Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
TOME IV
Selon le conseil de Djamasp, le roi quitta ce lieu à l'aube du jour, aussitôt que l'éclat des étoiles eut disparu, et se rendit au camp ; il plaça cette armée choisie dans un endroit où le vent du matin apportait des jardins jusque dans les maisons le parfum des roses. Il envoya de tous côtés des éclaireurs, comme c'était la coutume des Perses. Un de ces cavaliers revint et dit au roi : O roi, l’armée des Turcs est tout près ; c'est une armée, ô maître de la terre, telle qu'il n'en est jamais sorti du pays des Turcs et de la Chine ; elle s'est arrêtée près de nous et a couvert de ses tentes la montagne, les vallées et la plaine. Le chef des Turcs a choisi des éclaireurs, les a envoyés, et ils se sont rencontrés avec les nôtres.
Alors le noble Guschtasp, le vaillant roi, appela auprès de lui son Sipehbed, le fortuné Zerir, lui donna un drapeau et lui ordonna de partir en toute hâte, de préparer les éléphants et de faire prendre les armes aux troupes. Le Sipehbed partit et mit en ordre l'armée, qui tout entière ne désirait que combattre les Turcs. Le roi du monde plaça sous le commandement d'Isfendiar cinquante mille cavaliers d'élite et lui confia l’une des ailes de l'armée, car il avait un cœur de lion et une poitrine de tigre. A l'autre aile de l'armée le roi mit de même un beau corps d'élite, qu'il confia à Schidasp, ce noble guerrier, son fils et son égal. Ensuite il donna cinquante mille braves cavaliers à Zerir, son Sipehbed, et le commandement du centre de l'armée, car c'était un lion furieux et le Destour du roi. Enfin il chargea de l'arrière-garde le flambeau du roi, Nestour à la naissance fortunée. Ayant ainsi disposé ses troupes, il remonta sur la montagne, l'âme remplie de douleur et le corps brisé de fatigue ; il s'y assit sur son trône beau et brillant, et observa de là les armées. Ensuite Ardjasp, le roi des cavaliers de la Chine, mit de même ses troupes en ordre de bataille ; il détacha des troupes venues de Khallakh cent mille hommes, des cavaliers braves et expérimentés, et les envoya auprès de Bidirefsch, qui avait les grandes timbales et un drapeau d'or, et à qui il confia une des ailes de l’armée, car le lion le plus courageux n'osait pas le combattre. Il donna le commandement de l'autre aile à Gurgsar et mit sous ses ordres cent mille cavaliers d'élite ; ensuite il plaça dans le centre de son armée un corps de troupes bonnes et choisies, et les confia à ce magicien obstiné qui portait le nom de Namkhast, fils de Hazaran. Il garda comme réserve cent mille autres cavaliers qui avaient montré leurs prouesses dans le monde, et les plaça de manière à pouvoir secourir chaque partie de son armée. Enfin un homme glorieux, expérimenté et qui portait haut la tête dans les combats, se trouvait derrière la ligne de bataille : Kehrem était le nom de ce noble cavalier, sur qui la bonne et la mauvaise fortune avaient souvent passé ; c'était un fils d'Ardjasp, qui en fit le gardien de l'armée, et nomma ordonnateur cet homme accoutumé à disposer les troupes.
Lorsque la nuit fut passée, que le jour eut paru et que le soleil qui éclaire le monde eut commencé à briller, les deux armées montèrent à cheval pendant que le roi Guschtasp les observait du haut de la montagne. Le glorieux roi, voyant d'en haut que les guerriers se mettaient en selle, fit amener Rehzad, son cheval noir : tu aurais dit que c'était le mont Bisutoun. On revêtit le destrier de ses caparaçons, et le vaillant Pehlewan le monta. Les deux armées s'approchèrent l'une de l'autre, et l'on sonna des clairons d'airain sur le dos des éléphants ; les rangs des braves se formèrent, et les héros provoquaient ceux qui étaient dignes de les combattre.
On fit d'abord tomber une pluie de flèches qui ressemblait à une grêle de printemps, et le soleil disparut du mondé : quiconque n'a pas vu une semblable merveille ne pourrait le croire. La face du soleil était cachée par les pointes des flèches, qui formaient comme un torrent d'eau ; tu aurais dit que l'air portait un nuage dont il pleuvait de l'acier. La masse des cavaliers armés de massues et portant des lances qui se jetaient les uns sur les autres, était telle que l'air disparut du monde, ayant pris, la couleur de la nuit, et que la terre entière fut trempée de sang.
Le premier qui s'avança fut un cavalier plein de dignité, Ardeschir, le fils du roi du monde ; il entra sur le champ de bataille comme un éléphant ivre ; tu aurais pu croire que c'était le Sipehbed Thous. C'est ainsi qu'il courut de côté et d'autre au milieu des armées, sans se douter du sort que la lune et le soleil lui préparaient ; mais une flèche le frappa au milieu du corps et traversa sa lourde armure ; le prince tomba de son cheval, et son corps royal fut couvert de sang et de poussière. Hélas ! ce héros au beau visage, resplendissant comme la lune ; le roi sage ne devait pas le revoir !
Après lui s'avança Ormuzd, l'homme au cœur de lion, dont les joues brillaient comme des tulipes au milieu de la verdure. Il s'avança tenant en main une épée trempée avec du poison ; il poussa des rugissements comme un lion qui va abattre un onagre, et tua mille cavaliers ennemis pour venger le héros fils du roi. Mais, au moment où il voulait quitter le combat après avoir coloré de sang la face de la terre, une flèche perça sa cotte de mailles, et ce roi, fils de roi, succomba. Hélas ! ce noble homme de guerre mourut sans que son père l'eût revu !
Ensuite se présenta Schidasp, qui ressemblait au roi et brillait comme la lune ; il était assis sur un destrier pareil à un crocodile, rapide comme le vent et avec la puissance d'un éléphant. Il parut sur le champ de bataille en faisant tourner sa lance ; il faisait tourner comme un bâton, tout en gouvernant son cheval. Il s'écria : Où est le vaillant Kehrem, qui ressemble à un tigre et à un loup ? Un Div sortit des rangs, disant : C'est moi, et je suis celui qui saisit des dents un lion affamé. Ils s’escrimèrent avec leurs lances rapidement comme le vent, et le fils du roi frappa le Turc de sa lance, l'enleva de la selle, lui coupa la tête et jeta par terre le corps de cet homme qui portait une ceinture d'or. Ensuite il s'avança vers le front des héros de la Chine ; assis sur son cheval, il ressemblait à un rocher ; jamais œil n'avait vu un homme comme lui : il était si beau que les yeux le suivaient partout où il allait. Mais un Turc lança contre lui une flèche, et ce roi, fils de roi, périt. Hélas ! ce prince élevé délicatement, son père ne revit jamais son visage !
Alors un cavalier sortit des rangs de l’armée, le noble fils de Djamasp, le Destour du roi, un cavalier vaillant dont le nom était Guerami, et qui ressemblait à Rustem fils de Destan, fils de Sam. Il était monté sur un destrier couleur isabelle, et un lacet était roulé autour du crochet de sa selle. Il s'arrêta devant les rangs des Chinois et invoqua Dieu, le distributeur de la justice ; ensuite il s'écria : Quel est parmi vous l'homme au cœur de lion qui ose braver une lance qui détruit la vie ? Où est ce magicien qui ne veut faire que ses volontés, et qui s'appelle Namkhast fils de Hazaran ?
Namkhast s'avança sur-le-champ vers lui ; tu aurais dit qu'un rocher était assis sur son cheval. Les deux cavaliers agiles s'escrimèrent avec les massues et les lances, avec les épées et les flèches. Guerami était un héros fort comme un lion, le vaillant Namkhast ne pouvait lui résister, et cet homme de guerre s'enfuit quand il eut éprouvé la force du Keïanide et vu son épée tranchante. Guerami s'élança, brûlant de colère, le cœur gonflé de sang et rempli du désir de la vengeance, l’âme pleine d'ardeur pour le combat, et se jeta au milieu des rangs des ennemis. Le vent s'éleva alors du côté des montagnes ; les deux armées se précipitèrent l’une sur l'autre, et soulevèrent une poussière épouvantable. Au milieu de ce choc des armées, de ces coups d'épée et de cette poussière noire, le drapeau brillant de Kaweh échappa des mains des Iraniens. Guerami aperçut ce drapeau bleu qu'on avait laissé tomber du dos d'un éléphant, mit pied à terre, le secoua pour en faire tomber la poussière et le nettoya. Les braves de la Chine virent que Guerami appuyait la lance du drapeau sur la selle de son cheval, en ôtait la terre et le nettoyait de la poussière ; les plus vaillants d'entre eux l'entourèrent, l'attaquèrent de tous côtés et lui abattirent une main par un coup d'épée. Alors il saisit le drapeau de Feridoun avec ses dents, et, ô merveille ! il frappa de la massue avec la main qui lui restait ; mais à la fin ils le tuèrent misérablement, et le jetèrent sur ce sol chaud de sang versée comme une chose vile. Hélas ! ce vaillant cavalier plein de cœur, le sage vieillard ne le revit plus !
Nestour, le lion, le vaillant Keïanide, le fils de Zerir, s'avança sur-le-champ ; il tua des ennemis sans nombre, car il avait appris de son père l'usage des armes, et à la fin il revint victorieux et heureux, et se plaça de nouveau devant son père. Ensuite le cavalier choisi, Nivzar, fils du roi du monde, s'élança, monté sur un cheval rapide et tel qu'il n'avait pas son pareil parmi des milliers. C'est ainsi qu'il parut sur le champ de bataille, où il s'écria d'une voix forte : O guerriers d'élite ! y a-t-il parmi vous un homme illustre, plein d'expérience, vaillant et sachant manier la lance, qui veuille venir à ma rencontre, la lance à la main, car voici devant vous un homme de cœur ? Les cavaliers chinois coururent sur lui et cherchèrent à le renverser, mais le courageux Nivzar, le cavalier illustre dans le monde entier, traversa en tous sens cette masse de braves, semblable à un éléphant furieux ou à un lion féroce ; tu aurais dit qu'il enroulait la terre sous ses pieds ; il tua cent vingt de ces héros, tous élevés au milieu des batailles ; mais à la fin la flèche d'une arbalète le frappa, une flèche lancée comme si c'était un-foudre du ciel ; il tomba du haut de son cheval rapide, aux belles couleurs, et mourut ; tel est le sort des batailles ! Hélas, encore un noble cavalier qui fut tué avant d'avoir rempli sa destinée ! Il ressemblait à son père et était son égal ; hélas ! quel beau visage et quelle haute stature !
Lorsque ce héros aux beaux traits fut mort, des milliers de milliers de cavaliers qui l'entouraient se précipitèrent dans tous les coins du champ de bataille, et soulevèrent la poussière de la surface de la terre. C'est ainsi que deux semaines se passèrent dans des combats incessants, pendant lesquels pas un cavalier ne dormit un instant ; les terres étaient couvertes de morts et de blessés, la poussière empêchait le vent de passer, les vallées et les plaines étaient couleur de tulipe, le sang coulait dans les campagnes et dans le désert, et le champ de bataille était tellement encombré de corps que personne ne pouvait y marcher.
Deux semaines se passèrent ainsi, et à chaque instant le combat devint plus vif. Alors parut le vaillant Zerir, monté sur un puissant cheval de couleur isabelle : il se jeta sur le camp des ennemis comme une flamme qui, poussée par le vent, dévore les herbes. Il tua les uns et renversa les autres, et quiconque le vit ne put tenir devant lui. Quand Ardjasp s'aperçut que ce fils de Lohrasp allait anéantir son armée, il s'adressa à haute voix à ses troupes, s'écriant : Voulez-vous donc livrer au vent le pays de Khallakh : voici deux semaines qui se passent dans cette lutte, et je n'en vois pas encore poindre la fin. Les héros du roi Guschtasp ont déjà tué un grand nombre des plus illustres parmi nous, et maintenant vient Zerir, comme un loup furieux, comme un lion qui déchire tout, et il tue tous mes hommes, mes Turcs qui portent haut la tête, mes héros. Il faut penser à un moyen de salut, ou reprendre le chemin du pays des Turcs ; car si Zerir continue ainsi pendant quelque temps, il ne laissera exister ni Ardjasp, ni Khallakh, ni la Chine. Quel est parmi vous l'homme désireux de gloire qui ose sortir des rangs de l’armée, aller au-devant de lui, seul et comme un homme, et acquérir un renom illustre dans le monde entier ? Quiconque poussera son cheval hors de nos rangs et jettera Zerir dans la poussière en face du ciel, je lui donnerai ma propre fille, je lui confierai mon drapeau.
Les troupes ne lui répondirent pas, car toute l'armée d'Ardjasp était effrayée de ce sanglier. Dans ce moment le Sipehbed Zerir, le Pehlewan du monde, arriva semblable à un loup et tomba sur les Turcs comme un lion ou comme un éléphant furieux, tuant les uns et renversant les autres. A cet aspect Ardjasp se troubla, le monde devint sombre devant ses yeux, et il dit encore une fois : O braves de la Chine, grands et héros et Turcs de la Chine, ne voyez-vous pas vos parents et vos alliés, n'entendez-vous pas les cris des blessés foulés aux pieds de cet homme furieux, qui frappe de la massue comme Sam et des flèches comme Arisch, dont le feu consume toute mon armée, et qui va livrer aux flammes mon pays entier ? Quel est parmi vous l'homme à la main vaillante qui s'opposera à cet éléphant en fureur ? Quiconque saisira ce destructeur des braves et le jettera à bas de son destrier, je lui donnerai un trésor d'or, j'élèverai son diadème au-dessus du ciel.
Mais personne ne répondit, et Ardjasp en fut étonné, et sa joue pâlit II répéta trois fois les mêmes paroles, et resta confondu de ne point recevoir de réponse. A la fin, Bidirefsch, le colère, le vil, le chien, le magicien, le vieux loup, dit à Ardjasp : O puissant soleil ! toi qui, de la racine jusqu'à la cime, es l'image d'Afrasiab, je t'ai apporté ma vie, je te la donne, je la place devant toi. Je m'avancerai vers ce furieux éléphant ivre, et j'espère le vaincre et jeter sur la terre son corps, si le roi veut me donner le commandement de cette armée innombrable.
Le roi fut heureux de l'entendre et célébra ses louanges. Il lui donna son propre destrier et sa selle, il lui donna son javelot trempé avec du poison, javelot qui aurait percé une montagne de fer. Le magicien haineux et impur s'avança contre le vaillant et prudent cavalier ; mais quand il le vit de loin, si fort et si animé, le visage couvert de poussière, les yeux remplis de larmes, tenant en main une massue comme Sam le héros, quand il vit devant lui une montagne de morts, il n'osa pas se présenter en face de Zerir. Il se glissa inaperçu derrière lui, et lança son javelot trempé avec du poison sur le cavalier, fils de roi, qui ne s'y attendait pas. Le javelot traversa la cuirasse du prince, son corps royal fut inondé de sang et il tomba de cheval. Hélas ! ce vaillant fils de roi ! Le vil Bidirefsch mit pied à terre, le dépouilla entièrement de son armure, amena le cheval de Zerir au maître de la Chine et lui porta sa ceinture, son beau drapeau et son diadème couvert de pierreries. Toute l’armée des Turcs poussa un cri de joie, et l'on plaça le drapeau sur le dos d'un éléphant.
Guschtasp regarda du haut de la montagne et n'aperçut plus cette lune qui tournait au milieu de la poussière ; il dit : Je crains que cette lune qui tournait, et dont la lumière ne cessait d'éclairer cette armée, que mon vaillant frère, le fortuné Zerir, qui abattait les lions féroces, n'ait été renversé de cheval, car les braves cessent de s'élancer et d'attaquer ; je n'entends plus les cris des fils des grands ; est-ce que le chef des nobles serait tué ? Il envoya des hommes à cheval sur le champ de bataille, là où l’on apercevait le drapeau noir, et leur dit : Allez voir ce qu'est devenu mon royal frère, car mon cœur étouffe de sang dans mon inquiétude pour lui. Le roi de la terre était dans cet état lorsqu'un des messagers revint en versant des larmes de sang, et lui dit : Ta lune, le gardien de ta couronne et de ton armée, le Pehlewan du monde, le vaillant Zerir, hélas ! a été tué misérablement par les cavaliers turcs ! Bidirefsch, le chef de tous les magiciens de la terre, l’a jeté à terre et a emporté le drapeau de Kaweh.
Lorsque le roi du monde apprit que Zerir était tué, l'image de la mort se dressa devant lui ; il déchira tous ses vêtements jusqu'au nombril, versa de la poussière sur la couronne royale, et dit au sage Djamasp : Que dirai-je maintenant au roi Lohrasp ? Comment oserai-je envoyer un messager à sa cour, que dirai-je à mon vieux père ? Hélas ! ce héros, fils de roi ! hélas ! il a disparu comme la lune brillante dans le brouillard ! Amenez-moi Gulgoun, le destrier bai de Lohrasp, et placez sur son dos la selle de mon cheval ; je partirai, je le vengerai, car je péris de la douleur que me cause sa mort ; je veux essayer de le venger ; je veux répandre sa foi et sa religion.
Le Destour plein d'expérience lui dit : Reste ; ce n'est pas à toi de chercher à le venger ; si Guschtasp, obéissant aux ordres du Destour qui connaissait les secrets de l’avenir, mit pied à terre, se rassit, et dit à ses troupes : Qui parmi vous est le lion qui vengera le noble Zerir, qui lancera son destrier pour ce combat, qui ramènera le cheval et la selle de mon frère ? Je fais une promesse devant Dieu le maître du monde, une promesse d'honnête homme et de roi ! Quiconque s'avancera pour ce combat, je lui donnerai ma fille Homaï. Mais aucun homme de l'armée ne s'avança, personne ne fit un pas.
Cependant Isfendiar apprit que ce fils de roi, ce héros, était tué, que son père en périssait de douleur, et qu'il voulait venger cette mort lui-même. Le héros illustre se tordit les mains, disant : Que nous tient donc en réserve notre mauvaise fortune ? Chaque jour, quand j'ai vu Zerir au milieu de la bataille, j'ai tremblé devant ce sort ; hélas ! ce cavalier, ce héros, ce prince à qui le sort a enlevé sa couronne de la tête ! Qui est-ce qui a tué un pareil éléphant de guerre, qui a arraché du sol cette montagne de fer ? Il remit à l’un de ses frères son drapeau, son armée et son poste, et se porta en avant : il se rendit au centre de l’armée, où il revêtit son armure de combat, et prit dans a main le drapeau impérial. Il avait cinq frères, tous dignes du trône, tous illustres, tous égaux du roi, qui tous se tenaient debout devant Isfendiar, car c'était lui qui détruisait les armées.
Il se plaça au centre de l'armée, au poste de Zerir, il se plaça au centre comme un vaillant lion ; ensuite ce soutien de l’armée dit aux nobles : O hommes illustres et champions du roi ! écoutez ce que j'ai à dire de bon, et ayez confiance dans la religion du maître du monde ! Sachez, ô rois, que voici le jour où l'on distinguera entre la bonne et la mauvaise doctrine. Gardez-vous de craindre la mort ou autre chose, car personne ne meurt qu'au moment assigné, et si la fortune d'un homme doit changer, qu'y a-t-il de mieux que de mourir sur le champ de bataille ? Ne faites pas attention au morts, ne cherchez pas de secours, ne comptez pour rien vos têtes. Gardez-vous d'espérer en la fuite, gardez-vous de craindre la lutte, baissez les pointes de vos lances pour combattre luttez longtemps et agissez avec bravoure. Si vous vous conduisez selon mes ordres, alors mon âme restera dans mon corps, votre nom deviendra illustre dans le monde entier, et toute l'armée d'Ardjasp, le vieux loup, périra.
Isfendiar en était là de sa harangue, lorsqu'on entendit la voix de son père, qui s'écriait sur la montagne : O mes grands ! mes héros, vous qui m'êtes tous chers comme mon corps et mon âme, ne craignez pas les lances, les flèches et les épées, car aucun de nous ne peut échapper à son sort. Je jure par notre sainte religion, par la vie d’Isfendiar le héros, par l'âme de Zerir, le cavalier généreux, qui vient d'être reçu dans le paradis, que j'ai écrit une lettre à Lohrasp, dans laquelle j'ai promis au nom du vieux roi que, si la fortune m'accorde la victoire, je remettrai à Isfendiar la couronne et le trône au moment de mon retour de ce champ de bataille, que je lui donnerai la couronne de la royauté, comme mon père me l'a donnée, que je mettrai toute mon armée sous les ordres de Beschouten, que je placerai sur sa tête une couronne royale.
Quand Isfendiar, le héros au corps d'éléphant, le maître de la prudence, l'homme doué d'une force terrible, entendit ces cris de son père, il baissa la tête, navré de douleur ; il s'avança, la lance au poing, la tête courbée de honte pour son père, monté sur un puissant destrier couleur de cendre, furieux comme un Div qui vient de s'échapper de ses liens, se jeta sur l'armée ennemie comme un ouragan qui tombe sur des feuilles de roses, et tua des Turcs et coupa des têtes, tellement qu'en le voyant chacun reculait devant lui. Nestour, le fils de Zerir, le cavalier, sortit de sa tente, se dirigea vers le gardien des chevaux de son père, et lui demanda un cheval reposé, bon coureur, un destrier bondissant, rassasié d'orge ; il plaça sur le dos du cheval une selle d'or, le brida, le caparaçonna, et attacha au crochet de la selle son lacet de Keïanide ; il revêtit sa cuirasse, monta à cheval, et s'avança dans la plaine, la lance en main ; il chevaucha ainsi jusqu'au champ de bataille, et chercha un chemin pour parvenir jusqu'au corps de son père. Il se hâta et pressa le pas de son destrier ; il se livra à la vengeance et tua des ennemis ; à chaque Perse qu'il rencontra sur son chemin il demanda où il trouverait le héros de l'armée, disant : Où est tombé Zerir, mon père, le vaillant cavalier ?
Il y avait un homme dont le nom était Ardeschir, un cavalier généreux, un héros, un lion ; le jeune prince lui demanda le chemin vers le corps de son père, et le héros le lui indiqua, disant : Il est tombé au centre de l'armée, près de ce drapeau noir ; vas-y sans délai, car c'est là qu'il gît, et il se peut que tu le revoies encore une fois. Le prince lança son cheval, tua des Turcs, poussa des cris de douleur et suivit les traces de son père, jusqu'à ce qu'il fût arrivé auprès de lui. Lorsqu'il vit Zerir mort et gisant sur le sol, et qu'il fut assez près pour voir son visage, ses yeux s'obscurcirent, le cœur lui manqua, il perdit la raison et se jeta du haut de son cheval par terre et sur le corps de son père, décriant : O toi, ma lune brillante, flambeau de mon cœur, de mes yeux et de mon âme, toi qui m'as élevé avec tant de peine et de soins, maintenant que tu es parti, à qui me confies-tu ? Depuis que le roi Lohrasp t’a donné le commandement de l'armée et à Guschtasp le trône et le diadème, tu as dirigé l'armée et gouverné les provinces, tu as appelé la guerre de tous tes vœux. Le monde a célébré ton nom selon tes désir, mais tu es mort avant d'avoir fait ce que tu voulais, je vais aller auprès de ton frère, le roi fortuné, et lui dire : Descends de ton beau trône, car mon père n'a pas mérité de ta part cette indifférence ; va, et tire vengeance de tes ennemis !
Il demeura longtemps en cet état, ensuite il remonta sur son destrier et se rendit en poussant des cris auprès du roi, qui était assis sur la hauteur, au-dessus du champ de bataille ; il lui dit : O roi bienveillant, va et demande vengeance de la mort de mon père ; mon seigneur est tombé, et sa barbe noire parfumée de musc repose sur la poussière sèche. Lorsque Nestour eut dit ces paroles au roi, le jour brillant devint noir devant les yeux de Guschtasp, le monde devint sombre devant le maître de monde, et son corps de héros se rapetissa. Il s'écria : Amenez-moi mon cheval noir, apportez ma cotte de mailles et mon casque, car aujourd'hui même je vais faire couler par torrents le sang des héros pour venger mon frère, je vais jeter dans le monde un feu dont la fumée s’elèvera d'ici jusqu'à Saturne. Mais quand les grands regardèrent ce champ de bataille, ces armées et ce lieu de leur lutte, où le roi se préparait à commander, où il voulait aller pour venger Zerir, ils lui dirent d'une seule voix : O chef de la religion, il ne faut pas que tu partes ainsi ; il ne faut pas que toi, le roi, tu combattes, car Ardjasp se jetterait sur toi. Nous ne souffrirons pas que la roi des rois, le maître du monde, aille au combat pour se venger. Pourquoi faudrait-il qu'il commandât lui-même ses troupes ? Djamasp, le noble Destour, lui dit : Tu ne dois pas te rendre sur le champ de bataille ; donne à Nestour le destrier que tu voulais monter, et envoie-le combattre tes ennemis, car il vengera mieux la mort de son père que tu ne pourrais le faire.
Guschtasp donna à Nestour son cheval Rehzad, sa cuirasse et son casque d'acier ; le fils qui avait perdu son père revêtit cette armure, monta sur Rehzad, le destrier noir, et se mit à chevaucher vers le champ de bataille assis sur ce cheval de belle couleur ; il se plaça devant les rangs des ennemis, poussa un soupir et s'écria : Je suis Nestour, le fils de Zerir, contre lequel le plus vaillant lion n'ose pas s'avancer. Où est Bidirefsch, le magicien, qui s'est emparé du drapeau de Kaweh ? Personne ne répondit au noble Nestour. Il lança Rehzad, le destrier couleur de nuit, et tua un grand nombre de braves, mais personne ne s'avança contre lui. De son côté, Isfendiar abattit une foule innombrable de Turcs.
Quand le roi de la Chine aperçut Nestour, ce rejeton de la race des Keïanides, ce fils de Pehlewan, il dit aux siens : Quel peut être cet homme qui sait donner de pareils coups de lance ? Il a tué un nombre infini de mes braves ; est-ce que Zerir, le cavalier, serait encore en vie ? Quand il m'a attaqué d'abord, c'est ainsi qu'il a lancé son destrier. Où est donc Bidirefsch, le héros choisi ? Appelez-le à l'instant devant moi.
Bidirefsch parut sur-le-champ, tenant dans sa main le drapeau de Kaweh, monté sur le destrier royal de Zerir, et revêtu de la cuirasse de ce Pehlewan ; il s'avança jusqu'auprès du prince Nestour, le flambeau de l'armée, le fils du frère du roi ; et tous les deux, le Turc, chef des magiciens, et le fils de Zerir se combattirent avec l'épée et les flèches. On donna avis de ce combat au fortuné Isfendiar fils de Guschtasp, et il se hâta de venir auprès d'eux. Le chef des magiciens le vit et excita son cheval pour se retirer du combat aussitôt qu'il se fut aperçu que c'était sur lui qu'arrivait le héros ; il lança son épée empoisonnée à la tête d'Isfendiar, espérant faire pâlir ce visage brillant ; mais l'arme trempée dans du poison manqua le héros. Isfendiar la saisit et en frappa Bidirefsch sur le côté, comme frappent les Pehlewans, et de manière à faire sortir la pointe de l’épée de l'autre côté. Bidirefsch tomba de son cheval et mourut : il avait été vaincu par le fils du Keïanide.
Isfendiar descendit de son destrier, dépouilla le vil magicien de l'armure de l'illustre Zerir, lui sépara la tête du corps, s'empara du cheval de Zerir aux belles couleurs et de son drapeau, et emporta la tête de Bidirefsch. Toute l'armée poussa des cris de joie, des acclamations qui montaient plus haut que la voûte du ciel et annonçaient que le roi était vainqueur, avait tué son ennemi, rapporté le drapeau et ramené le destrier isabelle de Zerir. Le fils du roi, le vaillant cavalier, s'approcha à cheval de Guschtasp et plaça devant lui la tête du vieux magicien. Il avait tué celui qui avait tué : c'est ainsi que le veulent la coutume et la loi.
Ayant ainsi mené à bonne fin cette noble vengeance, Isfendiar fit placer une selle sur le cheval de Zerir, retourna au champ de bataille et divisa l'armée du Keïanide en trois corps ; il donna le premier à Nestour, ce héros, l'honneur de l'armée, le prince à la naissance fortunée ; il confia le second, composé de grands de l'Iran et d'hommes vaillants, à son frère et il se réserva le troisième, qui poussait des cris comme un nuage d'où sort le tonnerre. Nestour, à la tête haute et au corps pur, et Nousch-Ader, le victorieux, se placèrent tous les deux devint Isfendiar, le destructeur des armées, et s'engagèrent par un serment solennel à ne pas revenir vivants de ce combat, à ne pas reculer devant le méchant Ardjasp, quand même le glaive de leurs ennemis fendrait la terre. Les trois cavaliers s'étant ainsi engagés, ils partirent pour le combat ; lorsqu'ils s'élancèrent du milieu de leurs troupes, les héros et les braves de l'Iran s'ébranlèrent tous ensemble et remplirent le monde du reflet de leurs cuirasses. Ils tuèrent tant d'hommes de l'armée turque, que la place manquait pour se battre, et le sang inondait tellement les vallées et les plaines, que des ruisseaux de sang faisaient tourner les moulins.
Ardjasp, voyant cela, s'avança accompagné de ses grands et de ses braves ; et Isfendiar, le destructeur des héros, abaissa sa lance contre ces vaillants Divs de race turque ; il leur cloua la poitrine contre le dos, et continua ainsi jusqu'à ce qu'il eût abattu les plus fiers de leurs chefs. Le Khakan comprit que dorénavant personne n'oserait plus s'opposer à Isfendiar, que l'armée était ébranlée et la bataille perdue ; il resta en place jusqu'à ce que le jour eût baissé, se tenant tout ce temps au milieu du tumulte, ensuite il partit et se dirigea vers le désert, pendant que les iraniens se ruèrent sur cette armée innombrable des Chinois ; ils les tuèrent de tous côtes et en grand nombre ; mais, à merveille ! un homme en eut pitié.
Lorsque les Turcs virent qu'Ardjasp était parti et que de tous côtés ils étaient frappés par des épées brûlantes, tous leurs grands mirent pied à terre et s'approchèrent d'Isfendiar ; ils se dépouillèrent de leurs cottes de mailles, ils jetèrent leurs arcs turcs et lui dirent dans leur détresse : O roi, fais grâce de la vie à tes esclaves ! Nous accepterons ta religion, nous nous y instruirons, nous adorerons tous les feux sacrés. Les Perses ne firent aucune attention à ces paroles, ils les frappèrent de leurs épées et en tuèrent tant que leur sang couvrit le monde d'un rouge brillant. Mais Isfendiar écouta leurs cris, et leur fit grâce dans leur vie et dans leur personne ; le héros au corps d'éléphant, le roi, fils de roi, fit proclamer parmi ses troupes victorieuses : O illustres Iraniens ! cessez de tuer les Chinois ; maintenant que cette armée ennemie est vaincue, arrête ces horreurs, ce carnage, car ils sont affligés, abaissés et sans ressources ; laissez donc la vie à ces chiens, abstenez-vous de faire de nouveaux prisonniers, ne liez plus personne, ne versez plus de sang, ne courez plus ainsi, ne foulez pas aux pieds ce morts, faites le tour du champ de bataille et comptez les blessés ; pour l'amour de l'âme de Zerir, ne les faites pas prisonniers ; ne restez pas plus longtemps sur vos chevaux de guerre.
Quand les troupes eurent entendu sa proclamation, elles se rendirent toutes auprès du vaillant héros, rentrèrent dans leur camp et battirent le tambour pour célébrer leur victoire. Elles ne dormirent pas de joie pendant toute la nuit, car elles avaient remporté une victoire digne de Rustem. Lorsque cette nuit sombre fut passée, le sang s'était écoulé dans la plaine et le désert ; l'illustre Keïanide, accompagné des grands de l'armée, alla voir le champ de bataille ; il erra parmi tous ces morts ; quand il en reconnut un, il le pleura, continuant son chemin jusqu'à ce qu'il trouvât son frère, misérablement tué, et gisant sur le champ de bataille comme une chose vile ; quand il le vit dans ce triste état, il déchira ses vêtements royaux ; il descendit de son cheval aux belles couleurs et saisit sa barbe de ses deux mains, s'écriant : O roi des héros de Balkh, toute ma vie est devenue amère ; hélas ! ce chef, ce prince, ce roi, ce flambeau du monde, ce diadème de l'empire !
Il se baissa et le souleva de terre, il essuya le visage du mort de ses propres mains, et le plaça dans un cercueil d'or ; tu aurais dit que Zerir n'avait jamais été né. Ensuite il plaça les Keïanides et ses jeunes fils morts dans des cercueils, et ordonna de compter les morts et d'emporter ceux qui étaient blessés. On parcourut tout l'espace où l’on s'était battu, sur les hauteurs, dans le désert, sur la plaine et sur les routes, et l'on trouva que trente mille Iraniens étaient tombés, dont sept cents chefs illustres ; mille quarante chefs étaient blessés et avaient échappé au danger d'être foulés aux pieds des éléphants ; du côté des Turcs il y avait cent mille morts, dont onze cent soixante trois notables, et trois mille deux cents blessés. Ne reste pas dans un pareil endroit, si tu peux l'éviter.
Le Keïanide illustre, le vaillant roi Guschtasp s'en retourna du champ de bataille à Balkh, et ordonna à son Destour de mettre le lendemain matin l'armée en marche vers le glorieux pays d'Iran. Dès le matin le Sipehbed illustre fit sonner des trompettes d'airain et charger les bagages ; l'armée se tourna vers l'Iran. Tous les cœurs étaient fiers, tous désiraient de nouveaux combats. On enleva les blessés, on n'en abandonna aucun ; on les porta tous dans le pays d'Iran, en les confiant à des médecins savants.
Lorsque le roi du monde fut de retour, il fiança à son fils aîné sa fille Homaï la fortunée : telle était la coutume et la loi chez les Perses. Il confia à Nestour une armée composée de cent mille hommes, tous de vaillants cavaliers, qui perçaient avec leurs lances, et lui donna ses ordres, disant : O héros qui sais combattre, retourne sur tes pas, cours sur les Turcs, pénètre dans le pays de Khallakh, tue tout ce que tu trouveras afin de ronger le sang de ton père. Il ordonna qu'on pourvût Nestour de tout ce qui lui était nécessaire et de tout ce qui pouvait lui être utile. Nestour partit à l'instant avec ses troupes, et le roi, s'étant assis sur son trône et ayant placé sur sa tête la couronne des Keïanides, donna accès à toute son armée ; il ouvrit les portes de son trésor et distribua à tous ses guerriers des ornements précieux ; ensuite il donna aux chefs le commandement des villes et ne laissa passer personne sans lui avoir accordé quelque chose : ceux qui étaient dignes de gouverner un royaume, il leur en confia un ; ceux qui avaient mérité des dignités, il les éleva aux dignités, et ayant ainsi récompensé chacun selon son mérite, il les renvoya tous dans leurs demeures.
Plus tard il se dirigea vers son trône et défendit l'entrée à la cour ; il s'assit sur le trône impérial et fit construire un temple de feu pour y brûler du bois d'aloès indien ; on y fit un pavé d'or pur, toute la charpente était en bois d'aloès, et l’on répandit sur le sol de l'ambre gris. Il fit exécuter tout selon les règles et les proportions, donna à cet édifice le nom de la maison de Guschtasp, fit écrire ce nom au-dessus de la porte du sanctuaire, et y établit Djamasp comme Mobed. Ensuite il adressa une lettre à tous ses gouverneurs, dans laquelle il dit : Le Seigneur ne nous a pas laissé avilir ; il a converti en jours nos nuits devenues sombres, il a rendu victorieux les Keïanides en tout lieu. Ardjasp est parti accablé de malédictions, et nous sommes couverts de bénédictions ; qui aurait faire cela, si ce n'est le Créateur du monde ? Quand vous entendrez la nouvelle de la victoire de votre maître, envoyez vos tributs au temple du feu. Le Kaisar, roi de Roum, en apprenant que le roi était heureux et Ardjasp dans l'infortune, expédia des messagers avec des présents d'esclaves et de chevaux caparaçonnés, et le roi du Berberistan et les princes de l'Inde et les rois du Sind envoyèrent leurs tributs.
Alors le héros illustre s'assit sur son trône royal ; il donna accès aux grands de son empire, aux puissants, aux princes de naissance royale. Le vaillant Isfendiar se présenta devant lui ; il tenait dans sa nain la massue à tête de bœuf, il portait sur la tête un casque de Keïanide et son visage brillait au-dessous de ce casque comme la lune. Il se plaça devant Guschtasp dans la position d'un esclave, la tête penchée, les mains placées sous les aisselles. Le roi du monde le regarda et l'aurait préféré à sa propre vie au monde entier. Il sourit et lui dit : O héros Isfendiar ! n'as-tu pas envie de combattre ? Le héros qui frappait de l'épée répondit : Le commandement est à toi, car tu es le roi et l'Iran t'appartient. L'illustre Keïanide lui donna une couronne d'or et ouvrit devant lui la porte du trésor ; il lui confia tout pouvoir dans l'Iran, car il avait la force d'un vrai Pehlewan ; il lui donna un drapeau, des trésors et une armée, en ajoutant : Il n'est pas encore temps et pour toi de t'asseoir sur le trône. Ensuite il dit : Monte en selle, convertis à la vraie foi tous les pays et de la terre.
Le fier fils du roi, le héros qui frappait de l'épée, partit pour faire le tour de tous les pays avec son armée. Il traversa le Roum et l'Hindoustan, il traversa les mers et les ténèbres, interprétant partout les mystères de la religion, selon l'ordre de Dieu, par qui toute créature subsiste. Lorsque ces peuples entendirent la foi vraie qu'il leur apportait, ils adoptèrent ses voies et son culte, ils reçurent cette bonne religion, allumèrent le feu sacré dans les temples des idoles, et écrivirent tous des lettres au roi, disant : Nous avons reçu d'Isfendiar la religion, nous nous sommes ceints du koschti, et Isfendiar nous a fait remise du tribut, ainsi il ne faut plus nous le demander, car nous sommes rentrés dans l'ordre, et cette religion est la vraie ; envoie-nous maintenant le Zendavesta de Zerdouscht. Guschtasp, ayant lu les lettres des rois, s'assit sur son trône et rassembla ses amis ; il envoya un Zendavesta dans chaque pays, à chaque prince et à chaque roi, et il ordonna à l'illustre Pehlewan de parcourir les quatre coins du monde.
Quelque part que ce roi se montrât, il ne trouva personne qui eût osé le combattre ; tous se soumirent à ses ordres, et les méchants, dans le monde entier, se cachèrent. Ayant ainsi assujetti à Guschtasp toute la terrer, il ôta sa ceinture d'or, s'assit comme un Keïanide sur un trône royal, et se reposa quelque temps avec ses troupes. Ensuite il appela son frère Ferschidwerd, réunit une armée d'hommes vaillants, lui en donna le commandement, lui remit beaucoup d'argent et de joyaux, lui confia le gouvernement du Khorasan et le fit partir.
Ainsi se passa quelque temps ; le monde était purifié et soumis à la foi sainte ; alors Isfendiar envoya un messager à son père et lui fit dire : O roi illustre et victorieux ! j'ai épuré le monde par la grâce de Dieu, et l'ombre de l'aigle royal couvre tous les pays ; personne ne craint plus rien de la part de personne, aucun homme dans le monde ne manque d'or ni d'argent, la terre brille comme le paradis, le monde entier est cultivé et couvert de moissons, les cavaliers protègent tous les pays, et les laboureurs sont occupés aux travaux de la terre. Le monde étant ainsi en repos, et les hommes qui suivent de mauvaises voies étant dispersés, que m'ordonnes-tu, ô roi des héros qui portent haut la tête ! Fais-moi savoir ce que tu désires de ces deux choses : ou que je me rende à ta cour pour te voir, ou que j'exécute tout autre ordre que tu aurais à me donner ? Le messager alla porter au roi ces bonnes nouvelles d'Isfendiar.
Le conteur m'a raconté que, dans le temps où le roi avait donné un trône à Isfendiar, il y avait un homme orgueilleux, dont le nom était Gurezm, un héros renommé qui avait livré maint combat. Il nourrissait dans son cœur de la haine contre Isfendiar, je ne sais quelle en était l'origine. J'ai entendu dire qu'il était de la famille de Guschtasp, et que de tout temps il avait voulu du mal au fils du roi ; toutes les fois que le nom d'Isfendiar était prononcé, il parlait contre lui et le dépréciait.
Or un jour le roi illustre était assis sur son trône de grand matin, il avait admis les chefs de son armée, les grands, les rois et les hommes de haute naissance. Gurezm vint et prit sa place devant le roi fortuné, cherchant un prétexte et un moyen de heurter la vieille branche de l’arbre royal avec la nouvelle, et de renverser celle-ci. On se mit à parler du fils du roi, et voici de quelle manière l'homme malveillant arriva à ses fins. Il commença aussitôt à se tordre les mains et dit : Le pire des ennemis est un mauvais fils, et il faut se garder de le grandir en face de soi. Voici ce que nous a dit un Mobed à la foi pure : Quand un fils devient fort et puissant, le sort du père en est plus malheureux, et quand un esclave se soustrait insolemment à l'obéissance due à son maître, il faut lui trancher la tête. Lorsque j'ai d'abord entendu cette parole de l'homme qui connaît les secrets, elle ne m'a pas paru juste.
Le roi du monde s'écria : Que veut dire ceci ? Qui est le maître de ce secret, et quel est ce secret ? Le Keïanide répondit : O homme véridique, ce n'est pas le moment de dévoiler ce mystère. Le roi des rois quitta son trône et dit au fourbe : Viens près de moi, dis-moi tout, du commencement à la fin, dis quel est le secret de mes ennemis qu'on me cache. Le méchant Gurezm répondit : Il faut qu'un homme intelligent ne fasse que ce qui est convenable. Le roi m'a mis au-dessus de tout besoin dans le monde, je ne dois pas avoir de secret pour lui. Je ne refuserai au roi aucun conseil, quand même il ne l'approuverait pas ; je ne lui cacherai jamais rien, quand même il aimerait mieux que je n'eusse pas parlé, car si je parle et s'il ne m'écoute pas, il vaut toujours mieux dévoiler un secret que d'en faire mystère. Sache donc, ô maître du monde, qu'Isfendiar médite de lutter contre toi ; beaucoup de troupes se sont rendues auprès de lui, toute l'armée tourne les yeux vers ce héros, et son intention est de te jeter dans les fers, car il te supporte impatiemment à la tête de l'empire ; et une fois qu'il t'aura saisi et enchaîné, il s'emparera du monde entier. Tu sais qu'Isfendiar est un homme qui n'a pas son égal dans le combat, et quand il a formé le nœud de son lacet roulé, le soleil même n'oserait s’opposer à lui. Voici ce que j'ai entendu dire, je te l'ai répété selon la vérité, maintenant tu sauras faire pour le mieux, car la sagesse et le commandement sont à toi.
Pendant ce récit de Gurezm, le roi illustre de l'Iran resta confondu, et dit : Qui a jamais entendu chose pareille ? Il devint sombre et prit en haine son fils ; il ne but plus de vin, il ne se livra plus à la joie, et s'assit loin du festin en poussant des soupirs. Toute cette nuit les soucis l'empêchèrent de dormir, il était indigné contre Isfendiar. Lorsque les premières lueurs du jour rayonnèrent du haut des montagnes, et que la lumière des astres eut disparu, le roi Guschtasp appela son Destour Djamasp, l'homme plein d'expérience, et lui dit : Rends-toi auprès d'Isfendiar, appelle-le et amène-le sans délai auprès de moi. Dis-lui de se lever et de venir auprès de moi, de lire ma lettre et de ne pas tarder un instant, car il s'agit de grandes affaires, et lui, le plus puissant prince du pays, doit y assister ; dis-lui que le monde va lui appartenir, car je ne puis conduire les affaires sans lui. Il écrivit une lettre pressante à son fils, dans ces termes : O illustre et fortuné Isfendiar, j'envoie le vieux Djamasp qui a connu Lohrasp ; aussitôt que tu le verras, tu ceindras tes reins et partiras avec lui, monté sur un cheval rapide ; s'il te trouve endormi, lève-toi à d'instant ; si tu es debout, ne tarde pas un moment. Le sage partit, emportant la lettre du roi ; il fit grande hâte et franchit les montagnes et les plaines.
Isfendiar se trouvait alors dans le désert, se livrant à la chasse ; quelqu'un lui rapporta que le roi, disait-on, avait envoyé Djamasp vers lui. Quand Isfendiar entendit ce bruit, il en fut étonné, ému et sourit amèrement. Il avait quatre fils excellents, tous avides de combats, tous armés de lances, dont l'un s'appelait Bahman, le second Mihrinousch, le troisième Ader-Afrouz, le héros prudent ; enfin le quatrième portait le nom de Nousch-Ader ; c'est lui qui établissait les temples du feu. Bahman dit au roi de la terre : Puisse ta tête rester verte à tout jamais ! Le roi a souri amèrement, je n'y comprends rien, Isfendiar lui répondit : O mon fils, dans ce moment, quelqu'un arrive pour moi de la cour de mon père. Le roi est en colère contre moi, son cœur s'est détourné de son serviteur. Son noble fils lui demanda : Pourquoi cela ? Qu'as-tu fait au maître de l'empire ? Le chef des princes lui dit : O mon fils, je n'ai pas conscience d'avoir commis une faute envers mon père, si ce n'est d'avoir enseigné la vraie foi, d'avoir allumé partout dans le monde le feu sacré, d'avoir purifié la terre avec mon épée tranchante. Comment le cœur du roi pourrait-il m'en vouloir ? Mais il paraît que le Div l’a trompé, pour qu'il ait cette folle envie de me jeter dans les fers.
Pendant que le prince se livrait à ces réflexions, on vit de loin la poussière que soulevait une troupe armée : c'était le flambeau du monde, le Destour du roi ; lui et Isfendiar se reconnurent, descendirent de leurs chevaux bondissants, et le héros et le vieillard s'avancèrent tous les deux à pied. Le fortuné Isfendiar demanda à Djamasp comment se portait le roi, le vaillant maître. Le sage lui répondit : Il est en bonne santé et content ; il baisa la tête du prince, lui remit la lettre de son père et l'informa exactement de l'état des choses, et comment le Div avait perverti le roi. Isfendiar dit au prudent Djamasp : Que me conseilles-tu dans ces circonstances ? Si je me rends à la cour avec toi, mon père me maltraitera, et si je me refuse à paraître auprès de mon maître, je sors de l'obéissance que je lui dois. Trouve un moyen de salut, ô sage vieillard, car je ne puis rester dans cette incertitude. Le sage lui dit : O prince, gardien des frontières, vieux de savoir et jeune de corps ! tu sais que même la colère d'un père contre son fils est plus tendre que le plus tendre amour du fils envers le père. Il faut que tu partes, tel est mon avis, car, quoi qu'il fasse, ton père est le roi.
Le messager du roi et le prince qui portait haut la tête, étant tombés d'accord, s'en retournèrent ensemble chez Isfendiar, qui fit descendre Djamasp dans un beau palais, et ensuite ils se mirent à boire. On fit brûler devant Djamasp du bois d’aloès ; on aurait dit qu'on célébrait une fête joyeuse. Le lendemain Isfendiar s'assit sur son trône, et un grand nombre de ses braves se rassemblèrent autour de lui ; le noble prince donna le commandement de l'armée à Bahman, partit avec quelques héros, arriva à la cour du roi, se revêtit de ses armes et plaça le casque sur sa tête.
Lorsque le roi sut que son fils était arrivé et qu'il avait couvert sa tête du casque des Keïanides, il réunit les grands et les petits, et fit placer devant lui le Zendavesta entier ; il fit asseoir sur des sièges tous les Mobeds, ensuite on appela ce prince qui frappait de l’épée. Le héros parut, les mains levées ; il s'approcha de son père et lui rendit hommage ; il se mit debout devant le roi comme un esclave, la tête baissée, les mains placées sous les aisselles. Le roi des rois dit aux Mobeds, aux grands et aux chefs de l'armée : Supposez qu'un homme noble eût élevé un fils avec beaucoup de soin, l'eût confié à une nourrice au temps où il avait besoin de lait, lui eût mis sur la tête une couronne royale, l'eût gardé jusqu'à ce qu'il fût devenu fort, lui eût enseigné à boire du vin et à monter à cheval, que cet homme illustre se fût donné beaucoup de peine pour lui, et en eût fait un cavalier expert dans les combats, que le fils fût arrivé à l'âge d'homme, brillant comme l'or qui sort de la mine, que les ambitieux l'eussent recherché, que les poètes l'eussent célébré, qu'il fût devenu un bon cavalier, victorieux dans les batailles, le héros de tous les combats et de tous les festins, qu'il eût mis sous ses pieds le monde entier, qu'il se fût rendu digne du diadème impérial, que le père eût gardé que le trône et la couronne, se contentant de rester dans le palais comme gardien des biens de la famille, que le fils eût été le maître du monde, des drapeaux et de l'armée, le père réduit à une couronne d'or et à un trône, et que le fils, pour ce trône et ce diadème, eût voulu trancher la tête à son père, eût conspiré avec son armée contre lui, eût eu le cœur enflammé du désir de le combattre, se trouverait-il un homme qui approuvât cela ? En est-il un seul parmi vous qui ait jamais entendu chose pareille ? Que dites-vous, vieillards, de ce fils, et que doit faire le père ?
Les grands répondirent : C'est une chose que l'on ne pourrait concevoir. Un père en vie et le fils recherchant le trône, jamais il n'y eut rien de plus honteux. Le roi leur dit : Voici ce fils qui en veut à la vie de son père ! mais je le frapperai avec un bâton, je le frapperai pour en faire un exemple ; je le jetterai dans les fers, comme il l'a mérité, je l'enchaînerai comme personne n'a été enchaîné. Le fils lui dit : O mon père à l'âme noble, pourquoi désirerais-je ta mort. Je n'ai pas conscience d'une faute que j'aurais commise contre toi pendant toute ma vie ; mais tu es le roi, tu es le maître, je t'appartiens, et les chaînes et la prison sont à toi. Ordonne qu'on me lie, et, si tu veux, qu'on me tue ! mon cœur est en repos et mon esprit est calme.
Le roi des rois ordonna d'apporter les chaînes, de les mettre à son fils et de l'emmener. On appela des forgerons, qui vinrent avec des menottes, des colliers et de lourdes chaînes, et, en présence du roi maître du monde, enchaînèrent les mains et les pieds du héros, et les lièrent si fortement que quiconque le vit versa des larmes de pitié. Quand on eut entouré le cou d'Isfendiar d'un cercle de fer, le roi ordonna de le conduire à une forteresse, disant : Amenez un éléphant mâle qui coure comme un oiseau volant à tire d'aile. On fit venir un éléphant vigoureux et l'on plaça Isfendiar sur son dos ; on emmena d'auprès de son père illustre, les yeux remplis de larmes et le cœur blessé ; on le conduisit, gardé et entouré de Sipehbeds, vers le château de Gunbedan, où on le plaça sur le haut de la montagne. On y apporta quatre colonnes de fer auxquelles on l’attacha fortement : c'est ainsi qu'il fut précipité du trône et que sa fortune périt. Le roi lui donna quelques gardiens, et le cœur du fils du Pehlewan fut rempli de douleurs et de soucis : c'est ainsi qu'il continua à vivre enchaîné et versant de temps en temps des larmes amères.
Ainsi se passa un long temps pendant lequel le roi se rendit dans le Séistan, pour y introduire le Zendavesta et en prendre pour témoins les Mobeds. Lorsque le roi illustre y arriva, le Pehlewan de l'armée, Rustem, le roi du Nimrouz, le cavalier plein d'expérience, l'égal de Sam, vint à sa rencontre avec son père, le vieux Destan, avec ses grands et tous les chefs de son armée ; ils placèrent sur les routes, d'une frontière à l'autre, des musiciens qui jouèrent de leurs instruments ; ils allèrent joyeusement au-devant de lui, et le fortuné roi en fut réjoui ; ils le conduisirent à Zaboul comme leur hôte, se louant tous debout devant lui ainsi que des esclaves ; ils apprirent la doctrine du Zendavesta, se revêtirent du koschti et allumèrent le feu sacré.
Deux ans se passèrent pendant cette visite, et durant ce temps Guschtasp et le fils de Zal jouirent de la vie. Mais tous les rois, quelque part qu'ils fussent, apprirent ce que Guschtasp avait fait ; ils apprirent qu'il avait mis dans les chaînes le Pehlewan du monde, qu'il avait courbé sous les fers le corps héroïque de son fils, qu'il était allé dans le Zaboulistan pour répandre sa religion et maudire les puissantes idoles, et tous se révoltèrent contre lui, tous brisèrent les traités qui les liaient envers lui.
Lorsque Bahman eut appris que son père illustre avait été enchaîné par ordre du roi, sans avoir commis de faute, lui et ses frères licencièrent leur armée et prirent la longue route de Gunbedan : ils arrivèrent auprès Isfendiar. Ces fils du Keïanide arrivèrent comme des lions, et demeurèrent auprès de lui pour l'égayer ; ils ne voulurent pas le laisser seul dans sa prison.
Cependant le roi de la Chine fut informé que la lune avait disparu du signe du Sagittaire, que Guschtasp s'était mis en colère contre Isfendiar, qu'il l'avait envoyé ignominieusement en prison et chargé de chaînes, que lui-même était allé de Balkh dans le Zaboulistan, qu'il avait traversé le désert et passé le Djihoun, qu'il était établi à Zaboul comme hôte de Zal, et que deux armées s'étaient déjà passées ainsi ; qu'à Balkh il ne restait des Iraniens et de leur armée que le roi Lohrasp, avec sept cents adorateurs du feu, tous uniquement occupés à prier devant l'autel, qu'ils étaient seuls dans la ville, sans aucun des grands, excepté les gardiens du palais de Homaï, et qu'en conséquence il fallait se lever sans aucun retard.
Le maître de Djiguil appela tous ses grands et se prépara à attaquer Lohrasp. Sachez, leur dit-il, que le roi Guschtasp est allé dans le Séistan avec son armée ; il s'est établi avec elle à Zaboul, et dans tout son royaume il n'y a pas un cavalier. C'est le moment de prendre une revanche, et il nous faut mettre sur pied une grande armée. Le noble Isfendiar, son fils, est en prison et chargé de lourdes chaînes. Quel est l'homme habile à approfondir les secrets qui veut explorer cette longue route, la parcourir avec des détours et en évitant les chemina fréquentés, et examiner la situation des Iraniens ?
Or il y avait un magicien nommé Sutouh, qui savait passer par tous les chemins et pénétrer tous les secrets ; il dit : Je suis un homme souple et toujours prêt pour la route ; que faut-il faire ? dis-moi tout ce qu'il faut. Le roi de la Chine lui répondit : Va dans l'Iran, observe avec intelligence et pénètre partout.
L'espion parcourut toute la route et entra dans Balkh la glorieuse, pour voir si le roi y était. Il n'y trouva pas Guschtasp, et ne vit que Lohrasp et des hommes qui adoraient ; il s'en retourna auprès du Khakan, et lui raconta comment il avait appris cela en secret. Ardjasp fut heureux de ces nouvelles, et se sentit délivré de ses longs soucis ; il appela auprès de lui tous les chefs de l'armée, et leur ordonna de partir et de rassembler leurs troupes dispersées. Tous les héros se mirent en route pour les montagnes et les plaines et pour les pâturages des troupeaux, et rappelèrent auprès du roi son armée, les cavaliers choisis de son empire.
Lorsque ce livre tomba entre mes mains, il me manquait un mois pour avoir soixante ans. J'examinai ces vers, et ils me parurent faibles ; bien des distiques me semblèrent mal faits, mais je les ai copiés ici, pour que le roi voie ce qu'est un récit dépourvu d'art. Le joaillier apporte ici deux joyaux ; que le roi veuille prêter l'oreille à ses paroles. Si l’on est réduit à raconter de cette façon il vaut mieux se taire et ne pas fatiguer son esprit ; quand on pense à la fatigue de l'esprit et du corps qu'on s'impose, il vaut mieux ne pas creuser une mine où l’on ne doit pas trouver de pierres fines ; quand le talent n'égale pas l'élan, il est plus sage de ne pas entreprendre un livre des rois, et quand il faut que la bouche reste vide de nourriture, il vaut mieux ne pas dresser une table dépourvue de mets. J'avais trouvé un livre plein d'histoires, et dont les paroles étaient graves et vraies ; c'étaient des traditions anciennes écrites en prose, et les hommes de talent étaient bien loin de l'idée de les mettre en vers ; personne n'y songeait, et mon cœur enchanté se mit à y penser. Deux mille ans avaient passé sur ce livre, si les recherches ont indiqué le nombre véritable. Je bénissais donc le poète (Dakiki) qui avait donné l'exemple de le mettre en vers ; il est vrai qu'il n'en avait rimé que peu, un récit de fêtes et de batailles entre mille ; néanmoins il avait montré aux poètes le chemin pour mettre sur son trône cette royauté. Il avait reçu des princes des honneurs et des trésors, et ce n'étaient que ses mauvaises passions qui lui avaient attiré des peines. Il avait célébré les rois et orné par ses louanges le front les hommes illustres comme un diadème ; mais sa parole poétique était faible, et il ne réussit pan à rajeunis les temps antiques.
Je me suis emparé avec bonheur de ce livre comme d'un présage de fortune, et je lui ai consacré mon travail pendant bien des années ; mais je ne voyais pas d'homme éminent, généreux et brillant sur le trône des rois : mon poème devint pour moi un souci contre lequel je n'avais d'autre remède que le silence. Je voyais un jardin plein d'arbres, un lieu digne de servir de résidence à un homme fortuné, mais nulle part on n'y voyait une porte ; il se portait d'autre parure que le nom de la royauté ; il me fallait une entrée digne du jardin, et si elle eût été étroite, elle ne m'aurait pas convenu. J'ai gardé mon poème pendant vingt ans, jusqu'à ce que j'aie trouvé quelqu'un qui fût digne de ce trésor. A la fin Aboul Kasim, le maître du monde, lui qui a rajeuni la couronne des rois des rois, le puissant Mahmoud, le majestueux, le généreux, auquel la lune et Saturne rendent hommage, est venu et s'est assis sur le trône de la justice ! Qui a souvenir d'un maître de la terre comme lui ? Son nom est devenu la couronne sur le front de mon œuvre et sa gloire a rendu mon cœur sombre brillant comme l'ivoire ; jamais, depuis que le monde existe, il n'y a eu de prince comparable à lui en générosité, en sagesse, en gloire et en bravoure ; il dépasse tous les rois anciens, et il ne s'élève pas un souffle de blâme contre ses actions. L'argent n'est à ses yeux que de la poussière ; il ne craint ni les fêtes ni les combats ; au temps des fêtes il donne de l'or, au temps des combats, des coups d'épée, et jamais il ne refuse ni l'un ni les autres à ceux qui les recherchent.
Je vais maintenant rajeunir le récit de la lutte contre Ardjasp et, par mon talent, délivrer de mauvaises herbes le jardin. Ardjasp ordonna que Kehrem, toujours prêt à frapper de l'épie, parât devant lui, le maître de cette assemblée de grands du Touran : c'était son fils aîné, qui levait sa tête jusqu'au soleil brillant. Il lui dit : Choisis dans l'armée des cavaliers, des héros dignes de combattre, et pars d'ici ; marche en toute hâte jusqu'à Balkh, car c'est de là que nos jours ont été rendus amers. Coupe la tête à tous nos ennemis, à tous les adorateurs du feu, à tous les Ahrimans que tu rencontreras, brûle leurs maisons, convertis pour eux en nuit le jour brillant. Il faut que la fumée du palais de Guschtasp fasse voler les flammèches de l’incendie jusqu'à la voûte bleue du ciel. Si tu trouves Isfendiar enchaîné par les pieds, mets fin à sa vie, tranche-lui la tête et remplis le monde de ta gloire par ce haut fait. Tout le pays d'Iran t'est livré, tu es l'épée, et l'ennemi est ton fourreau. Sous peu je quitterai à mon tour Kallakh et marcherai par étapes et rapidement ; je rassemblerai mon armée dispersée, et je dépenserai mes trésors amassés. Kehrem lui répondit : Je vais obéir ; que ma vie réponde de l'accomplissement de tes ordres.
Lorsque le soleil eut tiré son épée rayonnante et que la nuit sombre eut retiré devant lui le pan de sa robe, Kehrem entra avec ses troupes dans l'Iran, et la terre devint noire comme le visage d'un nègre. Aussitôt qu'il eut envahi ce pays, Kehrem lâcha la main aux méchants et aux adorateurs des idoles ; ils dépouillèrent leurs cœurs de toute vertu, ils ne s'appliquèrent qu'à dévaster et à tuer. Quand les Turcs furent arrivés près de Balkh, la bouche remplie de paroles amères, et quand Lohrasp eut nouvelle de Kehrem, il en fut affligé et le chagrin devint son ; compagnon. Il dit à Dieu : O Créateur, tu es au-dessus de la rotation du sort, tu es tout-puissant, éternel, tu sais tout, tu es le maître du soleil brillant, le protecteur de ma foi, de mon corps et de mon esprit, de mon âme, de mes forces et de ma vigueur. Ne me laisse pas devenir prisonnier dans les mains de ces hommes, car tu es le soutien de ceux qui t'implorent !
Il ne se trouvait alors à Balkh aucun des grands aucun des cavaliers armés de massues, mais il se présenta mille artisans du bazar, des hommes peu propres au combat. Quand l'armée des Turcs fut proche, Lohrasp revêtit son armure de guerre, et se rendit du temple sur le champ de bataille, la tête couverte d'un casque de Keïanide. Malgré son âge, il poussa des cris comme un éléphant ivre, tenant dans sa main une massue à tête de bœuf, et à chaque attaque il abattit avec sa lourde massue quelques-uns des chefs des Turcs. Chacun dit que ce guerrier illustre donnait des coups comme Isfendiar seul en donnait. Il pétrissait de sang la poussière, de quelque côté qu'il lançât son destrier ; quiconque entendait la voix de Lohrasp sentait son courage faiblir. Kehrem dit aux Turcs : Ne l'attaquez pas isolément, faites un effort commun, enveloppez-le, pousser des cris comme des lions furieux !
Alors s'éleva le bruit des haches d'armes qui brisaient les cuirasses et le tumulte des cavaliers avides de combats. Lohrasp, resté seul au milieu des ennemis, invoqua dans sa détresse le nom de Dieu ; il se sentit accablé par le poids des années et l'ardeur du soleil, et sa fortune baissait. Une flèche turque frappa le vieillard, et ce vaillant adorateur de Dieu fut renversé ; sa tête couronnée tomba dans la poussière, et une foule de cavaliers se rassembla autour de lui. Ils brisèrent son armure de Keïanide, ils taillèrent en pièces son corps avec leurs épées ; tous avaient pensé que c'était un jeune guerrier ; mais lorsqu'ils eurent ôté le casque de la tête du roi, ils virent ses cheveux blancs comme le camphre et son visage céleste noirci par le fer de son casque.
Tous restèrent devant lui, confondus, disant : Comme ce vieillard a manié son épée ! Si Isfendiar avait été ici, notre armée aurait péri dans cette plaine. Pourquoi sommes-nous venus en si petit nombre, car nous sommes venus comme un troupeau qui va au pâturage ? Kehrem répondit à ses compagnons : C'était là ce que nous avions à faire, et le but de nos fatigues était ce combat, car ce prince était le roi Lohrasp, le père de Guschtasp, le maître de la terre ; il a été le maître du monde, entouré de la majesté que Dieu accordé ; toute sa vie s'était passée dans les festins et sur les champs de bataille, mais dans sa vieillesse il s'était consacré à Dieu, et son cœur avait renoncé à la couronne et au trône. Maintenant que Guschtasp a perdu ce soutien, il tremblera pour son diadème impérial. Les Turcs entrèrent dans Balkh, et le monde fut désolé par les dévastations et les meurtres qu'ils commirent ; ils se dirigèrent vers le temple du feu, vers le palais et la salle dorée du roi ; ils brûlèrent tout le Zendavesta, ils consumèrent par le feu tout ce qu'il y avait de plus précieux. Il se trouvait dans le temple quatre-vingts prêtres, dont les langues ne cessaient de prononcer le nom de Dieu : ils les tuèrent tous devant le feu sacré, ils mirent fin à leur vie de dévotion, et leur sang éteignit le feu de Zerdouscht. Je ne sais qui a tué ce prêtre lui-même.
Or Guschtasp avait une femme pleine de sens, prudente, remplie de sagesse et d'une intelligence puissante ; elle prit dans les écuries un coursier et le monta ; elle s'habilla à la manière des Turcs, sortit du palais et prit la route du Séistan. Tout émue de ce qui s'était passé, elle ne se mit pas à dormir quand elle atteignit une station, mais parcourut dans un jour la distance de deux journées, et continua ainsi jusqu'à ce qu'elle fût arrivée près de Guschtasp, et pût lui donner des nouvelles de la perte de Lohrasp. Elle lui dit : Pourquoi as-tu tardé si longtemps ; pourquoi as-tu quitté Balkh, la ville illustre ? Il y est arrivé une armée du Touran, et le jour est devenu amer aux hommes de Balkh ; tout le pays est plein de pillage et de meurtres, et il faut que tu t'en ailles d'ici. Guschtasp lui répondit : Pourquoi tant de soucis ? pourquoi cette douleur et ce deuil à cause d'une attaque ? Quand je me mettrai en route avec une armée, tout le pays de la Chine fléchira devant moi. Elle répliqua : Ne parle, pas si follement, car il t'est arrivé une chose terrible. On a tué, devant Balkh, Lohrasp, le roi des rois, et nos jours en sont devenus sombres et pleins d'amertume. Puis les Turcs sont entrés dans le temple Nousch-Ader et ont tranché la tête au vénérable Zerdouscht et à tous les prêtres, et le feu brillant s'est éteint dans ce sang. On ne doit pas faire si peu de cas de pareils méfaits ! Ensuite on a remmené captives tes filles ; ne compte pas pour peu un si grand malheur ! Si ce n'eût été que la détresse de Homaï, le cœur d'un homme de sens en serait brisé ! Et Beh-Aferid, ta fille, que le souffle de l'air n'avait jamais touchée, ils l'ont enlevée de son trône d'or, ils lui ont arraché sa couronne et ses bracelets !
Ces paroles remplirent de douleur Guschtasp, et des larmes de sang coulèrent de ses cils ; il convoqua les grands de l'Iran et leur raconta tout ce qu'il avait entendu. Il fit venir celui qui écrivait ses lettres ; il ôta sa couronne et quitta son trône ; il envoya de tous côtés des cavaliers et expédia des lettres à toutes les frontières, disant : Ne prenez pas le temps de laver vos têtes, ne faites pas attention aux montagnes et aux vallées, accourez tous à ma cour, armés de cottes de mailles, de massues et de casques de Roum. On porta cette lettre à chaque prince qui avait du pouvoir dans l'empire..
Lorsqu'une armée de cavaliers, prête pour le combat, se fut rendue de toutes les provinces à la cour du roi, il distribua la solde, quitta le Séistan, et suivit la route de Balkh, la ville illustre. Ardjasp, apprenant que l'armée de Guschtasp, le maître du monde, le maître du trône et de la couronne, était en marche, amena du Touran tant de troupes que la face du soleil et de la lune fut obscurcie ; il couvrit de son armée tout l'espace de mer en mer, et nulle part on ne voyait plus la surface du sol. Lorsque la poussière que soulevaient les deux armées se fut confondue, que la terre fut devenue noire et l'air couleur de lapis-lazuli, les armées étendirent leurs rangs des deux côtés, tenant en main des lances, des épées et des javelots. A l'aile droite des Iraniens se trouvait Ferschidwerd, le fils du roi, qui aimait à combattre les lions féroces ; à l'aile gauche se tenait le vaillant Nestour, à qui le ciel qui tourne empruntait sa lumière ; le roi Guschtasp était au centre et surveillait ses troupes sur tous les points. Du côté des Touraniens, Kender commandait l'aile droite, ayant derrière lui les fantassins, et le bagage ; à l’aile gauche se trouvait Kehrem, qui frappait de l'épée, et au centre Ardjasp, entouré de sa cour.
La voix des timbales se fit entendre des deux côtés, la terre était couverte de fer, le ciel était couleur d'ébène ; on aurait dit que la voûte du ciel s'envolerait, que la terre se briserait sous le poids des années ; les rochers cachaient leurs cimes, frappés de terreur par le hennissement des chevaux et les coups des haches d'armes ; la plaine se couvrait de corps, sans tête, couchés dans la poussière et brisés par les lourdes massues ; les épées flamboyaient, les flèches pleuvaient, les héros poussaient des cris en donnant et en recevant des coups, les astres cherchaient à s'enfuir, les armées prodiguaient leur vie, les fers des lances et les massues se courbaient, le champ de bataille était jonché de morts gisant à terre. Bien des hommes étaient foulés aux pieds des chevaux, la gueule des lions était leur linceul, et le sang leur servait de cercueil ; on ne voyait que des têtes sans corps, des corps sans tête ; les cavaliers ressemblaient à des éléphants écumants, et les pères n'avaient pas le temps de s'apitoyer sur leurs fils. C'est ainsi que tournait la voute du ciel, et l'on se battit pendant trois jours et trois nuits, avec haine et avec rage, avec ardeur et en poussant des clameurs. Le champ de bataille était dans un état tel que la face de la lune fut rougie par le sang qui jaillissait. Dans la mêlée, Ferschidwerd se jeta comme un lion sur Kehrem, qui frappait de l'épée ; mais il fut tellement blessé que son âme sortit de son corps gracieux. Bien des Iraniens furent tués, et la terre fut couverte du sang des braves. Guschtasp avait trente-huit fils, vaillants dans la montagne et dm héros dans la plaine : tous tombèrent sur ce champ de bataille, et le roi, que la fortune avait abandonné, se désespéra.
A la fin le sort accabla tellement Guschtasp qu'il fut forcé de fuir. Les Turcs le poursuivirent pendant deux stations, espérant le prendre ; mais une montagne se trouva devant lui, couverte de verdure, et sur laquelle il y avait des sources qui pouvaient faire tourner des moulins. Cette montagne, dans tout son pourtour, n'offrait qu'un seul chemin, et Guschtasp le connaissait. Il monta dans la montagne, le cœur brisé, accompagné de ses troupes, et laissa une partie de ses héros campés sur ce chemin. Lorsque Ardjasp arriva dans ces lieux avec son armée, il fit le tour de la montagne sans trouver un accès, et occupa alors tout le pays d'alentour, cherchant un moyen de réussite. Guschtasp, le roi au noble caractère, se voyait sans ressource ; on alluma des feux dans la montagne, et l’on y brûla des épines et des broussailles ; chacun des grands tua un destrier pour s'en nourrir, et ils se mirent à méditer sur leur position sans issue.
Le roi, plein de grandeur d'âme, se voyant entouré par l'ennemi, prit, de désespoir, sa tête dans ses mains, appela le sage Djamasp, lui parla longuement des astres, et ajouta : Dis-moi ce que tu sais de la rotation du ciel, hâte-toi de l'interroger : il faut absolument que tu me dises ce qui peut me sauver dans ce malheur. Djamasp, à ces paroles, se leva et s'écria : O roi plein de justice, si tu veux m'écouter, si tu veux avoir confiance dans la rotation des astres, je te dirai tout ce que je sais, pourvu que tu me regardes comme un homme véridique. Le roi lui répondit : Tout ce que tu sais des secrets du ciel, confie-le-moi, et ne me cache rien ; car, quand même ma tête se heurterait contre les nuages, je ne pourrais échapper à la rotation du ciel. Djamasp lui dit : O roi, écoute ma parole et prête-moi l'oreille ! Je sais, ô roi, qu'Isfendiar use ses chaînes, plongé dans le malheur. Si tu veux lui rendre la liberté, tu ne resteras pas enfermé dans ces hautes montagnes. Guschtasp répliqua : O homme véridique, ce que tu dis est la vérité, ce que tu demandes est le vrai. J'avais chargé de chaînes, dans mon propre palais, mon fils innocent, sur les paroles d'un ennemi ; depuis ce temps je m'en suis repenti, mon cœur était blessé et je cherchais un remède. Si je vois Isfendiar paraître sur ce champ de bataille, je lui donnerai mon trône et ma couronne. Mais qui osera se rendre auprès de mon noble fils, qui délivrera de ses liens cet homme innocent ?
Djamasp lui répondit : O roi, je vais partir, car c'est une affaire grave. Le roi, maître du monde, dit à Djamasp : Puisse la raison être toujours ta compagne ! Pars pendant la nuit sombre pour aller trouver cet ami, que nous avons affligé malgré son innocence ; porte-lui mes bénédictions, sois bon pour lui, parle-lui bien, sois bon pour lui plus que jamais. Dis-lui que l'homme qui a fait commettre cette injustice a quitté ce monde, la rage au cœur, et que moi, qui me suis prêté aux intentions de cet insensé, je me suis tordu de douleur après avoir été injuste, et que je suis prêt à faire le bien en expiation du mal. S'il veut rejeter de son cœur toute pensée de vengeance, il abaissera dans la poussière la tête de nos ennemis ; sinon, ce royaume et ce trône sont perdus, et cet arbre des Keïanides sera arraché avec ses racines ; s'il vient, je lui donnerai mon trône et mes trésors de tous genres que j'ai accumulés péniblement ; Dieu et Djamasp, qui est mon guide, sont témoins de cette parole.
Djamasp revêtit une armure touranienne, descendit de la montagne sans prendre un guide et, arrivé dans la plaine, il traversa prudemment l'armée turque pendant la nuit ; ensuite il fit courir son cheval rapidement comme le vent, jusqu'à ce qu'il fût armé auprès du fils du roi. Une fois qu'il fut près du château de Gunbedan, il était hors des atteintes de sort et des mains des méchante.
Un noble fils d’Isfendiar, dont le nom était Nousch-Ader, se tenait sur les remparts du château, regardant la route pour voir si quelqu'un venait de l'armée d'Iran, et le dire à son père ; il devait descendre dès qu'il verrait quelqu'un. Lorsqu'il aperçut Djamasp chevauchant sur la route, un beau casque touranien sur la tête, il se dit : Voici un cavalier du Touran qui arrive, je vais me hâter de l'annoncer à mon père. Il descendit promptement du rempart et s'écria : O illustre Pehlewan ! j'ai va de loin sur la route un cavalier dont la tête est couverte d'un casque noir. Je vais m'en retourner pour voir si c'est un sujet de Guschtasp, ou si c'est un ennemi, un homme d'Ardjasp. Si c'est un Turc, je lui trancherai la tête, je jetterai dans la poussière son corps maudit.
Le noble Isfendiar lui répondit : Un homme qui prend cette route sans escorte, qui peut-il être ? Probablement c'est quelqu'un qui arrive de l'armée d'Iran avec un message pour nous, et mm père aura placé sur sa tête ce casque turc de peur de nos vaillants ennemis. Nousch-Ader, à ces paroles du Pehlewan, s'en retourna en courant aux remparts du château, et lorsque Djamasp fut tout près sur la route, le prince le reconnut descendit et annonça à son père que le fortuné Djamasp était devant la porte. Isfendiar fit ouvrir les portes, le sage Djamasp entra, lui rendit hommage, et lui répéta, du commencement jusqu'à la fin, le message de Guschtasp et toutes les bénédictions dont il était chargé. Isfendiar lui répondit : O toi, héritier des héros, homme sage, puissant et fier, comment peux-tu rendre hommage à un homme enchaîné ? Quand on a des fers aux mains et aux pieds, on n'est pas un enfant des hommes, mais un Ahriman. Tu m'apportes les bénédictions du grand roi de l'Iran, ton cœur est donc dépourvu de tout sentiment du vrai ? C'est Ardjasp qui m'a envoyé des bénédictions, puisqu'il a inondé le désert du sang des Iraniens. On m'a chargé de chaînes, moi, innocent, parce que sans doute c'est Gurezm qui est le fils du roi, et qu'il fallait que je fusse enchaîné. Mais je prends mes fers à témoin devant Dieu que Guschtasp m'a fait injustice, et qu'Ahriman s'est réjoui des paroles de Gurezm. Voici la récompense de mes peines ! et le trésor qu'on a apprêté pour moi, ce sont des fers ! A Dieu ne plaise que je l'oublie, et que tes paroles me rendent insensé !
Djamasp lui dit : O toi qui parles vrai, toi le conquérant du monde, le vainqueur des héros, l’homme bienveillant, si tu détournes ainsi ton cœur avec dégoût de ton père, alors le trône de ce roi s'écroule ! Mais que ton cœur s'apitoie sur le roi Lohrasp, l'homme pieux, que les Turcs ont tué dans la bataille, et sur les vieux Hirbeds, ces adorateurs de Dieu, qui se tenaient devant l’autel en silence et le barsom en main, ces Mobeds dont on a tué quatre-vingts, ces sages voués au culte et purs de cœur, dont le sang a éteint le feu dans le sanctuaire ! Il ne faut pas traiter légèrement un pareil méfait. Que ton cœur s'apitoie donc sur ton grandit père, que ta colère se montre, que tes joues pâlissent ! Si la vengeance que tu dois à ton grand-père ne te fait pas t'élancer de ce lieu, Dieu le guide te réprouvera. Isfendiar lui répondit : O homme de grand renom, dont l'étoile est puissante, ô héros qui atteins l'objet de tous tes vœux, réfléchis donc que ce vieux Lohrasp, le dévot, le père de Guschtasp, sera mieux vengé par son fils, qui a ravi à son père le trône et les honneurs royaux !
Djamasp dit : Si tu ne veux pas venger ton grand-père, si tu n'as aucune vergogne dans le cœur, apprends que Homaï la prudente et Beh-Aferid, tes sœurs, dont les visages n'ont jamais été vus même par le souffle de l'air, sont prisonnières des Turcs, qu'elles sont affligées et malheureuses, qu'elles vont à pied et que leurs joues ont pâli. Isfendiar répondit : Est-ce que Homaï s'est souvenue de moi un seul jour pendant que j'étais enchaîné dans ce lieu ? Et la noble Beh-Aferid, il semblait qu'elle ne m'avait jamais vu dans le monde.
Djamasp répondit : O Pehlewan, l'esprit de ton père est troublé par son sort ! Il est maintenant dans la montagne, entouré de ses grands, les yeux remplis de larmes, les lèvres privées de nourriture ; il est cerné par l'armée des Turcs, et tu ne le verras plus, ni lui ni son diadème. Dieu le créateur n'approuvera pas que tu détournes ton cœur de la tendresse et de la foi. Tu as eu trente-huit frères, des léopards des montagnes, des lions du désert ; tous ils ont pour couche la terre et la brique, car nos ennemis n'en ont pas laissé un seul en vie. Isfendiar répondit : J'ai eu tant de frères illustres, et tous ont passé leurs années dans les fêtes et moi dans les fers, sans qu'ils se soient souvenus de moi dans ma misère ; et si maintenant je me mettais à livrer bataille, à quoi cela servirait-il, puisque leurs ennemis les ont anéantis ?
Quand Djamasp entendit une pareille réponse, son âme fut blessée et remplie d'angoisses ; il se leva, le cœur en colère et des larmes de désespoir coulant de ses yeux ; il dit : O Pehlewan du monde, si troublés que soient ton cœur et ton âme, écoute-moi ! Que diras-tu du sort de Ferschidwerd, qui a été sans cesse affligé et attristé de tes malheurs, qui, dans les batailles et dans les fêtes, partout où il se te trouvait, était rempli de colère et de malédictions contre Gurezm, et que j'ai vu couvert de blessures faites par l’épée, le casque et la cuirasse fendus sur son corps ? Mon âme se brise par l'excès de mon désir de te fléchir ; aie donc pitié de mes yeux qui brûlent
A ces paroles de Djamasp sur Ferschidwerd, les joues d’Isfendiar se couvrirent de larmes de sang, son cœur se erra et il s'écria ; Hélas ! mon vaillant frère, le héros, le brave, le prince au cœur de lion, le roi ! c'est moi que déchirent tes blessures, mes joues sont inondées du sang de mon cœur ! Quand il fut devenu plus calme, il dit à Djamasp : Pourquoi m’avais-tu caché cela ? Fais venir des forgerons pour qu'ils liment sur le champ les fers sur mes pieds. Djamasp amena des forgerons avec des enclumes d'acier et de lourds marteaux ; ils limèrent les chaînes, les clous, le collier une barre de fer du Roum semblable à un pont ; mais tous ces fers ne se limaient que lentement, et le prisonnier devint impatient de cette lenteur. Il dit au forgeron : O maladroit, tu as fait ces fers, et tu ne sais pas les briser ! Il dégagea sa main, se mit debout et, dans sa colère, étendit ses membres chargés de chaîne ; il roidit ses jambes, il tordit ses mains et brisa d'un coup tous les fers et toutes les chaînes ; mais, les chaînes tombées, il était épuisé il s'affaissa de fatigue et perdit connaissance. L’astrologue fit cet exploit merveilleux, et invoqua les grâces de Dieu sur le prince illustre. Le héros, doué de cette force étonnante, lorsqu'il eut repris ses sens, plaça devint lui tous les fers et toutes les chaînes, disant : Voici les présents de Gurezm, qui me sont si utiles pour les batailles et pour les fêtes ! Puis il plongea son corps endolori dans un bain, car ses membres étaient froissés par les chaînes et sa poitrine par les fers.
Ensuite il demanda une cuirasse de roi et une tunique de Pehlewan, et se fit amener son destrier ardent et apporter son casque et son épée ; mais en jetant les yeux sur son cheval, il invoqua le nom de Dieu, le dispensateur de toute grâce, en s’écriant : Si j'ai commis une faute, je l'ai expiée dans les fers ; mais qu'a donc fait ce destrier barbe, qui marchait si fièrement, pour qu'on l’ait fait maigrir ainsi ? Lavez-le, ne laissez pas une tache sur sa robe, et donnez-lui à manger pour qu'il reprenne ses forces. Puis il envoya chercher tous les forgerons qui étaient maîtres dans leur art ; ils arrivèrent, lui firent des mailles, et réparèrent son armure entière.
La nuit vint, noire comme Ahriman le vindicatif, et le bruit des clochettes se fit entendre dans le château ; Isfendiar monta sur son destrier de Pehlewan, tenant en main une épée indienne, et lui, et Bahman et Nousch-Ader, qui portait haut la tête, partirent pour leur longue route, précédés de Djamasp, le Destour du fortuné Guschtasp, qui leur servait de guide. Lorsque ces vaillants cavaliers furent hors des murs du château et dans la plaine, le Sipehbed tourna son visage vers le ciel et dit : O Juge suprême et véridique ! tu es le créateur tout-puissant, tu as rempli de joie l'âme d’Isfendiar. Si je suis victorieux dans ce combat, si je puis rendre étroit le monde pour Ardjasp et faire tomber sur lui la vengeance due au roi Lohrasp, à ces vieillards innocents et à mes trente-huit frères qui ont rougi de leur sang la poussière du désert, je m'engage devant toi, le maître de la justice, à ne pas me venger de mon père pour les fers dont il m'a chargé. J'établirai dans le monde cent nouveaux temples du feu, je purifierai la terre de tous les tyrans ; personne ne verra mon pied sur un tapis avant que j'aie construit cent caravansérails dans le désert, dans des lieux désolés, où aucune bête fauve ne passe, que l'onagre et tout gibier évitent ; je creuserai dix mille puits et planterai des arbres autour. J'amènerai à la vraie foi ceux qui n'ont pas de guide, j'abaisserai à terre la tête des magiciens ; je me tiendrai en adoration devant Dieu, et personne ne me verra jamais me livrer au repos.
Il dit, et lança son destrier ; il arriva auprès de Ferschidwerd et le vit étendu sur une couche, endormi, blessé et défait ; ses yeux versèrent tant de larmes que le médecin fut touché de sa douleur. Isfendiar dit à son frère : O lion qui recherchais le combat , qui est-ce qui t'a fait ces blessures ? Dis-le moi, pour que je te venge dans le combat, ton ennemi fût-il un vaillant lion ou un léopard. Il répondit : O Pehlewan, c'est Guschtasp qui m'a blessé à mort. S'il n'avait pas jeté dans les fers un homme comme toi, les Turcs ne m'auraient pas traité ainsi. De même Lohrasp, le vieux roi, et tout Balkh ont péri par sa faute. Personne n'a jamais vu ni entendu parler de maux pareils à ceux que nous avons endurés par suite des paroles de Gurezm. Mais ne te mets pas en colère, son mets-toi à la justice de Dieu ; reste dans le monde comme un arbre qui porte fruit. Moi, je pars pour une autre demeure ; mais toi, il faut que tu restes ici éternellement. Quand j'aurai quitté la terre, garde-moi un souvenir, et réjouis mes mânes par les bienfaits que tu répandras. Adieu, ô Pehlewan du monde, puisses-tu être heureux et vivre éternellement !
Il dit, ses joues pâlirent, et Ferschidwerd, le lion glorieux, mourut. Isfendiar frappa de sa main sa cuirasse, il déchira tous les vêtements de soie sur son corps, s’écriant : O Dieu, le saint, le sublime ! sois mon guide dans le monde, pour que je puisse venger Ferschidwerd, fallût-il réduire en poussière les pierres et l'eau ! Je verserai le sang d'Ardjasp, je calmerai les mânes de Lohrasp. Il plaça son frère mort sur la selle de son cheval, le cœur plein de vengeance, la tête éperdue. Il se rendit dans la plaine sur une haute montagne, emportant son frère lié sur un cheval isabelle, et se disant : Maintenant que puis-je faire pour toi ? Comment pourrai-je élever un tombeau ! Je n'ai avec moi ni argent, ni or, ni joyau ; je n'ai ni des briques, ni de l’eau, ni des maçons. A la fin le prince illustre plaça son frère au pied d'un arbre qui donnait de l'ombre ; il lui ôta son armure de guerre et lui fit un linceul de sa tunique et de l'étoffe qui protégeait sa tête.
De là il partit pour l'endroit où se trouvait Guschtasp, le roi égaré de la vraie route. Il vit tant d'Iraniens tués que la terre et le sable en avaient disparu ; il pleura amèrement les morts, ces malheureux dont les jours étaient passés. Dans un lieu le combat avait été rude, son œil fut frappé par le visage pâle de Gurezm, à côté duquel gisait un cheval, et sur lequel on avait jeté un peu de poussière. Isfendiar, s'adressant au mort, s'écria : O homme insensé et misérable ! réfléchis sur les paroles qu'un sage de l'Iran a prononcées quand il a révélé le profond secret, qu'un sage ennemi vaut mieux qu'un ami, car la sagesse est bonne chez un ami et chez un ennemi. Un homme sage réfléchit sur ce qu'il peut faire, et ne se fatigue pas l'esprit à rechercher une chose qui est au-dessus de son pouvoir. Tu as voulu t’emparer de ma place dans l’Iran, et tu as amené par là toute cette misère dans le monde, tu as détruit la splendeur de cet empire, tu as usé de ruse, tu as proféré un mensonge, et tu répondras dans l'autre monde de tout le sang qui a été versé dans cette bataille.
Ensuite il détourna sa tête de ces morts en pleurant, et s'approcha du gros de l'armée des Touraniens. Il vit un camp s'étendent dans la plaine sur sept farsangs, et tel que le ciel en était dans la stupeur ; un fossé était dressé tout autour, plus large que la portée d'une flèche. Il traversa ce fossé par mille efforts, et lança son cheval dans la plaine ; une ronde de Turcs, composée de quatre-vingts cavaliers, traversa dans ce moment le champ de bataille, et arriva sur lui toute en désordre, poussant des cris et lui adressant des questions. Un homme au cœur de lion lui demanda ce qu'il cherchait sur le champ de bataille. Il répondit : Vous ne pensez, sur le champ de bataille, qu'au repos et aux fêtes ; et lorsque Kehrem a reçu avis que vous aviez laissé passer Isfendiar, il m'a ordonné de prendre mon épée tranchante et de vous détruire. Il tira son épée et se jeta sur eux, en invoquant le souvenir de la bataille qu'ils avaient livrée à Guschtasp ; il renversa un grand nombre d'entre eux sur la route, et se rendit de là auprès du roi.
Il arriva sur la montagne rocheuse, aperçut son père et lui rendit hommage. Le père, dont le cœur était navré, se leva, le baisa et lui passa la main sur le visage, en disant : Grâces soient rendues à Dieu, ô jeune homme, de ce que je t'ai revu, le cœur en joie ! Ne m'en yeux pas dans ton âme, ne t'indigne pas contre moi, et n'emploie pas ta force à te venger. Gurezm, cet homme méchant et de mauvaise nature, a aveuglé mon âme et l’a détournée de mes fils. Ses mauvaises paroles ont amené le malheur sur lui-même, et ses mauvaises actions ont perdu ce mauvais homme. Mais je jure par le Créateur du monde, qui sait tout ce qui est connu et ce qui est caché, qu'aussitôt que je serai de nouveau heureux et victorieux, je te remettrai l'empire, le trône et la couronne. Je fonderai bien des temples dans le monde, je te donnerai tous les trésors cachés que je possède.
Isfendiar répondit : Puisse le roi être content de moi. car son approbation est la couronne, le trône et le diadème que j'ambitionne ! Que le maître du a monde sache que, lorsque j'ai vu sur le champ de bataille Gurezm couché sur la terre, j'ai pleuré sur cet homme qui m'avait calomnié, j'ai pensé avec l’angoisse aux peines que le cœur du roi avait endurées. Il m'est arrivé ce qui était dans ma destinée ; mais ce qui est passé je le regarde comme du vent. Maintenant, quand je tirerai l'épée de la vengeance, quand je sortirai de ces rochers, je ne baisserai exister ni Ardjasp, ni le Khakan de la Chine, ni Kehrem, ni Khallakh, ni le pays de Touran.
Lorsque l'armée sut qu'Isfendiar était délivré de ses lourdes chaînes et de sa mauvaise fortune, elle arriva par troupes sur la cime de la montagne, auprès du maître de la terre ; tous les grands, qu'ils fussent de sa famille ou étrangers, posèrent leur front sur le sol devant lui. Isfendiar, à l'étoile fortunée, leur dit : O hommes illustres, qui percez avec vos épées, tirez vos glaives trempés avec du poison, allez au combat et tuez les ennemis ! Les grands lui rendirent leurs hommages, s'écriant : Tu es notre diadème, tu es le glaive de notre vengeance, nous t'offrons tous notre vie comme gage ; nos âmes sont réjouies de ta vue. Ils employèrent toute la naît à mettre en ordre l'armée et à polir leurs cuirasses et leurs épées. De nouveau Guschtasp parla tristement au fortuné Isfendiar des malheurs du sort ; et ses yeux inondèrent ses joues de deux torrents de larmes lorsqu'il parla de la mort de ses jeunes fils, pleins d'ardeur pour le combat, qui furent tués sur le champ de bataille, et portaient sur leur tête une couronne de sang.
Cette même nuit Ardjasp apprit que Guschtasp avait été rejoint par son fils, que celui-ci, sur sa route, avait tué de nombreuses vedettes, et que le reste s'était enfui devant lui. Il devint soucieux, convoqua ses grands et parla longuement en s'adressant à Kehrem : Nous avions compté sur autre chose en commençant cette guerre. Lorsque l'armée s'est mise en route, j'ai dit que le monde était hors de danger si nous trouvions ce Div dans les fers, que je serais le maître des trônes de l'Iran et de la Chine, et que tous les pays nous rendraient hommage. Mais aujourd'hui que ce fils du Div est en liberté, nous sommes inquiets du combat, et nos têtes sont livrées au vent. Personne, parmi les Turcs, n'est son égal et ne peut tenir devant lui dans la bataille, et il vaut mieux que nous nous en retournions, contents de notre fortune et de notre victoire, dans le Touran, avec nos couronnes et nos trônes. Il fit réunir tout ce qu'il avait de précieux, tous les trésors, les chevaux caparaçonnés, tout ce qu'il avait enlevé de Balkh, la glorieuse, et le fit remettre à Kehrem. Il avait encore quatre fils plus jeunes que Kehrem, qui furent chargés de faire les bagages et de les placer sur cent chameaux, qui partirent par toutes les routes, chacun monté par un guide.
Mais le cœur d'Ardjasp était plein de crainte, sa tête remplie d'impatience, et la faim, le repos et le sommeil le fuyaient. Or il y avait un Turc, nommé Kergsar, qui sortit des rangs de l'armée, s'approcha du roi, et lui dit : O maître des Turcs et de la Chine, ne laisse pas fouler aux pieds ta gloire par un seul homme ! Regarde leur armée défaite, battue et en fuite, leur fortune toute ébranlée, les fils du roi morts et lui-même désespéré. Il ne lui est venu en aide que le seul Isfendiar, et tu briserais le courage de ton armée, tu la laisserai vaincre par des paroles et sans combat ! Je suis l'égal d'Isfendiar dans la bataille, et je jetterai sur la terre le corps du héros. Ardjasp écouta ces paroles, vit que c'était un homme vaillant et prudent, et lui répondit : O héros avide de combats ! tu as du renom une haute naissance et de la valeur ; si tu fais ce que tu promets, si ta bravoure va aussi loin que ta langue, je te donnerai tout, depuis le Touran jusqu'à la mer de la Chine ; je te donnerai les trésors du Touran, tu seras le chef de mon armée et j'obéirai toujours à tes ordres. Et sur-le-champ il le mit à la tête de l'armée, et lui promit le gouvernement des deux tiers du monde.
Lorsque le soleil eut levé son bouclier d'or et que la nuit sombre eut pris, de désespoir, sa tête dans ses mains, qu'elle eut jeté sa tunique couleur de musc et que la face du monde fut devenue brillante comme un rubis, une grande armée sortit de la montagne, conduite par Isfendiar, le vaillant maître du monde. Lui-même se tenait devant l'armée, une massue à tête de bœuf suspendue à sa selle ; le roi Guschtasp au centre, l'âme remplie du désir de se venger d'Ardjasp ; Nestour, le fils de Zerir, plein de pensées profondes devant lequel les lions féroces s'enfuyaient de la forêt, se plaça à l'aile droite ; il commandait en chef et veillait à l'ordonnance de ses troupes ; enfin Kerdouï, le vaillant, avait l'aile gauche et s'avançait brillant comme le soleil au signe du Bélier. De l'autre côté Ardjasp formait ses rangs ; les astres ne voyaient plus la plaine, tant il y avait de lances et d'épées sombres, et l'air était rempli de drapeaux de soie brodée. Le centre, où Ardjasp se tenait, était noir comme de l'ébène ; à l’aile droite était Kehrem, avec les clairons et les timbales ; à l'aile gauche se trouvait le roi de Djiguil, auquel le lion au jour du combat aurait voulu emprunter du courage.
Ardjasp, voyant cette masse de cavaliers vaillants et armés de lances, partit et choisit une colline élevée, d'où il observait les armées, de tous côtés ; son cœur était terrifié par ses ennemis, le monde était sombre et noir devant ses yeux. Il fit amener par les conducteurs des chameaux dix caravanes de dromadaires., et dit en secret à ses grands : Si la bataille dure trop longtemps pour nous, si elle ne paraît pas nous apporter la victoire, la gloire et la joie de d'âme, moi et mes intimes nous trouverons moyen de faire notre retraite avec sécurité sur des dromadaires rapides.
Lorsque Isfendiar au milieu des deux armées, semblable à un lion furieux et la bouche écumante, s'ébranla comme le ciel qui tourne, sa massue à tête de bœuf en main, tu aurais dit qu'il remplissait toute la plaine et que sa peau se fendrait, à cause du feu de la colère qui le consumait. Le bruit de la bataille et le son des trompettes se faisaient entendre, les héros de l'armée s'ébranlèrent, la plaine semblait une mer de sang, et les épées scintillaient dans l'air comme les Pléiades. Isfendiar appuyait sur les étriers il poussait des cris de tonnerre en frappant avec sa massue à tête de bœuf ; il serrait dans sa main sa massue d'acier, et tua trois cents braves au centre de l'armée, s'écriant : Aujourd'hui je réduirai en poussière la mer, pour venger la mort de Ferschidwerd. Ensuite il se jeta sur l'aile droite, abandonna les rênes à son destrier ardent, et tua cent soixante héros. Kehrem, voyant cela, s'enfuit, et Isfendiar s'écria : Voici comment je venge mon grand-père, dont la mort a rempli de trouble le cœur du roi ! Ensuite il tourna les rênes vers la gauche, et toute la terre devint comme une mer de sang. Il tua cent vingt-cinq des plus vaillants, tous des grands, possesseurs de couronnes et de trésors, et il s'écria :Voici comment je venge mes trente-huit nobles frères qui sont morts.
A cette vue, Ardjasp dit à Kergsar : Cette armée innombrable est détruite ; il n'y a plus un homme de guerre, il ne reste plus un seul homme devant les rangs. J'ignore pourquoi tu es demeuré silencieux, et pourquoi tu m'as conté toutes ces histoires. Ces paroles réveillèrent le courage de Kergsar, et il alla au-devant d'Isfendiar le héros ; il s'avança, un arc royal et une flèche de bois de peuplier à tête d'acier en main. Quand il fut tout près, il plaça la flèche sur l'arc et la lança contre la poitrine du Pehlewan. Isfendiar s'affaissa sur la selle pour faire croire à Kergsar que la flèche avait traversé sa cuirasse et avait blessé la poitrine brillante du Keïanide. Kergsar tira une épée d'acier luisant et voulut trancher la tête à Isfendiar ; celui-ci eut peur d'être blessé, détacha du crochet de sa selle son lacet roulé, et le lança, en prononçant le nom de Dieu le créateur, sur le cou de Kergsar ; sa tête et son cou furent pris dans le nœud, et Isfendiar jeta par terre son corps tremblant ; puis il lui lia les deux mains fortement sur le dos, serra le bout du sud sur la nuque, enleva Kergsar de devant les rangs des armées et le traîna dans le camp iranien, la bouche couverte d'une écume sanglante. O envoya son ennemi auprès de Guschtasp, le livra aux mains du roi au casque d'or, et dit : Attache cet homme dans l'enceinte de tes tentes et garde-toi de le mettre à mort, jusqu'à ce que tu voies contre qui la fortune se déclare et qui sera victorieux dans ce combat. Ensuite il retourna à la bataille et amena toute son armée au combat, en disant aux braves : Ou est donc Kehrem ? on ne voit plus son drapeau à l’aile droite. Et où est Kender, le vainqueur des lions, qui frappe de l’épée et perce les montagnes avec sa lance et ses flèches ?
On rapporta à Ardjasp qu'Isfendiar était allé attaquer Kergsar, que l'air était devenu violet du reflet de leurs épées, et que le drapeau à figure de loup avait disparu. Ce prodige remplit de souci l’âme d'Ardjasp ; il demanda un dromadaire et se dirigea vers le désert ; lui et ses intimes montés aussi sur des dromadaires partirent en menant leurs chevaux à la main ; il laissa l’armée sur le champ de bataille et prit avec ses grands la route de Khallakh. Isfendiar poussa des cris, et sa voix faisait trembler les montagnes ; il cria aux Iraniens : Ne tenez pas vos épées dans vos mains sans vous en servir, faites-leur des fourreaux dans le cœur et avec le sang de vos ennemis, faites du pays de Touran une montagne de Karen. Les braves, avides de vengeance, se raffermirent sur leurs étriers, et les armées se jetèrent l’une sur l'autre ; la terre, les pierres et l'herbe disparaissaient sous des torrents de sang qui faisaient tourner les moulins. Toute la plaine était jonchée de pieds, de têtes et de troncs dont les poitrines étaient fendues et dont les mains tenaient encore les épées ; les cavaliers s'élancèrent sur le champ de bataille, mais sans pouvoir ramasser toutes les parures qui le couvraient.
Quand les Turcs apprirent qu'Ardjasp était parti, la peau se fendait sur leurs corps ; ceux qui avaient des chevaux s'enfuirent, les autres jetèrent leurs casques et leurs cuirasses, et se rendirent auprès d’Isfendiar en poussant des cris de détresse, et leurs yeux versèrent des larmes comme les nuages du printemps. Le héros leur accorda leur grâce, et de ce moment ne tua plus personne. Il imposa silence à son cœur sur le meurtre de son grand-père, et chargea un grand de la garde des Turcs. Lui et son armée se rendirent auprès du roi, leurs poitrines, leurs épées et leurs casques d'or couverts de sang ; son épée était collée à sa main par le sang, sa poitrine et ses épaules étaient froissées par la cuirasse. On trempa sa main et son épée dans du lait pour les séparer, on tira les flèches de sa cotte de mailles ; ensuite ce héros, qui ambitionnait la possession du monde, se mit dans l'eau, se lava la tête et les membres, joyeux de cœur et sain de corps. Il demanda un vêtement de deuil et se présenta devant le maître de la justice et de la vérité, et Guschtasp et son fils restèrent respectueusement et en tremblant, pendant une semaine, devant Dieu, le très saint, en adorant le Créateur, le dispensateur de la justice. Le huitième jour Isfendiar se montra, et Kergsar s'approcha de son trône, désespérant dans son âme de la douce vie, et le corps tremblant de peur, comme la feuille du saule qu'agite le vent. Il dit : O roi ! cette assemblée ne te saura pas gré de ma mort. Je serai ton esclave, je me tiendrai derrière toi, je te servirai toujours de guide pour la fortune, j'amoindrirai chaque malheur qui peut t'arriver, je te conduirai au château d'airain. Isfendiar ordonna qu'on le reconduisît à ses tentes, les mains et les pieds liés. Ensuite il se rendit au camp qui avait appartenu à Ardjasp, le meurtrier de Lohrasp ; il distribua les choses précieuses qui s’y trouvaient, et en para les cavaliers et les fantassins ; il mit à mort, parmi les Turcs qu'il avait emmenés prisonniers, ceux qui avaient fait du mal à son armée.
Ensuite il se rendit aux tentes du roi, et lui parla de toutes choses, de Lohrasp, de Ferschidwerd, de ses fils glorieux aux jours des combats, et de la manière dont il les avait vengés. Guschtasp lui répondit : O homme vaillant ! tu te réjouis pendant que tes sœurs sont dans l’esclavage ! Heureux ceux qui sont tombés sur les champs de bataille et dont les têtes ne sont pas courbées sous cette honte infligée par les Turcs ! Quand on me verra assis sur le trône, que diront mes sujets ? Je pleurerai sur ce déshonneur aussi longtemps que je vivrai, et ma tête est remplie de feu. J'ai promis devant le Créateur tout-puissant que, si tu entres vaillamment dans le pays des Turcs sans y périr, si tu braves l'haleine du dragon et délivres tes sœurs du pouvoir des Turcs, je te donnerai la couronne impériale, le trône du pouvoir, enfin tous mes trésors, qui ne t'auront coûté aucune peine. Isfendiar lui répondit : Puisse le monde n'être jamais privé de toi ! Je suis esclave devant mon père, et ce n'est pas la royauté que je recherche. Que mon corps et mon âme te soient garants que je ne désire pas ton Irène et ton pouvoir. Je partirai, je me vengerai de nouveau d'Ardjasp, je détruirai tout le pays de Touran, je ramènerai mes sœurs de la captivité sur leurs trônes, grâce à la fortune du maître du monde, du grand roi. Guschtasp le bénit, disant : Que la raison soit toujours ta compagne ! Que Dieu te protège en route, que le trône soit à toujours ta place au retour !
Guschtasp appela des troupes de tous les côtés, de partout où se trouvait un Mobed ou un. seigneur ; il choisit parmi elles douze mille hommes, tous des cavaliers habiles à manier un cheval et de bon renom. Il leur distribua des trésors et de l'argent, et n'en laissa aucun mécontent de ses présents ; il donna à Isfendiar un trône et une couronne incrustée de pierreries dignes d'un roi. On entendit des voix demandant dans la cour du roi qu'on amenât pour les princes des chevaux tenant haut la tête. On porta dans la plaine les tentes et le drapeau à figure d'aigle royal ; l'armée s'ébranla, et la poussière obscurcit le soleil brillant. Isfendiar quitta le palais et se rendit dans la plaine, où il trouva une armée prête au combat.
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