de repos, même dans le désert, et que toute cette partie du monde est désolée et de peuplée ; pense que notre nom ne rappellera aux hommes, jusqu'au jour de la résurrection, que des combats et des coups d'épées tranchantes. Dieu le créateur ne peut nous approuver ; et à la fin nous nous tordrons sous la douleur du mal que nous avons fait. Si tu veux le combat, certainement ton cœur ne se reposera jamais de la guerre. Réfléchis à la rotation du sort, et ne puise des leçons que dans elle. Car nous sommes dans une ville fortifiée et tu n'as que la campagne ouverte, et ta tête pleine de vengeance et ton cœur rempli de sang. J'appelle ma ville Gangue ; c'est mon paradis, qui a été créé par mon pays et planté par moi ; c'est là qu'est mon armée, et mon trésor, là mon sceau et mon diadème ; c'est là que je sème et que je jouis ; c'est là qu'est la demeure de mes lions du combat, pendant que le beau temps et les chaleurs sont passés pour toi, et que les roses et les tulipes aux tr couleurs brillantes sont fanées ; l'hiver et le froid vont venir et gèlerons les mains sur les hampes des lances ; et quand les nuages montreront leurs rides sur le versant des montagnes, la terre de ce pays deviendra comme de la pierre. Des armées arriveront de partout où je les appelle, et tu ne résisteras pas à la rotation du soleil et de la lune. Suppose que la fortune qui change t'abandonne dans la bataille : alors le sort t'accablera au-delà de tout ce que tu as pu craindre, et un autre que toi profitera de ta peine. Et si tu dis : Je prendrai le pays des Turcs et la Chine, je ferai écrouler le ciel sur la terre, j'exterminerai cette cour avec l'épée et Afrasiab tombera dans ma main, ne crois pas que cela soit dans l'avenir, car celui-là ne sera jamais broyé, qui n'est pas destiné à périr. Je suis le petit-fils de Zadschem, le plus grand des rois, je suis de la trace de Feridoun et de Djamschid, je possède la sagesse et la dignité que Dieu donne aux rois, je suis comme le Serosch et j'ai des ailes comme lui. Quand le malheur me serrera de près, je ne demanderai te conseil à aucun maître, et, selon la volonté de Dieu, je disparaîtrai à l'heure du sommeil, comme une étoile disparaît devant le soleil. Je traverserai la mer de Kaimak, je t'abandonnerai mon armée et mon empire. Gangue-diz sera ta résidence et mon pays et mon peuple ne me verront plus ; mais quand le jour de la vengeance aura paru, alors aie soin de tenir prête ton armée, car je viendrai me venger de toi et rétablir en tout lieu ma foi.
Mais si tu veux renoncer à toute idée de guerre, si tu veux rendre heureux ce pays par ta clémence, j'ouvrirai mes trésors de couronnes et de ceintures, mes trésors d'argent, d'or et de pierreries, et tu prendras ce que Feridoun n'avait jamais donné à Iredj, et ne parleras plus de vengeance. Si tu demandes la Chine et le Matchin, tu es le bienvenu, et car il faut aller là où le cœur nous pousse. Le Khorasan et le Mekran sont devant toi, et je consens à tout ce que tu voudras. J'enverrai autant de troupes que tu désireras sur la route que le roi Kaous a éprise ; j'enrichirai ton armée, je te donnerai un trône d'or et on diadème ; je te soutiendrai dans toutes les batailles, et devant ma cour je te reconnaîtrai comme roi. Dis ce que tu veux, ce que tu désires, réfléchis sur le passé et sur ton avenir. Mais si tu refuses mon conseil, si tu médites vengeance contre ton grand-père, alors prépare-toi à la bataille, aussitôt que Djehn sera revenu : je suis prêt pour le combat comme un léopard.
Le roi écouta le message de Djehn et le regarda en souriant ; ensuite il lui dit : O toi qui recherches le combat, j'ai écouté tes paroles du commencement à la fin. D'abord, quant aux souhaits que tu as faits pour moi, puissent-ils se vérifier pour mon trône, ma couronne et mon sceau ! Quant aux salutations que tu m'as portées de la part d'Afrasiab, dont les yeux sont remplis de larmes, selon ton récit, je les ai entendues ; puissent-elles porter bonheur à ma couronne et à mon trône, que j'espère voir toujours heureux et victorieux ! Ensuite, quant à ce que tu dis sur les grâces qu'il rend au Créateur de voir son petit-fils dévoué à Dieu, plus heureux que tous les rois de la terre, et le prince le plus aimé et le plus victorieux, je te réponds que Dieu m'a donné tout ce que dit Afrasiab ; puisse mon mérite ne pas être au-dessous de cette fortune ! Quoique tu aies la parole séduisante, tu n'es pas pur de cœur, ni un vrai serviteur de Dieu. Quand on est puissant par l'esprit, il faudrait que les actions valussent encore mieux que les discours. Feridoun, le bienheureux, n'est pas de venu un astre, et son corps n'a pas quitté la terre noire, et tu dis que je m'élève au-dessus du ciel ; tu as donc renoncé à toute pudeur ? Ton esprit ne compte que sur la fraude, et la parole dans bouche n'est qu'un ornement. Tes lèvres sont pleines de paroles et ton cœur plein de mensonges qui ne peuvent éblouir un sage. N'appelle pas mon père, que tu as assassiné, roi de la terre, maintenant qu'il ne reste plus même les ossements de Siawusch. De même, par excès de haine, tu as traîné ma mère de l'appartement des femmes sur la voie publique, et moi, qui n'étais pas encore né de ma mère, tu as versé du feu sur ma tête. Quiconque se trouvait devant ton trône a maudit ton âme perverse, car jamais personne dans le monde n'avait agi ainsi, ni un roi, ni un héros, ni un homme quelconque. Un prince qui traîne une femme, sa propre fille, devant les hommes et la livre aux bourreaux, qui la frappent de fouets, pour qu'elle fasse une fausse couche ! Le sage Piran est survenu : il a vu ce que jamais il n'avait vu ni entendu. Mais la volonté de Dieu était que j'élèverais ma tête au-dessus de la foule ; il a détourné de moi le mal que tu voulais me faire, car le sort avait sur moi des desseins secrets. Plus tard, lorsque ma mère m'eut mis au monde, tu m'as envoyé chez des pâtres, comme un enfant sans valeur, tu m'as livré en pâture au lion ; des chèvres étaient mes nourrices, des buffles, mes gardiens ; je n'avais pas de repos le jour, je ne dormais pas la nuit. Ainsi passa le temps ; à la fin Piran me ramena du désert et me conduisit auprès de toi ; tu avais pensé que j'étais digne du trône et de la couronne, et tu voulais me trancher la tête comme à Siawusch et n'accorder pas même un linceul à mon corps ; mais Dieu le très saint m'a lié la langue, et je suis resté confondu à la place où j'étais assis ; tu m'as trouvé un être sans cœur et sans tête, et alors tu as ajourné tes mauvais dessins. Ensuite pense à ce que Siawusch a fait dans sa droiture, et ce qu'il a souffert de maux et de privations. Il t'a choisi dans le monde entier comme son refuge, comme il convenait à un brave ; il a abandonné pour toi le trône et la couronne, il est venu et t'a salué comme roi de la terre. Il a agi de bonne foi et a renvoyé son cortège pour que tu ne l'accuses pas de perfidie.
Lorsque tu as vu sa poitrine et son nombril, sa puissance, sa bravoure et ses manières, ta mauvaise nature s'est émue et tu as tué cet homme au cœur pur ; tu as coupé cette noble tête qui portait une couronne, comme si c'était une tête de mouton. Depuis le temps de Minoutchehr jusqu'aujourd'hui tu n'as été qu'un méchant et un malveillant. Le malheur a commencé par Tour, qui s'est livré à sa méchanceté en face de son père ; et ainsi, de génération en génération, il n'y a eu ni conduite royale, ni foi, ni loi ; tu as frappé le cou de l'illustre Newder, le père du roi et né de race royale, tu as tué ton frère Aghrires, qui était doux et ne cherchait qu'une bonne renommée. Depuis que tu existes tu as été méchant et de mauvaise race, et tu as suivi la voie d'Ahriman. Si l'on voulait compter tes méfaits, on dépasserait le nombre des rotations du ciel ; tu es un rejeton envoyé de l'enfer, ne dis pas que tu es de naissance humaine.
Ensuite tu dis que le maudit Div a tourné ton cœur et ta volonté vers le mal ; c'est ainsi que Zohak et Djamschid, lorsqu'ils ont renoncé à la vertu, ont dit qu'Iblis a jeté leur âme hors de la voie, et les a rendus impuissants pour le bien. Mais le malheur ne les a pas abandonnés, à cause de leur mauvaise nature et des conseils de leur maître le Div. Quiconque détourne sa tête de la voie droite finira par être courbé et affaibli.
Encore, dans le combat contre Pescheng, où Piran a tué tant de cavaliers, la terre a été rougie par sang des fils de Gouderz, car tu ne cherches faire de la peine et ne suis que la voie du mal. Et maintenant tu es venu avec mille fois mille cavaliers turcs prêts pour la bataille, tu as amené ton armée à Amouï pour me combattre, et Pescheng s'est présenté devant moi ; tu as envoyé pour qu'il me tranchât la tête, et ensuite tu serais parti pour dévaster mon pays. Mais Dieu, le maître du monde, m'est venu en aide et a abaissé la fortune de mes ennemis. Dis-moi à présent si mon cœur pourrait se réjouir de ton bonheur, si je pourrais être heureux de te voir sur le trône ? Réfléchis-dans quels termes je dois parler de tes actions quand je veux être sincère ? Dorénavant, et jusqu'à la résurrection, je ne te parlerai plus qu'avec mon épée tranchante. Je lutterai contre toi avec toute la puissance de mes trésors et de mes armées, à l'aide de ma bonne étoile et de la rotation du soleil et de la lune ; je me tiendrai humblement devant Dieu, je ne demanderai d'autre guide que lui, dans l’espoir d'arracher les mauvaises herbes du jardin, de rajeunir le monde par la justice et la générosité, de détruire mes ennemis, et d'ôter le diadème aux méchants. Répète à mon grand-père toutes mes paroles, et qu'il ne cherche pas un prétexte pour éviter une lutte pareille.
Il donna à Djehn une couronne incrustée de chrysoprases, un collier d'or et deux boucles d'oreilles. Djehn s'en retourna auprès de son père et lui rapporta tout ce qui s'était passé. Afrasiab s'émut de la réponse de Khosrou, son cœur se remplit de douleur et sa tête d'impatience ; il distribua à son armée des trésors et de l'argent, des massues, des épées, des morions et des casques.
Pendant toute la nuit, et jusqu'à ce que le soleil se fût levé à l'horizon et eût fait briller la montagne comme le dos d'un éléphant blanc, Afrasiab s'occupa à mettre en ordre son armée, et aucun Turc ne se livra au sommeil. Lorsque le son des timbales se fit entendre à Gangue, la terre se couvrit de fer et l'air se remplit d'une poussière noire, et Khosrou, le chef des Mobeds, le roi bienveillant, monta à cheval à faute du jour. Il fit le tour de la ville et forma son plan de bataille. Il ordonna à Rustem de se porter sur un côté de la ville avec un corps d'armée, qui ressemblait à une montagne ; d'un autre côté devait se tenir Gustehem fils de Newder ; du troisième, Gouderz, dont te conseil portait bonheur ; enfin au quatrième côté resta le roi, qui accomplissait toujours sa volonté, avec ses timbales, ses éléphants et ses vaillante cavaliers. Il distribua à ses troupes toutes les armes dont elles avaient besoin et s'avança contre la ville. Il ordonna à l'armée de creuser un fossé autour des murs, et tous ceux qui étaient propres à ce travail et pouvaient servir dans l'attaque de la ville, qu'ils fussent de la Chine ou du pays de Roum, qu'ils fussent des Mobeds ou des héros expérimentés de tous les pays, entourèrent rapidement la ville et employèrent toute leur habileté. Il fit creuser ainsi un fossé profond de deux longueurs de lance et rangea son armée tout autour, pour que les Turcs ne pussent pas faire une sortie inattendue pendant la nuit. Il fit placer en face de chaque porte deux cents balistes et établir derrière les troupes deux cents catapultes ; ensuite il disposa deux cents arbalètes auprès de chaque porte, de sorte que, lorsqu'un ennemi se montrerait sur les murs, les catapultes versassent une grêle de pierres sur lui et lui écrasassent la tête, pendant que les hommes de Roum, armés et munis de leurs arbalètes, se tiendraient derrière la ligne des catapultes ; enfin il ordonna que deux cents éléphants fussent placés tout autour des fortifications de la ville.
Le fossé qu'on creusait entamait les fondations du mur ; on y plaçait des colonnes de bois, et l’on soutenait ainsi le mur en lui faisant une base de troncs d'arbres ; ensuite on recouvrait ce bois d'une couche de naphte noir : c'était le roi qui avait ordonné cette ruse. Les pierres que lançaient les machines et les flèches des arbalètes firent pâlir les joues des braves : au-dessous se trouvaient le feu, le naphte et le bois et au-dessus, les coups des lourdes massues.
Ayant préparé ainsi l'attaque des quatre côtés comme on doit faire dans un siège, le roi de la terre s'éloigna pour prier Dieu ; il quitta l'armée, se rendit au lieu des prières et s'adressa en secret au Maître du monde ; il invoqua Dieu ; dans son désir de vengeance, il se tordit dans la poussière comme un serpent, disant : L'accomplissement des vœux et la puissance viennent de toi ; en tout danger ; le secours vient de toi. Si tu vois que ce que je veux est juste, ne me force pas d'abandonner ce lieu, renverse ces magiciens de leur trône, contente mon cœur, et rends-moi favorable la fortune.
Il releva la tête après sa prière et revêtit d'une cuirasse sa poitrine brillante, prit ses armes et s'élança au combat, rapide comme la fumée. Il ordonna que chaque porte fut attaquée fortement par un corps d'armée ; on mit le feu au bois et au naphte ; on lança des pierres à la tête des assiégés. Le bruit des arbalètes et la fumée obscurcirent la face radieuse du soleil ; la terre devint bleue, le ciel couleur de lapis-lazuli à cause de la poussière que faisaient lever les balistes et les catapultes ; on entendait les cris des éléphants et les voix des chefs ; on voyait les éclairs des épées et des lourdes massues, on aurait dit que la lune et le soleil se combattaient, tant il pleuvait des coups d’épées et tant la poussière était noire. Le naphte incendia les troncs d'arbres, qui, par la permission de Dieu, brûlaient comme du bois de chauffage ; on aurait dit que la muraille se soulevait et s'écroulait comme une montagne. Un grand nombre de Turcs vaillants furent précipités de ces murs ainsi que des lions qui tombent inopinément dans une fosse, et la vie de ces hommes que la fortune avait abandonnés se termina.
Un cri de victoire s'éleva de l'armée du roi au milieu du combat ; tous tournèrent leurs yeux vers la brèche de la forteresse, et Rustem accourut avide de combats. Afrasiab apprit aussitôt de quel côté le mur de la ville s'écroulait ; il arriva rapide comme la poussière qui voie, criant à Djehn et à Guersiwez
Qu'importe la muraille ? c'est avec les épées qu'une armée doit former ses murs. Pour sauver le pays et vos enfants, pour sauver vos trésors et vos parents, liez ensemble les pans de vos cottes de maille et ne laissez pas autour de vous ces ennemis. Toute une armée de Turcs, semblable à une montagne, se jeta sur la brèche en bataillons serrés ; ils combattirent comme des lions, et une immense clameur s'éleva des deux côtés ; les cavaliers Turcs tremblaient comme les feuilles du saule et désespéraient du salut de leur pays. Alors le roi ordonna à Rustem de faire mettre pied à terre à tous ceux, qui portaient des lances, et de les faire avancer contre la brèche ; un grand nombre de héros illustres, avides de combats, armés de carquois, d'épées, de flèches et de haches d'armes se tinrent à cheval derrière Rustem, le glorieux ; le vaillant roi lui-même les dirigeait au plus fort de la lutte. Les cavaliers et les fantassins des deux armées se jetèrent dans le combat par masses semblables à des montagnes. Rustem, avide de vengeance, amena toutes ses troupes sur la brèche, comme un lion furieux ; il s'avança à pied, rapidement comme la poussière, abattit le drapeau noir d’Afrasiab et planta sur le mur le drapeau violet du roi de l'Iran, qui portait une figure de lion ; le cri victorieux de l'armée du roi d'Iran retentit du champ de bataille, un grand nombre de Turcs furent tués, et la fortune des Touraniens baissa. Au moment où le combat fut le plus acharné, Rustem saisit de sa main et jeta par terre deux hommes, Guersiwez et le vaillant Djehn, les soutiens du trône de Touran, le frère et l'illustre fils d'Afrasiab, et c'est ainsi qu'ils succombèrent à leur mauvaise fortune.
L'armée des Iraniens entra dans la ville, une armée au cœur ulcéré et avide de vengeance ; elle se mit à saccager et à tuer, et l'on n'entendit que des clameurs et des lamentations ; les enfants et les femmes poussaient des cris et abandonnaient leurs maisons aux Iraniens ; mais que de femmes, que d'enfants en bas âge qui disparurent sous les pieds des éléphants ! Toute la ville fuyait comme le vent, personne ne pensait plus à son pays, tous les yeux étaient remplis de sang dans cette détresse, car la fortune des héros du Touran était vaincue ; leurs femmes et leurs enfants étaient captifs, leurs trésors pris, leurs âmes blessées par le ciel, leurs corps percés de flèches.
Afrasiab se rendit dans son palais, le cœur gonflé de sang, les yeux remplis de larmes ; il monta sur la tour où se trouvait son palais ; il monta et regarda sa ville. Il vit que deux tiers de ses hommes de guerre étaient morte et que le reste s'était enfui du combat ; il entendit les voix des cavaliers, les cris des femmes et le son des timbales qu'on battait sur le dos des éléphants ; il vit les éléphants qu'on faisait passer sur des hommes, qu'ils laissaient écrasés et couchés sur la terre ; il vit la ville remplie de fumée et de lamentations ; il vit l'incendie, le pillage et la tempête ; il vit les uns joyeux et les autres accablés de douleurs et de fatigue. Il en est ainsi dans ce monde passager.
Lorsqu’Afrasiab vit cet état des choses, ces massacres et cet abandon de la fortune, quand il comprit qu'il avait perdu Djehn et son frère, son pays, sa couronne, sa royauté, son trône et sa ceinture, il dit en lui-même, le cœur navré et déchiré : De quels malheurs m'accable la sphère céleste ! Je vois des jours tels qu'être tué et mourir ne me paraît-plus un malheur. Il descendit de la tour, rempli de douleur ; il dit adieu au trône de la royauté en s'écriant : Quand te reverrai-je dans un jour de bonheur, de repos et de délices ? Il quitta ce lieu, dans son trouble, et disparut ; son esprit et sa raison s'envolèrent comme un oiseau. Il avait fait construire sous son palais un chemin souterrain ; personne, dans son armée, ne savait que ce chemin existait sous la forteresse. Il choisit deux cents de ses grands et disparut par ce chemin inconnu ; de là il s'enfonça dans le désert et laissa tout son pays étonné de son absence ; personne dans le monde ne sut ce qu’il était devenu, tant sa fuite avait été précipitée.
Keï Khosrou entra dans son palais et foula aux pieds son étoile ; le roi s'assit sur le trône d'or et fit chercher Afrasiab de tous côtés. On le chercha pendant longtemps, mais on ne trouva aucune trace du chef des hommes qui portaient haut la tête ; le roi demanda de nouveau ce qu'étaient devenus Guersiwez et Djehn, et le chef de l'armée du Touran, comment il était parti et où il se cachait, où était son lieu de refuge, puisqu'il ne se trouvait plus là. De tous côtés on répondit à Khosrou qu'en n'avait découvert aucune trace de lui. Le roi victorieux écouta ces paroles et dit aux Iraniens : Mon ennemi s'est enfui comme un lâche ; mais sa gloire et sa puissance étant passées, il est indifférent qu'il soit mort ou qu'il soit vivant.
Ensuite Khosrou choisit dans son armée des hommes de sens, des nobles qui avaient de l'expérience et de la bravoure, et leur dit : Puissent vos corps être en bonne santé ; puissent vos cœurs être remplis de justice ! Je vous confie la garde de la porte du palais de ce Turc, dont la fortune est mauvaise ; faites tous vos efforts pour la défendre ; car il ne faut pas que même le soleil du haut de la voûte des rieux pénètre dans le palais d'Afrasiab, et je ne veux pas qu'on entende dans la rue la voix de ses femmes au visage voilé. Il envoya des surveillants pour prendre soin des troupeaux de chevaux qui paissaient librement autour de Gangue, et il ne fit du mal à aucun membre de la famille d'Afrasiab, comme il convient à un roi.
Quand l'armée iranienne, vit ce que faisait le roi, elle éclata en murmures, disant : Keï Khosrou se comporte ici de manière qu'on dirait qu'il est dans la maison d'un hôte ! Il ne se rappelle pas le sang de son père, à qui on a tranché la tête par folie et par injustice ; il oublie sa mère, qu'on a tirée du sanctuaire de son trône et de son palais pour la traîner dans la rue ! Ce roi ne peut donc faire du mal à personne, parce qu'il a été élevé par des pâtres et a sucé le lait des brebis ! Pourquoi ne détruit-il pas la demeure d'Afrasiab, comme un léopard aux griffes aiguës ? Pourquoi ne réduit-il pas en ruines son palais et sa salle d'audience ? Pourquoi les flammes ne s'élancent-elles pas de la grande place ?
On rapporta à Keï Khosrou ces propos des Iraniens, mot pour mot ; il envoya un messager pour convoquer les sages et leur fit un long discours, disant : Il ne faut jamais montrer de la colère, ni louer ceux qui agissent follement. Il vaut mieux que, malgré mon désir de vengeance, je sois juste, et quand je pourrais satisfaire mes passions, que je pense à mon renom, car les bienfaits sont les souvenirs qu'on laisse sur la terre. Le monde ne reste à personne éternellement, et la rotation du ciel peut répandre des malheurs sans nombre sur qui elle veut.
Ensuite le roi du monde ordonna qu'on amenât en secret les femmes d'Afrasiab, toutes filles de rois, toujours couvertes de voiles, et dont aucune n'était jamais sortie de l'appartement des femmes dans la rue. Lorsque les Iraniens rapprirent, ils coururent au palais, remplis de désirs de vengeance, car ces héros croyaient que Khosrou mettrait à mort les femmes, et ils voulaient les traiter avec indignité et s'apprêtaient à les piller et à les tuer. On entendit sortir de l'intérieur du palais des voix lamentables disant : O roi sage, distributeur de la justice ! tu sais que nous sommes entièrement sans défense, et pourtant nous n'avons pas mérité d'être couvertes d'indignités et d'opprobre. La reine principale, accompagnée de ses filles, parut en chancelant devant le roi ; une esclave se tenait devant chacune de ces femmes ; chacune portait un diadème de rubis sur la tête, et des pierreries brillaient comme le soleil sur leurs robes brodées d'or. Le cœur ivre de la terreur que leur inspirait le roi des rois, elles portaient chacune une coupe d'or remplie de perles, de rubis, de musc et de pierres précieuses, et leurs têtes s'abaissaient dans leur honte. D'une main elles portaient la coupe, de l'autre un encensoir dans lequel brûlaient de l'ambre et du bois de sandal ; on aurait dit que Saturne versait du haut des cieux des étoiles sur la terre.
La grande reine s'avança vers le trône ; elle rendit des hommages au roi, et toutes ces idoles, élevées si délicatement, se mirent à l'adorer de la même manière, toutes pleurant amèrement et survivant à peine à leur disgrâce. Sois généreux au jour du besoin envers ceux qui n'ont connu que le luxe et l'accomplissement de leurs désirs ! Elles lui rendirent hommage dans leur douleur, et la reine lui dit : O noble roi, dont les traces sont fortunées ! quel bonheur, si le pays de Touran n'avait pas rempli ton cœur de peines du désir de la vengeance ! Tu serais venu ici heureux et pour être fêté ; tu serais venu l'allié et le bienvenu des princes ; comme roi et maître de ce pays, tu aurais placé le pied sur le trône de ton grand-père, et Siawusch n'aurait pas été tué par la folie d'Afrasiab. Et pourtant c'est ce qu'a amené la rotation du soleil et de la lune ; c'est ce qu'a fait Afrasiab, issu d'une mauvaise race, qui ne doit pas compter, même en songe, sur ton pardon. Je lui ai donné des conseils, mais il n'en a pas profité ; il a follement détourné sa tête de mes avis. Dieu m'est témoin que mes yeux ont versé des larmes de sang. Ensuite Djehn, mon fils et ton parent, qui ne s'est détaché qu'avec douleur des liens qui l'attachent à toi, est témoin de l'anxiété qu'il y avait dans mon cœur et dans mon âme pour Siawusch, quand il se trouvait chez moi, et combien de conseils Afrasiab, te méchant, a refusé d'entendre et de suivre, jusqu'au moment où la fortune l'a abandonné, où son royaume a été boule versé, où sa couronne et sa ceinture ont été livrées pillage, ses jours assombris, sa tête humiliée, et sa vie rendue pire que la mort. Il est étonnant que sa peau ne se soit pas fendue sur son corps. Maintenant jette un regard de roi sur nous qui sommes innocentes. Nous sommes toutes dépendantes de Khosrou, nous n'entendons dans le monde d'autre nom que le sien, et il ne voudra pas faire souffrir ces femmes innocentes des mauvaises actions d'Afrasiab, le magicien, et s'attaquer sans réflexion ù celles qui n'ont pas fait de mal, les affliger, les blesser et verser leur sang. Car il n'est pas digne d'un roi de trancher une tête qui n'est pas coupable. Toi, ô roi, tu as d'autres intentions ; personne ne reste éternellement dans ce monde passager : fais donc que tu n'aies pas à trembler de honte au jour où il faudra rendre compte quand Dieu t'interrogera.
Lorsque Khosrou entendit ces paroles, il s'attendrit sur ces femmes aux beaux visages, que la fortune avait abandonnées, dont les joues voilées brillaient comme des lampes, dans leur douleur et leur angoisse, et le cœur des hommes de sens tremblait d'émotion, car chacun pensait à sa femme et à ses enfants. Les chefs de l'armée, les princes vaillants rendirent des hommages au puissant roi, priant le glorieux Khosrou, au nom du Créateur du monde, de ne pas faire tomber sa vengeance sur ces femmes, te sage Khosrou leur répondit : Malgré tout ce j'ai à me plaindre, je ne ferai de mal à. personne, si avide de vengeance que soit mon âme. Je suis soucieux de ce que fait ce prince puissant, mais le malheur de ses femmes me peine, et quoiqu'il ait agi méchamment envers ma mère, pleine de vertus, je ne veux pas faire le même mal à d'autres. Le maître du monde, ce fils de parents saints, ordonna aux femmes d'Afrasiab de rentrer dans leur demeure, en leur disant : Ayez confiance et ne croyez pas ceux qui vous diraient de mauvaises paroles. Ne craignez dorénavant rien de moi ; je ne suis pas traître comme un misérable ; personne n'osera vous faire du mal, et la vie de quiconque l'essaierait ne serait pas longue. Restez avec confiance dans votre palais, vouant à Dieu vos corps et vos âmes.
Le roi victorieux dit aux Iraniens : Puissent le trône et la couronne durer éternellement ! Toutes les villes du Touran que vous avez conquises seront des demeures pour vous comme l'Iran. Écartez donc de vos âmes toute idée de vengeance, rendez heureux ce pays par votre clémence ; car le cœur des habitants est rempli de terreur, et partout la terre est pétrie de sang versé. Je vous donne tous les trésors du Touran, et je n'adresse à ceux que j'enrichis qu'une seule prière : faites des efforts pour pratiquer le bien ; vous avez éprouvé le froid, amenez le printemps. D'ici à peu je vais rassasier cette armée entière de trésors et d'or, mais il faut vous abstenir de verser du sang, il ne faut pas trancher la tête des innocents ; il n'est pas digne d'un homme de s'agiter follement, de frapper les vaincus ; détournez vos yeux des femmes, détournez-les de toute personne qui sortira voilée dans la rue, respectez le bien des autres, car ce sont les biens qui changent en ennemis les amis. Faire du mal à-ceux qui n'en ont pas fait ne trouve pas grâce de-mot Dieu. Quiconque voudra me plaire, qu'il s'abstienne de désoler mon empire, et qu'on appelle injuste et maudit quiconque rend désert le pays où je réside !
Ensuite le roi ordonna à son armée d'ouvrir le trésor public du Touran, à l'exception du trésor privé du noble Afrasiab, auquel personne n'avait accès. Il distribua tout le reste à l'armée, l'argent, les armes, les trônes et les couronnes. De tous côtés l'armée innombrable des Turcs, qui s'était dispersée, revint auprès du roi, qui leur pardonna, les traita avec bonté et s'empressa d'arranger leurs affaires. Il distribua le pays de Touran parmi les chefs de son armée, à chaque héros illustre il donna une ville, et dans le pays entier, quiconque n'obéit pas au roi ne sauva pas sa tête des mains des braves. Aussitôt que les lettres des grands furent parvenues dans les province, tout le pays se soumit, et de tous côtés arrivèrent auprès du roi des-envoyés qui se prosternaient à terre devant lui, portant des présents et des lettres des grands, qui tous se déclaraient ses sujets.
Khosrou appela celui qui écrivait ses lettres, lui dit tout ce qui était nécessaire, et composa une lettre pour Keï Kaous sur le Touran et ce qui s'était passé avec l'armée des Turcs. Il commença par les louanges de Dieu, qui a délivré la terre de ses maux, réveillé l'astre endormi de l'empire d'une manière si éclatante et abaissé les têtes des magiciens ; de qui vient tout pouvoir, toute sagesse, toute justice, qui réjouit le cœur de ceux qui ont été opprimés dans le monde. Ensuite il continua : Par l'étoile de Keï Kaous le puissant, l'expérimenté, le roi aux traces heureuses, Gangue, la ville d'Afrasiab, a été prise et la fortune de ce Turc s'est endormie. Sur un seul champ de bataille et dans un seul combat, quarante mille de ses vaillants chefs, portant haut la tête, armés de lourdes massues, ont été tués sur les bords du Gulzarrioun. Ensuite s'est élevé un orage qui a arraché les racines et les branches de son arbre. Une partie de son armée, qui cherchait à nous résister, fut jetée dans l'eau, et lui-même se retira à Gangui-behischt, une place forte remplie d'hommes et à défendre. A l'assaut de la forteresse, nous tuâmes bien trente mille hommes dans le combat ; le tyran se défendit bravement, mais ni son art ni sa fortune ne pouvaient le sauver : son armée se dispersa sur toute la surface du pays, et lui-même a disparu. Plus tard j'enverrai au roi des nouvelles, quand la fortune m'aura accordé d'autres faveurs.
Ensuite Khosrou s'établit joyeusement, entouré d'échansons au visage de péris, tenant en main des coupes de vin, et il se reposa ainsi jusqu'à ce que le printemps se montra et que le monde devint un paradis rempli de couleurs et de parfums. Tout le désert était diapré de fleurs comme de la soie brodée, et l'air tacheté de nuages comme le dos du léopard ; les onagres et les gazelles couraient dans le désert ; et c'est ainsi que Khosrou passa quelque temps dans le bonheur, en chassant avec des guépards et avec des faucons ailés, en buvant du vin au parfum de musc, et en compagnie de femmes belles comme les idoles de Tharaz. Les chevaux traversaient le désert, courant comme des onagres, remplis de force, le cou fort comme le cou du lion, l'oreille dressée et la tête fine comme les cerfs. Pendant ce temps le roi envoya de tous côtés des espions pour chercher dans le monde entier l'injuste Afrasiab.
On reçut de la Chine et du Khoten la nouvelle qu'Afrasiab s'y trouvait, que le Faghfour de la Chine avait fait une alliance avec lui ; que toute la Chine était remplie du bruit des armes ; que tout le pays entre la Chine et le Gulzarrioun était occupé par une armée sous le commandement du Khakan de la Chine ; que personne ne connaissait la valeur des présents, le nombre des esclaves et des chevaux caparaçonnés que le Khakan de la Chine lui avait envoyés ; qu'on lui rendait des hommages en lui donnant le titre de roi ; qu'il s'était emparé de tous les trésors de Piran, dont l’or formait la charge de six mille chameaux ; qu'il avait emporté toutes ces richesses du Khoten, et qu'il amenait une armée formidable.
Lorsque ces nouvelles d'Afrasiab se furent répandues parmi ses anciennes troupes auxquelles Khosrou avait accordé la vie, elles quittèrent les Iraniens et se préparèrent à venger leur défaite ; de sorte que, lorsqu’Afrasiab sortit du Khoten, une armée se réunit autour de lui, telle qu'on aurait dit que le monde ne lui résisterait pas et que les astres ne l'égalaient pas en nombre. Il se dirigea de la Chine du côté de Keï Khosrou, le cœur irrité et accompagné d'une armée avide de vengeance. Lorsque Keï Khosrou apprit la marche de cette armée, il envoya sur la route des éclaireurs ; ensuite il ordonna à Gouderz fils de Keschwad, au Sipehdar Gourguin et à Ferhad de rester à Gangue, d'être justes et prudents, et de faire faire des rondes, jour et nuit. Il dit à Gouderz : Ces troupes sont à tes ordres ; si le danger vient, elles te seront fidèles ; si tu vois un Turc qui parle de l'ennemi si peu que ce soit, pends-le à l'instant au gibet, les pieds en haut et la tête en bas ; mais ne fais pas de mal à ceux qui n'en font pas ; aie soin de l'armée et du trésor.
Le bruit des tambours et le son des clochettes des chameaux et des éléphants se firent entendre de l'enceinte du palais, et une armée telle que le soleil fut saisi de l'ardeur du combat sortit de Gangue. Khosrou forma ses lignes de bataille aussitôt que ses troupes furent hors de la ville, et s'avança à leur tête vers les montagnes. Lorsqu'il ne resta entre les deux armées qu'une distance de deux journées, le maître du monde appela les héros qui portaient haut la tête et leur dit : Tenez-vous tranquilles cette nuit, et gardez vos armes pendant le sommeil et le repos. Il envoya des rondes qui traversaient la plaine et faisaient le tour du camp durant toute la nuit ; il s'arrêta ainsi pendant une semaine, qu'il employa à faire tous les préparatifs pour le combat. Le huitième jour, une vedette revint et annonça à Khosrou qu'une armée s'avançait, et le roi plaça ses troupes en ordre de bataille, de manière à exciter la curiosité du soleil et de la lune.
Lorsqu’Afrasiab vit cette armée, il forma ses lignes en face d'elle, et dit à ses conseillers : Ce champ de bataille est pour moi une promenade et un festin que j'aurais accepté avec joie, même à l'heure du sommeil, et si le combat ne s'était pas présenté, je l'aurais provoqué. J'ai été longtemps en fuite, ma tête est remplie de plans de vengeance et mon cœur plein d'ardeur pour le combat. Je ne sais si ceci présage la fortune de Keï Khosrou, ou un sort plus heureux pour moi ; mais je suis décidé à le combattre en personne, et à y trouver l'accomplissement de mes désirs ou la douleur et la mort. Tous ses conseillers, qu'ils fussent ses parents ou des étrangers, répondirent : S'il faut que le roi combatte lui-même, pourquoi alors cette armée et cette pompe guerrière ? En Chine et dans le Touran, tous sont à tes ordres, qu'ils soient de ta race ou de race étrangère. Que notre vie soit ta rançon, tel a été notre serment, de fidélité depuis le commencement. Que cent parmi nous tombent ou dix mille, qu’importe ? mais ne mets pas en danger ta vie. Nous te sommes tous dévoués de cœur, car nous ne vivons que par la grâce de ton diadème. Un cri immense s'éleva de l'armée, le monde se remplit de tumulte guerrier ; les étoiles parurent au firmament sombre, et la face d'or du soleil s'obscurcit.
Le roi des Turcs choisit dans cette assemblée trois homme pleins d'expérience, et envoya par eux à Khosrou ce message : Tu as fait beaucoup de chemin pour me suivre. Il y a, ô roi, mille farsangs du pays d'Iran jusqu'à Gangue, et deux armées nombreuses comme les fourmis et les sauterelles ont traversé les montagnes et les plaines, les sables et les marais ; les terres sont devenues des mers de sang versé par la vengeance depuis Gangue et la Chine jusque dans l'Iran, et si l'ordre de Dieu le très saint réunissait dans une vallée le sang de tous ces morts qui est répandu sur la poussière, il formerait une mer comme la mer de Kolzoum, et les deux armées disparaîtraient dans le sang. Si tu veux mes trésors, ou mon armée, ou le pays de Touran, ou mon trône et ma couronne, je te les abandonnerai et je disparaîtrai ; mais ma vie, tu ne l'auras que par l'épée. Ne le tente pas, puisque je t'ai servi de père et de mère, et que je suis de la race de Feridoun l'enchanteur ; ne le tente pas, quoique ton cœur soit troublé par l'envie de venger ton père, et que le respect que tu me dois ait été terni par la mort de Siawusch, qui, après tout, était coupable et avait rempli mon âme de douleur et de soucis. Ensuite réfléchis sur la rotation des astres puissants, qui apportent tantôt le salut, tantôt la perte. Soixante années ont passé sur ma tête depuis que j'ai fait ma première campagne à la tête des grands ; tu es jeune et roi de l'Iran, tu as la griffe du lion dans la bataille ; choisis un champ de combat écarté et loin des hommes qui adorent Dieu, et nous nous y battrons, loin de nos armées. Si je tombe sous ta main, ton filet tirera le crocodile du fond des eaux, mais n'attaque pas ma famille ni mes alliés, pardonne-leur, et ne te laisse pas aller à cette rage de vengeance. Si, au contraire, je te tue, je jure par la protection que je demande à Dieu que je ne permettrai pas qu'un seul parmi les tiens ait à souffrir, ou qu'il entende le bruit des armes dans le combat.
Khosrou écouta les paroles du messager, puis il dit au fils de Zal, fils de Sam : Ce Turc malfaisant et fourbe ne distinguera donc jamais quand sa fortune s'élève et quand elle s'abaisse ? Il a échappé par une ruse au malheur dont il était menacé par nous, mais qui voudra attendre qu'il soit remonté sur le trône du Touran. Il parle maintenant d'un combat ; est-ce qu'il cherche le tombeau de Schideh ? Il est petit-fils de Feridoun et fils de Pescheng, et je ne dérogerai pas en le combattant. Rustem lui répondit : O roi ! ne place pas ainsi du feu dans ton sein. Ce serait une honte pour toi de combattre en personne, quand même ce serait Pescheng qui se trouverait en face de toi. Ensuite il te prie de ne pas attaquer son armée, sa famille et son pays ; mais tu as une armée qui remplit la terre d'une mer à l'autre, et qui est d'une autre opinion. Pour faire avec ton grand-père un traité devant Dieu, il ne faudrait pas qu'il y eût de la fausseté dans les cœurs. Conduis ton armée entière au combat, et méprise ces paroles trompeuses et vaines.