Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME IV (partie I - partie II - partie III - partie IV  - partie V - partie VI)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

      

TOME IV

 

HISTOIRE DES SEPT STATIONS.

LOUANGES DU ROI MAHMOUD.

Maintenant je vais conter l'aventure des sept stations ; je la conterai dans un beau et frais récit, plein de combats et d'entreprises, de conseils et de résolutions, d'actes de vengeance et de justice, de batailles et de fêtes, et si la fortune veut pour une fois venir à mon aide et donner un libre essor à mon talent, je parlerai sous les auspices du roi Mahmoud, de son glorieux règne et de sa couronne royale. Puisse le roi du monde vivre éternellement, et les grands de la terre rester ses esclaves ! Quand le soleil brillant s'est montré, quand il a tendrement paré la face de la terre et posé sur sa tête la couronne dans le signe du Bélier, l'Occident et l'Orient en ont été heureux ; les montagnes ont été pleines de roulements du tonnerre, les bords des ruisseaux se sont couverts de narcisses et de tulipes ; les narcisses ont donné des enchantements, les tulipes de la patience, le nard des angoisses et la fleur du grenadier des parures. Le cœur des nuages est rempli de feu et leur œil plein de larmes, c'est le bruit d'une musique pleine de rage et de colère ; quand la foudre s'éteint et l'eau tombe en torrents, les têtes s'endorment sous ce bruit ; mais quand tu te réveilles, regarde la terre, qui est belle comme du satin peint en Chine par Mani. Lorsque la terre brille sous le soleil, elle voit les joues du narcisse et de la tulipe couvertes de larmes, elle sourit et dit : O coquettes, c'est d'amour pour vous que je pleure, et non pas de douleur ou de colère. En effet la terre ne sourit que quand le ciel pleure, aussi ne comparerai-je pas au ciel la main du roi, car le ciel ne fait pleuvoir qu'au printemps, et ne ressemble pas à la générosité incessante des rois : c'est au soleil, quand il se couvre de son diadème dans le signe du Bélier, que ressemble la main du roi. Que ses trésors proviennent de la terre ou de l'eau de la mer, que ce soit de l'or ou du musc, jamais il ne cache sa splendeur, ni devant le pauvre, ni devant le prince plein de fierté. La main du roi Aboulkasem, ce grand prince, est également généreuse envers les bons et envers les méchants ; jamais il ne recule devant une largesse, jamais il ne se repose au jour de l'action ; quand il a à combattre, il livre bataille et saisit la tête des rois, mais à quiconque baisse la tête devant lui il donne ses trésors et ne pense pas à la peine qu'ils lui ont coûtée. Puisse Mahmoud rester le maître du monde, répandre ses bienfaits et rendre justice ! Maintenant fais attention à ce que raconte du château d'airain le vieillard plein d'expérience, et conserves-en le souvenir.

PREMIÈRE STATION. — ISFENDIAR TUE LES DEUX LOUPS.

Lorsque le Dihkan qui raconte les histoires eut placé la table, il fit le récit des sept stations ; il saisit de la main une coupe d'or, et se mit à parler de Guschtasp, du château d'airain, des hauts faits d'Isfendiar, de sa route et des instructions données par Kergsar, disant : Isfendiar était sorti de Balkh, la bouche et l'âme remplies de paroles amères ; il quitta son père et prit la route du Touran en emmenant Kergsar. Il continua jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un endroit où deux routes se présentèrent ; il y fit dresser ses tentes et celles de l'armée, placer les tables, et demander du vin et de la musique. Tous les héros de l'armée arrivèrent et s'assirent à la table du roi du peuple. Ensuite il ordonna qu'on amenât devant lui Kergsar au cœur ulcéré, et qu'on lui remplit coup sur coup quatre fois une coupe d'or, puis il lui dit : O toi, dont la fortune est assombrie, je te ferai parvenir au trône et à la couronne ; si tu réponds selon la vérité à toutes mes questions, tout le pays de Touran sera à toi ; je te le donnerai quand je serai victorieux ; j'élèverai ta tête jusqu'au soleil brillant ; je ne ferai de mal à aucun de tes alliés ni à ceux de tes fils ; mais si tu essayes de me mentir, ton mensonge n'aura pas de succès auprès de moi ; je te couperai en deux avec mon épée, je remplirai de terreur cette assemblée par ton exemple. Kergsar lui répondit : O illustre et fortuné Isfendiar ! tu n'entendras de moi que des paroles vraies ; de ton côté, fais ce qui convient à un roi. Isfendiar lui dit : Maintenant indique-moi où est le château d'airain qui se trouve sur la frontière de l'Iran et du Touran. Combien de routes y conduisent, combien de farsangs y a-t-il et quel est le chemin le moins dangereux ; combien de troupes y tient-on toujours, et combien sont hauts les murs ? Dis-moi tout ce que tu en sais.

Kergsar lui répondit : O Isfendiar, ô roi aux traces fortunées ! trois routes conduisent d'ici à cette cour d’Ardjasp, à laquelle il donne le nom de son château fort ; l'une exige trois mois, la seconde deux mois, et l'on peut conduire une armée par l'une et par l'autre ; sur la première on trouve partout de l'eau, des fourrages et des villes, et elle traverse les possessions de deux tiers des grands du Touran. Sur la seconde, qui exige deux mois, tu seras dans l'embarras pour les vivres ; il n'y a pas d'herbages ni de réservoirs d'eau pour les bêtes, et tu n'y trouveras pas de lieu ou l'arrêter. La troisième route se parcourt dans une semaine, et l'armée arriverait le huitième jour devant le château d'airain ; mais elle est pleine de lions, de loups et de dragons vaillants, aux griffes desquels personne n'échappe. Ensuite il y a une magicienne dont les ruses sont pires que les loups et les lions et même que les puissants dragons. Elle prend un homme et le porte de la mer jusqu'à la lune, et elle précipite un autre dans un abîme. On rencontre sur cette route des déserts, des simourghs, et un froid affreux qui fait éclater les arbres quand le vent s'élève. Ensuite on se trouve devant le château d'airain, un château tel que personne n'en a vu de pareil ni n'en a entendu parler. La crête de ses remparts s'élève plus haut que les nuages noirs, il est rempli de troupes et d'armes et entouré d'une rivière d'eau courante dont la vue trouble l'esprit et que le roi passe en bateau quand il se rend dans la plaine pour chasser. Si Ardjasp était assiégé cent ans dans ce fort, il n'aurait besoin de rien tirer de la campagne, car il y a dans le château des champs ensemencés et des prairies, des arbres fruitiers et des moulins.

Isfendiar écouta ces paroles, secoua la tête pendant quelque temps et soupira ; à la fin il dit : C’est la seule route pour nous, car il n'y a rien de mieux dans ce monde qu'un chemin court. Kergsar répondit : O roi ! jamais personne n'a entrepris de passer par la force et en faisant du bruit par la route des sept stations, à moins d'avoir renoncé à la vie. Le héros répliqua : Si tu es avec moi, tu verras mon courage et ma force d'Ahriman. Dis-moi qui je trouverai d'abord en face de moi et qui il faut que je combatte pour m'ouvrir la route. Kergsar répondit : O roi fortuné, ô cavalier élu, deux loups viendront t'attaquer d'abord, un mâle et une femelle, chacun semblable à un éléphant terrible ; ils portent sur la tête des cornes comme des cerfs et sont avides de combattre des lions ; ils ont des défenses comme des éléphants furieux, des poitrines et des membres larges et des flancs maigres. Isfendiar ordonna alors qu'on ramenât le malheureux dans sa tente chargé de ses chaînes ; il fit préparer une fête et plaça sur sa tête son diadème de Keïanide.

Lorsque la couronne du soleil descendit vers l'horizon et que le ciel dévoila à la terre ses secrets, le bruit des timbales s'éleva de la porte, la terre se couvrit de fer, le ciel devint couleur d'ébène. Isfendiar prit la route du Touran par les sept stations, et partit avec son armée heureux et content. Ayant marché jusqu'à la station, il choisit dans son armée un homme illustre, Beschouten, un homme plein de vigilance, et qui gardait l'armée contre les embûches de l'ennemi. Il lui dit : Maintiens l'armée dans l'ordre ; je suis inquiet de ce que m'a dit Kergsar ; je suis le chef, et s'il m'arrive malheur, il ne faut pas qu'il en arrive autant aux autres.

Alors Isfendiar se revêtit de son armure de combat ; on affermit les sangles de son cheval noir, et il s'avança vers les loups, en serrant les jambes avec la force d'un éléphant terrible. Les loups virent sa poitrine et ses bras, sa ceinture, sa main et sa massue ; ils dirigèrent leur course vers lui dans la plaine, comme deux éléphants furieux et avides de combat. Le héros banda son arc, et poussa un cri terrible, comme un lion rugissant ; il fit pleuvoir des flèches sur ces Ahrimans, et se précipita dans le danger qui jusque-là avait accablé tous les cavaliers. Les loups souffrirent des pointes de ses flèches ; aucun ne put approcher de lui sans être atteint. Isfendiar les regarda le cœur tranquille, et vit que les deux bêtes fauves étaient affaiblies et en détresse ; il tira une épée trempée avec du poison, poussa son cheval et s'élança ; il leur fendit la tête, leur déchira la poitrine, et fit naître de leur sang des roses sur la poussière. Il descendit de son destrier célèbre, et reconnut devant Dieu que sa propre force n'aurait pas suffi. Il fit disparaître de son corps et de ses armes les traces du sang des loups, choisit dans ce lieu un endroit pur de sang, et tourna son visage coloré vers le soleil ; le cœur encore plein de soucis et la tête couverte de poussière, il dit : O Juge, dispensateur de la justice, c'est toi qui m'as donné de la force, du sens et de la bravoure. Tu as couché ces bêtes fauves dans la poussière, tu seras mon guide pour accomplir le bien.

Quand les troupes et Beschouten arrivèrent, ils trouvèrent le héros dans l’endroit où il avait prié ; ils restèrent confondus de son exploit, et toute l'armée se mit à faire des réflexions et dit : Faut-il appeler cet homme un loup ou un éléphant furieux ? Puissent ce cœur, cette épée et cette main durer éternellement ! Que le trône du roi, et le pouvoir, et les fêtes, et l'armée ne soient jamais privés de lui ! Les héros, pleins de sagesse, firent dresser leurs tentes auprès d'Isfendiar ; ils préparèrent une table d'or, mangèrent et burent du vin.

SECONDE STATION. — ISFENDIAR TUE LES LIONS.

Kergsar n'avait en partage que le chagrin de voir sa fortune des hommes de guerre et d'Isfendiar. Celui-ci, ordonna qu'on lui amenât le prisonnier, qui vint en tremblant et les yeux remplis de larmes ; il lui donna trois coupes de vin, et lui demanda : Que dis-tu maintenant ? quelle merveille vais-je voir ? Kergsar répondit au prince : O maître de la couronne, roi au cœur de lion ! à la prochaine station tu seras attaqué par des lions, aux griffes desquels le crocodile ne résiste pas ; et l'aigle courageux, si vaillant qu'il soit, n'ose pas voler au-dessus de la route des lions, Isfendiar, au cœur serein, se mit à sourire, et lui dit : O Turc infortuné, tu verras demain comme je serai brave en face des lions et en les combattant.

Lorsque la nuit fut devenue profonde, le roi ordonna à l'armée de quitter ce lieu, et armée se mit en marche dans les ténèbres et en célébrant se louanges. Quand le soleil eut converti le sombre voile de la nuit en un voile de brocart jaune, le Sipehbed arriva au lieu du campement des braves et dans la plaine où il devait combattre les lions ; il fit appeler Beschouten, lui donna des conseils sans nombre, et lui dit : Je te confie cette noble armée, et je pars pour livrer combat.

Alors il partit, et lorsqu'il fut près des lions le monde devint sombre devant leurs âmes. L'un était un mâle et l'autre une femelle ; ils arrivèrent sur lui vaillamment et bravement. Le mâle s'étant approché, Isfendiar le frappa d'un coup d'épée qui donna à sa face la couleur du corail, et le fendit en deux depuis la tête jusqu'au milieu du dos ; le cœur de la lionne fut rempli de terreur, mais elle bondit comme avait fait le mâle et s'élança sur lui ; le héros la frappa de son épée, et fit rouler sa tête dans la poussière. La main et la poitrine du héros étaient couvertes de sang ; il se jeta dans l'eau et se lava la tête et le corps, en demandant de l'aide à Dieu seul, le très saint. Il dit au maître suprême de la justice, au très saint : C'est toi qui as tué ces bêtes fauves par ma main.

Pendant ce temps les troupes étaient arrivées ; Beschouten regarda les poitrines et les membres des lions, et toute l'armée rendit hommage à Isfendiar et l'appela le prince le plus illustre de la terre. Ensuite le héros qui leur avait servi de guide se rendit au tentes du camp ; on dressa les tables, et le chef de l’armée, à l'esprit pur, fit apporter des mets délicats.

TROISIÈME STATION. — ISFENDIAR TUE LE DRAGON.

Alors Isfendiar ordonna que le méchant et malheureux Kergsar parût devant lui. Il lui donna trois coupes de vin couleur de rubis, et quand les coupes de vin eurent égayé cet Ahriman, il lui dit : O homme malheureux et misérable, révèle-moi ce que tu sais de ce que je dois voir demain. Il répondit : O roi, dont la grandeur dépasse toute grandeur, que tout mal soit loin de toi ! Tu t'es élancé tout d'un coup comme le feu, et c'est ainsi que tu as passé par ces dangers ; mais tu ne sais pas ce que tu rencontreras demain ! Aie pitié de la fortune qui veille sur toi ! Quand tu arriveras demain à la station, tu trouveras devant toi un danger bien plus grand : il viendra à ta rencontre un dragon terrible, qui attire avec son haleine le poisson de la mer, dont le souffle brûlant met tout en feu, dont le corps est une montagne de roche. Tu ferais mieux de t'en retourner, et ton intelligence attestera que ce conseil est bon. Tu ne te ménages pas toi-même, mais ménage donc cette belle armée que tu as rassemblée. Isfendiar lui répondit : O homme de mauvaise nature, je te traînerai avec moi dans tes chaînes, et tu verras que dans le combat le dragon n'échappera pas à mon épée tranchante !

Il ordonna alors qu'on amenât des charpentiers et qu'on apportât des pieux solides et lourds ; il fit faire un bon chariot de bois, qu'on garnit tout autour d'épées, et sur lequel on plaça une belle caisse. Les charpentiers ingénieux construisirent tout cela ; le prince ambitieux de la couronne devait s'asseoir dans la caisse et atteler devant deux nobles chevaux. Il s'assit dans la caisse pour faire un essai, et se fit traîner ainsi pendant quelque temps par les chevaux, revêtu d'une cotte de mailles, tenant en main une épée de Kaboul et la tête couverte de son casque de héros. Quand le prince eut tout préparé pour le combat contre le dragon et qu'il eut achevé ce travail, le monde devint noir comme le visage d'un nègre, et la lune montra son trône placé au signe de Bélier. Isfendiar s'assit sur son cheval Schoulek, et partit, suivi par son armée illustre ; le lendemain, quand le monde fut plein de lumière et que le drapeau de la nuit sombre eut disparu, Beschouten se présenta devant le prince avide de renom, accompagné des grands et de ses parents. Le héros maître du monde revêtit sa cotte de mailles, et confia au fortuné Beschouten le commandement de l’armée ; cet homme au cœur de lion fit amener le chariot et la caisse, et le vaillant roi s'y assit ; on y attela deux nobles chevaux, et il se dirigea rapidement du côté du dragon. Celui-ci entendit de loin le bruit des roues et vit bondir les chevaux ardents ; il arriva, semblable à une montagne noire ; tu aurais dit qu'il obscurcissait le soleil et la lune ; ses deux yeux étaient comme deux fontaines remplies de sang brillant, et le feu sortait de sa gueule. Il ouvrit une bouche qui ressemblait à une caverne noire, et jeta un regard furieux sur Isfendiar, qui, à l'aspect de ce monstre, demanda la protection de Dieu et retint sa respiration. Les chevaux cherchaient à se soustraire à l'attaque du dragon ; mais il les aspira avec son souffle et les engloutit ainsi que le chariot. Le héros, qui se trouvait dans la caisse, devint inquiet ; mais les épées entrèrent dans la gueule du dragon et s'y fixèrent ; il vomit un torrent de sang et ne put se dégager, car les épées étaient comme des lames, et sa gueule comme leur fourreau. Il était embarrassé du chariot et des épées, et sa force commençait à faiblir ; alors le héros sortit de la caisse, tenant dans sa main de lion une épée tranchante ; et lui fendit le crâne. Les exhalaisons du venin répandu s'élevaient de la terre et étourdirent Isfendiar ; il tomba comme une montagne et s'évanouit.

Cependant Beschouten le suivait et arrivait avec son armée nombreuse ; il eut peur qu'un malheur n'eût atteint le prince ; son cœur se gonfla de sang et son visage se couvrit de larmes ; toute l'armée éclata en lamentations, tous mirent pied à terre et abandonnèrent leurs chevaux. Beschouten accourut et lui versa sur la tête de l'eau de rose, et le prince, qui ambitionnait la possession du monde, ouvrit les yeux et dit à ces guerriers qui portaient haut la tête : Les exhalaisons du poison m'ont fait évanouir, mais je n'ai reçu aucune blessure. Il se leva et s'approcha de l'eau, comme un homme ivre de sommeil ; il demanda à son trésorier un vêtement frais, entra dans l'eau, et se lava la tête et le corps. Il s'adressa à Dieu, le très saint, tout tremblant, et se roula dans la poussière, s'écriant : Qui aurait pu tuer ce dragon sans être soutenu par le Maître du monde ? Toute l'armée rendit grâce à Dieu, en se prosternant devant le dispensateur de la justice ; mais Kergsar fut plein de douleur de ce qu'Isfendiar, qu'il avait cru mort, était encore vivant.

QUATRIÈME STATION. — ISFENDIAR TUE LA MAGICIENNE.

Le roi fit placer l'enceinte de ses tentes sur le bord de l'eau, et toute l'armée dressa les siennes autour de lui. Il fit mettre du vin sur la table et invita des convives ; il but debout à la santé de Guschtasp, le maître du monde. Ensuite il ordonna qu'on amenât en sa présence Kergsar, qui était blessé au cœur et marchait en tremblant ; il lui donna deux coupes de vin royal, sourit et lui parla du dragon, disant : O homme vil de corps et sans valeur, regarde ce vaillant dragon qui enveloppait ses victimes avec sa queue, et dis-moi ce qui se présentera à la station prochaine, et quelles nouvelles fatigues et quels dangers j'aurai à subir.

Kergsar répondit : O roi victorieux, puisse ta bonne étoile te servir ! Demain, quand tu t'arrêteras à la station, tu seras salué par une magicienne qui a vu bien des armées avant celle-ci, et dont le cœur n'a jamais tremblé devant personne. Quand elle veut, elle convertit en mer le désert, et fait descendre à l'horizon le soleil qui est au zénith, On lui donne, ô roi, le nom de Ghoul. Ne te laisse pas entraîner dans ses filets par la fougue de ta jeunesse. Retourne dans l'Iran, content d'être le vainqueur du dragon ; car il ne faut pas mettre ta gloire en péril. Isfendiar, qui ambitionnait la possession du monde, lui dit : O homme méchant et impudent, tu raconteras demain ce que tu me verras faire, car je traiterai cette magicienne de manière à briser le dos et le cœur aux magiciens. Par la victoire qu'accorde Dieu, l'unique, le dispensateur de la justice, je mettrai la tête des magiciens sous mes pieds.

Lorsque le jour eut revêtu sa tunique pâle du soir, et que le soleil, qui éclaire le monde, fut descendu vers le couchant, Isfendiar mit en route son armée, fit charger les bagages, et adressa une prière à Dieu, de qui vient tout bien. Le roi fit marcher l'armée pendant toute la nuit, et lorsque le soleil éleva son casque d'or, semblable à un rubis dans le signe du Bélier, la surface entière de la terre sourit, et Isfendiar remit le commandement de l'armée à Beschouten ; il prit une coupe d'or, demanda une belle guitare, et se para comme pour une fête, lui qui allait livrer un combat. Il vit une forêt semblable au paradis ; tu aurais dit que le ciel s'était converti en une tulipe ; on n'y apercevait pas le soleil à travers les arbres, et partout on voyait des sources dont l'eau était pareille à l'eau de rose. Il descendit de cheval, comme l'endroit le méritait, choisit dans la forêt le bord d'une fontaine, prit dans sa main la coupe d'or, et quand il se sentit égayé par le vin, il appuya la guitare contre sa poitrine et se mit à chanter de toute son âme. Il dit : Le malheureux Isfendiar ne voit jamais de vin, n'a point de compagnons pour en boire, ne rencontre que des lions et des dragons vaillants, n'est jamais délivré des griffes du malheur, n'éprouve jamais un peu de plaisir en ce monde par la vue d'une belle au visage de Péri, et Dieu accomplirait tous les désirs de son cœur, s'il voulait lui donner une de ces femmes dont le traits ravissent l’âme, dont la stature égale le cyprès, dont le visage brille comme le soleil, dont les cheveux de musc descendent jusqu'aux pieds.

La magicienne entendit les paroles d'Isfendiar, et s'en épanouit comme la rose au printemps ; elle se dit : Voici un lion qui est entré dans mes filets, paré, chantant, et une coupe pleine dans la main. Cette créature impure, pleine de rides et hideuse, se mit à écrire ses formules de magie dans les ténèbres, et se changea en une belle fille turque, avec des joues comme de brocarts de Chine et des cheveux noirs comme le musc. Elle s'approcha ainsi d'Isfendiar, les deux joues semblables à un jardin de roses, et des fleurs dans le sein. Quand le prince l'aperçut, il chanta plus haut, joua plus gaiement et but davantage, disant : O Dieu, l'unique, le distributeur de la justice, tu es le guide dans la montagne et dans la plaine ! Je viens de désirer qu'une fille au visage de Péri vienne me rendre heureux dans cette forêt, et voici que le Créateur me la donne, que le Distributeur de la justice me l'accorde ! Que mon cœur et mon âme l'adorent !

Il lui donna une coupe remplie d'un vin parfumé de musc, et ses joues en devinrent couleur de rubis. Or il possédait une belle chaîne d'acier, qu'il tenait prête, mais cachée devant la magicienne. Zerdouscht, qui l'avait apportée du paradis pour Guschtasp, la lui avait attachée au bras. Le prince lança cette chaîne autour du cou de la magicienne de manière à lui enlever ses forces. Elle prit la forme d'un lion, mais il tira son épée et lui dit : Tu ne peux me faire du mal, quand même tu aurais le pouvoir d'entasser des montagnes de fer. Reprends ta forme réelle, et je vais te donner ma réponse avec mon épée. Alors parut, prise dans la chaîne, une vieille femme puante, caduque, dont la tête et les cheveux étaient blancs comme la neige, et le visage noir, et Isfendiar la frappa d'un coup de son glaive tranchant. Puisses-tu ne jamais voir une pareille tête et un pareil sein !

Au moment où la magicienne expira, le ciel devint sombre, de sorte que les yeux ne voyaient plus ; un orage s'éleva, et une poussière noire rendit invisibles le soleil et la lune. Isfendiar monta sur une hauteur et poussa un cri comme le tonnerre qui éclate. Beschouten accourut avec l'armée, et dit : O roi glorieux ! ni les crocodiles, ni les magiciens, ni les lions, ni les loups, ni les léopards ne résistent à tes coups. Puisses-tu rester ainsi, portant haut la tête, car le monde a besoin de ta protection ! Mais les victoires d'Isfendiar mettaient en feu la tête de Kergsar.

CINQUIÈME STATION. — ISFENDIAR TUE UN SIMOURGH.

Le prince, qui ambitionna la possession du monde, se présenta devant le Créateur, et resta longtemps le front prosterné contre terre ; ensuite il fit dresser ses tentes dans la forêt, et l'on couvrit une table de tout ce qui était nécessaire. Il ordonna à l'exécuteur des hautes œuvres de lui amener le malheureux Kergsar ; on l'amena, et lorsque Isfendiar le vit, il lui donna trois coupes de vin royal. Kergsar fut réjoui du vin couleur de rubis. Le prince lui dit : O Turc infortuné, regarde la tête de la magicienne sur ce gibet. Tu m'avais dit qu'elle jetterait mon armée dans la mer, et qu'elle élèverait sa propre tête jusqu'aux Pléiades. Maintenant dis-moi ce que je verrai à la prochaine station, puisque nous avons vu ce que valait la magicienne.

Kergsar lui répondit : O toi qui es un éléphant de guerre au jour du combat ! à cette station tu trouveras quelque chose de plus difficile ; réfléchis-y bien, et sois sur tes gardes plus que jamais. Tu verras une montagne dont la cime est dans les nuages ; c'est là que demeure un oiseau puissant ; les voyageurs l'appellent simourgh, c'est comme une montagne ailée et avide de combat. S'il voit un éléphant, il l'emporte dans ses serres ; il enlève de la mer un crocodile, et de la terre un léopard, et n'a aucune peine à les porter. Ne le compare pas aux loups ou à la magicienne. Il a deux petits qui sont grands comme lui, et ils agissent toujours de concert. Quand il s'élance dans les airs et étend ses ailes, la terre perd ses forces et le soleil sa majesté. Si tu t'en retournais maintenant, tu y gagnerais ; car tu ne peux lutter contre le simourgh et la haute montagne. Le héros au cœur puissant sourit et dit : O prodige ! je lui clouerai les deux épaules avec les pointes de mes flèches, je lui fendrai la poitrine avec mon épée indienne, je ferai rouler dans la poussière sa tête si haute.

Lorsque le soleil brillant baissa et que son dos pesa sur le couchant, le chef des braves mit en marche l'armée, en réfléchissant sur ce qu'il avait entendu dire du simourgh. Il accompagna l'armée pendant toute la nuit ; mais lorsque le soleil s'éleva au-dessus des montagnes, que le flambeau du monde rajeunit la terre et changea l'aspect des vallées et des plaines, il remit le commandement de l'armée à Beschouten et partit avec ses chevaux, sa caisse et son chariot. Le puissant prince partit rapide comme le vent, et vit une montagne dont la cime s'élevait jusqu'au ciel ; il plaça ses chevaux et son chariot dans l'ombre de la montagne ; son esprit s'abandonna à ses pensées, et il pria Dieu, l'unique, par l'ordre duquel le monde est né. Quand le simourgh aperçut d'en haut la caisse et qu'il entendit au loin le bruit de l’armée et le son des clairons, il s'élança de son rocher, comme un nuage noir, et le soleil et la lune disparurent. Il voulut saisir avec ses serres le chariot, comme un léopard saisit sa proie ; mais il enfonça les épées dans ses deux ailes et ses deux ailerons, et sa force et sa majesté y périrent.

Pendant quelque temps il frappa avec le bec et les griffes ; mais à la fin il fut épuisé et se tint tranquille. Quand ses deux petits virent le simourgh pousser des cris et verser des larmes de sang, ils s’envolèrent de ce lieu, de manière que leur ombre aveuglait les yeux. Lorsque le simourgh fut affaibli par ses blessures, et qu'il eut inondé de son sang les chevaux, la caisse et le chariot, Isfendiar sortit de la caisse, poussant des cris de tonnerre, armé pour la bataille couvert d'une cotte de mailles et tenant une épée indienne. Comment un oiseau pourrait-il résister au crocodile ? Il frappa le simourgh de son épée, jusqu'à ce qu'il l'eût coupé en morceaux ; et c’est ainsi que. périt le puissant oiseau. Isfendiar s'adressa au Maître de la lune, qui lui avait donné la force de vaincre tous les dangers, et dit : O Juge suprême. qui distribues la justice, maître de la pureté, de la force et de toute vertu ! c'est toi qui a renversé les magicien, c'est toi qui as été mon guide vers cette nouvelle victoire.

Dans ce moment les trompettes résonnaient, et Beschouten arrivait avec les tentes, avec les armes, avec ses frères, avec l'armée, avec ses fils et avec les grands de l'Iran, qui portaient des couronnes et des ceintures. La plaine avait disparu sous le simourgh mort ; on ne voyait que son corps et ses serres sanglantes ; la terre, n'était que du sang d'une montagne à l'autre, et les ailes de l'oiseau étaient si grandes qu'on aurait dit qu'il n'y avait pas de plaine. Les Iraniens virent le roi tout couvert de sang ; il aurait effrayé la lune ; et leurs chefs, les vaillants cavaliers, et les héros lui rendirent hommage. Kergsar apprit sur-le-champ que le roi illustre avait remporté la victoire ; son corps se mit à trembler, son visage devint sombre, il éclata en larmes, et son cœur fut rempli de douleur. Le jeune roi fit dresser ses tentes, et les braves et les héros campèrent autour de lui ; on étendit sur le sol des tapis de brocart, et ils se mirent à table et burent du vin.

SIXIÈME STATION. — ISFENDIAR TRAVERSE LES NEIGES.

Ensuite Isfendiar fit amener en toute hâte Kergsar ; il lui donna coup sur coup trois coupes de vin, et ses joues devinrent comme la fleur du fenugrec. Isfendiar lui dit : O homme mauvais de corps et d'âme, regarde ce que fait le monde. On ne voit plus de simourgh, ni de lion, ni de loup, ni de terrible dragon aux griffes aiguës ; qui donc jettera la terreur dans la station prochaine, et y aura-t-il de l'eau et de l'herbe pour les chevaux ? Kergsar lui répondit à haute voix : O illustre et fortuné Isfendiar ! il n'y aurait rien d'étonnant à ce que tu t'en retournasses maintenant ; il faut que tu prennes la mesure de ta fortune. Dieu t'a été en aide jusqu'ici, ô favori de la fortune, et cet arbre royal a porté fruit ; mais demain t'attend un danger en comparaison duquel un homme vaillant tiendrait pour rien un jour de bataille.

Tu n'y penseras ni à ta massue, ni à ton arc, ni à ton épée ; tu n'y trouveras ni porte pour le combat, ni voie pour la fuite. Tu auras de la neige haut comme une lance, tu te trouveras en face d'un sort invincible, et tu resteras, ô noble Isfendiar, dans la neige avec ton armée glorieuse. Il est naturel que tu t'en retournes, et il ne faut pas m'en vouloir de ce que je dis : tu deviendrais le meurtrier de ton armée. Tu réfléchiras donc et prendras une autre route ; car il est certain pour moi que l’orage fera tomber tes hommes comme des fruits qui tombent de l'arbre. Ensuite, quand tu seras arrivé dans la plaine, tu auras devant toi une marche de trente farsangs à travers des sables brûlants, de la poussière et des terres stériles, sur lesquels ni les fourmis, ni les serpents, ni les sauterelles ne passent ; tu n'y trouveras nulle part une goutte d'eau, et le sol y bouillonne sous l'ardeur du soleil ; aucun cheval ne peut passer sur cette terre, aucun aigle aux ailes rapides ne peut traverser ce ciel ; dans ce soi stérile et ces sables ne pousse aucune herbe, et la terre n'y est qu'un sable mouvant comme la pondre de tutie.

Tu auras à parcourir de cette manière quarante farsangs, sans pouvoir porter de bagages sur des chevaux, et avec une armée découragée. De là ton armée arrivera devant le château d'airain, et tu n'y trouveras pas la moindre ombre ; c'est une terre dépourvue de tout, et un château dont les créneaux conversent en secret avec le soleil. Hors des murs aucun animal ne trouvera de la nourriture, et pas un cavalier de l'armée n'y arrivera monté. Si cent mille braves, accoutumés à frapper avec leurs épées, venaient de l'Iran et du Touran, restaient cent ans campés autour du château et y faisaient pleuvoir des flèches, ce serait en vain ; leur nombre, petit ou grand, serait indifférent, car l'ennemi ne peut pas faire à œ château plus de mal que l'anneau de la porte.

Les Iraniens, à cette annonce de malheur, furent remplis d'inquiétude ; ils dirent : O noble roi, ne t'approche pas inutilement du danger ; si Kergsar a dit vrai, et cela sera bientôt apparent, nous ne serions venus ici que pour périr, et non pas pour châtier les Turcs. Tu as traversé cette route difficile, tu as soutenu les attaques des bêtes féroces ; aucun des hommes les plus illustres et des rois les plus vaillants ne peut se vanter d'avoir supporté des fatigues comme celles que tu as trouvées du ces sept stations. Rends-en grâce à Dieu, et quand tu seras revenu victorieux de cette route, présente-toi, heureux et le cœur en joie, devant ton père, Quand tu recommenceras la guerre par un autre chemin, tout le pays de Touran se soumettra à toi. Après les paroles de Kergsar, il ne faut pas mépriser à ce point la vie, et après tes victoires et tes joies, il ne faut pas que tu donnes au vent ta tête.

A ces paroles, le visage heureux d'Isfendiar s'assombrit, et il dit aux héros : Etes-vous venus de l'Iran pour me donner des conseils ? N'êtes-vous pas venus pour gagner un grand renom ? Où sont donc tous les présents du roi et tous ses conseils ? Où sont les ceintures d'or et les diadèmes d'or, où sont toutes vos promesses, vos serments et ce que vous avez juré par Dieu et par les astres qui donnent la fortune, pour que vos pieds soient fatigués et que vos résolutions se soient évanouies sur la route ? Retournez-vous-en donc heureux et victorieux ; mais moi, je ne cherche autre chose que le combat. Puisque votre cœur est découragé de la bataille par les paroles de ce vil Div, je ne veux plus d'aucun de vous pour compagnon, et mes fils et mes frères me suffiront. Le Maître victorieux du monde est mon soutien, et je porte dans mon sein mon étoile. Je jure par ma bravoure qu'aucun de vous ne m'accompagnera, et, que je tue ou que je sois tué, je montrerai à l'ennemi ce que peuvent la valeur victorieuse et la forée des mains ; et vous aurez sans doute des nouvelles de ma gloire royale, et de ce que j'aurai fait de ce château avec mes mains et ma force, et au nom du Maître de Saturne et du Soleil.

Quand les Iraniens jetèrent les yeux sur lui, ils virent son visage plein de colère ; ils s'avancèrent vers le roi pour s'excuser, disant : Puisse-t-il plaire au roi de pardonner cette faute ! Que nos corps et nos âmes soient ta rançon, tel a été de tout temps notre engagement envers toi ; nous sommes inquiets de la vie du roi, mais nous ne sommes pas découragés des luttes et des batailles. Aussi longtemps qu'un seul des grands sera en vie, personne ne refusera le combat. Le Sipehbed les écouta, et cessa de leur adresser des paroles irritées ; il les bénit et leur dit : Jamais les hauts faits ne restent obscurs ; quand nous serons revenus victorieux, nous cueillerons les fruits de nos fatigues passées ; toutes vos peines seront oubliées, mais certainement vos trésors ne resteront pas vides.

Il continua à se consulter avec les grands, jusqu'à ce que l'air se refroidit et qu'il vint de la montagne un vent léger ; alors la voix des trompettes se fit entendre sous la porte du camp royal, et l'on mit en route les troupes, qui marchèrent rapidement comme le feu, en invoquant le nom du Créateur. Lorsque l'aurore eut paru au-dessus des montagnes, que la nuit eut enveloppé sa tête dans son voile froid, et caché sa face devant le soleil brillant qui la suivait, cette troupe nombreuse, armée de massues et de javelots, arriva à la station. C'était une belle journée de printemps, qui réjouissait le cœur et paraît la terre ; le Keïanide ordonna de dresser les tentes et leurs enceintes, il fit couvrir de mets une table et apporter du vin.

Dans ce moment vint de la montagne un vent si violent que le cœur du prince illustre en fut effrayé. Le monde entier devint noir comme l'aile du corbeau, et l'on ne distinguait plus la plaine des vallées ; la montagne était obscurcie par la neige., et la terre en fut couverte ; un vent terrible souffla, et passa sur la plaine, pendant trois jours et trois nuits, avec une violence extrême. Les tentes et leurs enceintes étaient pénétrées d'humidité, et le froid ne laissait de forces à personne. L'air était comme la chaîne et la neige comme la trame, et le Sipehdar ne savait plus que faire. Il dit à haute voix à Beschouten : Notre position devient inquiétante. Je me suis bravement présenté devant l'haleine du dragon, mais ici la force d'un héros ne sert à rien. Priez tous Dieu, adressez-vous à lui, célébrez sa gloire, peut-être détournera-t-il de nous ces maux ; sinon aucun de nous ne foulera plus la terre. Beschouten se présenta devant Dieu, le guide dans le bonheur et dans le malheur ; toute l'armée leva des mains suppliantes et fit des prières infinies. Sur-le-champ un vent doux se leva-et chassa les nuages, et l'air redevint serein. Les Iraniens reprirent courage et rendirent grâce à Dieu.

Les héros restèrent encore trois jours dans ce lieu ; mais le quatrième, lorsque le soleil qui illumine le monde parut, le Sipehbed convoqua les grands et leur fit beaucoup de discours sages, disant : Laissez ici vos bagages, n'emportez que vos armes de combat. Que tous ceux qui sont hommes de sens et qui possèdent cent bêtes de somme en chargent cinquante d'eau et de vivres, et les autres d'ustensiles de ménage ; laissez ici le reste de vos bagages, car la porte des combats s'ouvre pour nous. Quiconque cesse d'espérer en Dieu ne doit plus s'attendre à beaucoup de bonheur ; c'est par la force que Dieu nous a donnée que nous vaincrons cet homme qui fait le mal et qui adore les idoles. Vous tous deviendrez riches dans ce château, vous aurez tous des trésors et des diadèmes.

Lorsque le soleil eut placé le voile pâle du soir sur sa tête, et que le couchant fut devenu rouge comme la fleur du fenugrec, tous les héros firent leurs bagages et partirent avec le roi du peuple. Quand une partie de la nuit fut passée, on entendit dans les airs la voix d'une grue ; Isfendiar fut saisi d'étonnement à ce bruit, et envoya dire à Kergsar : Tu as prétendu qu'il n'y avait pas d'eau sur cette station, et que nous n'y trouverions pas de place propre au repos et au sommeil ; maintenant on entend dans le ciel la voix d'une grue : pourquoi nous as-tu rendus inquiets pour de l'eau ? Kergsar répondit : A partir d'ici, les chevaux ne trouveront que des sources d'eau saumâtre ; tu rencontreras encore des sources d'une eau amère comme du poison, et les oiseaux et les bêtes fauves n'en ont pas d'autre. Le roi dit : J'ai pris dans Kergsar un guide qui cherche à nous perdre, Par suite des paroles de Kergsar, il fit marcher l'armée plus rapidement, en adressant des prières à Dieu, le distributeur de tout bien.

SEPTIÈME STATION. — ISFENDIAR TRAVERSE L'EAU ET TUE KERGSAR.

Quand une veille de la nuit sombre fut passée, de la tête de la colonne on entendit des clameurs confuses. Le jeune roi monta sur un destrier, se rendit du centre de l'armée à l'avant-garde, et, ayant dépassé les troupes, il vit une masse d'eau profonde et dont on n'apercevait pas l'autre rive. Un dromadaire de la caravane, que le chef faisait marcher le premier, s'était enfoncé dans l'eau ; le Sipehbed se hâta de le saisir par les deux cuisses et de le retirer de la vase, et le malveillant Turc de Djiguil trembla. Isfendiar ordonna d'amener Kergsar, chargé de chaînes, humilié, le cœur blessé, et lui dit : Vil imposteur, captif entre mes mains, ne m'as-tu pas dit que je ne trouverais pas d'eau ici, que l'ardeur du soleil me consumerait ? Pourquoi as-tu représenté l’eau comme de la terre, et prédit la perte de toute l'armée ? Kergsar répondit : La destruction de ton armée serait pour moi une joie brillante comme le soleil et la lune. Qu'ai-je reçu de toi, si ce n'est des fers ? Que puis-je désirer pour toi, si ce n'est le malheur et la ruine ?

Le Sipehbed sourit et le regarda ; ce Turc l’étonnait, mais il ne lui montra pas de colère ; il lui dit : O Kergsar, homme de peu de sens ! quand je serai victorieux dans cette guerre, je ferai de toi le maître du château d'airain. A Dieu ne plaise que jamais je te fasse du mal ! Tout l'empire sera à toi si tu me dis la vérité. Je ne ferai du mal ni à tes enfants ni aux hommes de ton pays et de ton alliance. Kergsar écouta ce discours du roi qui remplit d'espoir son âme ; dans l'étonnement que lui causaient ces paroles, il baisa la terre et demanda pardon à Isfendiar. Le roi répondit : Je te pardonne ce que tu as dit ; tes vaines paroles n'ont pu convertir en terre cette eau ; mais où se trouve le gué de cette mer d'eau ? il faut que tu me montres le vrai chemin. Kergsar répliqua : Une flèche ailée ne pourra nager dans l'eau quand elle est chargée d'un fer. Le héros resta stupéfait, et le délivra à l'instant de ses chaînes.

Kergsar entra dans l'eau, tenant un dromadaire par la bride, et marcha dans un endroit où l'eau, peu profonde, permettait le passage : l'armée le suivit à la file. Le Sipehbed fit remplir d'air en toute haie les outres à eau, qui, ainsi allégées, servaient de moyens de transport sur l'eau, et toute l'armée passa. Quand les. troupes et les bagages eurent atteint la terre, et que l'aile droite et l'aile gauche furent également formées, l'armée s'avança vers le château d'airain, dont elle était encore éloignée de dix farsangs. Alors le chef de l'armée s'assit pour manger, et ses serviteurs se tinrent devant lui, les coupes de vin en main. Le lion se fit apporter sa cotte de mailles, son casque, sa cuirasse et son épée ; ensuite le héros, heureux de son succès, ordonna qu'on lui amenât Kergsar, à qui il dit : Maintenant je suis sauvé ; quant à toi, il faudrait te bien conduire et parler selon la vérité. Quand j'aurai séparé de son corps la tête d'Ardjasp et réjoui par sa mort les mânes de Lohrasp ; quand, pour venger mon grand-père, j'aurai tranché la tête à Kehrem, qui a rempli de sang et de douleur le cœur de mon armée par le meurtre de Ferschidwerd ; et à Enderiman, qui a tué trente-huit de nos grands dans un moment de succès ; quand j'aurai assouvi ma rancune de toute manière, quand j'aurai fait de ce pays la proie des lions, quand je l'aurai livré au bon plaisir des Iraniens, quand j'aurai percé de mes flèches le cœur des Touraniens et emmené en captivité leurs femmes et leurs enfants, alors seras-tu content ou mécontent ? Dis-moi tout ce que tu as dans le cœur.

Le cœur de Kergsar se gonfla de sang, son esprit et sa langue débordèrent de colère, et il répondit : Jusqu'où continueras-tu à parler ainsi ? Puisses-tu être maudit, puissent tous les astres de malheur se combiner contre ta vie, puisse ton flanc être déchiré par l'épée, ton corps sanglant être jeté sur le sol, la terre te servir d'oreiller et la tombe de chemise ! Le roi s'irrita de ces paroles ; il s'élança contre le malheureux Kergsar, le frappa sur la tête avec son épée indienne, et le fendit en deux depuis le crâne jusqu'à la poitrine. On le jeta sur-le-champ dans l'eau, et le corps de cet homme haineux devint la proie des poissons.

Ensuite Isfendiar monta sur son destrier et revêtit son armure, encore tout en colère ; il gravit une hauteur et regarda le château : il vit un magnifique mur de fer enfermant un espace long de trois farsangs et large de quarante, et dont aucune partie n'était construite avec de l'eau et de la terre ; l'épaisseur de la muraille était telle que quatre cavaliers de front pouvaient courir dessus. Isfendiar regarda cette merveille, et un soupir s'échappa de sa poitrine ; il dit : Cette place est imprenable ; j'ai choisi une mauvaise route, et elle me conduit au malheur. Hélas, toutes mes fatigues et mes luttes ! J'aurai donc à me repentir de toutes mes peines ! Il regarda autour de lui dans le désert, et vit deux Turc chevaucher dans la plaine, précédés de quatre chiens de l’espèce qui prend le gibier à la course. Isfendiar descendit de la colline, tenant en main sa lance de combat ; avec cette lance il enleva les deux hommes de dessus leurs chevaux, et les ramena à pied sur la hauteur. Il leur demanda quelle était cette belle forteresse et combien elle contenait de cavaliers. Ils lui parlèrent longuement d’Ardjasp et lui firent la description du château, ajoutant : Regarde ce château, comme il est large et profond ; une de ses portes ouvre sur la terre d'Iran, et l'autre sur le territoire de la Chine ; il contient cent mille hommes qui frappent de l'épée, tous des cavaliers fiers et illustres, tous se tenant devant Ardjasp comme des esclaves, baissant la tête devant ses ordres et sa volonté. On y trouve des vivres sans mesure, et quand il n'y en a plus de frais, il y a du vieux blé conservé en épis. Si le roi tenait les portes fermées pendant dix ans, il y aurait autant de vivres qu'il en faudrait à son armée ; et s'il demandait des cavaliers dans la Chine et le Madjin, il lui en arriverait cent mille hommes de troupes renommées. Il n'a besoin de rien de la part de personne, car il a des vivres et des hommes pour la défense. Isfendiar saisit soudain son épée et tua ces deux braves, simples de cœur.

ISFENDIAR S'INTRODUIT DANS LE CHATEAU D'AIRAIN, DÉGUISÉ EN MARCHAND.

De là Isfendiar se rendit à son camp, et l’on renvoya de sa tente tous les étrangers. Beschouten entra chez lui, et ils discutèrent de toute manière sur le combat qu'ils avaient à livrer. Le héros dit : Ce château ne tomberait pas entre nos mains par la force pendant bien des années ; il faut donc que je risque ma vie et que j'essaye une ruse contre mes ennemis. Tu veilleras ici jour et nuit et garantiras l’armée contre une surprise de l'ennemi. Un homme n'est digne d'honneurs et propre à l'empire et au trône du pouvoir que lorsqu'il ne craint le combat ni contre toute armée qui s'avance, ni contre le léopard dans la montagne et le crocodile dans l'eau. Il emploie tantôt la ruse, tantôt la force ; tantôt il est en haut, tantôt il est en bas. J'entrerai dans ce château, déguisé en marchand, et ne dirai à personne que je suis un Pehlewan, je me servirai de tout moyen, j'emploierai toute sorte de savoir. Aie toujours des sentinelles, envoie sans cesse des vedettes, ne te relâche d'aucune précaution ; si tes sentinelles voient de la fumée pendant le jour, ou pendant la nuit un feu qui éclaire le monde comme le soleil, sache que c'est mon œuvre, et non pas un moyen employé par mes ennemis. Alors mets en ordre tes troupes et fais-les partir d'ici, armées de cottes de mailles, de casques et de lourdes massues ; déploie sur-le-champ mon drapeau, place-toi au centre de l'armée, avance-toi rapidement, la massue à tête de bœuf en main, et agis de manière qu'on te prenne pour Isfendiar.

Ensuite il appela le chef des chameliers, le fit mettre à genoux devant Beschouten et lui dit : Prépare cent chameaux de charge, au poil roux, à la tête haute, des bêtes superbes. Il en chargea dix d'or, cinq de brocart de Chine et cinq autres de joyaux de toute espèce, d'un trône d'or et d'une couronne d'un grand poids. Il fit apporter quatre-vingts paires de caisses dont les fermetures n'étaient pas visibles, et choisit parmi ses héros cent soixante hommes qui certainement ne trahiraient pas son secret.

Il plaça ces héros dans les caisses, fit charger les bagages et se mit en route. Il choisit vingt de ses grands, des hommes qui portaient haut la tête et frappaient de l'épée, et ordonna à ces nobles de marcher devant la caravane comme des chameliers. Le Sipehbed se dirigea ainsi vers le fort et marcha rapidement, déguisé en marchand, chaussé avec des bottines, ayant sur le corps une robe de laine, et portant dans ses ballots des joyaux, de l’or et de l'argent. Il marcha ainsi avec cette magnifique caravane, précédé de ses chameliers. Quand on entendit les clochettes de la caravane et qu'on vit marcher à sa tête un marchand, les grands dans la forteresse en furent informés, et ils en parlèrent longuement et avidement, disant : Il vient un marchand qui vendra pour un dirhem ce qui vaut un dinar. Les grands portant haut la tête et ayant envie de faire des achats allèrent à sa rencontre, et chacun demanda au maître des ballots ce qu'ils contenaient qui pouvait être utile. Il leur répondit : Avant tout il faut que je voie le roi ; ensuite je montrerai mes richesses, s'il m'en donne la permission, et vos yeux les verront.

Il fit déposer les, charges de ses chameaux, et se mit à réfléchir à ce qu'il fallait faire pour attirer les acheteurs. Il prit un cheval, deux robes de brocart de Chine dont les bras et les manches brillaient, une coupe remplie de joyaux dignes d'un roi, des dinars pour l'offrande, et une pièce de soie qui couvrait la coupe et au-dessous de laquelle se trouvaient du musc et de l'ambre gris. Lui-même se revêtit de brocart magnifique, et c'est ainsi que le voyageur se rendit auprès d'Ardjasp. Quand il vit le roi, il versa sur lui les dinars en disant : Puisse la raison être la compagne des rois ! O roi, je suis un marchand né d'un père turc et d'une mère persane. J'achète des marchandises dans le Touran, je les porte dans l'Iran ou dans le désert des braves. J'ai amené une caravane de chameaux, et je vends et j'achète des étoffes pour vêtements, des tapis, des pierres précieuses, des diadèmes et toute sortes de belles choses. J'ai laissé mes bagages hors du château, car j'estime que le monde est sous ta garde. Si le roi trouve bon que mes chameliers fassent passer la caravane par la porte du château, je serai garanti de tout mal par la grâce de sa fortune et je dormirai à l'ombre de sa protection. Le roi lui répondit : Que ton cœur se réjouisse, que ton corps soit exempt de tout mal ! Personne ne t'inquiétera dans le pays de Touran, ni en Chine, ni dans le Madjin, si tu veux les parcourir.

Il assigna alors à Isfendiar un grand édifice dans le château d'airain, un magasin aux approches de palais, et ordonna de porter dans le château toutes les marchandises, pour qu'il pût faire de ce magasin un lieu de vente, et rester avec confiance dans cet asile. Les compagnons d'Isfendiar chargèrent sur leurs dos les caisses et traînèrent les chameaux par la bride. Un homme de sens demanda à un des porteurs : Qu'y a-t-il donc de caché dans cette caisse ? Celui-ci répondit : C'est notre intelligence que nous avons dû mettre sur nos épaules. Isfendiar arrangea le magasin et le para comme une rose printanière. De tous côtés arriva une foule d'acheteurs, et il se fit un grand trafic dans le magasin.

Le nuit se passa, et à l'aube du jour Isfendiar se rendit auprès du roi dans sa salle d'audience ; il s'avança, baisa la terre, bénit longuement Ardjasp et dit : J'ai amené ces marchandises et cette caravane en toute hâte à l'aide de mes chameliers ; elle rapporte des bracelets et des diadèmes qui sont dignes d'un roi qui porte haut la tête. Ordonne à ton trésorier de voir ce que j'ai de précieux dans mon magasin, qui est tout arrangé, et qu'il t'apporte ce qu'il pourra y rencontrer de digne de ton trésor, pourvu qu'il ne trouve pas que cela lui donne trop de peine. Il appartient au roi d'accepter, et au marchand de présenter des excuses et d'invoquer des bénédictions.

Ardjasp sourit et le traita gracieusement ; il le fit asseoir à une place-plus honorable, et lui demanda son nom. Il répondit : Mon nom est Kharrad ; je suis un voyageur, un marchand et un homme joyeux. Le roi dit : O toi qui réjouis le cœur, ne prends pas la peine de faire des excuses. Dorénavant ne demande plus au chambellan la permission d'entrer, et viens chez moi quand tu veux. Ensuite il lui fit des questions sur les fatigues de la route, sur l'Iran, le Touran et les armées. Isfendiar répondit : Pendant cinq mois j'ai enduré sur les routes des fatigues et des soucis. Ardjasp lui demanda ce qu'on disait dans l'Iran sur Isfendiar et Kergsar. Il répondit : O prince bienveillant, chacun en parle selon ce qu'il désire. Les uns disent qu'Isfendiar a été maltraité par son père et qu'il s'est révolté contre lui ; d'autres disent qu'il conduit une armée du côté de Bersekhan, et s'est dirigé vers la route des sept stations avec l'intention de faire la guerre au Touran et de se venger d'Ardjasp dans l’excès de son courage. Ardjasp sourit et dit : Aucun homme qui a de l'âge et de l'expérience ne dira cela, car si un aigle traverse les sept stations, appelle-moi un Ahriman et non pas un homme. Le héros écouta ces paroles, baisa la terre et quitta le palais d'Ardjasp le cœur en joie. Il ouvrit la porte de son beau magasin et la forteresse retentit du bruit qui venait de ce marché. Il resta longtemps occupé à acheter et à vendre ; tout le monde le trompait, il ne recevait qu'un dirhem pour ce qui valait un dinar : il confondait tout.

ISFENDIAR EST RECONNU PAR SES SOEURS.

Quand le soleil brillant eut quitte la voûte du ciel, et que les acheteurs eurent abandonné le marché, les deux sœurs d'Isfendiar sortirent du palais dans la rue en pleurant et portant sur l'épaule des cruches d'eau ; elles vinrent auprès d'Isfendiar, elles vinrent le cœur déchiré et abattu. Isfendiar, à ce spectacle, cacha sa figure pour la dérober à ses sœurs. Il tremblait de ce qu'elles allaient faire, et il couvrit ses joues avec les manches de sa robe. Elles allèrent toutes les deux vers lui, leurs joues inondées de deux torrents de larmes de sang, et les malheureuses se mirent à supplier le riche marchand, disant : Puissent tes nuits et tes jours être heureux ! Puisse le ciel obéir à tes ordres comme une esclave. Quelle nouvelle de Guschtasp et d'Isfendiar y a-t-il dans l'Iran, ô héros illustre ! Voici deux filles de roi captives entre des mains impures, la tête et les pieds nus, les épaules chargées de cruches d'eau ! Notre père vit dans la joie pendant le jour, et dort en paix pendant la nuit, et nous courons nues devant tout le peuple ! Heureux celui dont le corps est vêtu d'un linceul ! Voici comment nous pleurons des larmes de sang ; mais tu peux guérir nos douleurs, si tu as des nouvelles de notre pays ; car ici même la thériaque est devenue du poison pour nous.

Isfendiar poussa un cri sous sa robe, un cri qui faisait trembler de terreur ces deux filles ; il s'écria : Je voudrais qu'Isfendiar n'eût jamais existé, ni ceux qui parlent de lui. Maudit soit Guschtasp, le roi injuste ! Puisse jamais un homme comme lui ne posséder la couronne et la ceinture ! Ne voyez-vous pas que je viens ici pour trafiquer, que je travaille pour mon pain ? Quand la noble Homaï entendit cette voix, elle la reconnut et son cœur se serra ; mais, bien qu'elle eût reconnu la voix de son frère, elle renferma en elle-même son secret, et resta devant lui le cœur blessé et les larmes coulant de ses deux yeux sur ses joues, ses vêtements déchirés, ses deux pieds nus dans la poussière, et son âme remplie de terreur et de crainte d'Ardjasp. Le héros à l’âme pure avait aussi vu que Homaï l'avait reconnu : il découvrit rapidement sa figure, les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé de sang, le visage brûlant comme le soleil. Confondu de ce que le sort amenait, il devint pensif et se mordit les lèvres ; à la fin il dit à ses sœurs : Pendant quelques jours il faut et que vous teniez toutes les deux la bouche fermée ; car je suis venu ici pour livrer bataille ; je suis venu avec beaucoup de fatigues pour acquérir du renom et de la gloire. Quand il y a un père dont les filles sont réduites à porter de l'eau, dont le fils est en danger, pendant que lui dort d'un sommeil doux, il vaudrait mieux n'avoir pour père que le ciel, et pour mère que la terre. Vraiment c'est un sort qu'on ne peut bénir.

Ensuite le généreux prince quitta son magasin, courut auprès d'Ardjasp et lui dit : O roi, puisses-tu être heureux ! Puisses-tu être le maître du monde net vivre à jamais ! J'ai rencontré sur ma route une mer profonde que je ne connaissais, pas, de cette mer s'est élevé un vent violent, tel que le pilote disait qu'il ne se rappelait rien de semblable ; nous tous dans le vaisseau étions en détresse et en larmes, nous étions grillés comme sur un feu ardent. Mors j'ai fait devant Dieu l'unique, le distributeur de la justice, le vœu que si j'arrivais ici en vie, je donnerais une fête dans chaque pays à la tête duquel se trouverait un prince, que j'accorderais tout à ceux qui me demanderaient, que ce fût beaucoup, que ce fût peu, que je comblerais de faveurs les pauvres. Maintenant, si le roi veut m'honorer, il me rendra glorieux en m'accordant ma demande. Je fais les préparatifs d'une fête où je serai l'hôte de tous les grands de l'armée, de tous ceux qui sont en honneur auprès du maître du monde, et d'accomplissement de ce désir remplirait de joie mon âme.

Ardjasp entendit ces paroles avec plaisir, et la tête de cet homme ignorant se remplit de folie. Il permit alors à tous ceux qu'il honorait le plus, aux plus renommés de ses hommes de guerre, de se rendre au palais de Kharrad comme ses hôtes, et de s'y enivrer tous s'il leur donnait du vin. Isfendiar lui dit : O roi, ô homme illustre, ô mobed, maître du monde, homme noble et intelligent ! ma maison est trop étroite et sa terrasse est trop haute ; mais nous serions très bien sur ce rempart du château intérieur. Nous sommes à l'entrée du mois de juin, nous ferons un feu en plein air, nous réjouirons le cœur des nobles avec du vin. Ardjasp répondit : Mets-toi où tu veux ; c'est celui qui donne la fête qui est roi du logis.

Le Pehlewan partit en courant et tout heureux ; il fit monter beaucoup de bois sur la terrasse du château, tuer des chevaux et quelques agneaux, et porter tout sur la terrasse, : bientôt il s'éleva, de bois qu'on y avait amassé, une fumée qui rendait invisible le ciel. Alors il fit apporter du vin, et lorsque tout fut bu, les convives tombèrent à la renverse. A la fin tous les grands partirent ivres, chacun tenant avec la main, dans son ivresse, une tige de narcisse (c'est-à-dire le bras d'un page).

BESCHOUTEN ATTAQUE LE CHATEAU D'AIRAIN.

La nuit étant arrivée, Isfendiar alluma un grand feu dont l'ardeur brûlait le ciel, et la sentinelle regardant de sa tour vit l'air rempli de feu et de fumée. Elle quitta joyeusement le lieu où elle se tenait ; tu aurais dit qu'elle voyageait avec le vent, et, arrivée auprès de Beschouten, elle lui annonça le feu et la fumée qu'elle avait aperçus, Beschouten dit : C'est par la ruse que l'homme vaillant est supérieur à l'éléphant et au lion. Il fit sonner des clairons d'airain et battre les timbales d'airain, et le bruit des trompettes s'éleva de la porte de sa tente ; l'armée s'avança de la plaine vers le fort, et la poussière qu'elle soulevait obscurcissait le soleil brillant ; tous étaient couverts de cottes de mailles et de casques, et leurs cœurs versaient une pluie de sang.

Quand on sut dans le fort qu'une armée s'approchait et que le monde disparaissait sous une poussière noire, toute la forteresse retentit du nom d'Isfendiar, et l'arbre du malheur commença à porter des fruits amers. Ardjasp revêtit sa cotte de mailles et se frotta longuement les mains ; il ordonna à Kehrem, le vainqueur des lions, de prendre la massue, épée et les flèches, et de se mettre à la tête de l'armée, et dit à Tharkhan :O toi qui portes haut la tête, pars à l'instant avec une armée préparée à la bataille ; prends douze mille guerriers illustres, tous avides de combat et prêts à frapper de l'épée. Observe qui nous attaque, et ce qu'ils veulent dans cette invasion.

Le fier Tharkhan partit sur-le-champ vers le front attaqué de la forteresse, accompagné d'un interprète. Il vit des troupes couvertes de cuirasses, armées pour la guerre, et un drapeau noir avec une figure de léopard ; le Sipehbed Beschouten se trouvait au centre de ces troupes, qui toutes avaient lavé leurs mains dans le sang ; il tenait la masque d’Isfendiar et était monté sur un destrier renommé ; il avait tout l'air du vaillant Isfendiar, et personne ne l'appelait autrement que roi d'Iran. Il étendit les deux ailes de son armée et le jour brillant disparut ; les lances aux pointes d'acier donnaient des coups tels qu'on aurait dit qu'une pluie de sang tombait du ciel. Des deux côtés tous les héros qui étaient avides de combat se jetèrent dans la mêlée, le premier de tous, Nousch-Ader, qui était prêt à frapper de l'épée et provoquait les ennemis. Le fier Tharkhan alla à sa rencontre, espérant faire tomber sa tête dans la poussière ; mais Nousch-Ader, le voyant dans la plaine, se hâta de tirer son épée, coupa en deux Tharkhan par le milieu du corps, et jeta la terreur dans l'âme de Kehrem. C'est ainsi qu'il attaqua le centre des ennemis, frappant sur tous grands.et petits. Les deux armées combattirent de manière que la poussière quelles soulevaient formait un nuage dans l'air.

Kehrem, qui portait haut la tête, s'en retourna au palais en pleurant, et l'armée entière le suivit en toute hâte ; Kehrem dit à son père : O roi illustre qui ressembles au soleil ! il est arrivé de l'Iran une grande armée devant laquelle marche un héros illustre, qui, d'après sa stature, ne peut être qu'Isfendiar ; et jamais un homme comme lui n'est venu dans ce château ; il porte dans la bataille la lance de combat que tu as vue dans sa main à Gunbedan. Ces paroles affligèrent le cœur d'Ardjasp, qui voyait que l'ancienne vengeance allait revivre. Il dit aux chefs de ses troupes : Partez, sortez tous de la forteresse et allez dans la plaine, emmenez l’armée, poussez des cris de lions féroces, ne laissez point vivre plus longtemps un seul de vos ennemis ; n'appelez lion aucun des hommes d'Iran. Toute l'armée quitta la forteresse, le cœur blessé et avide de vengeance.

ISFENDIAR TUE ARDJASP.

Quand la nuit fut devenue plus sombre, Isfendiar revêtit son armure de combat ; il ouvrit les couvercles de ses caisses pour que l'air frais arrivât à ses compagnons enfermés, et apporta du vin et de la viande rôtie et bouillie, des armes de guerre et des vêtements. Quand ils eurent mangé du pain, il donna à chacun trois coupes de vin, et ils s'en réjouirent. Il leur dit : Cette nuit est une nuit pleine de dangers, et c'est ici qu'il nous faut conquérir un nom. Faites des efforts, combattez comme, des hommes, cherchez en Dieu un refuge contre le malheur. Il divisa en trois parties les héros, tous ceux qui désiraient du renom et le combat : une partie devait attaquer dans l'intérieur de la forteresse tous ceux qu'elle rencontrerait ; une seconde devait marcher sur la porte et ne cesser de combattre et de verser du sang ; à la troisième il dit : Il ne faut pas que nous laissions une trace des chefs qui hier se sont enivrés chez moi tranchez-leur la tête avec l'épée

Lui-même partit avec vingt hommes de cœur qu'il chargea de tout le reste ; il marcha bravement contre la porte du palais d'Ardjasp, couvert d'une cotte de mailles et poussant des cris comme un lion. Quand le bruit de ce tumulte retentit dans le palais, Homaï vint en courait vers le noble prince avec sa sœur Beh-Aferid, les joues couvertes du sang qui coulait de leurs cils. Quand Isfendiar s'approcha, il vit ces deux femmes voilées, semblables au printemps. Le héros au cœur de lion dit à ses sœurs : Courez rapidement comme la fumée, d'ici à l'endroit ou j'ai tenu mon marché ; il y a beaucoup d'or et d'argent, et mon chemin m'y conduit ; restez-y jusqu'à ce que vous voyiez si nous livrons dans ce combat? nos têtes à la mort, ou si nous conquérons un diadème. Il dit, détourna d'elles ses yeux et marcha vers le palais d'Ardjasp, avide de vengeance ; il marcha une épée indienne en main, et quand il trouvait sur son chemin un brave il le tuait. Toute la cour du palais fut bientôt dans un état tel qu'on ne pouvait passer dans ce lieu illustre ; il y avait tant de blessés, de morts et d'hommes foulés aux pieds que la terre ressemblait à une mer couverte de vagues.

Quand Ardjasp se réveilla de son sommeil, son cœur trembla du tumulte qu'on entendait ; il s'élança de sa chambre à coucher, revêtit une cotte de mailles et se couvrit d'un casque de Roum. Sa main tenait une épée brillante, sa bouche poussait des cris, son cœur était gonflé de sang ; lorsque Isfendiar franchit la porte en bondissant, une épée étincelante en main, et lui dit : Maintenant tu vas recevoir de ce marchand une épée qui vaut des dinars ; je t'apporte un présent de Lohrasp, scellé du sceau de Guschtasp. Ardjasp et Isfendiar s'attaquèrent et se combattirent avec une fureur sans mesure ; ils se frappèrent de l'épée et du poignard, tantôt sur les reins, tantôt sur la tête ; mais à la fin Ardjasp fut affaibli par les coups de son ennemi ; on ne voyait plus sur son corps aucun endroit qui ne fût blessé : le héros tomba, et Isfendiar lui trancha la tête. C'est ainsi qu'agit la fortune qui tourne ; tantôt elle nous donne du miel, tantôt du poison. Pourquoi attacherais-tu ton cœur à cette demeure passagère ? Puisque tu sais que tu n'y resteras pas, ne t'afflige pas en la quittant.

Isfendiar, en ayant fini avec Ardjasp, fit monter jusqu'à Saturne la fumée de la destruction de son palais ; il fit allumer des torches et mettre le feu au palais de tous côtés ; il livra l'appartement des femmes aux eunuques, en enleva tout ce qui l'avait rendu brillant, et posa son sceau sur la porte du trésor où se trouvait l'or, car il n'y avait personne dans le palais qui eût pu le combattre. Ensuite il se rendit aux écuries et monta à, cheval, une épée indienne en main. Il fit seller des chevaux arabes qu'il choisit et monter dessus ses deux sœurs, et quitta avec ses hommes la résidence d'Ardjasp.

Il partit de ce lieu avec cent soixante hommes, des cavaliers d'élite au jour du combat, et laissa quelques Iraniens illustres dans le château avec le noble Saweh, en leur disant : Quand j'aurai quitté la forteresse, quand je serai dans la plaine avec les grands, vous fermerez la porte du palais contre les Turcs, car j'espère que la fortune sera mon soutien. Quand vous croirez que j'aurai atteint ma noble armée, alors il faut que vos sentinelles fassent entendre dans leurs tourelles ce cri : Bénies soient la tête et la couronne du roi Guschtasp ! Et si l'armée des Turcs, en fuite et revenant du champ de bataille, se rue en masse sur le palais, alors vous lancerez de cette tourelle, au milieu d'elle, la tête d'Ardjasp. C'est ainsi que le héros sortit du château avec cent soixante hommes, en poussant des cris et en bondissant sur le champ de bataille ; il se précipita dans la plaine en tuant tous les Turcs qu'il rencontra. Lorsqu'il fut arrivé près de l'armée de Beschouten, cet homme illustre le couvrit de ses bénédictions ; toute l'armée était confondue de la bravoure que ce jeune homme avait montrée.

ISFENDIAR TUE KHEREM.

Quand la lune fut assise sur son trône d'argent, et quand trois veilles de la nuit sombre furent passées, le gardien cria d'une voix forte sur les murs du palais : Guschtasp est roi et sa fortune est victorieuse ! Puisse Isfendiar rester toujours jeune, puissent le ciel et la lune et le sort le protéger, lui qui a tranché la tête à Ardjasp pour venger Lohrasp, et a rétabli la majesté et la gloire du trône ! Il a précipité du trône le roi des Turcs et l’a jeté sur le sol ; il a grandi le nom et le trône de Guschtasp !

Toute l'armée des Turcs, en entendant ces cris, prêta l'oreille ; le cœur de Kehrem fut assombri par les paroles de la sentinelle, son esprit fut confondu par ses cris, il écouta et dit à Enderiman : Dans la nuit sombre aucun bruit ne se perd ; qu'en dis-tu ? Que va-t-il se passer cette nuit ? Il faut que nous tenions conseil. Qui ose pousser des cris de cette espèce pendant cette nuit et au chevet du lit même d'un roi comme Ardjasp ? Il faut envoyer ou palais cet homme quel qu'il soit, et lui trancher la tête ; car si les sentinelles se permettent, au jour du combat, un jeu pareil, notre armée sera en danger, et si les gens de la maison sont nos ennemis, les étrangers ne tarderont pas à en profiter. Brisons avec la massue du malheur le crâne à celui qui pousse ces cris funestes et de mauvais augure.

Les cris continuèrent ; le cœur de Kehrem était blessé par la voix de la sentinelle, et partout les oreilles des braves furent remplies de ces paroles bruyantes ; les Turcs se dirent : Voilà bien du bruit, et cela passe ce qui est permis à une sentinelle ; chassons d'abord l'ennemi du palais, ensuite nous détruirons l'armée. Le cœur de Kehrem se serra de plus en plus par l'effet de cette voix de la sentinelle ; il se tordit et son front se rida ; il dit à ses troupes : Cette armée devant nous m'a rempli de soucis sur le sort du roi ; mais maintenant il faut sans doute rentrer dans le palais, et je ne sais ce qui devra se faire après. Les grands de la Chine s'en retournèrent et quittèrent de nuit le champ de bataille. Isfendiar les suivit couvert d'une cotte de mailles et portant sa massue à tête de bœuf ; et Kehrem, arrivé à la porte du palais, aperçut l'armée des Iraniens derrière lui. Il dit : Maintenant quel parti nous laisse à prendre le vaillant Isfendiar, si ce n'est de livrer bataille ? Tirons tous du fourreau nos épées et chargeons de notre réponse nos poignards. Mais la fortune avait ridé son front, et le sort fut dur pour ces grands.

Les deux armées se battirent avec rage, elles s’accablèrent de coups l'une l'autre, jusqu'à ce que l'aube du jour parût et que les grands de la Chine périssent. Les hommes qu'Isfendiar avait laissés dans le palais du roi accoururent sur les murs et lancèrent au milieu de l'armée la tête tranchée d'Ardjasp, cet ambitieux qui avait versé le sang de Lohrasp, et les Turcs cessèrent de combattre. Il s'éleva de leurs rangs un cri immense ; les héros ôtèrent de leurs têtes les casques, les deux fils d'Ardjasp éclatèrent en larmes ; ils étaient comme consumés d'un feu ardent. Leur armée reconnut quel était l'auteur de tout ce mal, et sur qui il fallait pleurer dans ce jour de malheur. Elle s'écria : Hélas ! le héros, le chef, le Sipehdar, le roi, le vaillant prince ! Que celui qui l’a tué soit tué sur le champ de la vengeance, et que son heure passe pour toujours ! A qui confier maintenant notre existence, à qui remettre le drapeau que nous avons à l'aile droite, puisque le et centre n'est plus occupé par le roi ? Périsse l'armée, périsse le diadème ! Maintenant nous n'avons plus besoin que de la mort, et de Khallakh jusqu'à Tharaz tout est plein de douleur !

Alors tous s'avancèrent pour chercher la mort ; ils s'avancèrent couverts de cottes de mailles et de casques, et armés de massues. Le bruit des coups donnés et reçus retentit sur le champ de bataille ; l’air devint comme un nuage noir ; de tous côtés gisaient des monceaux de morts, d'hommes dont les jours étaient passés ; toute la plaine était remplie de têtes et de bras sans troncs, et d'autres côtés de mains et de massues ; des flots de sang battaient la porte du palais, et personne ne distinguait plus entre sa main droite et sa gauche.

Isfendiar s'avança, le Sipehdar Kehrem se raffermit sur ses étriers et les deux héros se jetèrent l'un sur l'autre, de manière qu'on aurait dit que leurs corps n'en faisaient qu'un. Isfendiar saisit Kehrem par la ceinture, et le dos de Kehrem plia sous sa main ; il le souleva et le lança par terre, et toute l’armée éclata en bénédictions sur le roi. On lia les deux mains de Kehrem et on l'emporta comme une chose vile ; sa noble armée se dispersa ; il pleuvait des coups de massue comme de la grêle ; la terre était couverte de Turcs et le ciel ne respirait que la mort, les têtes tombaient sous les coupa comme les feuilles des arbres ; les uns perdirent tout ce qu'ils avaient, les autres gagnaient des trônes ; le sang inondait de ses vagues le champ de bataille ; la tête de l'un était broyée sous les sabots des chevaux, celle d'un autre se couvrait d'un diadème. Personne ne sait le secret de ce monde stérile, il ne dévoile jamais ce qu'il cache.

Quiconque avait un cheval qui portait haut la tête se hâta de s’enfuir ; mais quiconque se trouvait dans la gueule du dragon avait beau lutter, il ne pouvait s'en échapper. Il ne survécut pas beaucoup de Turcs et de Chinois, et ceux qui restèrent étaient des hommes inconnus. Tous jetèrent leurs casques et leurs cuirasses, et leurs yeux étaient noyés de larmes. Ils vinrent en courant auprès d'Isfendiar, leurs yeux brillants de larmes comme le printemps ; mais le Sipehdar était sanguinaire et sans pitié, et son armée se réjouit de son humeur cruelle. Il ne fit pardon à aucun des héros, et l’on tua des blessa sans nombre ; pas un des grands de la Chine ne survécut, pas un des princes du Touran ne resta envie.

Ensuite les Iraniens enlevèrent les tentes et leurs enceintes, et abandonnèrent aux morts le champ de bataille, et Isfendiar, ayant vu ce qui s'était fait de bon et de mauvais, se rendit de l'autre côté du fort et fit dresser ses tentes. Il fit élever sur la porte du fort deux hauts gibets d'où pendaient des lacets roulés, et fit pendre Enderiman ta tête en bas, et attacher son frère à l'autre gibet. Puis il envoya dehors ses troupes de tous côtés, partout où il y avait la trace d'un endroit habité, et y fit mettre le feu. On brûla ainsi tout le pays de Touran ; nulle part ne restait plus un grand, et aucun cavalier ne survécut en Chine et dans le Touran. Tu aurais dit qu'un nuage noir avait passé et avait fait pleuvoir du feu sur ce champ de bataille. Quand le prince, qui ambitionnait la possession du monde, vit tout cela, il rassembla les chefs de l'armée et fit apporter du vin.

LETTRE D'ISFENDIAR A GUSCHTASP ET RÉPONSE DE CELUI-CI.

Isfendiar appela son scribe, et lui parla longuement des ruses qu'il avait employées et des combats qu'il avait livrés ; le noble scribe s'assit sur un trône et demanda à un esclave un roseau et une pièce de soie chinoise ; aussitôt que la pointe du roseau fut noircie, il commença par les louanges du Maître de la lune, maître de Saturne, de l'étoile du matin et du soleil, du maître de l'éléphant et de la fourmi, du maître de la victoire et de la gloire, du maître du diadème royal, du maître de l'âme, du maître de le l'intelligence, du bienfaiteur, du guide. Puisse-t-il exaucer toujours les vœux de Guschtasp, puisse la terre briller dans la gloire de Lohrasp ! Je suis arrivé dans le pays de Touran par une route que je ne bénirai jamais ; si je voulais décrire tout ce que j’ai souffert, la tête d'un jeune homme blanchirait de douleur. Si le roi le permet, je lui raconterai mes stratagèmes et mes combats ; je serai content et heureux de le revoir, et j'oublierai mes longues fatigues. Les moyens que j'ai employés pour rassasier mon cœur de vengeance ont été tels qu'Ardjasp et Kehrem ont péri dans le château d'airain, et qu'il n'y est resté que des lamentations, des douleurs et la mort. Je n'ai fait grâce de la vie à personne, et les herbes mêmes ont couché leurs têtes sur les plaines. Les lions et les loups ont dévoré toutes les cervelles, et les léopards féroces n'ont plus voulu que des cœurs. Puisse le ciel briller de reflet de la couronne de Guschtasp, puisse la terre devenir un jardin de roses par la grâce de Lohrasp !

On posa sur la lettre le sceau d'Isfendiar, et l'on choisit quelques cavaliers que le jeune roi fit partir pour l'Iran sur des dromadaires de course à la bouche écumante. Il resta pour attendre la réponse et s'occupa à éteindre le feu de la rage de ses ennemis. Il ne se passa pas longtemps avant qu'une réponse arrivât, une lettre qui contenait la clef des doutes qui l'enchaînaient. Cette réponse commençait ainsi : Puisse celui qui recherche le bien vivre à jamais ! L'homme de sens qui connaît Dieu apprend à l'adorer par le bien qu'il reçoit de lui. Ensuite je demande à Dieu l'unique, le dispensateur de la justice, qu'il soit ton guide. J'ai planté un arbre dans le jardin du paradis, plus glorieux qu'aucun de ceux que Feridoun a plantés ; ses fruits sont devenus des rubis et de l'or, ses feuilles ont poussé majestueusement et selon mon désir. Puisse cet arbre vivre toujours, puisse ton cœur être joyeux et ta fortune prospère ! Je vais parler d'abord sur ce que tu dis de la vengeance de ton grand-père, que tu as poursuivie par tous les moyens et avec acharnement, ensuite du sang que tu as versé et des combats que tu as livrés de ta personne. Il faut que les rois respectent leur corps, et ce n'est pas par les luttes et les combats qu'ils acquièrent leur gloire ; aie donc soin de ton âme et cultive ton intelligence, car c'est elle qui nourrit l'âme par la sagesse. Ensuite tu dis que tu n'as fait grâce de la vie à personne parmi tant de cavaliers. Mais ton cœur devrait être toujours clément et généreux, ton âme remplie de modestie et ta bouche pleine de paroles douces. Ton occupation ne doit pas être de verser du sang ni de te battre étourdiment avec les grands. Tu avais à venger trente-huit de tes frères, mais tu as versé du sang au-delà de toute mesure. Enfin ce vieillard, ton grand-père, avait éloigné de son cœur tout mauvais sentiment et toute haine, mais tu as versé du sang comme on avait, versé le sien, tu t'es jeté dans la bataille comme un lion vaillant. Puisses-tu rester toujours content et heureux, puisse l'intelligence te diriger toujours ! J'ai besoin de te revoir, toi dont l'âme constamment éveillée est pleine de vertus. Quand tu auras lu cette lettre, fais monter à cheval ton armée et viens à ma cour avec tes grands. Les dromadaires rapides repartirent, tout l'Iran se remplit de bruit, et quand les messagers furent de retour ils descendirent à la porte du héros

RETOUR D'ISFENDIAR AUPRES DE GUSCHTASP.

Isfendiar ayant lu cette lettre, se mit à distribuer de l'or et termina ce qu'il avait à faire. Lorsqu'il eut épuisé le trésor d'Ardjasp, il fit des largesses avec les trésors des membres de sa famille ; il rendit riches toutes ses troupes, et leurs affaires prospéraient au-delà de toute mesure. Il y avait des chameaux et des chevaux dans la montagne portant la marque du maître du peuple du Touran. Isfendiar demanda qu'on lui amenât de tous côtés, des déserts et des montagnes où ils étaient dispersés, dix mille chameaux ; il en fit charger mille d'or pris dans le trésor du roi, trois cents de brocarts, de trônes et de casques, cent de musc, d'ambre et de joyaux, cent de couronnes et de diadèmes précieux, mille de tapis de brocart, enfin trois cents de vêtements chinois, tant en cuir chamoisé et teint qu'en soie peinte. Il fit préparer des litières avec des housses de brocart, et l'on emmena deux troupe de jeunes filles chinoises dont les joues ressemblaient au printemps, la stature au cyprès, la taille au roseau et la marche à la marche du faisan ; ces cent filles illustres, belles comme des idoles partirent avec les sœurs d'Isfendiar. Cinq femmes voilées suivirent, pleines de larmes, de douleur et de peines : deux étaient les sœurs, deux les filles et une la mère d'Ardjasp ; la mère pleurait, les filles se désolaient

Quand il eut jeté du feu dans le château d'airain, la flamme monta jusqu'au ciel sublime ; il fit raser jusqu'à terre tous les remparts de la forteresse et voler la poussière de la destruction de tout le pays de Chine. Il confia le commandement de son armée à ses trois jeunes fils et leur dit : Soyez vigilants et que le bonheur soit votre compagnon. Si en route quelqu'un se détourne de la justice, tranchez-lui la tête avec le glaive. Vous prendrez le chemin du désert, vous tiendrez les pointes de vos lances brillantes comme le soleil. Moi je resterai du côté des sept stations à chasser le lion, et vous, ne cheminez pas trop lentement. Je prendrai mon temps pour aller jusqu'au bout de la route, où je vous rejoindrai à la fin d'un mois.

Isfendiar suivit le chemin des sept stations, où il chassa accompagné d'une noble escorte ; quand le héros arriva à l'endroit où ils avaient éprouvé le froid, il trouva tous leurs bagages encore sur place ; l'air était agréable, la terre pleine de fleurs ; on aurait dit que le printemps venait rejoindre l’été. Il enleva toutes ces richesses, confondu de sa bonne fortune. Arrivé près des frontières de l'Iran, dans le pays des héros et des lions, il se livra à la chasse aux léopards et aux faucons, jusqu'à ce qu'il fût las des fatigues de cette longue route. Il espérait toujours voir ses trois nobles fils, et-il commençait à s'irriter de ce qu'ils arrivaient si tard. A la fin l'armée et ses fils parurent, et le héros digne de la couronne sourit à chacun, disant : C'est une route pénible que j'ai faite, et j'étais impatient de ce que vous tardiez si longtemps. Ses trois fils baisèrent la terre, disant : Qui dans le monde a un père comme le nôtre.

De là il se dirigea vers l'Iran, traînant avec lui, vers le pays des braves, tous ses trésors. On avait paré toutes les villes d'Iran, on avait fait venir du vin, de la musique et des chanteurs, on avait suspendu des étoffes aux murs des maisons, et en haut on mêlait du musc et de l'ambre pour les verser sur lui. L'air était rempli de la voix des chanteurs, la terre couverte de cavaliers armés de lances. Quand Guschtasp sut qu'Isfendiar approchait, il se livra à la joie et se fit donner des coupes de vin en écoutant ce qu'on racontait de lui. Il ordonna à toute son armée, et à tous ceux dans l'empire qui avaient du pouvoir, de se rassembler à la cour accompagnés de tambours, et tous les grands de l'armée y parurent. Ensuite le père alla à la rencontre du fils au frais visage, avec tous les sages illustres, avec les grands, les savants et les Mobeds ; la ville entière fut remplie du bruit des voix. Quand le jeune roi vit la figure de son père, son cœur se réjouit et son âme devint sereine ; il fit bondir son cheval couleur de nuit, qui allumait le feu des batailles ; il s'approcha et serra sur sa poitrine son père, qui fut surpris de ce qu'il faisait, et le couvrit de ses bénédictions, disant : Puissent les temps et la terre ne jamais être privés de toi.

De là ils partirent pour le palais du roi, et tout un monde vint leur offrir des vœux. Guschtasp fit parer la salle d'audience et le trône ; son cœur se réjouit de ce fils, favori de la fortune ; on plaça des tables dans les salles de festin, le roi ordonna au chambellan d'appeler les grands, et de la porte de chaque palais un convive se rendit auprès du roi illustre ; des échansons brillants comme le soleil distribuèrent du vin royal dans des coupes de cristal, et Isfendiar enflamma le cœur de ses amis et consumait par sa bravoure le cœur de ses ennemis. Il but modestement à la santé de son père, et le père de même but à la santé du fils ; Guschtasp lui demanda de raconter aux grands de l'Iran ce qui lui était arrivé sur la route des sept stations, mais Isfendiar répondit à Guschtasp : Ne me demande pas cela pendant le banquet ; je te dirai tout demain, ô roi du peuple, plein de sens ; je te raconterai ces longues histoires, mes lèvres prononceront des paroles de vérité, et quand tu les auras écoutées avec ton esprit intelligent, tu adoreras la justice de Dieu, qui accorde la victoire. A la fin tous les hôtes s'en retournèrent ivres, chacun tenant par la main un page au visage de lune.

L'aventure des sept stations est terminée ; et mon esprit, plein de pensées profondes, s'y est rajeuni ; c'est Dieu, le très juste, le maître du soleil et de la lune brillante, qui m'en a doué, et si mon récit plaît au roi victorieux, je chevauche sur la sphère du ciel qui tourne. J'invoque des bénédictions sur la vie du roi ; puisse son cœur ne pas connaître le souci dans ce monde ! Il faut maintenant boire du vin bienfaisant, car les outres qui répandent un parfum de vin arrivent de la vallée. L'air est plein de bruits, la terre bouillonne ; heureux celui dont le cœur se réjouit en buvant, qui a de l'argent, du pain, des fruits confits et du vin de dattes, et qui peut tuer un mouton ! Quant à moi, je n'ai rien de tout cela. Heureux celui qui possède ces choses ! qu'il donne donc à ceux qui sont dans le besoin. Le jardin est couvert de feuilles de roses, la montagne est remplie de tulipes et de nard ; le rossignol se lamente dans le bosquet, et la rose grandit sous ses plaintes ; dans la naît sombre le rossignol ne dort pas, et la rose s'affaisse sous le vent et la pluie. Je vois le vent et la pluie sortir du nuage, et je ne sais pourquoi le narcisse est triste. Le rossignol rit, et chaque fois qu'il se pose sur la rose, il fait entendre son chant ; je ne sais lequel des deux est amoureux, du nuage ou de la rose, quand j’entends le nuage rugir comme un lion, quand je le vois déchirer le devant de sa tunique, que le feu éclate dans son sein, et que les larmes qui tombent du ciel sur la terre témoignent de son amour devant le puissant soleil. Mais qui sait ce que le rossignol dit et ce qu'il cherche sous les feuilles du rosier ? Fais attention, à l'aube du jour, si tu entends les chants héroïques que récite le rossignol ; il pleure la mort d'Isfendiar, et ses plaintes sont tout ce qui reste de ce héros ; et, pendant la nuit sombre, le nuage qui répète le cri de Rustem fend le cœur de l'éléphant et les griffes du lion.

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