JUVÉNAL

 

SATIRE XI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

SATURA XI / SATIRE XI

(éd. Jules Lacroix)

satire X - satire XII

 

autre traduction

 

vers

SATURA XI

MENSAE LUXUS

SATIRE XI

LE LUXE DE LA TABLE





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Atticus eximie si cœnat, mutas habetur;
Si Rutilas, demens. Quid mini majore cachinno
Excipitur vulgi, quam pauper Apicias? Omnis
Convictus, thermæ, stationes, omne theatrum
De Rutilo. Nam, dam valida ac juvenilia membra
Sufficiunt galeæ, dumque ardens sanguine, fertur,
Non cogente quidem, sed nec prohibente tribuno,
Scripturus leges et regia verba lanistæ.
Multos porro vides, quos sæpe elusus ad ipsum
Creditor introitum solet exspectare macelli,
Et quibus in solo vivendi causa palalo est.
Egregius cœnat meliusque miserrimus horum,
Et cito casurus, jam perlucente ruina.
Interea gustus
elementa per omnia quærunt,
Nunquam animo pretiis obstantibus : interius si
Attendes, magis illa jurant quæ pluris emuntur.
Ergo haud difficile est perituram arcessere summam
Lancibus oppositis, vel matris imagine fracta
Et quadringentis nummis condire gulosum
Fictile: sic veniunt ad miscellenea ludi.
Refert ergo quis hæc eadem paret: in Rurilo nam
Luxuria est; in Ventidio laudabile nomen
Sumit, et a censu famam trahit. Illum ego jure
Despiciam, qui scit quanto sublimior Atlas
Omnibus in Libya sit montibus: hic tamen idem
Ignoret quantum ferrata distet ab arca
Sacculus. E cœlo descendit
Γνῶθι σεαυτὸν,
Figendum et memori tractandum pectore, sive
Conjugium quæras, vel sacri in parte senatus
Esse velis: nec enim loricam poscit Achillis
Thersites, in qua se traducebat Ulysses.

Qu’ils fassent bonne chère, — Atticus est un homme
Splendide, et Rutilus, un fou! Rien n’est, en somme,
Plus ridicule à voir qu’un pauvre Apicius.
Aux théâtres, aux bains, le nom de Rutilus
Partout sonne. Tandis que, vigoureuse et mûre,
Sa jeunesse réclame et le casque et l’armure,
Sans qu’un tribun l’y force, il va subir les lois
D’un fier maître d’escrime, à la tonnante voix.
Qu’il en est de ces gens, vile et gloutonne race,
Qui vivent seulement pour leur bouche vorace,
Et que leur créancier, trop souvent éconduit,
Flaire autour des marchés où la faim les conduit!
Celui d’entre eux qui fait la meilleure cuisine
Est celui dont la chute est certaine et voisine.
En attendant, soumis à leurs ventres gourmands,
Ils lèvent un impôt sur tous les éléments.
Nul prix ne les effraye; écoute-les, écoute!
Ils disent qu’un repas est meilleur, plus il coûte.
Veulent-ils une somme? ils vendent à la fois
Le buste de leur mère et leur vaisselle au poids,
Et sur un plat d’argile, engeance débauchée,
De quatre cents écus ils font une bouchée.
Voilà comme on devient gladiateur!... Au fait,
Cette large dépense, il faut voir qui la fait:
Ce luxe, en Rutilus vaniteuse impuissance,
Est chez Ventidius noble magnificence.
J’estime peu celui qui, sachant de combien
L’Atlas domine en roi les monts du Libyen,
Ne sait d’un coffre-fort, ridicule ignorance!
Avec un petit sac faire la différence.
Connaissez vous vous-même! O précepte vainqueur!
Mot céleste, qu’il faut imprimer dans son cœur,
Soit qu’on cherche une épouse, enfin soit qu’on aspire
A quelque dignité sublime de l’empire...
Thersite au roi d’Ithaque aurait-il disputé
Du grand Achille mort le casque redouté?




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Ancipitem: seu tu magno discrimine causam
Protegere affectas, te consule : dic tibi quis sis,
Orator vehemens, an Curtius, an Matho, buccæ?
Noscenda est mensura sui, spectandaque rebus
In summis minimisque; etiam quum piscis emetur,
Ne mullum cupias, quum sit tibi gobio tantum
In loculis. Quis enim te, deficiente crumena
Et crescente gula, manet exitus, ære paterno
Ac rebus mersis in ventrem, fenoris atque
Argenti gravis et pecorum agrorumque capacem?
Talibus a dominis, post cuncta, novissimus exit
Annulus, et digito mendicat Pollio nudo.

Pour défendre une cause importante et confuse,
Vois si ta force au moins s’y prête ou s’y refuse;
Dis-toi d’abord: Que suis-je? un fougueux orateur?
Ou bien un Curtius, un Mathon, froid rhéteur?
Connais donc ta mesure: il faut, dans toute affaire,
Petite ou grande, il faut savoir ce qu’on peut faire.
Ne va pas convoiter quelque énorme esturgeon,
Quand ta bourse contient seulement un goujon.
Quel misérable sort faut-il qu’on te prédise,
Si ton or décroissant accroît ta gourmandise;
Si ton ventre profond engloutit sans repos
Intérêt, capital, meubles, champs et troupeaux
L’anneau d’or suit le reste, et clôt la tragédie;
Et l’on voit Pollion, le doigt nu, qui mendie.


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Non præmaturi ancres, nec funus acerbum
Luxuriæ, sed morte magis metuenda senectus.
Hi plerumque gradus : conducta pecunia Romæ,
Et coram dominis consumitur; inde ubi paulum
Nescio quid superest, et pallet fenoris auctor,
Qui vertere sohim,
Baias et ad ostrea currunt.
Cedere namque foro jam non tibi deterius, quam
Esquilias a ferventi migrare Suburra.
Ille dolor solus patriam fugientibus, illa
Mœstitia est, caruisse anno circensibus uno.
Sanguinis in facie non hæret gutta: morantur
Pauci ridiculum et fugientem ex urbe pudorem

Ces grands dissipateurs, ils ne redoutent pas
Une fin douloureuse, un précoce trépas,
Mais la vieillesse horrible, et pire que la tombe!
Voici par quels degrés dans la misère on tombe:
On emprunte d’abord; et bientôt l’emprunteur
Dépense tout à Rome, en face du prêteur;
Puis, quand on n’a plus rien, quand l’usurier s’effraie,
On court se régaler d’huîtres au port de Baie.
Car il n’est pas alors plus honteux de quitter
La ville en fugitif, que d’aller habiter,
Du turbulent Suburre, aux mornes Esquilles.
Elles n’ont qu’un chagrin, ces âmes avilies,
C’est que les jeux du cirque un an leur manqueront!...
Vois-les s’expatrier, sans rougeur même au front:
Aujourd’hui la pudeur nous semble ridicule,
Et, chaque jour, plus loin de nous elle recule!


 



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Experiere hodie, numquid pulcherrima dictu,
Persice, non præstem vita vel moribus et re,
Sed laudem siliquas occultus ganeo ; pultes
Coram aliis dictem puero, sed in aure placentas.
Nam quum sis conviva mihi promissus, habebis
Evandrum, venies Tirynthius, aut minor illo
Hospes, et ipso tamen contingens sanguine cœlum,
Alter aquis, alter flammis ad sidera missus.

Tu vas voir si, malgré mes austères clameurs,
Je tiens de beaux discours que démentent mes mœurs;
Et si ma gourmandise hypocrite et savante
Dédaigne, Persicus, l’ail grossier qu’elle vante;
Si je dis à voix haute : « Esclave, un brouet clair! »
Et tout bas: « Qu’on me serve un plat friand et cher! »
Puisque tu viens t’asseoir à ma table frugale,
Je serai ton Évandre, Évandre qui régale
Le héros de Tyrinthe ou cet hôte pieux,
Moins grand, mais comme lui sorti du sang des dieux,
Et tous deux s’élevant au ciel qui les réclame,
L’un du gouffre des mers, l’autre d’un lit de flamme.

 

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Fercula nunc audi nullis ornata maceflis.
De Tiburtino veniet pinguissimus agro
Hædulus, et toto grege mollior, inscius herbæ,
Necdum ausus virgas humilis mordere salicti;
Qui plus lactis habetquam sanguinis; et montani
Asparagi, posito quos legit villica fuso.
Grandia præterea , tortoque calentia feno
Ova adsunt ipsis cum matribus, et servatæ
Parte anni, quales fuerant in vitibus, uvæ;
Signinum Syrimque pirum; de corbibus isdem
Æmula Picenis, et odoris mala recentis,
Nec metuenda tibi, siccatum frigore postquam
Autumnum et crudi posuere pericula succi.

C’est un repas sans faste, ami; voici les mets
De mon champ de Tibur viendra, je le promets,
Un chevreau gras et tendre, et qui n’a pas encore
Brouté les jets du saule et l’herbe qu’il ignore;
Plus de lait que de sang mouillera le couteau.
Puis nous aurons l’asperge, enfant de mon coteau,
Que, lasse de filer, ma villageoise cueille;
Puis de gros œufs, tout chauds pondus, qu’elle recueille
Dans leur doux nid de foin; la poule avec les œufs;
Des raisins conservés, beaux et frais comme ceux
Qui pendent sur la treille; et la poire odorante
Qui nous vient de Syrie et des champs de Tarente;
Dans le même panier, des pommes au ton brun,
Des pommes qui n’ont rien perdu de leur parfum,
Et rivales des fruits succulents de Picène:
Les froids en ont mûri la crudité malsaine.




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Hæc olim nostri jam luxuriosa senatus
Cœna fuit. Curius, parvo quæ legerat horto,
Ipse focis brevibus ponebat oluscula, quæ nunc
Squalidus in magna fastidit compede fossor,
Qui meminit calidæ sapiat quid vulva popinæ.
Sicci terga suis, rara prudentia crate,
Moris erat quondam festis servare diebus,
Et natalitium cognatis ponere lardum,
Accedente nova, si quam dabat hostia, carne.
Cognatorum aliquis titulo ter consulis, atque
Castrorum imperiis et dictatoris honore
Functus, ad has epulas solito maturius ibat,
Erectum domito referens a monte ligonem.

Tels étaient les soupers du vieux sénat romain,
Déjà trop somptueux. Curius, de sa main,
Dans son petit verger cueillait la plante agresse
Qu’il préparait lui-même à son foyer modeste.
Sale, traînant la chaîne, un esclave aujourd’hui
Trouve un pareil festin trop indigne de lui;
Car ce vil terrassier, que le bâton gouverne,
Connaît les bons morceaux de la chaude taverne.
Pour les jours solennels, jadis on réservait
Le dos de porc séché devant l’âtre; on servait
Une tranche de lard, au jour de la naissance,
Et pour fêter les siens, rare magnificence!
La chair de quelque agneau, sacrifié parfois.
Et, dictateur, préfet des camps, consul trois fois,
Un parent accourait à ce repas austère,
Rapportant le hoyau, vainqueur d’une âpre terre.

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Quum tremerent autem Fabios durumque Catonem,
Et Scauros et Fabricios;
rigidique severos
Censoris mores etiam collegia timeret,
Nemo inter curas et seria duxit habendum,
Qualis in oceani fluctu testudo nataret,
Claru
m Trojugenis factura ac nobile fulcrum;
Sed nudo latere, et parvis frons ærea lectis
Vite coronati caput ostendebat asselli,
Ad quod lascivi ludebant ruris alumni.
Tales ergo cibi, qualis domus atque supellex.
Tunc rudis, et Graias mirari nescius artes,
Urbibus eversis, prædarum in parte reperta,
Magnorum artificum frangebat pocula miles,
Ut phaleris gauderet equus; cælataque cassis
Romuleæ simulacra feræ mansuescere jussæ
Imperii fato, et geminos sub rupe Quininos,
Ac nudam effigiem clypeo fulgentis et hasta,
Pendentisque dei perituro ostenderet hosti.
Argenti quod erat, solis fulgebat in armis.
Ponebant igitur tusco farrata catino;
Omnia tunc, quibus invideas, si lividulus sit.

Quand on vous redoutait, sévères Fabius,
Inflexible Caton, Scaurus, Fabricius;
Quand le censeur était lui-même sans égide
Devant l’autorité d’un collègue rigide;
Occupé d’autres soins, nul encor ne songeait
A savoir dans quels flots de l’Océan nageait
La tortue éclatante, à présent destinée
Aux lits resplendissants des Romains, fils d’Enée.
Leur couche était sans faste; au bronze du chevet,
D’un âne couronné la tête s’élevait;
Des enfants alentour jouaient, troupe folâtre;
Point de luxe: un repas simple cuisait dans l’âtre.
Alors dans les assauts, ignorant et grossier,
Pour décorer son casque et flatter son coursier,
Le soldat fracassait, bondissant d’allégresse,
Les vases merveilleux des sculpteurs de la Grèce:
Fier d’étaler, aux yeux du guerrier qu’il abat,
Mars formidable et nu, penché sur le combat;
La louve qu’un dieu même apprivoise et gouverne,
Allaitant Romulus au fond d’une caverne.
La farine bouillait sur les plats des Toscans;
Le peu qu’on avait d’or reluisait dans les camps.
Richesse belliqueuse, âpre et sublime vie
Que tu dois envier, si tu connais l’envie!





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Templorum quoque majestas præsentior, et vox
Nocte fere media mediamque audita per urbem,
Littore ab oceano
Gallis venientibus, et dis
Officium vatis peragentibus, his monuit nos.
Hanc rebus Latiis curam præstare solebat
Fictilis, et nullo violatus Jupiter auro.

La présence des dieux se faisait mieux sentir:
La nuit, on entendit une voix retentir,
Annonçant des Gaulois la sauvage figure;
Les dieux faisaient pour nous les fonctions d’augure.
Sur notre destinée ainsi veillait encor
Un Jupiter d’argile, et non souillé par l’or!




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Illa domi natas nostraque ex arbore mensas
Tempora viderunt; hos lignum stabat in usus,
Annosam si forte nucem dejecerat Eurus.
At nunc divitibus cœnandi nulla voluptas,
Nil rhombus, nil dama sapit; putere videntur
Unguenta atque rosæ, latos nisi sustinet orbes
Grande ebur, et magno sublimis pardus hiatu,
Dentibus ex illis, quos mittit porta Syenes,
Et Mauri celeres, et Mauro obscurior Indus,
Et quos deposuit Nabathæo bellua saltu,
Jam nimios capitique graves. Hinc surgit orexis,
Hinc stomacho vires : nam
pes argenteus illis,
Annulus in digito quod ferreus. Ergo superbum
Convivam caveo qui me sibi comparat, et res
Despicit exiguas. Adeo nulla uncia nobis
Est eboris, nec tessellæ, nec calculus ex hac
Materia: quin ipsa manubria cultellorum
Ossea; non tamen his ulla unquam opsonia fiunt
Rancidula, aut ideo pejor gallina secatur.

On voyait, dans ces temps à jamais regrettables,
Les arbres du pays fournir le bois des tables:
Qu’un vieux chêne tombât, sous l’ouragan ployé,
Sans art, à cet usage il était employé.
Pour nos riches du jour les festins sont moroses;
Le turbot et le daim n’ont plus de goût, les roses
Plus de parfums, à moins qu’un léopard géant,
Qui s’élance d’un bond, formidable et béant,
Ne soutienne la table immense, — fait d’ivoire,
De ces dents que le Maure agile, à la peau noire,
Nous envoie, et l’Égypte au soleil étouffant,
Et la plage indienne où l’énorme éléphant
Les dépose, accablé de leur poids incommode.
De là vient l’appétit de nos gens à la mode;
Ils en digèrent mieux. Pour eux, un pied d’argent,
C’est un anneau de fer au doigt, meuble indigent!
Loin de moi, loin de moi cet orgueilleux convive
Qui me dédaigne, et veut qu’à son exemple on vive!
Je n’ai pas un morceau d’ivoire, un seul jeton,
Pas un dé même: aussi, chez moi ne trouve-t-on
Que des couteaux grossiers avec un os pour manche:
Mais la grasse poularde en est-elle moins blanche
Lorsque je la découpe, et donnent-ils aux mets
Ce goût rance et gâté, supplice des gourmets?





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Sed nec structor erit, cui cedere debeat omnis
Pergula, discipulus Trypheri doctoris, apud quem
Sumine cum magno lepus, atque aper, et
pygargus,
Et Scythicæ volucres, et phœnicopterus ingens,
Et
Gætulus oryx, hebeti lautissima ferro
Cæditur, et tota
sonat ulmea cœna Suburra.
Nec frustum capreæ subducere, nec lattus Afræ
Novit avis noster tirunculus, ac rudis omni
Tempore, et exiguæ frustis imbutus ofellæ.
Plebeios calices et paucis assibus emptos
Porriget incultus puer, atque a frigore tutus;
Non Phryx aut Lycius, non a
mangone petitus
Quisquam erit et magno. Quum posces, posce latine.
Idem habitus cunctis; tonsi rectique capilli,
Atque hodie tantum propter convivia pexi.
Pastoris duri est hic filius, ille bubulci:
Suspirat longo non visam tempore matrem,
Et casulam, et notos tristis desiderat hædos.
Ingenui vultus puer ingenuique pudoris,
Quales esse decet, quos ardens purpura vestit;
Nec pugillares defert in balnea raucus
Testicules, nec vellendas jam præbuit alas,
Crassa nec opposito pavidus legit inguina gutto.
Hic tibi vina dabit diffusa in montibus illis,
A quibus ipse venit, quorum sub vertice lusit:
Namque una atque eadem vini patria atque ministri.

Ici, point d’écuyer tranchant; je n’ai que faire
D’un élève accompli de ce docte Tryphère,
Qui montre à disséquer dans les règles de l’art
Le sanglier, la truie aux flancs chargés de lard,
Le grand phénicoptère, et les oiseaux du Phase,
Le pygargue, l’oryx gétule; et dont l’emphase,
Le couteau sans tranchant qui sonne et rebondit
Sur un souper de bois, — au loin nous étourdit.
Mon écuyer novice, ignorant et timide,
Ne sait pas dépecer une poule numide,
Ni lever prestement un filet de chevreuil
Émincer le rôti, c’est là tout son orgueil.
Un autre esclave, mis simplement, vif, agile,
Viendra nous présenter des coupes en argile.
fi n’est pas Phrygien, lui ni son compagnon;
Ne crois pas qu’un avide et rusé maquignon,
Du fond de la Lycie, à grands frais les amène.
Quand tu leur parleras, parle en langue romaine.
Leurs cheveux courts et droits, qu’ils n’ont jamais soignés,
En l’honneur du convive aujourd’hui sont peignés.
L’un est fils d’un bouvier; l’autre, fils de mon pâtre,
Soupire après sa mère en pleurs, qu’il idolâtre,
Et qu’il voudrait revoir!... Et triste, le cœur gros,
Il songe à sa cabane, à ses tendres chevreaux.
La pudeur sur son front brille, chaste couronne,
Qui siérait aux enfants que la pourpre environne.
Ce n’est pas lui qui porte en nos bains dissolus,
Avec une voix rauque, un énorme phallus;
Qui, présentant au fer le poil de son aisselle,
Sous le vase aux parfums, rouge et confus, recèle
L’organe monstrueux de ses plaisirs brutaux...
Il t’offrira d’un vin foulé sur les coteaux
Qui l’ont vu folâtrer sur leur pente fleurie :
L’échanson et le vin ont la même patrie.




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Forsitan exspectes, ut Gaditana canoro
Incipiat prurire choro, plausuque probatæ
Ad terram tremulo descendant clune puellæ,
Irritamentum Veneris languentis, et acres
Divitis urticæ : major tamen ista voluptas
Alterius sexus; magis ille extenditur, et mox
Auribus atque oculis concepta urina movetur.
Non capit has nugas humilis domus. Audiat ille
Testarum crepitus cum verbis, nudum olido stans
Fornice mancipium quibus abstinet; ille fruatur
Vocibus obscenis omnisque libidinis arte,
Qui lacedæmonium pytismate lubricat orbem
Namque ibi fortunas veniam damus. Alea turpis
Turpe et adulterium mediocribus; hæc eadem illi
Omnia quum faciant, hilares nitidique vocantur.

N’attends pas qu’aujourd’hui, pour embraser ton cœur,
De lascives beautés viennent chanter en chœur;
Que, réveillant en nous des flammes amorties,
Et flagellant nos reins d’invisibles orties,
La danseuse espagnole, au corps souple et charmant,
Frissonnante, s’incline à terre mollement.
L’autre sexe a pourtant des poses langoureuses
Qui développent mieux ses formes vigoureuses;
Et le riche énervé sent, au feu du désir,
Bouillonner dans ses flancs les torrents du plaisir.
Loin de mon seuil chétif tous ces jeux déshonnêtes!
Laissons le cliquetis des folles castagnettes,
Et ces chants si honteux qu’ils sont même inconnus
A la prostituée, en vente, les seins nus;
Laissons l’orgie infâme et ces voluptés sales
Au riche, qui vomit sur le marbre des salles...
Ce privilège immonde appartient à l’argent!
L’adultère et le jeu flétrissent l’indigent;
Mais le jeu, l’adultère, au sein de l’opulence,
Ne sont que gentillesse et vive pétulance.


 

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Nostra dabunt alios hodie convivia ludos:
Conditor Iliados cantabitur, atque Maronis
Ailtisoni dubiam facientia carmina palmam.
Quid refert, tales versus qua voce legantur?

A nous d’autres plaisirs! Qu’on nous lise au festin
L’auteur de l’Iliade, et l’Homère latin?
Entre ces grands rivaux la palme encore hésite.
Qu’importe à leurs beaux vers la voix qui les récite?





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Sed nunc dilatis averte negotia curis,
Et gratam requiem dona tibi, quando licebit
Per totam cessare diem : non fenoris ulla
Mentio; nec, prima si luce egressia, reverti
Nocte solet, tacito bilem tibi contrahat uxor,
Humida suspectis rererens multitia rugis,
Vexatasque comas et vultum auremque calentem.
Protinus ante meum, quidquid dolet, exue limen;
Pone domum et servus, et quidquid frangitur illis
Aut perit : ingratos ante omnia pone sodales.

Point d’affaire aujourd’hui : sois libre, gai, dispos,
Et donnons, la journée entière au doux repos.
Ne parlons pas d’argent! Et ton épouse aimée,
Sortie au point du jour, fût-elle accoutumée
A revenir la nuit, le sein tout haletant,
Échevelée, en feu, l’œil terne, et rapportant
Une tunique humide, et salie, et froissée,
Que ton âme aujourd’hui n’en soit pas courroucée.
Viens! dépose en entrant l’amertume et le deuil:
Maison, esclaves, tout, laisse tout à mon seuil;
Ce qu’on brise chez toi, ce qu’on détruit: n’importe!
Et tes amis ingrats, laisse-les à ma porte!





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Interea Megalesiacæ spectacula mappæ
Idæum solemne colunt, similisque triumpho,
Præda caballorum, prætor sedet; ac, mihi pace
Immensæ nimiæque licet si dicere plebis,
Totam hodie Romam circus capit, et fragor aurem
Percutit, eventum
viridis quo colligo panni:
Nam si deficeret, mœstam attonitamque videres
Hanc urbem, veluti Cannarum in pulvere victis
Consulibus. Spectent juvenes, quos clamor et audax
Sponsio, quos cultæ decet assedisse puellæ.
Spectent hoc nuptæ, juxta recubante marito,
Quod pudeat narrasse aliquem præsentibus ipsis.
Nostra bibat vernum contracta cuticula solem,
Effugiatque togam. Jam nunc in balnea, salva
Fronte, licet vadas,
quanquam solida hora supersit
Ad sextam
. Facere hoc non possis quinque diebus
Continuis, quia sunt talis quoque tædia vitæ
Magna.
Voluptates commendat rarior usus.

Les jeux Mégalésiens commencent. Le préteur,
Que ruine son char, pose en triomphateur;
Et, soit dit sans choquer la plèbe immense, Rome
Aujourd’hui tout entière est dans son hippodrome.
Mais quel bruit! Ces clameurs m’ont déjà convaincu
Que la faction verte à la course a vaincu:
Sinon, la ville pleure, elle est toute en alarmes;
Deux consuls morts à Canne ont coûté moins de larmes!...
Que la jeunesse coure à ces fêtes! Les cris
Lui plaisent, le fracas, l’audace des paris,
Et l’orgueil de s’asseoir près des femmes jolies.
Que l’épouse d’hier, dans ces jours de folies,
En face d’un époux contemple, ose affronter
Ce que l’on n’oserait devant elle conter!
Nous, du joyeux soleil qu’Avril a fait renaître,
Que notre peau ridée à grands flots se pénètre;
Nous, déposons la toge. Et tu peux hardiment,
Le front levé, te rendre aux bains dès ce moment,
Bien que l’heure ne soit encor que la cinquième.
Tu ne pourrais cinq jours entiers vivre de même,
Car on se lasse enfin d’un calme et doux loisir...
Moins il est prodigué, plus vif est le plaisir!

NOTES SUR LA SATIRE XI.

 

V. 14. Elementa per omnia. — Aucune nation n’a poussé aussi loin que Rome le luxe de la table et la gourmandise. Sénèque (Consol. Ad Helv., cap. ix) parle de cette prodigieuse gloutonnerie des Romains, qui leur faisait mettre à contribution tous les éléments.

V. 27. Γνῶθι σεαυτὸν — Cette sentence, Connaissez-vous vous-même, est de Thalès. Elle fut écrite dans le vestibule du temple de Delphes, et Stobée nous a conservé ce qu’en a dit Porphyre:

Nosce te ipsum. dictio quidem brevis;

Sed tanta res, quam Jupiter solus sciebat.

V. 43. Annulus. — L’anneau était le signe distinctif des chevaliers: il y avait du déshonneur à vendre cette marque de sa dignité.

V. 49. Baias et ad ostrea. — Les prodigues et les banqueroutiers fréquentaient la côte de Baia, renommée pour ses huîtres.

V. 61. Evandrum, etc. — Virgile (Enéide, liv. viii, V. 100) nous peint la cour pauvre et rustique du roi Évandre:

Tum res inopes Evandruq habebat.

Même vers. Tirynthius, aut minor illo. — Hercule et Enée. Le premier périt sur un bûcher construit de ses propres mains; le second ayant disparu dans un combat, on crut qu’il s’était noyé dans le Numice, rivière voisine de Lavinium.

V. 84. Et natalitium, etc. — L’an 591 de Rome, la loi Fannia fixa ce que l’on pouvait dépenser par repas, et à certains jours de fête.

V. 91. Rigidique severos, etc. — En 548, les censeurs Livius Salinator et Claudius Nero se notèrent à l’envi en faisant la revue des chevaliers, et se forcèrent réciproquement à vendre leur cheval ; affront par lequel on perdait le rang de chevalier.

V. 113. Gallis venientibus. — Plutarque raconte cette invasion des Gaulois, dans la vie de Camille.

V. 128. Pes argenfeus. — Une table à pied d’argent n’avait rien de fastueux; un pied d’ivoire plaît beaucoup plus estimé.

V. 138. Pygargus. — On ne sait pas au juste ce que c’était que le pygargus. Aristote le met au rang des oiseaux de proie; Pline en fait un quadrupède de la nature du chevreuil.

V. 140. Gaetulus oryx. — L’oryx est, suivant Pline, un animal qui n’a qu’une corne ; d’autres auteurs le rangent parmi les gazelles.

V. 141. Sonat ulmea cœna. — Il y avait à Rome des écoles instituées pour apprendre à découper les viandes. Par ulmea cœna, Juvénal entend la représentation en bois des différentes sortes de gibier qu’on dépeçait suivant les règles.

V. 147. Mangone. — Les marchands d’hommes s’appelaient mangones, de manu et ago, parce qu’ils ornaient leurs esclaves afin de les mieux vendre: de là le verbe mangonisare, farder sa marchandise. Le mot français maquignon traduit fort exactement le mot latin mango.

V. 156 et les deux suivants. Nec pugillares, etc. — La traduction française de ces trois vers est bien loin sans doute de l’énergique crudité du poète latin.

V. 170. Testarum crepitus, etc. — Il est ici question des castagnettes dont les danseurs espagnols se servent encore aujourd’hui pour accompagner leur danse.

V. 193. Praeda caballorum, etc. — Ce préteur est ruiné par l’entretien fastueux de son char; il est, pour ainsi dire, la proie de ses chevaux, praeda caballorum.

V. 196. Viridis panni. — On donnait le nom de factions aux différentes troupes ou quadrilles de combattants qui couraient sur des chars dans les jeux du cirque. Les quatre principales factions étaient distinguées par autant de couleurs, le vert, le bleu, le rouge, et le blanc.

V. 205. Quanquam solida hora supersit Ad sextam. — La cinquième heure du jour chez les Romains répond, chez nous, à onze heures du matin.