JUVÉNAL
SATIRE XV
SATURA XV / SATIRE XV.
(Traduction de
L. V. Raoul, 1812)
SATURA XV.
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SATIRE XV.
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Quis nescit, Volesi
Bithynice, qualia demens
Ægyptus portenta
colat? Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus
ibin.
Effigies sacri nitet aurea cercopitheci,
Dimidio magicæ resonant ubi
Memnone chordæ,
Atque vetus Thebe centum jacet obruta portis.
Illic
æluros, hic piacem
fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur, nemo Dianam.
Porrum et cepe nefas violare et frangere morsu.
O sanctas gentes, quibus hæc nascuntur in hortis
Numina! Lanatis animalibus abstinet omnis
Mensa: nefas illic fetum jugulare capellæ;
Carnibus humanis vesci licet. Attonito quum
Tale super cœnam facinus narraret Ulysses
Alcinoo, bilem aut risum fortasse quibusdam
Moverat, ut mendax aretalogus. In mare nemo
Hunc abicit, sæva dignum veraque Charybdi,
Fingentem immanes Læstrygonas atque Cyclopes?
Nam citius Scyllam, vel concurrentia saxa
Cyanes, plenos et
tempestatibus utres
Crediderim, aut tenui percussum verbere Circes,
Et cum remigibus grunisse Elpenora porcis.
Tam vacui capitis populum Phæaca putavit?
Sic aliquis merito nondum ebrius, et minimum qui
De Corcyæa temetum duxerat urna:
Solus enim hoc Ithacus nullo sub teste canebat.
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On sait, Volusius, à quels
dieux ridicules
L’habitant de l’Égypte offre ses vœux crédules.
Là, devant un ibis de serpents engraissé,
Se prosterne en tremblant un vulgaire insensé;
Ici fume l’encens aux pieds d’un crocodile;
Plus loin, sur Thèbes en cendre, une foule imbécile,
Aux lieux où de Memnon l’airain frémit encor,
D’un œil respectueux contemple un singe d’or.
Ils honorent le chat, le poisson des rivières;
Le chien est adoré par des cités entières,
Diane par personne! et non moins vénérés,
Leurs poireaux, leurs oignons à leurs yeux sont sacrés;
Y porter de la dent la plus légère atteinte,
Serait un sacrilège. O la nation sainte
A qui dans ses jardins il naît de pareils dieux!
Ils n’égorgeront pas, ces peuples odieux,
La chèvre ou l’animal qui nous donne sa laine;
Mais ils se permettront des mets de chair humaine.
Quand chez Alcinous, d’étonnement frappé,
D’un crime de ce genre, à la fin du soupé,
Ulysse entretenait les vieillards de Corcyre,
Quelqu’un dut s’en fâcher, on du moins en put rire.
Quoi! nous n’oserons pas dans les gouffres
profonds,
Avec son Polyphème et tous ses Lestrygons,
Envoyer ce hâbleur, digne d’un tel supplice,
Et qu’en effet Charybde en ses flancs l’engloutisse?
Nous croit-il à ce point dépourvus de bon sens?
Passe pour sa Scylla, ses monstres mugissants,
Ses rochers dans les airs se heurtant sur sa tête,
Ses outres renfermant la foudre et la tempête,
Son Elpénor grognant avec ses matelots
Qu’un coup de sa baguette a changés en pourceaux.
Ainsi dut s’exprimer quelque habitant de l’île,
Dont le vin n’avait pas encore aigri la bile;
Car ces faits merveilleux rapportés de si loin,
Ulysse n’en pouvait citer aucun témoin.
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Nos miranda
quidem, sed nuper, consule Junio,
Gesta, super calidæ referemus mœnia Copti;
Nos vulgi scelus, et cunctis graviora cothurnis.
Nam scelus a Pyrrha quanquam omnia syrmata volvas,
Nullus apud tragicos populus facit. Accipe nostro
Dira quod exemplum feritas produxerit ævo.
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Pour moi, je vais conter
un crime épouvantable,
Un crime sans exemple et pourtant véritable:
Le fait, sous Junius, arriva dans Coptos;
C’est le crime d’un peuple; et des plus noirs complots
Qu’ait jamais inventés la sombre Melpomène,
Aucun n’est comparable à cette horrible scène.
Quand vit-on en effet, depuis Deucalion,
Un forfait accompli par une nation?
Ecoutez donc ce trait de vengeance et de rage,
Ce trait dont la fureur n’appartient qu’à notre âge.
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Inter finitimos vetus
atque antiqua simultas,
Immortale odium, et nunquam amabile vulnus
Ardet adhuc Ombos et
Tentyra. Summus
utrinque
Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit uterque locus, quum solos credat habendos
Esse deos, quos ipse colit. Sed, tempore festo
Alterius populi, rapienda occasio cunctis
Visa inimicorum primoribus ac ducibus, ne
Lætum hilaremque diem, ne magnæ gaudia cœnæ
Sentirent, positis ad templa et compi ta mensis,
Pervigilique toro, quein nocte ac luce jaceatem
Septimus interdum sol invenit. Horrida sane
Ægyptus: sed luxuria, quantem ipse notavi,
Barbara famoso non cedit turba Canopo.
Adde quod et facilis victoria de madidis et
Blæsis, atque mero titubantibus. Indr virorum
Saltatus nigro tibicine, qualiacumque
Urguenta et flores, multæque in fronte coronæ
Hinc jejunum odium. Sed jurgia prima sonare
Incipiunt animis ardentibus hæc tuba rixæ:
Dein clamore pari concurritur, et vice teli
Sævit nuda manus. Paucæ sine vulnere malæ:
Vix cuiquam, aut nulli, toto certamine nasus
Integer. Aspiceres jam cuncta per agmina vultus
Dimidios, alias facies, et hiantia ruptis
Ossa genis, plenos oculorum sanguine pugnos.
Ludere se credunt ipsi tamen, et pueriles
Exercere acies, quod nulla cadavera calcent.
Et sane quo tot rixantis millia turbæ,
Si vivunt omnes? Ergo acrior impetus, et jam
Saxa inclinatis per humum quæsita lacertis
Incipiunt torquere, domestica seditioni
Tela; nec hunc lapidem, quales et Turnus et Ajax,
Vel quo Tydides percussit pondere coxam
Æneæ sed quem valeant emittere dextræ
Illis dissimiles et nostro tempore natæ.
Nam genus hoc vivo jam decrescebat Homero.
Terra malos homines nunc educat atque pusillos;
Ergo deus quicumque aspexit, ridet et odit.
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Entre les deux cités de
Tentyre et d’Ombos,
Autrefois la discorde alluma ses flambeaux;
Et depuis, une haine endurcie, implacable
A formé dans leur cœur un ulcère incurable.
De ces peuples rivaux le culte est différent,
Et chacun dans son zèle aveugle, intolérant,
Rendant à son voisin insulte pour insulte,
Croit qu’il n’est dû d’encens qu’aux objets de son
culte.
Tel est de leur fureur le principe cruel.
Un jour que, préparant un banquet solennel,
Dans les temples sacrés, sur les places publiques,
Tentyre rassemblait ses tribus fanatiques,
Tout à coup dans Ombos on conçoit le dessein
De venir les troubler au milieu du festin,
Longue et bruyante orgie où la septième aurore,
A table quelquefois les retrouvait encore.
Sans doute ce canton n’est point civilisé;
Mais si mes propres yeux ne m’ont point abusé,
En fait d’impurs plaisirs et de débauche extrême,
Il ne le cède pas à Canope elle-même.
Ajoutez que surpris, ivres et chancelants,
Tout secondait contre eux l’effort des assaillants.
Là, sans songer à rien, une foule en cadence,
Autour d’un noir flutteur, formant des chœurs de danse,
Des tables, des parfums, des guirlandes de fleurs:
Ici la haine à jeun méditant ses fureurs.
Des deux côtés d’abord, on s’échauffe, on s’outrage:
C’est, faute de clairon, le signal du carnage.
La main tient lieu de traits ; on se frappe à grands
cris.
Tous les nez, tous les fronts sont cassés ou meurtris.
On ne voit plus partout que cervelle entamée,
Oreilles en lambeaux, mâchoire désarmée;
Jeux d’enfants toutefois, ridicules débats!
Si personne ne meurt, à quoi bon ces combats?
De la sédition armes plus familières,
Enfin de toutes parts volent, sifflent les pierres;
Non point ces lourds rochers qu’aux jours de nos aïeux,
Se lançaient des héros, nobles enfants des dieux,
Un Turnus, un Ajax, et le fier Diomède,
Lorsque Enée appelait tout le camp à son aide.
Les pierres dont ce peuple emprunte le secours,
Sont telles qu’il les faut à des bras do nos jours.
La race des mortels décroît et dégénère.
Elle s’affaiblissait déjà, du temps d’Homère,
Et la terre, aujourd’hui, de ses flancs énervés
Ne produit que des nains frêles et dépravés.
Aussi, lorsque du haut de la voûte céleste,
Un dieu les voit aux mains, il rit et les déteste.
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A diverticulo
repetatur fabula. Postquam
Subsidiis aucti, pars altera promere ferrum
Audet, et infestis pugnam instaurare sagittis;
Terga fugæ celeri præstantibus omnibus, instant
Qui vicina colunt umbrosæ Tentyra palmæ.
Labitur hinc quidam, nimia formidine cursum
Præcipitans, capiturque; ast illum in plurima sectum
Frusta et particules, ut mortis mortuus unus
Sufficeret, totum corrosis ossibus edit
Victrix turba; nec ardenti decoxit aheno,
Aut verubus: longum usque adeo tardumqne putavit
Exspectare focos, contenta cadavere crudo.
Hinc gaudere libet, quod non violaverit ignem
Quem summa cœli raptum de parte Prometheus
Donavit terris. Elemento gratulor, et te
Exsultare reor; sed qui mordere cadaver
Sustinuit, nil unquam hac carne libentius edit.
Nam scelere in tanto ne quæras et dubites an
Prima voluptatem gula senserit; ultimus autem
Qui stetit, absumpto jam toto corpore, ductis
Per terram digitis, aliquid de sanguine gustat.
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Mais revenons aux faits:
tremblant, vaincu d’abord,
Le peuple de Tentyre a reçu du renfort.
Du glaive et de la flèche il s’arme avec audace,
Et le combat reprend une nouvelle face.
Bientôt les agresseurs cèdent de tout côté;
Et tandis qu’à grands pas, l’un d’eux épouvanté,
Au milieu des fuyards, court et se précipite,
Il tombe. On se saisit du malheureux Ombite;
Avide de ronger, de dévorer ses os,
On l’entoure, on l’égorge, on le coupe en morceaux.
L’airain tarderait trop à leur faim haletante,
Et d’un cadavre crû la troupe se contente.
Du moins le feu sacré qu’à la voûte des cieux
Déroba de Japet le fils audacieux,
Ce principe immortel dont il forma notre âme,
Ne fut point profané par cette horde infâme.
Ah! je l’en félicite, et ce bonheur, je crois,
Volusius le sent, le partage avec moi.
Ne me demandez pas si le tigre farouche
Qui porta le premier ces lambeaux à sa bouche,
Trouva quelque plaisir à ce repas affreux;
Jamais il ne goûta rien de plus savoureux;
Et celui qui, trompé dans sa barbare joie,
Ne put avoir sa part de l’exécrable proie,
S’attachant au gazon et du doigt le pressant,
En exprima du moins quelques gouttes de sang.
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Vascones,
ut fama est, alimentis talibus usi
Produxere animas: sed res diversa, sed illic
Fortunæ invidia est, bellorumque ultima, casus
Extremi, longæ dira obsidionis egestas.
Hujus enim, quod nunc agitur, miserabile debet
Exemplum esse cibi. Sicut modo dicta mihi gens
Post omnes herbas, post cuncta animalia, quidquid
Cogebat vacui ventris furor, hostibus ipsis
Pallorem ac maciem ac tenues miserantibus artus,
Membra aliena fame lacerebant, esse parati
Et sua. Quisnam hominum veniam dare, quisve deorum
Urbibus abnuerit dira atque immania pessis,
Et quibus illorum poterant ignoscere manes
Quorum corporibus vescebantur? Melius nos
Zenonis præcepta monent: nec enim omnia, quædam
Pro vita facienda putat. Sed Cantaber unde
Stoicus, antiqui præsertim ætate Metelli?
Nunc totus Graias nostrasque habet orbis Athenas.
Gaula causidicos docuit facunda Britannos;
De conducendo loquitur jam rhetore Thule.
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Les Vascons, direz-vous,
pour prolonger leur vie,
Jadis ont eu recours à ce festin impie?
Oui, sans doute, ils l’ont fait; mais la haine du sort,
Mais l’horreur de céder dans une guerre à mort,
Mais les derniers malheurs d’un siège impitoyable
Semblaient justifier ce repas effroyable.
Ils avaient englouti les herbes, les troupeaux,
Et jusqu’aux ossements des plus vils animaux.
Fantômes décharnés, errant sur leurs murailles,
La rage de la faim dévorait leurs entrailles:
Elle seule poussait leurs bras désespérés:
Et, s’ils se sont nourris de ces mets abhorrés,
Ce n’est que dans l’instant où, sourds à la nature,
Leur propre chair allait leur servir de pâture.
L’assiégeant attendri leur accorda des pleurs.
Et quel homme, quel dieu n’eût gémi des malheurs
D’un peuple que peut-être, en ces moments extrêmes,
Ceux dont il but le sang, excusèrent eux-mêmes?
De Zénon, il est vrai, la sévère raison
Nous donne une meilleure et plus haute leçon;
Si l’on peut à la mort tenter de se soustraire,
L’homme, pour l’éviter, n’a pas droit de tout faire;
Mais ces dogmes, au temps de l’ancien Métellus,
Un barbare, un Cantabre, où les aurait-il lus?
Maintenant la sagesse a des lois plus humaines;
Partout brillent les mœurs et de Rome et d’Athènes;
La Gaule a des Bretons fait un peuple orateur,
Et l’on parle à Thulé d’y gager un rhéteur!
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Nobilis ille tamen pontus
quem diximus, et par
Virtute atque fide, sed major clade Saguntus
Tale quid excusat.
Mæotide sævior ara
Ægyptus : quippe illa nefandi Taurica sacri
Inventrix, homines, (ut jam quæ carmina tradunt
Digna fide credas) tantum immolat; ulterius nil
Aut gravius cultro timet hostia. Quis modo casus
Impulit hos? quæ tanta fames infestaque vallo
Arma cœgerunt tam detestabile monstrum
Audere? Anne aliam, terra Memphitide sicca,
Invidiam facerent nolenti surgere Nilo?
Qua nec terribiles Cimbri, nec Britones unquam
Sauromatæque truces, aut immanes Agathyrsi,
Hac sævit rabie imbelle et inutile vulgus,
Parvula fictilibus solitum dare vela phaselis,
Et brevibus pictæ remis incumbere testæ.
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Ces généreux Vascons, et
le peuple indomptable
Qui, victime d’un siège encor plus lamentable,
S’immola dans Sagonte à la fidélité,
Ne cédèrent du moins qu’à la nécessité;
Mais de l’Egyptien la fureur homicide,
Surpassa les forfaits du Palus-Méotide.
Là, dit-on, quand Diane, aux pieds de son autel,
Voit plonger le poignard dans le sein d’un mortel,
Son prêtre, satisfait du sang de la victime,
Par d’autres cruautés n’ajoute point au crime.
Qui força donc Tentyre à cette atrocité?
Les menaces, l’aspect d’un vainqueur irrité?
La disette, la faim, les horreurs d’un long siège?
Qu’aurait osé de plus ce peuple sacrilège,
Si tout à coup le Nil, avare de ses flots,
A l’aride Memphis eût refusé ses eaux?
Ce que ne fit jamais, dans l’ardeur du carnage,
Le Cimbre, le Teuton, l’Agathyrse sauvage,
Une horde sans nom, rebut du genre humain,
Qui, pour toute industrie, une rame à la main,
Sait guider, sur son fleuve, une conque de terre,
Le vil Égyptien n’a pas craint de le faire!
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Nec pœnam sceleri
inventes, nec digna parabis
Supplicia his populis, in quorum mente pares sunt
Et similes ira atque fames. Mollissima corda
Humano generi dare se natura fatetur,
Quæ lacrymas dedit : hæc nostri pars optima sensus.
Plorare ergo jubet causam dicentis amici
Squatoremque rei, pupillum ad jura vocantem
Circumscriptorem, cujus manantia fletu
Ora puellares faciunt incerta capilli.
Naturæ temperio gemimus, quum funus adultæ
Virginis occurrit, vel terra clauditur infans,
Et minor
igne rogi. Quis enim
bonus, et face dignus
Arcana, qualem Cereris vult esse sacerdos,
Ulla aliena sibi credat mala? Separat hoc nos
A grege mutorum : atque ideo venerabile soli
Sortiti ingenium, divinorumque capaces,
Atque exercendis capiendisque artibus apti,
Sensum a cœlesti demissum traximus arce,
Cujus egent prona et terram spectantia. Mundi
Principio induisit communis conditor illis
Tantum animas, nobis animum quoque; mutuus ut nos
Affectus petere auxilium et præstare juberet,
Dispersos trahere in populum, migrare vetusto
De nemore et proavis habitatas linquere sylvas
Ædifiare domos, laribus conjungere nostris
Tectum aliud, tutos vicino limine somnos
Ut collata daret fiducia; protegere armis
Lapsum, aut ingenti nutantem vulnere civem,
Communi dare signa tuba, defendier isdem
Turribus, atque una portarum clave teneri.
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Quel supplice inventer, où
trouver un tourment
Capable d’expier l’affreux égarement
D’un peuple aux yeux de qui la soif de la vengeance,
Autant que la famine a droit à l’indulgence?
Le créateur pourtant, en nous donnant les pleurs,
Prouve qu’il a gravé la pitié dans nos cœurs.
Elle est du genre humain le plus beau caractère;
C’est elle qui nous fait gémir sur la misère,
Sur le deuil d’un ami plongé dans la douleur,
Quand, sous un vêtement conforme à son malheur,
Pour défendre sa cause, il parait en justice;
Ou que de son tuteur poursuivant l’avarice,
Un pupille encor vierge, et les cheveux épars,
Sur son sexe incertain attendrit nos regards.
Et lorsque nous voyons, d’un pas lent et tranquille,
S’avancer le convoi d’une fille nubile;
Lorsque avant d’être mûr pour le fatal bûcher,
Tendre fleur qu’en passant la mort vient de toucher,
Un fils est déposé dans le sein de la terre,
Si nous sommes émus d’un trouble involontaire,
Si des pleurs, malgré nous, s’échappent de nos yeux,
De la nature encor c’est l’ordre impérieux.
Quel homme irréprochable et digne que sans crainte,
Cérès entre ses mains remit la torche sainte,
Insensible à l’aspect des misères d’autrui,
Peut croire qu’il en est d’étrangères pour lui?
Entre la brute et nous s’il est quelque distance,
Tendre pitié, c’est toi qui fais la différence!
Oui, c’est pour obéir à ce doux sentiment,
Que nous avons du ciel reçu l’entendement,
Cet ineffable don qui rend l’homme capable
Et d’adresse aux dieux un culte raisonnable,
Et d’inventer les arts et de les cultiver.
Car jusqu’aux immortels lui seul peut s’élever;
Différent en cela de la brute grossière
Qui végète, le front courbé vers la poussière.
Celui par qui le monde est sorti du chaos,
Ne donna que la vie aux autres animaux.
Il nous donna de plus une âme intelligente,
Afin que, se prêtant une main indulgente,
Les faibles et les forts unis par la bonté,
Pussent former les nœuds de la société.
C’est alors qu’on les vit, moins grossiers que leurs
pères,
Déserter des forêts les sauvages repaires;
Se rassembler, s’unir sous l’empire des lois,
Se bâtir des maisons, et, rapprochant leurs toits,
Goûter plus sûrement, sous un commun asile,
Les paisibles douceurs d’un sommeil plus tranquille.
C’est alors qu’on les vit, les armes à la main,
Se porter au secours d’un ami, d’un voisin,
Combattre à ses côtés et panser ses blessures;
Ou vengeant en commun de communes injures,
Au bruit du même airain, près du même étendard,
Se défendre ou mourir sur le même rempart.
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Sed jam serpentum major
concordia : parcit
Cognatis maculis similis fera. Quando leoni
Fortior eripuit vitam leo? Quo nemore unquam
Exspiravit aper majoris dentibus apri?
Indica tigris agit rabida cum tigride paceni
Perpetuam : sævis inter se convenit ursis.
Ast homini ferrum letale incude nefanda
Procudisse parum est; quum rastra et sarcula tantum
Assueti coquere, et, marris ac vomere lassi,
Nescierint primi gladios excudere fabri.
Adspicimus populos, quorum non sufficit iræ
Occidisse aliquem; sed pectora, brachia, vultum
Crediderint genus esse cibi. Quid diceret ergo,
Vel quo non fugeret, si nunc hæc monstra videret
Pythagoras, cunctis animalibus abstinuit qui
Tanquam homine, et ventri indulsit non omne
legumen?
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Aujourd’hui les serpents
que leur instinct rassemble,
Moins féroces que nous, s’accordent mieux ensemble.
La bête en son espèce épargne au moins ses traits:
Près du tigre en fureur, le tigre habite en paix.
L’ours n’attaque point l’ours. Le sanglier sauvage
D’un autre sanglier n’éprouve point la rage:
Et le jeune lion, avec tranquillité,
Près d’un lion plus fort, repose en sûreté.
Hélas! c’était donc peu que l’homme sacrilège,
De ses arts contre lui tournât le privilège!
Qu’en instruments de mort il changeât les métaux!
Lorsque, pour façonner la bêche et les râteaux,
Les forges sans relâche autrefois occupées,
Ignoraient l’art fatal d’aiguiser les épées !
C’était peu qu’un mortel égorgeât un mortel !
Il fallait, pour combler ce délire cruel,
Qu’un peuple tout entier, dans sa haine implacable,
Dévorât par lambeaux la chair de son semblable!
Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas,
S’il voyait aujourd’hui de pareils attentats?
Lui qui, dans sa sublime et douce bienveillance,
De tous les animaux épargnant l’existence,
S’abstenait de leur sang comme du sang humain,
Et ne permettait pas tout légume à sa faim.
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NOTES DE
LA SATIRE XV.
(01)
Cicéron, qui blâme dans les Égyptiens la folie de leurs croyances et
de leurs cérémonies religieuses, remarque cependant qu’ils n’avaient
consacré aucun animal qu’en vertu de l’utilité qu’ils en retiraient.
(02)
L’ibis est un oiseau d’Égypte, blanc ou noir, comme le dit Hérodote,
et qui ressemble beaucoup à la cigogne. Le même auteur ajoute que
l’ibis délivre ce pays des serpents ailés qui viennent y fondre au
commencement du printemps, et que c’est la cause du culte qu’on lui
rend.
(03)
Les anciens croyaient que la statue de Memnon, qui était dans le
temple de Sérapis, saluait le soleil à son lever. Cette erreur
venait, dit-on, de ce que la statue étant creuse, la chaleur du
soleil échauffait l’air qu’elle contenait, et cet air, en sortant
par quelque issue, produisait un bruit que les prêtres
interprétaient à leur gré.
(04)
En lisant
cæruleos
au lieu de
œluros,
il n’est plus question de chats, mais de poissons de mer. On ne
trouve, à la vérité, nulle part, que les poissons aient été adorés
en Égypte, et les chats, au contraire, y étaient en grand honneur;
mais les manuscrits portent
cæruleos,
et il s’agit de savoir jusqu’à quel point il est permis d’altérer le
texte, pour le rendre plus conforme aux connaissances acquises.
(05)
Les Cyanées sont des rochers très- voisins l’un de l’autre, situés à
l’entrée du Pont-Euxin. Le voyageur qui les aperçoit de loin, croit
qu’ils s’entrechoquent, à cause du mouvement des vagues qui produit
cette illusion. C’est ce qu’exprime l’ancien nom
symplegades
que
l’on donnait à ces rochers.
(06)
Les Tentyrites, selon Strabon, étaient les seuls d’entre les
Égyptiens qui fissent la guerre aux crocodiles adorés du reste de la
nation. Plutarque, dans son traité d’Isis et d’Osiris, raconte une
guerre religieuse de cette espèce, survenue entre les habitants de
Cynopolis et de Lycopolis, c’est-à-dire, de la ville du Chien et de
la ville du Loup, et qui ne se termina que difficilement, même avec
l’intervention de la puissance romaine.
(07)
L’auteur confond ici les Gascons et les Cantabres, comme peuples
limitrophes et de la même origine. Les Cantabres étaient très
belliqueux, et défendirent longtemps leur liberté.
Cantaber sera domitus catena.
Horace.
(08)
La Chersonèse Taurique, aujourd’hui la Crimée, péninsule formée par
la mer Noire et la mer de Zabache, est célèbre par le culte de Diane
à qui ses prêtres immolaient tous les étrangers que le hasard ou que
la tempête jetait sur ces côtes.
(09)
La fonction de porter la torche aux fêtes de Cérès était importante
et honorable. Pausanias, dans ses Attiques, félicite une femme de ce
qu’elle avait vu son frère, son mari et son fils jouir de cet
honneur.
(10)
Quand Juvénal prétend que Pythagore ne se permettait pas de manger
toute sorte de légumes, il est évident qu’il désigne les fèves,
selon l’opinion d’Horace:
Faba Pythagor.
cognata.
Cependant Barthélemy, dans son Voyage du jeune Anacharsis,
ch. 75, réfute ce préjugé.
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