JUVÉNAL
SATIRE IX Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
SATURA IX / SATIRE IX.(Traduction de L. V. Raoul, 1812)satire VIII - satire X
autre traduction
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SATIRE IX. |
SATURA IX. |
Scire velim quare toties
mihi, Nævole, tristis
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D’où te
vient, Névolus, cet air morne, abattu, Plus triste que celui du Marsyas vaincu? Ravola, dans l’instant où, la barbe écumante, Il fut surpris aux pieds de son impure amante, Pollion lorsqu’en vain, dans son luxe indigent, Partout, à triple usure, il cherchait de l’argent, Avaient un air moins sombre et des traits moins livides. Qui t’a donc tout à coup imprimé tant de rides? Chevalier de bon ton et railleur délicat, Jadis, à peu de frais, content dans ton état, Par des discours semés de piquantes malices, De nos joyeux soupers tu faisais les délices. Quel changement! tes yeux d’un voile sont chargés: Ton front est soucieux: tes cheveux négligés: La gomme ne rend plus ta peau brillante et lisse: D’une forêt de poils tout ton corps se hérisse: D’où vient cette maigreur d’un vieillard décharné, De quatre en quatre jours par la fièvre miné? L’habitude du corps est le miroir de l’âme. La douleur qui l’abat, le plaisir qui l’enflamme, S’y viennent réfléchir avec fidélité. Du but où tu marchais tu t’es donc écarté! Naguère, il m’en souvient, adultère intrépide, Fameux par plus d’exploits, plus dissolu qu’Aufide, Tu souillais tour à tour les autels de la Paix, De la mère des dieux, d’Isis et de Cérès; Car quel est le lieu saint, le temple dont, sans crainte, Les femmes aujourd’hui ne profanent l’enceinte? Et même, affreux secret qui pèse sur ton cœur, De courber les maris tu n’avais pas horreur; — C’est un genre de vie à bien des gens utile; Mais moi, pauvre client, pour qui tout est stérile, A ce métier ingrat ruinant ma santé, Un cadeau par hasard à la tête jeté, Un vase d’un argent de la seconde veine, Ou, pour couvrir ma toge, un lourd manteau de laine Sous le peigne gaulois grossièrement tissu, Voilà jusqu’à ce jour tout ce que j’ai reçu. Le sort qui soumet l’homme à sa toute puissance, Sous nos vêtements même étend son influence. En effet, que l’étoile attachée à tes jours, Ait un instant cessé d’en protéger le cours, Quelque don monstrueux que t’ait fait la nature, En vain, à ton aspect, frémissant de luxure, Virron te voit tout nu descendre dans le bain, De billets sur billets il te poursuit en vain; Le cynède sur nous connaît trop son empire, Et le charme secret qui vers lui nous attire. Quel monstre cependant qu’un patron énervé, Qui nourrit l’avarice en un cœur dépravé! — Tel jour, dit-il, tes soins ont eu leur récompense; Tel jour, déboursé tant; depuis, telle dépense. Il calcule et poursuit. Esclave, des jetons, Ajoute-t-il; mon livre, une table; comptons. Tiens! à deux mille écus ta dépense se monte. Voyons, de tes travaux maintenant fais le compte. — Mes travaux! est-il donc si facile, si doux, D’assouvir tes fureurs, d’en braver les dégoûts, De porter jusque-là le désir de te plaire, Que ... va! j’aimerais mieux cent fois creuser la terre; Mais tu te crois sans doute et jeune, et gracieux, Et plus beau que l’enfant qui verse à boire aux dieux! Vous que ne touche pas le plus humble service, Vous qui ne donnez rien, pas même à votre vice, Comment plaindriez-vous de malheureux clients? Voilà donc à quel homme il nous faut, tous les ans, D’un air respectueux, au jour de sa naissance, Ou lorsque du printemps la saison recommence, Porter des coupes d’ambre et de riches habits, Tandis qu’avec langueur, sur un moelleux tapis, De mars comme une femme observant les calendes, A l’ombre du mystère, il reçoit nos offrandes! Pour qui ces prés, ces bois, ces guérets opulents, Dont l’immense trajet lasserait les milans! Réponds, efféminé; c’est pour toi qu’on recueille Et ces vins qu’on ne boit qu’à la troisième feuille, Et ceux qui du Gaurus parfument les coteaux; Nul, pour ses héritiers, n’enduit plus de tonneaux. Epuisé que je suis pour tes plaisirs obscènes, Ne pouvais-tu m’offrir un coin de tes domaines? Et le petit manoir, et le rustique enfant, Et la mère, et le chien, auprès d’eux folâtrant, Est-ce un legs réservé pour l’infâme Archigalle, Aux fêtes de Cybèle agitant sa cymbale? — Tu demandes toujours !—Hélas! c’est mon loyer, C’est l’esclave gardien de mon humble foyer, C’est lui qui seul chez moi, tel que l’œil du Cyclope, Qui tira du danger l’époux de Pénélope, Demande, et de ses cris sans cesse m’interrompt. C’est trop peu d’un esclave, il m’en faut un second. Forcé d’en nourrir deux, l’hiver, que leur dirai-je, Quand décembre et janvier amèneront la neige? Que dirai-je à leurs pieds déchirés et souffrants, A leur dos inondé par d’humides torrents! Leur dirai-je : Attendez le retour des cigales? |
Verum, ut dissimules, ut
mittas cætera, quanto |
Qu’un
dévouement sans borne à tes fureurs brutales, Ne soit point assez dur, assez humiliant, Je le veux: mais peux-tu négliger un client, Un ami généreux dont le zèle t’honore, Et sans qui l’on verrait ta femme vierge encore ! Tu sais combien de fois à mes pieds tu t’es mis; Comment tu m’as prié, ce que tu m’as promis: Dans mes bras caressants, moins triste, moins plaintive, Souvent j’ai retenu ta moitié fugitive; Elle avait déchiré l’acte de votre hymen: Un autre était dressé; j’ai détourné sa main. A peine, dans le cours d’une nuit tout entière J’ai de son cœur aigri calmé la haine altière, Tandis que sur le seuil, toi, tu versais des pleurs. J’en atteste et son lit, témoin de nos ardeurs, Et ses tendres élans que tu pouvais entendre. Mille fois, prévenant une fâcheuse esclandre, Au moment du divorce, un client vigoureux, D’une chaine rompue a resserré les nœuds. Que vas-tu me répondre? Et qu’elle est ta défense? N’est-ce donc rien, ingrat, d’avoir, par complaisance, D’une fille ou d’un fils enrichi ta maison? Tu l’élèves pourtant, tu lui donnes ton nom, De ta virilité c’est l’heureux témoignage, Et les actes publics te rendent cet hommage. Allons, orne de fleurs ton portique étonné; Te voilà père enfin; mes soins t’ont couronné; Ils t’ont mis à couvert des traits de la satire; Sur tous les testaments tu peux te faire inscrire, Tu peux hériter seul, sans compter d’autres droits, Si je porte tes fils au nombre heureux de trois. —Ta plainte, Névolus, est juste et m’intéresse: Mais, lui, que répond-il à ces mots? —Il me laisse, Et dans ce noble emploi me cherche un successeur. Au reste, le secret que je verse en ton cœur, Qu’à jamais pour tout autre il soit impénétrable: De ces gens épilés la rage est implacable. Que l’un d’eux sur ses goûts ait osé s’expliquer : A l’instant, comme si j’allais le démasquer, Il s’emporte, il me hait, et, si rien ne l’arrête, Il me poignardera, me brisera la tête, Viendra, la torche en main, embraser ma maison, Ou, n’importe à quel prix, trouvera du poison. Retiens donc pour toi seul le secret de mes peines, Et sois aussi discret que les juges d’Athènes. |
O Corydon, Corydon! secretum
divitis ullum
(09) |
—
Corydon! Corydon! quel riche a des secrets! |
Vivendum recte est, cum
propter plurima, tunc his |
Si pour
mille motifs il convient d’être sage, |
Ne trepida, nunquam pathicus
tibi deerit amicus, |
— Ne
crains rien, Névolus, tant que dans sa splendeur, |
Hæc exempla para felicibus; at mea
Clotho |
— Aux
fils de la Fortune adresse ta recette. |
NOTES SUR LA SATIRE IX.
(01) Le traducteur n’a pas rendu le vers Nos colaphum, etc., parce qu’il embrasse la phrase, et que, pour le bien expliquer, il faut entrer dans des détails qui répugnent à la langue française. C’est bien assez de laisser entendre de pareilles infamies. (02) On appelle verna un esclave né dans la maison. Ces esclaves, élevés sous les yeux des grands, avaient une éducation plus soignée que les autres, et l’indulgence de leurs maîtres leur laissait prendre un ton d’aisance et de liberté qui donnait beaucoup de sel à leurs plaisanteries. De là les expressions vernale dictum, ventiles blanditiœ, verniliter, sic. (03) Le pomœnium était un certain espace de terrain en deçà et au delà des murailles, où les augures prenaient les auspices, et qui répondait à peu près à ce que nous nommons boulevard. Ainsi, par ces mots salibus intra pomœria natis, il faut entendre des saillies d’un bon ton, du ton de la ville. (04) Si ou met une virgule après Ganymedem, on ne voit pas ce que Ganymedem seul veut dire; si on écrit de suite Ganymedem pacis, on ne sait pas mieux ce que signifient ces deux mots. Dans le premier cas, on prend Ganymède pour le temple même de Jupiter sur l’autel duquel on voyait l’aigle et l’échanson de ce dieu. Dans le second cas, on suppose, mais fort gratuitement, qu’il y avait une statue de Ganymède dans le temple de la paix. (05) On ne saurait imaginer rien de plus révoltant que ces trois vers; et s’il est vrai qu’ils soient de Juvénal, ce dont il est permis de douter, c’est la plus grande tache imprimée à ses écrits. Heureusement ils sont faits de manière à ce que le vice lui-même ne puisse les entendre sans dégoût et sans horreur. (06) Les calendes de mars étaient pour les femmes, ce qu’étaient les saturnales pour les hommes. (07) Gaurus inanis ne veut pas dire le stérile Gaurus, puisque le poète le suppose au contraire couvert d’un riche vignoble. C’est peut-être qu’il avait été creusé par un volcan. On n’explique pas d’une manière plus sûre l’épithète suspectum donnée au coteau de Cumes. On suppose que c’est qu’il penchait sur cette ville, et la menaçait d’une ruine prochaine. (08) De grands privilèges étalent accordés à ceux qui avaient trois enfants. Les legs que Juvénal appelle caduca, tombaient ou devenaient nuls, quand celui à qui ils s’adressaient n’avait pas le nombre d’enfants exigé pour les percevoir légalement. Alors le fisc en profitait. (09) Allusion aux vues de Virgile: O Corydou, Corydon, quæ te dementia cepit! (10) Tout le monde connaît le moyen employé par Ulysse, pour rendre ses rameurs sourds aux chants des sirènes.
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