JUVÉNAL

 

SATIRE XIV

 

SATURA XIV / SATIRE XIV.

(Traduction de L. V. Raoul, 1812)

satire XIII - satire XV

 

autre traduction

 

 

 

 

SATURA XIV.

SATIRE XIV.

Plurima sunt, Fuscine, et fama digna sinistra,
Et nitidis maculam haesuram figentia rebus,
Quae monstrant ipsi pueris traduntque parentes.
Si damnosa senem juvat alea, ludit et heres
Bullatus, parvoque cadem movet arma fritillo.
(01)
Nec melius de se cuiquam sperare propinquo
Concedet juvenis, qui radere tubera terrae,
Boletum condire, et eodem jure natantes
Mergere ficedulas didicit, nebulone parente
Et cana monstrante gula. Quum septimus annus
Transierit puero, nondum omni dente renato,
Barbatos licet admoveas mille inde magistros,
Hinc totidem, cupiet lauto coenare paratu
Semper, et a magna non degenerare culina.
Mitem animum, et mores modicis erroribus aequos
Praecipit, atque animas servorum et corpora nostra
Materia constare putat paribusque elementis?
An saevire docet Rutilus, qui gaudet acerbo
Plagurum strepitu, et nullam Sirena flagellis
Comperat, Antiphates trepidi laris ac Polyphemus,
Tum felix, aliquis quoties tortore vocato
Uritur ardenti, propter duo lintes, ferro?
Quid suadet juveni laetus stridore catenae,
Quem mire afficiunt inscripta ergastula, carcer
Rusticus? Exspectus ut non sit adultera Largae
Filia, quae nunquam maternos dicere maechos
Tam cito, nec tanto poterit contexere cursu,
Ut non ter decies respiret? Conscia matri
Virgo fuit: ceras nunc, hac dictante, pusillas
Implet, et ad maechum dat eisdem, ferre cinaedis,
Sic natura jubet: velocius et citius nos
Corrumpunt vitiorum exempla domestica, magnis
Quum subeunt animes auctoribus. Unus et alter
Forsitan haec spernant juvenes, quibus arte benigna
Et meliore tuto fluxit praecordia Titan;
Sed reliques fugienda patrum vestigia ducant,
(02)
Et monstrata diu veteris trahit orbita culpae.

Des vices, Fuscinus, les plus dignes de blâme
Les plus faits pour ternir l’éclat d’une belle âme,
La plupart, contractés sous le toit paternel,
D’exemples imprudents sont le fruit criminel.
Un père est-il joueur? son fils, tout jeune encore,
Dans son petit cornet jette le dé sonore.
Celui qui, sous les yeux d’un maître à cheveux blancs,
Instruit à préparer des ragoûts succulents,
Sait joindre au bolétus la truffe et le bec-figue,
Un jour renchérira sur ce maître prodigue.
Donnez-lui cent mentors: avant qu’il ait sept ans,
Avant que sa gencive ait recouvré ses dents,
Il prétendra, fidèle à sa noble origine,
Ne point dégénérer d’une illustre cuisine.
Rutilus, la terreur de toute sa maison,
Cet autre Antiphatès, ce cruel Lestrigon
Dont l’oreille insensible aux accords des Sirènes,
Leur préfère le bruit des verges et des chaînes,
Heureux, quand de ses champs il parcourt les cachots,
Ou qu’il peut, à son aide appelant les bourreaux,
Pour punir le larcin de deux linges de table,
Marquer d’un fer brûlant le front d’un misérable,
Crois-tu que de son fils adoucissant les mœurs,
Il lui montre à souffrir de légères erreurs;
Qu’il lui fasse sentir que les mêmes atomes,
Esclaves et tyrans ont formé tous les hommes?
Et, témoin assidu de tant de cruauté,
Le jeune homme aura-t-il moins d’inhumanité?
Tu voudrais que Larga ne fût point adultère,
Elle qui sur-le-champ ne pourrait de sa mère,
Sans respirer dix fois, te nommer les amants!
Vierge, elle se prêtait à ses dérèglements:
Femme, a-t-elle à son tour une intrigue secrète?
C’est sa mère, aujourd’hui, qui lui sert d’interprète,
Et d’un chiffre galant le billet cacheté,
Par le même cynède à l’amant est porté.
Tel est l’ordre éternel de la nature humaine.
Des parents, malgré nous, l’ascendant nous entraîne;
Et plus l’exemple part d’un auteur révéré,
Plus du fatal poison l’effet est assuré.
Un ou deux jeunes gens dont le cœur moins ductile
Fut pétri par Titan d’une meilleure argile,
Peut-être, résistant à la séduction,
Sauront se garantir de la contagion,
Mais d’aveugles parents l’exemple trop funeste,
Dans l’ornière du vice entraînera le reste.

Abstineas igitur dammandis : hujus enim vel
Una potens ratio est, ne crimina nostra sequentur
Ex nobis geniti : quoniam dociles imitandis
(03)
Turpibus ac pravis omnes sumus; et Catilinam
Quocumque in populo videas, quocumque sub axe:
Sed nec Brutus erit, Bruti nec avunculus usquam.
Nil dictu foedum visuque haec limina tangat
Intra quae puer est. Procul hinc, procul inde puellae
Lenonum, et cantus pernoctantis parsasiti!
Maxima debetur puero reverentia. Si quid
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos;
Sed peccaturo obeistat tibi fillus infans.
Nam si quid dignum censoris fecerit ira
Quandoque, et similem tibi se non corpore tantum,
Nec vultu dederit, morum quoque filius, et qui
Omnia deterius tua per vestigia peccet,
Corripies nimirum, et castigabis acerbo
Clamore, ac post haec tabulas mutare parabis.
Unde tibi frontam libertatemque parentis,
Quum fadas pejora senex, vacuumque cerebro
Jampridem caput hoc ventosa cucurbita quaerat?
(04)

Abstiens-toi donc du mal, (quel motif plus sacré!)
Pour ne pas voir ton fils sur tes pas égaré;
Car aux leçons du mal l’homme en naissant docile,
De l’imitation suit la pente facile.
Il n’est pas de pays qui n’ait son Clodius;
Mais où sont les Catons, où sont les Curius?
Tremble qu’un geste, un mot dont la pudeur s’offense,
Pénètre dans l’asile où respire l’enfance.
Loin d’elle des Phrynés les regards séducteurs,
Et le vil parasite et ses chants corrupteurs.
L’enfance! quel objet plus saint dans la nature!
Te vient-il à reprit une pensée impure?
Songe à ton jeune enfant, et, près de succomber,
Que son regard muet t’empêche de tomber
Si par les sentiments, plus que par la figure,
De son père à nos yeux retraçant la peinture,
Digne fils de tes mœurs, et pire encor que toi,
Il allait mériter les rigueurs de la loi,
Tu sévirais sans doute, et de ton héritage
Bientôt nous te verrions faire un nouveau partage.
De quel front cependant, de quelle autorité,
Lui reprocherais-tu de t’avoir imité?
De quel front, affectant la dignité d’un père,
Viendrais-tu lui tenir un langage sévère,
Toi, vieillard corrompu, dont le cerveau blessé
Déjà depuis longtemps devrait être percé?

Hospite venturo, cessabit nemo tuorum;
Verre pavimentum, nitidas ostende columnas;
Arida cum tota descendat aranea tela;
Hic lavet argentum, vasa aspera tergeat alter:
Vox domini furit instantis virgamque tenentis.
Ergo miser trepidas, ne stercore foeda canino
Atria displiceant oculis venientis amici,
Ne perfusa luto sit porticus? et tamen uno
Semodio scobis haec amendat servulus unus.
Illud non agitas, ut sanctam filius omni
Aspiciat sine labe domum, vitioque carentem!
Gratum est, quod patriae civem populoque dedisti,
Si fada ut patriae qit idoneus, utilis agris,
Utilis et beliorum et pecis rebus agendis.
Plurimum enim intererit, quibus artibus et quibus hunc tu
Moribus instituas. Serpente ciconia pullos
(05)
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta;
Illi eadem sumptis quaerunt animalia pennis.
Vultur, jum ento et canibus crucibusque relictis,
Ad fetus properat, partemque cadaveris affert:
Hic est ergo cibus magni quoque vulturis, et se
Pascentis, propria quum jam facit arbore nidos.
Sed leporem aut capream famulae Jovis, et generosae
In saltu venantur aves; hinc praeda cubili
Ponitur; inde autem, quum se matura levarit
Progenies, stimulante fame, festinat ad illam
Quam primum praedam rupto gustaverat ovo.

Tu dois d’un étranger recevoir la visite;
Soudain autour de toi tout s’empresse et s’agite.
Balayez ce parvis, nettoyez ces flambeaux,
Otez cette araignée, essuyez ces cristaux:
Toi, lave cet argent : toi, frotte ces colonnes;
Et, pour presser l’effet des ordres que tu donnes,
Tout occupé des soins les plus minutieux,
Tu cours, la verge en main, la fureur dans les yeux.
Misérable! tu crains que l’ami qui t’arrive,
D’une ordure échappée à ta vue attentive,
N’aperçoive en entrant ton portique sali!
Que faut-il cependant sur ce marbre poli,
Pour en faire, à l’instant, disparaître l’ordure?
De sable tout au plus une demi-mesure.
Et tu comptes pour rien que ton fils innocent
Voie un asile chaste et de souillure exempt!
D’un citoyen de plus doter la république,
C’est t’assurer des droits à l’estime publique,
Pourvu que, dans les champs, à l’armée, au sénat,
Il puisse, par tes soins, être utile à l’état.
Tout dépend des leçons qu’en ses tendres années,
A ce fils innocent son père aura données.
De lézards, de serpents trouvés sous les buissons,
La cigogne repaît ses jeunes nourrissons:
Il n’auront pas plus tôt abandonné leur mère,
Qu’aux mêmes animaux ils porteront la guerre.
Le vautour, des chevaux dans la plaine jonchés,
Des cadavres humains au gibet attachés,
Rapporte à ses petits les lambeaux pour pâture.
Attendez que, suivant les lois de la nature,
Sur l’arbre de leur choix, ses petits, à leur tour,
Déposent dans leur nid les fruits de leur amour;
Et bientôt vous verrez, avec des cris de joie,
Leur troupe aux mêmes lieux chercher la même proie.
Monarque impérieux des habitants de l’air,
L’aigle, fier de dormir aux pieds de Jupiter,
Du lièvre ou du chevreuil pressés d’un vol rapide,
Poursuit dans les forêts la cohorte timide,
Doux et noble festin pour l’aiglon faible encor:
Mais l’aiglon mûr enfin s’élève, prend l’essor,
Et l’exemple révèle à sa faim indomptée,
La première pâture en son aire apportée.

Aedificator erat Centronius; et modo curvo
Littore Caietae, summa nunc Tiburis arce,
Nunc Praenestinis in montibus, alta parabat
Culmina villarum, Graecis longeque petitis
Marmoribus, vincens Fortunae atque Herculis aedem,
Ut spado vincebat capitolia nostra Posides.
Dum sic ergo habitat Centronius, imminuit rem,
Fregit opes: nec parva tamen mensura relictae
Partis erat : totam hanc turbavit filius amens,
Dum meliore novos attollit marmore villas.

La fureur de bâtir fut le défaut d’Arthur;
Des rives de Caiète, aux coteaux de Tibur,
Vingt palais embellis des marbres de la Grèce,
Du temple saint d’Hercule éclipsaient la richesse.
Ainsi d’un Posidès le faste sans pudeur,
De notre capitole effaçait la splendeur.
Sa fortune en souffrit; mais, malgré sa démence,
Il lui restait encore un patrimoine immense.
Son fils, par des palais et des marbres plus beaux,
Bientôt en dissipa jusqu’aux derniers lambeaux,

Quidam sortiti metuentem sabbata patrem, (06)
Nil praeter nubes et coeli numen adorant,
(07)
Nec distare putant humana carne suillam,
(08)
Qua pater abstinuit; mox et praeputia ponunt,
(09)
Romanes autem soliti contemnere leges,
Judaicum ediscunt et servant ac metuant jus,
Tradidit arcano quodcunque volumine Moses:
Non monstrare vias, eadem nisi sacra colenti
(10)
Quaesitum ad fontem solos deducere verpos.
Sed pater in causa, cui septima quaeque fuit lux
(11)
Ignava, et partem vitae non attigit ullam.

Observateur zélé du sabbat Judaïque,
Cet autre, digne fils d’un père fanatique,
N’adore, comme lui, que la nue et le ciel;
Et, rejetant le porc comme un mets criminel,
N’en a pas moins d’horreur que de la chair humaine.
Nourri dans le mépris de la grandeur romaine,
Vil circoncis, il ose insulter à nos droits;
Il ne craint que Moïse, il n’admet que ses lais,
Et son livre mystique est le seul qu’il respecte.
En vain le voyageur, s’il est d’une autre secte,
Le priera de venir lui montrer son chemin,
Ou de guider ses pas vers le fleuve voisin;
Les juifs seuls auront droit à sa condescendance.
Pourquoi? c’est que celui dont il tient la naissance,
Fut un de ces mortels qui, laissant leurs travaux,
Passent, chaque semaine, un jour dans le repos,

Sponte tamen juvenes imitantur caetera: solam
Inviti quoque avaritiam exercere jubentur:
Fallit enim vitium specie virtutis et umbra,
Quum sit triste habitu vultuque, et veste severum
Nec dubie, tanquam frugi, laudatur avarus,
Tanquam parcus homo, et rerum tutela suarum
Certa magis, quam si fortunas servet easdem
Hesperidum serpens aut Ponticus. Adde quod bunc, de
Quo loquor, egregium populus putat atque verendum
Artificem; quippe his crescunt patrimonia fabris.
Sed crescunt quocumque modo, majoraque fiunt
Incude assidua, semperque ardente camino.
Et pater ergo animi felices credit avaros,
Qui miratur opes, qui nulla exempla besti
Pauperis esse putat : juvenes hortatur ut illam
Ire viam pergant, et eidem incumbere sectae.
Sunt quaedam vitiorum elementa; bis protinus illos
Imbuit, et cogit minimas ediscere sordes:
Mox acquirendi docet insatiabile votum.
Servorum ventres modio castigat iniquo,
Ipse quoque esuriens; neque enim omnia sustinet unquam
Mucida caerulei panis consumere frusta,
Hesternum solitus medio servare minutal
(12)
Septembri, nec non differre in tempora cœnae
Alterius conchem aestivam cum parte lacerti
Signatam, vel dimidio putrique siluro,
Filaque sectivi numerata includere porri.
Invitatus ad haec aliquis de ponte, negabit.
Sed quo divitias haec per tormenta coactas,
Quum furor haud dubius, quum sit manifesta phrenesis,
Ut locuples moriaris, egenti vivere fato?
Interea pleno quum turget sacculus ore,
Crescit amor nummi, quantum ipsa pecunia crescit;
Et minus hanc optat, qui non habet. Ergo paratur
Altera villa tibi, quum rus non sufficit unum;
Et proferre libet fines, majorque videtur
Et melior vicina seges. Mercaris et hanc, et
Arbusta, et densa montem qui canet oliva.
Quorum si pretio dominus non vincitur ullo,
Nocte boves macri lassoque famelica collo
Jumenta, ad virides hujus mittentur aristas;
Nec prius inde domum, quam tota novalia saevos
In ventres abeant, ut credas falcibus actum.
Dicere vix possis quam multi talia plorent,
Et quot venales injuria fecerit agros.
Sed qui sermones ! quam fœdae buccina famae!
Quid nocet hoc, inquit. Tunicam mihi male lupini,
Quam si me toto laudet vicinia pago,
Exigui ruris paucusima farra secantem.
Sciilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitae
Longa tibi post haec fato meliore dabuntur,
Si tantum culti solus possederis agri,
Quantum sub Tatio populus romanus arabat.
Mox etiam fractis aetate, ac Punica passis
Proelia, vel Pyrrhum immanem gladiosque Molossos,
Tandem pro multis vix jugera bina dabantur
Vulneribus. Merces haec sanguinis atque laboris
Nullis visa unquam meritis minor, aut ingratae
Curta fides patriae. Saturabat glebula talis
Patrem ipsum, turbamque casae quae feta jacebat
Uxor, et infantes ludebant quatuor, unus
Vernula, tres domini; sed magnis fratribus horum,
A scrobe vel sulco redeuntibus, altera coena
Amplior, et grandes fumabant pultibus ollae.
Nunc modus hic agri nostro non sufficit horto.
Inde fere acelerum causae, nec plura venena
Miscuit, aut ferro grassatur saepius ullum
Humanae mentis vitium, quam saeva cupido
Immodici census. Nam dives qui fieri vult,
Et cito vult fieri. Sed quae reverentia legum,
Quis metus, aut pudor est unquam properantis avari?
Vivite contenti casulis et collibus istis,
O pueri, Marsus dicebat, et Hernicus olim
Vestinusque senex: panem quaeramus aratro,
Qui satis est mensis. Laudant hoc numina ruris
Quorum ope et auxilio, gratae post munus aristae,
Contingunt homini veteris fastidia quercus.
Nil vetitum fecisse volet, quem non pudet alto
Per glaciem perone tegi, qui summovet Euros
Pellibus inversis. Peregrina ignotaque nobis
Ad scelus atque nefas, quodcumque est, purpura ducit.

De tout autre travers docile imitatrice,
La jeunesse pourtant répugne à l’avarice;
Et, lorsqu’elle se livre à ce vice odieux,
C’est l’effet des conseils, c’est qu’on l’offre à ses yeux
Sous de graves dehors, sous une mise austère,
Sous le masque imposant d’une vertu sévère.
Voyez comme partout l’avare est exalté!
Quels éloges on fait de sa frugalité!
Qu’il est sage, dit-on! que ses mœurs sont rigides!
Le dragon qui gardait l’enclos des Hespérides,
Celui qui mugissait près de la toison d’or,
D’un œil moins attentif veillaient à leur trésor.
Ce n’est pas tout; aux yeux d’un vulgaire imbécile,
Un tel homme paraît un artisan habile,
Un sublime ouvrier dont le trésor croissant,
Grâce à son talent seul, va toujours grossissant.
— Oui, mais par quels moyens accroît-il sa richesse?
C’est à force de soins, d’ennuis de toute espèce;
C’est en ne quittant pas l’enclume et les marteaux,
En ne laissant jamais s’éteindre les fourneaux.
Un père qui, plaçant l’or avant tout le reste,
Pense que le bonheur fuit un état modeste,
Dans les avares seuls croit voir les gens heureux.
Il presse donc ses fils de se régler sur eux;
Et, comme il est aussi des éléments du vice,
Il les grave d’abord dans leur esprit novice.
Puis lorsque des détails d’un solide intérêt,
Il leur a révélé jusqu’au moindre secret,
Certain de voir germer ces fécondes semences,
Il ouvre la carrière à leurs désirs immenses.
Des gens de sa maison il mesure le pain;
Punit leur estomac, trompe sa propre faim;
Car ce pain azuré, de farine grossière,
Il tremble d’en manger la ration entière,
Et, pour le lendemain, garde et met de côté,
En plein septembre même, un légume d’été,
Un hachis de la veille, un reste de allure,
Un quart de lacertus moisi dans la saumure,
Et jusqu’à des poireaux marqués de son cachet
Dont il compte avec soin le plus mince filet.
Le dernier mendiant pour un régal semblable,
Rougirait d’accepter une place à sa table.
A quoi bon cependant des richesses, des biens
Qu’on ne peut amasser que par de tels moyens?
N’est-il pas d’une insigne et complète démence,
Celui qui, pour mourir au sein de l’opulence,
Se condamne et s’obstine à vivre en indigent?
En vain sa bourse est pleine et regorge d’argent;
Plus il possède d’or, plus il en est avide,
Et celui qui n’a rien n’est pas aussi cupide.
C’est peu d’un seul domaine, il t’en faut un second.
Du champ de ton voisin le sol est plus fécond;
Il te manque, et jaloux d’arrondir ta campagne;
Tu voudras l’acheter, ainsi que la montagne
Et le plant d’oliviers et le bouquet de bois.
Malheur à l’entêté qui, soutenant ses droits,
Refusera d’entrer dans ce plan magnifique!
De vingt bœufs dételés le troupeau famélique,
Bien harassé, bien maigre, ira, toutes les nuits,
De ses riches sillons endommager les fruits,
Et de ces blés en proie à ces bêtes voraces,
A peine, au point du jour, il restera des traces.
Combien d’infortunés ce manège odieux
N’a-t-il pas exilé du champ de leurs aïeux!
Aussi, les beaux discours que l’on tient sur ton compte!
— Que m’importent les bruits répandus à ma honte?
Je ne donnerais pas la cosse d’un lupin,
De l’amour, des respects de tout le bourg voisin,
S’il me fallait, pour prix d’une vaine louange,
N’avoir que peu de grains à serrer dans ma grange.
— Je comprends, mais du moins, tranquille et bien portant,
Désormais sur ton or tu vas vivre content,
Et libre de travaux, de soucis et d’alarmes,
Longtemps d’un sort plus doux goûter en paix les charmes,
Heureux de posséder seul autant de terrain
Qu’en labourait jadis tout le peuple romain.
Alors, quand nos soldats, appesantis par l’âge,
Fiers d’avoir soutenu les armes de Carthage,
Le terrible Pyrrhus, le Molosse cruel,
Rentraient victorieux, sous le toit paternel,
Pour prix de leurs exploits dans ces pénibles guerres,
Que leur accordait-on? à peine deux jugères;
Et de son noble sang dans les combats versé,
Aucun ne se croyait trop peu récompensé.
Il n’en fallait pas plus pour nourrir et le père,
Et toute la maison, où, près d’être encor mère,
L’épouse souriait aux jeux de quatre enfants,
L’un d’une esclave issu, trois sortis de ces flancs;
Cependant qu’aux aînés, soutiens de la famille,
Qui rapportaient des monts la bêche ou la faucille,
Le laitage épaissi bouillonnant dans l’airain,
Offrait à leur retour un plus ample festin.
Aujourd’hui, ce terrain, qui fut tout leur domaine,
Pour en faire un jardin, nous suffirait à peine.
C’est là ce qui nous perd, et des vices humains,
Aucun n’a du poignard armé plus d’assassins,
Mêlé plus de poisses que cette frénésie,
Cette faim de l’argent que rien ne rassasie.
Car c’est trop peu d’un gain fruit d’un travail constant.
Quand on veut être riche, on veut l’être à l’instant.
Et quel frein, quelle loi, quelle boute est à craindre
Pour l’avare qui court au but qu’il veut atteindre?
— A l’abri de vos toits, sur ces céteaux joyeux,
Vivez contents du sort que vous ont fait les dieux,
Disait à ses enfants, sous son chaume rustique,
Le vieillard du Vestin, l’Arpinate ou l’Hernique.
Demandons à la terre, en lui donnant nos soins,
Le pain qui doit suffire à nos simples besoins.
Le soc plaît à Cérès, à tous les dieux champêtres,
Dont l’appui bienveillant protégea nos ancêtres,
Et pour l’épi doré qui jaunit nos guérets,
Leur fit de Jupiter déserter les forêts.
Celui qui, comme nous, pour braver la froidure,
Compose d’un cuir brut sa pesante chaussure
Qui revêt, sans rougir, de grossières toisons
Dont la peau renversée insulte aux aquilons,
Celui-là, respectant la justice éternelle,
Ne commettra jamais d’action criminelle.
C’est; la pourpre étrangère à nos heureux climats,
Qui conduit, par degrés, à tous les attentats.

Haec illi veteres precepta minoribus. At nunc,
Post finem autumni, media de nocte supinum
Clamosus juvenem pater excitat : Accipe ceras,
Scribe, puer, vigila, causas age, perlege rubras
Majorum leges, aut vitem posce libello
(13)
Sed caput intactum buxo, naresque pilosas
Adnotet, et grandes miretur Laellus alas.
Dirue Maurorum attegias, castella Brigantum,
Ut locupletem aquilam tibi sexagesimus annus
(14)
Afferat! Aut, longos castrorum ferre labores
Si piget, et trepidum solvunt tibi cornua ventrem
Cum lituis audita, pares quod vendere possis
Pluris dimidio, nec te fastidia mercis
Ullius subeant ablegandae Tiberim ultra;
Neu credas ponendum aliquid discriminis inter
Unguenta et corium. Lucri bonus est odor ex re
(15)
Qualibet. Illa tuo sententia semper in ore
Versetur, dis atque ipso Jove digna, poetae:
Unde habeas quaerit nemo sed oportet habere.
Hoc monstrant vetulae pueris poscentibus assem;
(16)
Hoc discunt omnes ante alpha et beta puellae.

Tels étaient les conseils que, dans ces jours prospères,
Donnaient à leurs enfants de respectables pères.
Maintenant, en hiver, au milieu de la nuit,
A son fils, qu’au sommeil il arrache à grand bruit:
Debout, dit le vieillard, debout : prends tes tablettes:
De nos anciennes lois relis les interprètes:
Veille, apprends à plaider; ou du centurion
Cours briguer le sarment dans quelque légion;
Mais alors fais bien voir les poils de ta narine,
Tes cheveux hérissés et ta large poitrine;
Puis, va-t-en du Brigante assiéger les remparts,
Et piller l’Africain, dans ses hameaux épars,
Pour qu’on te voie un jour, doté d’un grade utile,
Briller a soixante ans, au rang de primipile.
As-tu Mars en horreur? le seul bruit du clairon
Fait-il frémir tes sens, trouble-t-il ta raison?
Sois marchand : mets tes fonds à double et triple usure;
Vends cher, et sache encor gagner sur la mesure;
Pour les plus vils trafics ne montre aucun dégoût;
Cuirs infects et parfums, fais commerce de tout.
Le gain sent toujours bon, de quelque part qu’il vienne.
Ce beau vers d’Ennius, que ton cœur le retienne;
Il est digne des dieux : On ne veut pas savoir
D’où vous vient votre argent; mais il faut en avoir
.
Voilà ce qu’à l’enfant encore à la lisière,
En lui donnant un as, répète son grand père!
Voilà ce qu’il lui montre avant son alphabet!

Talibus imtantem monitis quemcumque parentem
Sic possem affari : Dic, o vanissime, quis te
Festinare jubet? Meliorem praesto magistro
Discipulum. Securus abi: vinceris, ut Ajax
Praeteriit Telamonem, ut Pelea vicit Achilles.
Parcendum est teneris: nondum implevere medullas
Maturae mala nequitiae. Quum pectere barbam
Coeperit, et longi mucronem admittere cultri,
Falsus erit testis, vendet perjuria summa
Exigua, Cereris tangens aramque pedemque.
Elatam jam crede nurum, si limina vestra
Mortifera cum dote subit. Quibus illa premetur
Per somnum digitis! Nam quae terraque marique
Acquirenda putas, brevior via conferet illi:
Nullus enim magni sceleris labor. Haec ego nunqam
Mandavi, dices olim, nec talia suasi.
Mentis causa malae tamen est et origo penes te.
Nam quisquis magni census praecepit amorem,
Et laevo monitu pueras producit avaros,
Et qui per fraudes patrimonia conduplicare
Dat libertatem, totas effundit habenas
Curriculo; quem si revoces, subsistere nescit,
Et, te contempto, rapitur, metisque relictis.
Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
Permittas; adeo indulgent sibi latius ipsi!

Qui te presse, dirais-je à ce maître indiscret?
Ajax ne fut-il pas plus fameux qu’Oïlée?
Ulysse que Laerte, Achille que Pélée?
Ton fils fera comme eux; mais il n’est point formé;
Tes vices, dans ton cœur, n’ont point encor germé.
Attends, pour recueillir les fruits de ta sagesse,
Qu’il commence à peigner sa barbe plus épaisse.
Alors, pour un vil gain, prompt à tous les forfaits,
Il touchera l’autel et le pied de Cérès,
Et, d’un front assuré, soutenant l’imposture,
Rendra faux témoignage, et vendra le parjure.
Malheur à la beauté dont la dot le séduit!
S’il devient son époux, elle est morte. La nuit,
Affectant de dormir près de l’infortunée,
Comme il l’étranglera d’une main forcenée!
Crois-tu que, parcourant et la terre et les flots,
Il veuille s’enrichir, au prix de long travaux?
Non, il ne suivra pas cette voie incertaine;
Un grand crime est plus sûr et coûte moins de peine.
— Mais des atrocités, des attentats pareils,
Ne sont pas, diras-tu, le fruit de mes conseils.
— Erreur; car allumer au sein de la jeunesse
Le désir insensé d’accumuler sans cesse
Aux poisons dangereux d’un conseil imprudent.
De l’exemple d’un père ajouter l’ascendant,
C’est briser tous les freins, rompre toutes les chaînes,
A des coursiers ardents lâcher toutes les rênes.
En vain, à cette fougue opposant tes efforts,
Tu veux les retenir par la bride et le mors,
Ils ne t’écoutent plus, et, brisant la barrière,
Laissent loin derrière eux le but et la carrière.
Quel homme s’imagine en avoir assez fait,
Quand il n’ajoute rien à ce qu’on lui permet?

Quum dicis juveni: Stultum, qui donet amico,
Qui paupertatem levet attollatque propinqui;
Et spoliare doces, et circumscribere, et omni
Crimine divitias acquirere, quarum amor in te
Quantus erat patriae Deciorum in pectore, quantum
Dilexit Thebas, si Graecia vera, Menoeceus,
(17)
In quarum sulcis legiones dentibus anguis
Cum clypeis nascuntur, et horrida bella capessunt
Continuo, tanquam et tubicem surrexerit una.
Ergo ignem, cujus scintillas ipse dedisti,
Flagrantem late et rapientem cuncta videbis.
Nec tibi parcetur misero, trepidumque magistrum
In caveam magno fremitu leo tollet alumnus.
Nota mathematicis genesis tua; sed grave tardas
Exspectare colos; morieris stamine nondum
Abrupto. Jam nunc obstas et vota moraris;
Jam torquet juvenem longa et cervina senectus.
Ocius Archigenem quaere, atque eme quod Mithridates
Composuit, si vis aliam decerpere ficum,
Atque alias tractare rosas. Medicamen habendum est
Sorbere ante cibum quod debeat et pater et rex.

Dire à ton fils : Sois dur; rougis d’être sensible;
Aux pleurs des malheureux montre une âme inflexible;
Que l’amitié, le sang, ne puissent t’émouvoir;
N’est-ce pas l’exhorter à trahir tout devoir,
A ne rien épargner, ni fraude, ni bassesse,
Pour cet or, à tes yeux qu’éblouit la richesse,
Plus cher qu’aux Décius ne l’étaient les Romains;
Plus cher que ne l’étaient au vengeur des Thébains,
Ces remparts où, jadis, s’il est permis de croire
Aux fables dont la Grèce a rempli son histoire,
Du dragon de Cadmus, on vit, dans les guérets,
Les dents former soudain un peuple armé de traits,
Qui, transporté de rage, et respirant la guerre,
Courut s’entr’égorger en sortant de la terre,
Comme si, pour guider ces fameux bataillons,
Un trompette, avec eux, fût sorti des sillons?
Aussi le feu secret dont, avec tant de zèle,
Dans le sein de ton fils tu soufflas l’étincelle,
Avec quelle fureur s’étendant tout à coup,
Dans un vaste incendie il va consumer tout!
Tremble que le lion, osant te méconnaître,
N’entraîne dans sa fosse et n’égorge son maître.
Les astres de ta vie ont mesuré le cours;
Mais la Parque, à son gré, te file trop de jours;
L’ingrat n’attendra point qu’elle en coupe la trame.
Tu fais obstacle aux vœux qu’il forme dans son âme;
Tu nuis à sa fortune, et, pour ce malheureux,
Ta vieillesse de cerf est un supplice affreux.
Si tu prétends encor, prolongeant ta carrière,
Respirer le parfum de la fleur printanière,
Cours chercher Archigène, et, par précaution,
Fais de bon Mithridate ample provision.
Pères et rois, tremblez, si, d’un pareil breuvage,
Avant chaque repas, vous n’avez fait usage.

Monstro voluptatem egregiam, cui nulla theatra,
Nulla aequare queas praetoris pulpita lauti,
Si spectes quanto capitis discrimine constent
Incrementa domus, aerata multus in arca
Fiscus, et ad vigilem ponendi Castora nummi
(18)
Ex quo Mars ultor galeam quoque perdidit, et res
(19)
Non potuit servare suas. Ergo omnia Florae
Et Cereris licet, et Cybeles aulaea relinquas;
Tanto majores humana negotia ludi !
An magis oblectant animum jactata petauro
(20)
Corpora, quique solent rectum descendere funem,
Quam tu, Corycia semper qui puppe moraris
Atque habitas, Coro semper tollendus et Austro,
Perditus, ac vilis sacci mercator olentis,
Qui gaudes pingue antiquae de littore Cretae
Passum, et municipes Jovis advexisse lagonas
(21)
Hic tamen ancipiti figens vestigia planta
Victum illa mercede parat, brumamque famemque
Illa reste cavet; tu propter mille talenta
Et centum villas temerarius. Aspice portus,
Et plenum magnis trabibus mare : plus hominum est jam
In pelago. Veniet classis, quocumque vocarit
Spes lucri; nec Carpathium Gaetulaque tantum
Aequora transiliet : sed, longe Calpe relicta,
Audiet Herculeo stridentem gurgite solem.
Grande operae pretium est, ut tenso folle reverti
Inde domum possis, tumidaque superbus aluta,
Oceani monstra et juvenes vidisse marinos.

Mais il est un spectacle, et je sais des acteurs,
Plus amusants, plus vrais que ceux de nos préteurs !
Regarde quels périls il faut que l’on affronte,
Quelles difficultés il faut que l’on surmonte,
Pour accroître ses biens et combler un trésor,
Digne d’être placé sur l’autel de Castor;
Car personne au dieu Mars ne porte sa cassette,
Depuis que, sous les yeux de Rome stupéfaite,
Ce terrible vengeur du plus grand des forfaits,
N’a pu garder son casque et sauver ses effets.
Laisse donc de nos jeux la pompe solennelle,
Les fêtes de Vesta, de Flore, de Cybèle:
La scène de la vie offre bien d’autres jeux!
Ce voltigeur adroit, ce danseur merveilleux
Que le pétaure enlève, ou qu’on voit d’un air libre,
Sur un cordeau tendu descendre en équilibre,
Ont-ils rien, en effet, de plus divertissant
Que toi, lorsque emporté par l’Auster mugissant,
Sur un vaisseau crétois, au milieu des cordages,
Tu cours incessamment affronter les naufrages?
Pour quoi? pour rapporter au fond de tes vaisseaux
Quelques sacs dégoûtants, quelques méchants tonneaux
D’un vin cuit au soleil des rives de Candie.
Que cherche du danseur la souplesse hardie?
De quoi se garantir du froid et de la faim.
Cette corde fragile est son seul gagne-pain
Toi, si tu cours des mers les chances incertaines,
C’est pour mille talents, pour cent vastes domaines.
Vois ces ports agités, ces navires flottants.
L’onde à nos murs déserts ravit leurs habitants.
Mille et mille nochers, sur la foi des étoiles,
Au moindre espoir de gain, vont déployer leurs voiles,
Voguer des mers de Crète aux sables Lybiens,
Et bientôt franchissant les bords Hespériens,
Pénétrer jusqu’aux lieux, où le flambeau du monde
S’éteint en frémissant dans les gouffres de l’onde.
Que te rapporteront tant de soins, tant d’efforts?
Une bourse gonflée, un sac plein jusqu’aux bords,
Et l’honneur d’avoir vu sur des plages lointaines,
Des monstres inouïs, des Tritons, des Sirènes.

Non unus mentes agitat furor : ille sororis
In manibus vultu Eumenidum terretur et igni;
Hic, bove percusso, mugire Agamemnona credit,
Aut Ithacum. Parcat tunicis licet atque lacernis,
Curatoris eget, qui navem mercibus implet
Ad summum latus, et tabula distinguitur uda,
Quum sit causa mali tanti et discriminis hujus
Concisum argentum in titulos faciesque minutas.
Occurrunt nubes et fulgura : Solvite fanem,
Frumenti dominus clamat piperisque coemptor;
Nil color hic coeli, nil fascia nigra minatur;
Aestivum tonat. Infelix! hac forsitan ipsa
Nocte cadet, fractis trabibus, fluctuque premetur
Obrutus, et zonam laeva morsuque tenebit.
(22)
Sed cujus votis modo non suffecerat auram
Quod Tagus et rutila volvit Pactolus arena,
Frigida sufficient velantes inguina panni,
Exiguusque cibus, mersa rate naufragus assem
Dum rogat, et picta se tempestate tuetur.

Chacun a sa folie : Oreste furieux,
Dans les bras de sa sœur, croit voir briller les feux,
Se dresser les serpents de l’affreuse Euménide;
Ajax assomme un bœuf et croit frapper Aride.
Mais, pour ne point porter le délire aussi loin,
De curateur aussi n’aurait-il pas besoin,
Cet avare occupé d’emplir sa nef profonde,
Et qu’un ais de sapin sépare seul de l’onde,
Lui, parmi tant d’écueils au péril enhardi
Par l’espoir d’un argent en monnaie arrondi?
L’horizon s’obscurcit, l’éclair brille : A la voile;
Partons, dit le marchand de froment ou de toile:
Ce ciel sombre et couvert n’annonce aucun malheur,
Et l’air n’est sillonné que d’éclairs de chaleur.
Le malheureux! demain, dès cette nuit peut-être,
On verra son vaisseau se briser, disparaître,
Et lui-même, au milieu des abîmes grondants,
Tenir sa bourse en vain de la main et des dents.
Hier, le sable d’or du Pactole et du Tage,
De sa cupidité n’eût pas calmé la rage
Maintenant un pain noir avec peine obtenu,
Quelques lambeaux collés sur son corps demi-nu,
La toile où le pinceau retraça son naufrage,
Voilà l’unique bien qui lui reste en partage.

Tantis parta malis cura majore metuque
Servantur. Misera est magni custodia census.
Dispositis praedives amis vigilare cohortem
(23)
Servorum noctu Licinus jubet, attonitus pro
Electro signisque suis, Phrygiaque columna,
Atque ebore et lata testudine. Dolia nudi
Non ardent Cynici ; si fregeris, altera fiet
Cras domus, aut eadem plumbo commissa manebit.
Sensit Alexander, testa quum vidit in illa
Magnum habitatorem, quanto felicior hic qui
Nil cuperet, quam qui totum sibi posceret orbem,
Passurus gestis aequanda pericula rebus.

S’il en coûte si cher pour grossir son trésor,
Le soin de le garder coûte plus cher encor.
Quoi de plus malheureux que de veiller sans cesse
Sur le dépôt sacré d’une immense richesse!
L’opulent Licinus, dans un palais pompeux,
Tremblant pour ses plafonds, ses meubles somptueux,
Ses marbres phrygiens, ses vases, ses antiques,
De larges réservoirs fait remplir ses portiques,
Et d’esclaves la nuit disposés en tout lieu,
Une cohorte est prête à maîtriser le feu.
La flamme épargnera le tonneau du cynique:
Qu’on le brise; à l’instant, sans mortier et sans brique,
Il en réparera lui-même la cloison,
Ou se fera demain faire une autre maison.
Alexandre, à l’aspect de ce tonneau fragile,
D’un si noble habitant étrange domicile,
Comprit que l’homme simple et borné dans ses vœux,
Jouissait ici bas, d’un destin plus heureux,
Que celui qui, du monde embrassant la conquête,
A cent périls divers courrait offrir sa tête,

Nullum numen abest, si sit prudentia. Nos te,
Nos facimus, Fortuna, deam. Mensura tamen quae
Sufficiat census, si quis me consulat, edam.
In quantum sitis atque fames et frigora poscunt,
Quantum, Epicure, tibi parvis suffecit in hortis,
Quantum Socratici ceperunt ante penates.
Nunquam aliud natura, aliud sapientia dicit.
Acribus exemplis videor te claudere; misce
Ergo aliquid nostris de moribus effice summam,
Bis septem ordinibus quam lex dignatur Othonis.
Haec quoque si rugam trahit, extenditque labellum,
Sume duos equites, fac tertia quadringenta.
(24)
Si nondum implevi gremium, si panditur ultra,
Nec Croesi fortune unquam, nec Persica regna
Sufficient animo, nec divitiae Narcissi,
Induisit Caesar cui Claudius omnia, cujus
Paruit imperiis, uxorem occidere
jussus. (25)

C’est la vertu qui fait le bonheur des mortels:
O Fortune! sans nous, tu n’aurais point d’autels.
A l’homme, cependant, qu’est-ce qui doit suffire?
Si tu veux le savoir, je m’en vais te le dire:
Il lui faut, pour la soif et la faim et le froid,
Ce dont vivait Socrate en son logis étroit,
Ce que dans son jardin possédait Epicure.
La sagesse est toujours l’écho de la nature.
Ces exemples peut-être ont trop d’austérité.
Eh bien! relâchons-nous de leur sévérité.
Sachons céder au temps: je te donne la somme
Requise par Othon des citoyens de Rome
Pour prétendre à l’honneur des quatorze gradins.
Cette offre excite-t-elle encore tes dédains?
Mettons deux fois, trois fois les quatre cents sesterces.
Tu refuses ! allons, les richesses des Perses,
Les trésors de Crésus, ceux de cet affranchi
Par la délation, la bassesse enrichi,
A qui Claude livra jusqu’aux jours de sa femme,
N’éteindraient pas la soif qui dévore ton âme.


 

NOTES DE LA SATIRE XIV.

 

(01) Fritillus est l’espèce de vase dans lequel on remue les dés, avant de les jeter sur la table de jeu. Cet instrument prend différents noms dans les auteurs. Horace l’appelle pyrgus. Martial, turricula, Perse, orca, d’autres le nomment pyxis et phimus.

(02) Cette métaphore, extrêmement juste, a fourni à Tertullien l’expression énergique exorbitare, qui signifie, s’éloigner du sentier, de la route frayée, et qui a passé dans notre langue avec quelque altération.

(03) Plutarque, dans la vie de Caton, dit que ce Romain parlait en présence de son fils avec autant de précaution que s’il eût adressé la parole aux Vestales.

(04) Cucurbita est une espèce d’instrument ou de vase dont se servaient les chirurgiens pour tirer du sang de la tête, et guérir la frénésie.

(05) Cette antipathie de la cigogne pour les serpents lui fit rendre de grands honneurs chez les anciens.

(06) Le sabbat était le jour de repos des Juifs, et c’est pourquoi Martial leur donne le nom de Sabbatarii.

(07) Les Romains, du temps de Juvénal, ne connaissaient les livres des Juifs et le culte de Moïse, que par une tradition très confuse. Ayant ouï dire que le temple de Jérusalem n’avait point de toit, qu’il était sub dio, que les Juifs n’y adressaient leurs prières à aucune image, qu’ils priaient tournés vers l’orient, elles yeux élevés vers le ciel, ils pouvaient se figurer que ceux-ci l’adoraient en effet.

(08) Voici la raison que donne Tacite de la défense faite aux Juifs de manger de la chair de pourceau, Hist. Lib. 5. Abstinent memoria cladis, quod ipsos scabies quondam turpaverat, cui id animal obnoxium.

(09) Les Juifs avaient apporté de l’Égypte l’usage de la circoncision. Suivant Hérodote, les Egyptiens se faisaient circoncire par principe de propreté. On a trouvé cette pratique établie à Otahiti par le même principe.

 (10) Ce trait caractérise fortement l’aversion des Juifs pour tous les autres peuples. Les lois athéniennes regardaient comme impies et digne de l’exécration publique, ceux qui refusaient de remettre dans leur chemin les voyageurs égarés.

(11) Les Juifs observaient si religieusement le repos du sabbat, que Titus ayant choisi ce jour pour leur donner un assaut, ils ne voulurent point prendre les armes.

(12) Septembre est le mois le plus nuisible à la santé, et le moins favorable à la conservation des aliments. Minutal est une espèce de hachis.

(13) La baguette de sarment était la marque distinctive des centurions qui s’en servaient pour punir les soldats.

(14) L’aigle était l’enseigne propre à chaque légion. Elle était posée au bout d’une pique, les ailes déployées, tenant quelquefois un foudre dans ses serres. Le poète lui donne l’épithète de locupletem, parce que la charge du centurion était en effet très lucrative, et procurait le cens des chevaliers.

(15) C’était l’avis de Vespasien. Son fils lui reprochait d’avoir mis un impôt sur les urines. Le premier argent que toucha l’empereur, il l’approcha du nez de son fils : Tenez, dit-il, sent-il mauvais? Et illo negante : atqui, inquit, e lotio est.

(16) L’ancien scholiaste lit assœ, au lieu de assem, et par assa il entend une vieille nourrice qui n’a plus de lait, et qui sert de gouvernante.

(17) Ménécée, second fils de Créon, pour accomplir l’oracle de Tirésias, se précipita du haut des tours de Thèbes, tandis que cette ville était assiégée par Polynice.

(18) Juvénal donne à Castor l’épithète de vigilant, parce qu’il y avait un corps de garde auprès de son temple.

(19) Mars est appelé le vengeur, parce qu’Auguste, méditant de venger son père adoptif, fit vœu de lui bâtir un temple; ce qui fut exécuté après la guerre civile.

(20) On ne sait pas bien exactement ce que les anciens entendaient par le mot petaurum. Il paraît que c’était une espèce de bascule qui élevait rapidement l’un, tandis que l’autre descendait en sens contraire.

(21) Ce vin se faisait dans l’île de Crète, avec des raisins qui avaient été exposés au soleil. Il se nommait passum, a patiendo sole.

(22) On admire avec raison ce trait de l’avare qui, oubliant sa vie plutôt que son argent, détache la ceinture qui le renferme, et la retient de la main et des dents, au lieu de faire tous ses efforts pour s’échapper à la nage.

(23) On a suivi dans la traduction le sentiment de ceux qui écrivent amis, au lieu de harnis. La première expression s’entend d’une sorte de cuve dont on dirigeait l’eau, avec des siphons, sur les bâtiments incendiés. La seconde s’explique par crampons.

(24) Duos equites est mis pour deux fois le cens équestre, deux fois quatre cent mille sesterces.

(25) Narcisse qui détermina cet empereur, dont il était l’affranchi, à faire périr Messaline, après son mariage scandaleux avec Silius.