JUVÉNAL

 

SATIRE VII

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

SATURA VII / SATIRE VII

(éd. Jules Lacroix)

satire VI - satire VIII

 

autre traduction

 

 

SATIRE VII.

SATURA VII.

MISÈRE DES GENS DE LETTRES.

LITERATORUM EGESTAS

Et spes et ratio studiorum in Caesare tantum:
Solus enim tristes hac tempestate Camoenas
Respexit, quum jam celebres notique poetae
Balneolum Gabiis, Romae conducere furnos
Tentarent; nec foedum alii, nec turpe putarent
Praecones fieri; quum, desertis Aganippes
Vallibus, esuriens migraret in atria Clio.
Nam, si Pieria quadrans tibi nullus in umbra
Ostendatur, ames nomen victumque Machaerae,
Et vendas potius, commissa quod auctio vendit
Stantibus, oenophorum, tripodas, armaria, cistas,
Alcithonen Pacci, Thebas et Terea Fausti.
Hoc satius, quam si dicas sub judice, Vidi,
Quod non vidisti. Faciant equites Asiani,
Quamquam et Cappadoces faciant equitesque Bithyni,
Altera quos nudo traducit Gallia talo.

César, unique appui des lettres languissantes,
Toi seul as regardé les Muses gémissantes,
Quand nos premiers auteurs, dans plus d’un carrefour,
Pauvres, allaient chauffer la baignoire et le four,
Ou se faisaient crieurs, métier bas et stupide;
Lorsque, sans pain, fuyant la rive Aganippide,
Au seuil des grands, Clio se traînait pour mourir!...
Si l’Hélicon n’a pas un quart d’as à m’offrir,
Mieux vaut pour moi le titre et le gain de Machère,
Et vendre comme lui des meubles à l’enchère,
Trépieds, vases, buffets, l’Alcyon de Paccius,
La Thébaïde, et puis la Procné de Faustus;
Plutôt cela, que dire, à la barbe d’un juge,
J’ai vu, quand ce n’est pas. Vil métier! vil refuge
Bon pour ces chevaliers de la Grèce venus,
Ou que la Cappadoce envoie ici pieds nus!

Nemo tamen studiis indignum ferre laborem
Cogetur posthac, nectit quicumque canons
Eloquium vocale modis, laurumque momordit.
Hoc agite, o juvenes! circumspicit et stimulat vos,
Materiamque sibi ducis indulgentia quaerit.
Si qua aliunde putas rerum exspectanda tuarum
Praesidia, atque ideo croce membrana tabellae
Impletur, lignorum aliquid posce ocius, et, quae
Componis, dona Veneris, Thelesine, marito;
Aut claude, et positos tinea pertunde libellos.
Frange miser calamos, vigilataque praelia dele,
Qui facis in parva sublimia carmina cella,
Ut dignus venias hederis et imagine macra.
Spes nulla ulterior: didicit jam dives avarus
Tantum admirari, tantum laudare disertos,
Ut pueri Junonis avem. Sed defluit aetas
Et pelagi patiens, et cassidis, atque ligonis:
Taedia tunc subeunt animos; tunc seque suamque
Terpsichoren odit facunda et nuda senectus.

Désormais ces mortels fameux, dont le génie,
Tout nourri de lauriers, coule en flots d’harmonie,
Ne seront plus contraints à d’ignobles travaux.
Le prince vous contemple! Allons, jeunes rivaux,
La récompense est là, redoublez de constance!
Mais crois-moi, si, comptant sur une autre assistance,
Tu noircis du papier, pauvre Thélésinus,
Va, livre tes écrits à l’époux de Vénus,
Ou laisse en paix les vers dévorer tes merveilles!...
Brise ta plume! jette au feu tes mille veilles,
Toi qui vis dans un bouge, ô sublime ouvrier,
Pour une maigre image et deux brins de laurier!
N’attends rien de plus: non! Le riche admire et vante,
Et ne sait qu’admirer notre plume savante,
Comme un enfant, l’oiseau de Junon. — Sort amer!...
Trop vieux pour le hoyau, pour le casque, ou la mer,
Malheureux, chaque jour plus malheureux encore,
Le poète en haillons maudit sa Terpsichore!

Accipe nunc artes, ne quid tibi confenat iste
Quem colis, et Musarum et Apollinis aede relicta.
Ipse facit versus, atque uni cedit Homero
Propter mille annos. At, si dulcedine famae
Succensus recites, Maculonus commodat aedes
Ac longe ferrata domus servire jubetur,
In qua sollicitas imitatur janus portas.
Scit dare libertos extrema in parte sedentes
Ordinis, et magnas comitum disponere voces.
Nemo dabit regum, quanti subsellia constent,
Et quae conducto pendent anabathra tigillo,
Quaeque reportandis posita est orchestra cathedris.
Nos tamen hoc agimus, tenuique in pulvere sulcos
Ducimus, et littus sterili versamus aratro.
Nam si discedas, laqueo tenet ambitiosi
Consuetudo mali, tenet insanabile multos
Scribendi cacoethes, et aegro in corde senescit.

Vois comme est généreux le riche Maculon,
Quand tu quittes pour lui le temple d’Apollon.
Il est aussi poète, et s’il te cède, Homère,
C’est grâce à tes mille ans! — Épris d’une chimère,
Épris de gloire, va, lis ton œuvre chez lui:
Il t’offre sa maison !... Sois le maître aujourd’hui
De ce palais, garni de fer à chaque porte,
Et tout barricadé comme une place forte.
Il met ses gens au fond de la salle : tu vois
Comme de ses clients il fait sonner les voix!
Mais il ne payera point les bancs de préséance,
L’orchestre, les gradins loués pour la séance,
Et qu’on remporte après. — Pourtant nous travaillons;
Sur un sable mouvant nous creusons des sillons!
Veux-tu briser le joug, une affreuse habitude,
Un mal ambitieux te renchaîne à l’étude;
Une rage d’écrire incurable nous prend,
Et vieillit avec nous dans notre cœur souffrant!

Sed vatem egregium, cui non sit publica vena,
Qui nil expositum soleat deducere, nec qui
Communi feriat carmen triviale moneta;
Hunc qualem nequeo monstrare, et sentio tantuin,
Anxietate carens animus facit, omnis acerbi
Impatiens, cupidus silvarum, aptusque bibendis
Fontibus Aonidum. Neque enim cantare sub antro
Pierio, thyrsumve potest contingere sana
Paupertas; atque aeris inops, quo nocte dieque
Corpus eget. Satur est, quum dicit Horatius, Euoe!

Pour faire un grand poète, à verve originale,
Qui ne se traîne pas dans l’ornière banale,
Et qui marque au bon coin ses vers éblouissants,
Un poète sublime, et tel que je le sens,
Il faut un esprit calme, exempt d’inquiétude,
Amoureux des forêts et de la solitude,
Qui boive l’Hippocrène à loisir… Car enfin
La pauvreté ne peut chanter lorsqu’elle a faim,
Ni secouer le thyrse, aux antres du Parnasse.
— Quand tu dis: Evohé! ton ventre est plein, Horace!

Quis locus ingenio, nisi quum se carmine solo
Vexant, et dominis Cirrhae Nysaeque feruntur
Pectora nostra duas non admittentia curas?
Magnae mentis opus; nec de lodice paranda
Attonitae, currus, et equos, faciesque deorum
Aspicere, et qualis Rutulum confundat Erinnys.
Nam si Virgilio puer, et tolerabile deesset
Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri;
Surda nihil gemeret grave buccina. Poscimus, ut sit
Non minor antiquo Rubrenus Lappa cothurno,
Cujus et alveolos et laenam pignerat Atreus?
Non habet infelix Numitor quod mittat amico;
Quintiliae quod donet, habet nec defuit illi,
Unde emeret multa pascendum carne leonem
Jam domitum: constat leviori bellua sumptu
Nimirum, et capiunt plus intestina poetae.

Est-ce que le génie au ciel s’élancera,
Si les maîtres jaloux de Nyse et de Cirrha
Ne tourmentent pas seuls un cœur pris de leur flamme?
Le poète a besoin de toute sa grande âme,
Pour se représenter les casques radieux,
Les chars et les coursiers et la face des dieux,
L’Euménide agitant le Rutule ! ... A Virgile
Otez l’humble manoir, ôtez l’esclave agile,
Tes serpents, Érinnys, vont tomber de ton front;
De la trompe d’enfer les éclats se tairont.
Tu veux que Rubrenus ait la flamme sacrée,
Lorsque, pour vivre, il met en gage son Atrée?
— Si Numitor n’a rien pour ses amis, il a
De quoi payer sa jeune et belle Quintilla,
Et ce lion privé qu’il repaît de chair vive
C’est qu’un lion n’est pas si vorace convive
Qu’un poète!... on remplit son ventre à moins de frais.

Contentus fama jaceat Lucanus in hortis
Marmoreis; at Serrano tenuique Saleio
Gloria quantalibet quid erit, si gloria tantum est?
Curritur ad vocem jucundam, et carmen amicae
Thebaïdos, laetam fecit quum Statius urbem,
Promisitque diem, tanta dulcedine captos
Afficit ille animos, tantaque libidine vulgi
Auditur! sed quum fregit subsellia versu,
Esurit, intactam Paridi nisi vendat Agaven.
Ille et militi multis largitur honorem,
Semestri vatum digitos circumligat auro.
Quod non dant proceres, dabit histrio. Tu Camerinos
Et Bareas, tu nobilium magna atria curas!
Praefectos Pelopea facit, Philomela tribunos.
Haud tamen invideas vati, quem pulpita pascunt.
Quis tibi Maecenas? quis nunc erit aut Proculeius,
Aut Fabius? quis Cotta iterum, quis Lentulus alter?
Tunc par ingenio pretium, tunc utile multis
Pallere, et vinum toto nescire decembri.

Satisfait d’un grand nom, que Lucain dorme au frais
Dans ses jardins de marbre! A Serranus qu’importe
La gloire? à Serranus qu’est-ce qu’elle rapporte?
Stace doit-il un jour réciter ses beaux vers,
D’avides auditeurs les chemins sont couverts;
On court à cette voix mélodieuse, aimée,
Tant sa parole est douce à l’âme, et parfumée!...
Mais, après que la salle a tremblé sous les cris,
Il a faim, s’il ne vend son Agave à Pâris.
Oui, l’histrion Pâris aux poètes dispense
L’anneau des chevaliers; c’est lui qui récompense
Ce que ne donnent pas les grands, des histrions
Le donnent!... Pauvres sots! et nous courtiserions
Les grands dans leur palais? — Philomèle et Thyeste
Ont fait, l’une un tribun, l’autre un édile!... Au reste,
N’insultons point l’auteur que nourrit son talent.
— Mais quel autre Mécène aidera ton élan?
Quel autre Fabius ?... O stérile manie!
Alors, alors les dons égalaient le génie;
Et l’auteur, pâlissant, ne faisait pas en vain,
Tout le mois de décembre, abstinence de vin!

Vester porro labor fecundior, historiarum
Scriptores; petit hic plus temporis, atque olei plus:
Namque oblita modi millesima pagina surgit
Omnibus, et crescit multa damnosa papyro.
Sic ingens rerum numerus jubet, atque operum lex.
Quae tamen inde seges? terre quis fructus apertae?
Quis dabit historico, quantum daret acta legenti?
Sed genus ignavum, quod lecto gaudet et umbra.

Ton œuvre, historien, n’est guère plus fertile!
Elle dépense encor plus de temps et plus d’huile;
Mille pages souvent gonflent ton manuscrit,
Ruineux en papier... Car ce genre d’écrit,
Et le nombre des faits, l’ordonnent. Va, défriche
Un sol pénible et dur!... Mais en es-tu plus riche?
On payera le greffier mieux que l’historien,
Race lourde, dit-on, qui dort, et ne fait rien!

Dic igitur, quid caussidicis civilia praestent
Officia, et magno comites in fasce libelli?
Ipsi magna sonant; sed tunc, quum creditor audit,
Precipue : vel si tetigit latus acrior illo,
Qui venit ad dubium grandi cum codice nomen.
Tunc immensa cavi spirant mendacia folles,
Conspuiturque sinus. Veram deprendere messem
Si libet, hinc centum patrimonia caussidicorum,
Parte alia solum russati pone Lacernae.
Consedere duces surgis tu pallidus Ajax
Dicturus dubia pro libertate, Bubulco
Judice. Rumpe miser tensum jecur, ut tibi lasso
Figantur virides, scalarum gloria, palmae.
Quod vocis praetium? siccus petasunculus, et vas
Pelamidum, aut veteres, Afrorum epimenia, bulbi,
Aut vinum Tiberi devectum, quinque lagenae.

Voyons les avocats, voyons ce que rapporte
Tout ce papier qu’ils vont traînant de porte en porte.
Ils font grand bruit, surtout devant un créancier;
Ou si, plus âpre encore, et tenant son dossier,
L’usurier veut ravoir l’argent qu’on lui refuse:
Ils vomissent alors le mensonge et la ruse,
Parmi des flots de bave! Enfin de ce métier
Désires-tu savoir le bénéfice entier,
Mets les biens du cocher Lacerna, d’un seul homme,
Auprès de tout l’avoir des avocats de Rome.
Les juges sont assis : tout pâle et courroucé,
Autre Ajax, tu défends ton client menacé.
Brise-toi la poitrine en clameurs foudroyantes,
Pour voir, tout haletant, des palmes verdoyantes
Orner ton galetas ! ... Tu n’auras pour tes cris
Qu’un jambon desséché, de vieux oignons pourris,
Vrai souper d’Africain; ou bien tu seras libre
De choisir un gros vin arrivé par le Tibre.

Si quater egisti, si contigit aureus unus,
Inde cadunt partes ex foedere pragmaticorum.
Aemilio dabitur quantum petet; et melius nos
Egimus. Hujus enim stat. currus aheneus, alti
Quadrijuges in vestibulis, atque ipse feroci
Bellatore sedens curvatum hastile minatur
Eminus, et statua meditatur praelia lusca.
Sic Pedo conturbat, Matho deficit; exitus hic est
Tongilli, magno cum rhinocerote lavari
Qui solet, et vexat lutulenta balnea turba,
Perque forum juvenes longo premit assere Moesos,
Empturus pueros, argentum, murrhina, villas:
Spondet enim Tyrio stlataria purpura fluo.
Et tamen est illis hoc utile; purpura vendit
Caussidicum, vendunt amethystina; convenit illis
Et strepitu, et facie majoris vivere census.
Sed finem impensae non servat prodiga Roma.

Après quatre procès, gagne un mince écu d’or,
Et les praticiens te le rognent encor!
—Émile, ce bavard, a tout ce qu’il exige...
— Parce qu’un char d’airain, un superbe quadrige
Est dans son vestibule, et que sur un coursier,
L’œil oblique, il balance un javelot d’acier.
Mathon veut l’imiter : Mathon fait banqueroute.
Nous verrons Tongillus dans la même déroute:
Il n’irait pas aux bains sans la corne au parfum,
Et ses clients crottés qui font gronder chacun,
Ce pesant Tongillus, qui dans une litière,
Sur des Mèdes courbés, traverse Rome entière,
Comme pour acheter un troupeau de valets,
De grands vases murrhins, des villas, des palais.
Son riche vêtement tient lieu de garantie.
Néanmoins tout ce faste est utile en partie;
La pourpre et l’or font mieux payer les avocats;
C’est tout profit pour eux de faire du fracas. —
Non, Rome ne met plus de borne à la dépense!

Fidimus eloquio? Ciceroni nemo ducentos
Nunc dederit nummos, nisi fulserit annulus ingens.
Respicit hoc primum qui litigat, an tibi servi
Octo, decem comites, an post te sella, togati
Ante pedes. Ideo conducta Paulus agebat
Sardonyche, atque ideo pluris quam Gallus agebat,
Quam Basilus. Rara in tenui facundia panno.
Quando licet Basilo flentem producere matrem?
Quis bene dicentem Basilum ferat? Accipiat te
Gallia, vel potius nutricula caussidicorum
Africa, si placuit mercedem ponere linguae.

Cicéron n’obtiendrait de personne, je pense,
Cent sesterces, à moins qu’il n’eût un gros rubis.
Le plaideur, avant tout, regarde les habits;
Si l’on a huit porteurs, dix clients par derrière,
Et des amis en toge escortant la litière.
C’est pourquoi, s’il devait plaider, toujours Paulus
Louait une sardoine : aussi, gagnait-il plus
Que vous deux, Basilus et Cossus ! ... Car il semble
Que misère et talent vont rarement ensemble.
Quand vit-on Basilus aux juges présenter
Une mère pleurante, et se faire écouter?
Si tu veux que ta langue aujourd’hui te nourrisse,
Fuis en Gaule, ou plutôt dans l’Afrique, nourrice
Des pauvres avocats sans réputation!

Declamare doces, o ferrea pectora Vetti!
Quum perinhit saevos classis numerosa tyrannos.
Nam quaecumque sedens modo legerat, haec eadem stans
Proferet, atque eadem cantabit versibus isdem.
Occidit miseros crambe repetita magistros.
Quis color, et quod sit causae genus, atque ubi summa
Quaestio, quae veniant diversae forte sagittae,
Scire velint omnes; mercedem solvere nemo.
Mercedem appellas? quid enim scio? Culpa docentis
Scilicet arguitur, quod laeva in parte mamillae
Nil salit Arcadico juveni, cujus mihi sexta
Quaque die miserum dirus caput Annibal implet,
Quidquid id est, de quo deliberat, an petat Urbem
A Cannis, an post nimbos et fulmina cautus
Circumagat madidas a tempestate cohortes.
Quantumvis stipulare, et protinus accipe, quod do,
Ut toties ilium pater audiat. Haec alii sex,
Vel plures, uno conclamant ore sophistae,
Et veras agitant lites, raptore relicto;
Fusa venena silent, malus ingratusque maritus,
Et quae jam veteres sanant mortaria caecos.
Ergo sibi dabit ipse rudem, si nostra movebunt
Consilia, et vitae diversum iter ingredietur,
Ad pugnam qui rhetorica descendit ab umbra,
Summula ne pereat, qua vilis tessera venit
Frumenti : quippe haec merces lautissima! Tenta
Chrysogonus quanti doceat, vel Polio quanti
Lautorum pueros, artem scindens Theodori.
Balnea sexcentis, et pluris porticus, in qua
Gestetur dominus, quoties pluit: Anne serenum
Exspectet, spargatque luto jumenta recenti?
Hic potius; namque hic mundae nitet ungula mulae.
Parte alia longis Numidarum fulta columnis
Surgat, et algentem rapiat cœnatio solem.
Quanticumque domus, veniet qui fercula docte
Componat, veniet qui pulmentaria condit.
Hos inter sumptus sestertia Quintiliano,
Ut multum, duo sufficient : res nulia minoris
Constabit patri, quam filius. Unde igitur tot
Quintilianus habet saltus? Exempla novorunt
Fatorum transi : felix, et pulcher, et acer;
Felix, et sapiens, et nobilis, et generosus,
Appositam nigrae lunam subtexit alutae:
Felix, orator quoque maximus, et jaculator;
Et, si perfrixit, cantat bene. Distat enim, quae
Sidera te excipiant modo primos incipientem
Edere vagitus, et adhuc a matre rubentem.
Si fortuna volet, fies de consule rhetor;
Si volet haec eadem, fies de rhetore consul.
Ventidius quid enim? quid Tullius? Anne aliud quam
Sidus, et occulti miranda potentia fati?
Servis regna dabunt, captivis fata triumphos.
Felix ille tamen corvo quoque rarior albo.
Poenituit multos vanae sterilisque cathedra,
Sicut Thrasymachi probat exitus, atque Secundi
Carrinatis; et hunc inopem vidistis, Athenae,
Nil praeter gelidas ausae conferre cicutas.

Tu montres, Vectius, la déclamation;
O poitrine de fer!.., et ton jeune auditoire
Écrase les tyrans dans sa fougue oratoire.
Ce que tu viens de lire, assis, à tes marmots,
Tu le relis debout, et toujours mots pour mots.
Mâcher et remâcher toujours la même chose!...
Tous, ils veulent apprendre à traiter une cause,
A l’embellir; savoir où gît la question,
Et prévenir les traits de toute objection.
Mais lorsqu’il faut payer, soudain cris et colère:
— Que m’as-tu donc appris, toi qui veux le salaire?
— Est-ce ma faute à moi, dit le maître, si rien
Ne bat dans le sein gauche à cet Arcadien?
Son mortel Annibal, matin et soir, m’assomme,
Toujours délibérant s’il doit marcher sur Rome,
Ou tenir prudemment ses bataillons campés,
Qui frissonnent, ployant sous l’orage, et trempés.
Je veux bien parier, n’importe quelle somme,
Qu’un père n’aurait pas ma patience! — En somme,
Voilà comme aujourd’hui se plaignent maints rhéteurs.
Ils quittent leur métier de vains déclamateurs:
Plus de rapt, de poison, d’épouse sanguinaire,
Ni de charme qui rend la vue au centenaire.
Mais si de mes conseils ils font le moindre cas,
Ils ne choisiront point le métier d’avocats,
De peur que le barreau sans pitié leur enlève
La ration de blé que fournit chaque élève:
Car c’est là tout le gain, tout l’espoir des rhéteurs.
Un riche est libéral à payer des chanteurs
Pour instruire ses fils dans l’art de Théodore.
Vite, cent mille écus pour des bains! Plus encore
Pour un portique, où va le maître quand il pleut.
Un riche n’attend pas le ciel pur; il ne peut
Salir ses fins coursiers dans la fange récente;
Et ses mules toujours ont la corne luisante.
Dans la salle à manger, toute en marbre poli,
Ne pénètre, l’été, qu’un soleil amolli.
Il a pour cuisinier le meilleur qu’on renomme,
Et son maître d’hôtel est le premier de Rome.
Ce grand dissipateur donne à Quintilien
Vingt écus d’or, croyant donner beaucoup ... Non, rien
Ne coûte moins qu’un fils à son père! — D’où viennent,
Quintilien, ces bois, ces champs qui t’appartiennent
— Exemple merveilleux des caprices du sort!
Qu’on naisse heureux, on a beauté, courage; on sort
D’une famille antique, illustre; on a la gloire
D’attacher le croissant à sa chaussure noire;
On est grand orateur et grand logicien;
Fût-on enroué même, on chante toujours bien.
Il importe beaucoup sous quel signe la terre
Me reçut, rouge encor du ventre de ma mère.
Si la fortune veut, d’obscur déclamateur,
Je deviendrai consul, et, de consul, rhéteur.
Que prouve un Tullius? La secrète puissance
De l’astre qui préside au jour de sa naissance.
Le sort fait d’un captif ou d’un esclave un roi!
Mais un corbeau tout blanc est moins rare, je crois.
Beaucoup d’un art ingrat firent la dure épreuve:
Secundus Carrinas, vous en êtes la preuve!...
Tu l’as vu pauvre, Athènes, et tu n’as donné rien
Que la froide ciguë à tout grand citoyen!

Di majorum umbris tenuem et sine pondere terram,
Spirantesque crocos, et in urna perpetuum ver,
Qui praeceptorem sancti voluere parentis
Esse loco! Metuens virgae jam grandis Achilles
Cantabat patriis in montibus et cui non tunc
Eliceret risum citharoedi cauda magistri?
Sed Rufum atque alios caedit sua quemque juventus,
Rufum, qui toties Ciceronem Allobroga dixit.

Dieux! que la terre soit légère à nos ancêtres!
Qu’un printemps éternel et mille fleurs champêtres
Les embaument dans l’urne, eux qui voulaient jadis
Qu’un martre fût sacré comme un père à son fils!
Achille, déjà grand, chantait, craignant encore
Aux monts Thessaliens la verge du centaure.
On rirait aujourd’hui de voir l’air singulier
Du maître avec sa queue... Aujourd’hui l’écolier
Maltraite et bat Rufus, Rufus qui, sous la toge,
Tant de fois a traité Cicéron d’Allobroge!

Quis gremio Enceladi doctique Palaemonis affert
Quantum grammaticus meruit labor? et tamen ex hoc,
Quodcumque est (minus est autem quam rhetoris aera),
Discipuli custos praemordet Acoenonoëtus,
Et, qui dispensat, frangit sibi. Cede, Palaemon,
Et patere inde aliquid decrescere, non aliter quam
Institor hiberna tegetis niveique cadurci,
Dummodo non pereat mediae quod noctis ab hora
Sedisti, qua nemo faber, qua nemo sedebat,
Qui docet obliquo lanam deducere ferro;
Duinmodo non pereat totidem olfecisse lucernas,
Quot stabant pueri, quum totus decolor esset
Flaccus, et haereret nigro fuligo Maroni.
Rara tamen merces, quae cognitione tribuni
Non egeat. Sed vos saevas imponite leges,
Ut praeceptori verborum regula constet,
Ut legat historias, auctores novent omnes,
Tanquam ungues digitosque suos, ut forte rogatus,
Dum petit aut thermas aut Phoebi balnea, dicat
Nutricem Anchisae, nomen patriamque novercae
Anchemoli; dicat quot Acestes vixerit annos,
Quot Siculus Phrygibus vini donaverit urnas.
Exigite ut mores teneros ceu pollice ducat,
Ut si quis cera vultum facit : exigite ut sit
Et pater ipsius coetus, ne turpia ludant,
Ne faciant vicibus. Non est leve tot puerorum
Observare manus oculosque in fine trementes.
Haec, inquit, cures, et, quum se verterit annus,
Accipe, victori populus quod postulat, aurum.

Qui donne à Palémon ce que méritent bien
Les travaux de ce docte et vieux grammairien?
Il a moins qu’un rhéteur, et l’avide économe
A grand soin de rogner la moitié de la somme.
Va, souffre, Palémon, qu’on marchande ton art,
Comme ces vieux surtouts, ces manteaux de hasard ...
Heureux, si tu n’as pas longtemps avant l’aurore
Travaillé vainement, quand reposaient encore
Le rude forgeron et l’ouvrier cardeur!
Heureux, si tu n’as pas en vain senti l’odeur
Des lampes, dont ta classe était si parfumée,
Que Virgile en puait, noir et gras de fumée!
Ce vil salaire, il faut le secours du préteur
Pour l’arracher! — Exige, ingrat, qu’un précepteur
Connaisse bien à fond les règles du langage;
Qu’il possède l’histoire, énorme et lourd bagage;
Qu’il sache les auteurs sur le bout de ses doigts,
Afin que si tu veux l’interroger parfois
Lorsque tu vas aux bains d’Apollon, il te dise,
Couramment, quelle fut la nourrice d’Anchise,
A quel âge parvint Aceste; puis combien
Ce bon prince envoya d’outres au Phrygien;
Et comment s’appelait ta marâtre, Anchémole!
Exige qu’à son gré, comme une cire molle,
Il façonne l’enfance, et l’observe, ombrageux,
Pour qu’elle n’aille pas jouer d’horribles jeux.
Quel travail d’épier toutes ces mains lascives,
Ces prunelles en feu, qui nagent convulsives!
— Faites ! ... Au bout de l’an, comme un gladiateur,
Vous aurez l’écu d’or, prix du triomphateur!

NOTES SUR LA SATIRE VII.

 

V. 1. In Cæsare. — Comment croire que ce magnifique éloge regarde Domitien? Tout y répugne, et l’histoire, et le caractère de Juvénal. Juste Lipse, Saumaise et Dodwel, ont prouvé que toutes les satires de Juvénal sont postérieures au règne de Domitien.

Il faut donc rapporter cet éloge à Trajan, ou plutôt, suivant Dodwel, à Adrien. De ce calcul il résulte que Juvénal, né sous Caligula, a composé presque toutes ses satires passé soixante ans, quelques-unes même à près de quatre-vingts.

V. 9. Victumque Machæræ. — Machéra, crieur public du temps de Juvénal.

V. 25. Veneris marito. — Vulcain.

V. 62. Satur est, quum dicit Horatius, Euœ. — Euœ! cri des bacchantes. Boileau est resté bien au-dessous de Juvénal dans ce vers: « Horace a bu son soûl quand il voit les Ménades. »

V. 64. Dominis Cyrrhæ Nysæque. — Bacchus et Apollon.

V. 90. Quod non dant proceres, dabit histrio. —Ce vers fut la cause de l’exil de Juvénal dans la Pentapole d’Égypte; mais ce ne fut point le Pâris de Domitien qui le fit exiler: ce fut, longtemps après, un autre histrion en faveur à la cour d’Adrien. Cet histrion, dit l’ancien auteur anonyme de la vie de notre poète, jouissait alors d’un si grand crédit, que ses amis parvenaient à tout; et l’on soupçonna Juvénal d’avoir fait allusion au temps présent.

V. 97. Decembri. — Le mois de décembre était consacré aux fêtes appelées Saturnales c’était le carnaval des Romains.

V. 114. Lacernæ. —Ce Lacerna fut, sous Domitien, le chef d’une des factions qui se partageaient les jeux du cirque.

V. 115. Consedere duces. — C’est le début du livre XIII des Métamorphoses d’Ovide, dans lequel Ajax et Ulysse se disputent les armes d’Achille.

V. 177. Theodori. — Suivant l’opinion d’Achaintre et de Ruperti, ce Théodore devait être un musicien, ou plutôt quelque auteur ayant écrit sur la musique.

V. 183. Cœnatio. — Les Romains, selon Pline et Columelle, avaient emprunté des Asiatiques la coutume d’avoir plusieurs salles à manger; les unes pour l’été, les autres pour l’hiver.

V. 192. Appositam nigræ lunam, etc. — La lunule, ou croissant, était, dans l’origine, une marque distinctive affectée à l’ordre des sénateurs. C’était une espèce de boucle ou agrafe plus ou moins riche, et qui avait la forme de la lettre C. Suivant les uns, la lunule s’appliquait sur la partie antérieure de la chaussure; suivant les autres, entre la cheville du pied et le talon.

V. 199. Quid Tullius? — Servius Tullius, sixième roi de Rome, était fils d’une esclave.

V. 205. Carrinatis. Secundus Carrinas, banni de Rome par Caligula, se réfugia dans Athènes, où il fut réduit à s’empoisonner.

V. 234. Nutricem Anchisæ. — Dans ce vers et dans les suivants, Juvénal fait allusion à différents passages de l’Enéide.

Les Romains tombèrent peu à peu dans ces puérilités scientifiques. Au rapport de Sénèque, cette manie fut aussi celle des Grecs: ils s’amusaient à chercher quel avait été le nombre de rameurs d’Ulysse, et mille autres détails aussi frivoles.

Juvénal raille cette inutile et prétentieuse érudition.