JUVÉNAL
SATIRE XV
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
SATURA XV / SATIRE XV
(éd.
Jules Lacroix)
Vers
N°
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SATURA XV.
SUPERSTITIO
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SATIRE XV.
LA SUPERSTITION
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Quis nescit, Volesi Bithynice, qualia
demens
Ægyptus portenta colat?
Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus
ibin.
Effigies sacri nitet aurea cercopitheci,
Dimidio magicæ resonant ubi
Memnone chordæ,
Atque
vetus Thebe centum jacet obruta
portis.
Illic æluros, hic piacem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur, nemo Dianam.
Porrum et cepe nefas violare et frangere morsu.
O sanctas gentes, quibus hæc nascuntur in hortis
Numina! Lanatis animalibus abstinet omnis
Mensa: nefas illic fetum jugulare capellæ;
Carnibus humanis vesci licet. Attonito quum
Tale super cœnam facinus narraret Ulysses
Alcinoo, bilem aut risum fortasse quibusdam
Moverat, ut mendax aretalogus. In mare nemo
Hunc abicit, sæva dignum veraque Charybdi,
Fingentem immanes Læstrygonas atque Cyclopes?
Nam citius Scyllam, vel concurrentia saxa
Cyaneas, plenos et tempestatibus
utres
Crediderim, aut tenui percussum verbere Circes,
Et cum remigibus grunisse Elpenora porcis.
Tam vacui capitis populum Phæaca putavit?
Sic aliquis merito nondum ebrius, et minimum qui
De Corcyæa temetum duxerat urna: Solus enim hoc Ithacus nullo sub
teste canebat. |
Qui donc, Volusius, qui donc sur terre
ignore
Quels objets monstrueux la folle Égypte adore?
Là, c’est un crocodile; ici, pâles, rampants,
Ils implorent l’ibis, engraissé de serpents.
Aux lieux ou dort couchée, avec ses races mortes,
Thèbes sous le débris énorme des cent portes;
Où de Memnon tronqué la fibre sonne encor,
Du singe à longue queue on voit l’image d’or.
Là, des peuples entiers, dans leur culte profane,
Vénèrent les poissons et les chiens; nul, Diane!.
L’oignon est adoré; c’est profanation
De mordre le poireau... La sainte nation,
Qui voit naître ses dieux du fumier des étables!
De l’animal laineux on s’abstient sur les tables;
Le chevreau, — c’est un crime affreux de l’égorger;
Mais, là, de chair humaine on peut bien se gorger!
Lorsque Ulysse, narrant des actions pareilles,
D’Alcinous, à table, effrayait les oreilles,
Certes, plus d’un convive, en l’entendant conter,
Dut sentir sa colère ou son rire éclater
« Qu’on le jette à la mer, ce bouffon détestable,
Digne d’une Charybde atroce et véritable!
Ce forgeur de Cyclope et de noirs Lestrygons!
Plutôt croire à Scylla qui hurle, à ses dragons,
Aux rocs Cyanéens entrechoquant leurs têtes,
Aux outres contenant les sonores tempêtes,
A ce triste Elpénor, qu’avec tous ses rameurs
Circé transforme en porcs aux immondes clameurs!
Croit-il le Phéacien une lourde pécore?
Ainsi parla celui qui, sans ivresse encore,
Dans l’urne de Corcyre avait puisé le moins;
Car Ulysse contait sans garants, sans témoins. |
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Nos miranda quidem, sed
nuper, consule Junio,
Gesta, super calidæ referemus mœnia Copti;
Nos vulgi scelus, et cunctis graviora cothurnis.
Nam scelus a Pyrrha quanquam omnia syrmata volvas,
Nullus apud tragicos populus facit. Accipe nostro
Dira quod exemplum feritas produxerit ævo. |
Moi, je vais dire un fait horrible, et
moins vulgaire:
Sous Junius consul il s’est passé naguère,
Près des murs de Coptos, qu’embrase le soleil.
C’est le crime d’un peuple, un crime sans pareil!
Car déroule, tout plein d’un effroi taciturne,
De Pyrrha jusqu’à nous les crimes du cothurne,
Sur la scène tragique on n’a pas récité
L’exécrable forfait de toute une cité.
Eh bien! écoute, et tremble!... Apprends ce que des hommes
Ont fait de monstrueux dans le siècle mi nous sommes!
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Inter finitimos vetus atque antiqua
simultas,
Immortale odium, et nunquam amabile vulnus
Ardet adhuc
Coptos et Tentyra. Summus utrinque
Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit uterque locus, quum solos credat habendos
Esse deos, quos ipse colit. Sed, tempore festo
Alterius populi, rapienda occasio cunctis
Visa inimicorum primoribus ac ducibus, ne
Lætum hilaremque diem, ne magnæ gaudia cœnæ
Sentirent, positis ad templa et compi ta mensis,
Pervigilique toro, quein nocte ac luce jaceatem
Septimus interdum sol invenit. Horrida sane
Ægyptus: sed luxuria, quantem ipse notavi,
Barbara famoso non cedit turba Canopo.
Adde quod et facilis victoria de madidis et
Blæsis, atque mero titubantibus. Indr virorum
Saltatus nigro tibicine, qualiacumque
Urguenta et flores, multæque in fronte coronæ
Hinc jejunum odium. Sed jurgia prima sonare
Incipiunt animis ardentibus hæc tuba rixæ:
Dein clamore pari concurritur, et vice teli
Sævit nuda manus. Paucæ sine vulnere malæ:
Vix cuiquam, aut nulli, toto certamine nasus
Integer. Aspiceres jam cuncta per agmina vultus
Dimidios, alias facies, et hiantia ruptis
Ossa genis, plenos oculorum sanguine pugnos.
Ludere se credunt ipsi tamen, et pueriles
Exercere acies, quod nulla cadavera calcent.
Et sane quo tot rixantis millia turbæ,
Si vivunt omnes? Ergo acrior impetus, et jam
Saxa inclinatis per humum quæsita lacertis
Incipiunt torquere, domestica seditioni
Tela; nec hunc lapidem,
quales et Turnus et Ajax,
Vel quo Tydides percussit pondere coxam
Æneæ sed quem valeant emittere dextræ
Illis dissimiles et nostro tempore natæ.
Nam genus hoc vivo jam decrescebat Homero.
Terra malos homines nunc educat atque pusillos;
Ergo deus quicumque aspexit, ridet et odit. |
Entre deux villes, — c’est Coptos et
Tentyra,
Aujourd’hui brûle encore et toujours brûlera
Une haine vivace, immortelle blessure
Dont rien ne peut guérir la profonde morsure.
Ces peuples sont voisins, et chaque nation
A le culte de l’autre en exécration,
Ne voulant pour tous dieux que les dieux qu’elle adore.
De là cette fureur sombre qui les dévore! —
Tentyra célébrait une fête en ses murs:
Les nobles de Coptos, dont les projets sont mûrs,
Dans ces Jours de banquets, et d’ivresse et de joie,
Fondent sur leurs rivaux, comme sur une proie,
Tandis que, sur des lits dressés aux carrefours,
Le septième soleil les voit ivres et lourds.
L’Égypte est fort sauvage encor; la chose est sûre;
Mais, je l’ai remarqué, certes, pour la luxure
Ce barbare canton, obscène au dernier point,
Vaut l’infâme Canope, et ne lui cède point.
Ajoute que partout la victoire est facile
Sur un peuple aviné, chancelant, imbécile...
D’un côté la folie, et ses cris furibonds,
Sous la flûte d’un Maure et la danse et les bonds,
Couronnes, fleurs, parfums, chevelure embaumée;
Mais de l’autre, la haine à jeun, pâle, affamée!
Les injures d’abord, échauffant le débat,
Ainsi qu’une trompette ont sonné le combat.
On s’attaque, on se mêle, un même cri s’élève,
Et le bras nu sévit à la place du glaive!
Et déjà tu vernis mâchoires en débris,
Peu de nez sans blessure, et visages meurtris,
Des os rompus, béants, et qui percent la joue,
Des yeux crevés, des poings noirs de sang et de boue!
Mais ce combat leur semble un vain amusement,
Car ils ne foulent pas de cadavre fumant!
Et pourquoi cette rixe ardente, échevelée,
S’il n’en périt aucun dans la vaste mêlée?
L’acharnement redouble, et les bras irrités
Cherchent, lancent la pierre, arme des révoltés:
Non pas de ces grands blocs, larges pans de murailles,
Comme en lançaient Turnus, Ajax, dans les batailles;
Ou comme le rocher dont ce mortel ancien,
Diomède, frappa la cuisse du Troyen;
Mais comme en peut jeter un bras certes bien autre,
Un bras fait de nos jours, un bras tel que le nôtre.
Sous Homère déjà l’homme dégénérait:
La terre, maintenant, porte comme à regret
Des êtres vils, chétifs... Aussi l’espèce humaine
Fait sourire les dieux de mépris et de haine! |
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A diverticulo repetatur
fabula. Postquam
Subsidiis aucti, pars altera promere ferrum
Audet, et infestis pugnam instaurare sagittis;
Terga fugæ celeri præstantibus omnibus, instant
Qui vicina colunt umbrosæ Tentyra palmæ.
Labitur hinc quidam, nimia formidine cursum
Præcipitans, capiturque; ast illum in plurima sectum
Frusta et particules, ut mortis mortuus unus
Sufficeret, totum corrosis ossibus edit
Victrix turba; nec ardenti decoxit aheno,
Aut verubus: longum usque adeo tardumqne putavit
Exspectare focos, contenta cadavere crudo.
Hinc gaudere libet, quod non violaverit ignem
Quem summa cœli raptum de parte Prometheus
Donavit terris. Elemento gratulor, et te
Exsultare reor; sed qui mordere cadaver
Sustinuit, nil unquam hac carne libentius edit.
Nam scelere in tanto ne quæras et dubites an
Prima voluptatem gula senserit; ultimus autem
Qui stetit, absumpto jam toto corpore, ductis
Per terram digitis, aliquid de sanguine gustat. |
Mais achevons. Bientôt, plus hardis et
plus forts,
Les vaincus d’un instant reçoivent des renforts:
Le peuple Tentyrite alors brandit le glaive;
De flèches et de traits un nuage s’élève.
Les Coputes ont fui : l’assaillant plus nombreux
Les poursuit, acharné, sous les palmiers ombreux.
Un fuyard, qui se hâte avec trop d’épouvante,
Glisse, et tombe; on le prend : sa chair toute vivante
Est coupée en morceaux, afin que, sans retard,
Chacun dans cette foule en puisse avoir sa part.
Et l’on ronge ses os, tout entier on le mange!
Ils n’attendent pas même, en leur furie étrange,
Que l’airain bouillonnant, que la broche ait paru;
Et, contents d’un cadavre, ils le dérorent cru!
Encore est-ce un bonheur que cette horde immonde
N’ait pas souillé le feu, don sacré fait au monde,
Le feu que Prométhée au ciel même a ravi...
Gloire à toi! Pour ce crime, oh! tu n’as point servi,
Noble et saint élément! Ceux qui purent, en somme,
Mordre sans épouvante au cadavre d’un homme,
Quel délice pour eux !... Car ne demande pas
Si Je premier lambeau de ce hideux repas
Dut les faire jouir de voluptés atroces:
La dernière qui vint de ces bêtes féroces
Trouvant le corps mangé, d’un ongle frémissant
Gratta le sol humide, afin d’avoir du sang! |
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Vascones, ut fama est, alimentis
talibus usi
Produxere animas: sed res diversa, sed illic
Fortunæ invidia est, bellorumque ultima, casus
Extremi, longæ dira obsidionis egestas.
Hujus enim, quod nunc agitur, miserabile debet
Exemplum esse cibi. Sicut modo dicta mihi gens
Post omnes herbas, post cuncta animalia, quidquid
Cogebat vacui ventris furor, hostibus ipsis
Pallorem ac maciem ac tenues miserantibus artus,
Membra aliena fame lacerebant, esse parati
Et sua. Quisnam hominum veniam dare, quisve deorum
Urbibus abnuerit dira atque immania pessis,
Et quibus illorum poterant ignoscere manes
Quorum corporibus vescebantur? Melius nos
Zenonis præcepta monent: nec enim
omnia, quædam
Pro vita facienda putat. Sed Cantaber unde
Stoicus, antiqui præsertim ætate Metelli?
Nunc totus Graias nostrasque habet orbis Athenas.
Gaula causidicos docuit facunda Britannos;
De conducendo loquitur jam rhetore
Thule. |
On dit que Les Gascons, dans un siège
terrible,
Prolongèrent leur vie avec ce mets horrible;
Mais quelle différence! Une guerre sans fin,
La fortune jalouse, et l’angoisse, et la faim!
Que leur exemple est triste, et lamentable, et sombre!
Malheureux! c’est après des tortures sans nombre,
Et plantes et troupeaux, quand tout fut consommé,
Quand leur ventre cria furieux, affamé,
C’est alors qu’on les vit, spectres haves et blêmes,
Épouvante et pitié de leurs ennemis mêmes,
Se partager la chair et les membres des morts:
Chacun d’eux était prêt à manger de son corps!
Des hommes et des dieux qui donc ne ferait grâce
A ce peuple héroïque, en sa noire disgrâce P
Nation misérable, à qui pardonneraient
Les mânes éplorés de ceux qu’ils dévoraient!...
Maintenant de Zénon la doctrine est suivie:
Il ne permet pas tout pour conserver sa vie.
Un Cantabre ignorant pouvait-il, au surplus,
Être stoïcien, du temps de Métellus
Mais Athènes la Grecque, Athènes la Romaine,
D’un bout du monde à l’autre aujourd’hui se promène.
La Gaule aux durs Bretons fournit des orateurs;
Et l’on parle à Thulé de gager des rhéteurs. |
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Nobilis ille tamen pontus quem
diximus, et par
Virtute atque fide, sed major clade Saguntus
Tale quid excusat. Mæotide sævior ara
Ægyptus : quippe illa nefandi Taurica sacri
Inventrix, homines, (ut jam quæ carmina tradunt
Digna fide credas) tantum immolat; ulterius nil
Aut gravius cultro timet hostia. Quis modo casus
Impulit hos? quæ tanta fames infestaque vallo
Arma cœgerunt tam detestabile monstrum
Audere? Anne aliam, terra Memphitide sicca,
Invidiam facerent nolenti surgere Nilo?
Qua nec terribiles Cimbri, nec Britones unquam
Sauromatæque truces, aut immanes
Agathyrsi,
Hac sævit rabie imbelle et inutile vulgus,
Parvula fictilibus solitum dare
vela phaselis,
Et brevibus pictæ remis incumbere testæ. |
Ce peuple généreux que la fortune
outrage,
Et le fier Sagontin, son égal en courage,
Plus illustre en malheurs, on les plaint tous les deux.
Mais l’Égypte a des fils plus cruels, plus hideux
Que les sombres enfants des Palus-Méotides!
Le Scythe égorge l’homme à ses autels fétides;
Si la tradition n’a point d’écho menteur,
Du sacrifice humain le Scythe est l’inventeur;
Mais sous le noir couteau quand la victime expire,
Elle n’a rien à craindre ensuite, rien de pire!
Quel siège, quel revers, quel affreux déniment
Les ont forcés d’agir si monstrueusement P
Qu’auraient-ils fait de plus si le Nil en révolte
N’eût pas couvert Memphis, aride et sans récolte?
Ce que n’osa jamais le farouche Teuton,
L’Agathyrse implacable, et Sarmate et Breton,
Un vil peuple l’a fait, misérable et fragile
Comme ses canots peints et ses barques d’argile:
Peuple lâche, qui pèse avec des bras chétifs
Sur un frêle aviron, en de frêles esquifs! |
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Nec pœnam sceleri inventes, nec digna
parabis
Supplicia his populis, in quorum mente pares sunt
Et similes ira atque fames. Mollissima corda
Humano generi dare se natura fatetur,
Quæ lacrymas dedit : hæc nostri pars optima sensus.
Plorare ergo jubet causam dicentis amici
Squatoremque rei, pupillum ad jura vocantem
Circumscriptorem, cujus manantia fletu
Ora puellares faciunt incerta capilli.
Naturæ temperio gemimus, quum funus adultæ
Virginis occurrit, vel terra clauditur infans,
Et minor igne rogi. Quis enim
bonus, et
face dignus
Arcana, qualem Cereris vult esse sacerdos,
Ulla aliena sibi credat mala? Separat hoc nos
A grege mutorum : atque ideo venerabile soli
Sortiti ingenium, divinorumque capaces,
Atque exercendis capiendisque artibus apti,
Sensum a cœlesti demissum traximus arce,
Cujus egent prona et terram spectantia. Mundi
Principio induisit communis conditor illis
Tantum animas, nobis animum quoque; mutuus ut nos
Affectus petere auxilium et præstare juberet,
Dispersos trahere in populum, migrare vetusto
De nemore et proavis habitatas linquere sylvas
Ædifiare domos, laribus conjungere nostris
Tectum aliud, tutos vicino limine somnos
Ut collata daret fiducia; protegere armis
Lapsum, aut ingenti nutantem vulnere civem,
Communi dare signa tuba, defendier isdem
Turribus, atque una portarum clave teneri. |
On ne trouverait pas dans le fer, dans
la flamme,
D’assez rudes tourments pour cette horde infime
Que la colère pousse aux crimes de la faim.
La Nature a fait tendre et bon le cœur humain,
Puisqu’elle nous donna les pleurs: don plein de charmes!
C’est la meilleure part de nous-mêmes, les larmes!
La Nature commande à nos pleurs de couler,
Lorsqu’un ami trop faible, et qu’on veut immoler,
Revêt du suppliant la tunique sordide;
Quand se plaint d’un tuteur le pupille candide,
Au visage éploré, que la grâce défend,
Si beau, qu’on doute encor du sexe de l’enfant!
Elle fait gémir l’homme au fond de ses entrailles,
Quand d’une vierge adulte il voit les funérailles,
Ou lorsque dans la terre il regarde coucher
L’enfant, trop jeune encor pour les feux du bûcher. —
Et quel homme de bien, digne que la prêtresse
Le chargeât du flambeau de la bonne déesse,
Pourrait croire, insensible aux misères d’autrui,
Une seule douleur étrangère pour lui?
La pitié! la pitié — des brutes nous sépare:
Voilà pourquoi tout seuls la nature nous pare
D’un génie éthéré qui monte jusqu’aux dieux,
Noble inventeur des arts, sublime et radieux,
Souffle immortel qui manque à la tourbe grossière
De ces muets courbés, regardant la poussière!
Le Créateur donna la vie aux animaux,
Mais à nous l’âme encore !... afin que, dans nos maux,
Un attrait mutuel, charme de l’existence,
Fît chercher tour à tour et prêter assistance;
En peuple réunît les hommes dispersés,
Et, des bois paternels les ayant repoussés,
Leur apprît à bâtir des maisons qu’on rassemble,
A joindre prudemment leurs pénates ensemble,
Pour qu’ils pussent, voisins, l’un sur l’autre appuyés,
Goûter un doux sommeil dans leurs calmes foyers;
Tendre au concitoyen frappé d’une blessure,
Au malheureux qui tombe, une main forte et sûre;
Voler sous la trompette aux mêmes étendards,
Se défendre, enfermés dans les mêmes remparts! |
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Sed jam serpentum major concordia :
parcit
Cognatis maculis similis fera. Quando leoni
Fortior eripuit vitam leo? Quo nemore unquam
Exspiravit aper majoris dentibus apri?
Indica tigris agit rabida cum tigride paceni
Perpetuam : sævis inter se convenit ursis.
Ast homini ferrum letale incude nefanda
Procudisse parum est; quum rastra et sarcula tantum
Assueti coquere, et, marris ac vomere lassi,
Nescierint primi gladios excudere fabri.
Adspicimus populos, quorum non sufficit iræ
Occidisse aliquem; sed pectora, brachia, vultum
Crediderint genus esse cibi. Quid diceret ergo,
Vel quo non fugeret, si nunc hæc monstra videret
Pythagoras, cunctis animalibus abstinuit qui
Tanquam homine, et ventri indulsit
non omne legumen?
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Les serpents aujourd’hui s’accordent
mieux que l’homme;
Moins féroce que nous, la brute épargne, en somme,
Et reconnaît la brute... Est-ce qu’un lion mord
Et déchire un lion pour lui donner la mort?
Entre les sangliers, dans leur sauvage empire,
Voit-on sous 1€ plus fort que le plus faible expire?
Parmi les ours cruels, au fond des bois épais,
Parmi les tigres, règne une éternelle paix.
Mais c’était peu de tordre, au brasier de la forge,
Sur l’homicide enclume un fer qui nous égorge,
Quand les premiers Vulcains, sous leurs grossiers marteaux,
Ne savaient façonner que bêches et râteaux:
Il est un peuple encor, dans le Siècle où nous sommes,
A qui ne suffit pas de massacrer des hommes,
Et qui, rongeant les pieds, les bras, le cœur fumant,
‘rmuve dans les corps morts un genre d’aliment !...
Où fuirait Pythagore, à ce noir phénomène?
Lui qui s’abstint toujours, comme de chair humaine,
De tous les animaux; ce Pythagore enfin
Qui ne permit jamais tout légume à sa faim! |
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FINIS JUVENALIS SATIRARUM
|
FIN DES SATIRES DE JUVENAL
|
NOTES DE LA
SATIRE XV.
V. 2.
Crocodilon adorat,
etc. — Outre le
crocodile, les animaux et les légumes dont parle Juvénal dans cette satire, les
Égyptiens adoraient encore les faucons, les hippopotames, les boucs, les
taureaux et les vaches. Plutarque,
de Iside et Osiride,
ne troue point ce culte
déraisonnable; il le regarde comme symbolique, et fondé sur des motifs utiles.
Cicéron dit aussi.
De natura deorum,
liv. I, que les Egyptiens n’avaient consacré aucun animal qu’en vertu de
l’utilité qu’on en retirait.
V. 3.
Ibin.
—L’ibis, au rapport d’Hérodote, est un oiseau d’Égypte, blanc ou noir, et qui
ressemble beaucoup à la cigogne.
V. 5.
Memnone,
etc.
— Les anciens
croyaient que la statue de Memnon, placée dans le temple de Sérapis, saluait
tous les matins le soleil à son lever. Strabon raconte qu’un tremblement de
terre renversa la moitié de cette statue. Mais Pausanias dit qu’elle fut brisée
par l’ordre de Cambyse. Elle existe encore aujourd’hui, telle que l’ont vue tous
les anciens qui en ont parlé, c’est-à-dire tronquée.
Il y avait,
pense-t-on, dans l’intérieur de cette statue, des cordes d’instruments qu’un
mécanisme invisible faisait vibrer au lever du soleil.
V. 6.
Vetus Thebe,
etc.
— Thèbes, capitale
de la Thébaïde, province de la haute Egypte. Elle avait cent portes.
V. 20.
Cyaneas.
—
Les Cyanées sont deux rochers situés à l’entrée du Pont-Euxin, et très
rapprochés l’un de l’autre.
V. 35.
Coptos et Tentyra.
-— Aujourd’hui Keft
et
Denderah.
V. 65.
Quales et Turnus et Ajax,
etc.
— Allusion
satirique à ce qu’Homère et Virgile racontent de la force prodigieuse de
leurs héros. (Voyez l’Iliade, liv. V, et l’Enéide, liv.
XII.)
V. 93.
Vascones, etc.
—Il est question des habitants de Calagurris, maintenant Calahorra, ville de
l’Espagne tarragonaise. Assiégés par Pompée et Métellus, et dénués de tout, « uxores
suas natosque ad usum nefariae dapis verterunt.
» (Valère Maxime, liv. VII, chap. vi.)
V. 107.
Zenonis.—
Zénon, disciple de Cratès et fondateur du stoïcisme, qu’il emprunta de l’école
cynique.
V. 112.
Thule.
—
Suivant les conjectures de d’Anville, l’ancienne Thulé, qu’on a eu tort de
confondre avec l’Islande, ne peut être que les îles de Shetland.
V. 125.
Agathyrsi.
—Les Agathyrses, peuple de la Sarmatie d’Europe.
V. 127.
Parvula fictilibus,
etc.
— Ces canots
étaient faits, selon Strabon, avec les coquillages ou la terre cuite dont les
Egyptiens de l’île de Delta se servaient pour naviguer.
V. 140.
Et menor igne rogi.
—
Pline, liv. VII, chap. xvi, dit qu’il n’est pas d’usage de porter sur le bûcher les
enfants à qui il n’a pas encore percé de dents.
Même vers.
Face dignus,
etc.—
La prêtresse
choisissait, parmi les gens de bien, celui qui devait porter la torche sainte
dans les mystères. Cette fonction était non seulement importante, mais encore
des plus honorables.
V. 174.
Non omne
legumen.
— Juvénal,
en prétendant que Pythagore ne se permettait pas toute sorte de légumes, désigne
évidemment la fève, dont s’abstenait le philosophe de Samos, parce que, suivant
un préjugé vulgaire, les âmes des morts passaient dans ce légume. Mais il est
certain que les scrupules de Pythagore n’allaient point jusque-là.
|